Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 33

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 537-539).

CHAPITRE XXXIII.


Il faut, pour remporter une victoire, que l’armée ait confiance en elle-même et dans son général.


Lorsqu’on veut qu’une armée soit victorieuse, il faut lui inspirer une si grande confiance, qu’elle soit persuadée que rien ne l’empêchera de vaincre. Ce qui lui donne cette assurance, c’est d’être bien armée, bien disciplinée, et composée de troupes qui se connaissent entre elles. Mais cette confiance ou cette discipline ne peut naître que parmi des soldats du même pays, et accoutumés à vivre ensemble.

Il est indispensable que le général jouisse de l’estime, de manière que l’armée se confie en sa prudence ; et toujours elle s’y confiera, si elle le voit ami de la discipline, plein de sollicitude et de courage, soutenant avec dignité la majesté de son rang ; et il la soutiendra sans peine, quand il les punira de leurs délits, sans les fatiguer inutilement ; qu’il tiendra exactement ses promesses ; qu’il leur fera voir que le chemin de la victoire est facile ; qu’il leur cachera les objets qui de loin sembleraient présenter des dangers, et qu’il les atténuera à leurs yeux. Toutes ces conditions, bien observées, sont une des grandes causes de la confiance d’une armée ; et la confiance conduit à la victoire.

Les Romains se servaient du secours de la religion pour inspirer cette confiance à leurs armées ; d’où il résultait que c’était par le moyen des auspices et des aruspices qu’ils procédaient à la nomination des consuls, à la levée des troupes, au partage de l’armée, et qu’ils livraient bataille. Un bon capitaine n’eût jamais tenté la moindre entreprise sans avoir rempli toutes ces formalités, persuadé qu’il aurait échoué sans peine si les soldats n’avaient pas entendu dire d’abord que les dieux étaient de leur côté. Et si un consul, ou quelque autre général, avait combattu malgré les auspices, ils l’auraient puni comme ils punirent Claudius Pulcher.

Quoique cette conduite se fasse voir dans tout le cours de l’histoire romaine, cependant on en trouve une preuve particulière dans les paroles que Tite-Live met dans la bouche d’Appius Claudius. Il se plaignait au peuple de l’orgueil et de l’impudence de ses tribuns, en lui exposant qu’eux seuls étaient cause que les auspices, ainsi que toutes les autres institutions religieuses, perdaient de leur influence ; et voici ce qu’il lui dit : Eludant nunc licet religionem. Quid enim interest, si pulli non pascentur, si ex cavea tardius exierint, si occinuerit avis ? Parva sunt hœc ; sed parva ista non contemnendo, majores nostri maximam hanc rempublicam fecerunt. Ces petites choses, en effet, possèdent la force d’entretenir l’union et la confiance parmi les troupes ; ce qui est la première cause de toutes les victoires ; cependant elles doivent toujours être inséparables du courage ; autrement elles ne servent à rien.

Les habitants de Préneste, ayant mis leur armée en campagne contre les Romains, allèrent asseoir leur camp sur les bords de l’Allia, à l’endroit où les premiers avaient été vaincus par les Gaulois : ils l’avaient fait pour inspirer de la confiance à leurs troupes, et épouvanter les Romains par la fortune du lieu. Quoique ce parti offrît quelque probabilité, par les raisons que j’ai rapportées précédemment, néanmoins l’issue fit voir combien le vrai courage est au-dessus de ces faibles obstacles. Tite Live le démontre d’une manière évidente, en mettant ces paroles dans la bouche du dictateur lorsqu’il donne ses ordres à son maître de cavalerie : Vides-ne tu, loci fortuna illos fretos, ad Alliam consedisse ? At tu, fretus armis anirnisque, invade mediam aciem.

En effet, un véritable courage, une discipline exacte, cette sécurité que donne l’habitude de la victoire, ne peuvent se laisser vaincre par des incidents de si peu d’importance ; et une fausse terreur, un désordre imprévu ne sauraient ni les effrayer ni les abattre. C’est ce que l’on voit dans la circonstance suivante. Les deux Manlius, consuls du même nom, se trouvaient en présence des Volsques : ils envoyèrent imprudemment une partie du camp au butin, de sorte que ceux qui étaient sortis et ceux qui étaient restés au camp se trouvèrent assiégés ; et ce ne fut pas l’habileté des consuls qui sauva l’armée de ce danger, mais le courage seul de leurs soldats. C’est ce qui fait dire à Tite-Live : Militum etiam sine redore stabilis virtus tutata est.

Je ne veux point passer sous silence un moyen qu’employa Fabius : il venait de rentrer sur le territoire de la Toscane ; et, pour inspirer à son armée une confiance qu’il jugeait nécessaire à ses projets dans un pays inconnu, en présence d’ennemis nouveaux, il parlait à ses soldats de la bataille qui allait avoir lieu ; après leur avoir exposé les motifs qu’ils pouvaient avoir d’espérer la victoire, il ajouta : « Je pourrais bien vous dire encore beaucoup d’autres bonnes raisons, et où vous verriez une victoire certaine ; mais il serait dangereux de les découvrir. » Cet expédient, dont il usa avec sagesse, mérite d’être imité.