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Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 23

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 512-513).


CHAPITRE XXIII.


Par quels motifs Camille fut banni de Rome.


La conclusion du chapitre précédent a été, qu’en se conduisant comme Valerius, on nuit à la patrie et à soi-même, et qu’en suivant l’exemple de Manlius on se rend utile à l’État, mais qu’on se nuit aussi quelquefois. Je citerai, à l’appui de cette assertion, l’exemple de Camille, qui, dans sa conduite, ressemblait plutôt à Manlius qu’à Valerius. Aussi Tite-Live, en parlant de lui, dit-il que « ses soldats admiraient et haïssaient tout à la fois son courage, » ejus virtutem milites oderant et mirabantur. Les qualités qui lui attiraient l’admiration étaient sa sollicitude, sa prudence, sa grandeur d’âme, les bonnes dispositions qu’il savait déployer dans l’emploi et le commandement des armées ; la haine avait sa source dans son penchant à se montrer plus sévère dans les châtiments que libéral dans les récompenses.

Tite-Live attribue cette haine aux motifs suivants : le premier, c’est qu’il appliqua aux besoins de l’État le produit de la vente des terres des Véïens, au lieu d’en faire le partage avec le reste du butin ; le second, que, lors de son triomphe, il avait fait tirer son char par quatre chevaux blancs, ce qui faisait dire que, dans son orgueil, il avait voulu s’égaler au soleil ; le troisième, qu’ayant fait vœu de donner au temple d’Apollon la dixième partie du butin fait sur les Véïens, il avait fallu, pour satisfaire à ce vœu, la retirer des mains des soldats qui se l’étaient déjà partagée.

On voit clairement, par cet exemple, quelles sont les actions qui rendent un prince odieux au peuple, et dont la principale est de lui ravir un avantage qu’il possède déjà : ce point est d’une grande importance. L’homme que l’on prive d’un avantage quelconque n’en perd jamais le souvenir : le moindre besoin suffit pour en ranimer la mémoire ; et comme ces besoins renaissent chaque jour, chaque jour aussi la réveille.

L’orgueil et la vanité sont encore une des sources les plus fécondes de la haine des peuples, surtout parmi les hommes libres. Quoiqu’il ne résulte pour eux rien de funeste de cet orgueil et de cette ostentation, néanmoins ils n’en détestent pas moins ceux qui s’y livrent : c’est ce que les princes doivent craindre comme un écueil ; car, se rendre l’objet de la haine universelle sans y trouver son profit, c’est une conduite tout à fait imprudente et téméraire.