Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 11

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 476-479).


CHAPITRE XI.


Celui qui a à lutter contre de nombreux adversaires parvient à l’emporter, malgré son infériorité, s’il peut soutenir le premier choc.


La puissance des tribuns du peuple à Rome était extrêmement étendue ; mais, comme nous l’avons dit plusieurs fois, elle était nécessaire. Comment aurait-on pu sans elle mettre un frein à l’ambition des nobles, qui aurait corrompu la république bien longtemps avant le temps où la corruption se glissa dans son sein ? Néanmoins, comme chaque institution renferme en elle-même, ainsi que je l’ai déjà dit, un mal qui lui est propre, et qui enfante des accidents nouveaux, il est indispensable de recourir à des mesures nouvelles.

La puissance tribunitienne, enorgueillie par son propre pouvoir, devint redoutable à la noblesse et à tous les citoyens de Rome ; et il en serait résulté quelque accident funeste à la liberté, si Appius Claudius n'avait fait voir de quelle manière il fallait se défendre de l’ambition des tribuns. Comme il se trouvait toujours parmi eux quelque homme faible ou corruptible, ou ami du bien public, on lui inspirait l’idée de s’opposer à la volonté de ses collègues toutes les fois qu’ils voulaient mettre en avant quelque motion contraire aux désirs du sénat. Ce remède tempéra d’une manière efficace cette grande autorité, et fut pendant longtemps favorable à la république.

C’est ce qui m’a fait penser que toutes les fois que plusieurs hommes puissants se réunissent contre un adversaire également puissant, quoique leurs forces réunies soient plus considérables que celles de leur rival, néanmoins on doit plus espérer encore en celui qui est seul, quoique moins fort, que dans le plus grand nombre, quoique extrêmement puissant. Sans parler des ressources dont un homme seul peut mieux se prévaloir que plusieurs, ressources qui sont infinies, il arrivera toujours qu’il lui sera facile, quand il voudra user d’un peu d’adresse, de semer la mésintelligence parmi le grand nombre, et d’affaiblir ainsi ce corps qui semblait si robuste. Je ne rapporterai à ce sujet aucun exemple de l’antiquité, quoique ces exemples ne me manquassent pas ; je me contenterai de quelques-uns arrivés de nos jours.

En 1484, toute l’Italie conspira contre les Vénitiens ; ils touchaient à leur perte, et leur armée ne pouvait plus tenir la campagne, lorsqu’ils corrompirent le seigneur Lodovico, qui gouvernait Milan ; et par un traité, fruit de la corruption, ils recouvrèrent non-seulement toutes les villes qu’ils avaient perdues, mais ils purent usurper une portion des États de Ferrare : ainsi ceux que la guerre avait dépouillés durent leur agrandissement à la paix.

Il y a quelques années, toute l’Europe se ligua contre la France ; néanmoins, avant la fin de la guerre, l’Espagne abandonna les alliés, fit son accord avec ce royaume ; de sorte que peu de temps après les autres confédérés se virent contraints à leur tour de conclure la paix.

Ainsi, toutes les fois que vous verrez une foule d’ennemis se déclarer contre un seul, vous pouvez, sans aucun doute, regarder comme certain que celui qui est seul demeurera vainqueur, pourvu que ses forces soient assez grandes pour pouvoir résister aux premières attaques, et qu’en temporisant il puisse attendre un moment plus favorable ; parce qu’autrement il serait exposé à mille dangers : c’est ce qui arriva aux Vénitiens en 1508. S’ils avaient pu temporiser avec l’armée française, et avoir le temps de gagner quelques-uns de ceux qui étaient ligués contre eux, ils auraient évité les désastres qui les accablèrent ; mais n’ayant pas des armes assez fortes pour arrêter les ennemis, et par conséquent n’ayant pas eu le temps de mettre la désunion parmi les alliés, ils succombèrent. En effet, à peine le pape eut-il recouvré ce qui lui appartenait, qu’on le vit leur rendre son amitié, et l’Espagne en faire autant ; ces souverains, s’ils l’avaient pu, auraient bien volontiers conservé à Venise les États de Lombardie, contre la France, afin de ne pas accroître la puissance de ce royaume en Italie. Les Vénitiens pouvaient donc céder une partie de leurs possessions pour préserver le reste ; et s’ils avaient pris ce parti à temps, et que leur conduite n’eût pas semblé dictée par la nécessité, qu’elle eût même prévenu les premières hostilités, c’eût été une démarche très-sage ; une fois la guerre déclarée, elle était honteuse, et elle ne fut même pour eux d’aucun profit. Mais, avant les premiers mouvements de guerre, peu de citoyens dans Venise savaient prévoir les dangers qui menaçaient la république ; trop peu en voyaient le remède, et personne n’était capable de le conseiller.

Pour en revenir à mon sujet, je termine en disant que, comme le sénat romain trouva dans le grand nombre des tribuns un remède à leur ambition, de même tout prince attaqué par de nombreux ennemis triomphera de leurs efforts, toutes les fois qu’il saura employer avec prudence les moyens de semer la désunion parmi eux.