Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 27
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. Louandre, Charpentier, (p. 520-523).
CHAPITRE XXVII.
La manière dont les consuls romains réconcilièrent les habitants d’Ardée indique la conduite qu’on doit suivre pour rétablir le calme dans une ville où règne la discorde, et qui n’est autre que d’exterminer les chefs de la révolte. Il n’y a pas d’autre remède. On ne peut employer en effet qu’un des trois moyens suivants : ou se défaire sans pitié des coupables, comme firent les Romains, ou les bannir de la cité, ou les contraindre à faire la paix entre eux, en contractant l’obligation de ne plus s’outrager. De ces trois moyens, le dernier est le plus dangereux, le plus incertain et le plus inutile. Il est impossible, lorsque le sang a coulé, ou que des outrages de cette espèce ont été commis, qu’une paix imposée par la force puisse durer longtemps, surtout lorsque chaque jour des ennemis se revoient en face. Il est difficile de les empêcher de s’injurier de nouveau, lorsqu’à chaque parole un nouveau sujet de querelle peut s’élever entre eux.
On ne peut citer sur cette matière un exemple plus frappant que celui de la ville de Pistoja. Cette ville était partagée, il y a quinze ans, comme aujourd’hui, entre les deux factions des Panciatichi et des Cancellieri ; mais à cette époque elle avait en mains les armes qu’elle a déposées maintenant. Après de longues querelles, on en vint à s’égorger, à détruire les maisons, à piller les propriétés, et à toutes les extrémités dont on use envers des ennemis. Les Florentins, qui avaient entrepris d’apaiser ces troubles, avaient toujours usé du troisième moyen, et sans cesse on voyait renaître de nouveaux tumultes, et de plus grands désordres. Las enfin de leurs efforts inutiles, ils résolurent de se servir du second moyen, en éloignant les chefs des deux partis ; en conséquence, ils en plongèrent plusieurs en prison, et exilèrent les autres en divers endroits : c’est alors seulement que la concorde qu’ils rétablirent dans la ville, et qui a duré jusqu’à ce moment, put se consolider. Cependant il est hors de doute que le premier parti eût été le plus sûr. Mais comme de semblables exécutions ont en elles quelque chose de grand et de hardi, une république faible n’ose les employer ; elle en est même si éloignée qu’à peine a-t-elle la force d’arriver jusqu’au second.
Voilà une des erreurs dans lesquelles j’ai dit en commençant que les princes de nos jours se laissaient entraîner, lorsqu’ils ont à juger d’une affaire importante. Il faudrait qu’ils voulussent connaître d’abord la manière dont se sont conduits, dans l’antiquité, ceux qui se sont trouvés dans les mêmes circonstances ; mais le manque d’énergie des hommes de nos jours, produit par la faiblesse de leur éducation et le peu de connaissance des affaires, est cause que l’on regarde en partie les jugements rendus par les anciens comme contraires à l’humanité, et en partie comme impraticables. Ils ont donc adopté dans ces temps modernes des maximes entièrement erronées : telle est celle qu’avançaient encore tout récemment les citoyens de notre ville réputés les plus sages, Qu’il faut maintenir Pistoja par les factions, et Pise par des forteresses ; sans s’apercevoir combien l’une et l’autre de ces mesures est inutile.
Je ne parlerai pas des forteresses, parce que j’ai déjà traité fort au long ce sujet dans un chapitre précédent ; je me bornerai à démontrer combien est vain le moyen d’entretenir les divisions dans une ville dont on a le gouvernement, pour y maintenir son autorité.
D’abord, que ce soit un prince ou une république qui gouverne, il est impossible d’obtenir à la fois l’amitié des deux factions. Il est dans le caractère de l’homme de prendre un parti quelconque dans tout ce qui offre diversité d’opinion, et de le préférer à l’autre : d’où il résulte qu’une portion des sujets étant mécontente, vous perdez l’État à la première guerre qui vient à s’allumer ; parce qu’il est impossible de conserver un État qui a des ennemis au dedans et au dehors.
Si c’est une république qui gouverne, il n’est pas de meilleur moyen de corrompre ses propres citoyens, et d’introduire les dissensions parmi eux, que d’avoir à gouverner une cité partagée entre les factions, et dans laquelle chaque parti, s’efforçant d’obtenir la faveur, emploie toutes les ressources de la corruption pour acheter des amis ; de sorte qu’il en résulte deux immenses inconvénients : le premier, c’est de ne pouvoir jamais se faire un ami du peuple, parce qu’il est impossible de le bien gouverner lorsque le gouvernement varie à chaque instant, suivant que l’une ou l’autre faction triomphe ; le dernier, c’est que cette attention à entretenir les divisions divise nécessairement aussi votre république. C’est ce qu’atteste le Biondo, lorsqu’en parlant des Florentins et des habitants de Pistoja, il s’exprime en ces termes : Tandis que les Florentins s’efforçaient de rétablir la concorde dans Pistoja, ils se divisaient eux-mêmes. On peut donc juger par cet exemple des suites funestes qu’entrainent les divisions.
Lorsqu’en 1501 Florence perdit Arezzo et toute la Valdi-Tevere et la Val-di-Chiana, qu’occupaient les Vitelli et le duc de Valentinois, un seigneur de Laon, envoyé par le roi de France, arriva pour faire restituer aux Florentins toutes les places qu’ils avaient perdues. Lors de la visite qu’il fit des forteresses, il trouva dans chacune d’elles des habitants qui lui dirent qu’ils étaient du parti de Marzocco. Il blâma vivement ces divisions, et ajouta que si en France quelques sujets osaient avancer qu’ils sont du parti du roi, ils seraient punis soudain, parce que ces mots ne pourraient signifier autre chose, sinon qu’il existerait dans le royaume des ennemis du roi, et que son maître prétendait que toutes les villes soumises à son obéissance lui fussent attachées, et vécussent entre elles unies et sans factions.
Mais cette conduite, et ces principes si éloignés de la vérité, ne prennent leur source que dans la faiblesse de ceux qui gouvernent, et qui, convaincus qu’ils ne peuvent conserver leurs États par la vigueur et le courage, se livrent à cette lâche industrie, qui peut être quelquefois utile dans des jours de calme, mais qui, lorsqu’arrivent l’adversité et les temps difficiles, en découvre soudain toute la vanité.