Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 05

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 434-436).


CHAPITRE V.


Ce qui fait perdre un royaume à un roi héréditaire.


Tarquin le Superbe, après avoir assassiné Servius Tullius, auquel il ne restait point d’héritiers, jouissait tranquillement du trône, et ne craignait aucun des accidents dont ses prédécesseurs avaient été victimes. Et quoique la manière dont il était monté sur le trône fût aussi horrible qu’illégitime, néanmoins, s’il eût observé les lois établies anciennement par les autres rois, il aurait été supporté, et n’aurait excité ni le sénat ni le peuple à s’armer contre lui pour lui arracher la couronne.

Il ne fut donc pas chassé parce que son fils Sextus avait déshonoré Lucrèce, mais pour avoir brisé le lien de toutes les lois, et gouverné despotiquement l’État, en enlevant au sénat toute son autorité pour la retenir dans ses mains. Ainsi toutes les affaires que le sénat romain traitait à sa satisfaction sur la place publique, il les attira à lui seul dans son propre palais, au grand regret des sénateurs, jaloux de leurs priviléges ; de sorte qu’en peu de temps il dépouilla Rome de toutes les libertés qu’elle avait su conserver sous ses autres rois. Il ne se contenta pas de s’aliéner les patriciens, il excita encore le peuple contre lui, en le fatiguant de travaux manuels entièrement étrangers à ceux auxquels l’avaient employé ses prédécesseurs : tellement que les exemples de cruauté et d’orgueil dont il avait rempli Rome avaient déjà disposé tous les esprits à saisir la première occasion favorable de se soulever contre lui ; et si l’affront fait à Lucrèce n’avait point eu lieu, le premier événement qui serait survenu aurait enfanté des résultats semblables. Mais si Tarquin avait suivi la même conduite que les autres rois, et que Sextus eût commis le même crime, c’est à Tarquin lui-même, et non au peuple romain, que Brutus et Collatin se seraient adressés pour demander vengeance contre le coupable.

Que les princes soient donc convaincus que leur empire commence à leur échapper à l’instant même où ils commencent à fouler aux pieds les lois et les coutumes antiques sous lesquelles les hommes étaient depuis longtemps habitués à vivre. Si, lorsqu’ils ont perdu leur couronne, ils pouvaient devenir assez sages pour connaître combien il est facile de conduire un empire quand on n’écoute que de bonnes résolutions, les regrets de leur perte en seraient bien plus vifs, et ils se condamneraient à des peines bien plus cruelles que celles que leurs sujets leur auraient infligées ; car il est bien plus aisé d’être chéri des bons que des méchants, et d’obéir aux lois que de vouloir leur commander. S’ils désirent savoir quelle marche ils ont à suivre pour parvenir à ce but, ils n’ont d’autre fatigue à endurer que celle de prendre pour miroir de leur conduite la vie des grands hommes, tels que Timoléon de Corinthe, Aratus de Sycione, et autres semblables : ils trouveront dans leur histoire qu’il y a autant de bonheur et de sécurité pour celui qui commande que pour celui qui obéit ; ce qui devrait faire naître dans leur cœur le désir de les imiter ; imitation qui, je l’ai déjà dit, ne leur serait nullement difficile, attendu que les hommes, lorsqu’ils sont bien gouvernés, ne veulent ni ne poursuivent une plus grande liberté. C’est ce qui arriva aux peuples gouvernés par les deux grands hommes que je viens de citer, qui, tant qu’ils vécurent, furent contraints de commander à leurs concitoyens, quoique plusieurs fois ils eussent tenté de retourner à la vie privée.

Comme, dans ce chapitre et les deux précédents, nous avons parlé des soulèvements excités contre des princes, ainsi que de la conjuration tramée contre la patrie par les fils de Brutus, et des complots formés contre Tarquin l’Ancien et Servius Tullius, je crois à propos de traiter à fond cette matière dans le chapitre suivant, car elle est digne de toute l’attention des princes et des sujets.