Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 30

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 409-413).



CHAPITRE XXX.


Les républiques ou les princes dont la puissance est réelle n’achètent point des amis à prix d’argent, mais les acquièrent par leur courage et la réputation de leurs forces.


Les Romains étaient assiégés dans le Capitole ; et, quoiqu’ils attendissent le secours de Véïes et de Camille, contraints par la famine, ils entrèrent en négociation avec les Gaulois, et convinrent de leur donner une certaine quantité d’or pour rançon. En exécution de ce traité, ils s’occupaient déjà de peser l’or. Soudain Camille survient avec son armée ; ce fut, dit Tite-Live, un coup de la fortune, « qui ne voulait pas que les Romains pussent vivre rachetés au poids de l’or : » Ut Romani auro redempti non viverent.

Cet événement, déjà si remarquable en cette occasion, le devint encore davantage, puisque dans la suite il servit de règle de conduite à la république. On voit que jamais elle ne voulut d’une conquête que l’or pouvait lui procurer ; que jamais l’or ne lui servit à acquérir une paix qu’elle ne voulait devoir qu’à la force de ses armes. Je ne crois pas qu’aucune autre république ait tenu cette conduite. Parmi les signes auxquels on peut juger de la puissance d’un État, il suffit de voir la manière dont il vit avec ses voisins. Lorsqu’il se conduit de manière que, pour racheter son amitié, ses voisins se font ses tributaires, c’est un indice irrécusable de la puissance de cet État. Mais lorsque ces voisins, quoique plus faibles que lui, en tirent au contraire des tributs, il ne peut exister un plus grand signe de faiblesse.

Qu’on lise toutes les histoires romaines, et l'on verra que les Marseillais, les Éduens, les Rhodiens, Hiéron de Syracuse, les rois Eumènes et Massinissa, qui touchaient tous aux limites de l’empire romain, s’empressaient par leurs trésors de concourir à tous ses besoins, n’implorant de Rome d’autre récompense que d’en être défendus.

On verra, au contraire, dans tous les États faibles, à commencer par celui de Florence, dès les temps les plus reculés et à l’époque même de sa plus grande splendeur, qu’il n’y eut jamais le plus petit seigneur dans la Romagne auquel elle n’accordât quelque pension ; elle en accordait en outre aux villes de Pérouse, de Castello, et à tous ses autres voisins. Si cette cité avait eu des armes et du courage, il en eût été tout autrement ; car tous, pour obtenir sa protection, lui auraient prodigué leurs trésors ; et, loin de lui vendre leur amitié, ils auraient tâché d’acheter la sienne.

Ce n’est pas aux Florentins seulement que l’on peut reprocher cette lâcheté, mais aux Vénitiens et au roi de France, qui, malgré la force de ses États, vit tributaire des Suisses et du roi d’Angleterre. Tout provient de ce que ce monarque et les autres États que j’ai désignés ont désarmé leurs sujets et ont préféré jouir de la faculté actuelle de pouvoir à leur gré ruiner leur peuple, et fuir un danger bien plutôt imaginaire que réel, au lieu de suivre une conduite propre à consolider leur puissance et assurer à leurs États une éternelle félicité dans l’avenir. Si cet ordre apparent produit quelques moments de calme, il n’enfante, lorsque viennent les temps de calamité, que des désastres et une ruine irréparables.

Il serait trop long de compter combien de fois les Florentins, les Vénitiens et les Français se sont rachetés de la guerre à prix d’argent, et combien de fois ils sont descendus à une ignominie que les Romains n’ont été qu’une seule fois sur le point de subir. On ne finirait pas si l’on voulait nommer toutes les villes que les Vénitiens et les Florentins ont achetées ; politique désordonnée, et qui n’a fait que prouver qu’on ne saurait défendre avec le fer ce que l’on a conquis par le secours de l’or.

Tant que les Romains furent libres, ils déployèrent cette générosité dans toute leur conduite ; mais lorsqu’ils subirent le joug des empereurs, et que ces empereurs commencèrent à être de mauvais princes, et préférèrent l’ombre au soleil, eux-mêmes commencèrent également à se racheter à prix d’or, tantôt des Parthes, tantôt des Germains et des autres peuples limitrophes ; tel fut le principe de la ruine de ce puissant empire. C’est pour avoir désarmé le peuple que ces inconvénients prirent naissance. Il en résulte d’ailleurs un mal bien plus grave encore : c’est que plus l’ennemi se rapproche de vous, plus il découvre votre faiblesse ; car tout prince qui se conduit ainsi que je viens de le dire traite trop mal les sujets qui vivent au sein de son empire, pour pouvoir trouver des hommes disposés à repousser l’ennemi. Il s’ensuit que, pour l’écarter davantage, il soudoie les princes et les peuples qui sont voisins de ses États. De là vient encore que les États qui se trouvent dans cette situation font bien un peu de résistance sur la frontière ; mais dès que l’ennemi l’a franchie, il ne leur reste aucune ressource. Ils ne voient pas combien une telle conduite est contraire à une saine politique. C’est le cœur et les sources de la vie qu’il faut préserver, et non les extrémités du corps ; car on peut vivre sans ces dernières ; mais le cœur une fois attaqué, la mort est inévitable. Et ces États laissent le cœur à découvert et n’arment que les pieds et les mains.

On a vu de tout temps, et l’on voit encore chaque jour les maux qu’a causés à Florence cette fausse conduite. A peine une armée a-t-elle franchi la frontière, qu’elle pénètre sans obstacles jusqu’au cœur de la république, et que l’on ne trouve plus aucune ressource.

Les Vénitiens, il y a quelques années, nous en ont fourni une nouvelle preuve, et si la mer n’avait défendu leur ville, elle n’existerait plus aujourd’hui. Les Français ont subi moins de fois cette triste expérience, parce que ce royaume est si vaste qu’il a peu d’ennemis qui lui soient supérieurs. Néanmoins, lorsque les Anglais l’attaquèrent en 1513, la terreur fut générale ; car chacun était persuadé, et le roi lui-même, qu’une seule défaite était capable de lui enlever son royaume.

Il arrivait tout le contraire aux Romains ; plus l’ennemi se rapprochait de Rome, plus il trouvait cette ville en état de lui résister. La guerre d’Annibal en Italie en offre un exemple éclatant. Après la perte de trois grandes batailles et la mort de tant de généraux et de soldats, ce peuple put non-seulement résister à ses ennemis, mais même terminer la guerre à son avantage ; et tout cela pour avoir défendu le cœur de l’État, et attaché peu d’importance aux extrémités. Toutes les forces de l’État s’appuyaient, en effet, sur la population de Rome, sur le Latium, sur les autres contrées de l’Italie attachées à son alliance, et sur ses colonies ; c’est là qu’elle puisa autant d’armées qu’elle en eut besoin pour combattre et soumettre le monde entier. La question que le Carthaginois Hannon adressa aux députés qu’Annibal avait envoyés à Carthage après la bataille de Cannes prouve évidemment ce que j’avance. Ils venaient d’exposer en termes pompeux les victoires d’Annibal : « Quelque envoyé des Romains, leur dit Hannon, est-il venu demander la paix ? Les peuples du Latium ou quelques-unes des colonies romaines se sont-elles révoltées contre la ville mère ? » Les députés ayant répliqué qu’aucune de ces deux choses n’était arrivée, Hannon répondit : « Cette guerre en est donc encore au même point qu’à son début. »

On voit, et par ce discours et par ce que j’ai répété plusieurs fois ailleurs, l’énorme différence qui existe entre la conduite des républiques de nos jours et celles de l’antiquité. C’est à cette conduite qu’il faut attribuer les revers et les succès miraculeux qui frappent encore chaque jour nos yeux ; car là où les hommes sont lâches et faibles, la fortune se plaît à faire éclater son pouvoir ; et, comme elle est inconstante, on voit et l’on verra sans cesse les républiques et les royaumes devenir le jouet des révolutions, jusqu’à ce qu’il s’élève un homme tellement épris des belles institutions de l’antiquité, qu’il les remette en vigueur, et empêche ainsi la fortune de déployer, à chaque retour de soleil, toute l’étendue de sa puissance.