Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 23

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 382-386).



CHAPITRE XXIII.


Combien Rome, lorsqu’un événement quelconque la contraignait à statuer sur le sort de ses sujets, évitait avec soin toutes les demi-mesures.


Jam Latio is status erat rerum, ut neque pacem neque bellum pati possent. De toutes les positions malheureuses dans lesquelles peut se trouver un prince ou une république, la plus déplorable sans doute est d’être réduit au point de ne pouvoir accepter la paix ni soutenir la guerre. Tel est pourtant le sort de ceux auxquels la paix impose de trop dures conditions, et qui, d’un autre côté, désirant faire la guerre, sont contraints de se jeter comme une proie au-devant de ceux dont ils implorent le secours, ou de rester celle des ennemis. On n’arrive à ces tristes extrémités que quand, pour avoir suivi des conseils imprudents ou pris de mauvaises dispositions, on n’a pas bien mesuré ses forces, ainsi que je l’ai dit plus haut.

En effet, un prince, une république, qui auraient bien connu toutes leurs ressources, auraient été difficilement réduits à la même extrémité que les Latins, qu’on vit faire la paix avec Rome lorsque la paix devait les perdre, lui déclarer la guerre quand la guerre pouvait les accabler, et se conduire de manière que l’alliance et l’inimitié des Romains leur furent également funestes. Ce peuple avait été vaincu et réduit à la dernière extrémité, d’abord par Manlius Torquatus, ensuite par Camille, qui l’obligea à se jeter sans réserve dans les bras des Romains, et mit des garnisons dans toutes les villes du Latium, après s’être fait partout livrer des otages : de retour à Rome, Camille fit connaître au sénat que tout le Latium était entre les mains de la république.

Comme le jugement que rendit le sénat en cette occasion est remarquable, et mérite d’être médité par tous les princes qui, placés dans les mêmes circonstances, seraient dans le cas de l’imiter, je crois devoir rapporter les paroles que Tite-Live met dans la bouche de Camille ; elles expliquent toute la politique que suivirent les Romains pour s’agrandir, et font voir que dans les affaires d’État ils évitèrent toujours les demi-mesures et ne prirent jamais que des partis extrêmes. Qu’est-ce en effet qu’un gouvernement, sinon le moyen de contenir les sujets de manière qu’ils ne puissent ni ne doivent l’offenser ? Ce moyen consiste ou à s’assurer entièrement des peuples, en les mettant dans l’impuissance de nuire, ou à les combler de tant de bienfaits, qu’ils n’aient aucun motif raisonnable de chercher à changer de fortune.

Mais l’opinion de Camille et la résolution que prit le sénat après l’avoir entendu feront mieux comprendre ma pensée. Voici ce que dit Camille : Dii immortales ita vos potentes hujus consilii fecerunt, ut, sit Latium deinde, an non sit, in vestra manu posuerint. Itaque pacem vobis, quod ad Latinos adtinet, parare in perpetuum, vel sœviendo, vel ignoscendo, potestis. Vultis crudeliter consulere in deditos victosque ? licet delere omne Latium. Vultis exemplo majorum augere rem romanam, victos in civitatem accipiendo ? materia crescendi per summam gloriam suppeditat. Certe id firmissimum imperium est, quo obedientes gaudent. Illorum igitur animos, dum expectatione stupent, seu pœna, seu beneficio, prœoccupari oportet.

La résolution du sénat fut conforme aux propositions du consul. On rechercha dans chaque ville, sans exception, tous ceux qui jouissaient de quelque crédit ; on les combla de bienfaits ou on les fit mourir. On exempta les uns des charges, on leur accorda des priviléges, on leur donna le droit de cité, et l’on pourvut par tous les moyens à leur sûreté ; les autres, au contraire, virent leur ville ravagée, on y envoya des colonies, on les emmena à Rome, et on les dispersa de manière que ni leurs armes, ni leurs conseils, ne fussent plus capables de nuire. Ainsi, dans les circonstances importantes, Rome, comme je l’ai dit, n’usa jamais de demi-mesures.

C’est là le jugement que doivent imiter les princes : c’est ainsi que devaient agir les Florentins lorsqu’en 1502 Arezzo et tout le Val-di-Chiana se révoltèrent. S’ils avaient pris ce parti, ils auraient assuré leur domination, agrandi la république, et donné à l’État ces campagnes qui manquaient à son existence. Mais ils employèrent ces demi-mesures, toujours si dangereuses lorsqu’il s’agit de punir les hommes. Une partie des Arétins furent exilés, les autres condamnés aux supplices ; et tous indistinctement furent privés des honneurs et des antiques priviléges dont ils jouissaient dans la cité, qu’on laissa pourtant subsister. Et si, dans le cours de la délibération, quelque citoyen conseillait de détruire, ceux qui se croyaient plus sages avançaient que ce parti était peu honorable pour la république, puisqu’il tendait à faire croire qu’elle était trop faible pour tenir cette ville dans l’obéissance.

Ces raisons sont de celles qui n’ont qu’une vaine apparence, et n’offrent aucune réalité. Par une semblable conséquence, il ne faudrait faire mourir ni un parricide, ni un criminel, ni un séditieux, puisque ce serait une honte pour un prince de n’avoir pas la force nécessaire pour réprimer un homme seul. Ceux qui pensent ainsi ne voient pas que souvent un homme pris isolément, que parfois même une ville tout entière, se rendent tellement coupables envers un État, que, pour l’exemple des autres et pour sa propre sûreté, un prince n’a d’autre remède que de les exterminer. Le véritable honneur consiste à savoir et à pouvoir châtier les coupables, et non à les laisser subsister au risque de mille dangers. Un prince qui ne punit pas celui qui s’égare de manière à ce qu’il ne puisse plus errer, mérite qu’on l’accuse d’ignorance ou de lâcheté.

Cette sentence que rendirent les Romains était nécessaire, et celle qu’ils prononcèrent contre les Privernates confirme cette nécessité. Le texte de Tite-Live renferme à cet égard deux choses remarquables : l’une, et nous l’avons déjà dit précédemment, c’est qu’il faut combler de bienfaits des sujets rebelles, ou les exterminer sans pitié ; l’autre, c’est combien ont de force la grandeur d’âme et la vérité, lorsqu’elles se déploient devant des hommes sages. Le sénat romain s’était rassemblé pour juger les Privernates, qui, après s’être révoltés, étaient depuis rentrés par force sous l’autorité de Rome. De son côté, le peuple de Privernum avait envoyé de nombreux citoyens pour implorer sa grâce du sénat. Les envoyés ayant été introduits, un sénateur demanda à l’un d’eux : Quam pœnam Privernates censeret ? Le Privernate lui répondit : Eam quam merentur qui se libertate dignos censent. Le consul lui ayant alors demandé : Quid, si pœnam remittimus vobis, qualem nos pacem vobiscum habituros speremus ? Il répondit : Si bonam dederitis, et fidelem et perpetuam ; si malam, haud diuturnam. Cette réponse irrita quelques sénateurs ; mais les plus sages d’entre eux s’écrièrent : Se audivisse vocem et liberi et viri, nec credi posse illum populum, aut hominem, denique in ea conditione, cujus eum pœniteat diutius quam necesse sit, mansurum. Ibi pacem esse fidam, ubi voluntarii pacati sint, neque eo loco ubi servitutem esse velint, fidem sperandam esse. La décision du sénat fut conforme à ce discours ; les Priverates furent admis au rang de citoyens romains, et on les honora de tous les droits de cité, en leur disant : Eos demum qui nihil prœterquam de libertate cogitant dignos esse qui Romani fiant ; tant leur âme généreuse fut touchée de cette réponse pleine de hardiesse et de franchise ! Toute autre eût été lâche et trompeuse.

Ceux qui ont une autre opinion des hommes, et particulièrement des hommes libres, ou qui croient l’être, sont dans une profonde erreur ; et, dans leur aveuglement, les partis qu’ils prennent ne sauraient être bons par eux-mêmes, ni leur offrir aucune utilité. De là naissent les fréquentes révoltes et la chute des États.

Mais, pour en revenir à mon discours, je conclus de ce jugement, et de celui rendu envers les Latins, que lorsqu’il s’agit de décider du sort d’une ville puissante et accoutumée à l’indépendance, il faut ou la détruire, ou la traiter avec douceur ; toute autre manière d’agir est inutile ; mais ce qu’il faut éviter par-dessus tout, ce sont les termes moyens, car rien n’est plus funeste. C’est ce qui arriva aux Samnites lorsqu’ils renfermèrent les Romains aux Fourches Caudines, et qu’ils rejetèrent le conseil de ce vieillard, qui leur proposait, ou de laisser les Romains se retirer avec honneur, ou de les massacrer tous. Ils préférèrent embrasser un terme moyen, en les désarmant, en les faisant passer sous le joug, et en les renvoyant dévorés de honte et de dépit. Bientôt après ils apprirent, à leur détriment, combien le conseil de ce vieillard aurait été utile, et combien leur résolution avait été funeste, comme je le dirai en son lieu d’une manière plus détaillée.