Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre second/Chapitre 31

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Livre second
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 414-415).


CHAPITRE XXXI.


Combien il est dangereux de se confier aux bannis.


Parmi les objets qui font la matière de ces discours, je ne crois pas hors de propos de dire quelques mots sur les dangers qu’il peut y avoir à mettre sa confiance en ceux qui ont été bannis de leur patrie, attendu qu’il se présente chaque jour des circonstances où les chefs de l’État doivent s’occuper d’affaires de ce genre. J’en citerai un exemple mémorable que Tite-Live rapporte dans son histoire, quoique cependant il y soit étranger.

Lorsque Alexandre le Grand passa avec son armée en Asie, Alexandre, roi d’Épire, son oncle et son beau-frère, vint en Italie, appelé par les exilés de Lucanie, qui lui avaient fait espérer qu’ils l’aideraient à se rendre maître de cette province. Séduit par leur promesse et par cette espérance, il passa en Italie ; mais il fut assassiné par ceux qui l’avaient appelé, parce que leurs concitoyens leur avaient promis de les laisser rentrer dans leur patrie s’ils lui étaient la vie.

Cela suffit pour faire voir combien sont vaines la foi et les promesses des bannis. Quant à leur foi, il faut songer que dès l’instant où ils pourront rentrer dans leur patrie par d’autres moyens que par vous, ils les emploieront de préférence, et vous abandonneront sans balancer, quelques promesses qu’ils vous aient faites d’abord. Quant à la vanité de leurs promesses et de leurs espérances, le désir qui les consume de retourner dans leurs anciennes demeures est si puissant, qu’ils regardent comme réelles la plupart des choses qu’ils imaginent, sans parler de celles qu’ils ont l’art d’y ajouter ; de manière qu’au milieu de ce qu’ils croient eux-mêmes, et de ce qu’ils veulent vous faire croire, ils vous enivrent de fausses espérances, sur lesquelles vous pensez pouvoir compter, mais vous ne faites que vous jeter dans de vaines dépenses, ou vous précipiter dans une entreprise qui n’aboutit qu’à votre ruine.

Je n’en voudrais pour preuve que le prince dont je viens de parler ; j’ajouterai cependant l’exemple de Thémistocle, qui, après avoir été déclaré rebelle contre sa patrie, alla chercher en Asie un refuge auprès de Darius[1] qu’il sut aveugler par des promesses si magnifiques s’il se décidait à attaquer la Grèce, que ce prince résolut de tenter cette entreprise. Mais Thémistocle, ne pouvant tenir ce qu’il avait promis, s’empoisonna lui-même, ou par honte, ou par crainte du supplice. Si un homme d’un aussi vaste génie que Thémistocle put tomber dans une semblable erreur, on doit croire que ceux-là commettront des erreurs plus graves encore, qui, n’ayant pas son génie et son courage, écouteront davantage leurs désirs ou leur passion.

Un prince doit donc ne rien précipiter et ne pas se jeter dans une entreprise sur les simples rapports d’un exilé ; car la plupart du temps il n’en sort qu’à sa honte ou à son détriment.

Comme il est également rare qu’on s’empare d’une ville par la ruse ou par les intelligences qu’on y entretient, je ne crois pas inutile d’en parler dans le chapitre suivant, et d’y rapporter les divers moyens que les Romains mettaient en usage pour se rendre maîtres des places ennemies.



  1. Le texte de quelques éditions porte Xerxès.