Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 03

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 431-433).



CHAPITRE III.


Combien il est nécessaire, pour consolider une liberté qu’on vient d’acquérir, d’immoler les fils de Brutus.


La sévérité que déploya Brutus pour consolider dans Rome la liberté qu’il venait de lui acquérir ne fut pas moins utile que nécessaire. La mémoire des temps passés a conservé peu d’exemples d’un père siégeant comme juge dans son tribunal, et qui non-seulement condamne ses fils à mort, mais assiste encore à leur supplice.

Ceux qui auront fait une lecture attentive des événements de l’antiquité demeureront convaincus d’une vérité : c’est que, lorsqu’un État éprouve une révolution, soit qu’une république devienne tyrannie, soit qu’une tyrannie se change en république, il est nécessaire qu’un exemple terrible épouvante les ennemis du nouvel ordre de choses. Celui qui s’empare de la tyrannie et laisse vivre Brutus, celui qui fonde un État libre et n’immole pas les fils de Brutus, doit s’attendre à une chute prochaine.

Comme j’ai déjà traité ce sujet fort au long, je renvoie à ce que j’en ai dit plus haut. Je citerai seulement un exemple arrivé de nos jours, et l’un des plus mémorables de notre histoire. Il s’agit de Pierre Soderini, qui s’imagina pouvoir surmonter, par sa douceur et sa longanimité, cette soif qu’avaient les fils de Brutus de retourner sous l’ancien gouvernement ; mais il se trompa dans ses vues. Sa sagesse lui avait fait sentir la nécessité d’un parti extrême ; et quoique la fortune et l’ambition de ses adversaires lui donnassent chaque jour un prétexte plausible de se défaire d’eux, il n’eut jamais le courage d’en venir à cette extrémité : outre qu’il était convaincu de pouvoir, par la douceur et la patience, étouffer tous les germes de haine en accablant ses ennemis de bienfaits, il croyait, et il en fit plusieurs fois confidence à ses amis, que, s’il voulait établir d’une manière solide ses institutions et renverser ses ennemis, il avait besoin de s’emparer d’une autorité extraordinaire, et d’introduire des lois en opposition avec l’égalité civile ; ce qui, lors même qu’il n’eût point usé de son pouvoir d’une manière tyrannique, eût tellement effrayé l’universalité des citoyens, qu’ils n’eussent jamais concouru, après sa mort, à l’établissement d’un gonfalonier à vie, institution qu’il croyait au contraire utile de renforcer.

Ce scrupule était bon et sage ; néanmoins, on ne doit jamais laisser le mal suivre son cours, sous prétexte de respecter le bien, surtout lorsque ce bien peut être facilement étouffé par le mal. Soderini devait penser qu’on jugerait ses œuvres et son intention par le succès, et que, s’il avait le bonheur d’être favorisé par la fortune et de vivre, chacun alors pourrait attester que tout ce qu’il avait fait avait eu pour but le salut de la patrie et non sa propre ambition. Il pouvait établir les choses de manière que son successeur ne pût tirer un mauvais parti des institutions qu’il aurait établies pour le salut de la patrie. Mais il fut aveuglé par sa première opinion, et il ne voulut pas voir que la méchanceté des hommes n’est ni vaincue par le temps ni adoucie par aucun bienfait ; en sorte que, pour n’avoir pas su imiter Brutus, il perdit tout à la fois sa patrie, son pouvoir et sa réputation.

Mais, s’il est difficile de sauver un État libre, il ne l’est pas moins de veiller au salut d’une monarchie. C’est ce que je ferai voir dans le chapitre suivant.