Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 39

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 555-557).


CHAPITRE XXXIX.


Un capitaine doit connaître le pays où il fait la guerre.


Parmi les connaissances nécessaires à un chef d’armée, une des plus importantes est celle des sites et des pays, parce que, sans cette connaissance générale et particulière, on ne peut former aucune bonne entreprise militaire. Et si toutes les sciences demandent une longue pratique pour les posséder parfaitement, celle dont il s’agit en exige une bien plus grande encore. Cette pratique, ou plutôt cette connaissance particulière des lieux, s’acquiert par la chasse plus que par tout autre exercice. Aussi les historiens de l’antiquité rapportent que ces héros, qui dans leur temps gouvernèrent le monde, passaient leur vie dans les forêts et à la chasse, parce que ce délassement, outre la connaissance particulière des lieux, donne une infinité d’autres notions indispensables à la guerre.

Xénophon, dans la Cyropédie, rapporte que Cyrus, se mettant en marche pour aller combattre le roi d’Arménie, rappela à ses capitaines, après leur avoir donné à chacun ses instructions, que ce qu’ils allaient entreprendre n’était autre chose qu’une de ces chasses qu’ils avaient si souvent faites ensemble. Il rappela à ceux qu’il envoyait en embuscade sur les montagnes qu’ils étaient semblables aux chasseurs qui vont tendre des rets dans les lieux escarpés ; et à ceux qui devaient parcourir la plaine, qu’ils ressemblaient aux chasseurs qui font lever la bête de son fort pour la lancer et la faire tomber dans les filets.

Je rapporte cet exemple pour faire voir que, selon Xénophon lui-même, la chasse est une image de la guerre. Aussi les grands ne peuvent-ils se livrer à un exercice plus honorable et plus utile. Rien d’ailleurs n’est plus propre à donner une connaissance intime d’un pays : la chasse fait connaître à celui qui s’y livre jusqu’aux moindres détours des lieux où il l’exerce. Lorsqu’on s’est rendu familière la connaissance d’un pays, on se forme aisément une idée des contrées nouvelles ; car chaque pays, et chaque site en particulier, ont entre eux des ressemblances qui font que l’on passe facilement de la connaissance de l’un à celle d’un autre. Mais celui qui n’a point l’expérience particulière d’un pays ne parvient que difficilement et par une longue étude, si même il réussit jamais, à connaître une nouvelle contrée. Celui au contraire qui possède cette habitude voit d’un coup d’œil de quelle manière une plaine s’étend, comment s’élève une montagne, par où s’ouvre une vallée, et mille autres détails semblables, dont il a, par le passé, acquis une connaissance solide.

Tite-Live me fournit un exemple à l’appui de cette assertion. Publius Decius était tribun légionnaire dans l’armée que le consul Cornelius conduisait contre les Samnites : le consul s’étant engagé dans une gorge où les Romains pouvaient être facilement enveloppés par les Samnites, Decius s’aperçut d’un aussi grand danger, et, s’adressant au consul, il lui dit : Videsne tu, Aule Corneli, cacumen illud supra hostem ? Arx illa est spei salutisque nostrœ, si eam (quam cœci reliquere Samnites) impigre capimus. Tite-Live avait déjà dit lui-même, avant de rapporter ce discours de Decius : Publius Decius, tribunus militum, conspicit unum editum in saltu collem, imminentem hostium castris, aditu arduum impedito agmini, expeditis haud difficilem. Le consul l’ayant envoyé en effet, avec trois mille soldats, pour s’emparer de cette colline, il sauva de cette manière l’armée romaine ; mais, à l’approche de la nuit, voulant à son tour s’éloigner et se sauver lui et les siens, il tint ce discours à ses soldats : Ite mecum, ut dum lucis aliquid superest, quibus locis (hostes) prœsidia ponant, qua pateat hinc exitus, exploremus. Hœc omnia sagulo gregali amictus, ne ducem circumire hostes notarent, perlustravit.

Si l’on examine attentivement ce récit, on verra combien il est utile et nécessaire qu’un capitaine connaisse la nature des pays. Si Decius, en effet, n’avait connu les localités, il n’aurait pu savoir combien il importait aux Romains de se rendre maîtres de cette colline, ni juger de loin si elle était accessible ou non ; et lorsqu’il fut parvenu à son sommet, et qu’il entreprit de s’en éloigner pour rejoindre le consul, entouré d’ennemis comme il l’était, il n’aurait pu de loin explorer les chemins ouverts à son passage, et ceux que gardaient les ennemis. Il fallait donc que Decius eût une connaissance si parfaite du terrain, qu’elle lui fournît le moyen, en s’emparant de cette colline, de sauver l’armée romaine ; et, quoiqu’il fût environné de toutes parts, d’échapper ensuite à l’ennemi, lui et tous ceux qui l’avaient suivi.