Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 34

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 539-544).


CHAPITRE XXXIV.


Quelle renommée, quelle voix publique, quelle opinion, font qu’un peuple commence à favoriser un citoyen ; et s’il accorde les magistratures avec plus de discernement qu’un prince.


Nous avons rapporté précédemment comment Titus Manlius, qui fut depuis surnommé Torquatus, sauva son père L. Manlius d’une accusation qu’avait dirigée contre lui Marcus Pomponius, tribun du peuple. Quoique la manière dont il le sauva eût en elle-même quelque chose de violent et d’extraordinaire, néanmoins la piété filiale qu’il fit éclater charma si fort la multitude, que, loin d’encourir la moindre réprimande lorsque l’on procéda à l’élection des tribuns des légions, il fut nommé le second.

Le succès qu’il obtint en cette circonstance m’a conduit à examiner sur quels fondements le peuple appuie le jugement qu’il porte des hommes pour la distribution de ses faveurs, et si, comme je l’ai avancé précédemment, il les accorde avec plus de discernement qu’un prince. Je dis donc que le peuple, lorsqu’il s’agit de fixer son choix sur un citoyen que ses actions n’ont point encore fait connaître, interroge la voix publique et la renommée, qui se forment, ou par conjecture, ou d’après l’idée que ce citoyen donne de lui. Cette double opinion a sa source dans la renommée des ancêtres, qui, dans leur temps, ayant par leur valeur illustré la cité, font présumer que leur fils leur sera semblable, jusqu’à ce que ses actions aient prouvé le contraire ; ou elle résulte de la conduite qu’adopte lui-même ce dernier. La meilleure qu’il puisse tenir est de fréquenter la compagnie des hommes graves, de bonnes mœurs, et dont la sagesse est généralement reconnue. Comme le plus sûr indice qu’on puisse avoir du caractère d’un homme est de connaître les personnes qu’il fréquente, il est évident que celui qui ne voit qu’une compagnie vertueuse ne peut manquer d’acquérir une excellente renommée, parce qu’il est impossible qu’il ne ressemble point par quelque endroit à ceux avec lesquels il vit. On acquiert encore la publique estime par quelque action extraordinaire et éclatante, quoique privée, et dont l’issue vous couvre de gloire et d’honneur.

De ces trois manières d’agir, propres à commencer la réputation d’un citoyen, il n’en est aucune qui en donne une plus grande que cette dernière, parce que celle qui dépend des ancêtres est si trompeuse, que les hommes ne s’y confient que faiblement ; et elle s’évanouit bientôt quand la vertu personnelle de celui sur lequel s’exerce le jugement de ses concitoyens ne l’accompagne pas.

La seconde, c’est-à-dire celle qui vous fait connaître par la société que vous fréquentez, est meilleure que la première ; mais elle est bien inférieure à la troisième, parce que tant qu’on ne voit de vous aucun acte qui naisse de votre propre vertu, votre réputation repose simplement sur l’opinion d’autrui, qu’il est extrêmement facile d’effacer. Mais la troisième, commencée et fondée par vos belles actions, vous donne dès le principe un tel renom, qu’il faut le démentir par bien des actions contraires avant de parvenir à le détruire.

Ceux qui naissent dans une république doivent donc suivre cette route, et chercher à s’illustrer d’abord par quelque action d’éclat. C’est ainsi qu’agirent une foule de jeunes Romains, soit en faisant rendre un décret avantageux au public, soit en dirigeant une accusation contre quelque citoyen puissant, comme transgresseur des lois, soit en faisant quelque autre action éclatante et nouvelle qui faisait parler d’eux. Non-seulement cette conduite est nécessaire pour commencer à se mettre en crédit, elle est indispensable pour le conserver et l’accroître.

Mais, pour réussir de cette manière, il faut renouveler les actions d’éclat, comme le fit Titus Manlius durant tout le cours de sa vie. En effet, à peine eut-il défendu son père d’une manière si courageuse et si extraordinaire, et par cette conduite obtenu sa première renommée, qu’on le vit, quelques années après, combattre et tuer ce Gaulois auquel il arracha le collier d’or qui lui fit décerner le nom de Torquatus. Mais cela ne lui suffit pas : et, dans la maturité de l’âge, il fit mourir son fils pour avoir combattu contre son ordre, quoiqu’il eût cependant triomphé de son ennemi. Ces trois actions lui acquirent alors plus de célébrité, et l’ont fait plus connaître de la postérité que ses victoires et les triomphes dont il fut orné autant qu’aucun autre Romain. La raison en est que, dans la victoire, Manlius eut beaucoup de rivaux, tandis qu’il n’en eut que très-peu, si toutefois il en eut, dans ces actions qui n’appartiennent qu’à lui seul.

Le grand Scipion acquit moins de gloire par ses triomphes que lorsque, jeune encore, il défendit son père sur les bords du Tésin, ou qu’après la défaite de Cannes, tirant courageusement son épée, il fit jurer à tous les jeunes Romains de ne jamais abandonner l’Italie, quoiqu’ils eussent déjà formé ce projet entre eux. Ces deux actions furent le fondement de sa réputation, et lui servirent de degré pour s’élever aux triomphes de l’Espagne et de l’Afrique. Mais il mit le comble à sa gloire lorsqu’en Espagne il renvoya la fille à son père et l’épouse à son mari.

Une semblable conduite est celle que doit nécessairement tenir non-seulement le citoyen qui ne poursuit la renommée que pour obtenir des honneurs dans la république, mais même le prince qui veut conserver toute sa réputation dans ses États. Rien n’est plus propre à lui concilier l’estime que des actions ou des paroles extraordinaires et remarquables, ayant pour objet le bonheur du peuple, et qui le fassent connaître comme un souverain magnanime, juste et libéral, dont la conduite soit telle qu’elle passe en proverbe parmi ses sujets.

Mais, pour en revenir au point par lequel nous avons commencé ce chapitre, je dis que le peuple ne peut se tromper lorsque, s’appuyant sur un des trois motifs que je viens d’énoncer, il commence à donner un emploi à un de ses concitoyens ; mais il est encore moins sujet à l’erreur quand, par la suite, celui qu’il a choisi d’abord accroît sa réputation par des actes de vertu souvent répétés, parce que, dans ce cas, il est presque impossible que son jugement s’égare. Je ne parle ici que de ces emplois que l’on donne à un homme dès ses premiers pas dans la carrière, et avant qu’il se soit fait connaître par une constante expérience, ou qu’il ait passé d’une conduite à une autre tout à fait contraire : d’où il résulte que le peuple, et quant aux fausses opinions et quant à la corruption, est bien moins sujet à l’erreur que les princes.

Il peut arriver, il est vrai, que les peuples se laissent tromper, séduits par la renommée, par l’opinion, ou par des actions qui lui paraissent plus grandes qu’elles ne sont en réalité ; ce qui n’arriverait point à un prince, parce que ses conseillers ne tarderaient pas à lui ouvrir les yeux. Cependant, pour que les peuples ne manquent pas non plus de conseils, les sages fondateurs de républiques ont établi que, lorsqu’il s’agirait de remplir les emplois suprêmes de l’État auxquels il serait dangereux de mettre des hommes inexpérimentés, et que l’on verrait le peuple incliner vers quelqu’un d’incapable, il serait permis, il serait même glorieux à tout citoyen de manifester en public les défauts de ce candidat, afin que le peuple, mieux instruit sur son compte, pût asseoir un jugement plus sain.

Et que cet usage fût en vigueur à Rome, c’est ce que témoigne le discours que Fabius Maximus prononça devant le peuple, durant la seconde guerre punique, lorsqu’il s’aperçut que les suffrages du peuple désignaient pour consul Titus Octacilius. Fabius, ne croyant pas que, dans ces circonstances, un pareil candidat pût remplir convenablement le consulat, s’éleva contre ce choix, en fit sentir toute l’insuffisance, et parvint à détourner les faveurs du peuple sur un citoyen plus digne de les obtenir.

Ainsi les peuples, dans l’élection de leurs magistratures, sont dirigés par les preuves les plus palpables que les hommes puissent donner de leur capacité ; et, lorsqu’ils peuvent, comme les princes, être éclairés par de sages conseils, ils sont bien moins qu’eux exposés à l’erreur. Et tout citoyen qui, dès le principe, voudra obtenir les faveurs du peuple doit, comme Titus Manlius, les mériter par quelque action éclatante.