Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 29

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 525-526).


CHAPITRE XXIX.


Les fautes des peuples naissent des princes.


Que les rois ne se plaignent plus d’aucune des fautes que commet un peuple dont le gouvernement leur est confié ; car elles ne proviennent jamais que de leur négligence ou de ce qu’eux-mêmes sont entachés des mêmes erreurs. Si l’on parcourt l’histoire des peuples qui de nos jours se sont signalés par leurs rapines et d’autres vices semblables, on verra que tout est né de ceux qui gouvernaient, et dont le caractère était semblable au leur.

La Romagne, avant que le pape Alexandre VI y eût détruit cette foule de seigneurs qui y commandaient, offrait l’exemple de toutes les scélératesses : la plus légère cause servait de prétexte aux assassinats et aux plus affreux brigandages. Ces désordres avaient leur source dans la méchanceté des princes, et non dans la corruption des peuples, comme ils osaient l’avancer, parce que ces princes, quoique pauvres, voulaient vivre dans le faste ; et, contraints de se livrer à de nombreuses exactions, ils les multipliaient sous toutes les formes. Une de leurs pratiques les plus perfides consistait à faire des lois pour prohiber certaines actions ; ensuite ils étaient les premiers à fournir des facilités pour les enfreindre, et laissaient les coupables dans l’impunité, jusqu’à ce qu’ils eussent vu leur nombre se multiplier : alors ils prenaient le parti de venger l’outrage fait aux lois, non par zèle pour la justice, mais dans l’espoir d’assouvir leur cupidité en s’enrichissant par des amendes.

De là une foule de désordres : les peuples s’appauvrissaient sans se corriger, et ceux qui se trouvaient ainsi appauvris cherchaient à s’en dédommager aux dépens des peuples moins puissants qu’eux ; de là tous ces crimes dont nous avons parlé, et qu’on ne peut attribuer qu’à la conduite du prince.

Tite-Live vient à l’appui de cette opinion, lorsqu’il rapporte que les ambassadeurs romains chargés de porter les dépouilles des Véïens au temple d’Apollon furent pris par des corsaires de Lipari, en Sicile, et conduits dans ce port. Timasithée, qui gouvernait la ville, ayant appris la nature de ce don, le lieu de sa destination, et par qui il était envoyé, se conduisit, quoique né à Lipari, comme l’aurait pu faire un Romain : il représenta au peuple combien il serait impie de s’emparer de ce don sacré ; et il fit tant, que, d’un consentement unanime, on permit aux ambassadeurs de s’éloigner avec tout ce qui leur appartenait. Voici les paroles dont se sert l’historien : Timasitheus multitudinem religione implevit, quæ semper regenti est similis. Et Laurent de Médicis confirme cette maxime, lorsqu’il dit :


« E que che fa il signor fanno poi molti,
« Che nel signor son tutti gli occhi volti[1]. »



  1. « Les peuples ont toujours les yeux tournés vers ceux qui gouvernent, et leur exemple est une loi pour eux. »