Discours sur les sciences et les arts/Édition Dupont 1823/Réponse du roi de Pologne

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Œuvres complètes de J. J. Rousseau : mises dans un nouvel ordreP. Dupont1 (p. 69-87).
RÉPONSE
DU ROI DE POLOGNE
AU DISCOURS DE J. J. ROUSSEAU,
couronné par l’académie de dijon.


AVIS DE L’ÉDITEUR.



Un roi qui prend la plume pour critiquer un discours académique est une circonstance assez rare pour mériter d’être remarquée. C’est ce qui nous détermine à reproduire la réponse que fit Stanislas à Rousseau avant la réplique de celui-ci. Jean-Jacques sut que le père Menou, jésuite, avait aidé le prince. « Il se fia, dit-il lui-même, à son tact pour démêler ce qui était du prince de ce qui était du moine, et tombant sans ménagement sur les phrases jésuitiques, il releva, chemin faisant, un anachronisme qu’il crut ne pouvoir venir que du révérend, et saisit l’occasion d’apprendre au public comment un particulier pouvait défendre la cause de la vérité contre un souverain même. Sans manquer de respect à l’auteur, il réfuta pleinement l’ouvrage. »

Stanislas donna un exemple peu commun dans la république des lettres. Il reconnut la supériorité de son rival, et dit, après avoir lu la réplique de Rousseau, j’ai mon compte, je ne m’y frotte plus. Jean-Jacques reçut de ce roi, digne de la couronne qu’on lui avait enlevée, diverses marques de bienveillance.

La réponse du prince, insérée dans le Mercure de septembre 1751, parut avant celle de M. Gautier. Mais Rousseau commença par celui-ci, qui prêtait aux sarcasmes autant par son style que par la servile exactitude avec laquelle il avait suivi la marche et les divisions de Jean-Jacques dans son discours.
RÉPONSE
DU ROI DE POLOGNE
AU DISCOURS DE J. J. ROUSSEAU,
couronné par l’académie de dijon.



Le discours du citoyen de Genève a de quoi surprendre ; et l’on sera peut-être également surpris de le voir couronné par une académie célèbre.

Est-ce son sentiment particulier que l’auteur a voulu établir ? n’est-ce qu’un paradoxe dont il a voulu amuser le public ? Quoi qu’il en soit, pour réfuter son opinion, il ne faut qu’en examiner les preuves, remettre l’anonyme vis-à-vis des vérités qu’il a adoptées, et l’opposer lui-même à lui-même. Puissé-je, en le combattant par ses principes, le vaincre par ses armes, et le faire triompher par sa propre défaite !

Sa façon de penser annonce un cœur vertueux ; sa manière d’écrire décèle un esprit cultivé : mais s’il réunit effectivement la science à la vertu, et que l’une (comme il s’efforce de le prouver) soit incompatible avec l’autre, comment sa doctrine n’a-t-elle pas corrompu sa sagesse ? ou comment sa sagesse ne l’a-t-elle pas déterminé à rester dans l’ignorance ? A-t-îl donné à la vertu la préférence sur la science ? Pourquoi donc nous étaler avec tant d’affectation une érudition si vaste el si recherchée ? A-t-il préféré, au contraire, la science à la vertu ? Pourquoi donc nous prêcher avec tant d’éloquence celle-ci au préjudice de celle-là ? Qu’il commence par concilier des contradictions si singulières, avant que de combattre les notions communes ; avant que d’attaquer les autres, qu’il s’accorde avec lui-même.

N’aurait-il prétendu qu’exercer son esprit et faire briller son imagination ? Ne lui envions pas le frivole avantage d’y avoir réussi. Mais que conclure en ce cas de son discours ? Ce que l’on conclut après la lecture d’un roman ingénieux ; en vain un auteur prête à des fables les couleurs de la vérité, on voit fort bien qu’il ne croit pas ce qu’il feint de vouloir persuader.

Pour moi, qui ne me flatte, ni d’avoir assez de capacité pour en appréhender quelque chose au préjudice de mes mœurs, ni d’avoir assez de vertu pour pouvoir en faire beaucoup d’honneur à mon ignorance, en m’élevant contre une opinion si peu soutenable, je n’ai d’autre intérêt que de soutenir celui de la vérité.

L’auteur trouvera en moi un adversaire impartial. Je cherche même à me faire un mérite auprès de lui en l’attaquant ; tous mes efforts, dans ce combat, n’ayant d’autre but que de réconcilier son esprit avec son cœur, et de procurer la satisfaction de voir réunies dans son âme les sciences que j’admire avec les vertus qu’il aime.


PREMIÈRE PARTIE.

Les sciences servent à faire connaître le vrai, le bon, l’utile en tout genre : connaissance précieuse qui, en éclairant les esprits, doit naturellement contribuer à épurer les mœurs.

La vérité de cette proposition n’a besoin que d’être présentée pour être crue : aussi ne m’arrêterai-je pas à la prouver ; je m’attache seulement à réfuter les sophismes ingénieux de celui qui ose la combattre.

Dès l’entrée de son discours, l’auteur offre à nos yeux le plus beau spectacle ; il nous représente l’homme aux prises, pour ainsi dire, avec lui-même, sortant en quelque manière du néant de son ignorance ; dissipant par les efforts de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l’avait enveloppé ; s’élevant par l’esprit jusque dans les plus hautes sphères des régions célestes ; asservissant à son calcul les mouvements des astres, et mesurant de son compas la vaste étendue de l’univers ; rentrant ensuite dans le fond de son cœur, et se rendant compte à lui-même de la nature de son âme, de son excellence, de sa haute destination.

Qu’un pareil aveu, arraché à la vérité, est honorable aux sciences ! qu’il en montre bien la nécessité et les avantages ! qu’il en a dû coûter à l’auteur d’être forcé à le faire, et encore plus à le rétracter !

La nature, dit-il, est assez belle par elle-même, elle ne peut que perdre à être ornée. Heureux les hommes, ajoute-t-il, qui savent profiter de ses dons sans les connaître ! C’est à la simplicité de leur esprit qu’ils doivent l’innocence de leurs mœurs. La belle morale que nous débite ici le censeur des sciences et l’apologiste des mœurs ! Qui se serait attendu que de pareilles réflexions dussent être la suite des principes qu’il vient d’établir ?

La nature d’elle-même est belle, sans doute ; mais n’est-ce pas à en découvrir les beautés, à en pénétrer les secrets, à en dévoiler les opérations, que les savants emploient leurs recherches ? Pourquoi un si vaste champ est-il offert à nos regards ? L’esprit fait pour le parcourir, et qui acquiert dans cet exercice, si digne de son activité, plus de force et d’étendue, doit-il se réduire à quelques perceptions passagères, ou à une stupide admiration ? Les mœurs seront-elles moins pures, parce que la raison sera plus éclairée ? et à mesure que le flambeau qui nous est donné pour nous conduire augmentera de lumières, notre route deviendra-t-elle moins aisée à trouver et plus difficile à tenir ? À quoi aboutiraient tous les dons que le créateur a faits à l’homme, si, borné aux fonctions organiques de ses sens, il ne pouvait seulement examiner ce qu’il voit, réfléchir sur ce qu’il entend, discerner par l’odorat les rapports qu’ont avec lui les objets, suppléer par le tact au défaut de la vue, et juger par le goût de ce qui lui est avantageux ou nuisible ? Sans la raison qui nous éclaire et nous dirige, confondus avec les bêtes, gouvernés par l’instinct, ne deviendrions-nous pas bientôt aussi semblables à elles par nos actions que nous le sommes déjà par nos besoins ? Ce n’est que par le secours de la réflexion et de l’étude, que nous pouvons parvenir à régler l’usage des choses sensibles qui sont à notre portée, à corriger les erreurs de nos sens, à soumettre le corps à l’empire de l’esprit, à conduire l’âme, cette substance spirituelle et immortelle, à la connaissance de ses devoirs et de sa fin.

Comme c’est principalement par leurs effets sur les mœurs que l’auteur s’attache à décrier les sciences, pour les venger d’une si fausse imputation, je n’aurais qu’à rapporter ici les avantages que leur doit la société : mais qui pourrait détailler les biens sans nombre qu’elles y apportent, et les agréments infinis qu’elles y répandent ? Plus elles sont cultivées dans un état, plus l’état est florissant, tout y languirait sans elles.

Que ne leur doit pas l’artisan pour tout ce qui contribue à la beauté, à la solidité, à la proportion, à la perfection de ses ouvrages ? le laboureur, pour les différentes façons de forcer la terre à payer à ses travaux les tributs qu’il en attend ? le médecin, pour découvrir la nature des maladies et la propriété des remèdes ? le jurisconsulte, pour discerner l’esprit des lois, et la diversité des devoirs ? le juge, pour démêler les artifices de la cupidité d’avec la simplicité de l’innocence, et décider avec équité des biens et de la vie des hommes ? Tout citoyen, de quelque profession, de quelque condition qu’il soit, a des devoirs à remplir ; et comment les remplir sans les connaître ? Sans la connaissance de l’histoire, de la politique, de la religion, comment ceux qui sont préposés au gouvernement des états, sauraient-ils y maintenir l’ordre, la subordination, la sûreté, l’abondance ?

La curiosité, naturelle à l’homme, lui inspire l’envie d’apprendre ; ses besoins lui en font sentir la nécessité, ses emplois lui en imposent l’obligation ; ses progrès lui en font goûter le plaisir. Ses premières découvertes augmentent l’avidité qu’il a de savoir ; plus il connaît, plus il sent qu’il a de connaissances à acquérir, et plus il a de connaissances acquises, plus il a de facilité à bien faire.

Le citoyen de Genève ne l’aurait-il pas éprouvé ? Gardons-nous d’en croire sa modestie. Il prétend qu’on serait plus vertueux si l’on était moins savant. Ce sont les sciences, dit-il, qui nous font connaître le mal. Que de crimes, s’écrie-t-il, nous ignorerions sans elles ! Mais l’ignorance du vice est-elle donc une vertu ? Est-ce faire le bien que d’ignorer le mal ? Et si, s’en abstenir parce qu’on ne le connaît pas, c’est là ce qu’il appelle être vertueux, qu’il convienne du moins que ce n’est pas l’être avec beaucoup de mérite : c’est s’exposer à ne pas l’être long-temps : c’est ne l’être que jusqu’à ce que quelque objet vienne solliciter les penchants naturels, ou que quelque occasion vienne réveiller des passions endormies. Il me semble voir un faux brave, qui ne fait montre de sa valeur que quand il ne se présente point d’ennemis : un ennemi vient-il à paraître, faut-il se mettre en défense, le courage manque, et la vertu s’évanouit. Si les sciences nous font connaître le mal, elles nous en font connaître aussi le remède. Un botaniste habile sait démêler les plantes salutaires d’avec les herbes venimeuses ; tandis que le vulgaire, qui ignore également la vertu des unes et le poison des autres, les foule aux pieds sans distinction, ou les cueille sans choix. Un homme éclairé par les sciences distingue, dans le grand nombre d’objets qui s’offrent à ses connaissances, ceux qui méritent son aversion ou ses recherches ; il trouve, dans la difformité du vice et dans le trouble qui le suit, dans les charmes de la vertu et dans la paix qui l’accompagne, de quoi fixer son estime et son goût pour l’une, son horreur et ses mépris pour l’autre ; il est sage par choix, il est solidement vertueux.

Mais, dit-on, il y a des pays où, sans science, sans étude, sans connaître en détail les principes de la morale, on la pratique mieux que dans d’autres où elle est plus connue, plus louée, plus hautement enseignée. Sans examiner ici à la rigueur ces parallèles qu’on fait si souvent de nos mœurs avec celles des anciens ou des étrangers, parallèles odieux, où il entre moins de zèle et d’équité que d’envie contre ses compatriotes, et d’humeur contre ses contemporains, n’est-ce point au climat, au tempérament, au manque d’occasion, au défaut d’objet, à l’économie du gouvernement, aux coutumes, aux lois, à toute autre cause qu’aux sciences, qu’on doit attribuer cette différence qu’on remarque quelquefois dans les mœurs en différents pays, et en différents temps ? Rappeler sans cesse cette simplicité primitive dont on fait tant d’éloges, se la représenter toujours comme la compagne inséparable de l’innocence, n’est-ce point tracer un portrait en idée pour se faire illusion ? Où vit-on jamais des hommes sans défauts, sans désirs, sans passions ? Ne portons-nous pas en nous-mêmes le germe de tous les vices ? S’il fut des temps, s’il est encore des climats où certains crimes soient ignorés, n’y voit-on pas d’autres désordres ? N’en voit-on pas encore de plus monstrueux chez ces peuples dont on vante la stupidité ? Parce que l’or ne tente pas leur cupidité, parce que les honneurs n’excitent pas leur ambition, en connaissent-ils moins l’orgueil et l’injustice ? Y sont-ils moins livrés aux bassesses de l’envie, moins emportés par la fureur de la vengeance ? Leurs sens grossiers sont-ils inaccessibles à l’attrait des plaisirs ? et à quels excès ne se porte pas une volupté qui n’a point de règle, et qui ne connaît point de frein ? Mais quand même, dans ces contrées sauvages, il y aurait moins de crimes que dans certaines nations policées, y a-t-il autant de vertus ? Y voit-on surtout ces vertus sublimes, cette pureté de mœurs, ce désintéressement magnanime, ces actions surnaturelles qu’enfante la religion ?

Tant de grands hommes qui l’ont défendue par leurs ouvrages, qui l’ont fait admirer par leurs mœurs, n’avaient-ils pas puisé dans l’étude ces lumières supérieures qui ont triomphé des erreurs et des vices ? C’est le faux bel esprit, c’est l’ignorance présomptueuse, qui font éclore les doutes et les préjugés ; c’est l’orgueil, c’est l’obstination, qui produisent les schismes et les hérésies, c’est le pyrrhonisme, c’est l’incrédulité, qui favorisent l’indépendance, la révolte, les passions, tous les forfaits. De tels adversaires font honneur à la religion. Pour les vaincre, elle n’a qu’à paraître ; seule, elle a de quoi les confondre tous ; elle ne craint que de n’être pas assez connue ; elle n’a besoin que d’être approfondie pour se faire respecter ; on l’aime dès qu’on la connaît ; à mesure qu’on l’approfondit davantage, on trouve de nouveaux motifs pour la croire, et de nouveaux moyens pour la pratiquer : plus le chrétien examine l’authenticité de ses titres, plus il se rassure dans la possession de sa croyance ; plus il étudie la révélation, plus il se fortifie dans la foi. C’est dans les divines écritures qu’il en découvre l’origine et l’excellence ; c’est dans les doctes écrits des pères de l’Église qu’il en suit de siècle en siècle le développement ; c’est dans les livres de morale et les annales saintes qu’il en voit les exemples et qu’il s’en fait l’application.

Quoi ! l’ignorance enlèvera à la religion et à la vertu des lumières si pures, des appuis si puissants ; et ce sera à cette même religion qu’un docteur de Genève enseignera hautement qu’on doit l’irrégularité des mœurs ! On s’étonnerait davantage d’entendre un si étrange paradoxe, si on ne savait que la singularité d’un système, quelque dangereux qu’il soit, n’est qu’une raison de plus pour qui n’a pour règle que l’esprit particulier. La religion étudiée est pour tous les hommes la règle infaillible des bonnes mœurs. Je dis plus : l’étude même de la nature contribue à élever les sentiments, à régler la conduite ; elle ramène naturellement à l’admiration, à l’amour, à la reconnaissance, à la soumission, que toute âme raisonnable sent être dus au Tout-Puissant. Dans le cours régulier de ces globes immenses qui roulent sur nos têtes, l’astronome découvre une puissance infinie. Dans la proportion exacte de toutes les parties qui composent l’univers, le géomètre aperçoit l’effet d’une intelligence sans bornes. Dans la succession des temps, l’enchaînement des causes aux effets, la végétation des plantes, l’organisation des animaux, la constante uniformité et la variété étonnante des différents phénomènes de la nature, le physicien n’en peut méconnaître l’auteur, le conservateur, l’arbitre, et le maître.

De ces réflexions, le vrai philosophe descendant à des conséquences pratiques, et rentrant en lui-même, après avoir vainement cherché dans tous les objets qui l’environnent ce bonheur parfait après lequel il soupire sans cesse, et ne trouvant rien ici-bas qui réponde à l’immensité de ses désirs, il sent qu’il est fait pour quelque chose de plus grand que tout ce qui est créé ; il se retourne naturellement vers son premier principe et sa dernière fin. Heureux si, docile à la grâce, il apprend à ne chercher la félicité de son cœur que dans la possession de son Dieu !


SECONDE PARTIE.

Ici l’auteur anonyme donne lui-même l’exemple de l’abus qu’on peut faire de l’érudition et de l’ascendant qu’ont sur l’esprit les préjugés. Il va fouiller dans les siècles les plus reculés. Il remonte à la plus haute antiquité. Il s’épuise en raisonnements et en recherches pour trouver des suffrages qui accréditent son opinion. Il cite des témoins qui attribuent à la culture des sciences et des arts la décadence des royaumes et des empires. Il impute aux savants et aux artistes le luxe et la mollesse, sources ordinaires des plus étranges révolutions.

Mais l’Égypte, la Grèce, la république de Rome, l’empire de la Chine, qu’il ose appeler en témoignage en faveur de l’ignorance, au mépris des sciences et au préjudice des mœurs, auraient dû rappeler à son souvenir ces législateurs fameux qui ont éclairé par l’étendue de leurs lumières, et réglé par la sagesse de leurs lois ces grands états dont ils avaient posé les premiers fondements ; ces orateurs célèbres qui les ont soutenus sur le penchant de leur ruine, par la force victorieuse de leur sublime éloquence ; ces philosophes, ces sages, qui, par leurs doctes écrits et leurs vertus morales, ont illustré leur patrie et immortalisé leur nom.

Quelle foule d’exemples éclatants ne pourrais-je pas opposer au petit nombre d’auteurs hardis qu’il a cités ! Je n’aurais qu’à ouvrir les annales du monde. Par combien de témoignages incontestables, d’augustes monuments, d’ouvrages immortels, l’histoire n’atteste-t-elle pas que les sciences ont contribué partout au bonheur des hommes, à la gloire des empires ; au triomphe de la vertu !

Non, ce n’est pas des sciences, c’est du sein des richesses que sont nés de tout temps la mollesse et le luxe ; et, dans aucun temps, les richesses n’ont été l’apanage ordinaire des savants. Pour un Platon dans l’opulence, un Aristippe accrédité à la cour, combien de philosophes réduits au manteau et à la besace, enveloppés dans leur propre vertu et ignorés dans leur solitude ! combien d’Homères et de Diogènes, d’Epictètes et d’Ésopes, dans l’indigence ! Les savants n’ont ni le goût ni le loisir d’amasser de grands biens. Ils aiment l’étude ; ils vivent dans la médiocrité ; et une vie laborieuse et modérée, passée dans le silence de la retraite, occupée de la lecture et du travail, n’est pas assurément une vie voluptueuse et criminelle. Les commodités de la vie, pour être souvent le fruit des arts, n’en sont pas davantage le partage des artistes ; ils ne travaillent que pour les riches, et ce sont les riches oisifs qui profitent et abusent des fruits de leur industrie.

L’effet le plus vanté des sciences et des arts, c’est, continue l’auteur, cette politesse introduite parmi les hommes, qu’il lui plaît de confondre avec l’artifice et l’hypocrisie ; politesse, selon lui, qui ne sert qu’à cacher les défauts et à masquer les vices. Voudrait-il donc que le vice parût à découvert, que l’indécence fût jointe au désordre et le scandale au crime ? Quand, effectivement, cette politesse dans les manières ne serait qu’un raffinement de l’amour-propre pour voiler les faiblesses, ne serait-ce pas encore un avantage pour la société, que le vicieux n’osât s’y montrer tel qu’il est, et qu’il fût forcé d’emprunter les livrées de la bienséance et de la modestie ? On l’a dit, et il est vrai ; l’hypocrisie, tout odieuse qu’elle est en elle-même, est pourtant un hommage que le vice rend à la vertu ; elle garantit du moins les âmes faibles de la contagion du mauvais exemple.

Mais c’est mal connaître les savants, que de s’en prendre à eux du crédit qu’a dans le monde cette prétendue politesse qu’on taxe de dissimulation : on peut être poli sans être dissimulé ; on peut assurément être l’un et l’autre sans être bien savant ; et plus communément encore on peut être bien savant sans être fort poli.

L’amour de la solitude, le goût des livres, le peu d’envie de paraître dans ce qu’on appelle le beau monde ; le peu de disposition à s’y présenter avec grâce ; le peu d’espoir d’y plaire, d’y briller ; l’ennui inséparable des conversations frivoles et presque insupportables pour des esprits accoutumés à penser : tout concourt à rendre les belles compagnies aussi étrangères pour le savant, qu’il est lui-même étranger pour elles. Quelle figure ferait-il dans les cercles ? Voyez-le avec son air rêveur, ses fréquentes distractions, son esprit occupé, ses expressions étudiées, ses discours sentencieux, son ignorance profonde des modes les plus reçues et des usages les plus communs ; bientôt par le ridicule qu’il y porte et qu’il y trouve, par la contrainte qu’il y éprouve et qu’il y cause, il ennuie, il est ennuyé. Il sort peu satisfait, on est fort content de le voir sortir. Il censure intérieurement tous ceux qu’il quitte, on raille hautement celui qui part ; et, tandis que celui-ci gémit sur leurs vices, ceux-là rient de ses défauts. Mais tous ces défauts, après tout, sont assez indifférents pour les mœurs, et c’est à ces défauts que plus d’un savant, peut-être, a l’obligation de n’être pas aussi vicieux que ceux qui le critiquent.

Mais avant le règne des sciences et des arts, on voyait, ajoute l’auteur, des empires plus étendus, des conquêtes plus rapides, des guerriers plus fameux. S’il avait parlé moins en orateur et plus en philosophe, il aurait dit qu’on voyait plus alors de ces hommes audacieux, qui, transportés par des passions violentes et traînant à leur suite une troupe d’esclaves, allaient attaquer des nations tranquilles, subjuguaient des peuples qui ignoraient le métier de la guerre, assujettissaient des pays où les arts n’avaient élevé aucune barrière à leurs subites excursions. Leur valeur n’était que férocité, leur courage que cruauté, leurs conquêtes qu’inhumanité : c’étaient des torrents impétueux qui faisaient d’autant plus de ravages qu’ils rencontraient moins d’obstacles. Aussi à peine étaient-ils passés, qu’il ne restait sur leurs traces que celles de leur fureur ; nulle forme de gouvernement, nulle loi, nulle police ; nul lien ne retenait et n’unissait à eux les peuples vaincus.

Que l’on compare à ces temps d’ignorance et de barbarie ces siècles heureux où les sciences ont répandu partout l’esprit d’ordre et de justice. On voit de nos jours des guerres moins fréquentes, mais plus justes ; des actions moins étonnantes, mais plus héroïques ; des victoires moins sanglantes, mais plus glorieuses ; des conquêtes moins rapides, mais plus assurées ; des guerriers moins violents, mais plus redoutés, sachant vaincre avec modération, traitant les vaincus avec humanité : l’honneur est leur guide, la gloire leur récompense. Cependant, dit l’auteur, on remarque dans les combats une grande différence entre les nations pauvres qu’on appelle barbares, et les peuples riches qu’on appelle policés. Il parait bien que le citoyen de Genève ne s’est jamais trouvé à portée de remarquer de près ce qui se passe ordinairement dans les combats. Est-il surprenant que des barbares se ménagent moins et s’exposent davantage ? Qu’ils vainquent ou qu’ils soient vaincus, ils ne peuvent que gagner s’ils survivent à leurs défaites. Mais ce que l’espérance d’un vil intérêt ou plutôt ce qu’un désespoir brutal inspire à ces hommes sanguinaires, les sentiments, le devoir, l’excitent dans ces âmes généreuses qui se dévouent à la patrie ; avec cette différence que n’a pu observer l’auteur, que la valeur de ceux-ci, plus froide, plus réfléchie, plus modérée, plus savamment conduite, est par là même toujours plus sûre du succès.

Mais enfin Socrate, le fameux Socrate, s’est lui-même récrié contre les sciences de son temps. Faut-il s’en étonner ? L’orgueil indomptable des stoïciens, la mollesse efféminée des épicuriens, les raisonnements absurdes des pyrrhoniens, le goût de la dispute, de vaines subtilités, des erreurs sans nombre, des vices monstrueux, infectaient pour lors la philosophie et déshonoraient les philosophes. C’était l’abus des sciences, non les sciences elles-mêmes, que condamnait ce grand homme, et nous le condamnons après lui. Mais l’abus qu’on fait d’une chose suppose le bon usage qu’on en peut faire. De quoi n’abuse-t-on pas ? Et parce qu’un auteur anonyme, par exemple, pour défendre une mauvaise cause, aura abusé une fois de la fécondité de son esprit et de la légèreté de sa plume, faudra-t-il lui en interdire l’usage en d’autres occasions et pour d’autres sujets plus dignes de son génie ? Pour corriger quelques excès d’intempérance, faut-il arracher toutes les vignes ? L’ivresse de l’esprit a précipité quelques savants dans d’étranges égarements : j’en conviens, j’en gémis. Par les discours de quelques-uns, dans les écrits de quelques autres, la religion a dégénéré en hypocrisie, la piété en superstition, la théologie en erreur, la jurisprudence en chicane, l’astronomie en astrologie judiciaire, la physique en athéisme. Jouet des préjugés les plus bizarres, attaché aux opinions les plus absurdes, entêté des systèmes les plus insensés, dans quels écarts ne donne pas l’esprit humain, quand, livré à une curiosité présomptueuse, il veut franchir les limites que lui a marquées la même main qui a donné des bornes à la mer ! Mais en vain les flots mugissent, se soulèvent, s’élancent avec fureur sur les côtes opposées ; contraints de se replier bientôt sur eux-mêmes, ils rentrent dans le sein de l’océan, et ne laissent sur ses bords qu’une écume légère qui s’évapore à l’instant, ou qu’un sable mouvant qui fuit sous nos pas. Image naturelle des vains efforts de l’esprit, quand, échauffé par les saillies d’une imagination dominante, se laissant emporter à tout vent de doctrine, d’un vol audacieux il veut s’élever au-delà de sa sphère et s’efforce de pénétrer ce qu’il ne lui est pas donné de comprendre !

Mais les sciences, bien loin d’autoriser de pareils excès, sont pleines de maximes qui les réprouvent ; et le vrai savant, qui ne perd jamais de vue le flambeau de la révélation, qui suit toujours le guide infaillible de l’autorité légitime, procède avec sûreté, marche avec confiance, avance à grands pas dans la carrière des sciences, se rend utile à la société, honore sa patrie, fournit sa course dans l’innocence, et la termine avec gloire.


fin de la réponse du roi de pologne.