Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 24

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 387-395).


CHAPITRE XXIV.


Les forteresses sont en général plus nuisibles qu’utiles.


Les sages de notre temps accuseront sans doute d’imprudence les Romains, qui, voulant s’assurer des peuples du Latium et de la ville de Privernum, ne songèrent point à élever quelque forteresse qui leur servît comme de frein pour les maintenir dans l’obéissance ; car c’est une opinion adoptée à Florence, et que nos sages mettent sans cesse en avant, que ce n’est qu’avec des forteresses qu’on peut contenir Pise et les autres villes semblables. Sans doute, si les Romains eussent pensé comme ces gens si éclairés, ils n’auraient pas manqué d’en construire ; mais comme c’étaient des hommes d’un tout autre courage, d’un tout autre jugement, d’une tout autre puissance, ils ne songèrent point à prendre ce parti. Tant que Rome vécut libre, qu’elle suivit les mêmes principes, et qu’elle maintint ses sages institutions, elle ne construisit aucune citadelle pour tenir en respect une ville ou une province quelconque ; elle se contenta de conserver quelques-unes de celles qu’elle trouva bâties. Après avoir considéré la manière dont les Romains se conduisaient à cet égard, et celle des princes de notre temps, j’ai cru digne de considération d’examiner particulièrement s’il est nécessaire de bâtir des forteresses, et si ceux qui prennent ce parti en retirent du dommage ou de l’utilité.

Il faut considérer d’abord que l’on n’élève une forteresse que pour se préserver de l’ennemi ou pour se défendre contre des sujets. Dans le premier cas elles sont inutiles ; dans le dernier elles sont nuisibles.

Pour commencer à prouver l’opinion où je suis, que dans le dernier cas elles sont dangereuses, je dis que toutes les fois qu’un prince craint de voir ses sujets se soulever contre lui, cette terreur ne peut provenir que de la haine qu’inspirent ses déportements. Or ces déportements ne proviennent que de la conduite imprudente de ceux qui gouvernent, et de la persuasion où ils sont de pouvoir contenir leurs sujets par la force : l’une des choses qui leur donnent la confiance de pouvoir contenir leurs sujets par la force, c’est d’être entourés de forteresses. Comme les rigueurs qui sont cause de la guerre proviennent en grande partie de ce que les princes ou les républiques ont des places fortes à leur disposition, je soutiens alors qu’elles leur sont bien plus nuisibles qu’avantageuses. D’abord, ainsi que je l’ai déjà dit, elles augmentent leur audace et les excitent à exercer de plus grandes violences envers leurs sujets. D’un autre côté, la sécurité qu’ils peuvent trouver dans des murailles n’est pas aussi grande qu’ils le pensent ; car toute la contrainte, toute la violence dont on use pour enchaîner un peuple, sont inutiles ; il n’y a que deux moyens d’y parvenir : c’est de pouvoir au besoin mettre en campagne une forte armée, comme les Romains, ou de le dissiper, de le détruire, de le diviser, de le désorganiser de manière à ce qu’il ne puisse plus se réunir pour vous nuire. En effet, si vous le privez de ses richesses, ceux que vous aurez dépouillés trouvent encore des armes, spoliatis arma supersunt ; si vous les désarmez, la fureur leur en fournira de nouvelles, furor arma ministrat. Voulez-vous livrer les chefs à la mort et continuer à outrager les autres ; vous les verrez renaître sous vos mains comme les têtes de l’hydre. Construisez-vous des forteresses, si elles vous sont utiles pendant la paix, en favorisant votre tyrannie, elles vous deviendront tout à fait inutiles pendant la guerre ; car vous aurez à les défendre et contre l’ennemi et contre vos sujets ; et il est impossible qu’elles puissent résister à ces deux ennemis réunis.

Si jamais elles furent inutiles, c’est surtout de nos jours que l’artillerie, par ses ravages, empêche de défendre des lieux resserrés, et où il est impossible, comme je l’ai exposé précédemment, d’élever de nouveaux remparts après la chute des premiers. Mais je veux discuter cette opinion avec plus de développements.

Prince, tu prétends par tes places fortes assujettir les peuples au frein de l’obéissance. Prince, république, vous vous flattez d’enchaîner par ce moyen une ville que la guerre vous a livrée. Je m’adresse donc au prince et je lui dis : « Est-il rien de moins propre qu’une forteresse pour contenir des sujets dans l’obéissance ? car elle t’encourage à les opprimer, et l’oppression à son tour les excite à ta ruine ; bientôt leur fureur s’accroît à un tel degré, que cette forteresse, qui les irrite, ne peut plus te défendre. De sorte qu’un prince sage et clément, pour pouvoir toujours être bon et ne point donner à ses enfants l’occasion ou l’audace de dégénérer des vertus de leur père, n’élèvera jamais de places fortes, afin qu’ils n’appuient point sur elles leur autorité, mais afin qu’ils l’appuient sur l’affection de leurs sujets. »

Si, après être devenu duc de Milan, le comte Francesco Sforza, malgré sa réputation de sagesse, fit construire dans cette ville une citadelle, je dis qu’il agit en cette occasion avec peu de prévoyance ; et l’effet a démontré que cette mesure fut plutôt nuisible qu’utile à ses héritiers, qui crurent avec cet appui vivre sans crainte et pouvoir outrager à leur gré les citoyens et leurs sujets ; ils ne se refusèrent aucune espèce de violence, et, devenus odieux hors de toute mesure, ils perdirent leurs États à la première tentative de l’ennemi ; leur citadelle, aussi inutile pendant la guerre qu’elle avait été nuisible pendant la paix, ne leur fut d’aucun secours. S’ils n’avaient pas eu un tel appui, et que, par imprudence, ils eussent agi durement contre leurs sujets, ils auraient aperçu plus tôt les périls dans lesquels ils se précipitaient ; et, revenant sur leurs pas, ils auraient pu alors résister plus courageusement à l’impétuosité française, avec des sujets amis et point de forteresse, qu’avec une forteresse et des sujets ennemis.

Les places fortes ne sont utiles sous aucun rapport ; on les perd par la trahison de celui qui les garde, par la vigueur de celui qui les attaque, ou par le défaut de vivres. Mais si l’on veut en tirer parti et s’en aider pour recouvrer un État perdu, où il ne vous reste plus que la forteresse, il faut nécessairement avoir une armée avec laquelle on puisse combattre celui qui vous a chassé ; et s’il arrive que vous possédiez cette armée, vous recouvrerez vos États, quand même vous n’auriez pas de place forte ; et vous réussirez d’autant plus facilement que vous pourrez compter davantage sur l’affection de vos sujets, auxquels, dans l’orgueil que vous aurait inspiré une citadelle, vous n’aurez point prodigué les mauvais traitements.

L’expérience a démontré que cette même citadelle de Milan n’a été d’aucune utilité, dans leurs jours d’adversité, ni aux Sforza ni aux Français ; qu’elle a même causé la ruine de tous deux, parce que, tandis qu’ils la possédèrent, ils ne pensèrent point à gouverner l’État d’une manière plus modérée.

Guido Ubaldo, duc d’Urbin, fils de ce Federigo qui, de son temps, eut la réputation d’un si grand capitaine, avait été chassé de ses États par César Borgia, fils du pape Alexandre VI. L’occasion de les recouvrer s’étant offerte à lui, il fit soudain raser toutes les forteresses que le pays renfermait dans son sein, les regardant comme dangereuses. Comme il était chéri de ses sujets, il n’en voulait point, par égard pour eux ; quant aux ennemis, il sentait bien qu’il ne pourrait les défendre contre eux qu’en ayant sans cesse une armée en campagne ; c’est pourquoi il prit le parti de les détruire.

Le pape Jules II, après avoir chassé les Bentivogli de Bologne, fit construire dans cette ville une citadelle, et de là il faisait égorger le peuple par celui qui gouvernait en son nom ; les citoyens irrités se révoltèrent, et le pape perdit soudain la citadelle ; et loin d’en tirer aucun appui, elle lui fut aussi nuisible qu’elle aurait pu lui être utile s’il se fût autrement comporté.

Niccolô da Castello, père des Vitelli, étant rentré dans la patrie, d’où il avait été banni, fit aussitôt démolir deux forts que le pape Sixte IV y avait fait élever, convaincu que ce n’étaient pas les citadelles, mais l’amour des peuples qui pouvait le maintenir dans ses États.

Mais, entre tous les autres exemples, le plus récent, le plus remarquable sous tous les rapports, le plus propre à montrer l’inutilité des forteresses et la nécessite de les détruire, c’est ce qui est arrivé à Gênes dans ces derniers temps. Personne n’ignore qu’en 1507 Gênes s’était révoltée contre Louis XII, roi de France ; ce prince, à la tête de toutes ses forces, vint en personne pour faire rentrer cette ville dans l’obéissance. Après s’en être rendu maître, il y fit élever une citadelle, la plus formidable que l’on eût vue jusqu’à ce jour ; sa position et les ouvrages dont elle était entourée la rendaient inexpugnable. Placée à l’extrémité d’une colline qui s’étend jusque dans la mer, et que les Génois nomment Codefa, elle battait tout le port et la plus grande partie de la ville. Lorsqu’en 1512 les Français furent chassés de l’Italie, Gênes, malgré la citadelle, se révolta ; et Ottaviano Fregoso, placé à la tête du gouvernement, mit tous ses soins à la réduire, et parvint, par la famine, à s’en rendre maître au bout de seize mois. Un grand nombre de citoyens lui conseillaient de la conserver comme un refuge en cas de malheur, et l’on croyait qu’il se rendrait à cet avis ; mais il était trop éclairé pour l’écouter, et, convaincu que ce ne sont pas les forteresses, mais la volonté des sujets qui maintient le pouvoir des princes, il ordonna qu’on la détruisît. Ainsi, sans appuyer l’État sur des remparts qui sont toujours faibles, il le fonda sur sa valeur et sa sagesse ; et c’est par cette conduite qu’il a obtenu l’autorité qu’il possède encore ; tandis qu’auparavant un millier de soldats suffisaient pour opérer dans Gênes une révolution, on a vu dix mille hommes attaquer Fregoso sans pouvoir seulement l’ébranler.

Cet exemple démontre que la destruction de cette forteresse n’a pas nui à Ottaviano, et que sa fondation n’a pas défendu le roi de France. Lorsque ce prince put venir en Italie à la tête de ses troupes, il s’empara de Gênes quoiqu’il n’y eût point encore de citadelle ; mais dès qu’il ne put y conduire d’armée, il lui fut impossible de conserver Gênes, malgré le fort qu’il y avait fait construire. La construction de cette place fut donc pour le roi une dépense onéreuse, et sa perte une honte ; tandis qu’il fut glorieux pour Ottaviano de s’en rendre maître, et avantageux de la détruire.

Venons enfin aux républiques qui élèvent des places fortes, non au milieu de leurs États, mais dans les contrées dont elles ont fait la conquête. Si l’exemple de Gênes et des Français ne suffisait pas pour leur faire connaître leur erreur, j’espère que celui de Pise et de Florence suffira pour les convaincre. Les Florentins, pour contenir Pise, y avaient élevé plusieurs forteresses : ils ne voulurent pas voir qu’une république toujours rivale du nom de Florence, accoutumée à vivre dans l’indépendance, et qui ne voyait de refuge pour la liberté que dans la révolte, ne pouvait être entièrement soumise que par les seuls moyens qu’employaient les Romains : il fallait s’en faire une amie ou la détruire sans pitié. La présence du roi Charles VIII fit voir en effet toute la confiance que doivent inspirer les citadelles : à peine s’était-il montré, qu’elles se rendirent à lui, soit par la trahison de ceux qui les gardaient, soit par la terreur d’un mal plus grand ; de sorte que si elles n’avaient point existé, les Florentins n’auraient pas compté sur leur appui pour pouvoir conserver Pise ; et par leur secours le roi n’aurait pu ravir cette ville aux Florentins : les moyens que l’on eût employés jusqu’à ce moment pour les maintenir dans l’obéissante auraient peut-être été suffisants ; et certainement on n’eut pas fait une épreuve plus funeste que celle des forteresses.

Je conclus que, pour le prince qui veut contenir ses États, les places fortes sont dangereuses ; que, pour maintenir les villes conquises, elles sont inutiles ; et il me suffit ici de l’autorité des Romains, qui, lorsqu’ils voulaient garder une ville avec violence, la démantelaient au lieu de l’entourer de remparts. Si, pour combattre mon opinion, on m’alléguait dans l’histoire ancienne l’exemple de Tarente, et de nos jours celui de Brescia, qui, au moyen de leurs citadelles, furent reprises sur les habitants révoltés, voici ce que je répondrais : Fabius Maximus ne fut envoyé qu’au bout d’un an avec son armée pour reconquérir Tarente : rien ne l’aurait empêché de s’en rendre maître quand même il n’y aurait pas eu de forteresse ; aussi, quoique Fabius se soit servi de ce moyen, il est certain que s’il n’eût point existé, il aurait su en trouver un autre dont le résultat n’eût pas été moins infaillible. Je ne puis concevoir la grande utilité d’une forteresse, lorsque pour recouvrer une ville il faut que l’on emploie à sa conquête une armée consulaire commandée par un Fabius Maximus. Que Rome fût parvenue à reprendre Tarente par tout autre moyen, nous en avons la preuve dans Capoue, où il n’existait pas de forteresses, et dont elle s’empara par la seule valeur de ses armes.

Mais venons à Brescia. Je dirai d’abord que l’on trouve rarement les circonstances que présente la révolte de cette ville, où la citadelle reste en notre pouvoir malgré le soulèvement des habitants, et où vous avez dans le voisinage une armée formidable, comme était celle des Français. En effet, monseigneur de Foix, qui se trouvait à Bologne avec l’armée du roi, qu’il commandait, ayant appris la perte de Brescia, se porta sur-le-champ de ce côté ; et, arrivé devant la ville au bout de trois jours, il la reprit par le moyen de la citadelle. Mais il fallut encore à cette citadelle la présence et d’un monseigneur de Foix et d’une armée française qui vint la secourir dans le court espace de trois jours.

Ainsi on ne peut opposer ce fait à ceux qu’invoque l’opinion contraire : car, dans les guerres de notre temps, nous avons vu, non-seulement en Lombardie, mais dans la Romagne, dans le royaume de Naples, et dans toutes les parties de l’Italie, une foule de forteresses prises et reprises avec la même facilité qu’on prenait et qu’on reprenait la campagne.

Quant aux places fortes établies pour se défendre des ennemis extérieurs, je soutiens qu’elles ne sont nécessaires ni aux peuples ni aux souverains qui ont de bonnes armées ; et qu’à ceux qui n’en possèdent pas elles n’offrent aucune utilité. Une bonne armée sans places fortes suffit pour vous défendre, tandis que sans armées les places fortes ne sont d’aucun secours.

Cette vérité est démontrée par l’expérience de ceux qui ont excellé dans la science du gouvernement ainsi que dans le reste, tels que les Romains et les Spartiates. On voit que si les Romains ne bâtissaient pas de forteresses, les Spartiates s’en abstenaient également, et ne permettaient même pas qu’on entourât leur ville de murailles, parce qu’ils ne voulaient d’autre rempart que le courage de leurs concitoyens ; aussi un Athénien ayant demandé à un Spartiate si les murailles d’Athènes lui paraissaient belles, il lui répondit : « Oui, si la ville était habitée par des femmes. »

Ainsi un prince, maître d’une bonne armée, et qui aurait sur les bords de la mer et sur les frontières de ses États quelque place forte capable, pendant plusieurs jours, de contenir l’ennemi jusqu’à ce qu’il fût entièrement en mesure, pourrait y trouver quelque avantage ; mais il n’y aura jamais nécessité. Les places fortes qu’un prince possède au cœur de ses États ou sur ses frontières, lui sont également nuisibles ou inutiles, s’il n’a pas une bonne armée : elles lui sont nuisibles parce qu’il les perd facilement, et qu’une fois perdues elles lui font la guerre ; si, au contraire, elles sont tellement fortes que l’ennemi ne puisse s’en emparer, ses armées les laissent en arrière, et elles sont ainsi paralysées : en effet, une armée qui n’éprouve point une vigoureuse résistance pénètre jusqu’au cœur du pays ennemi sans se soucier des places fortes qu’elle laisse derrière elle, comme on le voit dans l’histoire ancienne, et comme l’a fait voir de nos jours Francesco Maria, qui, récemment encore, pour attaquer Urbain, laissa derrière lui dix villes ennemies sans s’en mettre en peine.

Un prince qui peut agir avec une bonne armée n’a donc pas besoin de places fortes ; et celui qui n’a pas de troupes ne doit point bâtir de forteresses : il peut bien fortifier la ville qu’il habite, la munir de tout ce qui est nécessaire à sa défense, et disposer tellement de la volonté des citoyens, qu’il soit en état de soutenir l’attaque de ses ennemis assez longtemps pour pouvoir ou traiter ou être secouru du dehors. Tous les autres moyens sont onéreux en temps de paix, et inutiles en temps de guerre.

Si donc on examine tout ce que je viens de dire, on verra que les Romains ne furent pas moins sages dans le jugement qu’ils rendirent envers les Latins et les Privernates, que dans toutes leurs autres actions ; car, sans songer à élever des citadelles, ils crurent qu’ils pouvaient s’assurer de ces peuples par des moyens plus sages et plus généreux.