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Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 22

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 506-512).


CHAPITRE XXII.


Comment la dureté de Manlius Torquatus et la modération de Valerius Corvinus leur acquirent à tous deux une gloire semblable.


Rome posséda en même temps deux généraux habiles ; Manlius Torquatus et Valerius Corvinus. Tous deux vécurent dans cette ville, égaux en courage, en triomphes et en gloire ; tous deux, à l’égard de l’ennemi, durent ces avantages à une valeur semblable ; mais, quant à la manière de diriger leur armée et de traiter leurs soldats, ils suivirent une marche entièrement différente. Manlius, déployant en toute occasion une sévérité sans bornes, accablait sans cesse les troupes de travaux pénibles ; Valerius, au contraire, rempli de douceur envers elles, se plaisait à leur témoigner la familiarité la plus affable. L’un, pour maintenir la discipline dans son armée, livra son propre fils à la mort ; l’autre n’offensa jamais le moindre citoyen ; cependant chacun retira les mêmes fruits d’une conduite si opposée, à l’égard de l’ennemi, de la république et de soi-même. En effet, jamais aucun soldat ne refusa de marcher au combat, ne se souleva contre eux, ou ne se montra opposé à leurs commandements, quoique ceux de Manlius fussent tellement rigoureux, que l’on nomma Manliana imperia tous les ordres qui se faisaient remarquer par leur excessive sévérité.

Il faut donc examiner d’abord ce qui obligea Manlius à déployer une si grande sévérité, et pourquoi Valerius, au contraire, put s’abandonner à sa douceur naturelle ; ensuite comment il se fait que des procédés si divers aient obtenu les mêmes résultats ; et enfin quel est celui qu’il est plus désirable et plus avantageux d’imiter.

Si l’on examine avec attention le caractère de Manlius, du moment où Tite-Live commence à parler de lui, on verra en lui un homme doué du plus ferme courage, plein de tendresse pour son père et pour sa patrie, de respect pour ses supérieurs. Il fit éclater ces vertus dans le combat où il donna la mort à un Gaulois, et dans la défense de son père, qu’il entreprit contre un des tribuns. Avant d’aller combattre ce Gaulois, il vint trouver le consul et lui dit : In jussu tua adversus hostem nunquam pugnabo, non si certam victoriam videam. Un homme de cette trempe, parvenu au commandement, doit vouloir que tous les hommes lui ressemblent ; son âme sans faiblesse lui dicte des ordres rigoureux ; et lorsqu’il a fait connaître ses volontés, il ne souffre pas qu’on les enfreigne. Une règle sans exception, c’est que si l’on donne des ordres pleins de sévérité, il faut les faire exécuter impitoyablement, lorsqu’on ne veut pas en être soi-même la victime ; d’où il faut conclure que, quand on veut être obéi, il faut savoir commander. Et ceux-là seuls savent commander, qui comparent leurs qualités à celles des hommes qui doivent leur obéir ; qui ne donnent des ordres que lorsqu’ils y voient de la proportion, et qui, lorsqu’elle n’existe pas, se gardent bien de rien prescrire. C’est ce qui faisait dire à un sage que, lorsqu’on voulait gouverner un État par la violence, il fallait qu’il y eût proportion entre celui qui l’employait et le peuple qui la souffrait ; que, lorsque cette balance existait, il était à présumer que la violence pourrait être durable ; mais que, lorsque l’opprimé était plus fort que l’oppresseur, on pouvait s’attendre chaque jour à voir cesser cette violence.

Pour en revenir à mon sujet, je dis que lorsque l’on donne des ordres pleins de vigueur, il faut être fort soi-même ; et celui qui, doué de cette force d’âme, donne des ordres rigoureux, ne peut ensuite descendre à la douceur pour les faire exécuter. Celui qui ne possède point une âme de cette trempe doit éviter les ordres extraordinaires ; mais dans ceux qui ne sortent point de la classe ordinaire, il peut s’abandonner à toute la douceur de son caractère, attendu que les châtiments ordinaires s’imputent seulement aux lois et à la raison d’État, et jamais au prince.

Il faut donc croire que Manlius fut contraint d’agir avec autant de rigueur par la nature de son caractère, qui l’inclinait aux ordres sévères. Ces ordres sont utiles dans une république ; car ils en ramènent les institutions à leur principe et la rappellent à son antique vertu. Si une république était assez heureuse pour voir souvent naître dans son sein des hommes dont l’exemple, ainsi que je l’ai dit, rendit la vigueur à ses lois, et qui non-seulement la retinssent sur le penchant de sa ruine, mais pussent la faire revenir sur ses pas, elle serait sans doute éternelle. Ainsi Manlius fut un de ces mortels dont la rigidité et le caractère absolu conservèrent dans Rome la discipline militaire : d’abord, il fut entraîné par la nature de son caractère ; et ensuite par le désir de faire observer les ordres que lui avaient dictés ses inclinations naturelles.

D’un autre côté, Valerius, à qui il suffisait de maintenir les règles de la discipline en vigueur dans les armées romaines, put s’abandonner à toute sa douceur. Comme cette discipline était bonne, il n’avait besoin que de la faire observer pour obtenir de la gloire ; d’ailleurs, comme elle était facile à suivre, elle n’obligeait point à sévir contre les transgresseurs, soit qu’il n’en existât pas, soit que, s’il s’en fût trouvé quelques-uns, c’eût été, comme nous l’avons dit, aux règlements qu’ils auraient imputé leur châtiment, et non à la cruauté de leur chef. Ainsi Valerius pouvait suivre sans obstacle son penchant à la douceur, de manière à mériter l’amour de ses soldats, et à les rendre satisfaits de leur sort. Il en résulta que Valerius et Manlius, ayant su se faire obéir tous deux, quoique par des voies différentes, purent obtenir les mêmes effets.

Toutefois ceux qui voudraient imiter ces deux grands hommes pourraient encourir cette déconsidération et cette haine dont j’ai dit que Scipion et Annibal furent l’objet ; et ce n’est que par des qualités pour ainsi dire surnaturelles que l’on peut échapper à ce double inconvénient.

Il me reste maintenant à examiner lequel de ces deux modes de se conduire mérite le plus de louanges. Ce point peut être sujet à discussion ; car les écrivains ont fait de tous deux l’objet de leurs éloges ; néanmoins ceux qui ont écrit sur la conduite que doivent suivre les princes paraissent plus pencher pour Valerius que pour Manlius. Xénophon, que j’ai déjà cité, racontant plusieurs traits d’humanité de Cyrus, se rapproche infiniment de ce que dit Tite-Live touchant Valerius, qui, ayant été fait consul dans la guerre contre les Samnites, parla à ses soldats, le jour même du combat, avec cette douceur et cette affabilité qui le dirigeaient dans toutes ses actions. Après cette harangue, Tite-Live ajoute ces paroles : Non alias militi familiarior dux fuit, inter infimos militum omnia haud gravate munia obeundo. In ludo prœterea militari, cum velocitatis viriumque inter se œquales certamina ineunt, comiter facilis vincere ac vinci, vultu eodem ; nec quemquam adspernari parem, qui se obferret ; factis, benignus pro re ; dictis, haud minus libertatis alienas, quam suæ dignitatis memor ; et, quo nihil popularius est, quibus artibus petierat magistratus iisdem gerebat.

Tite-Live parle de Manlius d’une manière également honorable, en faisant voir que la sévérité qu’il déploya dans la mort de son fils rendit l’armée tellement soumise au consul, qu’elle fut cause de la victoire que le peuple romain remporta sur les Latins ; il pousse la louange au point, qu’après avoir décrit cette victoire et les dispositions du combat, et mis sous les yeux du lecteur tous les dangers que les Romains coururent, ainsi que tous les obstacles qu’ils durent surmonter pour triompher, il conclut en disant que c’est à la seule valeur de Manlius que Rome fut redevable de la victoire. Il établit ensuite une comparaison entre les forces des deux armées, et il affirme que celle-là eût été victorieuse, qui aurait eu Manlius pour consul.

En examinant les différentes opinions des écrivains qui ont traité cette question, il serait difficile de porter un jugement définitif. Néanmoins, pour ne point la laisser indécise, je pense que, dans un citoyen vivant sous les lois d’une république, la conduite de Manlius mérite plus de louanges et présente moins de dangers, parce qu’elle est toute en faveur de l’État, et n’est nullement dictée par l’ambition personnelle ; car, ce n’est pas en se montrant dur envers tout le monde, et uniquement touché du bien public, que l’on obtient des partisans. Par cette conduite, on ne peut acquérir de ces amis particuliers, auxquels nous donnons, comme je l’ai dit précédemment, le nom de partisans. Cela est si vrai, qu’une république ne saurait trop honorer une conduite qui lui présente de si grands avantages, et qui, ne tendant qu’à l’utilité commune, ne peut être suspecte de vues personnelles et intéressées.

La manière d’agir de Valerius, au contraire, quoique ses résultats soient les mêmes relativement au bien de l’État, doit enfanter de nombreux soupçons, par la bienveillance particulière qu’elle fait naître dans le cœur du soldat, bienveillance capable, après un long commandement, de produire des résultats funestes à la liberté. Si la popularité de Valerius n’eut point de suite dangereuse, c’est que les mœurs de Rome n’étaient pas encore corrompues, et que le pouvoir qu’on lui confia ne fut ni perpétuel ni même de longue durée.

Mais s’il était question d’un prince, comme dans Xénophon, nous pencherions entièrement pour Valerius, et Manlius serait rejeté ; car, ce que doit surtout rechercher un prince dans ses sujets et ses soldats, c’est l’obéissance et l’amour. Il obtient l’obéissance, parce qu’il observe lui-même les lois et que l’on croit à ses vertus. Il doit leur amour à l’affabilité, à l’humanité, à la douceur, et à toutes ces qualités que l’on révérait dans Valerius, et qui, selon Xénophon, éclataient également dans Cyrus. L’affection particulière pour le prince, le dévouement de ses armées, sont parfaitement en harmonie avec toutes les autres institutions d’un gouvernement monarchique ; mais, lorsqu’un citoyen ne compte dans une armée que des partisans, il s’écarte en cela de ses autres devoirs, qui l’obligent à vivre sous l’empire seul des lois et à obéir à ses magistrats.

On lit dans les anciennes histoires de Venise que les galères de cette ville étant rentrées dans le port, il s’éleva quelques différends entre les matelots et le peuple ; on s’ameuta et l’on prit les armes ; le désordre était si grand que ni la force publique, ni le crédit des principaux citoyens, ni la crainte des magistrats, ne pouvaient parvenir à l’apaiser. Soudain se présente devant les matelots un gentilhomme qui, l’année précédente, avait été leur capitaine ; et, apaisés par l’affection qu’ils lui portaient, ils se retirèrent en abandonnant le combat. Cette prompte obéissance inspira de tels soupçons an sénat, que quelque temps après les Vénitiens s’assurèrent de ce gentilhomme en le plongeant en prison ou en le faisant mourir.

Je conclus donc que la conduite de Valerius est utile dans un prince, mais que, dans un citoyen, elle est dangereuse, non-seulement pour la patrie, mais encore pour lui-même ; pour la patrie, parce que c’est ainsi que l’on prépare les voies à la tyrannie ; pour lui-même, parce que l’État, pour se mettre à couvert des soupçons qu’il a conçus, est contraint d’employer, pour s’assurer de lui, des mesures qui lui sont funestes. Le procédé de Manlius, au contraire, ne peut dans un prince produire que du mal ; mais il est utile dans un citoyen, et surtout pour la patrie. Il est cependant des cas où il cause quelque mal : c’est lorsque cette haine qu’enfante la sévérité se trouve augmentée encore par les soupçons qu’inspirent les autres vertus qui vous ont acquis tant de considération ; comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, au sujet de Camille.