Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 04

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 433-434).


CHAPITRE IV,


Un prince ne peut vivre en sécurité sur son trône tant que vivent encore ceux qu’il en a dépouillés.


La mort que Tarquin l’Ancien reçut des fils d’Ancus, et celle de Servius Tullius, assassiné par Tarquin le Superbe, démontrent combien il est difficile et dangereux de dépouiller un prince du trône et de le laisser vivre, quoiqu’on s’efforce de le gagner en l’accablant de bienfaits. On voit combien Tarquin l’Ancien fut trompé en croyant posséder légitimement un trône qui lui avait été donné par le suffrage du peuple, et que le sénat avait confirmé. Il ne put soupçonner que le ressentiment eût assez d’empire sur les fils d’Ancus pour qu’ils ne pussent se contenter de ce qui contentait Rome entière.

Servius Tullius se trompa de même en croyant gagner les fils de Tarquin par de nouveaux bienfaits.

De sorte que le premier exemple peut apprendre aux princes qu’ils ne doivent point espérer de vivre tranquilles dans leurs États, tant qu’existeront ceux qu’ils en ont dépouillés.

Quant au dernier, il doit sans cesse rappeler aux puissants qu’une injure ancienne ne fut jamais effacée par un bienfait récent, surtout lorsque le bienfait est moins grand que l’offense.

Il n’est pas douteux que Servius Tullius montra peu de prudence lorsqu’il crut que les fils de Tarquin supporteraient patiemment de n’être que les gendres de celui dont ils pensaient devoir être les rois. Et cette soif de régner est telle, qu’elle s’allume dans le cœur non-seulement de ceux qu’attend le trône, mais de ceux mêmes qui ne pouvaient l’espérer. C’est ainsi que la femme de Tarquin le Jeune, la propre fille de Servius, dévorée de cette rage, et foulant aux pieds toute tendresse filiale, excita son mari à ravir à son père et le trône et la vie, tant elle attachait plus de prix à être reine que fille d’un roi !

Mais si Tarquin l’Ancien et Servius Tullius perdirent leur couronne pour n’avoir pas su s’assurer de ceux auxquels ils l’avaient ravie, Tarquin le Superbe se la vit enlever pour n’avoir point observé les lois établies par les anciens rois, comme nous le dirons dans le chapitre suivant.