Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 41

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 559-560).



CHAPITRE XLI.


La patrie doit se défendre par la honte ou par la gloire, et, dans l’un et l’autre cas, elle est bien défendue.


Le consul et l’armée romaine, ainsi que je viens de le dire, se trouvaient assiégés par les Samnites, qui leur proposèrent les conditions les plus ignominieuses, entre autres de les faire passer sous le joug, et de les renvoyer à Rome, après les avoir désarmés. À ces propositions, les consuls restèrent frappés d’étonnement, et toute l’armée tomba dans le désespoir ; mais Lucius Lentulus, l’un des lieutenants, représenta qu’il ne pensait pas qu’on pût rejeter un parti auquel était attaché le salut de la patrie, puisque l’existence de Rome reposait sur celle de l’armée ; qu’il fallait donc la sauver à tout prix ; que la patrie est toujours bien défendue, de quelque manière qu’on la défende, soit par la gloire, soit par la honte ; qu’en préservant l’armée de sa perte, Rome serait toujours à temps d’effacer son ignominie ; mais qu’en ne la sauvant point, encore qu’on mourût glorieusement, Rome et la liberté étaient également perdues. Le conseil de Lentulus fut suivi.

Ce fait est digne d’attention et mérite de servir de règle à tout citoyen qui serait appelé à donner des conseils à sa patrie. Partout où il faut délibérer sur un parti d’où dépend uniquement le salut de l’État, il ne faut être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, de gloire ou d’ignominie ; mais, rejetant tout autre parti, ne s’attacher qu’à celui qui le sauve et maintient sa liberté.

Les Français ont toujours imité cette conduite, et dans leurs actions et dans leurs discours, pour défendre la majesté de leurs rois et la puissance de leur royaume : ils ne peuvent entendre dire patiemment que tel parti est ignominieux pour leur roi. Le roi, disent-ils, ne saurait être exposé à la honte, quel que soit le parti qu’il prenne, soit dans la bonne, soit dans la mauvaise fortune, parce que, vainqueur ou vaincu, ses résolutions sont toujours d’un roi.