Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 46

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 567-568).


CHAPITRE XLVI.


D’où vient que certaines familles, dans un État, conservent longtemps les mêmes mœurs.


Non-seulement il semble que les diverses cités ont des mœurs et des institutions différentes, et produisent des hommes plus robustes ou plus efféminés, mais que la même diversité se fait remarquer, dans chaque ville, entre les familles qui la composent. Cette vérité se manifeste dans toutes les cités ; mais c’est particulièrement dans Rome qu’on en trouve une foule d’exemples. On y voit que les Manlius avaient un caractère dur et inflexible ; que les Publicola étaient humains et populaires ; les Appius, ambitieux et ennemis du peuple ; et de même d’un grand nombre d’autres familles qui avaient chacune leurs qualités particulières et distinctes. Ces différences ne pouvaient être seulement l’effet du sang, qui se mélange nécessairement par les mariages : il fallait donc qu’elles vinssent de la diversité de l’éducation que recevait chacune de ces familles. Il suffit qu'un adolescent ait commencé à entendre dire, dès ses premières années, que telle chose est bonne ou mauvaise, pour que cette opinion s’imprime dans son âme, et lui serve à l’avenir de règle pour diriger toutes les actions de sa vie. S’il n’en était point ainsi, comment la même volonté eût-elle semblé diriger tous les Appius ? comment se seraient-ils en tous temps abandonnés aux mêmes passions, comme le remarque Tite-Live à l’égard de la plupart d’entre eux, et, en dernier lieu, de celui qui avait été nommé censeur ? Son collègue, obéissant à la loi, avait déposé sa magistrature au bout de ses dix-huit mois d’exercice. Appius refusa de suivre cet exemple, et prétendit qu’il avait le droit de demeurer en charge pendant cinq ans, suivant la loi primitive proclamée par les censeurs. Quoique ce refus donnât lieu à une foule de discussions, et engendrât des troubles sérieux, il n’y eut pas moyen de le faire abdiquer, et il résista à la volonté du peuple et de la majorité du sénat.

Si on lit le discours que prononça contre lui Publius Sempronius, tribun du peuple, on y verra en même temps le tableau de toute l’insolence des Appius, et du respect et de la douceur avec lesquels la foule des citoyens se soumettait aux lois et aux auspices de la patrie.