Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 10

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 471-476).


CHAPITRE X.


Un général ne peut éviter la bataille quand son adversaire veut à tout prix l’y contraindre.


Cneius Sulpitius, dictator, adversus Gallos bellum trahebat, nolens se fortunœ committere advenus hostein quem tempus deteriorem in dies et locus alienus facerent. Quand il existe une erreur à laquelle tous les hommes, ou du moins la plus grande partie, se laissent prendre, je ne crois pas que ce soit un mal de la leur démontrer souvent. Aussi, quoique j’aie déjà plusieurs fois exposé combien la conduite suivie de nos jours, dans les circonstances importantes, s’éloigne de ce que faisaient les anciens, je ne crois pas superflu de revenir ici sur le même sujet. Si l’on s’écarte des principes de l’antiquité, c’est surtout dans ce qui est relatif à l’art de la guerre, où l’on n’observe plus aujourd’hui aucune des maximes auxquelles les anciens attachaient le plus d’importance.

Cet inconvénient est né de ce que les républicains et les princes ont abandonné à des mains étrangères le soin de leurs armées pour fuir plus facilement les dangers qui suivent la guerre ; et si l’on voit de nos jours un roi se mettre lui-même à la tête de ses troupes, il ne faut pas croire que cette conduite produise des résultats plus glorieux pour lui : cette résolution, quand toutefois il la prend, est plutôt le résultat d’une vaine pompe que d’un véritable amour de la gloire. Ces princes, cependant, tombent dans des erreurs moins graves en voyant quelquefois leurs armées en face, et en retenant entre leurs mains toute l’autorité du commandement, que la plupart des républiques, surtout celles d’Italie, qui, s’en reposant entièrement sur des étrangers, n’ont aucune connaissance de tout ce qui peut appartenir à la guerre, et qui, d’un autre côté, voulant paraître les maîtresses, prétendent en diriger les opérations, et commettent ainsi mille erreurs dans leurs déterminations. Quoique j’en aie déjà signalé ailleurs quelques-unes, je ne veux point passer ici sous silence une des plus importantes.

Quand ces princes fainéants, quand ces républiques efféminées mettent en campagne un général, l’ordre le plus sage qu’ils croient pouvoir lui donner est de lui défendre, sous quelque prétexte que ce soit, d’en venir à une bataille, et de se garder même du plus léger combat. Ils s’imaginent, par cette conduite, imiter la prudence de Fabius Maximus, qui sauva Rome en temporisant, sans vouloir réfléchir que le plus souvent l’ordre qu’ils lui ont imposé est inutile, ou même dangereux ; parce qu’il est évident qu’un général qui veut tenir la campagne ne peut fuir la bataille si l’ennemi a résolu de l’y obliger à quelque prix que ce soit. Lui intimer un ordre semblable, c’est lui dire : Livre bataille à la convenance de ton ennemi, et non à la tienne. En effet, pour vouloir tenir la campagne et fuir le combat, le meilleur moyen est de rester éloigné de l’ennemi de cinquante milles au moins ; d’avoir ensuite des espions fidèles qui, en vous instruisant avec soin de son approche, vous donnent le temps de vous éloigner. Il existe encore un autre parti ; c’est de vous renfermer dans une ville. Mais l’un et l’autre de ces deux partis présentent les plus grands dangers : dans le premier cas, on laisse tout le pays en proie à l’ennemi, et un prince courageux aimera mieux s’exposer aux hasards d’une bataille que de prolonger la guerre pour la ruine de ses sujets ; dans le dernier, la perte est inévitable ; car, en se renfermant dans une ville, l’ennemi ne peut manquer de venir vous y assiéger, et bientôt la famine vous contraint à vous rendre. Ainsi, embrasser l’un de ces deux partis pour éviter le combat est extrêmement dangereux.

La méthode qu’adopta Fabius Maximus de se tenir sur les hauteurs est bonne, lorsqu’on a une armée assez vaillante pour que l’ennemi n’ose venir vous attaquer au milieu des avantages de votre position. On ne peut pas dire que Fabius évitait la bataille, mais plutôt qu’il voulait la livrer à sa convenance. Si Annibal était venu le trouver, Fabius l’aurait attendu, et en serait venu aux mains avec lui ; mais Annibal n’osa jamais accepter le combat de la manière que son adversaire le lui présentait ; de sorte qu’Annibal n’évitait pas moins la bataille que Fabius. Mais si l’un des deux avait voulu la livrer à tout prix, l’autre n’avait que trois partis à prendre : les deux que nous avons déjà indiqués, ou la fuite.

La vérité de ce que j’avance est prouvée de la manière la plus manifeste par mille exemples, et surtout par les guerres que les Romains eurent à soutenir contre Philippe de Macédoine, père du roi Persée. Philippe, en effet, attaqué par les Romains, résolut d’éviter le combat ; et, pour réussir dans son dessein, il voulut suivre d’abord la même conduite que Fabius en Italie : il se campa en conséquence avec toute son armée au sommet d’une montagne et s’y fortifia considérablement, dans l’idée que les Romains n’auraient jamais le courage de venir l’y attaquer. Mais ils allèrent l’y trouver, et l’ayant combattu, ils le chassèrent de sa position. Ce prince, ne pouvant résister, fut contraint de prendre la fuite avec une partie de ses troupes : ce qui le sauva d’une ruine totale, c’est que le pays était tellement mauvais, que les Romains ne purent le poursuivre.

Ainsi Philippe ne voulait pas combattre ; mais, ayant placé son camp près des Romains, il fut obligé de prendre la fuite ; et cette expérience lui ayant appris que, lorsqu’on veut éviter le combat, il ne suffit pas de rester sur le haut d’une montagne ; et ne voulant pas, d’un autre côté, se renfermer derrière des murailles, il résolut de tenter un dernier parti, celui de se tenir éloigné d’un grand nombre de milles du camp des Romains ; de sorte que si les Romains pénétraient dans une province, il se retirait dans une autre, et paraissait soudain dans celle qu’abandonnait l’ennemi. S’apercevant enfin que traîner ainsi la guerre en longueur ne faisait qu’empirer sa position, et que ses sujets étaient également foulés par lui et par ses ennemis, il prit le parti de tenter le sort des combats, et il en vint ainsi à une bataille rangée avec les Romains.

Il est donc avantageux de ne pas combattre quand les armées présentent les avantages qu’avaient celles de Fabius ou de Cneius Sulpitius, c’est-à-dire lorsque vous possédez une armée courageuse et disciplinée, et que l’ennemi n’ose venir vous attaquer dans les positions formidables où vous vous trouvez, ou lorsque votre adversaire, ayant à peine mis le pied sur votre territoire, est aussitôt réduit à souffrir de la rareté des vivres. C’est dans ce cas qu’un tel parti est utile, par la raison qu’en donne Tite-Live : Nolens se fortunœ committere advenus hostem quem tempus deteriorem in dies et locus alienus facerent. Mais, dans toute autre position, il est aussi honteux que funeste d’éviter le combat. Fuir, en effet, comme Philippe, c’est pour ainsi dire se déclarer vaincu, et avec d’autant plus de déshonneur que l’on a donné moins de preuves de courage. S’il parvint à se sauver, un autre, que le pays ne favoriserait pas comme lui, ne serait point aussi heureux.

Personne ne contestera qu’Annibal ne fût un grand maître dans l’art de la guerre ; et lorsqu’il s’avança pour s’opposer aux progrès de Scipion en Afrique, s’il avait cru voir quelque avantage à prolonger la guerre, il l’aurait fait sans doute ; et peut-être que, habile capitaine comme il l’était, ayant sous ses ordres une armée aguerrie, il aurait pu y réussir aussi bien que Fabius en Italie ; mais, puisqu’il ne prit pas ce parti, il y a lieu de croire que quelque motif puissant le détermina. En effet, un prince qui est parvenu à rassembler une armée, mais qui, faute d’argent ou d’alliés, s’aperçoit qu’il ne pourra la retenir longtemps encore, est un insensé s’il ne tente pas la fortune avant que son armée soit dissoute ; car, en temporisant, il s’expose au péril certain de perdre ce que la victoire pourrait lui procurer. Une autre considération également importante, c’est que, même au risque de se perdre, c’est la gloire qu’on doit désirer d’acquérir ; et il y a plus de gloire à céder à la force, qu’à succomber sous tout autre inconvénient. Annibal dut donc être déterminé par une nécessité aussi puissante.

D’un autre côté, quand Annibal eût différé la bataille, ou quand Scipion n’eût point osé aller l’attaquer dans ses retranchements, ce dernier général n’avait point à craindre le besoin : il avait déjà vaincu Syphax ; et ses conquêtes en Afrique étaient tellement étendues, qu’il pouvait y rester avec autant de sécurité et de ressources qu’en Italie. La situation d’Annibal à l’égard de Fabius, et celle des Gaules envers Sulpitius, étaient toutes différentes.

Celui-là peut moins encore éviter le combat, dont l’armée envahit un territoire ennemi : s’il peut y pénétrer, il faut, dans le cas où son adversaire s’avancerait à sa rencontre, en venir nécessairement aux mains avec lui ; et s’il met le siége devant une ville, il s’expose d’autant plus à la nécessité de combattre. C’est ce qui est arrivé de nos jours à Charles, duc de Bourgogne : il formait le siége de Morat, ville des Suisses, qui l’attaquèrent et le mirent en déroute ; un pareil désastre accabla l’armée française pendant le siége de Novare, lorsqu’elle fut également défaite par le même peuple.