Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 20

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 373-376).



CHAPITRE XX.


A quels dangers s’expose un prince ou une république qui se sert de troupes auxiliaires ou mercenaires.


Si je n’avais déjà longuement traité, dans un autre ouvrage, de l’inutilité des troupes mercenaires et des auxiliaires, et de l’utilité d’une armée nationale, je donnerais plus de développement à ce chapitre ; mais, comme j’en ai déjà parlé avec assez d’étendue, je m’expliquerai ici en peu de mots. J’ai trouvé dans Tite-Live un exemple si frappant des inconvénients des troupes auxiliaires, que je n’ai pas cru devoir passer ce fait sans m’y arrêter.

On appelle troupes auxiliaires celles qu’un prince ou une république envoie à votre secours en continuant à les payer et à les tenir sous ses ordres. Or, pour en venir au texte de Tite-Live, je vois que les Romains, après avoir battu deux armées samnites en diverses rencontres, avec les troupes qu’ils avaient envoyées au secours des Capouans, voulurent, après avoir délivré ce peuple de ses ennemis, retourner à Rome ; mais pour que les Capouans, privés de tout appui, ne devinssent pas de nouveau la proie des Samnites, ils laissèrent sur le territoire de Capoue deux légions chargées du soin de la défendre. Ces légions, corrompues par l’oisiveté, commencèrent à se plonger dans les délices, et, perdant le souvenir de leur patrie et le respect dû au sénat, elles formèrent le projet de prendre les armes et de s’emparer du pays que leur valeur avait sauvé, prétextant qu’un peuple était indigne de posséder des biens qu’il ne savait pas défendre. Ce complot ayant été découvert, Rome s’empressa de l’étouffer et de le punir, comme je le ferai voir dans le chapitre où je dois traiter en détail des conjurations.

Je répéterai donc que, de tous les genres de troupes, les pires sont les auxiliaires. D’abord, le prince ou la république qui se sert de leur appui n’a aucune autorité sur elles, puisqu’elles ne reconnaissent que les ordres de celui qui les envoie : en effet, les auxiliaires sont, ainsi que je l’ai dit, envoyés par un prince qui a ses propres officiers, sous les drapeaux duquel ils marchent, et qui pourvoit à leur solde, comme était l’armée que les Romains envoyèrent à Capoue. Les troupes de cette espèce, lorsqu’elles ont obtenu la victoire, pillent ordinairement et celui pour qui elles combattaient et celui contre lequel elles ont combattu, soit pour servir la perfidie du prince qui les a envoyées, soit pour assouvir leur propre cupidité. Et, quoique jamais Rome n’eût l’intention de violer les traités qui l’attachaient aux habitants de Capoue, la facilité que virent ses soldats à opprimer les Capouans fut assez puissante pour les engager à ravir à ce peuple et leur ville et leur territoire.

Je pourrais présenter une foule d’autres exemples à l’appui de ce que j’avance ; mais je me bornerai à celui que je viens de citer, et à ce qui arriva aux habitants de Reggio, qui se virent privés de la vie et de la liberté par une légion que les Romains y avaient mise en garnison.

Ainsi donc un prince ou une république doit recourir à tous les moyens possibles, plutôt que de se résoudre à introduire au sein de ses États des auxiliaires chargés de sa défense, et à se reposer sur leur appui ; car tout traité, toute condition que lui imposera son ennemi, quelque dure qu’elle soit, lui sera encore moins funeste. Si on lit avec attention les événements passés, et que l’on étudie soigneusement ceux qui arrivent sous nos yeux, on verra que, parmi ceux qui ont embrassé ce parti, s’il en est un qui a obtenu un heureux résultat, presque tous en ont été victimes.

En effet, un prince ou une république qui a quelque ambition ne peut trouver une occasion plus favorable d’envahir une ville ou une province, que celle où ses armées sont appelées pour la défendre. Ainsi, celui qui, livré à l’esprit de conquêtes, implore de pareils secours, soit pour se défendre, soit pour opprimer ses ennemis, cherche un avantage passager qu’il ne pourra conserver, et qui lui sera sans peine enlevé par celui-là même qui lui aura facilité sa conquête. Mais l’ambition de l’homme est si violente, que, pour satisfaire le désir du moment, il ne songe pas aux malheurs qui doivent bientôt en résulter ; il ne se laisse point éclairer par les exemples du passé, que j’ai cités tant sur cet objet que sur ceux que j’ai déjà traités : s’il les prenait pour règle de conduite, il verrait que plus on montre de modération envers ses voisins, moins on manifeste le désir de les subjuguer, plus on les engage à se jeter sans restriction entre vos bras, comme je le ferai voir ci-après par l’exemple des habitants de Capoue.