Discours sur la première décade de Tite-Live/Livre troisième/Chapitre 48

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Livre troisième
Traduction par Jean Vincent Périès.
Discours sur la première décade de Tite-Live, Texte établi par Ch. LouandreCharpentier (p. 569-570).


CHAPITRE XLVIII.


Lorsqu’on voit son ennemi commettre une erreur manifeste, On doit soupçonner qu’elle cache quelque piége.


Le consul, obligé de quitter la Toscane et de se rendre à Rome pour assister à quelques cérémonies religieuses, avait laissé le commandement de l’armée à Fulvius, son lieutenant. Les Toscans, voulant essayer de l’attirer dans un piége, placèrent une embuscade près du camp des Romains, et envoyèrent alors de nombreux troupeaux sous la conduite de quelques soldats déguisés en bergers ; ces derniers vinrent en vue de l’armée romaine, et, ainsi travestis, ils s’approchèrent des retranchements du camp. Fulvius, étonné de leur audace, ne la jugea pas naturelle : il s’y prit de manière à découvrir le piége ; et c’est ainsi que le projet des Toscans fut déjoué.

Il est facile de voir, par cet exemple, qu’un général d’armée ne doit pas se laisser séduire par une erreur manifeste qu’il voit commettre à son ennemi : il doit y soupçonner quelque fraude : car il n’est pas croyable que les hommes poussent l’imprudence aussi loin. Mais souvent le désir de vaincre aveugle les esprits qui ne voient ordinairement que ce qui leur paraît être avantageux.

Les Gaulois, après avoir vaincu les Romains sur les bords de l’Allia, marchèrent sur Rome, dont ils trouvèrent les portes ouvertes et sans gardes : ils restèrent tout le jour et toute la nuit sans oser y entrer, redoutant quelque piége, et ne pouvant croire que les Romains fussent assez lâches ou assez imprudents pour leur abandonner la patrie.

Lorsqu’en 1508 les Florentins allèrent mettre le siége devant Pise, Alfonso del Mutolo, habitant de cette ville, tomba entre les mains des ennemis. Il promit, si l’on voulait lui rendre la liberté, de livrer une des portes de la ville à l’armée de Florence : il fut délivré. Pour pratiquer ensuite cette trame, il vint plusieurs fois au camp s’entretenir avec les délégués des commissaires : il ne venait jamais en secret, mais toujours publiquement, et accompagné de plusieurs de ses concitoyens, qu’il laissait à l’écart toutes les fois qu’il parlait avec les Florentins. Il était aisé de voir dans cette conduite toute la duplicité de son âme ; car il n’était pas probable, si cette pratique avait été fidèle, qu’il eût mis tant de publicité dans ses démarches. Mais le désir de s’emparer de Pise aveugla tellement les Florentins, que, se laissant conduire par lui à la porte de Lucques, ils y perdirent honteusement une foule de chefs et de soldats, victimes de la double trahison d’Alfonso.