Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 28

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 523-525).


CHAPITRE XXVIII.


On doit surveiller avec soin les actes des citoyens, parce qu’il arrive souvent que les commencements de la tyrannie se cachent sous une action vertueuse.


Rome se trouvait accablée par la famine, et les approvisionnements publics ne pouvaient la faire cesser : un certain Spurius Melius, possesseur de richesses assez considérables pour ce temps, résolut de faire à ses frais des provisions de blé, et de les distribuer gratuitement au peuple. Cette conduite lui attira à tel point l’affection de toute la population, que le sénat, redoutant les suites qui pourraient résulter d’une telle libéralité, créa, pour en étouffer les dangers avant qu’ils devinssent plus grands, un dictateur uniquement contre Melius, et fit mourir ce dernier.

Cet événement remarquable prouve que bien souvent les actions qui paraissent vertueuses et non susceptibles d’être blâmées avec raison, deviennent funestes, et exposent une république aux plus graves dangers, lorsqu’on n’y remédie pas de bonne heure. Pour développer ma pensée j’ajouterai qu’une république ne peut subsister sans citoyens recommandables, et se gouverner heureusement sans leur concours. Mais, d’un autre côté, c’est à la célébrité des citoyens que la tyrannie doit sa naissance. Afin de prévenir ce malheur, il faut établir des institutions telles, que la réputation d’un homme illustre soit utile sans jamais être nuisible à l’État ou à la liberté. Il faut donc examiner les chemins que suivent les citoyens pour se mettre en crédit. Il y en a deux en effet : la conduite privée, et la conduite publique. On arrive à la considération par la conduite publique, en donnant de bons conseils, et mieux encore, en agissant pour l’intérêt commun. Ces chemins doivent toujours être ouverts aux citoyens ; et il faut présenter à ceux qui y marchent de telles récompenses, qu’ils puissent tout à la fois y trouver l’honneur et la satisfaction ; et quand la renommée acquise par ces voies est pure et sans détour, elle ne peut occasionner aucun danger.

Mais quand la réputation est le fruit de la conduite privée, qui est le second chemin dont nous avons parlé, elle est extrêmement dangereuse et nuisible sous tous les rapports. La conduite privée consiste à rendre des services à tous les citoyens indistinctement, soit en leur prêtant de l’argent, soit en mariant leurs filles, soit en les défendant contre les magistrats, soit enfin en les comblant de tous ces bienfaits qui font les partisans, et qui donnent la hardiesse à celui qui a obtenu par ces voies la faveur du peuple de le corrompre et de violer les lois.

Ainsi une république bien ordonnée doit, comme on l’a dit, ouvrir tous les chemins à celui qui recherche la faveur du peuple par les voies publiques ; mais elle doit les fermer devant ceux qui la poursuivent par les voies privées. C’est ainsi que Rome se comporta, en instituant pour ceux dont les actions étaient utiles au public ces triomphes et tous ces autres honneurs qu’elle prodiguait à ses citoyens ; tandis qu’elle avait établi les accusations contre ceux qui, sous divers prétextes, cherchaient à s’agrandir par leurs actions privées. Et, lorsque ces accusations ne suffisaient pas pour dessiller les yeux du peuple, aveuglé par l’apparence d’un faux bien, elle avait institué le dictateur, dont le bras royal faisait rentrer dans les bornes celui qui s’en était écarté ; comme on voit qu’elle le fit pour punir Spurius Melius. Une seule action de cette espèce, demeurée impunie, est capable de renverser une république, parce qu’il est difficile, après un tel exemple d’impunité, de remettre l’État dans sa véritable route.