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De la cause des désordres qui troublent la France & arrêtent l’établissements de la liberté
Journal de Paris, 26 février 1792.

André Chénier.- Oeuvres complètes, 1819, Google pp. 376-385.

LA société des amis de la constitution, séante aux Jacobins, s'est souvent occupée, comme on le voit par le journal de ses séances, des moyens de ramener et d'assurer le calme dans Paris et dans le royaume. Quoique je n'aie jamais été membre de cette société, et que je ne l'aie même jamais vue, je me joins cette fois à elle du fond du cœur, pour adhérer à ce vœu qu'elle prononce, et qui est celui de tout bon citoyen ; et comme il faut connaître la véritable source des maux pour eu découvrir le remède, je vais, sans m'arrêter à quelques causes particulières et momentanées de dissensions, inséparables de tout nouvel ordre de choses, indiquer ce que je crois être la cause féconde et'universelle des troubles et des désordres qui nous agitent à la suite d'une révolution pour laquelle le genre humain votera un jour des remercîmens à la France.

Il existe au milieu de Paris une association nombreuse qui s'assemble fréquemment, ouverte à tous ceux qui sont ou passent pour èlre patriotes, toujours gouvernée par des chefs visibles ou invisibles, qui changent souvent et se détruisent mutuellement, mais qui ont tous le même but, de régner, et le même esprit, de régner par tous les moyens. Cette société s'étant formée dans un moment où la liberté, quoique sa victoire ne fût plus incertaine, n'était pourtant pas encore affermie, attira nécessairement un grand nombre de citoyens alarmés, et pleins d'un ardent amour pour la bonne cause. Plusieurs avaient plus de mérite que de lumières. Beaucoup d'hypocrites s'y glissèrent, ainsi que beaucoup de personnages endettés, sans industrie, pauvres par fainéantise, et qui voyaient de quoi espérer dans un changement quelconque. Plusieurs hommes justes et sages, qui savent que dans un Etat bien administré tous les citoyens ne font pas les affaires publiques, mais que tous doivent faire leurs affaires domestiques, s'en sont retirés depuis ; d'où il suit que cette association doit être en grande partie composée de quelques joueurs adroits qui préparent les hasards, et qui en profitent ; d'autres intrigans subalternes , à qui l'avidité et l'habitude de mal faire tiennent lieu d'esprit, et d'un grand nombre d'oisifs honnêtes , mais ignorans et bornés, incapables d'aucune mauvaise intention , mais qui peuvent servir, sans le savoir, les mauvaises intentions d'autrui.

Cette société en a produit une infinité d'autres : villes. bourgs., villages en sont pleins ; presque toutes sont soumises aux ordres de la société mère, et entretiennent avec elle une correspondance très-active. Elle est un corps dans Paris, et elle est la tête d'un corps plus vaste qui s'étend sur la France. C'est ainsi que l'Eglise de Rome plantait sa foi, et gouvernait le monde par des congrégations de moines.

Cette congrégation fut imaginée et exécutée par des hommes très-populaires, il y a deux ans, et qui virent fort bien que c'était un moyen d'augmenter leur pouvoir, et de tirer un grand parti de leur popularité, mais qui ne virent pas combien un pareil instrument était redoutable et dangereux. Tant qu'ils les gouvernèrent, toutes les erreurs de ces sociétés leur parurent admirables ; depuis qu'ils ont été détruits par cette mine qu'ils avaient allumée, ils détestent des excès qui ne sont plus à leur profit ; et disant vrai, sans être plus sages, ils se réunissent aux gens de bien pour maudire leur ancien chefd'œuvre; mais les gens de bien ne se réunissent point à eux. Ces sociétés délibèrent devant un auditoire qui fait leur force; et si l'on considère que les hommes occupés ne négligent point leurs affaires pour être témoins des débats d'un club , et que les hommes éclairés cherchent le silence du cabinet, ou les conversations paisibles , et non le tumulte et les clameurs de ces bruyantes mêlées, on jugera facilement quels doivent être les habitués qui composent cet auditoire. On jugera de même quel langage doit être propre à s'assurer leur bienveillance. Une simple équivoque a suffi à tout. La constitution étant fondée sur cette éternelle vérité , la souveraineté du peuple, îl n'a fallu que persuader aux tribunes du club qu'elles sont le peuple.

Cette définition est presque généralement adoptée par les publicistes faiseurs de journaux. Et quelques centaines d'oisifs réunis dans un jardin ou dans un spectacle, ou quelques troupes de bandits qui pillent des boutiques, sont effrontément appelés le peuple ; et les plus insolens despotes n'ont jamais reçu, des courtisans les plus avides, un encens plus vil et plus fastidieux que l'adulation impure dont deux ou trois mille usurpateurs de la souveraineté nationale sont enivrés chaque jour par les écrivains et les orateurs de ces sociétés qui agitent la France.

Comme l'apparence du patriotisme est la seule vertu qui leur soit utile, quelques hommes , qu'une vie honteuse a flétris, courent y faire foi de patriotisme par l'emportement de leurs discours : fondant l'oubli du passé et l'espérance de l'avenir sur des déclamations turbulentes et sur les passions de la multitude, et se rachetant de l'opprobre par l'impudence.

Là se manifestent journellement des sentimens et même des principes qui menacent toutes les fortunes et toutes les propriétés. Sous le nom à'accaparemens, de monopoles, l'industrie et le commerce sont représentés comme délits. Tout homme riche y passe pour un ennemi public. L'ambition et l'avarice n'épargnant ni hon" neur ni réputation, les soupçons les plus odieux, la diffamation effrénée s'appellent liberté d'opinions. Qui demande des preuves d'une accusation est un homme suspect, un ennemi du peuple. Là toute absurdité est admirée, pourvu qu'elle soit homicide ; tout mensonge est accueilli pourvu qu'il soit atroce. Des femmes y vont faire applaudir les convulsions d'une démence sanguinaire.

La doctrine que toute délation vraie ou fausse est toujours une chose louable et utile, y est non - seulement pratiquée, mais enseignée au moins comme ce que les jésuites appelaient une opinion probable. Un homme fait un discours rempli d'invectives et d'imputations diffamantes, dans l'allégresse générale on en décide l'impression; puis interrogé pourquoi il ne l'avait pas publiétel qu'il l'avait prononcé, et pourquoi il a supprimé quelques-unes de ces brillantes délations qui en avaient fait le succès, il répond, avec une franchise qui ne l'honore pas moins que ceux dont il était alors le président , qu'au fond il n'était pas sûr que tout ce qu'il avait dit fût bien vrai, et qu'il a mieux aimé ne pas s'exposer à un procès criminel. On y attaque aussi quelquefois des coupables , et on les y attaque avec une férocité, un acharnement, une mauvaise foi, qui les font paraître innoceus. Là se distribuent les brevets de patriotisme. Tous les membres, tous les amis de ces congrégations sont de bons citoyens; tous les autres sont des perfides. La seule admission dans ce corps, comme le baptême de Constantin , lave tous les crimes, efface le sang et les meurtres. Les monstres d'Avignon ont trouvé là des amis, des dét fenseurs, des jaloux. « Ces sociétés se tenant toutes par la main, forment une espèce de chaîne électrique autour de la France. Au même instant, dans tous les recoins de l'empire, elles s'agitent ensemble, poussent les mêmes cris , impriment les mêmes mouvemens, qu'elles n'avaient certes pas grand'peine à prédire d'avance.

Leur turbulente activité a plongé le gouvernement dans une effrayante inertie : dans les assemblées primaires ou électorales , leurs intrigues, leurs trames obscures, leurs tumultes scandaleux ont fait fuir beaucoup de gens de bien , dont toutefois la faiblesscest très-condamnable, et ont sali de noms infâmes quelques listes de magistrats populaires. Partout les juges, les administrateurs , tous les officiers publics qui ne sont point leurs agens et leurs créatures , sont leurs ennemis et en butte à leurs persécutions. Usurpateurs même des formes de la puissance publique , ici ils se transportent à un tribunal et en suspendent l'action ; là ils forcent des municipalités à venir chez eux recevoir leurs ordres ; dans plus d'un lieu ils ont osé entrer de force chez des citoyens, les fouiller, les juger, les condamner, les absoudre. La rébellion aux autorités légitimes trouve chez eux protection et appui. Tout homme se disant patriote, et qui a outragé les lois et leurs organes, vient s'en vanter parmi eux. On en a vu se faire gloire non-seulement de leurs délits , mais des actes judiciaires qui les avaient justement flétris. Tout subalterne renvoyé et calomniateur est une victime de son patriotisme ; tout soldat séditieux et révolté peut leur demander la couronne civique ; tout chef insulté ou assassiné a eu tort. Au moment où une horde de rebelles fugitifs , secondée de la malveillance des étrangers , semble nous annoncer la guerre, ils désignent les généraux à l'armée comme des traîtres dont elle doit se défier. Quiconque veut exécuter les lois est dénoncé chez eux, et par eux dans les places publiques, et par eux à la barre même de l'Assemblée nationale, comme mauvais citoyen et contre-révolutionnaire.

Ils ne laissent pas de se plaindre aussi eux-mêmes de l'inexécution des lois. Ce gouvernement, dont chaque jour ils embarrassent la marche , ils l'accusent chaque jour de ne point marcher. Chaque jour ils invoquent la constitution, et chaque jour leurs discours et leur conduite l'outragent, et chaque jour s'.élancent du milieu d'eux des essaims de pétitionnaires qui vont faire retentir de violentes inepties contre la constitution, les voûtes mêmes sous lesquelles la constitution a été faite.

Ils reçoivent, à la face de la France entière, des députations qui, comme s'il n'existait ni assemblée législative , ni tribunaux , ni pouvoir exécutif, s'adressent à eux pour obtenir ou une loi, ou la réparation de quelque tort, ou un changement d'officiers publics.

Et quand l'indignation et la douleur soulèvent tous les esprits, ils crient eux-mêmes plus que personne contre les désordres qu'ils ont faits et qu'ils entretiennent ; ils accusent de leurs ouvrages tous ceux qu'ils oppriment ; et levant à la fois le masque, ils arment au milieu de Paris , sans dissimuler leurs préparatifs de guerre. Enfin, au midi de la France, ils ont osé se promettre d'une ville à l'autre l'appui d'une force armée, dans le cas où la puissance publique essaierait de les faire rentrer dans le devoir des sujets de la loi.

Les procès-verbaux de toutes les administrations, ceux de l'Assemblée nationale, tous les journaux , et ceux principalement qui sortent du sein même de ces sociétés, la notoriété publique, les yeux et la conscience de la France entière, attesteront que ce tableau hideux n'est que fidèle. Voilà dans quel chaos ils ont jeté cet empire, qui a une constitution. Voilà comment, soit par la terreur, soit par le découragement, ils ont réduit les talens et la probité au silence ; et l'homme dont le cœur est juste et droit (car celui-là seul est libre), étonné entre ce qu'on lui annonçait et ce qu'il voit, entre la constitution et ceux qui se nomment ses amis, entre la loi qui lui promet protection et des hommes qui parlent plus haut que la loi, rentre en gémissant dans sa retraite, et s'efforce d'espérer encore que le règne des lois et de la raison viendra enfin réjouir une terre où l'on opprime au nom de l'égalité, et où l'effigie de la liberté n'est qu'une empreinte employée à sceller les volontés de quelques tyrans. ; Il est certes bien étonnant que toutes ces choses fussent assez inconnues à un membre de l'Assemblée nationale, pour qu'il ait pu demander hautement, il y a peu de jours, qu'on lui citât quelques-uns des excès de ces sociétés si mal nommées patriotiques ; et il faut en effet que cet incroyable défi ait frappé l'Assemblée d'un grand étonnement, puisqu'elle ne s'est pas levée toute entière pour lui répondre d'une manière trop satisfaisante, par la triste énumération que je viens de faire.

Il a paru sous le nom d'un magistrat une lettre qui m'a semblé bien niaise ; d'autres l'ont jugée pernicieuse. Ils ont cru y voir le désir de servir les factions les plus ennemies du bien public, de justifier les passions les plus inouies et les plus anti - sociales, et d'armer tous ceux qui n'ont rien contre tous ceux qui ont quelque chose. Mais quoique je ne connaisse point ce magistrat , et que je l'entende prôner par des gens que je n'aime point et pour.qui je n'ai aucune estime, je n'ai rien vu dans sa conduite ni dans son écrit qui m'autorisât à adopter de pareils soupçons. Quoi qu'il en soit, cette lettre assure en diflerens endroits et de différentes manières. que la bourgeoisie n'est plus aussi attachée à la révolution. Si ce fait important est vrai , il me semble qu'il aurait dû inspirer à ce magistrat d'autres réflexions que celles qu'on lit dans sa lettre. Il aurait dû considérer que cette classe, 'qu'il désigne par ce mot de bourgeoisie, étant celle qui est » placée à distance égale, entre les vices de l'opulence etceux la misère, entre les prodigalités du luxe et les extrêmes besoins, fait essentiellement la masse du vrai peuple, dans tous les lieux et dans tous les temps, où l'on donne un sens aux mots qu'on emploie ; que cette classe est la plus sobre, la plus sage, la mieux active, la plus remplie de tout ce qu'une honnêteindustrie enfante de louable et de bon; que lorsque cette classe entière est mécontente, il en faut accuser quelque vice secret dans les lois ou dans le gouvernement. Des lois qui rétablissent l'égalité parmi les nommes, des lois qui ouvrent le champ le plus vaste et le plus libre à toute espèce de travaux ; des lois qui, malgré les imperfections dont nul ouvrage humain n'est exempt, sont au moinsévidemment destinées à fonder la concorde et le bonheur de tous sur les intérêts de tous, ne peuvent assurément pas être la cause de leur mécontentement. Il faut donc , on que le gouvernement contrarie les lois , ou que le gouvernement n'ait point de force. Si ensuite ce magistrat eût '• regardé autour de lui ; s'il eût vu les tribunaux sans force . les administrateurs sans pouvoir et sans confiance, la France entière alarmée sur l'état de ses finances , sur celui de sa dette , sur les contributions, sur la fortune publique, et par conséquent les particuliers inquiets sur leur fortune privée -, la défiance et l'effroi arrêtant ou précipitant Jes transactions commerciales, les spéculations les plus légitimes devenues dangereuses; vingt tentatives pour taxer le prix des denrées : le discrédit de nos papiers, effet infaillible de toutes ces causes ; il n'aurait pas été embarrassé de rendre raison de ce grand nombre de mécontens qui se grossit tous les jours. Il eût ensuite cherché d'où peut naitre un relâchement si incroyable dans toutes les parties du gouvernement, et cette terreur des bons , et cette audace des méchans : je doute que ses yeux eussent trouvé à se fixer ailleurs que sur ces sociétés, où un infiniment petit nombre de Français paraissent un grand nombre parce qu'ils sont réunis et qu'ils crient.

Et alors, comparant leur action et leur organisation avec les idées qu'il doit s'être faites d'un Etat libre et bien ordonné , il aurait, je pense , conclu avec moi et avec tout lecteur qui n'est pas ou un des fripons intéressés à tant de désordres, ou d'une imbécillité à qui tout raisonnement soit interdit, qu'il est absolument impossible d'établir et d'affermir un gouvernement à côté de sociétés pareilles; que ces clubs sont et seront funestes à la liberté ; qu'ils anéantiront la constitution ; que la horde énergumène de Coblentz n'a pas de plus sûrs auxiliaires ; que leur destruction est le seul remède aux maux de la France ; et que le jour de leur mort sera un jour de fête et d'allégresse publique. Ils crient partout que la patrie est en danger. Cela est malheureusement bien vrai, et cela sera vrai tant qu'ils existeront. --Bel Bonjour, Ambre Troizat (d) 11 décembre 2012 à 16:33 (UTC)[répondre]

Analyse[modifier]

Polémique d’André Chénier. Philippe-Joseph-Benjamin Buchez,Pierre-Célestin Roux-Lavergne.- Histoire parlementaire de la Révolution française ou Journal des assemblées nationales, depuis 1789 jusqu'en 1815...: Précédée d'une introd. sur l'histoire de France jusqu'à la convocation des Etats-Généraux, Volume 13, Volume 13. Google, p. 248 & ss. --Bel Bonjour, Ambre Troizat (d) 11 décembre 2012 à 16:33 (UTC)[répondre]