Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 22

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 379-382).


CHAPITRE XXII.


Combien sont sont fausses les opinions des hommes dans le jugement qu’ils portent des grandes choses.


Ceux qui sont témoins des délibérations des hommes savent à quel point leurs opinions sont le plus souvent erronées. Si, comme il arrive presque toujours, ces délibérations ne sont pas remises entre les mains d’hommes vertueux et éclairés, elles présentent les résultats les plus absurdes. Mais comme, dans une république corrompue, et surtout dans les temps de paix, les hommes vertueux se voient en butte à la haine, soit par jalousie, soit parce que leur vertu blesse l’ambition de leurs rivaux, on se laisse aller à ce que l’erreur commune regarde comme un bien, ou à ce que suggèrent des hommes plus avides des faveurs du peuple que de l’intérêt commun. Bientôt cependant l’adversité dissipe l’erreur, et la nécessité vous jette dans les bras de ceux que, dans ces temps de paix, on semblait avoir oubliés. C’est ce que je ferai voir en son lieu dans le courant de ce livre ;

Il survient également des accidents qui trompent facilement ceux qui n’ont pas une grande expérience des affaires : en effet, un événement présente des apparences propres à faire croire aux hommes qu’il en résultera telle conséquence. Ce que je viens de dire m’a été inspiré par le conseil que donna aux Latins le préteur Numicius lorsqu’ils eurent été battus par les Romains, et par la croyance universelle où l’on était lorsqu’il y a peu d’années encore le roi de France François Ier vint en Italie pour conquérir le duché de Milan, que défendaient les Suisses.

Le roi Louis XII était mort, et François, duc d’Angoulême, lui avait succédé sur le trône de France. Ce prince, désirant rendre à son royaume le duché de Milan, dont les Suisses s’étaient emparés quelque temps auparavant avec le secours du pape Jules II, cherchait en Italie des alliés qui facilitassent cette entreprise. Outre les Vénitiens, dont le roi Louis XII avait regagné l’amitié, il tâchait de séduire les Florentins et le pape Léon X, convaincu que son entreprise serait bien plus facile s’il parvenait de nouveau à s’en faire des amis, attendu que le roi d’Espagne avait des troupes en Lombardie, et que d’autres forces de l’empereur se trouvaient à Vérone.

Cependant le pape ne voulut point se rendre aux désirs du roi ; mais ses conseillers lui persuadèrent, à ce qu’on dit, de demeurer neutre, et lui firent voir que ce parti seul promettait la victoire, parce qu’il était de l’intérêt de l’Église de n’avoir pour maître en Italie ni le roi ni les Suisses ; mais que, s’il voulait rendre à cette contrée son antique liberté, il était nécessaire de la délivrer et de l’un et de l’autre. Comme il ne pouvait les vaincre ni séparément, ni tous deux réunis, il fallait attendre que l’un eût triomphé de l’autre, afin que l’Église, avec ses alliés, pût attaquer celui qui demeurerait vainqueur. Il était impossible de trouver une occasion plus favorable que celle qui se présentait : les deux rivaux étaient en campagne ; le pape, avec son armée, se trouvait en mesure de se transporter sur les frontières de la Lombardie, et là, dans le voisinage des deux armées, et sous prétexte de veiller à la sûreté de ses propres États, pouvait attendre qu’ils se livrassent bataille : comme les deux armées étaient également courageuses, il y avait lieu de croire que cette bataille serait sanglante pour chacun, et laisserait le vainqueur tellement affaibli, qu’il serait aisé au pape de l’attaquer et de le battre. Ainsi, le pape devait demeurer glorieusement le maître de la Lombardie et l’arbitre de toute l’Italie.

L’événement fit voir combien cette opinion était erronée. Les Suisses furent défaits après une bataille opiniâtre, et les troupes du pape ni celles d’Espagne n’osèrent assaillir le vainqueur : loin de là, elles se disposèrent à la fuite ; et cette honteuse ressource leur aurait encore manqué sans l’humanité ou l’indifférence du roi, qui ne voulut point tenter une seconde victoire, et qui se contenta de faire la paix avec l’Église.

Cette opinion avait quelques apparences, qui de loin paraissent fondées, mais qui sont tout à fait éloignées de la vérité. Il arrive assez rarement que le vainqueur perde un très-grand nombre de soldats ; s’il en perd, c’est pendant le combat qu’ils meurent et non dans la fuite : dans la chaleur de la mêlée, quand les combattants s’attaquent face à face, il en est peu qui meurent, parce que le plus souvent l’action ne dure pas longtemps ; mais quand même elle se prolongerait, et qu’il périrait un grand nombre d’hommes, l’influence que la victoire entraîne à sa suite, et la terreur qui la précède, l’emportent de beaucoup sur le dommage que la mort de ses soldats pourrait causer au vainqueur ; de sorte que si une armée, dans la persuasion de le trouver affaibli, se hasardait à l’attaquer, elle pourrait se tromper d’une manière dangereuse, à moins qu’elle ne fût d’une force telle qu’avant ou après la victoire elle eût été en mesure de combattre. Dans cette occurrence, elle pourrait bien, suivant sa fortune ou sa valeur, être victorieuse ou vaincue : mais celle qui se serait battue la première, et qui aurait déjà remporté la victoire, aurait à mon avis l’avantage sur l’autre.

C’est ce dont les peuples du Latium firent une rude expérience, et par l’erreur à laquelle se laissa entraîner le préteur Numicius, et par les malheurs qu’ils virent fondre sur eux pour avoir cru ses discours. Les Romains venaient de battre les Latins ; Numicius allait criant par tout le Latium que le moment était venu d’attaquer l’ennemi, affaibli par le combat qu’il venait de livrer ; que les Romains n’avaient obtenu de leur victoire qu’une gloire inutile ; mais qu’ils avaient essuyé les mêmes désastres que s’ils eussent été vaincus, et que, pour peu qu’on déployât de vigueur en les attaquant, on était sûr de les anéantir : ces peuples, séduits par ces paroles, levèrent une nouvelle armée ; mais ils furent aussitôt battus, et ils eurent à souffrir les malheurs auxquels sont exposés tous ceux qui se laissent entraîner par de semblables opinions.