Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 29

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 406-409).



CHAPITRE XXIX.


La fortune aveugle les hommes lorsqu’elle ne veut pas qu’ils s’opposent à ses desseins.


Si l’on réfléchit attentivement à la manière dont se passent les événements de ce monde, on verra naître une foule d’accidents auxquels il semble que le ciel n’ait pas voulu que l’on pourvût. Et si ce que j’avance arriva à Rome, où régnait tant de grandeur d’âme, de religion et de sagesse, faudra-t-il s’étonner de le voir arriver plus souvent encore au sein d’une ville ou d’une province où l’on ne rencontre aucune de ces vertus ?

Comme cette observation prouve de la manière la plus évidente l’influence que le ciel conserve sur les événements humains, Tite-Live s’y arrête avec complaisance, et emploie les paroles les plus puissantes pour nous convaincre. « Le ciel, dit-il, voulant dans sa sagesse faire connaître sa puissance aux Romains, frappa d’abord d’aveuglement les Fabius que l’on envoya aux Gaulois comme ambassadeurs, et par leur conduite il attira sur Rome tout le poids de la guerre. ; il voulut ensuite que Rome, pour réprimer cette guerre, ne prît aucune mesure digne du peuple romain, et qu’un de ses premiers soins fût d’envoyer en exil à Ardée Camille, le seul appui qui lui restât au milieu de ses maux. Ensuite, lorsque les Gaulois s’approchèrent de Rome, ceux mêmes qui, pour arrêter l’invasion des Volsques et l’inimitié des autres peuples voisins, avaient tant de fois créé des dictateurs, négligèrent cette mesure à l’aspect des Gaulois. D’un autre côté, lorsqu’il fallut lever des soldats, ils semblèrent y mettre de la faiblesse, bien loin de déployer cette vigueur et cette activité qu’exigeaient les circonstances ; ils mirent tant de lenteur à prendre les armes, que c’est à peine s’ils purent joindre les Gaulois sur les bords de l’Allia, qui n’est éloignée de Rome que de deux milles ! C’est là que les tribuns assirent leur camp, négligeant les précautions les plus ordinaires, n’examinant point d’abord le terrain, et ne s’entourant ni de fossés ni de palissades ; n’usant enfin d’aucune des mesures dictées par la sagesse divine ou humaine. Dans les dispositions de la bataille, ils firent les rangs rares et faibles, de sorte que personne, ni capitaines, ni soldats, ne fit rien qui fût digne de la discipline romaine. Pas une seule goutte de sang ne fut versée, car l’armée entière prit la fuite avant d’avoir été attaquée ; la majeure partie chercha un asile à Véïes ; les autres se retirèrent vers Rome, et, sans oser rentrer dans leurs maisons, ils se réfugièrent dans le Capitole ; de sorte que le sénat, loin de songer à défendre Rome, n’en fit pas même fermer les portes. Une partie des sénateurs prirent également la fuite, et le reste suivit l’exemple de ceux qui s’étaient retirés dans le Capitole. Cependant ils adoptèrent, pour la défense de cette citadelle, quelques précautions qui se sentaient moins du désordre où Rome était plongée ; ils refusèrent d’y admettre les troupes inutiles, et y recueillirent tous les vivres qu’ils purent trouver, afin de pouvoir supporter un siége. Quant à la foule embarrassante des vieillards, des femmes et des enfants, le plus grand nombre chercha un refuge dans les villes du voisinage ; le reste demeura dans Rome, et devint la proie des Gaulois. Ainsi, quiconque aurait lu les grandes actions exécutées par les Romains tant d’années auparavant, et qui lirait ensuite l’histoire de ces temps, ne pourrait croire, en aucune manière, qu’il s’agit d’un seul et même peuple. »

Après que Tite-Live a terminé le tableau de tous ces désordres, il ajoute la réflexion suivante : Adeo obcœcat animas fortuna, cum vim suam ingruentem refringi non vult ; et rien n’est plus vrai que cette maxime.

Il en résulte qu’il ne faut ni trop louer ceux que couronne la prospérité, ni trop blâmer ceux que l’adversité accable. En effet, on verra que la plupart de ceux qui sont parvenus au faite des grandeurs, ou qui en sont tombés, ont été conduits par un chemin que le ciel leur a facilité, en leur donnant ou en leur ôtant l’occasion de pouvoir se comporter avec courage. Quand la fortune choisit un homme pour lui faire exécuter les grands desseins qu’elle a conçus, son choix s’arrête ordinairement sur un mortel d’un génie assez vaste et assez ferme pour apercevoir d’un coup d’œil toutes les occasions qu’elle lui offre. De la même manière, lorsqu’elle veut épouvanter le monde par une grande chute, elle confie les rênes de l’État à des insensés qui le poussent eux-mêmes à sa ruine. Et s’il se rencontre un homme capable de mettre obstacle à ses décrets, il devient bientôt sa victime, ou elle lui ravit la faculté de pouvoir opérer le moindre bien.

On voit évidemment par le texte que nous avons cité, que la fortune, pour consolider la puissance de Rome, et la conduire à ce haut degré de grandeur où elle parvint dans la suite, crut nécessaire de la châtier, comme je le développerai en détail au commencement du livre suivant, mais ne voulut pas entièrement la plonger dans l’abîme. Aussi la voit-on, dans cette circonstance, exiler Camille, mais épargner sa vie ; faire prendre Rome, mais non le Capitole ; obliger les Romains à oublier toutes les mesures nécessaires pour fortifier la ville, tandis que, pour préserver le Capitole, ils n’en négligent aucune. Elle voulait que Rome fût prise ; et la majeure partie de l’armée, mise en déroute aux bords de l’Allia, se retire dans Véïes : ainsi toutes les mesures que la capitale aurait pu prendre pour son salut se trouvent rompues. Mais, en réglant ainsi la destinée de Rome, elle prépare tout ce qui pouvait l’arracher aux mains de l’ennemi ; elle conduit une armée entière à Véïes, et place Camille dans Ardée ; de manière que, réunie sous un chef que n’avait déshonoré aucune défaite, et dont la réputation brillait sans mélange, elle pût reconquérir la patrie.

Je pourrais appuyer ce que je viens d’avancer de quelques exemples modernes ; mais comme ils me paraissent inutiles, celui que j’ai cité pouvant répondre à toutes les objections, je les laisserai de côté. Seulement je me contenterai d’affirmer de nouveau, d’après le spectacle qu’offrent toutes les histoires, que les hommes peuvent bien seconder la fortune, mais non s’opposer à ses décrets ; qu’elle leur permet d’ourdir ses trames, mais non d’en briser les fils. Aussi ne doivent-ils jamais désespérer ; car les décrets de la fortune sont toujours enveloppés d’un nuage ; elle dérobe sa marche dans des routes obliques et inconnues : ils doivent donc espérer sans cesse, et, dans cette espérance, ne point s’abandonner eux-mêmes, quels que soient leur sort et les maux qui les accablent.