Discussion utilisateur:Zyephyrus/Juillet 2019
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DE LA DÉCADENCE ET DE LA CHUTE
DE L’EMPIRE ROMAIN,
TRADUITE DE L’ANGLAIS
D’ÉDOUARD GIBBON.
NOUVELLE ÉDITION, entièrement revue et corrigée, précédée d’une Notice sur la vie et le caractère de GIBBON, et accompagnée de notes critiques et historiques, relatives, pour la plupart, à l’histoire de la propagation du christianisme ;
PAR M. F. GUIZOT.
TOME PREMIER.
À PARIS,
CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
RUE DE L’ÉPERON, No 6.
1819.
PRÉFACE
DE L’ÉDITEUR.
UN bon ouvrage à réimprimer, une traduction défectueuse à revoir, des omissions et des erreurs d’autant plus importantes à rectifier dans une Histoire fort étendue, que, perdues en quelque sorte dans le nombre immense de faits qu’elle contient, elles sont éminemment propres à tromper les lecteurs superficiels qui croient tout ce qu’ils ont lu, et même les lecteurs attentifs qui ne sauraient étudier tout ce qu’ils lisent ; tels sont les motifs qui m’ont déterminé à publier cette nouvelle édition de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, par Édouard GIBBON, à en refondre la traduction et à y joindre des notes.
Cette période de l’Histoire a été l’objet des études et des travaux d’une multitude d’écrivains, de savans, de philosophes même. La décadence graduelle de la domination la plus extraordinaire qui ait envahi et opprimé le monde ; la chute du plus vaste des empires élevé sur les débris de tant de royaumes, de républiques, d’états barbares ou civilisés, et formant à son tour, par son démembrement, une multitude d’états, de républiques et de royaumes ; l’anéantissement de la religion de la Grèce et de Rome, la naissance et les progrès des deux religions nouvelles qui se sont partagé les plus belles contrées de la terre ; la vieillesse du monde ancien, le spectacle de sa gloire expirante et de ses mœurs dégénérées ; l’enfance du monde moderne, le tableau de ses premiers progrès, de cette direction nouvelle imprimée aux esprits et aux caractères… Un tel sujet devait nécessairement fixer l’attention et exciter l’intérêt des hommes qui ne sauraient voir avec indifférence ces époques mémorables, où, suivant la belle expression de Corneille :
Un grand destin commence, un grand destin s’achève.
Aussi l’érudition, l’esprit philosophique et l’éloquence, se sont-ils appliqués, comme à l’envi, soit à débrouiller, soit à peindre les ruines de ce vaste édifice dont la chute avait été précédée et devait être suivie de tant de grandeur. MM. de Tillemont, Lebeau, Ameilhon, Pagi, Eckhel, et un grand nombre d’autres écrivains français et étrangers en ont examiné toutes les parties : ils se sont enfoncés au milieu des décombres pour y chercher des faits, des renseignemens, des détails, des dates ; et, à l’aide d’une érudition plus ou moins étendue, d’une critique plus ou moins éclairée, ils ont en quelque sorte rassemblé et arrangé de nouveau tous ces matériaux épars. Leurs travaux sont d’une incontestable utilité, et je n’ai garde de vouloir en diminuer le mérite ; mais en s’y enfonçant, ils s’y sont quelquefois ensevelis : soit qu’ils eussent volontairement borné l’objet et le cercle de leurs études, soit que la nature même de leur esprit les resserrât, à leur insu, dans de certaines limites, en s’occupant de la recherche des faits, ils ont négligé l’ensemble des idées ; ils ont fouillé et éclairé les ruines sans relever le monument ; et le lecteur ne trouve point dans leurs ouvrages ces vues générales qui nous aident à embrasser d’un coup d’œil une grande étendue de pays, une longue série de siècles, et qui nous font distinguer nettement, dans les ténèbres du passé, la marche de l’espèce humaine changeant sans cesse de forme et non de nature, de mœurs et non de passions, arrivant toujours aux mêmes résultats par des routes toujours diverses ; ces grandes vues enfin qui constituent la partie philosophique de l’histoire, et sans lesquelles elle n’est plus qu’un amas de faits incohérens, sans résultat comme sans liaison.
Montesquieu, en revanche, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, jetant de toutes parts le coup d’œil du génie, a mis en avant sur ce sujet une foule d’idées toujours profondes, presque toujours neuves, mais quelquefois inexactes, et moins appuyées sur la véritable nature et la dépendance réelle des faits, que sur ces aperçus rapides et ingénieux auxquels un esprit supérieur s’abandonne trop aisément, parce qu’il trouve un vif plaisir à manifester sa puissance par cette espèce de création. Heureusement que, par un juste et beau privilége, les erreurs du génie sont fécondes en vérités ; il s’égare par moments dans la route qu’il ouvre ; mais elle est ouverte, et d’autres y marchent après lui avec plus de sûreté et de circonspection. Gibbon, moins fort, moins profond, moins élevé que Montesquieu, s’empara du sujet dont celui-ci avait indiqué la richesse et l’étendue ; il suivit avec soin le long développement et l’enchaînement progressif de ces faits dont Montesquieu avait choisi et rappelé quelques-uns, plutôt pour y rattacher ses idées que pour faire connaître au lecteur leur marche et leur influence réciproques. L’historien anglais, éminemment doué de cette pénétration qui remonte aux causes, et de cette sagacité qui démêle parmi les causes vraisemblables celles qu’on peut regarder comme vraies ; né dans un siècle où les hommes éclairés étudiaient curieusement toutes les pièces dont se compose la machine sociale, et s’appliquaient à en reconnaître la liaison, le jeu, l’utilité, les effets et l’importance ; placé par ses études et par l’étendue de son esprit, au niveau des lumières de son siècle, porta dans ses recherches sur la partie matérielle de l’histoire, c’est-à-dire sur les faits eux-mêmes, la critique d’un érudit judicieux ; et dans ses vues sur la partie morale, c’est-à-dire sur les rapports qui lient les événements entre eux et les acteurs aux événements, celle d’un philosophe habile. Il savait que l’histoire, si elle se borne à raconter des faits, n’a plus que cet intérêt de curiosité qui attache les hommes aux actions des hommes, et que, pour devenir véritablement utile et sérieuse, elle doit envisager la société, dont elle retrace l’image, sous les divers points de vue d’où cette société peut être considérée par l’homme d’état, le guerrier, le magistrat, le financier, le philosophe, tous ceux enfin que leur position ou leurs lumières rendent capables d’en connaître les différens ressorts. Cette idée, non moins juste que grande, a présidé, si je ne me trompe, à la composition de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain : ce n’est point un simple récit des événemens qui ont agité le monde romain depuis l’élévation d’Auguste jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ; l’auteur a constamment associé à ce récit le tableau de l’état des finances, des opinions, des mœurs, du système militaire, de ces causes de prospérité ou de misère, intérieures et cachées, qui fondent en silence ou minent sourdement l’existence et le bien-être de la société. Fidèle à cette loi reconnue, mais négligée, qui ordonne de prendre toujours les faits pour base des réflexions les plus générales, et d’en suivre pas à pas la marche lente, mais nécessaire, Gibbon a composé ainsi un ouvrage remarquable par l’étendue des vues, quoiqu’on y rencontre rarement une grande élévation d’idées, et plein de résultats intéressans et positifs, en dépit même du scepticisme de l’auteur.
Le succès de cet ouvrage dans un siècle qui avait produit Montesquieu, et qui possédait encore, lors de sa publication, Hume, Robertson et Voltaire, prouve incontestablement son mérite ; la durée de ce succès, qui s’est constamment soutenu depuis, en est la confirmation. En Angleterre, en France, en Allemagne, c’est-à-dire chez les nations les plus éclairées de l’Europe, on cite toujours Gibbon comme une autorité ; et ceux même qui ont découvert dans son livre des inexactitudes, ou qui n’approuvent pas toutes ses opinions, ne relèvent ses erreurs et ne combattent ses idées qu’avec ces ménagemens pleins de réserve, dus à un mérite supérieur. J’ai eu occasion, dans mon travail, de consulter les écrits de philosophes qui ont traité des finances de l’Empire romain, de savans qui en ont étudié la chronologie, de théologiens qui ont approfondi l’histoire ecclésiastique, de jurisconsultes qui ont étudié avec soin la jurisprudence romaine, d’orientalistes qui se sont beaucoup occupés des Arabes et du Koran, d’historiens modernes qui ont fait de longues recherches sur les croisades et sur leur influence ; chacun de ces écrivains a remarqué et indiqué dans l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, quelques négligences, quelques vues fausses ou du moins incomplètes, quelquefois même des omissions qu’on ne peut s’empêcher de croire volontaires ; ils ont rectifié quelques faits, combattu avec avantage quelques assertions ; mais le plus souvent ils ont pris les recherches et les idées de Gibbon comme point de départ ou comme preuve des recherches et des idées nouvelles qu’ils avançaient. Qu’on me permette de rendre compte ici de l’espèce d’incertitude et d’alternative que j’ai éprouvée moi-même en étudiant cet ouvrage ; j’aime mieux courir le risque de parler de moi que négliger une observation qui me paraît propre à en faire mieux ressortir et les qualités et les défauts. Après une première lecture rapide, qui ne m’avait laissé sentir que l’intérêt d’une narration toujours animée, malgré son étendue, toujours claire, malgré la variété des objets qu’elle fait passer sous nos yeux, je suis entré dans un examen minutieux des détails dont elle se compose, et l’opinion que je m’en suis formée alors a été, je l’avoue, singulièrement sévère. J’ai rencontré dans certains chapitres des erreurs qui m’ont paru assez importantes et assez multipliées pour me faire croire qu’ils avaient été écrits avec une extrême négligence ; dans d’autres, j’ai été frappé d’une teinte générale de partialité et de prévention qui donnait à l’exposé des faits ce défaut de vérité et de justice que les Anglais désignent par le mot heureux de misrepresentation ; quelques citations tronquées, quelques passages omis involontairement ou à dessein m’ont rendu suspecte la bonne foi de l’auteur ; et cette violation de la première loi de l’histoire, grossie à mes yeux par l’attention prolongée avec laquelle je m’occupais de chaque phrase, de chaque note, de chaque réflexion, m’a fait porter sur tout l’ouvrage un jugement beaucoup trop rigoureux. Après avoir terminé mon travail, j’ai laissé s’écouler quelque temps avant d’en revoir l’ensemble. Une nouvelle lecture attentive et suivie de l’ouvrage entier, des notes de l’auteur et de celles que j’avais cru devoir y joindre, m’a montré combien je m’étais exagéré l’importance des reproches que méritait Gibbon ; j’ai été frappé des mêmes erreurs, de la même partialité sur certains sujets ; mais j’étais loin de rendre assez de justice à l’immensité de ses recherches, à la variété de ses connaissances, à l’étendue de ses lumières, et surtout à cette justesse vraiment philosophique de son esprit, qui juge le passé comme il jugerait le présent, sans se laisser offusquer par ces nuages que le temps amasse autour des morts, et qui souvent nous empêchent de voir que sous la toge comme sous l’habit moderne, dans le sénat comme dans nos conseils, les hommes étaient ce qu’ils sont encore, et que les événemens se passaient il y a dix-huit siècles comme ils se passent de nos jours. Alors j’ai senti que Gibbon, malgré ses faiblesses, était vraiment un habile historien ; que son livre, malgré ses défauts, serait toujours un bel ouvrage, et qu’on pouvait relever ses erreurs et combattre ses préventions, sans cesser de dire que peu d’hommes ont réuni, sinon à un aussi haut degré, du moins d’une manière aussi complète et aussi bien ordonnée, les qualités nécessaires à celui qui veut écrire l’histoire.
Je n’ai donc cherché dans mes notes qu’à rectifier les faits qui m’ont paru faux ou altérés, et à suppléer ceux dont l’omission devenait une source d’erreurs. Je suis loin de croire que ce travail soit complet : je me suis bien gardé même de l’appliquer à l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain dans toute son étendue ; c’eût été grossir prodigieusement un ouvrage déjà très-volumineux, et ajouter des notes innombrables aux notes déjà très-nombreuses de l’auteur. Mon premier but et ma principale intention étaient de revoir avec soin les chapitres consacrés par Gibbon à l’histoire de l’établissement du christianisme, pour y rétablir dans toute leur exactitude, et sous leur véritable jour, les faits dont ils se composent ; c’est aussi là que je me suis permis le plus d’additions ; d’autres chapitres, comme celui qui traite de la religion des anciens Perses, celui où l’auteur expose le tableau de l’état de l’ancienne Germanie et des migrations des peuples, m’ont paru avoir besoin d’éclaircissemens et de rectifications : leur importance me servira d’excuse. En général, mon travail ne s’étend guère au-delà des cinq premiers volumes de cette nouvelle édition ; c’est dans ces volumes que se trouve à peu près tout ce qui concerne le christianisme ; c’est là aussi que l’on voit ce passage du monde ancien au monde moderne, des mœurs et des idées de l’Europe romaine à celles de notre Europe, qui forme l’époque la plus intéressante et la plus importante à éclaircir de l’ouvrage entier. D’ailleurs les temps postérieurs ont été traités avec soin par un grand nombre d’écrivains ; aussi les notes que j’ai ajoutées aux volumes suivans sont-elles rares et peu développées. C’est déjà trop peut-être ; cependant je puis assurer que je me suis sévèrement imposé la loi de ne dire que ce qui me paraissait nécessaire, et de le dire aussi brièvement que je le trouvais possible.
On a beaucoup écrit sur et contre Gibbon ; dès que son ouvrage parut, il fut commenté comme l’aurait été un manuscrit ancien ; à la vérité, les commentaires étaient des critiques. Les théologiens surtout avaient à se plaindre de la manière dont y était traitée l’histoire ecclésiastique ; ils attaquèrent les chapitres XV et XVI, quelquefois avec raison, souvent avec amertume, presque toujours avec des armes inférieures à celles de leur adversaire, qui possédait et plus de connaissances et plus de lumières et plus d’esprit, autant du moins que j’en puis juger par ceux de leurs travaux que j’ai été à portée d’examiner. Le docteur R. Watson, depuis évêque de Landaff, publia une série de Lettres ou Apologie du Christianisme, dont la modération et le mérite sont reconnus par Gibbon lui-même[1]. Priestley écrivit une Lettre à un incrédule philosophe contenant un tableau des preuves de la religion révélée, avec des observations sur les deux premiers volumes de M. Gibbon. Le docteur White, dans une suite de Sermons dont le docteur S. Badcock fut, dit-on, le véritable auteur, et dont M. White ne fit que fournir les matériaux, traça un tableau comparatif de la religion chrétienne et du mahométisme (1re éd., 1784, in-8o), où il combattit souvent Gibbon, et dont Gibbon lui-même a parlé avec estime (dans les Mémoires de sa vie, p. 167 du 1er vol. des Œuvres mêlées, et dans ses Lettres, nos 82, 83, etc.). Ces trois adversaires sont les plus recommandables de ceux qui ont attaqué notre historien : une foule d’autres écrivains se joignirent à eux. Sir David Dalrimple, le docteur Chelsum, chapelain de l’évêque de Worcester[2] ; M. Davis, membre du collège de Bailleul, à Oxford ; M. East Apthorp, recteur de Saint-Mary-le-Bow, à Londres[3] ; J. Beattie, M. J. Milner, M. Taylor, M. Travis, prébendaire de Chester et vicaire d’Eastham[4] ; le docteur Whitaker, un anonyme qui ne prit que le nom de l’anonymous gentleman ; M. H. Kett[5], etc. etc., prirent parti contre le nouvel historien ; il répondit à quelques-uns d’entre eux par une brochure intitulée : Défense de quelques passages des chapitres XV et XVI de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain[6]. Cette défense, victorieuse sur quelques points, faible sur d’autres, mais d’une extrême amertume, décela toute l’humeur que les attaques avaient causée à Gibbon, et cette humeur indiquait peut-être qu’il ne se sentait pas tout-à-fait irréprochable : cependant il ne changea rien à ses opinions dans le reste de l’ouvrage ; ce qui prouve du moins sa bonne foi.
Quelques peines que je me sois données, je n’ai pu me procurer qu’une bien petite partie de ces ouvrages : ceux du docteur Chelsum, de M. Davis, de M. Travis et de l’anonyme, sont les seuls que j’aie été à portée de lire ; j’en ai tiré quelques observations intéressantes, et quand je n’ai pu ni les étendre ni les appuyer sur de plus fortes autorités, j’ai indiqué à qui je les devais.
Ce n’est pas seulement en Angleterre que Gibbon a été commenté ; F. A. G. Wenck, professeur de droit à Leipzig, savant très-estimable, en entreprit une traduction allemande, dont le premier volume parut à Leipzig, en 1779, et y ajouta des notes pleines d’une érudition non moins vaste qu’exacte ; j’en ai tiré un grand parti : malheureusement M. Wenck ne continua pas son entreprise ; les volumes suivans ont été traduits par M. Schreiter, professeur à Leipzig, qui n’y a joint qu’un très-petit nombre de notes assez insignifiantes. M. Wenck annonçait dans sa préface qu’il publierait des dissertations particulières sur les chapitres XV et XVI, dont l’objet serait d’examiner le tableau tracé par Gibbon, de la propagation du christianisme ; il est mort, il y a deux ans, sans avoir fait connaître ce travail. Avant d’être informé de sa mort, je lui avais écrit pour lui en demander la communication ; son fils m’a répondu qu’on ne l’avait point trouvé dans les papiers de son père.
Il existe une autre traduction allemande de Gibbon que je ne connais pas ; on m’a dit qu’elle ne contenait point de notes nouvelles.
Plusieurs théologiens allemands, comme M. Walterstern[7], M. Luderwald, etc.[8], ont combattu Gibbon en traitant spécialement de l’Histoire de l’établissement et de la propagation du christianisme : je ne connais que les titres de leurs ouvrages.
M. Hugo, professeur de droit à Gœttingue, a publié, en 1789, une traduction du chap. XLIV, où Gibbon traite de la jurisprudence romaine, avec des notes critiques : j’en ai emprunté quelques-unes ; mais ces notes renferment en général peu de faits, et ne sont pas toujours suffisamment étayées de preuves.
En français, je n’ai lu qu’une espèce de Dissertation contre Gibbon, insérée dans le septième volume du Spectateur français ; elle m’a paru assez médiocre, et contient plutôt des raisonnemens que des faits.
Tels sont, du moins à ma connaissance, les principaux ouvrages dont l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ait été spécialement l’objet : ceux que j’ai eus entre les mains étaient loin de me suffire ; et après en avoir extrait ce qu’ils offraient de plus intéressant, j’ai fait moi-même, sur les diverses parties qui me restaient à examiner, un travail de critique assez étendu. Je crois devoir indiquer ici les principales sources où j’ai puisé des renseignemens et des faits. Indépendamment des auteurs originaux dont s’est servi Gibbon, et auxquels je suis remonté autant que cela a été en mon pouvoir, comme l’Histoire d’Auguste, Dion Cassius, Ammien Marcellin, Eusèbe, Lactance, etc., j’ai consulté quelques uns des meilleurs écrivains qui ont traité les mêmes matières avec d’autant plus de soin et d’étendue, qu’ils s’en sont plus spécialement occupés. Pour l’histoire de la primitive Église, les écrits du savant docteur Lardner, l’Abrégé de l’Histoire Ecclésiastique de Spittler, l’Histoire Ecclésiastique de Henke, l’Histoire de la Constitution de l’Église chrétienne de M. Planck, un manuscrit contenant les leçons du même auteur sur l’Histoire des dogmes du christianisme, l’Histoire des Hérésies de C. G. F. Walch, l’Introduction au Nouveau Testament de Michaelis, le Commentaire sur le Nouveau Testament de M. Paulus, l’Histoire de la Philosophie de M. Tennemann, et des dissertations particulières, m’ont été d’un grand secours. Quant au tableau des migrations des peuples du Nord, l’Histoire du Nord de Schlœzer, l’Histoire Universelle de Gatterer, l’Histoire ancienne des Teutons d’Adelung, les Memoriæ populorum ex Historiis Byzantinis erutæ de M. Stritter, m’ont fourni des renseignemens que j’aurais vainement cherchés ailleurs. C’est aux travaux de ces habiles critiques que nous devons les connaissances les plus positives sur cette partie de l’histoire du monde. Enfin j’ai dû aux Dissertations que M. Kleuker a jointes à sa traduction allemande du Zenda-Vesta, et des Mémoires d’Anquetil, les moyens de rectifier plusieurs erreurs que Gibbon avait commises en parlant de la religion des anciens Perses.
On me pardonnera, j’espère, de donner ici ces détails ; je dois à la vérité l’indication des ouvrages sans lesquels je n’aurais pu exécuter ce que j’avais entrepris ; et nommer les savans qui ont été, pour ainsi dire, mes coopérateurs, et sans doute le meilleur moyen d’inspirer pour moi-même quelque confiance.
Qu’il me soit permis de déclarer encore tout ce que je dois aux conseils d’un homme, non moins éclairé en général, que versé en particulier dans les recherches dont j’ai eu à m’occuper. Sans les secours que j’ai puisés dans les directions et dans la bibliothéque de M. Stapfer, j’aurais été fort souvent embarrassé pour découvrir les ouvrages qui pouvaient me fournir des renseignemens sûrs, et j’en aurais sans doute ignoré plusieurs : il m’a prêté à la fois ses lumières et ses livres. Tout mon regret, si l’on trouve quelque mérite dans mon travail, sera de ne pouvoir faire connaître précisément combien est considérable la part qui lui en est due.
J’avais espéré pouvoir offrir aussi aux lecteurs, en tête de cette édition, une Lettre sur la vie et le caractère de Gibbon, que m’avait promise une amitié dont je m’honore. On trouvera à la suite de cette Préface l’explication des raisons qui se sont opposées à l’entier accomplissement de cette promesse. J’ai tâché d’y suppléer, du moins en partie, en employant scrupuleusement, dans la Notice destinée à remplacer cette Lettre, les matériaux et les détails que m’a fournis celui qui avait bien voulu se charger d’abord de les mettre en œuvre.
Il ne me reste plus qu’à dire un mot de la révision de la traduction. Cette révision est l’ouvrage d’une personne qui me tient de trop près pour qu’il me soit permis de parler d’elle autrement que pour indiquer ce qu’elle a fait. Plusieurs traducteurs avaient successivement concouru à l’interprétation de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ; leur manière avait été différente ; dans les premiers volumes, traduits avec beaucoup de soin et de peine, on reconnaissait à chaque instant les efforts d’un homme qui cherche à tourner sa phrase avec élégance, avec harmonie, et qui sacrifie à cette ambition l’énergie forte et serrée de l’original, la concision de ses pensées et la vivacité de ses tours. Aussi cette traduction coulante et assez agréable à lire, n’offrait-elle qu’une bien faible image du style plein et nerveux de l’écrivain anglais. Les volumes suivans portaient surtout l’empreinte d’une précipitation extrême ; des passages resserrés comme si l’on n’eût voulu que les rendre plus courts, des phrases dépouillées de ces détails qui en constituent la force et le caractère ; quelquefois même des réflexions retranchées çà et là ; enfin des contre-sens causés moins par l’ignorance de la langue anglaise que par cette négligence inattentive qui croit avoir fait dès qu’elle a fini : tels étaient les principaux défauts qu’il était nécessaire de corriger. On s’est soigneusement appliqué à les faire disparaître, à rétablir constamment tout le texte et le texte seul de l’Auteur, à rendre enfin à son style sa couleur originale et particulière, dans les endroits même où une concision recherchée, une brusquerie de transitions peu naturelle, une prétention dangereuse à faire entendre beaucoup plus que ne disent les mots, associent aux qualités du style de Gibbon les inconvéniens de ces qualités mêmes.
Un tel travail a dû nécessairement être long, minutieux et difficile ; on ne peut guère, ce me semble, en méconnaître l’utilité. Maintenant, si la Traduction de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain est devenue fidèle, si on la lit sans peine et sans embarras, si les notes qui y sont jointes servent à rectifier les idées de l’Auteur et à engager les lecteurs à les examiner avant de les adopter sans restriction, le but de l’Éditeur est rempli ; c’est tout ce qu’il désirait et plus sans doute qu’il n’espère.
Nota. On a laissé subsister dans cette nouvelle édition les mesures et les monnaies anglaises, comme le mille, la livre sterling, etc. La réduction en mesures et en monnaies françaises eut entraîné des fractions incommodes, et ce travail a paru peu nécessaire. On n’a pas touché non plus aux divisions politiques de l’Europe qui existaient du temps de Gibbon, ni aux remarques qui en sont l’objet : les changemens arrivés depuis vingt ans sont tels, qu’on n’aurait pu en tenir compte qu’en multipliant beaucoup les notes, et ces notes n’auraient rien appris aux lecteurs qui, s’occupant des révolutions des siècles passés, n’ont pas besoin qu’on les instruise de celles dont ils ont été les témoins.
À L’ÉDITEUR.
VOUS avez désiré, Monsieur, que je vous communiquasse mes idées sur Édouard Gibbon, et j’ai cédé un peu légèrement à l’invitation que vous m’en avez faite. Vous avez pensé qu’ayant connu personnellement cet écrivain, je devais avoir sur sa personne et son caractère quelques vues que ne pouvaient avoir ceux qui ne connaissaient que ses ouvrages. Je l’ai pensé comme vous, et je n’ai été détrompé qu’au moment où, cherchant à rassembler mes idées, j’ai voulu mettre la main à la plume.
J’ai vu Gibbon à Londres, à Paris, et dans sa jolie retraite de Lausanne : mais dans ces différentes relations, je n’ai traité qu’avec l’homme de lettres et l’homme du monde. J’ai pu juger la nature de son esprit, ses opinions littéraires, son ton et ses manières dans la société ; mais je n’ai eu avec lui aucune relation particulière qui ait pu me mettre dans la confidence de ces sentimens intimes, de ces traits de caractère qui distinguent un homme, et qui, par leur rapprochement, souvent même par leur contraste avec les détails de la conduite, peuvent rendre à la fois plus piquant et plus vrai le portrait qu’on se propose d’en tracer.
En recueillant mes souvenirs, il me serait aisé, sans doute, de relever dans la personne, le maintien, la manière de parler de Gibbon, quelques singularités ou quelques négligences qui faisaient sourire une malignité frivole, et consolaient la médiocrité des qualités brillantes et solides que Gibbon déployait dans la conversation. À quoi peut être bon de rappeler aujourd’hui qu’un grand écrivain avait une figure irrégulière, un nez qui s’effaçait par la proéminence de ses joues, un corps volumineux porté sur deux jambes très-fluettes, et qu’il prononçait avec affectation et d’un ton de fausset la langue française, qu’il parlait d’ailleurs avec une correction peu commune ? Ses défauts personnels sont ensevelis à jamais dans la tombe ; mais il reste de lui un ouvrage immortel, qui seul mérite aujourd’hui d’occuper tous les esprits raisonnables.
Il nous a d’ailleurs transmis dans ses propres Mémoires sur sa vie et sur ses écrits, tous les détails qui peuvent intéresser encore ; et le recueil de ses Lettres, le Journal de ses lectures, ne nous laisseraient à ajouter que quelques anecdotes insignifiantes ou douteuses.
C’est à celui qui connaît le mieux les écrits de Gibbon, qui a étudié avec le plus d’attention son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, ses Mémoires, sa Correspondance, qu’il appartient de le juger et de le peindre. Aussi ai-je toujours été intimement convaincu, Monsieur, que vous étiez mieux que personne en état de remplir cette tâche. Cependant, pour répondre au désir que vous aviez bien voulu me témoigner, je commençais à m’en occuper, lorsqu’une attaque de goutte étant venue se joindre à une affection catarrhale dont j’étais déjà tourmenté, m’a mis dans un état de souffrance dont je ne puis ni prévoir les suites, ni calculer le terme, et qui me rend en ce moment toute espèce de travail impossible.
Permettez-moi donc de remettre à vos soins cette Notice dont je m’étais chargé : je vous envoie quelques matériaux, quelques notes éparses, rassemblés pour cet objet. Je serai charmé que mes souvenirs, dont je vous ai souvent fait part en conversation, s’allient ainsi avec vos observations et vos idées.
Agréez, Monsieur, les assurances de tous les sentimens d’estime profonde, et de tendre attachement que je vous ai voués depuis long-temps.
Signé SUARD.
NOTICE
SUR LA VIE ET LE CARACTÈRE DE GIBBON.
CE n’est pas seulement pour satisfaire une curiosité frivole qu’il est intéressant de recueillir tous les détails relatifs au caractère des hommes connus par leurs actions publiques ou par leurs ouvrages : ces détails doivent entrer dans le jugement que nous portons sur leur conduite ou sur leurs écrits. Les hommes célèbres échappent rarement à cette sorte de méfiance inquiète qui, cherchant partout leurs sentimens secrets, nous fait attacher d’avance à tout ce que nous connaissons d’eux une idée particulière, fondée sur l’opinion que nous nous sommes formée de leurs intentions. Il importe donc que ces intentions puissent être appréciées avec justesse, et s’il est impossible de déraciner de l’esprit des hommes cette disposition au préjugé qui semble inhérente à leur nature, on doit chercher du moins à l’appuyer sur des bases solides et raisonnables.
On ne saurait nier d’ailleurs que dans certains genres d’ouvrages, l’opinion qu’on a de l’auteur ne doive influer sur celle qu’on se forme de ses écrits. L’historien, entre autres, est peut-être de tous les écrivains celui qui doit le plus au public compte de sa personne ; il s’est porté caution des faits qu’il nous a racontés ; la valeur de cette caution doit être connue : et ce n’est pas seulement sur le caractère moral de l’historien, sur la confiance que peut inspirer sa véracité, que s’appuiera cette garantie nécessaire ; la tournure habituelle de son esprit, les opinions qu’il est le plus disposé à adopter, les sentimens auxquels il se laisse entraîner le plus aisément ; voilà de quoi se compose l’atmosphère qui l’environne, et colore à ses yeux les faits qu’il se charge de nous représenter. Je rechercherai toujours la vérité dit Gibbon dans un de ses écrits antérieurs à ses travaux historiques, quoique jusqu’ici je n’aie guère trouvé que la vraisemblance. C’est parmi ces vraisemblances que l’historien doit trouver, et pour ainsi dire recomposer la vérité en partie effacée par la main du temps ; son travail est de juger de leur valeur, notre droit est d’apprécier l’arrêt d’après l’idée que nous nous formons du juge.
Si l’absence des passions, la modération des goûts, cet état moyen de fortune propre à amortir l’ambition en préservant des besoins et des prétentions, offrent l’idée de l’homme le mieux disposé à cette impartialité nécessaire pour écrire l’histoire, nul homme ne devait plus que Gibbon posséder à cet égard les qualités d’un historien. Né d’une famille assez ancienne, mais sans éclat, quoiqu’il en détaille avec complaisance dans ses Mémoires les alliances et les avantages, il ne pouvait, comme il le dit lui-même, recevoir de ses ancêtres ni gloire ni honte (neither glory nor shame) ; et ce que ses relations de famille offrent de plus remarquable, c’est sa parenté assez proche avec le chevalier Acton, célèbre en Europe comme ministre du roi de Naples. Son grand-père s’était enrichi par des entreprises commerciales qu’il avait su faire prospérer, subordonnant, comme le dit son petit-fils, ses opinions à ses intérêts, et habillant en Flandre les troupes du roi Guillaume, tandis qu’il eût traité bien plus volontiers avec le roi Jacques ; mais non pas peut-être, ajoute l’historien, à meilleur marché. Moins disposé que l’auteur de ses jours et de sa fortune à régler ses penchans sur sa situation, le père de notre historien dissipa une partie de cette fortune qu’il avait trop facilement acquise pour en connaître la valeur, et légua ainsi à son fils la nécessité d’embellir son existence par des succès, et de tourner vers un but important l’activité d’un esprit que, dans une situation plus avantageuse, le calme de son imagination et de son âme, aurait peut-être laissé sans emploi fixe et déterminé. Cette activité d’esprit s’était manifestée dès son enfance, dans les intervalles que lui laissait une santé très-faible, et les infirmités presque continuelles dont il fut assiégé jusqu’à l’âge de quinze ans : à cette époque, sa santé se fortifia tout à coup, sans que depuis il ait ressenti d’autres maux que la goutte, et une incommodité peut-être accidentelle, mais qui, long-temps négligée, a fini par causer sa mort. La langueur, si peu naturelle à l’enfance et à la jeunesse, en réprimant les saillies de l’imagination, facilite à cet âge l’application toujours moins pénible à la faiblesse qu’à la légèreté ; mais la mauvaise santé du jeune Gibbon servant de prétexte à l’indolence de son père et à l’indulgence d’une tante qui s’était chargée de le soigner pour n’avoir point à s’inquiéter de son éducation, toute son activité se tourna vers le goût de la lecture, occupation qui favorise la paresse et la curiosité de l’esprit, en le dispensant d’une étude assidue et régulière ; mais dont une mémoire heureuse fit pour le jeune Gibbon le fondement des vastes connaissances que, dans la suite, il travailla à acquérir. L’histoire fut son premier penchant, et devint ensuite son goût dominant ; il y portait même déjà cet esprit de critique et de scepticisme qui a fait depuis un des caractères distinctifs de sa manière de la considérer et de l’écrire. À l’âge de quinze ans, il voulut entreprendre un ouvrage d’histoire, c’était le Siècle de Sésostris ; son but n’était point, comme on aurait dû le supposer de la part d’un jeune homme de quinze ans, de peindre les merveilles du règne d’un conquérant, mais de déterminer la date probable de son existence. Dans le système qu’il avait choisi, et qui fixait le règne de Sésostris, environ vers le temps de celui de Salomon, une seule objection l’embarrassait, et la manière dont il s’en tirait, ingénieuse comme il le dit lui-même pour un jeune homme de cet âge, est curieuse, en ce qu’elle annonce l’esprit qui devait présider un jour à la composition historique sur laquelle repose sa réputation. Voici le détail tel qu’il est rapporté dans ses Mémoires, « Dans la version des livres sacrés, dit-il, le grand-prêtre Manéthon fait une seule et même personne de Séthosis ou Sésostris, et du frère aîné de Danaüs, qui débarqua en Grèce, selon les marbres de Paros, quinze cent dix ans avant Jésus-Christ ; mais selon ma supposition, le grand-prêtre s’est rendu coupable d’une erreur volontaire. La flatterie est mère du mensonge ; l’histoire d’Égypte de Manéthon est dédiée à Ptolémée Philadelphe, qui faisait remonter son origine ou fabuleuse ou illégitime aux rois macédoniens de la race d’Hercule. Danaüs est un des ancêtres d’Hercule, et la branche aînée ayant manqué, ses descendans, les Ptolémées, se trouvaient les seuls représentans de la famille royale, et pouvaient prétendre par droit d’héritage au trône qu’ils occupaient par droit de conquête. » Un flatteur pouvait donc espérer de faire sa cour en représentant Danaüs, la tige des Ptolémées, comme le frère des rois d’Égypte ; et dès qu’un mensonge avait pu être utile, Gibbon supposait le mensonge. Le Siècle de Sésostris fut discontinué, jeté au feu plusieurs années après, et Gibbon renonça à concilier les antiquités judaïques, égyptiennes et grecques, perdues, dit-il, dans un nuage éloigné : mais ce fait, qu’il a conservé, m’a paru remarquable en ce qu’il me semble y reconnaître déjà l’historien de la Décadence de l’Empire romain et de l’établissement du Christianisme. Ce critique qui, toujours armé du doute et de la probabilité, cherchant toujours dans les passions ou l’intérêt des écrivains qu’il consulte de quoi combattre ou modifier leur témoignage, n’a presque rien laissé de positif et d’entier dans les crimes et dans les vertus dont il a fait le tableau.
Un esprit si inquisitif, livré à ses propres idées, ne devait laisser sans examen aucun des objets dignes d’attirer son attention ; la même curiosité qui lui donnait le goût des controverses historiques, l’avait jeté dans les controverses religieuses, cette indépendance d’opinions qui nous dispose à la révolte contre l’empire que semble vouloir prendre sur nous une opinion généralement adoptée, fut peut-être ce qui le détermina un instant contre la religion de son pays, de ses parens et de ses maîtres : fier de supposer qu’il avait à lui seul trouvé la vérité, Gibbon à seize ans se fit catholique. Différentes circonstances avaient amené sa conversion, l’Histoire des Variations des Églises protestantes, par Bossuet, l’accomplit entièrement ; et du moins, dit-il, je succombai sous un noble adversaire. Pour la seule fois de sa vie, entraîné par un mouvement d’enthousiasme dont le résultat a peut-être contribué à le dégoûter des mouvemens de ce genre, il fit son abjuration à Londres, entre les mains d’un prêtre catholique, le 8 juin 1753, étant alors âgé de seize ans, un mois et douze jours (il était né le 27 avril 1737.) Cette abjuration fut faite en secret dans une des excursions que lui permettait la négligence avec laquelle il était surveillé à l’université d’Oxford, où on l’avait enfin fait entrer. Cependant il crut devoir en instruire son père, qui, dans les premiers mouvemens de sa colère, divulgua le fatal secret. Le jeune Gibbon fut renvoyé d’Oxford, et, bientôt après, éloigné de sa famille, qui le fit partir pour Lausanne, où l’on espérait que quelques années de pénitence, et les instructions de M. Pavilliard, ministre protestant, entre les mains duquel il fut remis, le feraient rentrer dans la voie dont il s’était écarté.
Le genre de punition qu’on avait choisi était bien propre à produire, sur un caractère tel que celui de Gibbon, l’effet qu’on en attendait. Dévoué à l’ennui par son ignorance de la langue française, qu’on parlait à Lausanne, mis à la gène par la modicité de la pension à laquelle l’avait réduit le mécontentement de son père, exposé à toutes sortes de privations par l’avarice de madame Pavilliard, femme du ministre, qui le faisait mourir de faim et de froid, il sentit s’amollir la généreuse ardeur avec laquelle il avait espéré d’abord se sacrifier à la cause qu’il embrassait, et chercha de bonne foi des argumens qui pussent le ramener à une croyance moins pénible à soutenir. Il est rare qu’en fait d’argumens on cherche inutilement ce qu’on désire ardemment de trouver. Le ministre Pavilliard s’applaudissait de ses progrès sur l’esprit de son cathécumène qui l’aidait de ses propres réflexions, et qui fait mention du transport dont il se sentit saisi, en découvrant, par ses propres lumières, un argument contre la transsubstantiation. Cet argument amena sa rétractation, qui fut faite, d’aussi bon cœur et d’aussi bonne foi, à Noël 1754, que l’avait été dix-huit mois auparavant son abjuration. Gibbon avait alors dix-sept ans et demi : ces variations, qui dans un âge plus avancé annonceraient un esprit léger et irréfléchi, ne prouvent, à celui qu’il avait alors, qu’une imagination mobile et un esprit avide de la vérité, mais qu’on avait laissé se dépouiller trop tôt peut-être de ces préjugés, sauvegarde d’un âge où les principes ne peuvent encore être fondés sur la raison. « Ce fut alors, dit Gibbon en rappelant cet événement, que je suspendis mes recherches théologiques, me soumettant avec une foi implicite aux dogmes et aux mystères adoptés par le consentement général des catholiques et des protestans. » Un passage si rapide d’une opinion à l’autre avait déjà, comme on le voit, ébranlé sa conviction sur toutes les deux. L’expérience de ces argumens adoptés d’abord avec tant de confiance et rejetés ensuite, devait lui laisser une grande disposition à douter des argumens qui lui paraissaient à lui-même les plus solides, et son scepticisme sur toute espèce de croyance religieuse eut peut-être pour première cause l’enthousiasme religieux qui lui fit secouer d’abord les idées de son enfance pour s’attacher à une croyance qui n’était pas celle qu’on lui avait enseignée. Quoi qu’il en soit, Gibbon paraît avoir regardé comme une des circonstances les plus avantageuses de sa vie celle qui, réveillant l’attention de ses parens, les força à user plus sévèrement de leur autorité pour le soumettre, déjà un peu tard à la vérité, à un plan régulier d’éducation et d’études. Le ministre Pavilliard, homme raisonnable et instruit, n’avait pas borné ses soins à la croyance religieuse de son élève ; il avait promptement acquis de l’ascendant sur un caractère facile à conduire, et en avait profité pour régler dans le jeune Gibbon cette active curiosité à laquelle il ne manquait que d’être dirigée vers les véritables sources de l’instruction ; mais le maître ne pouvant que les indiquer, laissa bientôt son élève marcher seul dans une route où il n’était pas assez fort pour le suivre : et l’esprit du jeune Gibbon, fait pour l’ordre et la méthode, prit dès lors, soit dans ses études, soit dans ses réflexions, cette marche régulière et suivie qui l’a si souvent conduit à la vérité, et qui l’aurait toujours empêché de s’en écarter, si une subtilité excessive, et une dangereuse facilité à prendre des préventions avant d’avoir étudié et réfléchi, ne l’eussent quelquefois induit en erreur.
On a fait imprimer depuis sa mort, un volume des Extraits raisonnés de ses Lectures, dont les premiers datent à peu près de cette époque où il commença à suivre le plan d’études que lui avait indiqué le ministre Pavilliard. Il est impossible de ne pas être frappé, en le parcourant, de la sagacité, de la justesse et de la finesse de cet esprit calme et raisonneur qui ne s’écarte jamais de la route qu’il s’est proposé de parcourir. Nous ne devons lire que pour nous aider à penser, dit-il dans un Avertissement qui précède ces Extraits, et semble indiquer qu’il les destinait lui-même à l’impression. On voit en effet que ses Lectures ne sont, pour ainsi dire, que le canevas de ses pensées ; mais il suit ce canevas avec exactitude ; il ne s’occupe des idées de l’auteur qu’autant qu’elles ont fait naître les siennes, mais les siennes ne le distraient jamais de celles de l’auteur : il marche d’une manière ferme et sûre, mais pas à pas, et sans franchir les espaces ; on ne voit point que le cours de ses réflexions l’entraîne au-delà du sujet d’où elles sont sorties, et excite en lui cette fermentation de grandes idées qu’amène presque toujours l’étude dans les esprits forts, féconds et étendus ; mais aussi rien ne se perd de ce qu’a pu lui fournir l’ouvrage dont il se rend compte ; rien ne passe sans porter d’utiles fruits, et tout annonce l’historien qui saura tirer des faits tout ce que leurs détails connus pourront fournir à sa sagacité naturelle, sans chercher à en suppléer ou à en récompenser ces parties inconnues que l’imagination seule pourrait deviner.
L’ouvrage de sa conversion achevé, Gibbon avait trouvé dans son séjour à Lausanne plus d’agrément que n’avait dû lui en faire espérer le premier aspect de sa situation. Si la modicité de la pension que lui accordait son père, ne lui permettait pas de prendre part aux plaisirs et aux excès de ceux de ses jeunes compatriotes qui vont portant autour de l’Europe leurs idées et leurs habitudes, pour en rapporter dans leur patrie des ridicules et des modes, cette privation, en le confirmant dans ses goûts d’étude, en tournant son amour-propre vers un éclat plus sûr que celui qu’il pouvait tirer des avantages de la fortune, l’avait engagé à rechercher de préférence les sociétés plus simples et plus utiles de la ville qu’il habitait. Un mérite facile à reconnaître l’y avait fait recevoir avec distinction, et son amour de la science l’avait mis en relation avec plusieurs savans dont l’estime le faisait jouir d’une considération flatteuse pour son âge, et qui a toujours été le premier de ses plaisirs. Cependant le calme de son âme ne le mit pas entièrement à l’abri des agitations de la jeunesse : il vit à Lausanne et aima mademoiselle Curchod, depuis madame Necker, déjà connue alors dans le pays par son mérite et sa beauté : cet amour fut tel que doit le ressentir un jeune homme honnête pour une jeune personne vertueuse ; et Gibbon, qui probablement ne retrouva plus dans la suite les mouvemens qu’il lui avait fait sentir, se félicite dans ses Mémoires, avec une sorte de fierté, d’avoir été, une fois en sa vie, capable d’éprouver un sentiment si exalté et si pur. Les parens de mademoiselle Curchod autorisaient ses vœux ; elle-même (que la mort de son père n’avait point encore réduite à l’état de pauvreté où elle se trouva depuis) semblait les recevoir avec plaisir ; mais le jeune Gibbon, rappelé enfin en Angleterre après cinq ans de séjour à Lausanne, vit bientôt qu’il ne pouvait espérer de faire consentir son père à cette alliance. Après un pénible combat, dit-il, je me résignai à ma destinée ; il ne cherche pas à étaler ni à exagérer son désespoir ; comme amant, ajoute-t-il, je soupirai ; mais comme fils, j’obéis : et cette spirituelle antithèse prouve qu’au temps où il écrivit ses Mémoires, il lui restait même peu de douleur de cette blessure, insensiblement guérie par le temps, l’absence et les habitudes d’une vie nouvelle[9]. Ces habitudes moins romanesques peut-être, à Londres, pour un homme of fashion (un homme du monde) que ne pouvaient l’être celles d’un jeune étudiant dans les montagnes de la Suisse, tirent du goût qu’il conserva assez long-temps pour les femmes un simple amusement ; aucune ne vint balancer dans son esprit l’opinion qu’il avait conçue d’abord de mademoiselle Curchod, et il retrouva avec elle, dans tous les temps de sa vie, cette douce intimité, suite d’un sentiment tendre et honnête, que la nécessité et la raison ont pu surmonter, sans que d’aucune part il y ait eu lieu aux reproches ou à l’amertume. Il la revit à Paris, en 1765, mariée à M. Necker, et jouissant de la considération qu’on devait à son caractère autant qu’à sa fortune : il peint gaiement dans ses lettres à M. Holroyd la manière dont elle l’a reçu. « Elle a été, dit-il, très-affectueuse pour moi, et son mari particulièrement poli. Pouvait-il m’insulter plus cruellement ? me prier tous les soirs à souper, s’aller coucher et me laisser seul avec sa femme, c’est assurément traiter un ancien amant sans conséquence. » Gibbon n’était pas fait pour inquiéter beaucoup un mari sur les souvenirs qu’il aurait pu laisser ; capable de plaire par son esprit, et d’intéresser par un caractère doux et honnête, il était peu propre à exalter vivement l’imagination d’une jeune personne : sa figure, devenue remarquable par sa monstrueuse grosseur, n’avait jamais présenté d’agrémens ; ses traits étaient spirituels, mais sans caractère comme sans noblesse, et sa taille avait toujours été disproportionnée, ce M. Pavilliard, dit lord Sheffield dans une de ses notes aux Mémoires de Gibbon, m’a représenté sa surprise lorsqu’il contempla devant lui M. Gibbon, cette petite figure fluette, avec une grosse tête qui disputait et employait en faveur du papisme les meilleurs argumens dont on se fût servi jusque alors. » L’état de maladie où il avait passé presque toute son enfance, ou les habitudes qui en avaient été la suite, lui avaient donné une gaucherie dont il parle sans cesse dans ses Lettres, et qu’augmenta dans la suite son excessive corpulence, mais qui, dans sa jeunesse même, ne lui permit de réussir à aucun exercice du corps, ni même de s’y plaire. Quant à ses qualités morales, on sera peut-être curieux de savoir ce qu’il en pensait lui-même à l’âge de vingt-cinq ans. Voici les réflexions qu’il a déposées sur ce sujet dans son journal, le jour où il entra dans sa vingt-sixième année. « D’après les observations que j’ai faites sur moi-même, dit-il, il m’a semblé que mon caractère était vertueux, incapable d’aucune action basse, et formé pour les actions généreuses ; mais qu’il était orgueilleux, insolent et désagréable en société. Je n’ai point de trait dans l’esprit (wit I have none) ; mon imagination est forte plutôt qu’agréable, ma mémoire est vaste et heureuse ; les qualités les plus remarquables de mon esprit sont l’étendue et la pénétration ; mais je manque de promptitude et d’exactitude. » C’est de la lecture des ouvrages de Gibbon qu’on doit tirer de quoi apprécier le jugement qu’il porte sur son esprit ; l’idée que ce jugement peut faire naître sur son caractère moral, c’est que, si l’homme qui, en se parlant à lui-même, se rend témoignage qu’il est vertueux, peut se tromper sur l’étendue qu’il donne aux devoirs de la vertu, il prouve du moins par là qu’il se sent disposé à remplir ces devoirs dans toute l’étendue qu’il leur accorde : c’est à coup sûr un honnête homme, et qui le sera toujours, parce qu’il sent du plaisir à l’être. Quant à cet orgueil et à cette violence dont il s’accuse, soit que le soin de vaincre ces dispositions les lui fit sentir plus vivement qu’aux autres, soit que la raison les eût domptées, ou que l’habitude du succès les eût calmées, ceux qui l’ont connu plus tard ne les ont jamais aperçues en lui. Quant à sa manière d’être dans la société, sans doute le genre d’amabilité de Gibbon n’était ni cette complaisance qui cède et s’efface, ni cette modestie qui s’oublie ; mais son amour-propre ne se montrait jamais sous des formes désagréables ; occupé de réussir et de plaire, il voulait qu’on fit attention à lui, et l’obtenait sans peine par une conversation animée, spirituelle et pleine de choses ; ce qu’il pouvait y avoir de tranchant dans son ton décelait moins l’envie toujours offensante de dominer les autres que la confiance qu’il pouvait avoir en lui-même ; et cette confiance était justifiée par ses moyens et ses succès. Cependant elle ne l’entraînait jamais, et le défaut de sa conversation était une sorte d’arrangement qui ne lui laissait jamais rien dire que de bien. On pourrait attribuer ce défaut à l’embarras de parler une langue étrangère, si son ami lord Sheffield qui le défend de ce soupçon d’arrangement dans sa conversation, ne convenait pas du moins, qu’avant d’écrire une note ou une lettre, il arrangeait complétement dans son esprit ce qu’il avait intention d’exprimer. Il pariait même que c’était ainsi qu’il écrivait toujours. Le docteur Gregory, dans ses Lettres sur la Littérature, dit que Gibbon composait en se promenant dans sa chambre, et qu’il n’écrivait jamais une phrase avant de l’avoir parfaitement construite et arrangée dans sa tête. D’ailleurs le français lui était au moins aussi familier que l’anglais ; son séjour à Lausanne, où il le parlait exclusivement, en avait fait pendant quelque temps sa langue d’habitude, et l’on n’eût pu deviner qu’il en eut jamais parlé d’autre, s’il n’eut été trahi par un accent très-fort, et par certains tics de prononciation, certains tons aigus qui, choquans pour des oreilles accoutumées dès l’enfance à des inflexions plus douces, gâtaient le plaisir que l’on trouvait à l’entendre. Ce fut en français que, trois ans après son retour en Angleterre, il publia son premier ouvrage, l’Essai sur l’étude de la Littérature, morceau très-bien écrit, plein d’une excellente critique, mais qui, peu lu en Angleterre, devait frapper en France plutôt les gens de lettres auxquels il annonçait un homme fait pour aller plus loin, que les gens du monde, rarement satisfaits d’un ouvrage d’où ils ne trouvent aucun résultat positif à tirer, si ce n’est que l’auteur a beaucoup d’esprit. C’était dans le monde cependant que Gibbon désirait réussir ; la société a toujours eu pour lui de grands attraits, comme elle en a pour tous les cœurs qui, libres d’attachement et peu capables de sentimens très-forts, n’ont besoin pour animer suffisamment leur existence, que de cette communication de mouvement et d’idées, si vive dans la société qu’elle ne laisse par le temps de sentir ce qui lui manque de confiance et d’abandon. Gibbon savait que le premier titre pour être agréablement dans le monde, c’est d’être homme du monde, et c’est ainsi qu’il désirait être considéré ; il paraît même avoir porté quelquefois dans ce désir une faiblesse vaniteuse. On voit dans ses notes sur l’accueil que lui a fait le duc de Nivernois que, par la faute du docteur Maty, dont les lettres de recommandation étaient mal conçues, le duc, quoiqu’il l’ait reçu poliment, l’a traité, plus en homme de lettres qu’en homme du monde (man of fashion).
En 1763, deux ans après la publication de son Essai sur l’étude de la Littérature, il quitta de nouveau l’Angleterre pour voyager, mais dans une situation bien différente de celle où il se trouvait en la quittant dix ans auparavant. Précédé par une réputation naissante, il vint à Paris. Pour un homme du caractère de Gibbon, Paris, tel qu’il était alors, devait être le séjour du bonheur ; il y passa trois mois dans les sociétés les plus faites pour lui plaire, et il regretta de voir ce temps s’écouler si vite. Si j’eusse été riche et indépendant, dit-il, j’aurais prolongé et peut-être fixé mon séjour à Paris ; mais l’Italie l’attendait ; c’était là que du milieu des divers plans d’ouvrages qui, tour à tour adoptés et rejetés, occupaient depuis long-temps son esprit, devait s’élever l’idée de celui qui a fait sa réputation et rempli une grande partie de sa vie. « Ce fut à Rome, dit-il, le 15 octobre 1764, qu’étant assis et rêvant au milieu des ruines du Capitole, tandis que des moines déchaussés chantaient vêpres dans le temple de Jupiter, je me sentis frappé pour la première fois de l’idée d’écrire l’Histoire de la Décadence et de la Chute de cette ville ; mais, ajoute-t-il, mon premier plan comprenait plus particulièrement le déclin de la ville que celui de l’empire ; et quoique dès lors mes lectures et mes réflexions commençassent à se tourner généralement vers cet objet, je laissai s’écouler plusieurs années, je me livrai même à d’autres occupations avant que d’entreprendre sérieusement ce laborieux travail. » En effet, sans perdre de vue, mais sans aborder ce sujet qu’il regardait, dit-il, à une respectueuse distance, Gibbon forma, commença même à exécuter quelques plans d’ouvrages historiques ; mais les seules compositions qu’il ait achevées et publiées dans cet intervalle furent quelques morceaux de critique et de circonstance : les yeux toujours fixés sur le but vers lequel il devait diriger un jour ses efforts, il en approchait lentement, et sans doute l’idée qui le lui avait présenté d’abord resta fortement imprimée dans son esprit. Il est difficile, en lisant le tableau de l’Empire romain sous Auguste et ses premiers successeurs, de ne pas sentir qu’il a été inspiré par l’aspect de Rome, de la Ville éternelle, où Gibbon avoue qu’il n’entra qu’avec une émotion qui l’empêcha toute une nuit de dormir : peut-être aussi ne sera-t-il pas difficile de trouver dans l’impression d’où sortit la conception de l’ouvrage, une des causes de cette guerre que Gibbon semble y avoir déclarée au christianisme, et dont le projet ne paraît conforme ni à son caractère, peu disposé à l’esprit de parti, ni à cette modération d’idées et de sentimens qui le portait à voir toujours dans les choses, tant particulières que générales, les avantages à côté des inconvéniens ; mais frappé d’une première impression, Gibbon, en écrivant l’histoire de la Décadence de l’Empire, n’a vu dans le christianisme que l’institution avait mis vêpres, des moines déchaussés et des processions, à la place des magnifiques cérémonies du culte de Jupiter et des triomphateurs du Capitole.
Enfin, après plusieurs autres essais successivement abandonnés, il se fixa tout-à-fait au projet de l’Histoire de la Décadence de l’Empire, et entreprit les études et les lectures qui devaient lui découvrir un nouvel horizon et agrandir insensiblement sous ses yeux le plan qu’il s’était formé d’abord : les embarras que lui causèrent la mort de son père, arrivée dans cet intervalle, et le dérangement des affaires qu’il lui avait laissées ; les occupations que lui donna sa qualité de membre du parlement, où il était entré à cette époque ; enfin les distractions de la vie de Londres prolongèrent ses études sans les interrompre, et retardèrent jusqu’en 1776 la publication du premier volume (in-4o, ou bien deux volumes in-8o) de l’ouvrage qui devait en être le fruit. Le succès en fut prodigieux ; deux ou trois éditions promptement épuisées avaient établi la réputation de l’auteur avant que la critique eût commencé à élever la voix. Elle l’éleva enfin, et tout le parti religieux, très-nombreux et très-respecté en Angleterre, se prononça contre les deux derniers chapitres de ce volume (les quinzième et seizième de l’ouvrage) consacrés à l’histoire de l’établissement du christianisme. Les réclamations furent vives et en grand nombre, Gibbon ne s’y était pas attendu ; il avoue qu’il en fut d’abord effrayé. « Si j’avais pensé, dit-il dans ses Mémoires, que la majorité des lecteurs anglais fût si tendrement attachée au nom et à l’ombre du christianisme ; si j’avais prévu la vivacité des sentimens qu’ont éprouvés ou feint d’éprouver en cette occasion les personnes pieuses ou timides, ou prudentes, j’aurais peut-être adouci ces deux derniers chapitres, objet de tant de scandale, qui ont élevé contre moi beaucoup d’adversaires, en ne me conciliant qu’un bien petit nombre de partisans. » Cette surprise semble annoncer la préoccupation d’un homme tellement rempli de ses idées, qu’il n’a ni aperçu, ni pressenti celles des autres ; et si cette préoccupation prouve incontestablement sa sincérité, elle rend son jugement suspect de prévention et d’inexactitude. Partout où règne la prévention, la bonne foi n’est jamais parfaite : sans vouloir précisément tromper les autres, on commence par s’abuser soi-même ; pour soutenir ce qu’on regarde comme la vérité, on se laisse aller à des infidélités qu’on ne s’avoue pas ou qui paraissent légères, et les passions diminuent de l’importance d’un scrupule en raison de celle qu’elles mettent à le surmonter. C’est ainsi, sans doute, que Gibbon fut entraîné à ne voir, dans l’histoire du christianisme, que ce qui pouvait servir des opinions qu’il s’était formées avant d’avoir scrupuleusement examiné les faits. L’altération de quelques-uns des textes qu’il avait cités, soit qu’il les eût tronqués à dessein, soit qu’il eût négligé de les lire en entier, fournit des armes à ses adversaires, en leur donnant des raisons de soupçonner sa bonne foi. Tout l’ordre ecclésiastique parut ligué contre lui ; ceux qui le combattirent obtinrent des dignités, des grâces, et il se félicitait, avec ironie, d’avoir valu à M. Davis une pension du roi, et au docteur Apthorpe la fortune d’un archevêque (an archiepiscopal living). On peut croire que le plaisir de railler de la sorte des adversaires qui l’avaient presque toujours attaqué avec plus d’acharnement que de discernement, le dédommagea du chagrin, que lui avaient d’abord causé leurs attaques, et peut-être aussi l’empêcha de reconnaître les torts réels qu’il avait à se reprocher.
D’ailleurs Hume et Robertson avaient comblé le nouvel historien des témoignages d’estime les plus flatteurs ; ils parurent craindre l’un et l’autre que la manière dont il avait traité ces deux chapitres, ne nuisît au succès de son ouvrage ; mais tous deux se prononcèrent sur son talent d’une manière assez honorable, pour que Gibbon fût autorisé à dire modestement dans ses Mémoires, en se félicitant d’une lettre qu’il avait reçue de Hume ; au reste, je n’ai jamais eu l’orgueil d’accepter une place dans le triumvirat des historiens anglais. Hume, surtout, exprima la plus grande prédilection pour l’ouvrage de Gibbon, dont les opinions se rapprochaient des siennes à quelques égards, et qui, de son côté, préférait aussi le talent de Hume à celui de Robertson. Quoi qu’il en soit de ce jugement, on n’adoptera peut-être pas sans restriction celui de Hume, qui, écrivant à Gibbon, le loue de la dignité de son style. La dignité ne me paraît pas être le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique, et plus fort par le trait que par l’élévation. Je souscrirais plus volontiers à celui de Robertson, qui, après avoir rendu justice à l’étendue de ses connaissances, à ses recherches et à son exactitude, louait la clarté et l’intérêt de sa narration, l’élégance, la force de son style, et le rare bonheur de quelques-unes de ses expressions, bien qu’en quelques endroits il le trouvât trop travaillé, et en d’autres trop recherché. Ce défaut s’explique aisément par la manière de travailler de Gibbon, les inconvéniens qu’il avait eus à éviter, et les modèles qu’il avait adoptés de préférence. Son premier travail avait été laborieux ; il nous apprend qu’il refit trois fois son premier chapitre, deux fois le second et le troisième, et qu’il eut beaucoup de peine à saisir le milieu entre le ton d’une plate chronique (a dull chronicle) et le ton déclamatoire d’un rhéteur. Il nous dit ailleurs que lorsqu’il voulut écrire en français une histoire de Suisse, qu’il avait commencée, il sentit que son style, au-dessus de la prose et au-dessous de la poésie, dégénérait en une déclamation verbeuse et emphatique ; ce qu’il attribue à la langue qu’il avait choisie : opinion d’autant plus singulière, que, selon qu’il nous l’apprend ailleurs, ce fut d’un ouvrage français, les Lettres provinciales, ouvrage qu’il relisait presque tous les ans, qu’il apprit l’art de manier les traits d’une ironie grave et modérée. Il ajoute dans son Essai sur la Littérature, que le désir d’imiter Montesquieu l’avait souvent exposé à devenir obscur en exprimant des pensées quelquefois communes avec la sentencieuse brièveté d’un oracle (sententious and oracular brevity). C’étaient donc Pascal et Montesquieu que Gibbon avait habituellement devant les yeux, pour les opposer à l’enflure naturelle d’un style encore peu formé. On sent de quels vigoureux efforts il a dû avoir besoin pour la comprimer au point qu’exigeaient les modèles qu’il avait choisis ; aussi ces efforts sont-ils faciles à apercevoir, surtout dans le commencement, lorsque le style qu’il s’était fait ne lui était pas encore devenu naturel par l’habitude ; mais l’habitude relâche les efforts, en même temps qu’elle les rend moins pénibles. Gibbon, dans ses Mémoires et dans l’Avertissement qu’il a mis en tête des derniers volumes de son ouvrage, se félicite de la facilité qu’il a acquise. Peut-être trouvera-t-on que cette facilité, dans ces derniers volumes, est quelquefois achetée aux dépens de la perfection. Devenu, par l’accoutumance, moins sévère pour des défauts qu’il avait combattus d’abord avec tant de soin, il n’est pas toujours exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer par la commode ressource d’une épithète vague et sonore, l’énergie qui reçoit la pensée d’une expression précise et d’une tournure concise. Les tournures et les expressions de ce genre sont d’autant plus remarquables dans les premiers volumes de Gibbon, qu’il a soin de les faire ressortir par des oppositions dont on voit trop le dessein, mais dont on ne sent pas moins l’effet ; et l’on a peut-être lieu quelquefois de regretter dans la suite un travail trop peu caché, mais toujours heureux.
Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, comme je l’ai déjà dit, était entré au parlement. La nature de son esprit, qui ne pouvait sans quelque peine donner à ses pensées la forme la plus convenable, le rendait peu propre à parler en public ; et le sentiment de ce défaut, ainsi que celui de la gaucherie de ses manières, lui donnait à cet égard une timidité qu’il ne put jamais vaincre. Il assista en silence à huit sessions successives. N’étant ainsi lié à aucune cause, ni par l’amour-propre ni par aucune opinion énoncée publiquement, il put avec moins de peine accepter, en 1779, une place dans le gouvernement (celle de lord commissaire du commerce et des plantations) que lui procura l’amitié du lord Loughborough, alors M. Wedderburne. On a beaucoup reproché à Gibbon cette acceptation ; et toute sa conduite politique annonce en effet un caractère faible et des opinions peu arrêtées : mais peut-être en devait-on être moins blessé de la part d’un homme que son éducation avait rendu entièrement étranger aux idées de son pays. Après cinq ans de séjour à Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même, cessé d’être un Anglais. « À l’âge où se forment les habitudes, mes opinions, dit-il, mes habitudes, mes sentimens, avaient été jetés dans un moule étranger ; il ne me restait de l’Angleterre qu’un souvenir faible, éloigné, et presque effacé ; ma langue maternelle m’était devenue moins familière. » Il est de fait, qu’à l’époque où il quitta la Suisse, une lettre en anglais lui coûtait quelque peine à écrire. On trouve encore dans ses Lettres anglaises, écrites à la fin de sa vie, de véritables gallicismes, que, dans la crainte qu’ils ne soient pas entendus en anglais, il explique lui-même par l’expression française à laquelle ils se rapportent[10]. Après son premier retour en Angleterre, son père avait voulu le faire élire membre du parlement : le jeune Gibbon qui aimait mieux, avec raison, que les dépenses qu’eut nécessitées cette élection fussent employées à des voyages qu’il sentait devoir être plus utiles à son talent et à sa réputation, lui écrivit à ce sujet une lettre qu’on nous a conservée, et dans laquelle, outre les raisons tirées de son peu de dispositions pour parler en public, il lui déclare qu’il manque même des préjugés de nation et de parti, nécessaires pour obtenir quelque éclat, et peut-être produire quelque bien dans la carrière qu’on veut lui faire embrasser. Si après la mort de son père il se laissa tenter par l’occasion qui s’offrit à lui d’entrer dans le parlement, il avoue en plusieurs endroits qu’il y est entré sans patriotisme, et, comme il le dit, sans ambition ; car, dans la suite il n’a jamais porté ses vues au-delà de la place commode et honnête de lord of trade. Peut-être lui souhaiterait-on moins de facilité à avouer cette sorte de modération qui, dans un homme de talent, borne les désirs aux aisances d’une fortune acquise sans travail. Mais Gibbon exprime ce sentiment aussi franchement qu’il l’avait éprouvé ; il ne connut que par l’expérience les dégoûts attachés à la situation qu’il avait choisie. À la vérité, il paraît les avoir sentis vivement, si l’on en juge par quelques expressions de ses lettres sur la honte de la dépendance à laquelle il avait été soumis, et le regret de s’être vu dans une situation indigne de son caractère. Il est vrai que lorsqu’il écrivait ces mots il avait perdu sa place.
Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du ministère ; et ce qui doit faire penser qu’il se consola sincèrement d’un revers qui lui rendait la liberté, c’est que, renonçant à toute ambition, et ne se laissant pas amuser aux espérances nouvelles que lui rendait une nouvelle révolution, il se décida à quitter l’Angleterre où la modicité de sa fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle l’avait accoutumé l’aisance que lui donnait sa place, pour aller vivre à Lausanne, théâtre de ses premières peines et de ses premiers plaisirs, qu’il avait visité depuis avec une joie et une affection toujours nouvelles. Un ami de trente ans, M. Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation qui convenait à sa fortune, en même temps qu’elle le mettait à même de suppléer à la fortune plus que médiocre de cet ami : il y voyait l’avantage d’une société conforme à ses goûts sédentaires, et le repos nécessaire à la continuation de ses travaux. En 1783, il exécuta cette résolution dont il s’est toujours félicité depuis.
Il termina à Lausanne son grand ouvrage de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain. « J’ai osé, dit-il, dans ses Mémoires, constater le moment de la conception de cet ouvrage ; je marquerai ici le moment qui en termina l’enfantement. Ce jour, ou plutôt cette nuit, arriva le 27 juin 1787 ; ce fut entre onze heures et minuit que j’écrivis la dernière ligne de ma dernière page, dans un pavillon de mon jardin. Après avoir quitté la plume, je fis plusieurs tours dans un berceau ou allée couverte d’acacias, d’où la vue s’étend sur la campagne, le lac et les montagnes. L’air était doux, le ciel serein ; le disque argenté de la lune se réfléchissait dans les eaux du lac, et toute la nature était plongée dans le silence. Je ne dissimulerai pas les premières émotions de ma joie en ce moment qui me rendait ma liberté, et allait peut-être établir ma réputation ; mais les mouvemens de mon orgueil se calmèrent bientôt, et des sentimens moins tumultueux et plus mélancoliques s’emparèrent de mon âme, lorsque je songeai que je venais de prendre congé de l’ancien et agréable compagnon de ma vie ; et que, quel que fût un jour l’âge où parviendrait mon histoire, les jours de l’historien ne pourraient être désormais que bien courts et bien précaires. » Cette idée ne pouvait affecter bien long-temps un homme en qui le sentiment de la santé et le calme de l’imagination entretenaient une sorte de certitude de la vie, et qui, dans ses derniers momens encore, calculait avec complaisance le nombre d’années que, selon les probabilités, il lui restait à vivre. Occupé de jouir du résultat de ses travaux, il passa en Angleterre cette même année, pour y livrer à l’impression les derniers volumes de son Histoire. Le séjour qu’il y fit contribua encore à lui faire chérir la Suisse. Sous George Ier et George II, le goût des lettres et des talens s’était éteint à la cour. Le duc de Cumberland, au lever duquel Gibbon se rendit un jour, l’accueillit par cette apostrophe : « Hé bien ! M. Gibbon, vous écrivaillez donc toujours (what, M. Gibbon, still scribble, scribble!) » Aussi fut-ce avec peu de regret qu’il quitta sa patrie au bout d’un an pour revenir à Lausanne, où il se plaisait, et où il était aimé. Il devait l’être de ceux qui, vivant avec lui, avaient pu jouir des avantages de son caractère facile, parce qu’il était heureux. Ne portant jamais ses désirs au-delà de la raison, il n’était jamais mécontent des hommes ni des choses. Il se rend souvent compte de sa situation avec une satisfaction qui tient à la modération de son caractère.
… Je suis Français, Tourangeau, gentilhomme,
J’aurais pu naître Turc, Limousin, paysan,
dit l’Optimiste. Gibbon dit de même dans ses Mémoires : « Ma place dans la vie pouvait être celle d’un esclave, d’un sauvage, ou d’un paysan ; et je ne puis songer sans plaisir à la bonté de la nature, qui a placé ma naissance dans un pays libre et civilisé, dans un âge de science et de philosophie, dans une famille d’un rang honorable, et suffisamment pourvue des dons de la fortune. » Il se félicite ailleurs de la modicité de cette fortune, qui l’a mis dans la situation la plus propice pour acquérir par son travail une réputation honorable ; « car, dit-il, la pauvreté et les mépris auraient abattu mon courage ; et les soins de l’abondance d’une fortune supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité. » Il se félicite de sa santé, qui, toujours bonne depuis qu’il avait échappé aux périls de son enfance, ne lui avait jamais fait connaître l’intempérance d’un excès de santé (the madness of a superfluous health). Il jouit avec effusion du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt ans ; il jouit avec simplicité des fruits qu’il en a retirés. Enfin, comme tout ajoute au bonheur d’une situation qui plaît, après avoir supporté patiemment, sans doute, celle de lord of trade, une fois arrivé à Lausanne, il ne peut assez exprimer le bonheur qu’il éprouve d’être échappé à son esclavage.
Ses Mémoires et les Lettres, presque toutes adressées au lord Sheffield, qui en sont la suite, intéressent par cette expression d’un caractère disposé à la bienveillance, suite nécessaire de la modération et de la facilité, et d’un sentiment, sinon très-tendre, du moins très-affectueux envers ceux avec qui il est lié par les nœuds du sang ou de l’amitié : cette affection s’exprime avec peu de vivacité, mais d’une manière naturelle et vraie. La longue et étroite amitié qui l’unit avec le lord Sheffield et avec M. Deyverdun, est une preuve de l’attachement qu’il était capable de sentir et d’inspirer, et l’on conçoit sans peine que l’on pût s’attacher solidement à un homme dont le cœur sans passion versait dans la société de ses amis tout ce qu’il possédait de sensibilité ; dont l’esprit aimait à les faire jouir de ses solides agrémens, et dont l’âme honnête et modérée, si elle n’a pas donné beaucoup de chaleur à son esprit, n’en a presque jamais du moins obscurci les vives lumières.
La tranquillité d’âme de Gibbon fut cependant troublée, dans les dernières années de sa vie, par le spectacle de notre révolution, contre laquelle, après quelques momens d’espérance, il se tourna avec une telle chaleur, qu’aucun de ceux que nos troubles avaient chassés de la France et qui le virent à Lausanne ne pouvaient égaler sa vivacité à cet égard. Il s’était pendant quelque temps brouillé avec M. Necker ; mais la connaissance qu’il avait du caractère et des intentions de cet homme vertueux, ses malheurs et les sentimens de douleur qu’il partageait avec Gibbon sur les maux de la France, renouèrent bientôt les liens de leur ancienne amitié. L’effet de la révolution avait été pour lui ce qu’il a été pour beaucoup d’hommes éclairés, sans doute, mais qui avaient écrit d’après leurs réflexions plutôt que d’après une expérience qu’ils ne pouvaient avoir ; elle le fit revenir avec exagération sur des opinions qu’il avait long-temps soutenues. « J’ai pensé quelquefois, dit-il dans ses Mémoires, à l’occasion de la révolution, à écrire un Dialogue des Morts, dans lequel Voltaire, Érasme et Lucien se seraient mutuellement avoués combien il est dangereux d’exposer une ancienne superstition au mépris d’une multitude aveugle et fanatique. » C’est sûrement en sa qualité de vivant que Gibbon ne se serait pas mis en quatrième dans le Dialogue et dans les aveux. Il soutenait alors n’avoir attaqué le christianisme que parce que les chrétiens détruisaient le polythéisme, qui était l’ancienne religion de l’empire. « L’Église primitive, écrit-il au lord Sheffield, dont j’ai parlé un peu familièrement, était une innovation, et j’étais attaché à l’ancien établissement du paganisme. » Il aimait tellement à professer son respect pour les anciennes institutions, que quelquefois, en plaisantant à la vérité, il s’amusait à défendre l’inquisition.
Il avait reçu, en 1791, à Lausanne, une visite du lord Sheffield accompagné de sa famille ; il avait promis de la lui rendre promptement en Angleterre ; cependant les troubles de la révolution toujours croissans, et la guerre qui rendait toutes les routes dangereuses, son énorme grosseur, et des incommodités long-temps négligées, qui tous les jours lui rendaient le mouvement plus difficile, lui faisaient remettre de mois en mois cette effrayante entreprise ; mais enfin, en 1793, sur la nouvelle de la mort de lady Sheffield, qu’il aimait tendrement et qu’il appelait sa sœur, il partit sur-le-champ pour aller consoler son ami, au mois de novembre de cette année. Six mois environ après son arrivée en Angleterre, ces incommodités, dont l’origine remontait, à ce qu’il paraît, à plus de trente ans, s’accrurent à un tel point qu’elles l’obligèrent à subir une opération, qui, plusieurs fois renouvelée, lui laissa l’espérance de la guérison jusqu’au 16 janvier 1794, qu’il mourut sans inquiétude comme sans douleur.
Gibbon laissa une mémoire chère à ceux qui l’ont connu, et une réputation établie dans toute l’Europe. Son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain peut, dans quelques parties négligées, laisser trop voir la fatigue d’un si long travail : on peut y désirer un peu plus de cette vivacité d’imagination qui transporte le lecteur au milieu des scènes qu’on lui décrit, de cette chaleur de sentiment qui l’y place, pour ainsi dire, comme acteur avec ses passions et ses intérêts personnels ; on y peut trouver l’impartialité entre la vertu et le vice poussés quelquefois trop loin, et regretter que cette pénétration ingénieuse, qui décompose et démêle si bien les diverses parties des faits, n’ait pas plus souvent laissé la place à ce génie vraiment philosophique qui les réunit au contraire en un même corps, et donne ainsi plus de réalité et de vie à des objets qu’il présente dans leur ensemble. Mais nul ne pourra s’empêcher d’être frappé de la netteté d’un si vaste tableau, des vues presque toujours justes et quelquefois profondes qui l’accompagnent, de la clarté de ces développemens qui fixent l’attention sans la fatiguer, où rien de vague ne trouble et n’embarrasse l’imagination ; enfin de la rare étendue de cet esprit, qui, parcourant le vaste champ de l’histoire, en examine les parties les plus secrètes, le montre sous tous les points de vue d’où il peut-être considéré ; et faisant, pour ainsi dire, tourner le lecteur autour des événemens et des hommes, lui prouve que les vues incomplètes sont toujours fausses, et que dans un ordre de choses où tout se lie et se combine, il faut tout connaître, pour avoir le droit de juger le moindre détail. C’est à la pénétration de l’historien, à cette admirable sagacité qui devine et fait suivre la marche réelle des faits, en mettant au grand jour leurs causes les plus éloignées, qu’est dû cet intérêt de narration qui règne dans tout le cours de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain ; et l’on ne saurait, à mon avis, accorder trop d’estime ni trop d’éloges à cette immense variété de connaissances et d’idées, au courage qui a entrepris de les mettre en œuvre, à la constance qui en est venue à bout ; enfin à cette liberté d’esprit qui ne se laisse enchaîner ni par les institutions ni par les temps, et sans laquelle il n’y a ni grand historien ni véritable histoire. Il ne reste plus qu’un mot à ajouter pour la gloire de Gibbon : un tel ouvrage, avant lui, n’était pas fait, et quoiqu’on pût y reprendre ou y perfectionner dans quelques parties, après lui il ne reste plus à faire.
PRÉFACE
DE L’AUTEUR.
MON intention n’est pas de m’étendre sur la variété et sur l’importance du sujet que j’ai entrepris de traiter ; le mérite du choix ne servirait qu’à mettre dans un plus grand jour et à rendre moins pardonnable la faiblesse de l’exécution. Mais, en donnant au public cette première partie de l’Histoire de la Décadence et de la Chute de l’Empire romain, je crois devoir expliquer en peu de mots la nature de cet ouvrage, et marquer les limites du plan que j’ai embrassé. On peut diviser en trois périodes les révolutions mémorables qui, dans le cours d’environ treize siècles, ont sapé le solide édifice de la grandeur romaine, et l’ont enfin renversé.
1o. Ce fut dans le siècle de Trajan et des Antonins que la monarchie romaine, parvenue au dernier degré de sa force et de son accroissement, commença de pencher vers sa ruine. Ainsi, la première période s’étend depuis le règne de ces princes jusqu’à la destruction de l’empire d’Occident par les armes des Germains et des Scythes, source grossière et sauvage des nations aujourd’hui les plus polies de l’Europe. Cette révolution extraordinaire, qui soumit Rome à un chef des Goths, fut accomplie dans les premières années du sixième siècle.
2o. On peut fixer le commencement de la seconde période à celui du règne de Justinien, qui, par ses lois et par ses victoires, rendit à l’empire d’Orient un éclat passager. Elle renferme l’invasion des Lombards en Italie, la conquête des provinces romaines de l’Asie et de l’Afrique par les Arabes qui avaient embrassé la religion de Mahomet, la révolte du peuple romain contre les faibles souverains de Constantinople, et l’élévation de Charlemagne, qui, en 800, fonda le second empire d’Occident, autrement dit l’empire germanique.
3o. La dernière et la plus longue de ces périodes contient environ six siècles et demi, depuis le renouvellement de l’empire en Occident jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs, et l’extinction de la race de ces princes dégénérés, qui se paraient des vains titres de César et d’Auguste, tandis que leurs domaines étaient circonscrits dans les murailles d’une seule ville, où l’on ne conservait même aucun vestige de la langue et des mœurs des anciens Romains. En essayant de rapporter les événemens de cette période, on se verrait obligé de jeter un coup d’œil sur l’histoire générale des croisades, considérées du moins comme ayant contribué à la chute de l’empire grec. Il serait difficile aussi d’interdire à la curiosité quelques recherches sur l’état où se trouvait la ville de Rome au milieu des ténèbres et de la confusion du moyen âge.
En hasardant, peut-être avec trop de précipitation, la publication d’un ouvrage à tous égards imparfait, j’ai senti que je contractais l’engagement de terminer au moins la première période, et de présenter au public une Histoire complète de la décadence et de la chute des Romains, depuis le siècle des Antonins jusqu’à la destruction de l’empire en Occident. Quelles que puissent être mes espérances, je n’ose rien promettre au sujet des périodes suivantes : l’exécution du vaste plan que j’ai tracé remplirait le long intervalle qui sépare l’histoire ancienne de l’histoire moderne ; mais il exigerait plusieurs années de santé, de loisir et de persévérance.
Jam provideo animo, vulut qui, prox unis littori vadis inducti, mare pedibus ingrediuntur, quicquid progredior, in vastiorem me altitudinem, ac velut profundum invehi ; et crescere penè opus, quod prima quæque perficiendo minui videbatur. Tit.-Liv., l. XXXI, c. 1.
AVERTISSEMENT
DE L’AUTEUR.
LE soin et l’exactitude dans la recherche des faits, sont le seul mérite dont un historien puisse se glorifier, si toutefois il y a quelque mérite à remplir un devoir indispensable. Il doit donc m’être permis de déclarer que j’ai soigneusement examiné toutes les sources premières propres à me fournir quelques éclaircissemens sur le sujet que j’ai entrepris de traiter. Si je parviens un jour à exécuter, dans toute son étendue, le plan dont j’ai tracé l’esquisse dans ma Préface, je terminerai peut-être mon ouvrage par des recherches critiques sur tous les auteurs que j’aurai consultés dans le courant de mon travail ; et bien qu’à certains égards une semblable entreprise parût prêter au reproche d’ostentation, je n’en suis pas moins persuadé qu’elle pourrait offrir des résultats aussi intéressans qu’instructifs.
Je ne me permettrai maintenant qu’une seule observation. Les biographes qui, sous les règnes de Dioclétien et de Constantin, ont composé ou plutôt compilé les vies des empereurs, depuis Adrien jusqu’aux fils de Carus, sont ordinairement connus sous les noms d’Ælius-Spartien, de Jules-Capitolin, d’Ælius-Lampride, de Vulcatius-Gallicanus, de Trebellius-Pollion et de Flavius-Vopiscus ; mais il se trouve tant de confusion dans les titres des manuscrits, et il s’est élevé parmi les critiques tant de disputes concernant leurs noms, leur nombre et la part respective qu’ils ont eue à ce travail (Voyez Fab., Bib. lat., l. III, c. 6), que je les ai cités, pour la plupart, sans distinction, sous le titre général et si connu de l’Histoire Auguste.
CHAPITRE PREMIER.
Étendue et force militaire de l’Empire dans le siècle des Antonins.
Introduction.
AU second siècle de l’ère chrétienne, l’Empire romain comprenait les plus belles contrées de la terre et la portion la plus civilisée du genre humain. Une valeur disciplinée, une renommée antique, assuraient les frontières de cette immense monarchie. L’influence douce, mais puissante, des lois et des mœurs avait insensiblement cimenté l’union de toutes les provinces : leurs habitans jouissaient et abusaient, au sein de la paix, des avantages du luxe et des richesses. On conservait avec un respect bienséant l’usage d’une constitution libre. Le sénat romain possédait, en apparence, l’autorité souveraine, et les empereurs étaient revêtus de la puissance exécutive. Pendant plus de quatre-vingts ans, l’administration[A. D. 98-180.] publique fut dirigée par les talens et la vertu de Trajan, d’Adrien et des deux Antonins. Ces trois chapitres seront consacrés à décrire d’abord l’état florissant de l’empire durant cette heureuse période ; ensuite, et depuis la mort de Marc-Aurèle, les principales circonstances de sa décadence et de sa chute : révolution à jamais mémorable, et qui influe encore maintenant sur toutes les nations du globe.
Modération d’Auguste.
Les principales conquêtes des Romains avaient été l’ouvrage de la république. Les empereurs se contentèrent, pour la plupart, de conserver ces acquisitions, fruit de la profonde sagesse du sénat, de l’émulation active des consuls et de l’enthousiasme du peuple. Les sept premiers siècles n’avaient présenté qu’une succession rapide de triomphes ; mais il était réservé à l’empereur Auguste d’abandonner le projet ambitieux de subjuguer l’univers, pour introduire l’esprit de modération dans les conseils de Rome. Porté à la paix, autant par sa situation que par son caractère, il s’aperçut aisément qu’à l’excès de grandeur où elle était parvenue, elle avait désormais, en risquant le sort des combats, beaucoup moins à espérer qu’à craindre ; que dans la poursuite de ces guerres lointaines, l’entreprise devenait tous les jours plus difficile, le succès plus douteux, et la possession moins sûre et moins avantageuse. L’expérience d’Auguste vint à l’appui de ces réflexions salutaires, et lui prouva que par la prudente vigueur de sa politique, il pouvait s’assurer d’obtenir sans peine toutes les concessions que la sûreté ou la dignité de Rome exigerait des Barbares même les plus formidables ; et, sans exposer aux flèches des Parthes ni lui ni ses légions, il en obtint, par un traité honorable, la restitution des drapeaux et des prisonniers qui avaient été enlevés à l’infortuné Crassus[11].
Ses généraux, dans les premières années de son règne, essayèrent de subjuguer l’Éthiopie et l’Arabie Heureuse : ils marchèrent l’espace de trois cents lieues environ au midi du tropique ; mais la chaleur du climat arrêta bientôt les conquérans, et protégea les habitans peu guerriers de ces régions éloignées[12]. La conquête des contrées septentrionales de l’Europe valait à peine les dépenses et les travaux qu’elle eût exigés. Couverte de bois et de marais, la Germanie nourrissait dans son sein des barbares courageux qui méprisaient la vie lorsqu’elle était séparée de la liberté : et, quoique dans la première attaque ils eussent paru céder sous le poids de la puissance romaine, un acte éclatant de désespoir les rétablit bientôt dans leur indépendance, et fit ressouvenir Auguste des vicissitudes de la fortune[13]. À la mort de ce prince, son testament fut lu publiquement dans le sénat : Auguste laissait à ses successeurs, comme une utile portion de son héritage, l’avis important de resserrer l’empire dans les bornes que la nature semblait avoir elle-même tracées pour en former à jamais les limites et les remparts : à l’occident, l’océan Atlantique ; le Rhin et le Danube au nord ; l’Euphrate à l’orient ; et vers le midi, les sables brûlans de l’Arabie et de l’Afrique[14].
Imité par ses successeurs.
Heureusement pour le genre humain, le système conçu par la modération d’Auguste se trouva convenir aux vices et à la lâcheté de ses successeurs. Les premiers Césars, dominés par l’attrait du plaisir, ou occupés de l’exercice de la tyrannie, se montraient rarement aux provinces et à la tête des armées. Ils n’étaient pas non plus disposés à souffrir que leurs lieutenans usurpassent sur eux, par les talens et la valeur, cette gloire que négligeait leur indolence. La réputation militaire d’un sujet devint un attentat insolent à la dignité impériale. Les généraux se contentaient de garder les frontières qui leur avaient été confiées : leur devoir et leur intérêt leur défendaient également d’aspirer à des conquêtes qui ne leur auraient peut-être pas été moins fatales qu’aux nations vaincues[15].
Première exception. Conquête de la Bretagne.
La Bretagne fut la seule province que les Romains ajoutèrent à leurs domaines durant le premier siècle de notre ère. Dans cette unique occasion les empereurs crurent devoir plutôt marcher sur les traces de César que suivre les maximes d’Auguste. La situation d’une île voisine de la Gaule leur inspira le dessein de s’en rendre maîtres : leur avidité était encore excitée par l’espoir agréable, quoique incertain, qui leur avait été donné d’y trouver une pêcherie de perles[16]. La Bretagne semblait être un monde séparé ; ainsi cette conquête formait à peine une exception au plan généralement adopté pour le continent. Après une guerre d’environ quarante ans[17], entreprise par le plus stupide, continuée par le plus débauché, terminée par le plus lâche des empereurs, la plus grande partie de l’île subit le joug des Romains[18]. De la valeur sans conduite, l’amour de la liberté sans aucun esprit d’union, c’est là ce qu’on trouvait dans les différentes tribus qui composaient le peuple breton. Elles coururent d’abord aux armes avec un ardent courage, puis les déposèrent ou se tournèrent les unes contre les autres avec la plus bizarre inconstance, combattirent séparément, et furent subjuguées l’une après l’autre : ni la bravoure de Caractacus, ni le désespoir de Boadicée, ni le fanatisme des druides ne purent soustraire leur patrie à l’esclavage ni résister aux progrès constans des généraux de l’empire qui soutenaient la gloire nationale, tandis que la majesté du trône était avilie par l’excès du vice ou celui de la faiblesse. Pendant que le farouche Domitien, renfermé dans son palais, ressentait lui-même la terreur qu’il inspirait, ses légions, sous le commandement du vertueux Agricola, dissipaient au pied des monts Grampiens les forces réunies des Calédoniens, et ses flottes, bravant les dangers d’une navigation inconnue, portaient sur tous les points de l’île les armes romaines. Déjà la Bretagne pouvait être regardée comme soumise : Agricola se proposait d’en achever la conquête ; et d’assurer ses succès par la réduction de l’Irlande, une seule légion et quelques troupes auxiliaires lui paraissaient suffisantes pour l’exécution de son dessein[19]. Il pensait que la possession de cette île occidentale pourrait devenir très-avantageuse, et que les Bretons porteraient leurs chaînes avec moins de répugnance, lorsque la vue et l’exemple de la liberté seraient entièrement éloignés de leurs regards.
Mais le mérite supérieur d’Agricola le fit bientôt rappeler de son gouvernement de Bretagne, et ce plan de conquête, si raisonnable malgré son étendue, fut alors manqué pour jamais. Avant son départ, ce prudent général avait songé à assurer ces nouvelles possessions. Il avait observé que l’île est presque divisée en deux parties inégales par les deux golfes opposés, formant ce qu’on appelle maintenant le passage d’Écosse[20]. À travers l’étroit intervalle d’environ quarante milles, qui les sépare l’un de l’autre, il établit une ligne de postes militaires qui ensuite, sous le règne d’Antonin-le-Pieux, fut fortifiée d’un rempart de gazon, dont les fondations étaient en pierres[21]. Cette muraille, bâtie un peu au-delà d’Édimbourg et de Glasgow, devint la limite de la province romaine[22]. Les Calédoniens conservèrent, dans la partie septentrionale de l’île, une indépendance qu’ils durent à leur pauvreté autant qu’à leur valeur. Ils faisaient souvent des incursions, mais ils étaient aussitôt repoussés et punis. Cependant leur pays ne fut point subjugué[23] ; les souverains des climats les plus rians et les plus fertiles du globe détournaient leurs regards méprisans de ces montagnes exposées aux fureurs des tempêtes, de ces lacs couverts de brouillards épais, et de ces vallées incultes, où l’on voyait le cerf timide fuir à l’approche d’une troupe de Barbares à peine vêtus[24].
Seconde exception. Conquête de la Dacie.
Les successeurs d’Auguste étaient restés constamment attachés à ses maximes politiques : tel était, depuis sa mort, l’état des frontières de l’empire, lorsque Trajan monta sur le trône. Ce prince vertueux et rempli d’activité avait reçu l’éducation d’un soldat et possédait les talens d’un général[25]. Le système pacifique de ses prédécesseurs fut tout à coup interrompu par des guerres et par des conquêtes. Après un long intervalle, les légions virent enfin paraître à leur tête un empereur capable de les commander. Trajan se signala d’abord contre les Daces, nation belliqueuse, qui habitait au-delà du Danube, et qui, sous le règne de Domitien, avait insulté avec impunité la majesté de Rome[26]. À la force et à l’intrépidité des Barbares, les Daces ajoutaient ce mépris de la vie, que devait leur inspirer une persuasion intime de l’immortalité de l’âme et de sa transmigration[27]. Décébale, leur roi, n’était pas un rival indigne de Trajan : il ne désespéra de sa fortune et de celle de sa nation, qu’après avoir, de l’aveu même de ses ennemis, épuisé toutes les ressources de la politique[28]. Cette guerre mémorable dura cinq années, presque sans aucune interruption : Trajan, qui pouvait disposer à son gré de toutes les forces de l’empire, demeura vainqueur, et soumit entièrement les Barbares[29]. La Dacie, qui fit une seconde fois exception aux préceptes d’Auguste, avait environ quatre cents lieues de circonférence : les limites naturelles de cette province étaient le Niester, le Theiss ou Tibisque, le bas Danube et le Pont-Euxin. On voit encore aujourd’hui les vestiges d’un chemin militaire depuis le Danube jusque auprès de Bender, place fameuse dans l’histoire moderne, et qui sert maintenant de frontière à l’empire ottoman et à la Russie[30].
Conquêtes de Trajan en Asie.
Trajan était avide de gloire. Tant que le genre humain continuera de répandre plus d’éclat sur ses destructeurs que sur ses bienfaiteurs, la soif de la gloire militaire sera toujours le défaut des caractères les plus élevés. Les louanges d’Alexandre, transmises par une succession de poètes et d’historiens, avaient allumé dans l’âme de Trajan une émulation dangereuse. À l’exemple du roi de Macédoine, l’empereur romain entreprit une expédition contre les peuples d’Orient ; mais il soupirait, en faisant réflexion que son âge avancé ne lui laissait pas l’espoir d’égaler la réputation du fils de Philippe[31]. Cependant les succès de Trajan, quoique de peu de durée, furent brillans et rapides : il mit en déroute les Parthes, dégénérés et affaiblis par des guerres intestines. Il parcourut en triomphe les bords du Tigre, depuis les montagnes d’Arménie jusqu’au golfe Persique. Il navigua le premier sur cette mer éloignée ; et de tous les généraux romains il est le seul qui ait jamais joui de cet honneur : ses flottes ravagèrent les côtes de l’Arabie. Enfin Trajan se flatta qu’il touchait déjà aux rivages de l’Inde[32]. Chaque jour le sénat étonné entendait parler de noms jusque alors inconnus, et de nouveaux peuples qui reconnaissaient la puissance de Rome : il apprit que les rois du Bosphore, de Colchos, d’Ibérie, d’Albanie, d’Osrhoène, que le souverain des Parthes lui-même, tenaient leurs diadèmes des mains de l’empereur ; que les Mèdes et les habitans des montagnes de Carduchie avaient imploré sa protection, et que les riches contrées de l’Arménie, de la Mésopotamie et de l’Assyrie étaient réduites en provinces[33]. Mais la mort de Trajan obscurcit bientôt ces brillans tableaux, et l’on eut tout lieu de craindre que des nations si éloignées ne secouassent bientôt un joug inaccoutumé, dès qu’elles n’avaient plus à redouter la main puissante qui le leur avait imposé.
On rapportait que lorsque le Capitole avait été fondé par un des anciens rois de Rome, le dieu Terme seul, parmi les divinités inférieures, avait refusé de céder sa place à Jupiter même. Ce dieu présidait aux limites, et, selon l’usage de ces temps grossiers, il était représenté sous la forme d’une pierre. Les augures avaient interprété cette obstination du dieu Terme de la manière la plus favorable : c’était, selon eux, un présage certain que les bornes de la puissance romaine ne reculeraient jamais[34]. Cette tradition s’était toujours conservée ; et, comme il arrive d’ordinaire, la prédiction du fait, pendant un grand nombre de siècles, en assura l’accomplissement. Mais, quoique le dieu Terme eût résisté à la majesté de Jupiter, il fut obligé de se soumettre à l’autorité d’Adrien[35]. [Conquêtes rendues par Adrien.]Cet empereur commença son règne par renoncer aux nouvelles conquêtes de Trajan. Les Parthes recouvrèrent le droit de s’élire un souverain indépendant ; il retira les troupes romaines des places où elles étaient en garnison en Arménie, en Assyrie et dans la Mésopotamie. Adrien reprit le système d’Auguste, et le cours de l’Euphrate servit de nouveau de frontière à l’empire[36]. L’envie, qui ne manque pas de censurer les actions publiques et les vues particulières des princes, s’est efforcée d’attribuer à des motifs de jalousie une conduite qui peut-être était dictée par la prudence et par la modération. Ce soupçon pouvait trouver quelque fondement dans le caractère singulier d’Adrien, capable tour à tour des sentimens les plus bas et les plus élevés : cependant il ne pouvait faire briller avec plus d’éclat la supériorité de son prédécesseur, qu’en s’avouant lui-même trop faible pour conserver les conquêtes de Trajan.
Contraste d’Adrien et d’Antonin-le-Pieux.
Le génie martial et ambitieux de l’un formait un contraste singulier avec la modération de l’autre, et l’infatigable activité de celui-ci ne paraîtra pas moins remarquable, si on la compare avec la douce tranquillité d’Antonin-le-Pieux, son successeur. La vie d’Adrien ne fut presque qu’un voyage perpétuel. Doué des talens de l’homme de guerre, de l’homme de lettres et de l’homme d’état, ce prince satisfit tous ses goûts, en se livrant aux soins de son empire. Insensible à la différence des saisons et des climats, il marchait à pied et tête nue dans les neiges de la Calédonie et dans les plaines embrasées de la Haute-Égypte. Il n’y eut pas une province qui, dans le cours de son règne, ne fût honorée de la présence du souverain[37], au lieu qu’Antonin passa des jours paisibles dans le sein de l’Italie : pendant les vingt-trois années que ce prince, si digne d’être aimé, tint les rênes du gouvernement, ses plus longs voyages furent de Rome à Lanuvie, où il se retirait pour goûter les douceurs de la campagne[38].
Système pacifique d’Adrien et des deux Antonins.
Malgré cette différence dans leur conduite personnelle, Adrien et les deux Antonins s’attachèrent également au système général embrassé par Auguste. Ils persistèrent dans le projet de maintenir la dignité de l’empire, sans entreprendre d’en reculer les bornes : on vit même ces princes employer toutes sortes de moyens honorables pour gagner l’amitié des Barbares. Leur but était de convaincre le genre humain que Rome, renonçant à toute idée de conquête, n’était plus animée que par l’amour de l’ordre et de la justice. Le succès couronna pendant quarante-trois ans cette politique respectable ; et si nous en exceptons un petit nombre d’hostilités qui ne servaient qu’à exercer les légions répandues sur la frontière, l’univers fut en paix sous les règnes fortunés d’Adrien et d’Antonin-le-Pieux[39]. Le nom romain était respecté parmi les nations de la terre les plus éloignées ; souvent les Barbares les plus fiers soumettaient leurs différends à la décision de l’empereur ; et, selon le témoignage d’un historien contemporain, des ambassadeurs qui étaient venus solliciter à Rome l’honneur d’être admis au nombre de ses sujets, s’en retournèrent sans avoir pu obtenir cette distinction[40].
Guerres défensives de Marc-Aurèle.
La terreur des armes romaines ajoutait de la dignité à la modération des souverains, et la rendait plus respectable. Ils conservaient la paix en se tenant perpétuellement préparés à la guerre ; et en même temps que l’équité dirigeait leur conduite, les nations voisines s’apercevaient bien qu’ils étaient aussi peu disposés à supporter l’offense qu’à offenser eux-mêmes. Marc-Aurèle employa contre les Germains et les Parthes ces forces redoutables qu’Adrien et son successeur s’étaient contentés de déployer autour de leurs frontières. Les attaques des Barbares provoquèrent le ressentiment de ce prince philosophe : forcé de prendre les armes pour se défendre, Marc-Aurèle remporta, par lui-même ou par ses généraux, plusieurs victoires sur l’Euphrate et sur le Danube[41]. Examinons maintenant les établissemens militaires de l’Empire romain. Il est important d’observer comment ils en ont assuré pendant si long-temps la tranquillité et les succès.
Établissemens militaires des empereurs romains.
Dans les beaux temps de la république, l’usage des armes était réservé à cette classe de citoyens qui avaient une patrie à aimer, un patrimoine à défendre, et qui, participant à l’établissement des lois, trouvaient leur intérêt comme leur devoir à les faire respecter. Mais à mesure que l’étendue des conquêtes affaiblit la liberté publique, insensiblement le talent de la guerre s’éleva jusqu’à la perfection d’un art, et s’abaissa au vil rang d’un métier[42]. Les légions, même au temps où les recrutemens ne se faisaient plus que dans les provinces les plus éloignées, furent toujours supposées n’être formées que de citoyens romains. Ce titre était regardé ou comme la distinction naturellement attachée à la condition du soldat, ou comme la récompense de ses services ; mais on s’arrêtait plus particulièrement au mérite essentiel de l’âge, de la force et de la taille militaire[43]. Dans toutes les levées de troupes, on accordait, avec raison, la préférence aux climats du nord sur ceux du midi : on cherchait dans les campagnes, plutôt que dans les villes, des hommes brisés à la fatigue des armes ; il était à présumer que les travaux pénibles des charpentiers, des forgerons et des chasseurs, donneraient plus de vigueur et de force que les occupations sédentaires qui contribuent au luxe[44]. Lors même que le droit de propriété ne fut plus un titre pour être employé dans les armées, les troupes des empereurs romains continuèrent, pour la plupart, d’être commandées par des officiers d’une naissance et d’une éducation honnêtes ; mais les soldats, semblables aux troupes mercenaires de l’Europe moderne, étaient tirés de la classe la plus vile et souvent la plus corrompue.
Discipline.
La vertu politique, que les anciens appelaient patriotisme, prend sa source dans la ferme conviction que notre intérêt est intimement lié à la conservation et à la prospérité du gouvernement libre auquel nous participons. Une telle persuasion avait rendu les légions de la république romaine presque invincibles ; mais elle ne pouvait faire qu’une bien faible impression sur les esclaves mercenaires d’un despote. Ce principe une fois détruit, on y suppléa par d’autres motifs d’une nature bien différente, mais dont la force était prodigieuse, la religion et l’honneur. Le paysan ou le citadin se pénétrait de cette utile opinion qu’en prenant les armes, il s’attachait à une profession noble, dans laquelle son avancement et sa réputation dépendaient de son courage, et que, bien que les exploits d’un simple soldat échappent souvent à la renommée, il était en son pouvoir de couvrir de gloire ou de honte la compagnie, la légion, l’armée même dont il partageait les triomphes. En le recevant au service, on exigeait de lui un serment auquel une foule de circonstances concouraient à donner une grande solennité. Il jurait de ne jamais quitter son étendard, de soumettre sa propre volonté aux ordres de ses commandans, et de sacrifier sa vie pour la défense de l’empereur et de l’empire[45]. L’attachement des troupes romaines à leurs drapeaux leur était inspiré par l’influence réunie de la religion et de l’honneur. L’aigle doré qui brillait à la tête de la légion, était l’objet du culte le plus sacré, et l’on voyait autant d’impiété que de honte dans la lâcheté de celui qui abandonnait au moment du danger ce signe respectable[46]. Ces motifs, qui tiraient leur force de l’imagination, étaient soutenus par des craintes et des espérances plus réelles : une paye régulière, des gratifications, une récompense assurée après le temps limité du service, encourageaient les soldats à supporter les fatigues de la vie militaire[47]. D’un autre côté, la lâcheté et la désobéissance ne pouvaient échapper aux plus sévères châtimens. Les centurions avaient le droit de frapper les coupables, et les généraux de les punir de mort. Les troupes élevées dans la discipline romaine avaient pour maxime invariable, que tout bon soldat devait beaucoup plus redouter son officier que l’ennemi. Des institutions aussi sages contribuèrent à affermir la valeur des troupes et à leur inspirer une docilité que ne purent jamais acquérir des barbares impétueux, qui ne connaissaient aucune discipline.
Exercices.
La valeur n’est qu’une vertu imparfaite sans la science et sans la pratique. Les Romains étaient si persuadés de cette vérité, que le nom d’une armée, dans leur langue, venait d’un mot qui signifiait exercice[48]. En effet, les exercices militaires étaient l’important et continuel objet de leur discipline : les recrues et les jeunes soldats étaient régulièrement exercés le matin et le soir ; et les vétérans, malgré leur âge, malgré une connaissance profonde de leur art, étaient obligés de répéter tous les jours ce qu’ils avaient appris dès leur plus tendre jeunesse. Dans les quartiers d’hiver, on élevait de vastes appentis, afin que les exercices des soldats ne fussent point interrompus par les rigueurs de la saison. Dans ces imitations de la guerre, on avait soin de leur faire prendre des armes deux fois plus pesantes que celles dont on se servait dans une action réelle[49]. Une description exacte des exercices des Romains n’entre point dans le plan de cet ouvrage : nous remarquerons seulement qu’ils embrassaient tout ce qui peut donner de la force au corps, de la souplesse aux membres et de la grâce aux mouvemens. On apprenait soigneusement aux soldats à marcher, à courir, à sauter, à nager, à porter de lourds fardeaux, à manier toutes sortes d’armes offensives et défensives, à former un grand nombre d’évolutions, et à exécuter au son de la flûte la danse pyrrhique ou militaire[50]. Au sein de la paix, les troupes romaines se familiarisaient avec la guerre : selon l’observation d’un ancien historien qui avait combattu contre elles, l’effusion du sang était la seule différence que l’on remarquât entre un champ de bataille et un champ d’exercice[51]. Les plus habiles généraux, les empereurs même, encourageaient, par leur présence et par leur exemple, ces études militaires ; souvent Trajan et Adrien daignèrent instruire eux-mêmes les soldats les moins expérimentés, récompenser les plus habiles, et quelquefois disputer avec eux le prix de la force ou de l’adresse[52]. Sous le règne de ces princes, la tactique fut cultivée avec succès ; et tant que l’empire conserva quelque vigueur, leurs institutions militaires furent respectées comme le modèle le plus parfait de la discipline romaine.
Légions romaines sous les empereurs.
Neuf siècles de guerre avaient insensiblement introduit plusieurs changemens dans le service, et l’avaient perfectionné. Les légions décrites par Polybe[53], et commandées par les Scipions, différaient essentiellement de celles qui contribuèrent aux victoires de César, ou défendirent l’empire d’Adrien et des Antonins. Nous rapporterons en peu de mots ce qui constituait la légion impériale[54]. L’infanterie, pesamment armée, qui en faisait la principale force[55], était divisée en dix cohortes et en cinquante-cinq compagnies, sous le commandement d’un pareil nombre de tribuns et de centurions. Le poste d’honneur et la garde de l’aigle appartenaient à la première cohorte, composée de mille cent cinq soldats, choisis parmi les plus estimés pour la valeur et pour la fidélité. Les neuf autres cohortes en avaient chacune cinq cent cinquante-cinq, et tout le corps de l’infanterie d’une légion montait à six mille cent hommes. Leurs armes étaient uniformes et admirablement adaptées à la nature de leur service : ils portaient un casque ouvert, surmonté d’une aigrette fort élevée, une cuirasse ou une cotte de mailles et des bottines, et ils tenaient à leur bras gauche un grand bouclier d’une forme ovale et concave, long de quatre pieds, large de deux et demi, fait d’un bois léger, couvert d’une peau de bœuf, et revêtu de fortes plaques d’airain. Outre un dard léger, le soldat légionnaire balançait dans sa main droite ce javelot formidable, appelé pilum, dont la longueur était de six pieds, et qui se terminait en une pointe d’acier de dix-huit pouces, taillée en triangle[56]. Cette arme était bien inférieure à nos armes à feu, puisqu’elle ne pouvait servir qu’une seule fois, et à la distance seulement de dix ou douze pas : cependant, lorsqu’elle était lancée par une main ferme et adroite, il n’y avait point de bouclier en état de résister à sa force, et aucune cavalerie n’osait se tenir à sa portée. À peine le Romain avait-il jeté son javelot, qu’il s’élançait avec impétuosité sur l’ennemi, l’épée à la main. Cette épée était une lame d’Espagne, courte, d’une trempe excellente, à double tranchant, et également propre à frapper et à percer : mais le soldat était instruit à préférer cette dernière façon de s’en servir, comme découvrant moins son corps et faisant en même temps à son adversaire une blessure plus dangereuse[57]. La légion était ordinairement rangée sur huit lignes de profondeur, et les files, aussi-bien que les rangs, étaient toujours à la distance de trois pieds l’une de l’autre[58]. Des troupes accoutumées à conserver un ordre si distinct dans toute l’étendue d’un large front et dans l’impétuosité d’une charge rapide, pouvaient exécuter tout ce qu’exigeaient d’elles les événemens de la guerre et l’habileté du général. Le soldat avait un espace libre pour ses armes et pour ses divers mouvemens, et les intervalles étaient ménagés de manière à pouvoir y faire passer les renforts nécessaires pour secourir les combattans épuisés[59]. La tactique des Grecs et des Macédoniens avait pour base des principes bien différens : la force de la phalange consistait en seize rangs de longues piques, de manière à former la palissade la plus serrée[60] ; mais la réflexion et l’expérience prouvèrent que cette masse immobile était incapable de résister à l’activité de la légion[61].
Cavalerie.
La cavalerie, sans laquelle la force de la légion serait restée imparfaite, était divisée en dix escadrons : le premier, comme compagnon de la première cohorte, consistait en cent trente-deux hommes, et les neuf autres chacun en soixante-six ; ce qui faisait en tout, pour nous servir des expressions modernes, un régiment de sept cent vingt-six chevaux. Quoique naturellement attaché à sa légion respective, chaque régiment de cavalerie en était séparé, suivant les occasions, pour être rangé en ligne, et faire partie des ailes de l’armée[62]. Sous les empereurs, la cavalerie était bien différente de ce qu’elle avait été dans son origine. Du temps de la république, elle était composée des jeunes gens les plus distingués de Rome et de l’Italie, qui, en remplissant ce service militaire, se préparaient à acquérir les dignités de sénateur et de consul, et sollicitaient, par leurs exploits, les suffrages de leurs concitoyens[63]. Mais depuis le changement qui était survenu dans les mœurs et dans le gouvernement, les plus riches citoyens de l’ordre équestre se consacrèrent à l’administration de la justice et à la perception des revenus publics[64]. Ceux qui embrassaient la profession des armes étaient aussitôt revêtus du commandement d’une cohorte[65] ou d’un escadron[66]. Trajan et Adrien tirèrent leur cavalerie des mêmes provinces et de la même classe de leurs sujets, qui fournissaient des hommes aux légions : on faisait venir des chevaux d’Espagne et de la Cappadoce. Les cavaliers romains méprisaient cette armure complète, dans laquelle la cavalerie des Orientaux était comme emprisonnée : la partie la plus importante de leur armure défensive consistait dans un casque, un bouclier ovale, de petites bottes et une cotte de mailles ; une javeline et une longue et large épée étaient leurs principales armes offensives. Il paraît qu’ils avaient emprunté des Barbares l’usage des lances et des massues de fer[67].
Auxiliaires.
La sûreté et l’honneur de l’empire étaient confiés principalement aux légions : mais la politique de Rome ne dédaigna rien de tout ce qui pouvait lui être utile à la guerre. On faisait régulièrement des levées considérables dans les provinces dont les habitans n’avaient point encore mérité la distinction honorable de citoyens. On permettait à des princes ou à de petits états dispersés le long des frontières d’acheter, par un service militaire, leur liberté et leur sûreté[68]. Souvent même, soit par force, soit par persuasion, on déterminait des Barbares que l’on redoutait à envoyer l’élite de leurs troupes épuiser, dans des climats éloignés, leur dangereuse valeur contre les ennemis de l’empire[69]. Tous ces différens corps étaient connus généralement sous le nom d’auxiliaires. Quoique leur nombre variât selon les temps et les circonstances, il était rarement inférieur à celui des légions[70]. Les plus courageux et les plus fidèles de ces auxiliaires étaient placés sous le commandement des préfets et des centurions, et sévèrement instruits à la discipline des Romains ; mais ils retenaient, pour la plupart, les armes que leur rendaient propres, soit la nature de leur pays, soit les habitudes de leur première jeunesse ; et, par ce moyen, comme à chaque légion était attaché un certain nombre d’auxiliaires, chacune renfermait toutes les espèces de troupes légères, avait l’usage de toutes les armes de trait, et pouvait ainsi opposer à chaque nation la même discipline et les mêmes armes qui la rendaient formidable[71]. [Artillerie.]La légion n’était pas dépourvue de ce que l’on pourrait appeler, dans nos langues modernes, un train d’artillerie ; elle avait toujours à sa suite dix machines de guerre de la première grandeur, et cinquante-cinq plus petites, qui toutes lançaient, selon diverses directions, des pierres et des dards avec une violence irrésistible[72].
Campement.
Le camp d’une légion romaine ressemblait à une ville fortifiée[73]. Aussitôt que l’espace était tracé, les pionniers avaient soin d’aplanir le terrain, et d’écarter tous les obstacles qui auraient pu nuire à sa parfaite régularité : la forme en était quadrangulaire, et nous calculons qu’un carré d’environ deux mille cent pieds anglais de côté pouvait contenir vingt mille Romains, quoique maintenant un pareil nombre de troupes présente à l’ennemi un front trois fois plus étendu. Au milieu du camp, on distinguait, par-dessus les autres tentes, le prétoire ou le quartier du général. La cavalerie, l’infanterie et les auxiliaires, occupaient leurs postes respectifs. Les rues étaient larges et fort droites, et l’on ménageait de tous côtés un espace libre de deux cents pieds entre le rempart et les tentes. Le rempart était ordinairement de douze pieds de haut, défendu par de fortes palissades, et entouré d’un fossé dont la largeur et la profondeur étaient aussi de douze pieds. Les légionnaires eux-mêmes étaient chargés de cet ouvrage important : l’usage de la bêche et de la pioche ne leur était pas moins familier que celui de l’épée ou du pilum. Le courage intrépide est souvent un présent de la nature ; mais cette activité soutenue dans l’exécution des travaux, ne peut jamais être que le fruit de l’habitude et de la discipline[74].
Marches.
À peine la trompette avait-elle donné le signal du départ, que le camp était levé ; et les troupes se plaçaient à leurs rangs, sans retard et sans confusion. Les légionnaires, outre leurs armes, au poids desquelles ils songeaient à peine, étaient encore chargés de leurs instrumens de cuisine, des outils nécessaires pour les fortifications, et de provisions pour plusieurs jours[75]. Malgré un fardeau si considérable, qui accablerait la délicatesse d’un soldat moderne, les Romains étaient accoutumés à marcher d’un pas régulier, et à faire près de vingt milles en six heures[76]. À l’approche de l’ennemi, ils se débarrassaient de leur bagage, et, par des évolutions aisées et rapides, l’armée, qui marchait sur une ou sur plusieurs colonnes, se formait en ordre de bataille[77]. Les frondeurs et les archers escarmouchaient à la tête ; les auxiliaires formaient la première ligne, et ils étaient soutenus par les légions : la cavalerie couvrait les flancs ; enfin, on plaçait derrière le corps d’armée les machines de guerre.
Nombre et disposition des légions.
Telle fut la science guerrière qui défendit les vastes conquêtes des empereurs, et conserva l’esprit militaire, dans un temps où le luxe et le despotisme avaient étouffé toute autre vertu. Si nous cherchons maintenant à nous faire une idée du nombre des troupes dont se composaient les armées romaines, nous verrons combien il est difficile de l’apprécier avec une certaine exactitude. Il paraît cependant que la légion était un corps de douze mille cinq cents hommes, parmi lesquels on comptait six mille huit cent trente-un Romains : le reste comprenait les auxiliaires. Sous Adrien et ses successeurs, l’armée sur le pied de paix comprenait trente de ces redoutables brigades. Ainsi, selon toute apparence, leurs forces se montaient à trois cent soixante-quinze mille hommes. Au lieu de se renfermer dans des villes fortifiées, qui n’étaient, aux yeux des Romains, que le refuge de la faiblesse et de la lâcheté, les légions restaient toujours campées sur les bords des grands fleuves ou le long des frontières des Barbares. Comme leurs postes, pour la plupart, étaient fixes et permanens, nous pouvons nous former un aperçu de la distribution des troupes dans tout l’empire. Trois légions suffisaient pour la Bretagne. Les principales forces étaient employées sur le Rhin et sur le Danube, et consistaient en seize légions, distribuées de la manière suivante : deux dans la Basse-Germanie et trois dans la Haute, une dans la Rhétie, une dans la Norique, quatre dans la Pannonie, trois dans la Mœsie, et deux dans la Dacie. L’Euphrate avait pour sa défense huit légions, dont six étaient placées en Syrie, et les deux autres dans la Cappadoce. Comme le siége de la guerre se trouvait fort éloigné de l’Égypte, de l’Afrique et de l’Espagne, une seule légion maintenait la tranquillité dans chacune de ces provinces. L’Italie même ne manquait pas de troupes. Environ vingt mille hommes choisis, connus sous le nom de cohortes de la ville et de gardes prétoriennes, veillaient à la sûreté du monarque et de la capitale. Auteurs de presque toutes les révolutions qui ont troublé l’empire, ces soldats prétoriens vont bientôt attirer fortement toute notre attention ; mais nous ne voyons rien dans leurs armes et leurs institutions qui les distinguât des légions ; seulement il paraît que leur discipline était moins rigide et leur extérieur plus pompeux[78].
Marine.
La marine des empereurs répondait peu à la grandeur de Rome ; mais elle suffisait pour remplir toutes les vues du gouvernement. L’ambition des Romains ne s’étendait point au-delà du continent ; ce peuple guerrier n’était pas animé de cet esprit entreprenant des Tyriens, des Carthaginois et des habitans de Marseille, qui avait porté ces hardis navigateurs à reculer les bornes du monde, et à découvrir les côtes les plus éloignées. L’Océan était plutôt pour les Romains un objet de terreur que de curiosité[79]. Après la ruine de Carthage et la destruction des pirates, toute l’étendue de la Méditerranée se trouva renfermée dans leur empire. La politique des empereurs n’avait pour but que de conserver en paix la souveraineté de cette mer, et de protéger le commerce de leurs sujets. Guidé par ces principes de modération, Auguste établit à demeure deux flottes dans les ports les plus commodes de l’Italie : l’une à Ravenne, sur la mer Adriatique ; l’autre à Misène, dans la baie de Naples. L’expérience semblait enfin avoir convaincu les anciens que leurs galères, lorsqu’elles excédaient deux ou tout au plus trois rangs de rames, devenaient plus propres à une vaine pompe qu’à un service réel. Auguste lui-même, dans la bataille d’Actium, s’était aperçu de la supériorité de ses frégates légères, appelées Liburniennes, sur les citadelles élevées et massives de son rival[80]. Ces Liburniennes lui servirent à former les deux flottes de Ravenne et de Misène, destinées à commander, l’une la partie orientale, l’autre l’occident de la Méditerranée ; et à chacune de ces escadres il attacha un corps de plusieurs milliers de marins. Outre ces deux ports, où les Romains avaient établi la plus grande partie de leurs forces maritimes, ils entretenaient encore un grand nombre de vaisseaux à Fréjus, sur les côtes de Provence. Le Pont-Euxin était gardé par quarante voiles et par trois mille soldats. À toutes ces forces, il faut ajouter la flotte qui assurait la communication entre la Gaule et la Bretagne, et une infinité de bâtimens qui couvraient le Rhin et le Danube, pour harasser les pays ennemis, et intercepter le passage des Barbares[81]. [Énumération de toutes les forces de l’empire.]En récapitulant cet état général des forces de l’empire sur mer et sur terre, tant des troupes employées dans les légions, que des auxiliaires, des gardes du palais et de la marine, nous verrons que le nombre total des troupes n’excédait pas quatre cent cinquante mille hommes. Quelque formidable que paraisse cette puissance, le dernier siècle a vu avec étonnement des forces semblables entretenues par un monarque dont les états étaient renfermés dans une seule province de l’Empire romain[82].
Vue des provinces de l’empire.
Nous avons essayé de faire connaître et l’esprit de modération qui mettait des bornes à la puissance d’Adrien et des Antonins, et les forces qui servaient à la soutenir ; tâchons maintenant de décrire, avec clarté et précision, ces mêmes provinces, réunies autrefois sous un seul chef, et maintenant divisées en un si grand nombre d’états indépendans et ennemis les uns des autres.
Espagne.
Située à l’extrémité de l’empire, de l’Europe et de l’ancien monde, l’Espagne a conservé d’âge en âge ses limites naturelles : les monts Pyrénées, la Méditerranée et l’océan Atlantique. Cette grande péninsule, aujourd’hui partagée si inégalement entre deux souverains, avait été divisée par Auguste en trois provinces : la Lusitanie, la Bétique et la Tarragonaise. Les belliqueux Lusitaniens occupaient la contrée qui compose aujourd’hui le royaume de Portugal : ce royaume a gagné, vers le nord, le terrain qui lui avait été enlevé du côté de l’orient. La Grenade et l’Andalousie ont à peu près les mêmes confins que l’ancienne Bétique ; le reste de l’Espagne, la Galice, les Asturies, la Biscaye, la Navarre, le royaume de Léon, les deux Castilles, la Murcie, le royaume de Valence, la Catalogne et l’Aragon, formaient la troisième province romaine : c’était en même temps la plus considérable, et on l’appelait Tarragonaise, du nom de sa capitale[83]. Parmi les naturels du pays, les Celtibériens étaient les plus puissans : une opiniâtreté invincible distinguait surtout les Asturiens et les Cantabres. Sûrs de trouver un asile dans leurs montagnes, ces peuples furent les derniers qui se soumirent aux armes de Rome ; et, quelques siècles après, ils secouèrent les premiers le joug des Arabes.
Gaule.
L’ancienne Gaule, qui comprenait tout le pays situé entre les Pyrénées, les Alpes, le Rhin et l’Océan, était beaucoup plus étendue que la France moderne. Aux domaines de cette puissante monarchie, et à l’acquisition récente qu’elle a faite de la Lorraine et de l’Alsace, il faut encore ajouter le duché de Savoie, les cantons de la Suisse, les quatre électorats du Rhin, le pays de Liège, le Luxembourg, le Hainaut, la Flandre et le Brabant. Après la mort de César, Auguste eut égard, dans la division de la Gaule, à l’établissement des légions, au cours des rivières et aux distinctions de provinces déjà connues dans ce pays, qui renfermait plus de cent états indépendans avant que les Romains s’en fussent rendus maîtres[84]. La colonie de Narbonne donna son nom au Languedoc, à la Provence et au Dauphiné. Le gouvernement d’Aquitaine s’étendait depuis les Pyrénées jusqu’à la Loire. Entre ce fleuve et la Seine, était située la Gaule celtique, qui reçut bientôt une nouvelle dénomination de la fameuse colonie de Lugdunum, Lyon. Au-delà de la Seine était la Belgique, bornée d’abord seulement par le Rhin ; mais, quelque temps avant le siècle de César, les Germains, profitant de la supériorité que donne la bravoure, s’étaient emparés d’une partie considérable de la Belgique. Les empereurs romains saisirent avec empressement une occasion favorable aux prétentions de leur vanité ; et la frontière du Rhin, qui s’étendait depuis Leyde jusqu’à Bâle, fut décorée du nom pompeux de Haute et Basse-Germanie[85]. Telles étaient, sous les Antonins, les six provinces de la Gaule, la Narbonnaise, l’Aquitaine, la Celtique ou Lyonnaise, la Belgique et les deux Germanies.
Bretagne.
Nous avons déjà parlé de l’étendue et des bornes de la province romaine en Bretagne : elle renfermait toute l’Angleterre, le pays de Galles et le pays plat d’Écosse jusqu’au passage de Dunbritton et d’Édimbourg. Avant que la Bretagne eut perdu sa liberté, elle était inégalement divisée en trente tribus de Barbares, dont les plus considérables étaient les Belges à l’occident, les Brigantes au nord, les Silures au midi du pays de Galles, et les Icéniens dans les comtés de Norfolk et de Suffolk[86]. Autant qu’il est possible de s’en rapporter à la ressemblance des mœurs et des langues, il est probable que l’Espagne, la Gaule et la Bretagne avaient été peuplées par une même et vigoureuse race de sauvages. Ils disputèrent souvent le champ de bataille aux Romains, et ils ne furent subjugués qu’après avoir livré une infinité de combats. Enfin, lorsque ces provinces eurent été soumises, elles formèrent la division occidentale de l’empire en Europe, qui s’étendait depuis le mur d’Antonin jusqu’aux colonnes d’Hercule, et depuis l’embouchure du Tage jusqu’aux sources du Rhin et du Danube.
Italie.
Avant les conquêtes des Romains, la Lombardie n’était point regardée comme partie de l’Italie. Des Gaulois avaient fondé une colonie puissante le long des rives du Pô, depuis le Piémont jusque dans la Romagne : ils avaient porté leurs armes et leurs noms dans les plaines bornées par les Alpes et les Apennins. Les Liguriens habitaient les rochers où s’est élevée la république de Gênes. Venise n’existait point encore ; mais la partie de cet état, située à l’orient de l’Adige, était occupée par les Venètes[87]. Le milieu de l’Italie, qui compose maintenant le duché de Toscane et l’État ecclésiastique, était l’ancienne patrie des Étrusques et des Ombriens ; des Étrusques à qui l’Italie était redevable des premiers germes de la civilisation[88]. Le Tibre roulait ses ondes au pied des superbes collines de Rome ; et depuis cette rivière jusqu’aux frontières de Naples, le pays des Sabins, des Latins et des Volsques, fut le théâtre des succès naissans de la république. Ce fut dans cette contrée si renommée, que les premiers consuls méritèrent des triomphes ; que leurs successeurs s’occupèrent à décorer des palais, et leur postérité à élever des couvens[89]. Capoue et la Campanie possédaient le territoire propre de la ville de Naples ; le reste de ce royaume était habité par plusieurs nations belliqueuses, les Marses, les Samnites, les Apuliens et les Lucaniens. Enfin, les côtes de la mer étaient couvertes des colonies florissantes des Grecs. Il faut remarquer que lorsque Auguste partagea l’Italie en onze régions, la petite province d’Istrie fut comprise dans le nombre, et se trouva jointe au siége de la souveraineté romaine[90].
Le Danube et la frontière d’Illyrie.
Les provinces de l’empire en Europe étaient défendues par le Rhin et le Danube. Ces deux beaux fleuves prennent leur source à la distance de trente milles l’un de l’autre. Le Danube, dans un cours de plus de treize cents milles de long, presque toujours vers le sud-est, reçoit le tribut de soixante rivières navigables, et se jette ensuite par six embouchures dans le Pont-Euxin, qui paraît à peine assez vaste pour recevoir une telle masse d’eau[91]. Les provinces qu’arrose le Danube furent bientôt désignées sous le nom général d’Illyrie ou de frontière illyrienne[92], et regardées comme les plus guerrières de l’empire : mais elles méritent bien que nous les considérions dans leurs principales divisions : la Rhétie, la Norique, la Pannonie, la Dalmatie, la Mœsie, la Thrace, la Macédoine et la Grèce.
Rhétie.
La province de Rhétie, habitée autrefois par les Vindeliciens, s’étendait depuis les Alpes jusqu’aux rives du Danube, et depuis la source de ce fleuve jusqu’à sa jonction avec l’Inn. La plus grande partie du plat pays obéit à l’électeur de Bavière : la ville d’Augsbourg est protégée par la constitution de l’empire germanique ; les Grisons vivent en sûreté dans leurs montagnes, et le Tyrol est au rang des nombreux états qui appartiennent à la maison d’Autriche.
Norique et Pannonie
Toute l’étendue de pays comprise entre le Danube, l’Inn et la Save, l’Austrie, la Stirie, la Carinthie, la Carniole, la Basse-Hongrie et l’Esclavonie, étaient connues par les anciens sous les noms de Norique et de Pannonie. Dans leur premier état d’indépendance, les fiers habitans de ces provinces étaient étroitement liés entre eux ; ils se trouvèrent fréquemment unis sous le gouvernement des Romains et de nos jours ils sont devenus le patrimoine d’une seule famille. Leur souverain est un prince d’Allemagne, qui prend le titre d’empereur des Romains, et dont les états forment le centre et la force de la puissance autrichienne. Si nous en exceptons la Bohême, la Moravie, l’extrémité septentrionale de l’Autriche, et cette partie de la Hongrie qui est située entre le Theiss et le Danube, les autres domaines de la maison d’Autriche étaient renfermés dans les limites de l’Empire romain.
Dalmatie.
La Dalmatie, ou Illyrie proprement dite, était ce pays long, mais étroit, qui se trouve entre la Save et la mer Adriatique. La plus grande partie de la côte a conservé son ancien nom : c’est une province de la dépendance de Venise et le siége de la petite république de Raguse. Les provinces de l’intérieur ont pris les noms esclavons de Croatie et de Bosnie. La Croatie est soumise à un gouverneur autrichien, et la Bosnie obéit à un pacha turc : mais toutes ces régions sont sans cesse ravagées par des hordes de Barbares, dont la sauvage indépendance marque d’une manière irrégulière les limites incertaines des puissances chrétiennes et mahométanes[93].
Mœsie et Dacie.
Après avoir reçu les eaux du Theiss et de la Save, le Danube prenait le nom d’Ister ; c’était du moins celui que lui donnaient les Grecs[94]. Il séparait autrefois la Mœsie de la Dacie, province conquise par Trajan, et la seule qui fût située au-delà de ce fleuve. Si nous voulons jeter les yeux sur l’état présent de ces contrées, nous trouverons, sur la rive gauche du Danube, Temeswar et la Transylvanie, annexés à la couronne de Hongrie après un grand nombre de révolutions, tandis que les principautés de Moldavie et de Valachie reconnaissent la souveraineté de la Porte Ottomane. Sur la rive droite, la Mœsie qui, durant le moyen âge, se divisa en deux royaumes barbares, la Servie et la Bulgarie, est maintenant réunie sous le despotisme des Turcs.
Thrace, Macédoine et Grèce.
Les Turcs, en donnant le nom de Romélie à la Macédoine, à la Thrace et à la Grèce, semblent reconnaître que ces contrées faisaient partie de l’Empire romain. La Thrace, habitée par des nations belliqueuses, était devenue, sous les Antonins, une province qui s’étendait depuis le mont Hæmus et le Rhodope jusqu’au Bosphore et l’Hellespont. Malgré le changement de maîtres et celui de la religion, la nouvelle Rome, bâtie par Constantin sur les rives du Bosphore, est toujours la capitale d’une grande monarchie. La Macédoine avait retiré moins d’avantages des brillantes conquêtes d’Alexandre que de la politique des deux Philippe. L’Épire et la Thessalie étaient sous sa dépendance. Ainsi ce royaume comprenait tout le pays situé entre la mer Égée et celle d’Ionie. Lorsque nous pensons à la réputation immortelle de Thèbes, d’Argos, de Sparte et d’Athènes, nous avons peine à nous persuader que tant de républiques si célèbres aient été confondues dans une seule province de l’Empire romain. L’influence supérieure de la ligue achéenne fit donner à cette province le nom d’Achaïe.
Asie Mineure.
Tel était l’état de l’Europe sous les empereurs romains. Les provinces d’Asie, sans en excepter les conquêtes passagères de Trajan, se trouvent toutes enfermées dans les limites de la puissance des Turcs ; mais au lieu de suivre les divisions arbitraires, imaginées par l’ignorance et par le despotisme, prenons une route plus sûre et en même temps plus agréable pour nous : observons les caractères ineffaçables de la nature. On appelle Asie Mineure cette péninsule qui, bornée par l’Euphrate du côté de l’orient, s’avance vers l’Europe entre le Pont-Euxin et la Méditerranée. Les Romains avaient donné le titre exclusif d’Asie au vaste et fertile pays situé à l’occident du mont Taurus et du fleuve Halys. Cette province renfermait les anciennes monarchies de Troie, de Lydie et de Phrygie, les contrées maritimes des Lyciens, des Pamphiliens et des Cariens, et les colonies grecques fondées en Ionie, qui, non dans la guerre, mais dans les arts, égalaient la gloire de leur métropole. Les royaumes de Pont et de Bithynie occupaient tout le nord de la péninsule, depuis Constantinople jusqu’à Trébizonde. À l’extrémité opposée, la Cilicie était bornée pas les montagnes de Syrie. Les provinces intérieures, séparées de l’Asie romaine par le fleuve Halys, et de l’Arménie par l’Euphrate, avaient autrefois formé le royaume indépendant de Cappadoce. La souveraineté des empereurs s’étendait sur les côtes septentrionales du Pont-Euxin, en Asie, jusque par-delà Trébizonde ; en Europe, jusqu’au-delà du Danube. Les habitans de ces contrées sauvages, connues maintenant sous les noms de Budziack, de Tartarie-Crimée, de Circassie et de Mingrélie, recevaient de leurs mains ou des princes tributaires ou des garnisons romaines[95].
Syrie, Phénicie et Palestine.
Sous les successeurs d’Alexandre, la Syrie devint le siége de l’empire des Séleucides, qui régnèrent sur toute la Haute-Asie, jusqu’à ce que la révolte des Parthes eût resserré les domaines de ces monarques entre l’Euphrate et la Méditerranée. Lorsque cette province fut soumise par les Romains, elle servit de frontière à leur empire, du côté de l’orient : ses limites étaient, au nord, les montagnes de la Cappadoce, et vers le midi, l’Égypte et la mer Rouge. La Phénicie et la Palestine se trouvèrent quelquefois annexées au gouvernement de la Syrie : dans d’autres temps elles en furent séparées. La première de ces deux provinces est une suite de rochers, une lisière étroite entre la mer et les montagnes ; l’autre ne peut guère être mise au-dessus du pays de Galles pour l’étendue et pour la fertilité[96]. Cependant leur nom passera d’âge en âge jusqu’à la postérité la plus reculée, puisque l’Europe et le Nouveau Monde doivent à la Palestine leur religion, et à la Phénicie la connaissance des lettres[97]. Depuis l’Euphrate jusqu’à la mer Rouge, un désert sablonneux, presque dépourvu d’arbres et d’eau, forme les limites incertaines de la Syrie. La vie errante des Arabes était inséparablement liée à leur indépendance : toutes les fois qu’ils voulurent former des établissemens sur un terrain moins stérile que le reste de leurs habitations, ils devinrent aussitôt esclaves des Romains[98].
Égypte.
Les géographes de l’antiquité ont souvent hésité sur la partie du globe dans laquelle ils devaient faire entrer l’Égypte[99]. Située dans la péninsule immense de l’Afrique, elle n’est accessible que du côté de l’Asie, dont elle a reçu la loi dans presque toutes les révolutions de l’histoire. Un préfet romain occupait le trône pompeux des Ptolémées ; maintenant le sceptre de fer des mamelucs est entre les mains d’un pacha turc. Le Nil arrose cette contrée dans un espace de deux cents lieues, depuis le tropique du Cancer jusqu’à la Méditerranée : les inondations périodiques de ce fleuve font toute la richesse du pays, et leur élévation en est la mesure. Carène, située vers l’occident et sur la côte de la mer, avait été d’abord une colonie grecque ; elle devint ensuite une province d’Égypte : elle est aujourd’hui ensevelie dans les déserts de Barca[100].
Afrique.
De Cyrène jusqu’à l’Océan, la côte d’Afrique a plus de quinze cents milles de long ; elle est cependant si resserrée entre la Méditerranée et les déserts de Sahara, que sa largeur excède rarement cent milles. C’était à la partie orientale que les Romains avaient principalement donné le nom de province d’Afrique. Avant l’arrivée des colonies phéniciennes, cette fertile contrée était habitée par les Libyens, les plus sauvages de tous les peuples de la terre : elle devint le centre d’un commerce et d’un empire très-étendu, lorsqu’elle fut gouvernée par les Carthaginois. Les faibles états de Tunis et de Tripoli se sont élevés sur les ruines de cette république fameuse. Le royaume de Massinissa et de Jugurtha est soumis à la puissance militaire des Algériens. Du temps d’Auguste, les limites de la Numidie avaient été fort resserrées, et les deux tiers au moins de cette contrée avaient pris le nom de Mauritanie césarienne. La véritable Mauritanie, ou la patrie des Maures, s’appelait Tingitane, de l’ancienne ville de Tingi ou Tangier : elle forme aujourd’hui le royaume de Fez. Salé sur l’Océan, cette retraite de pirates, était la dernière ville de l’Empire romain. Les connaissances géographiques des anciens s’étendaient à peine au-delà. On aperçoit encore des vestiges d’une cité romaine, près de Méquinez, résidence d’un barbare que nous voulons bien appeler l’empereur de Maroc : mais il ne paraît pas que les états méridionaux de ce monarque, ni même Maroc et Segelmessa, aient jamais été compris dans la province romaine. L’occident de l’Afrique est coupé par différentes chaînes du mont Atlas, nom devenu célèbre par les fictions des poètes[101], mais que l’on donne maintenant à l’immense océan qui foule ses eaux entre le Nouveau-Monde et l’ancien continent[102].
Mer Méditerranée, avec les îles qu’elle renferme.
Après avoir parcouru toutes les provinces de l’Empire romain, nous pouvons observer que l’Afrique est séparée de l’Espagne par un détroit de douze milles environ, qui sert de communication à la Méditerranée avec la mer Atlantique. Les colonnes d’Hercule, si fameuses parmi les anciens, étaient deux montagnes qui paraissent avoir été séparées avec violence dans quelque convulsion de la nature. La forteresse de Gibraltar est bâtie au pied de celle qui est située en Europe. Toute la Méditerranée, ses côtes et ses îles, étaient renfermées dans les vastes domaines de l’empire. Des grandes îles, les Baléares, aujourd’hui Majorque et Minorque, ainsi nommées à cause de leur étendue respective, appartiennent, l’une aux Espagnols, et l’autre à la Grande-Bretagne. Il serait plus facile de déplorer le sort des Corses, que de décrire leur condition actuelle. La Sardaigne et la Sicile ont été érigées en royaumes en faveur de deux princes d’Italie. Crète ou Candie, Chypre, et la plupart des petites îles de la Grèce ou de l’Asie, obéissent aux Turcs, tandis que le petit rocher de Malte brave toute la puissance ottomane, et est devenu un pays riche, célèbre sous le gouvernement d’un ordre religieux et militaire.
Idée générale de l’Empire romain.
Cette longue énumération des provinces d’un empire dont les débris ont formé tant de royaumes si puissans, rendrait presque excusable à nos yeux la vanité ou l’ignorance des anciens. Éblouis par l’immense domination, la puissance irrésistible, la modération réelle ou affectée des empereurs, ils se croyaient permis de mépriser ces contrées éloignées, qu’ils avaient laissé jouir d’une indépendance barbare ; souvent même ils affectaient d’en méconnaître le nom : insensiblement ils s’accoutumèrent à confondre la monarchie romaine avec le globe de la terre[103]. Mais ces idées vagues et peu exactes ne conviennent pas à un historien moderne : guidé par des connaissances plus sûres, il est en état de présenter à ses lecteurs un tableau mieux proportionné, en leur faisant observer que l’empire avait plus de deux mille milles de large depuis le mur d’Antonin et les limites septentrionales de la Dacie jusqu’au mont Atlas et jusqu’au tropique du Cancer, et qu’il s’étendait en longueur dans un espace de plus de trois mille milles depuis l’Euphrate jusqu’à l’Océan occidental. Il était situé dans les plus beaux lieux de la zone tempérée, entre le 24e et le 56e degré de latitude nord. Enfin, on évaluait son étendue à peu près à six cent mille milles carrés, dont la plus grande partie consistait en terres fertiles et très-bien cultivées[104].
CHAPITRE II.
De l’union et de la prospérité intérieure de l’Empire romain dans le siècle des Antonins.
Principes du gouvernement.
CE n’est pas seulement par l’étendue et par la rapidité des conquêtes que nous devons juger de la grandeur de Rome. Le souverain des déserts de la Russie donne des lois à une partie du globe bien plus considérable. Sept ans après son départ de Macédoine, Alexandre avait érigé des trophées sur les rives de l’Hyphase[105]. En moins d’un siècle, l’invincible Tchingis et les princes mongols, ses descendans, étendirent leurs cruelles dévastations et leur empire passager depuis la mer de la Chine jusqu’aux confins de l’Égypte et de l’Allemagne[106]. Mais le solide édifice de la puissance romaine avait été l’ouvrage de la sagesse de plusieurs siècles. Les contrées soumises à Trajan et aux Antonins étaient étroitement unies entre elles par les lois, et embellies par les arts. Il pouvait arriver qu’elles eussent à souffrir occasionnellement de quelques abus du pouvoir confié aux délégués du souverain ; mais en général le principe du gouvernement était sage, simple et établi pour le bonheur des peuples. Les habitans des provinces exerçaient paisiblement le culte de leurs ancêtres, et, confondus avec les conquérans, ils jouissaient des mêmes avantages, et parcouraient d’un pas égal la carrière des honneurs.
Tolérance universelle.
I. La politique du sénat et des souverains de Rome fut heureusement secondée, dans tout ce qui concernait la religion, par les lumières de quelques-uns de leurs sujets, et par la superstition aveugle des autres. Les différens cultes admis dans l’empire étaient considérés par le peuple, comme également vrais, par le philosophe, comme également faux, et par le magistrat, comme également utiles. Ainsi la tolérance entretenait une indulgence réciproque et même une pieuse concorde.
Du peuple.
La superstition du peuple n’était ni irritée par l’aigreur théologique, ni renfermée dans les chaînes d’un système spéculatif. Fidèlement attaché aux cérémonies de son pays, le polythéiste recevait avec une foi implicite les différentes religions de la terre[107]. La crainte, la reconnaissance, la curiosité, un songe, un présage, un accident extraordinaire, un voyage entrepris dans des régions éloignées, étaient autant de causes qui l’engageaient perpétuellement à multiplier les articles de sa foi, et à augmenter le nombre de ses dieux tutélaires. Le frêle tissu de la mythologie païenne était composé d’une foule de matériaux différens, à la vérité, mais non mal assortis. Dès qu’il était reconnu que les héros et les sages dont la vie ou la mort avait été utile à leur patrie, étaient revêtus d’une puissance immortelle, on ne pouvait se dispenser d’avouer qu’ils méritaient, sinon des adorations, du moins la vénération du genre humain. Les divinités d’un millier de bocages, d’un millier de sources, jouissaient en paix de leur influence locale ; et lorsque le Romain conjurait la colère du Tibre, il ne pouvait mépriser l’habitant de l’Égypte enrichissant de ses offrandes la bienfaisante divinité du Nil. Les puissances visibles de la nature, les planètes et les élémens, étaient les mêmes dans tout l’univers : les gouverneurs invincibles du monde moral ne pouvaient être représentés que par des fictions et des allégories entièrement semblables. Toutes les vertus, tous les vices, devinrent autant de divinités. Chaque art, chaque profession, reconnut parmi les habitans du ciel un protecteur dont les attributs, dans les siècles et les contrées les plus éloignées, tenaient au caractère particulier de ses adorateurs. Une république de dieux, si opposés de caractère et d’intérêt, avait besoin, dans tous les systèmes, de la main régulatrice d’un magistrat suprême : c’est ce magistrat que les progrès des connaissances et de l’adulation revêtirent graduellement des perfections et des titres sublimes de père éternel, de monarque tout-puissant[108]. La douceur de l’esprit de l’antiquité était telle, que les nations faisaient moins d’attention aux différences qu’aux rapports de leur croyance religieuse. Souvent le Grec, le Romain, le Barbare venaient offrir leur encens dans les mêmes temples : malgré la diversité de leurs cérémonies, ils se persuadaient aisément que, sous des noms différens, ils invoquaient la même divinité. Les chants d’Homère embellirent la mythologie ; et ce poète donna le premier une forme presque régulière au polythéisme de l’ancien monde[109].
Des philosophes.
Les philosophes de la Grèce avaient puisé leur morale dans la nature de l’homme plutôt que dans celle de l’Être suprême. La divinité était cependant à leurs yeux l’objet d’une méditation profonde et très-importante : ils développèrent dans leurs sublimes recherches la force et la faiblesse de l’esprit humain[110]. On distinguait parmi eux quatre sectes principales. Les stoïciens et les platoniciens s’efforcèrent de concilier les intérêts opposés de la raison et de la piété. Ils nous ont laissé les preuves les plus sublimes de l’existence et des perfections d’une cause première ; mais comme il leur était impossible de concevoir la création de la matière, l’ouvrier, dans la philosophie de Zénon, n’est pas assez distingué de l’ouvrage. D’un autre côté, le dieu intellectuel de Platon et de ses disciples ressemble plutôt à une pure conception idéale qu’à une substance réellement existante. Les opinions des épicuriens et des académiciens étaient au fond moins religieuses : la science modeste des derniers ne leur permettait pas de prononcer ; ils doutaient d’une providence que l’ignorance positive des premiers leur faisait entièrement rejeter. Un esprit d’examen, excité par l’émulation et nourri par la liberté, avait divisé les écoles publiques de la philosophie en autant de sectes se combattant les unes les autres ; mais toutes s’accordaient à n’ajouter aucune foi aux superstitions du peuple. Ce grand principe leur servait de base commune, et elles s’empressaient de le communiquer aux jeunes élèves, qui, remplis d’une noble émulation, accouraient en foule à Athènes et dans les autres contrées de l’empire où l’on cultivait les sciences. En effet, comment un philosophe aurait-il pu reconnaître l’empreinte de la Divinité dans les contes puériles des poètes et dans les traditions informes de l’antiquité ? Pouvait-il adorer comme dieux ces êtres imparfaits, qu’il aurait méprisés comme mortels ? Cicéron se servit des armes de la raison et de l’éloquence pour combattre les systèmes absurdes du paganisme : mais la satire de Lucien était bien plus faite pour les détruire : aussi ses traits eurent-ils plus de succès. Un écrivain répandu dans le monde ne se serait pas hasardé à jeter du ridicule sur des divinités qui n’auraient pas déjà été secrètement un objet de mépris aux yeux des classes éclairées de la société[111].
Malgré l’esprit d’irréligion qui s’était introduit dans le siècle des Antonins, on respectait encore l’intérêt des prêtres et la crédulité du peuple. Les philosophes, dans leurs écrits et dans leurs discours, soutenaient la dignité de la raison, mais ils soumettaient en même temps leurs actions à l’empire des lois et de la coutume. Remplis d’indulgence pour ces erreurs qui excitaient leur pitié, ils pratiquaient avec soin les cérémonies de leurs ancêtres, et on les voyait fréquenter les temples des dieux ; quelquefois même ils ne dédaignaient pas de jouer un rôle sur le théâtre de la superstition, et la robe d’un pontife cachait souvent un athée.
Avec de pareilles dispositions, les sages de l’antiquité étaient bien éloignés de vouloir s’engager dans aucune dispute sur les dogmes et les différens cultes du vulgaire. Ils voyaient avec la plus grande indifférence les formes variées que prenait l’erreur pour en imposer à la multitude, et ils s’approchaient avec le même respect apparent et le même mépris secret des autels du Jupiter Libyen, de ceux du Jupiter Olympien, ou de ceux du Jupiter qu’on adorait au Capitole[112].
Il est difficile d’imaginer comment l’esprit de persécution aurait pu s’introduire dans l’administration de l’empire : [Du magistrat.]les magistrats ne pouvaient se laisser entraîner par les prestiges d’un zèle aveugle, bien que sincère, puisqu’ils étaient eux-mêmes philosophes, et que l’école d’Athènes avait donné des lois au sénat de Rome : ils ne pouvaient être guidés ni par l’ambition, ni par l’avarice dans un état où la juridiction ecclésiastique était réunie à la puissance temporelle. Les plus illustres sénateurs remplissaient les fonctions augustes du sacerdoce, et les souverains furent constamment revêtus de la dignité de grand pontife. Ils reconnaissaient les avantages d’une religion unie au gouvernement civil ; ils encourageaient les fêtes publiques instituées pour adoucir les mœurs des peuples ; ils sentaient combien l’art des augures était un instrument utile dans les mains de la politique, et ils entretenaient, comme le plus solide lien de la société, cette utile opinion, que, soit dans cette vie, soit dans l’autre, le crime de parjure ne pouvait échapper au châtiment que lui réservait l’inévitable vengeance des dieux[113]. Persuadés ainsi des avantages généraux de la religion, ils croyaient que les différentes espèces de culte contribuaient également au bonheur de l’empire : des institutions consacrées dans chaque pays par le temps et par l’expérience, leur paraissaient pouvoir seules convenir au climat et aux habitans. Il est vrai que les statues des dieux et les ornemens des temples devenaient souvent la proie de l’avarice et de la cupidité[114] ; [Dans les provinces.]mais les nations vaincues éprouvaient, dans l’exercice de la religion de leurs ancêtres, l’indulgence et même la protection des vainqueurs ; la Gaule seule semble avoir été exceptée de cette tolérance universelle. Sous le prétexte spécieux d’abolir les sacrifices humains, Tibère et Claude détruisirent l’autorité dangereuse des druides[115] ; mais ces prêtres, leurs dieux et leurs autels subsistèrent en paix dans l’obscurité jusqu’à la destruction du paganisme[116].
Rome.
Rome était sans cesse remplie d’étrangers qui se rendaient en foule de toutes les parties du monde dans cette capitale de l’empire[117], et qui tous y introduisaient et y pratiquaient les superstitions de leur patrie[118]. Chaque ville avait le droit de maintenir son ancien culte dans sa pureté : le sénat romain usait quelquefois de ce privilége commun pour opposer une digue à l’inondation de tant de cérémonies ridicules. De toutes les religions, celle des Égyptiens était la plus vile et la plus méprisable ; aussi l’exercice en fut-il souvent défendu : on démolissait les temples d’Isis et de Sérapis, et leurs adorateurs étaient bannis de Rome et de l’Italie[119]. Mais que peuvent les faibles efforts de la politique contre le zèle ardent du fanatisme ? Bientôt les exilés reparaissaient ; on voyait s’augmenter en même temps le nombre des prosélytes ; les temples étaient rebâtis avec encore plus de magnificence ; enfin Isis et Sérapis prirent place parmi les divinités romaines[120]. Cette indulgence n’avait rien de contraire aux anciennes maximes du gouvernement. Dans les plus beaux siècles de la république, Cybèle et Esculape avaient été invités, par des ambassades solennelles[121], à venir prendre séance dans le Capitole ; et pour séduire les divinités tutélaires des villes assiégées, on avait coutume de leur promettre des honneurs plus distingués que ceux dont elles jouissaient dans leur patrie[122]. Insensiblement Rome devint le temple général de ses sujets, et le droit de bourgeoisie fut accordé à tous les dieux de l’univers[123].
Liberté de Rome.
II. Les anciennes républiques de la Grèce avaient cru devoir conserver sans aucun mélange le sang de leurs premiers citoyens : cette fausse politique arrêta la fortune, et hâta la ruine d’Athènes et de Lacédémone ; mais le génie entreprenant de Rome sacrifia l’orgueil à l’ambition ; il jugea plus prudent et plus honorable à la fois d’adopter pour siens le mérite et la vertu partout où il les pourrait découvrir, fût-ce parmi les esclaves, les étrangers, les ennemis ou les barbares[124]. Durant l’époque la plus florissante de la république d’Athènes, trente mille[125] citoyens furent insensiblement réduits au nombre de vingt-un mille[126]. Rome nous présente dans ses accroissemens un tableau bien différent : le premier cens de Servius-Tullius ne se montait qu’à quatre-vingt-trois mille citoyens ; ce nombre s’augmenta rapidement, malgré des guerres perpétuelles et les colonies que l’on envoyait souvent au dehors : enfin, avant la guerre des alliés, on comptait quatre cent soixante-trois mille citoyens en état de porter les armes[127]. Les alliés demandèrent avec hauteur à être compris dans la distribution des honneurs et des priviléges ; mais le sénat aima mieux recourir aux armes que de se déshonorer par une concession forcée. Les Samnites et les Lucaniens furent punis sévèrement de leur témérité. La république ouvrit son sein aux autres états de l’Italie, à mesure qu’ils rentrèrent dans leur devoir[128], et bientôt la liberté publique fut anéantie. Dans un gouvernement démocratique, les citoyens exercent l’autorité souveraine : entre les mains d’une multitude immense, incapable de suivre la même direction, cette autorité est une source d’abus, et finit par s’évanouir. Mais lorsque les empereurs eurent supprimé les assemblées populaires, les vainqueurs se trouvèrent confondus avec les autres nations ; seulement ils tenaient le premier rang parmi les sujets. Leur accroissement, quoique rapide, n’était plus accompagné des mêmes dangers ; cependant les princes qui adoptèrent les sages maximes d’Auguste maintinrent avec le plus grand soin la dignité du nom romain, et ils furent très-réservés à accorder le droit de cité[129].
Italie.
Avant que les priviléges des Romains se fussent étendus à tous les habitans de l’empire, l’Italie, bien différente des autres provinces, était le centre du gouvernement et la base la plus solide de la constitution : elle se vantait d’être le berceau, ou du moins la résidence des sénateurs et des Césars[130]. Les terres des Italiens étaient exemptes d’impositions, et leurs personnes, de la juridiction arbitraire des gouverneurs. Formées d’après le modèle parfait de la capitale, leurs villes jouissaient de la puissance exécutive sous l’inspection immédiate de l’autorité souveraine. Depuis les Alpes jusqu’à l’extrémité de la Calabre, les naturels du pays naissaient tous citoyens de Rome. Ils avaient oublié leurs anciennes divisions, et insensiblement ils étaient parvenus à former une grande nation, réunie par la langue, les mœurs et les institutions civiles, et capable de soutenir le poids d’un puissant empire. La république se glorifiait de cette noble politique ; elle en était souvent récompensée par le mérite et les services des enfans qu’elle avait adoptés. Si la distinction du nom romain, renfermée dans les murs de la ville, n’eût été le partage que des anciennes familles, ce nom immortel aurait été privé de ses plus riches ornemens. Mantoue est devenue célèbre par la naissance de Virgile. Horace ne sait s’il doit être appelé Lucanien ou citoyen de l’Apulie. Ce fut à Padoue que le peuple romain trouva un historien digne de retracer la suite majestueuse de ses triomphes. Les Catons étaient venus de Tusculum déployer dans Rome toutes les vertus du patriotisme ; et la petite ville d’Arpinum eut l’honneur d’avoir produit deux illustres citoyens : Marius, qui mérita, après Romulus et Camille, le titre glorieux de fondateur de Rome, et Cicéron, qui, arrachant sa patrie aux fureurs de Catilina, la mit en état de disputer à la Grèce la palme de l’éloquence[131].
Provinces.
Les provinces de l’empire, dont nous avons déjà donné la description, étaient dépourvues de toute force politique et de tous les avantages d’une liberté constitutionnelle. Dans la Grèce[132], en Étrurie et dans la Gaule[133], le premier soin du sénat fut de détruire des confédérations dangereuses et capables d’apprendre à l’univers que si les Romains avaient su profiter de la division de leurs ennemis, l’union pouvait arrêter les progrès de leurs armes. Souvent leur ambition prenait le masque de la générosité ou de la reconnaissance. Des souverains devaient, pendant quelque temps, leurs sceptres à ces fausses vertus ; mais aussitôt qu’ils avaient rempli la tâche qui leur avait été imposée, de façonner au joug les nations vaincues, ils étaient précipités du trône. Les états libres qui avaient embrassé la cause de Rome, admis d’abord en apparence au rang d’alliés, furent ensuite insensiblement réduits en servitude. Des ministres nommés par le sénat et par les empereurs, exerçaient une autorité absolue et sans bornes. Mais les maximes salutaires du gouvernement, qui avaient assuré la paix et la soumission de l’Italie, pénétrèrent dans les contrées les plus éloignées. L’établissement des colonies et le droit de bourgeoisie accordé aux sujets distingués par leur mérite et leur fidélité, formèrent bientôt une nation de Romains sur toute la surface de l’empire.
Colonies et villes municipales.
« Partout où le Romain porte ses conquêtes, il établit son habitation, » dit très-bien Sénèque[134] ; l’histoire et l’expérience ont confirmé cette observation. Les habitans de l’Italie, attirés par l’attrait du plaisir et de l’intérêt, se hâtaient de jouir des fruits de la victoire. Quarante ans après la réduction de l’Asie, quatre-vingt mille Romains furent massacrés en un seul jour par les ordres du cruel Mithridate[135]. Ces exilés volontaires consentaient à vivre loin de leur patrie pour se livrer au commerce, à l’agriculture, et à la perception des revenus publics. Dans la suite, lorsque sous les empereurs les légions eurent été rendues permanentes, toutes les provinces se peuplèrent de familles de soldats ; les vétérans, après avoir reçu la récompense de leurs services, en argent ou en terres, avaient coutume de s’établir avec leurs familles dans le pays qui avait été le théâtre de leurs exploits. Dans tout l’empire, mais principalement dans la partie occidentale, on réservait les terrains les plus fertiles et les positions les plus avantageuses pour les colonies, dont les unes étaient d’institution civile, et les autres d’une nature militaire. Dans leurs mœurs et dans l’administration intérieure, elles présentaient une image parfaite de la métropole. Elles contribuaient à faire respecter le nom romain ; les habitans du pays où elles étaient situées, unis bientôt avec elles par des alliances et par les nœuds de l’amitié, ne manquaient pas d’aspirer, dans l’occasion favorable, aux mêmes honneurs et aux mêmes avantages, et manquaient rarement de les obtenir[136]. Les villes municipales parvinrent insensiblement au rang et à la splendeur des colonies. Sous Adrien, l’on disputait pour savoir quel sort devait être préféré, ou celui de ces sociétés que Rome avait tirées de son sein, ou celui des peuples qu’elle y avait reçus[137]. Le droit de Latium était d’une espèce particulière : dans les villes qui jouissaient de cette faveur, les magistrats seulement prenaient, à l’expiration de leurs offices, la qualité de citoyen romain ; mais comme ils étaient annuels, les principales familles se trouvaient bientôt revêtues de cette dignité[138]. Ceux des habitans des provinces à qui on permettait de porter les armes dans les légions[139], ceux qui exerçaient quelque emploi civil ; en un mot, tous ceux qui avaient servi l’état d’une manière quelconque, ou déployé quelque talent personnel, recevaient pour récompense un présent dont le prix diminuait tous les jours par la libéralité excessive des empereurs. Cependant, dans le siècle des Antonins, ce titre était encore accompagné d’avantages réels, quoiqu’il eût été alors accordé à un très-grand nombre de sujets. Il procurait aux gens du peuple le bénéfice des lois romaines, particulièrement dans les mariages, les successions et les testamens ; et il ouvrait une carrière brillante à ceux dont les prétentions étaient secondées par la faveur ou par le mérite. Les petits-fils de ces Gaulois qui avaient assiégé Jules César dans Alesia[140], commandaient des légions, gouvernaient des provinces, et étaient admis dans le sénat de Rome[141] : leur ambition, au lieu de troubler la tranquillité publique, se trouvait étroitement liée à la grandeur et à la sûreté de l’état.
Division des provinces grecques et latines.
Les Romains n’ignoraient pas l’influence du langage sur les mœurs ; aussi s’occupèrent-ils sérieusement des moyens d’étendre avec leurs conquêtes l’usage de la langue latine[142]. Il ne resta aucune trace des différens dialectes de l’Italie : l’étrusque, le sabin et le vénète disparurent. Les provinces de l’Orient ne furent pas aussi dociles à la voix d’un maître victorieux. L’empire se trouva ainsi partagé en deux parties entièrement différentes. Cette distinction se perdit dans l’éclat de la prospérité ; mais elle devint plus sensible à mesure que les ombres de l’adversité s’abaissèrent sur l’univers romain. Les contrées de l’Occident furent civilisées par les mains qui les avaient soumises. Lorsque les Barbares commencèrent à porter avec moins de répugnance le joug de la servitude, leurs esprits s’ouvrirent aux impressions nouvelles des sciences et de la civilisation. La langue de Virgile et de Cicéron fut universellement adoptée en Afrique, en Espagne, dans la Gaule, en Bretagne et dans la Pannonie[143] : il est vrai qu’elle y perdit de sa pureté. Les paysans seuls conservèrent dans leurs montagnes de faibles vestiges des idiomes celtique et punique[144]. L’étude et l’éducation répandirent insensiblement les opinions romaines parmi les habitans de ces contrées, et les provinces reçurent de l’Italie leurs coutumes aussi-bien que leurs lois. Elles sollicitèrent avec plus d’ardeur, et obtinrent avec plus de facilité le titre et les honneurs de la cité ; elles soutinrent la dignité de la république dans les armes aussi-bien que dans les lettres[145] ; enfin, elles produisirent dans la personne de Trajan un empereur que les Scipions n’auraient pas désavoué pour leur compatriote. La situation des Grecs était bien différente de celle des Barbares. Il s’était écoulé plusieurs siècles depuis que ce peuple célèbre avait été civilisé et corrompu ; il avait trop de goût pour abandonner sa langue nationale, et trop de vanité pour adopter des institutions étrangères. Constamment attaché aux préjugés de ses ancêtres, après en avoir oublié les vertus, il affectait de mépriser les mœurs grossières des Romains, dont il était forcé d’admirer la haute sagesse, et de respecter la puissance supérieure[146]. Les mœurs et la langue des Grecs n’étaient pas renfermées dans les limites étroites de cette contrée jadis si fameuse, leurs armes et leurs colonies en avaient répandu l’influence depuis la mer Adriatique jusqu’au Nil et à l’Euphrate. L’Asie était remplie de villes grecques, et la longue domination des princes de Macédoine avait, sans éclat, opéré une révolution dans les mœurs de la Syrie et de l’Égypte. Ces monarques réunissaient dans leur extérieur pompeux l’élégance d’Athènes et le luxe de l’Orient ; et les plus riches d’entre leurs sujets suivaient à une distance convenable l’exemple de la cour. Telle était la division générale de l’Empire romain, relativement aux langues grecque et latine. On peut renfermer dans une troisième classe les naturels de Syrie, et surtout ceux de l’Égypte. Attachés à leurs anciens dialectes, qui leur interdisaient tout commerce avec le genre humain, ils restèrent plongés dans une ignorance profonde[147]. La vie molle et efféminée des uns les exposait au mépris, la sombre férocité des autres leur attira la haine des vainqueurs[148]. Ils s’étaient soumis à la puissance romaine, mais ils cherchèrent rarement à se rendre dignes du titre de citoyen romain ; et l’on a remarqué qu’après la chute des Ptolémées, il s’écoula plus de deux cent trente ans avant qu’un Égyptien eût été admis dans le sénat de Rome[149].
Usage général des deux langues.
C’est une observation devenue commune, et qui n’en est pas moins vraie, que Rome triomphante fut subjuguée par les arts de la Grèce. Ces écrivains immortels, qui font encore les délices de l’Europe savante, furent bientôt connus en Italie et dans les provinces occidentales : ils furent lus avec transport, et devinrent l’objet de l’admiration publique ; mais les occupations agréables des Romains n’avaient rien de commun avec les maximes profondes de leur politique. Quoique séduits par les chefs-d’œuvre de la Grèce, ils surent conserver la dignité de leur langue, qui seule était en usage dans tout ce qui regardait l’administration civile et le gouvernement militaire[150]. Le grec et le latin exerçaient en même temps dans l’empire une juridiction séparée : l’un comme l’idiome naturel des sciences, l’autre comme le dialecte légal de toutes les transactions publiques. Ces deux langues étaient également familières à ceux qui, au maniement des affaires, unissaient la culture des lettres ; et parmi les sujets de Rome, ayant reçu une éducation libérale, il était presque impossible d’en trouver qui ignorassent l’une et l’autre de ces langues universelles.
Esclaves.
Ce fut par de semblables institutions que les nations de l’empire se confondirent insensiblement dans ce même nom et ce même peuple romain ; mais il existait toujours au centre de toutes les provinces, et dans le sein de chaque famille, une classe d’hommes infortunés, destinés à supporter toutes les charges de la société sans en partager les avantages. [Leur traitement.]Dans les états libres de l’antiquité, les esclaves domestiques étaient exposés à toute la rigueur capricieuse du despotisme. L’établissement complet de l’Empire romain avait été précédé par des siècles de violences et de rapines. Les esclaves étaient, pour la plupart, des Barbares captifs, que le sort des armes faisait tomber par milliers entre les mains du vainqueur[151], et que l’on vendait à vil prix[152]. Impatiens de briser leurs fers, ils ne respiraient que la vengeance, et regrettaient sans cesse cette vie indépendante à laquelle ils avaient été accoutumés. Le désespoir leur donna souvent des armes, et leur soulèvement mit plus d’une fois la république sur le penchant de sa ruine[153]. On établit contre ces ennemis dangereux de sévères règlemens[154] et des châtimens cruels, que la nécessité seule pouvait justifier. Mais lorsque les principales nations de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique eurent été réunies sous un seul gouvernement, les sources étrangères de l’abondance des esclaves commencèrent à se tarir ; et pour en entretenir toujours le même nombre, les Romains furent obligés d’avoir recours à des moyens plus doux, mais moins prompts[155] : ils encouragèrent les mariages entre leurs nombreux esclaves, et surtout à la campagne. Les sentimens de la nature, les habitudes de l’éducation, la possession d’une sorte de propriété dépendante, contribuèrent à adoucir les peines de la servitude[156]. L’existence d’un esclave devint un objet plus précieux ; et quoique son bonheur tînt toujours au caractère et à la fortune de celui dont il dépendait, la crainte n’étouffait plus la voix de la pitié, et l’intérêt du maître lui dictait des sentimens plus humains. La vertu ou la politique des souverains accéléra le progrès des mœurs ; et, par les édits d’Adrien et des Antonins, la protection des lois s’étendit jusque sur la classe la plus abjecte de la société. Après bien des siècles, le droit de vie et de mort sur les esclaves fut enlevé aux particuliers, qui en avaient si souvent abusé ; il fut réservé aux magistrats seuls. L’usage des prisons souterraines fut aboli, et dès qu’un esclave se plaignait d’avoir été maltraité injustement, il obtenait sa délivrance ou un maître moins cruel[157].
Affranchissement.
L’espérance, le plus consolant appui de notre imparfaite existence, n’était pas refusée à l’esclave romain. S’il trouvait quelque occasion de se rendre utile ou agréable, il devait naturellement s’attendre qu’après un petit nombre d’années, son zèle et sa fidélité seraient récompensés par le présent inestimable de la liberté. Souvent les maîtres n’étaient portés à ces actes de générosité que par la vanité et par l’avarice : aussi les lois crurent-elles plus nécessaire de restreindre que d’encourager une libéralité prodigue et aveugle, qui aurait pu dégénérer en un abus très-dangereux[158]. Selon la jurisprudence ancienne, un esclave n’avait point de patrie ; mais dès qu’il était libre, il était admis dans la société politique, dont son patron était membre. En vertu de cette maxime, la dignité de citoyen serait devenue indistinctement le partage de la multitude : on jugea donc à propos d’établir d’utiles exceptions ; et cette distinction honorable fut accordée seulement, et avec l’approbation du magistrat, aux esclaves qui s’en étaient rendus dignes, et qui avaient été solennellement et légalement affranchis : encore n’obtenaient-ils que les droits privés des citoyens, et ils étaient rigoureusement exclus des emplois civils et du service militaire. Leurs fils étaient pareillement incapables de prendre séance dans le sénat, quels que pussent être leur mérite et leur fortune ; les traces d’une origine servile ne s’effaçaient entièrement qu’à la troisième ou quatrième génération[159]. C’est ainsi que, sans confondre les rangs, on faisait entrevoir, dans une perspective éloignée, un état libre et des honneurs à ceux que l’orgueil et le préjugé mettaient à peine au rang de l’espèce humaine.
Nombre des esclaves.
On avait proposé de donner aux esclaves un habit particulier qui les distinguât ; mais on s’aperçut combien il était dangereux de leur faire connaître leur propre nombre[160]. Sans interpréter à la rigueur les mots de légions et de myriades[161], nous pouvons avancer que la proportion des esclaves regardés comme propriété, était bien plus considérable que celle des domestiques, qu’on ne doit regarder que comme une dépense[162]. On cultivait l’esprit des jeunes esclaves qui montraient de la disposition pour les sciences ; leur prix était réglé sur leurs talens et sur leur habileté[163]. Presque tous les arts libéraux[164] et mécaniques étaient exercés dans la maison des sénateurs opulens. Les bras employés aux objets de luxe et de sensualité étaient multipliés à un point qui surpasse de beaucoup les efforts de la magnificence moderne[165]. Le marchand ou le fabricant trouvait plus d’avantage à acheter ses ouvriers qu’à les louer. Dans les campagnes, les esclaves étaient employés comme les instrumens les moins chers et les plus utiles de l’agriculture. Quelques exemples viendront à l’appui de ces observations générales, et nous donneront une idée de la multitude de ces malheureux condamnés à un état si humiliant. Un triste événement fit connaître qu’un seul palais à Rome renfermait quatre cents esclaves[166]. On en comptait un pareil nombre dans une terre en Afrique, qu’une veuve d’une condition très-peu relevée cédait à son fils, tandis qu’elle se réservait des biens beaucoup plus considérables[167]. Sous le règne d’Auguste, un affranchi, dont la fortune avait été fort diminuée dans les guerres civiles, laissa après sa mort trois mille six cents paires de bœufs, deux cent cinquante mille têtes de menu bétail, et, ce qui était presque compté parmi les animaux, quatre mille cent seize esclaves[168].
Population de l’empire romain.
Nous ne pouvons fixer avec le degré d’exactitude que demanderait l’importance du sujet, le nombre de ceux qui reconnaissaient les lois de Rome, citoyens, esclaves, ou habitans des provinces. Le dénombrement fait par l’empereur Claude, lorsqu’il exerça la fonction de censeur, était de six millions neuf cent quarante-cinq mille citoyens romains, ce qui pourrait se monter environ à vingt millions d’âmes, en comprenant les femmes et les enfans. Le nombre des sujets d’un rang inférieur était incertain et sujet à varier ; mais, après avoir pesé avec attention tout ce qui peut entrer dans la balance, il est probable que, du temps de Claude, il existait à peu près deux fois autant de provinciaux que de citoyens de tout âge, de l’un et de l’autre sexe. Les esclaves étaient au moins égaux en nombre aux habitans libres de l’empire[169]. Le résultat de ce calcul imparfait serait donc d’environ cent vingt millions d’âmes ; population qui excède peut-être celle de l’Europe moderne[170], et qui forme la société la plus nombreuse que l’on ait jamais vue réunie sous un seul gouvernement.
Union et obéissance.
La tranquillité et la paix intérieure étaient les suites naturelles de la modération des Romains et de leur politique éclairée. Si nous jetons les yeux sur les monarchies de l’Orient, nous voyons le despotisme au centre, et la faiblesse aux extrémités ; la perception des revenus ou l’administration de la justice soutenue par la présence d’une armée ; des Barbares en état de guerre établis dans le pays même ; des Satrapes héréditaires usurpant la domination des provinces ; des sujets portés à la rebellion, mais incapables de jouir de la liberté : tels sont les objets qui frappent nos regards. L’obéissance qui régnait dans tout le monde romain, était volontaire, uniforme et permanente. Les nations vaincues ne formaient plus qu’un grand peuple : elles avaient perdu l’espoir, le désir même de recouvrer leur indépendance, et elles séparaient à peine leur propre existence de celle de Rome. L’autorité des empereurs pénétrait, sans le moindre obstacle, dans toutes les parties de leurs vastes domaines ; et elle était exercée sur les bords de la Tamise ou du Nil, avec la même facilité que sur les rives mêmes du Tibre. Les légions étaient destinées à servir contre l’ennemi de l’état, et le magistrat civil avait rarement recours à la force militaire[171]. Dans ces jours de tranquillité et de sécurité générale, le prince et ses sujets employaient leur loisir et leurs richesses à l’embellissement et à la grandeur de l’empire.
Monumens romains.
Parmi les nombreux monumens d’architecture que construisirent les Romains, combien ont échappé aux recherches de l’histoire, et qu’il en est peu qui aient résisté aux ravages des temps et de la barbarie ! Et cependant les ruines majestueuses, éparses dans l’Italie et dans les provinces, prouvent assez que ces contrées ont été le siége d’un illustre et puissant empire. La grandeur et la beauté de ces superbes débris mériteraient seules toute notre attention ; mais deux circonstances les rendent encore plus dignes d’attirer nos regards. La plupart de ces magnifiques ouvrages avaient été élevés par des particuliers, et tous étaient consacrés à l’utilité publique : considération importante qui unit l’histoire agréable des arts à l’histoire bien plus instructive des mœurs et de l’esprit humain.
La plupart élevés par des particuliers.
Il est naturel d’imaginer que le plus grand nombre et les plus considérables des édifices romains ont été bâtis par les empereurs, qui pouvaient disposer de tant de bras et de trésors si immenses. Auguste avait coutume de répéter avec orgueil : « J’ai trouvé ma capitale en briques, et je la laisse en marbre à mes successeurs[172]. » La sévère économie de Vespasien fut la source de sa magnificence. Les ouvrages de Trajan portent l’empreinte de son génie. Les monumens publics dont Adrien orna toutes les provinces de l’empire, furent exécutés, non-seulement par ses ordres, mais encore sous son inspection immédiate. Ce prince était lui-même artiste, et il aimait surtout les arts comme faisant la gloire d’un monarque. Les Antonins les encouragèrent, parce qu’ils les crurent propres à contribuer au bonheur de leurs sujets. Mais si les souverains donnèrent l’exemple, ils furent bientôt imités. Les principaux citoyens ne craignirent pas de montrer qu’ils avaient assez de hardiesse pour former les plus grands desseins, et assez de richesses pour les exécuter. Rome se vantait à peine de son magnifique Colisée, que les villes de Capoue et de Vérone[173] avaient fait élever, à leurs dépens, des édifices moins vastes à la vérité, mais construits sur les mêmes plans et avec les mêmes matériaux. L’inscription trouvée à Alcantara, prouve que ce pont merveilleux avait été jeté sur le Tage aux frais de quelques communes de la Lusitanie. Lorsque Pline fut nommé gouverneur de la Bithynie et du Pont, provinces qui n’étaient ni les plus riches, ni les plus considérables de l’empire, il trouva les villes de son département s’efforçant à l’envi d’élever des monumens utiles et magnifiques, qui pussent attirer la curiosité des étrangers, et mériter la reconnaissance des citoyens. Il était du devoir d’un proconsul de suppléer à ce qui pouvait leur manquer de moyens, de diriger leur goût, quelquefois même de modérer leur émulation[174]. À Rome, et dans toutes les contrées de l’empire, les sénateurs opulens croyaient devoir contribuer à la splendeur de leur siècle et de leur patrie. Souvent l’influence de la mode suppléait au manque de goût, ou de générosité. Entre cette foule de particuliers qui se signalèrent par des monumens publics, nous distinguerons Hérode-Atticus, citoyen d’Athènes, qui vivait dans le siècle des Antonins. Quel que pût être le motif de sa conduite, sa magnificence était digne des plus grands monarques.
Exemple d’Hérode-Atticus.
Lorsque la famille d’Hérode se trouva dans l’opulence, elle compta parmi ses ancêtres, Cimon et Miltiade, Thésée et Cécrops, Eaque et Jupiter. Mais la postérité de tant de dieux et de héros était bien déchue de son antique grandeur. L’aïeul d’Hérode avait été livré entre les mains de la justice, et Julius-Atticus son père aurait fini ses jours dans la pauvreté et le mépris, s’il n’eût pas découvert un trésor immense dans une vieille maison, seul reste de son patrimoine. Selon la loi, une partie de ces richesses appartenait à l’empereur : Atticus prévint prudemment, par un libre aveu, le zèle des délateurs. Le trône était alors occupé par l’équitable Nerva, qui ne voulut rien accepter, et fit répondre à Atticus qu’il pouvait jouir sans scrupule du présent que lui avait fait la fortune. L’Athénien poussa plus loin la circonspection : il représenta que le trésor était trop considérable pour un sujet, et qu’il ne savait comment en user. « Abuses-en donc, car il t’appartient[175], » répliqua l’empereur avec un mouvement d’impatience qui marquait la bonté de son naturel. Atticus pourra passer dans l’esprit de bien des gens pour avoir obéi littéralement à ce dernier ordre de l’empereur, car sa fortune s’étant trouvée bientôt après fort augmentée par un mariage avantageux, il en consacra la plus grande partie à l’utilité publique. Il avait obtenu pour son fils Hérode la préfecture des villes libres de l’Asie. Le jeune magistrat voyant que celle de Troade était mal fournie d’eau, reçut d’Adrien, pour la construction d’un nouvel aqueduc, trois cents myriades de drachmes, environ cent mille livres sterl. Mais l’exécution de l’ouvrage se monta à plus du double de l’évaluation ; et les officiers publics commençaient à murmurer lorsque le généreux Atticus mit fin à leurs plaintes, en leur demandant la permission de prendre sur lui le surplus de la dépense[176].
Sa réputation.
Attirés par de grandes récompenses, les maîtres les plus habiles de la Grèce et de l’Asie avaient présidé à l’éducation du jeune Hérode. Leur élève devint bientôt un célèbre orateur, du moins selon la vaine rhétorique de ce siècle, où l’éloquence, renfermée dans l’école, dédaignait de se montrer au sénat ou au barreau. Il reçut à Rome les honneurs du consulat, mais il passa la plus grande partie de sa vie à Athènes, ou dans différens palais situés aux environs de cette ville : c’était là qu’il se livrait à l’étude de la philosophie, au milieu d’une foule de sophistes qui reconnaissaient sans peine la supériorité d’un rival riche et généreux[177]. Les monumens de son génie ont disparu ; quelques vestiges servent encore à faire connaître son goût et sa magnificence. Des voyageurs modernes ont mesuré les ruines du stade qu’il avait fait bâtir à Athènes ; sa longueur était de six cents pieds : il était entièrement de marbre blanc, et il pouvait contenir tout le peuple. Ce bel ouvrage fut achevé en quatre ans, lorsque Hérode était président des jeux athéniens. Il dédia à la mémoire de sa femme Régilla, un théâtre qui pouvait difficilement trouver son égal dans tout l’empire : on n’avait employé à cet édifice que du cèdre, chargé des plus précieuses sculptures. L’Odéon, destiné par Périclès à donner des concerts publics, et à la répétition des tragédies nouvelles, était un trophée de la victoire remportée par les arts sur la grandeur asiatique ; des mâts de vaisseaux perses en composaient presque toute la charpente. Ce monument avait été déjà réparé par un roi de Cappadoce ; mais il était encore sur le point de tomber en ruine. Hérode lui rendit sa beauté et sa magnificence[178]. La générosité de cet illustre citoyen n’était pas renfermée dans les murs d’Athènes ; un théâtre à Corinthe, les plus riches ornemens du temple de Neptune dans l’isthme, un stade à Delphes, des bains aux Thermopyles, et un aqueduc à Canusium en Italie, ne purent épuiser ses vastes trésors. L’Épire, la Thessalie, l’Eubée, la Béotie et le Péloponèse partagèrent ses bienfaits[179] ; et la reconnaissance des villes de l’Asie et de la Grèce a donné à Hérode-Atticus, dans plusieurs inscriptions, le titre de leur patron et de leur bienfaiteur.
La plupart des monumens romains consacrés au public ; temples, théâtres, aqueducs, etc.
Dans les républiques d’Athènes et de Rome, la modestie et la simplicité des maisons particulières annonçaient l’égalité des conditions, tandis que la souveraineté du peuple brillait avec éclat dans la majesté des édifices publics[180]. L’introduction des richesses et l’établissement de la monarchie n’éteignirent pas tout-à-fait cet esprit républicain. Ce fut dans les ouvrages destinés à la gloire et à l’utilité de la nation, que les plus vertueux empereurs déployèrent leur magnificence. Le palais d’or de Néron avait excité à juste titre l’indignation ; mais cette vaste étendue de terrain envahie par un luxe effréné, servit bientôt à de plus nobles usages. On y admira, sous les règnes suivans, le Colisée, les bains de Titus, le portique Claudien, et les temples élevés à la déesse de la Paix et au Génie de Rome[181]. Ces monumens étaient l’ouvrage des Romains ; mais ils étaient remplis des chefs-d’œuvre de la Grèce en peinture et en sculpture. Les savans trouvaient dans le temple de la Paix une bibliothéque curieuse. À quelque distance était située la place de Trajan ; elle était environnée d’un portique élevé, et formait un carré dont quatre arcs de triomphe faisaient les vastes et nobles entrées ; au milieu s’élevait une colonne de marbre, haute de cent dix pieds, et qui marquait ainsi l’élévation de la colline qu’il avait fallu couper. Cette colonne n’a rien perdu de sa beauté ; on y voit encore une représentation exacte des exploits de son fondateur dans la Dacie. Le vétéran contemplait l’histoire de ses campagnes ; et, séduit par l’illusion de la vanité nationale, le paisible citoyen partageait les honneurs du triomphe. Les autres parties de la capitale, et toutes les provinces de l’empire, se ressentaient de ce généreux esprit de magnificence publique ; des amphithéâtres, des théâtres, des temples, des portiques, des arcs de triomphe, des bains et des aqueducs, servaient, chacun selon leur destination, à la santé, à la religion et aux plaisirs du moindre des citoyens. Parmi ces divers édifices, les derniers méritent surtout notre attention ; leur utilité, la hardiesse de l’entreprise et la solidité de l’exécution, mettent les aquéducs au rang des plus beaux monumens du génie et de la puissance de Rome. Ceux de la capitale méritent à tous égards la préférence ; mais le voyageur curieux qui examinerait les aquéducs de Spolète, de Metz et de Ségovie, sans être éclairé par le flambeau de l’histoire, croirait que ces villes ont été autrefois la résidence d’un grand monarque. Les déserts de l’Asie et de l’Afrique étaient autrefois remplis de cités florissantes, qui ne devaient leur population, leur existence même, qu’à ces courans artificiels d’une eau salubre, et toujours prête à fournir à leurs besoins[182].
Nombre et grandeur des villes de l’empire.
Nous avons fait l’énumération des habitans de l’empire, et nous venons de contempler le spectacle pompeux de ses ouvrages publics : un coup d’œil sur le nombre et la grandeur des villes confirmera nos observations sur le premier point, et nous donnera occasion sur le second d’en faire de nouvelles ; mais, en rassemblant quelques faits, il ne faut pas oublier que la vanité des nations et la disette des langues ont fait donner indifféremment le nom vague de ville à Rome et à Laurentum.
Italie.
I. On prétend que l’ancienne Italie renfermait onze cent quatre-vingt-dix-sept villes : et à quelque époque de l’antiquité que puisse se rapporter ce calcul[183], il n’existe aucune raison pour croire que, dans le siècle des Antonins, le nombre de ses habitans ait été moins considérable qu’au temps de Romulus. Attirés par une influence supérieure, les petits états du Latium furent insensiblement compris dans la métropole de l’empire. Ces mêmes contrées, qui ont langui si long-temps sous le gouvernement faible et tyrannique des prêtres et des vice-rois, n’avaient éprouvé alors que les malheurs plus supportables de la guerre ; et les premiers symptômes de décadence qu’elles éprouvèrent furent amplement compensés par les rapides progrès qui se firent remarquer dans la prospérité de la Gaule cisalpine. La splendeur de Vérone paraît encore par ses ruines ; et cependant Vérone était moins illustre que les villes d’Aquilée, de Padoue, de Milan ou de Ravenne.
Dans la Gaule et en Espagne.
II. L’esprit d’amélioration avait passé au-delà des Alpes, dans les forêts même de la Bretagne, dont l’épaisseur s’éclaircissait par degrés pour faire place à des habitations commodes et élégantes. York était le siége du gouvernement ; déjà Londres s’enrichissait par le commerce, et Bath était célèbre pour les effets salutaires de ses eaux médicinales. Douze cents villes faisaient la gloire de la Gaule[184]. Dans les parties septentrionales, elles n’offraient guère pour la plupart, sans en excepter Paris même, que les lieux de rassemblement informes et grossiers d’un peuple naissant. Mais les provinces du midi imitaient l’élégance[185] et la pompe de l’Italie[186] : Marseille, Nîmes, Arles, Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Autun, Vienne, Lyon, Langres et Trèves, étaient déjà célèbres ; et leur ancienne condition pourrait être comparée à leur état présent, si même ces villes n’étaient pas alors plus florissantes. L’Espagne, si brillante dans les temps qu’elle n’était qu’une simple province, est bien déchue depuis qu’elle a été érigée en monarchie. L’abus de ses forces, la superstition et la découverte de l’Amérique, l’ont entièrement épuisée. Son orgueil ne serait-il pas confondu, si nous lui demandions ce que sont devenues ces trois cent soixante villes, dont Pline a parlé sous le règne de Vespasien[187] ?
En Afrique.
III. Trois cents villes en Afrique avaient été soumises à Carthage[188] : il n’est pas probable que ce nombre ait diminué sous l’administration des empereurs. Carthage elle-même sortit de sa cendre avec un nouvel éclat ; et cette ville, aussi-bien que Capoue et Corinthe, recouvra bientôt tous les avantages qui ne sont pas incompatibles avec la dépendance.
En Asie.
IV. L’Orient présente le contraste le plus frappant entre la magnificence romaine et la barbarie des Turcs. Des campagnes incultes offrent de tous côtés des ruines superbes, que l’ignorance regarde comme l’ouvrage d’un pouvoir surnaturel. Ces restes précieux de l’antiquité offrent à peine un asile au paysan opprimé ou à l’Arabe vagabond. Sous les Césars, l’Asie proprement dite contenait seule cinq cents villes[189] riches, peuplées, comblées de tous les dons de la nature, et embellies par les arts. Onze d’entre elles se disputèrent l’honneur de dédier un temple à Tibère, et leur mérite respectif fut examiné dans le sénat de Rome[190]. Il y en eut quatre dont la proposition fut rejetée, parce qu’on ne les crut pas en état de fournir aux dépenses nécessaires pour une si grande entreprise. De ce nombre était Laodicée, dont la splendeur paraît encore dans ses ruines[191] : elle retirait des revenus immenses de la vente de ses moutons, renommés pour la finesse de leur laine ; et peu de temps avant la dispute dont nous venons de parler, un citoyen généreux lui avait laissé plus de 400 mille liv. sterl. par son testament[192]. Telle était la pauvreté de Laodicée : elle peut nous faire juger des richesses des villes qui avaient obtenu la préférence, et principalement de Pergame, de Smyrne et d’Éphèse, qui se disputèrent long-temps le premier rang en Asie[193]. Les capitales de la Syrie et de l’Égypte étaient d’un ordre encore supérieur dans l’empire : Antioche et Alexandrie regardaient avec dédain une foule de villes de leur dépendance[194], et le cédaient à peine à la majesté de Rome elle-même.
Chemins de l’empire.
Toutes ces villes étaient unies entre elles, et avec la capitale de l’empire, par de grands chemins qui partaient du milieu de la place de Rome, traversaient l’Italie, pénétraient dans les provinces, et ne se terminaient qu’à l’extrémité de cette vaste monarchie. Depuis le mur d’Antonin jusqu’à Jérusalem, la grande chaîne de communication s’étendait du nord-est au sud-est, dans une longueur de quatre mille quatre-vingts milles romains[195]. Toutes les routes étaient exactement divisées par des bornes milliaires ; on les traçait en droite ligne d’une ville à l’autre, sans avoir égard aux droits de propriété, ni aux obstacles de la nature ; on perçait les montagnes ; et des arches hardies bravaient l’impétuosité des fleuves les plus larges et les plus rapides[196]. Le milieu du chemin, qui s’élevait en terrasse au-dessus de la campagne voisine, était composé de plusieurs couches de sable, de gravier et de ciment ; on se servait de larges pierres pour paver ; et dans quelques endroits près de Rome, on avait employé le granit[197]. Telle était la construction solide des grands chemins de l’empire, qui n’ont pu être entièrement détruits par l’effort de quinze siècles. Ils procuraient aux habitans des provinces les plus éloignées, les moyens d’entretenir une correspondance aisée ; mais leur premier objet avait été de faciliter la marche des légions. Les Romains ne se croyaient entièrement maîtres d’une contrée, que lorsqu’elle était devenue, dans toutes ses parties, accessible aux armes et à l’autorité du vainqueur. [Postes.]Des postes régulières, établies dans les provinces, instruisaient en peu de temps le souverain de ce qui se passait dans ses vastes domaines, et portaient de tous côtés ses ordres avec promptitude[198]. On avait distribué, à des distances seulement de cinq ou six milles, des maisons où l’on avait soin d’entretenir quarante chevaux ; et au moyen de ces relais, on pouvait faire environ cent milles par jour sur quelque route que ce fût[199]. Pour voyager ainsi, il fallait être autorisé par l’empereur ; mais quoique ces postes n’eussent été instituées que pour le service public, on permettait quelquefois aux citoyens d’en faire usage pour leurs affaires particulières[200].
Navigation.
La communication n’était pas moins libre par mer ; la Méditerranée se trouvait renfermée dans les provinces de l’empire ; et l’Italie s’avançait en forme de promontoire au milieu de ce grand lac. En général les côtes de l’Italie ne présentent aux vaisseaux aucun abri assuré ; mais l’industrie humaine avait réparé ce défaut de la nature. Le port artificiel d’Ostie, creusé par les ordres de l’empereur Claude à l’embouchure du Tibre, était un des monumens les plus utiles de la grandeur romaine[201]. Il n’était éloigné de Rome que de seize milles, et avec un vent favorable, on pouvait parvenir en sept jours aux colonnes d’Hercule, et aborder en neuf ou dix dans la ville d’Alexandrie en Égypte[202].
Perfection de l’agriculture dans les contrées occidentales de l’empire.
Quelques inconvéniens que, soit avec justice, soit par un simple goût de déclamation, on ait voulu attribuer à la trop grande étendue des empires, on ne peut disconvenir que la puissance de Rome n’ait eu, sous quelques rapports, des effets avantageux au bonheur du genre humain ; et cette même liberté de communications qui propageait les vices, propageait avec une égale rapidité les perfectionnemens de la vie sociale. Dans une antiquité plus reculée, le globe présentait sur sa surface des parties bien différentes : l’Orient, depuis un temps immémorial, était en possession du luxe et des arts, tandis que l’Occident était habité par des Barbares grossiers et belliqueux, qui, ou dédaignaient l’agriculture ou n’en avaient pas même la moindre idée. À l’abri d’un gouvernement fixe et assuré, les productions dont la nature avait enrichi des climats plus fortunés, et les arts d’industrie connus parmi des nations plus civilisées furent portés dans les contrées occidentales de l’Europe, et les habitans de ces contrées, encouragés par un commerce libre et profitable, apprirent à multiplier les unes et à perfectionner les autres. Il serait presque impossible de faire l’énumération de toutes les plantes et de tous les animaux qui furent transportés en Europe de l’Asie et de l’Égypte[203] : nous ne parlerons que des principaux, persuadés que ce sujet peut être utile, et qu’il n’est pas indigne de la majesté de l’histoire.
Introduction des fruits, etc.
I. Les fleurs, les herbes et les fruits, qui croissent aujourd’hui dans nos jardins, sont, pour la plupart, d’extraction étrangère, comme il paraît souvent par le nom qui leur a été conservé. La pomme était une production naturelle de l’Italie ; et lorsque les Romains eurent connu le goût plus délicat de la pêche, de l’abricot, de la grenade, du citron et de l’orange, ils donnèrent le nom de pomme à tous ces nouveaux fruits, et ne les distinguèrent que par le nom du pays d’où ils avaient été transplantés.
II. Du temps d’Homère, la vigne croissait sans culture en Sicile, et vraisemblablement dans le continent voisin ; mais l’art ne l’avait pas perfectionnée, et les habitans de ces pays, alors barbares[204], ne savaient point en extraire une liqueur agréable. Mille ans après, l’Italie pouvait se vanter de produire plus des deux tiers des vins les plus renommés, dont on comptait quatre-vingts espèces différentes[205]. Cette denrée précieuse passa bientôt dans la Gaule narbonnaise ; mais du temps de Strabon, le froid était si excessif au nord des Cévennes, que l’on croyait impossible d’y faire mûrir le raisin[206] ; cependant on surmonta par degrés cet obstacle, et il y a lieu de penser que la culture des vignes en Bourgogne[207] est aussi ancienne que le siècle des Antonins[208].
Olive.
III. Dans l’Occident, la culture de l’olivier suivit les progrès de la paix dont il était le symbole. Deux siècles après la fondation de Rome, l’Italie et l’Afrique ne connaissaient point cet arbre utile. L’olivier fut bientôt naturalisé dans ces contrées, et enfin planté dans l’intérieur de la Gaule et de l’Espagne. Les anciens s’imaginaient qu’il ne pouvait croître qu’à un certain degré de chaleur, et seulement dans le voisinage de la mer ; mais cette erreur fut insensiblement détruite par l’industrie et par l’expérience[209].
Lin.
IV. La culture du lin passa de l’Égypte dans la Gaule, et fit la richesse de tout le pays, quoique cette plante pût appauvrir les terres particulières dans lesquelles elle était semée[210].
Prairies artificielles.
V. Les prairies artificielles devinrent communes dans l’Italie et dans les provinces, particulièrement la luzerne, qui tirait son nom et son origine de la Médie[211]. Des provisions assurées d’une nourriture saine et abondante pour le bétail, pendant l’hiver multiplièrent le nombre des troupeaux, qui, de leur côté, contribuèrent à la fertilité du sol. À tous ces avantages l’on peut ajouter une attention particulière pour la pêche et pour l’exploitation des mines. Ces travaux employaient une multitude de sujets, et servaient également aux plaisirs du riche et à la subsistance du pauvre. [Abondance générale.]Columelle nous a donné, dans son excellent ouvrage, la description de l’état florissant de l’agriculture en Espagne sous le règne de Tibère, et l’on peut observer que ces famines, qui désolaient si souvent la république dans son enfance, se firent à peine sentir lorsque Rome donna des lois à un vaste empire : s’il arrivait qu’une province éprouvât quelque disette, elle trouvait aussitôt des secours prompts dans l’abondance d’un voisin plus fortuné.
Arts de luxe.
L’agriculture est la base des manufactures, puisque l’art ne peut mettre en œuvre que les productions naturelles. Chez les Romains, un peuple entier d’ouvriers industrieux était sans cesse employé à servir, de mille façons différentes, les gens riches. Dans leurs habits, leurs tables, leurs maisons et leurs meubles, les favoris de la fortune réunissaient tous les raffinemens de l’élégance, de l’utilité et de la magnificence ; on voyait briller autour d’eux tout ce qui pouvait flatter leur vanité et satisfaire leur sensualité. Ce sont ces raffinemens si connus sous le nom odieux de luxe, qui ont excité dans tous les siècles l’indignation des moralistes. Peut-être la société serait-elle plus parfaite et plus heureuse, si tous les hommes possédaient le nécessaire, et que personne ne jouît du superflu ; mais, dans l’état actuel, le luxe, quoique né du vice ou de la folie, paraît seul pouvoir corriger la distribution inégale des biens. L’ouvrier laborieux, l’artiste adroit ne possèdent aucune terre ; mais ceux qui les ont en partage consentent à leur payer une taxe, et les propriétaires sont portés, par leur intérêt, à cultiver avec plus de soin des productions dont l’échange leur fournit de nouveaux moyens de plaisir. Cette réaction, dont toute société éprouve des effets particuliers, se fit sentir avec une énergie bien plus puissante dans l’univers romain. Les provinces auraient bientôt été épuisées, si les manufactures et le commerce de luxe n’eussent rendu à des sujets industrieux les richesses que leur avaient enlevées les armes et la puissance de Rome. Tant que la circulation ne s’étendit pas au-delà des limites de l’empire, elle imprima un degré d’activité à la machine politique, et ses effets, souvent utiles, ne furent jamais pernicieux.
Commerce étranger.
Mais rien n’est peut-être plus difficile que de renfermer le luxe dans les bornes d’un état. Les contrées les plus éloignées furent mises à contribution pour fournir de nouveaux alimens au faste et à la pompe de la capitale. Les forêts de la Scythie donnaient des fourrures précieuses. On transportait l’ambre par terre, depuis les rives de la Baltique jusqu’au Danube ; et les Barbares étaient étonnés du prix qu’ils recevaient en échange pour une production de si peu d’utilité[212]. Les tapis de Babylone et les autres ouvrages de l’Orient étaient fort recherchés ; mais c’était avec l’Arabie et avec l’Inde que se faisait le commerce le plus considérable et le moins approuvé. Tous les ans, vers le solstice d’été, une flotte de cent vingt vaisseaux partait de Myos-Hormos, port d’Égypte situé sur la mer Rouge. À l’aide des moussons, elle traversait l’océan en quarante jours : la côte de Malabar et l’île de Ceylan[213] étaient le terme ordinaire de cette navigation ; et les marchands des régions de l’Asie les plus éloignées s’y rendaient pour y attendre l’arrivée des sujets de Rome. Le retour de la flotte d’Égypte était fixé au mois de décembre ou de janvier : aussitôt ses riches cargaisons, transportées sur des chameaux depuis la mer Rouge jusqu’au Nil, descendaient ce fleuve et abordaient au port d’Alexandrie ; de là elles affluaient dans la capitale de l’empire[214]. Les objets du commerce de l’Orient étaient brillans, mais au fond de peu d’utilité : ils consistaient en soies, qui se vendaient au poids de l’or[215], en pierres précieuses, parmi lesquelles la perle tenait le premier rang après le diamant[216], et en différentes espèces d’aromates que l’on brûlait dans les temples et dans les pompes funèbres. Un profit presque incroyable dédommageait des peines et des fatigues du voyage ; mais c’était sur des sujets romains que se faisait ce gain exorbitant, et un très-petit nombre de particuliers s’enrichissaient aux dépens du public. [Or et argent.]Comme les Arabes et les Indiens se contentaient des marchandises et des productions de leurs pays, l’argent était, du côté des Romains, sinon le seul, du moins le principal objet d’échange[217]. La gravité du sénat pouvait être blessée de ce que les richesses de l’état, employées à la parure des femmes, passaient sans retour entre les mains des nations étrangères et ennemies[218]. Un écrivain connu par un esprit de recherche, mais naturellement porté à la censure, fait monter la perte annuelle à plus de huit cent mille liv. sterl.[219] ; mais c’était le cri d’un esprit inquiet, qui, livré à la mélancolie, croyait sans cesse voir approcher la pauvreté ; et si nous comparons la proportion qui existait entre l’or et l’argent, du temps de Pline et sous le règne de Constantin, nous trouverons à cette dernière époque le numéraire considérablement augmenté[220]. Rien ne nous porte à croire que l’or fût devenu plus rare ; il est donc évident que l’argent était plus commun. Ainsi, quelles qu’aient été les sommes exportées dans l’Arabie et dans l’Inde, elles furent bien loin d’épuiser les richesses de l’empire, et les mines fournirent toujours au commerce des ressources immenses.
Félicité générale.
Malgré le penchant qu’ont tous les hommes à vanter le passé et à se plaindre du présent, les Romains et les habitans des provinces sentaient vivement et reconnaissaient de bonne foi l’état heureux et tranquille dont ils jouissaient. « Ils conviennent tous que les vrais principes de la loi sociale, les lois, l’agriculture, les sciences, enseignées d’abord dans la Grèce par les sages Athéniens, ont pénétré dans toute la terre avec la puissance de Rome, dont l’heureuse influence sait enchaîner, par les liens d’une langue commune et d’un même gouvernement, les Barbares les plus féroces. Ils affirment que le genre humain, éclairé par les arts, leur est redevable de son bonheur et d’un accroissement visible : ils célèbrent la beauté majestueuse des villes et l’aspect riant de la campagne, ornée et cultivée comme un jardin immense : ils chantent ces jours de fêtes, où tant de nations oublient leurs anciennes animosités au milieu des douceurs de la paix, et ne sont plus exposées à aucun danger[221]. » Quelque doute que puisse faire naître le ton de rhéteur et l’air de déclamation que l’on aperçoit dans ce passage, ces descriptions sont entièrement conformes à la vérité historique.
Décadence du courage.
Il était presque impossible que l’œil des contemporains découvrit dans la félicité publique des semences cachées de décadence et de destruction. Une longue paix, un gouvernement uniforme, introduisirent un poison lent et secret dans toutes les parties de l’empire ; toutes les âmes se trouvèrent insensiblement réduites à un même niveau, le feu du génie disparut ; l’on vit même s’évanouir l’esprit militaire. Les Européens étaient braves et robustes. Les provinces de la Gaule, de l’Espagne, de la Bretagne et de l’Illyrie, donnaient aux légions d’excellens soldats, et constituaient la force réelle de la monarchie. Les habitans de ces provinces conservèrent toujours leur valeur personnelle ; mais ils cessèrent d’être animés de ce courage public qu’inspirent l’honneur national, l’amour de la liberté, la vue des dangers et l’habitude du commandement. Leurs lois et leurs gouverneurs dépendaient de la volonté du souverain, et leur défense était confiée à une troupe de mercenaires. Les descendans de ces chefs invincibles qui avaient combattu pour leur patrie, se contentaient du rang de citoyens et de sujets ; les plus ambitieux se rendaient à la cour des empereurs, et les provinces, abandonnées, sans forces et sans union, tombèrent enfin dans la froide langueur de la vie domestique.
Du génie.
L’amour des lettres est presque inséparable de la paix et de l’opulence : elles furent cultivées sous le règne d’Adrien et des deux Antonins, princes instruits eux-mêmes et jaloux de le devenir davantage. Ce goût se répandit dans toute l’étendue de l’empire : la rhétorique était connue dans le nord de la Bretagne ; les rives du Rhin et du Danube retentissaient des chants d’Homère, de Virgile ; et les plus faibles lueurs du mérite littéraire étaient magnifiquement[222] récompensées[223] ; la médecine et l’astronomie étaient cultivées par les Grecs avec succès ; les observations de Ptolémée et les ouvrages de Galien sont encore étudiés aujourd’hui par ceux même qui ont perfectionné leurs systèmes et corrigé leurs erreurs ; mais, si nous en exceptons l’inimitable Lucien, ce siècle indolent ne produisit aucun écrivain de génie, aucun même qui ait excellé dans le genre des productions simplement agréables[224]. L’autorité de Platon et d’Aristote, de Zénon et d’Épicure, était constamment suivie dans les écoles : leurs systèmes, transmis d’âge en âge par leurs disciples avec une déférence aveugle, étouffaient les efforts du génie, qui auraient pu corriger les erreurs ou reculer les bornes de l’esprit humain : les beautés des poètes et des orateurs n’inspirèrent que des imitations froides et serviles, au lieu d’allumer dans l’âme du lecteur ce feu sacré dont ces hommes divins étaient embrasés ; et ceux qui osaient s’écarter de ces excellens modèles, perdaient bientôt de vue la route de la raison et du bon sens.
À la renaissance des lettres, le génie de l’Europe parut tout à coup : une imagination active et pleine de force, l’émulation nationale, une religion nouvelle, de nouvelles langues, un nouvel univers, tout l’invitait à sortir de l’engourdissement où il était enseveli ; mais dans l’empire de Rome, les habitans des provinces, subordonnés au système uniforme d’une éducation étrangère, ne pouvaient entrer en lice avec ces fiers anciens, qui, jouissant de l’avantage d’exprimer dans leur langue naturelle la hardiesse de leurs pensées, s’étaient emparés des premiers rangs. Le nom de poète était presque oublié ; les sophistes avaient usurpé celui d’orateurs ; une nuée de critiques, de compilateurs et de commentateurs obscurcissait le champ des sciences, et la corruption du goût suivit de près la décadence du génie.
Dépravation.
Un peu plus tard, on vit paraître à la cour d’une reine de Syrie un homme qui, élevé en quelque sorte au-dessus de son siècle, fit revivre l’esprit de l’ancienne Athènes. Le sublime Longin observe et déplore cette dépravation qui avilissait ses contemporains, énervait leur courage et étouffait les talens. « Comme on voit, dit-il, les enfans dont les membres ont été trop comprimés, demeurer toujours des pygmées, ainsi, lorsque nos âmes ont été enchaînées par le préjugé et par la servitude, elles sont incapables de s’élever. Jamais elles ne connaîtront cette véritable grandeur si admirée dans les anciens, qui, vivant sous un gouvernement républicain, écrivaient avec la même liberté qui dirigeait leurs actions[225]. » Pour suivre cette métaphore, disons que le genre humain éprouva de jour en jour une dégradation sensible ; et réellement l’empire romain n’était peuplé que de pygmées, lorsque les fiers géans du Nord accoururent sur la scène, et firent disparaître cette race abâtardie. Ils firent renaître les mâles sentimens de la liberté ; et après une révolution de dix siècles, la liberté enfanta le goût et la science.
CHAPITRE III.
De la Constitution de l’Empire romain dans le siècle des Antonins.
Idée d’une monarchie.
UNE monarchie, selon la définition la plus générale, est un état dans lequel une seule personne, quelque nom qu’on lui donne, est chargée de l’exécution des lois, de la direction des revenus, et du commandement des armées ; mais, à moins que des protecteurs vigilans et intrépides ne veillent à la liberté publique, l’autorité d’un magistrat aussi formidable dégénère bientôt en despotisme. Dans le siècle de la superstition, le genre humain, pour assurer ses droits, aurait pu tirer parti de l’influence du clergé ; mais il existe une union si intime entre le trône et l’autel, que l’on a vu bien rarement la bannière de l’Église flotter du côté du peuple : une noblesse belliqueuse et des communes inflexibles, attachées à leur propriété, prêtes à la défendre les armes à la main, et réunies dans des assemblées régulières, sont la seule digue qui puisse sauver une constitution libre des attaques d’un prince entreprenant.
Situation d’Auguste.
La constitution de la république romaine n’existait plus ; la vaste ambition du dictateur l’avait renversée ; la main cruelle du triumvir lui porta les derniers coups. Après la victoire d’Actium, le destin de l’univers dépendit de cet Octave, surnommé César en vertu de l’adoption de son oncle, et décoré ensuite du titre d’Auguste par la flatterie du sénat. Le vainqueur était à la tête de quarante-quatre légions[226], toutes composées de vétérans[227], pleines du sentiment de leurs forces, méprisant la faiblesse de la constitution, accoutumées, pendant vingt ans de guerre, à répandre des flots de sang et à commettre toutes sortes de violences ; enfin, passionnément dévouées à la maison de César, dont elles avaient déjà reçu et dont elles attendaient encore des récompenses excessives. Les provinces, long-temps opprimées par les ministres de la république, soupiraient après le gouvernement d’un seul homme, qui fût le maître et non le complice de cette foule de petits tyrans. Le peuple de Rome, triomphant en secret de la chute de l’aristocratie, ne demandait que du pain et des spectacles ; et il était séduit par la libéralité d’Auguste, qui s’empressait de satisfaire à ses désirs. Les plus riches habitans de l’Italie avaient presque tous embrassé la philosophie d’Épicure ; ils jouissaient des douceurs de la paix et d’une heureuse tranquillité, sans se livrer aux idées de cette ancienne liberté si tumultueuse, dont le souvenir aurait pu troubler le songe agréable d’une vie entièrement consacrée au plaisir. Avec sa puissance, le sénat avait perdu sa dignité ; un grand nombre des plus nobles familles étaient éteintes ; ce qui restait de républicains utiles et zélés, avait péri dans les proscriptions ou les armes à la main, et cette assemblée, ouverte à dessein à une multitude sans choix, était actuellement composée de plus de mille personnes, qui déshonoraient leur rang, au lieu d’en être honorées[228].
Il réforme le sénat.
Lorsque Auguste n’eut plus d’ennemis, il montra, par le soin qu’il prit de réformer le sénat, qu’il ne voulait pas être le tyran de sa patrie, mais qu’il aspirait à en être le père. Élu censeur, de concert avec son fidèle Agrippa, il examina la liste des sénateurs, il en chassa un petit nombre, dont les vices ou l’opiniâtreté exigeaient un exemple public. Près de deux cents, à sa persuasion, prévinrent, par une retraite volontaire, la honte d’une expulsion. Il fut ordonné que l’on ne pourrait entrer dans le sénat sans posséder environ dix mille livres sterling. De nouvelles familles patriciennes remplirent le vide qu’avaient occasionné les fureurs des guerres civiles. Enfin Auguste se fit nommer prince du sénat, titre honorable, que les censeurs n’avaient jamais donné qu’au citoyen le plus distingué par son crédit et par ses services[229]. Mais en même temps qu’il rétablissait la dignité de ce corps respectable, il en détruisait l’indépendance. Les principes d’une constitution libre sont perdus à jamais lorsque l’autorité législative est créée par le pouvoir exécutif[230].
Il résigne son pouvoir.
Devant cette assemblée, ainsi préparée et formée selon ses vues, Auguste prononça un discours étudié, où l’ambition était cachée sous le voile du patriotisme. « Il déplorait, mais cherchait à excuser sa conduite passée ; la piété filiale avait exigé qu’il vengeât le meurtre de son père ; son humanité s’était trouvée quelquefois obligée de céder aux lois cruelles de la nécessité ; il s’était vu forcé de s’unir à d’indignes collègues. Tant qu’Antoine avait vécu, il avait dû défendre la république de la domination d’un Romain dégénéré et d’une reine barbare. Libre maintenant de satisfaire à la fois à son devoir, à son inclination, il rendait solennellement au sénat et au peuple leurs anciens droits. Son seul désir était de se mêler dans la foule de ses concitoyens, et de partager avec eux le bonheur qu’il avait obtenu à sa patrie[231]. »
On l’engage à le reprendre sous le titre d’empereur et de général.
Si Tacite avait été présent à cette séance, il n’eût appartenu qu’à ce grand écrivain d’exprimer l’agitation du sénat. Sa plume seule aurait pu décrire les sentimens cachés des uns, et le zèle affecté des autres. Il était dangereux d’ajouter foi aux paroles d’Auguste ; paraître douter de sa sincérité aurait pu devenir encore plus funeste. Les avantages respectifs de la monarchie et du gouvernement républicain ont souvent été balancés par des écrivains spéculatifs. En cette circonstance, la grandeur de Rome, la corruption des mœurs, la licence des soldats, ajoutaient beaucoup de force aux raisons qui pouvaient faire pencher du côté de la monarchie ; à ces principes généraux de gouvernement se trouvaient mêlées les espérances et les craintes de chaque particulier. Au milieu de cette incertitude, la réponse des sénateurs fut unanime et décisive : ils refusèrent d’accepter la résignation d’Auguste ; ils le conjurèrent de ne pas abandonner la république qu’il avait sauvée. Après une feinte résistance, l’habile tyran se soumit aux ordres du sénat. Il consentit à recevoir le gouvernement des provinces, et le commandement général des armées romaines, sous les titres si connus de proconsul et d’empereur[232] ; mais il déclara qu’il n’acceptait ce pouvoir que pour dix ans. Il se flattait, disait-il, qu’avant l’expiration de ce terme, les blessures faites à l’état par les discordes civiles seraient entièrement fermées, et que la république, rendue à son ancienne splendeur, n’aurait plus besoin de la dangereuse interposition d’un magistrat si extraordinaire. Cette comédie fut jouée plusieurs fois pendant la vie d’Auguste ; et l’on en conserva la mémoire jusqu’aux derniers âges de l’empire : les monarques perpétuels de Rome célébrèrent toujours, avec une pompe solennelle, la dixième année de leur règne[233].
Pouvoir des généraux romains.
Le général des armées romaines pouvait, sans enfreindre en aucune manière les principes de la constitution, recevoir et exercer une autorité presque despotique sur les soldats, sur les ennemis et sur les sujets de la république : quant aux soldats, dès les premiers temps de Rome, le jaloux sentiment de la liberté avait fait place parmi eux à l’espoir des conquêtes, et à une juste idée de la discipline militaire. Le dictateur ou le consul pouvait exiger de tout jeune Romain qu’il portât les armes. Ceux qui, par lâcheté ou par opiniâtreté, refusaient d’obéir, s’exposaient aux châtimens les plus sévères et les plus ignominieux. Le coupable était retranché de la liste des citoyens, ses biens confisqués, sa personne vendue pour l’esclavage[234]. Les droits les plus sacrés de la liberté, confirmés par la loi Porcia et la loi Sempronia, étaient absolument suspendus par l’engagement militaire. Le général avait droit de vie et de mort dans son camp : son autorité n’était soumise à aucune forme légale ; il jugeait en dernier ressort, et l’exécution suivait de près la sentence[235]. L’autorité législative désignait l’ennemi que la république avait à combattre. Dans les occasions les plus importantes, le sénat décidait de la guerre et de la paix, et ses résolutions devaient être solennellement ratifiées par le peuple ; mais dans les régions situées à une grande distance de l’Italie, les généraux n’attendaient pas d’ordre supérieur pour déclarer la guerre à une nation ; ils agissaient de la manière qui leur paraissait la plus avantageuse au bien public.
Ce n’était point sur la justice de leurs entreprises qu’ils s’appuyaient pour demander l’honneur du triomphe, le succès était leur seul titre. Ils usaient de la victoire en despotes, et ils exerçaient une autorité sans bornes, principalement lorsqu’ils n’étaient plus retenus par la présence des commissaires du sénat. Pompée, dans son gouvernement de l’Asie, récompensa les légions et les alliés de l’état, détrôna des princes, démembra des royaumes, fonda des colonies, et distribua les trésors de Mithridate : à son retour à Rome, il obtint, par un seul acte du sénat et du peuple, la ratification générale de tout ce qu’il avait fait[236]. Tel était le pouvoir dont jouissaient, légalement ou par usurpation, les généraux des armées romaines sur les soldats et sur les ennemis de la république. Ils étaient en même temps gouverneurs, ou plutôt souverains, des provinces conquises ; ils réunissaient l’autorité civile et militaire, administraient la justice, étaient chargés de la direction des finances, et exerçaient la puissance exécutive et législative de l’état.
Lieutenans de l’empereur.
D’après ce que nous avons déjà rapporté dans le premier chapitre de cet ouvrage, on peut se former une idée des armées et des provinces de l’empire, lorsque Auguste prit en main les rênes du gouvernement. Comme il eût été impossible à ce prince de commander en personne les légions répandues sur des frontières éloignées, il obtint, comme Pompée, la permission de confier son autorité à des lieutenans. Ces officiers paraissent avoir eu le même rang et le même pouvoir que les anciens proconsuls ; mais leur commandement était subordonné et précaire ; ils tenaient leur commission des mains d’un chef suprême, qui s’attribuait la gloire de leurs exploits ; ils n’agissaient que sous ses auspices[237] : en un mot, ils étaient les représentans de l’empereur, seul général de la république, et dont l’autorité civile et militaire s’étendait sur tous les domaines de Rome. Le sénat avait la satisfaction de voir que ses membres jouissaient seuls de ces dignités importantes. Les lieutenans de l’empire étaient choisis parmi les anciens consulaires ou les anciens préteurs ; les légions avaient à leur tête des sénateurs, et de tous les gouvernemens de provinces, il n’y eut que la préfecture d’Égypte qui fut confiée à un chevalier romain.
Division des provinces entre l’empereur et le sénat.
Auguste venait d’être élevé au premier rang ; six jours après, il résolut de satisfaire, par un sacrifice aisé, la vanité des sénateurs. Il leur représenta que son pouvoir s’étendait même au-delà des bornes qu’il avait été nécessaire de tracer, pour remédier aux maux de l’état. « On ne lui avait pas permis, disait-il, de refuser le commandement pénible des armées et des frontières, mais il insistait pour avoir la liberté de faire passer les provinces plus tranquilles sous la douce administration du magistrat civil. » Dans la division des provinces, Auguste consulta également son intérêt personnel et la dignité de la république. Les proconsuls nommés par le sénat, et principalement ceux de l’Asie, de la Grèce et de l’Afrique, jouissaient d’une distinction plus honorable que les lieutenans de l’empereur, qui commandaient dans la Gaule ou en Syrie. Les premiers étaient accompagnés de licteurs, ceux-ci avaient à leur suite des soldats[238]. Il fut cependant statué par une loi que la présence de l’empereur suspendrait, dans chaque département, l’autorité ordinaire du gouverneur. Les nouvelles conquêtes devinrent une portion du domaine impérial, et l’on s’aperçut bientôt que la puissance du prince, dénomination favorite d’Auguste, était la même dans toutes les parties de l’empire.
L’empereur conserve le commandement militaire,
et se fait accompagner de gardes au milieu même de Rome.
En retour de cette concession imaginaire, Auguste obtint un privilége important, qui le rendait maître de Rome et de l’Italie. Il fut autorisé à retenir le commandement militaire, et à conserver auprès de sa personne une garde nombreuse, même en temps de paix et dans le centre de la capitale ; prérogative dangereuse qui renversait les anciennes maximes. Il n’avait réellement d’autorité que sur les citoyens engagés dans le service par le serment militaire ; mais les Romains étaient si portés à l’esclavage, que les magistrats, les sénateurs et l’ordre équestre, s’empressèrent de prêter ce serment. Enfin, l’hommage de la flatterie fut converti insensiblement en une protestation de fidélité, qui se renouvelait tous les ans avec une pompe solennelle.
Puissances consulaire et tribunitienne.
Auguste regardait la force militaire comme la base la plus solide du gouvernement ; mais il ne pouvait se dissimuler combien un pareil instrument devait paraître odieux. Son caractère et sa politique lui firent adopter des mesures plus sages ; il aima mieux régner sous les titres respectables de l’ancienne magistrature, et rassembler sur sa tête tous les rayons épars de l’autorité civile. Dans cette vue, il permit au sénat de lui donner pour sa vie le consulat[239] et la puissance tribunitienne[240]. Tous les empereurs imitèrent son exemple. Les consuls avaient succédé aux premiers rois de Rome ; ils représentaient la nation, avaient l’inspection sur les cérémonies de la religion, levaient et commandaient les armées, donnaient audience aux ambassadeurs étrangers, et présidaient aux assemblées du sénat et du peuple. L’administration des finances leur était confiée ; et quoiqu’il leur fût rarement possible de rendre la justice en personne, la nation voyait en eux les défenseurs suprêmes des lois, de la paix et de l’équité. Telles étaient leurs fonctions ordinaires ; mais ce premier magistrat se trouvait au-dessus de toute juridiction, dès que le sénat lui enjoignait de veiller à la sûreté de la république : alors, pour conserver la liberté, il exerçait un despotisme momentané[241].
Les tribuns s’offraient à tous égards sous un aspect différent de celui que présentait la dignité de consul : leur apparence extérieure était humble et modeste, mais leur personne était sacrée ; ils avaient moins de force pour agir que pour repousser. Chargés par leur institution de défendre les opprimés, de pardonner les offenses et d’accuser les ennemis du peuple, ils pouvaient, lorsqu’ils le jugeaient à propos, arrêter d’un seul mot toute la machine du gouvernement. Tant que la république subsista, l’on n’eut rien à redouter du crédit que des citoyens auraient pu retirer de ces places importantes. Elles étaient entourées de plusieurs barrières : l’autorité qu’elles donnaient expirait au bout d’un an ; on élisait deux consuls, les tribuns étaient au nombre de dix ; et comme les vues publiques et particulières de ces différens magistrats se trouvaient diamétralement opposées, cette diversité d’intérêts, loin de détruire la constitution, contribuait à en maintenir la balance toujours égale[242] ; mais lorsque les puissances consulaire et tribunitienne furent réunies, lorsqu’une seule personne s’en trouva revêtue pour toute sa vie, lorsque le général de l’armée devint en même temps le ministre du sénat et le représentant du peuple, il fut impossible de résister à l’autorité impériale ; l’on eût même entrepris difficilement d’en tracer les limites.
Prérogatives impériales.
À cette accumulation d’honneurs, la politique d’Auguste ajouta bientôt les brillantes et importantes dignités de grand pontife et de censeur : l’une lui donnait le droit de veiller à la religion, l’autre une inspection légale sur les mœurs et sur les fortunes du peuple romain. Si la nature particulière de tant de pouvoirs distincts, et jusque alors séparés l’un de l’autre, apportait quelque obstacle à leur réunion dans une même main, la complaisance du sénat était prête à faire disparaître ces inconvéniens et à remplir tous les intervalles par les concessions les plus étendues. Les empereurs étaient les premiers ministres de la république : comme tels, ils furent dispensés de l’obligation et de la peine de plusieurs lois incommodes. Ils pouvaient convoquer le sénat, proposer dans le même jour plusieurs questions, présenter les candidats destinés aux grandes charges, étendre les limites de la ville, disposer à leur gré des revenus de l’état, faire la paix et la guerre, ratifier les traités ; enfin, en vertu d’un pouvoir encore plus étendu, il leur était permis d’exécuter ce qui leur paraissait être le plus avantageux à l’empire, et convenir le mieux à la majesté des lois, du gouvernement et de la religion[243].
Magistrats.
Lorsque toutes les différentes branches de la puissance exécutive eurent été remises à un seul chef, les autres magistrats languirent dans l’obscurité. Dépouillés de leur autorité, à peine même leur laissait-on la connaissance de quelques affaires. Auguste conserva avec le plus grand soin le nom et les formes de l’ancienne administration. On élisait tous les ans, avec les cérémonies ordinaires, le même nombre de consuls, de préteurs et de tribuns[244], qui tous continuaient à exercer quelques-unes des fonctions les moins importantes de leur charge. Ces honneurs excitaient encore la frivole ambition des Romains. Les empereurs mêmes, quoique revêtus pour toute leur vie du consulat, se mettaient souvent sur les rangs pour obtenir ce titre ; et ils ne dédaignaient pas de le partager avec les plus illustres d’entre leurs concitoyens[245]. Durant le règne d’Auguste on souffrit que le peuple, dans l’élection de ces magistrats, offrît le spectacle de tous les inconvéniens qui accompagnent la plus turbulente démocratie. Loin de laisser apercevoir le moindre signe d’impatience, ce prince adroit sollicitait humblement pour lui, ou pour ses amis, les suffrages du peuple, et il remplissait avec la dernière exactitude tous les devoirs d’un candidat ordinaire[246]. Mais, selon toutes les apparences, son successeur n’agit que par ses conseils, lorsque, pour première mesure de son règne, il transporta le droit d’élection au sénat de Rome[247]. Les assemblées du peuple furent abolies pour jamais ; et les souverains n’eurent plus à redouter les caprices d’une multitude dangereuse, qui, sans rétablir la liberté, aurait pu troubler la nouvelle administration, et peut-être y porter des atteintes mortelles.
Le sénat.
Marius et César, en se déclarant les protecteurs du peuple, avaient renversé la constitution de leur patrie : mais dès que le sénat eut été humilié, et qu’il eut perdu toute sa force, cette assemblée, composée de cinq ou six cents personnes, devint entre les mains du despotisme un instrument utile et flexible. Ce fut principalement sur la dignité du sénat qu’Auguste et ses successeurs fondèrent leur nouvel empire ; ils affectèrent, en toute occasion, d’adopter le langage et les principes des patriciens. Dans l’exercice de leur puissance, ils consultaient le souverain conseil de la nation, et ils paraissaient se conformer à ses décisions pour les grands intérêts de la paix et de la guerre. Rome, l’Italie et les provinces intérieures, étaient sous le gouvernement direct du sénat. Ce tribunal décidait en dernier ressort de toutes les affaires civiles : quant au criminel, il connaissait des prévarications commises par les hommes en place, et des délits qui intéressaient la tranquillité ou la majesté du peuple romain. L’exercice du pouvoir judiciaire devint la plus habituelle et la plus sérieuse des occupations du sénat. Les causes importantes ouvraient une carrière brillante aux grands orateurs : c’était le dernier asile où venait se réfugier l’ancien génie de l’éloquence. Comme conseil de la nation et comme cour de justice, le sénat jouissait de prérogatives très-considérables ; tandis qu’en sa qualité de corps législatif, il était supposé représenter le peuple, et paraissait avoir conservé les droits de la souveraineté. Les lois recevaient leur sanction de ses décrets : toute puissance était dérivée de son autorité. Il s’assemblait régulièrement trois fois par mois, aux calendes, aux nones et aux ides. On discutait les affaires avec une honnête liberté ; et les empereurs, qui se glorifiaient du titre de sénateur, prenaient séance, donnaient leur voix, et se confondaient avec leurs égaux.
Idée générale du système impérial.
Résumons en peu de mots le système du gouvernement impérial institué par Auguste et maintenu par ceux de ses successeurs qui connurent leurs véritables intérêts et ceux du peuple : c’était une monarchie absolue, revêtue de toute la forme d’une république. Les souverains de ce vaste état plaçaient leur trône au milieu des nuages. Soigneux de dérober aux yeux de leurs sujets leur force irrésistible, ils faisaient profession d’être les ministres du sénat, et obéissaient aux décrets suprêmes qu’ils avaient eux-mêmes dictés[248].
Cour des empereurs.
L’aspect de la cour répondait aux formes de l’administration. Si nous en exceptons ces tyrans qui, emportés par leur folles passions, foulaient aux pieds toutes les lois de la nature et de la décence, les empereurs dédaignèrent une pompe dont l’éclat aurait pu offenser leurs concitoyens, sans rien ajouter à leur puissance réelle. Dans tous les détails de la vie, ils semblaient oublier la supériorité de leur rang : souvent ils visitaient leurs sujets, et les invitaient à venir partager leurs plaisirs ; leurs habits, leur table, leur palais, n’avaient rien qui les distinguât d’un sénateur opulent : leur maison, quoique nombreuse et brillante, n’était composée que d’esclaves et d’affranchis[249]. Auguste ou Trajan aurait rougi d’abaisser le dernier des citoyens à ces emplois domestiques que les nobles les plus fiers de la Grande-Bretagne sont aujourd’hui si ambitieux d’obtenir dans la maison et dans le service personnel du chef d’une monarchie limitée.
Déification.
Si les empereurs peuvent être accusés d’avoir passé les bornes de la prudence et de la modestie qu’ils avaient eux-mêmes tracées, c’est lorsqu’ils ont voulu être mis au rang des dieux[250]. Ce culte impie et dicté par une basse adulation, fut institué dans l’Asie en l’honneur des successeurs d’Alexandre[251]. Des monarques il fut aisément transféré aux gouverneurs de cette contrée : bientôt les magistrats romains, adorés comme des divinités de la province, eurent des temples où brillait la pompe des fêtes et des sacrifices[252]. Il était bien naturel que les empereurs acceptassent ce que de simples proconsuls n’avaient pas refusé. Ces honneurs divins, rendus dans les provinces, attestaient plutôt le despotisme que la servitude de Rome : mais les nations vaincues enseignèrent à leurs maîtres l’art de la flatterie. Le génie impérieux du premier des Césars l’engagea trop facilement à recevoir pendant sa vie une place parmi les divinités tutélaires de la république. Le caractère modéré de son successeur lui fit rejeter ce dangereux hommage ; et même, par la suite, tous les princes, excepté Caligula et Domitien, renoncèrent à cette folle ambition. Auguste, il est vrai, permit à quelques villes de province de lui élever des temples ; mais il exigea que l’on célébrât le culte de Rome avec celui du souverain. Il tolérait une superstition particulière dont il était l’objet[253], tandis que, satisfait des hommages du sénat et du peuple, il laissait sagement à son successeur le soin de sa déification. De là s’introduisit, à la mort des empereurs, la coutume constante de les placer au nombre des dieux. Le sénat accordait, par un décret solennel, cet honneur à tous ceux de ses princes dont la conduite et la mort n’avaient point été celles des tyrans ; et les cérémonies de l’apothéose[254] accompagnaient la pompe des funérailles. Cette profanation légale, mais si contraire à la nature, si opposée à nos principes, n’excita qu’un faible murmure[255] dans un siècle où le polythéisme avait tant multiplié les objets sacrés. Elle fut d’ailleurs reçue plutôt comme institution politique que comme institution religieuse. Ce serait dégrader les Antonins que de mettre leurs vertus en parallèle avec les vices de Jupiter ou d’Hercule : le caractère même de César ou d’Auguste était bien supérieur à celui des divinités populaires. Ces princes d’ailleurs vivaient dans un siècle trop éclairé, et leurs actions avaient trop d’éclat pour que l’histoire de leur vie fût mêlée de ces fables et de ces mystères qu’exige la dévotion du peuple : à peine leur divinité eut-elle été établie par les lois, qu’elle tomba dans l’oubli, sans contribuer à leur réputation, ou à la dignité de leurs successeurs.
Titre d’Auguste et de César.
Lorsque nous avons examiné toutes les parties qui composaient l’édifice de la puissance impériale, nous avons souvent désigné sous le nom bien connu d’Auguste celui qui en avait jeté les fondemens avec tant d’art : cependant il ne reçut ce nom qu’après avoir mis la dernière main à son ouvrage. Né d’une famille obscure[256], dans la petite ville d’Aricie, il s’appelait Octave, nom souillé par tout le sang versé dans les proscriptions. Lorsqu’il eut asservi la république, il désira pouvoir effacer le souvenir de ses premières actions. Comme fils adoptif du dictateur, il avait pris le surnom glorieux de César ; mais il avait trop de jugement pour espérer d’être jamais confondu avec ce grand homme, pour désirer même de lui être comparé. On proposa dans le sénat de donner un nouveau titre au chef de l’état. Après une discussion sérieuse, celui d’Auguste fut choisi parmi plusieurs autres, et parut rendre d’une manière convenable le caractère de paix et de piété qu’il affectait constamment[257]. Ainsi le nom d’Auguste était une distinction personnelle ; celui de César indiquait la famille illustre qui s’était frayé un chemin au trône. Il semblait que le premier dût expirer avec le prince qui l’avait reçu ; l’autre pouvait se transmettre par adoption, et passer avec les femmes dans une nouvelle branche. Néron aurait donc été le dernier prince qui eût eu le droit de réclamer une si noble extraction : cependant à sa mort, ces titres se trouvaient déjà liés, par une pratique constante, avec la dignité impériale ; et depuis la chute de la république jusqu’à nos jours, ils ont été conservés par une longue suite d’empereurs romains, grecs, francs et allemands. Il s’introduisit bientôt cependant une distinction entre ces deux titres. Le monarque se réservait le nom sacré d’Auguste, tandis que ses parens étaient plus communément appelés Césars. Tel fut, au moins depuis le règne d’Adrien, le titre donné à l’héritier présomptif de l’empire[258].
Caractère et politique d’Auguste.
Les égards respectueux d’Auguste pour une constitution libre qu’il avait lui-même renversée, ne peuvent être expliqués que par une connaissance approfondie du caractère de ce tyran subtil. Une tête froide, un cœur insensible, une âme timide, lui firent prendre, à l’âge de dix-neuf ans, le masque de l’hypocrisie, que jamais il ne quitta. Il signa de la même main, et probablement dans le même esprit, la mort de Cicéron et le pardon de Cinna. Ses vertus, ses vices même, étaient artificiels : son intérêt seul le rendit d’abord l’ennemi de la république romaine ; il le porta dans la suite à en être le père[259]. Lorsque ce prince éleva le système ingénieux de l’administration impériale, ses alarmes lui dictèrent la modération qu’il affectait ; il cherchait à en imposer au peuple, en lui présentant une ombre de liberté civile, et à tromper les armées par une image du gouvernement civil.
Image de liberté pour le peuple.
I. La mort de César se présentait sans cesse à ses yeux. Auguste avait comblé ses partisans de biens et d’honneurs ; mais les plus intimes amis de son oncle avaient été au nombre des conspirateurs. Si la fidélité des légions le rassurait contre les efforts impuissans d’une rebellion ouverte, la vigilance des troupes pouvait-elle mettre sa personne à l’abri du poignard d’un républicain déterminé ? Les Romains, qui révéraient la mémoire de Brutus[260], auraient applaudi à l’imitation de sa vertu. César avait provoqué son destin, autant par l’ostentation de sa puissance, que par sa puissance elle-même. Le consul ou le tribun eût peut-être régné en paix : le titre seul de roi arma les Romains contre sa vie : Auguste savait que le genre humain se laisse gouverner par des noms. Il ne fut pas trompé dans son attente, lorsqu’il s’imagina que le sénat et le peuple se soumettraient à l’esclavage, pourvu qu’on les assurât respectueusement qu’ils jouissaient toujours de leur ancienne liberté. Un sénat faible et un peuple énervé chérirent cette illusion agréable, tant qu’elle fut soutenue par la vertu ou par la prudence des successeurs d’Auguste. Ce fut un motif de défense personnelle, et non un principe de liberté, qui anima les meurtriers de Caligula, de Néron et de Domitien. Ils attaquèrent le tyran, sans diriger leur coup contre l’autorité de l’empereur.
Tentative du sénat après la mort de Caligula.
L’histoire nous présente cependant une époque mémorable où le sénat, après un silence de soixante-dix ans, s’éleva tout à coup, et fit de vains efforts pour réclamer des droits si long-temps oubliés. Les consuls convoquèrent cette respectable assemblée dans le Capitole, lorsque le trône devint vacant par le meurtre de Caligula : ils condamnèrent la mémoire des Césars, et donnèrent le mot de liberté pour mot de ralliement au petit nombre de cohortes qui paraissaient vouloir suivre leurs étendards. Enfin, pendant quarante-huit heures, ils agirent comme les chefs indépendans d’une constitution libre ; mais tandis qu’ils délibéraient, les gardes prétoriennes avaient pris leur résolution. L’imbécille Claude, frère de Germanicus, était déjà dans leur camp, revêtu de la pourpre impériale, et disposé à soutenir son élection les armes à la main. Cette lueur de liberté disparut, et le sénat n’aperçut de tous côtés que les horreurs d’une servitude inévitable. Abandonnée par le peuple, menacée par les troupes, cette faible assemblée fut forcée de ratifier le choix des prétoriens, trop heureuse de pouvoir profiter d’une amnistie que Claude eut la prudence d’offrir, et la générosité d’observer[261].
Image du gouvernement pour les armées.
II. L’insolence des armées inspirait à l’empereur Auguste des alarmes beaucoup plus vives. Le désespoir des citoyens ne pouvait que tenter ce que la puissance des soldats était capable d’exécuter en tout temps. Quelle pouvait être l’autorité de ce prince sur des hommes sans principes, auxquels il avait appris lui-même à violer toutes les lois de la société ? Il avait entendu leurs clameurs séditieuses ; il redoutait les momens calmes de la réflexion. Une révolution avait été achetée par des récompenses immenses : une autre révolution pouvait promettre des récompenses nouvelles. Quoique les troupes témoignassent un attachement inviolable à la maison de César, était-il possible de se fier à une multitude inconstante et capricieuse ? Auguste sut tirer parti de ce qui restait encore d’idées romaines dans ces esprits indociles. Il apposa le sceau des lois à la rigueur de la discipline ; et faisant briller la majesté du sénat entre l’empereur et l’armée, il osa bien exiger une obéissance qu’il prétendait lui être due comme au premier magistrat de la république[262].
Leur obéissance.
Durant une période de deux cent vingt ans, qui s’écoulèrent depuis l’établissement de cet adroit système jusqu’à la mort de l’empereur Commode, l’état n’éprouva que très-peu les malheurs attachés à un gouvernement militaire : le danger était encore éloigné. Le soldat eut rarement occasion alors de connoître sa propre force et la faiblesse de l’autorité civile ; découverte fatale qui, dans la suite, enfanta de si terribles maux. Caligula et Domitien furent assassinés dans leur palais par leurs domestiques[263]. Les secousses qui agitèrent la ville de Rome à la mort du premier de ces princes, ne s’étendirent point au-delà de l’enceinte de cette capitale. À la vérité, Néron enveloppa tout l’empire dans sa ruine. Dans l’espace de dix-huit mois, quatre princes furent massacrés ; et le choc des armées rivales ébranla l’univers. Mais cet orage violent, formé par la licence des soldats, fut bientôt dissipé. Les deux siècles qui suivirent la mort d’Auguste ne furent point ensanglantés par des guerres civiles, ni troublés par aucune révolution. L’empereur était élu par l’autorité du sénat et par le consentement des troupes[264]. Les légions respectaient leur serment de fidélité ; et les recherches les plus minutieuses dans les annales romaines ne nous font découvrir qu’avec peine trois rebellions[265] peu importantes, étouffées au bout de quelques mois, sans même que l’on eût été obligé d’en venir au hasard d’une bataille[266].
Successeur désigné.
Dans les monarchies électives, la mort du souverain est un moment de crise et de danger. Les empereurs romains, témoins de l’esprit séditieux de ces régions, craignirent qu’elles ne profitassent de ces momens où toute autorité est suspendue. Pour leur épargner la tentation de faire un choix irrégulier, celui qui était désigné pour succéder à l’empire, était revêtu par l’empereur lui-même d’un pouvoir si considérable, qu’à la mort du prince, déjà puissant, il montait paisiblement sur le trône ; à peine même l’empire s’apercevait-il qu’il changeait de maître. [Tibère]Ainsi l’empereur Auguste tourna ses regards vers Tibère, lorsque des pertes réitérées eurent fait évanouir des espérances plus douces. Il obtint pour ce fils adoptif la censure et le tribunat ; et il l’associa, par une loi formelle, au commandement des armées et au gouvernement des provinces[267]. [Titus]Ainsi Vespasien sut enchaîner l’âme généreuse de l’aîné de ses fils. Titus était l’idole des légions de l’Orient qui venaient d’achever sous ses ordres la conquête de la Judée. Sa puissance devenait redoutable ; et comme les passions de la jeunesse jetaient un voile sur ses vertus, on se défiait de ses projets. Loin de se livrer à d’indignes soupçons, le prudent monarque associa son fils à toute la puissance et à la dignité impériale. Titus, pénétré de reconnaissance, se conduisit toujours comme le ministre respectueux et fidèle d’un père si indulgent[268].
La race des Césars et la famille Flavienne.
Le sage Vespasien prit toutes les mesures nécessaires pour confirmer son élévation récente et peu assurée. Depuis un siècle, le serment militaire et la fidélité des troupes semblaient appartenir au nom et à la famille des Césars. Quoique cette famille ne se fût soutenue que par adoption, le peuple respectait toujours dans la personne de Néron le petit-fils de Germanicus et le successeur direct de l’empereur Auguste. Les prétoriens n’avaient abandonné qu’à regret la cause du tyran : cette désertion avait excité leurs remords[269]. La chute rapide de Galba, d’Othon, de Vitellius, apprit aux armées à regarder les empereurs comme leurs créatures et comme l’instrument de leur licence. Vespasien, né dans l’obscurité, ne tirait aucun lustre de ses ancêtres : son aïeul avait été soldat, et son père possédait un emploi médiocre dans les fermes de l’état[270]. Le mérite de ce prince l’avait fait parvenir à l’empire dans un âge avancé : ses talens avaient plus de solidité que d’éclat, ses vertus même étaient obscurcies par une sordide parcimonie. Il importait donc à l’intérêt de ce monarque de s’associer un fils dont le caractère aimable et brillant pût détourner les regards du public de l’obscure origine de la maison Flavienne pour les reporter sur la gloire qu’elle semblait promettre. Sous le règne de Titus, l’univers goûta les douceurs d’une félicité passagère ; et le souvenir de ce prince adorable fit supporter, pendant plus de quinze ans, les vices de son frère Domitien.
Adoption et caractère de Trajan.
Dès que Nerva eut été revêtu de la pourpre que lui offrirent les meurtriers de Domitien, il s’aperçut que son grand âge le rendait incapable d’arrêter le torrent des désordres publics, qui s’étaient multipliés sous la longue tyrannie de son prédécesseur. [A. D. 96.]Les gens de bien respectaient sa vertu ; mais les Romains dégénérés avaient besoin d’un caractère ferme, dont la justice imprimât la terreur dans le cœur des coupables. Nerva ne fut point déterminé dans son choix par des vues personnelles. Quoique environné de parens, il adopta un étranger, Trajan, âgé pour lors de quarante ans, et qui commandait une grande armée dans la Basse-Germanie. [A. D. 98.]Ce général fut aussitôt déclaré par le sénat collègue et successeur du prince[271]. Quand l’histoire nous a fatigués du récit des crimes et des fureurs de Néron, combien devons-nous regretter de n’avoir, pour connaître les actions brillantes de Trajan, que le récit obscur d’un abrégé, ou la lumière douteuse d’un panégyrique ! Il existe cependant à la gloire de ce prince un autre panégyrique que la flatterie n’a point dicté : deux cent cinquante ans environ après sa mort, le sénat, au milieu des acclamations ordinaires qui retentissaient à l’avénement d’un nouvel empereur, lui souhaita de passer, s’il était possible, Auguste en bonheur, et Trajan en vertus[272].
D’Adrien. A. D. 117.
Selon toutes les apparences, un monarque qui chérissait si tendrement sa patrie dut long-temps hésiter à revêtir de la puissance souveraine son neveu Adrien, dont le caractère singulier ne lui était pas inconnu. Mais l’artifice de l’impératrice Plotine sut fixer l’irrésolution de Trajan dans ses derniers momens : peut-être supposa-t-elle hardiment une fausse adoption[273]. Quoi qu’il en soit, il eût été dangereux d’approfondir la vérité : ainsi Adrien fut reconnu paisiblement dans tout l’empire. Nous avons déjà parlé de la prospérité de l’état sous son règne. Ce prince encouragea les arts, réforma les lois, resserra les liens de la discipline militaire, et parcourut lui-même toutes les provinces. Son génie vaste et actif embrassait également les vues les plus étendues, et les plus petits détails de l’administration ; mais la vanité et la curiosité furent ses passions dominantes. Comme elles étaient sans cesse excitées par une foule d’objets différens, on aperçut tour à tour dans Adrien un prince excellent, un sophiste ridicule et un tyran jaloux de son autorité : en général sa conduite avait pour base une modération et une équité bien recommandables. Cependant il fit mourir, dans les premiers jours de son règne, quatre sénateurs consulaires, ses ennemis personnels, et qui avaient paru dignes de l’empire. Tourmenté sur la fin de sa vie par une maladie longue et douloureuse, il devint farouche et cruel ; le sénat ne savait même s’il devait le placer au rang des dieux, ou le confondre parmi les tyrans ; et les honneurs rendus à sa mémoire ne furent accordés qu’aux vives sollicitations d’Antonin-le-Pieux[274].
Adoption des deux Verus.
Adrien ne consulta d’abord qu’un caprice aveugle pour le choix de son successeur. Après avoir jeté les yeux sur plusieurs citoyens d’un mérite distingué, qu’il estimait et qu’il haïssait, il adopta Elius Verus, jeune seigneur livré au plaisir, dont la grande beauté était une recommandation puissante auprès de l’amant d’Antinoüs[275]. Mais tandis que l’empereur s’applaudissait de son choix et des acclamations des soldats dont il avait obtenu le consentement par des libéralités excessives, une mort prématurée vint tout à coup arracher de ses bras le nouveau César[276]. Elius Verus laissait un fils ; Adrien le confia à la reconnaissance des Antonins. Ce jeune prince fut adopté par Antonin-le-Pieux, et partagea dans la suite avec Marc-Aurèle la dignité impériale. Parmi tous ses vices, il possédait une seule vertu ; c’était une déférence aveugle pour la sagesse de son collègue : il lui abandonna volontairement les soins pénibles du gouvernement. L’empereur philosophe ferma les yeux sur la conduite de Verus, pleura sa mort, et jeta un voile sur sa mémoire.
Adoption des deux Antonins.
Adrien venait de satisfaire sa passion. Lorsque toutes ses espérances furent évanouies, il résolut de mériter la reconnaissance de la postérité, en plaçant sur le trône de Rome le mérite le plus éminent : son œil pénétrant démêla facilement, dans la foule de ses sujets, un sénateur âgé de cinquante ans environ, dont toute la vie avait été irréprochable, et un jeune homme de dix-sept ans, dont la sagesse annonçait le germe des vertus qui devaient se développer, dans la suite, avec tant d’éclat. Le premier fut déclaré fils et successeur d’Adrien, à condition toutefois qu’il adopterait aussitôt le plus jeune. Et les deux Antonins (car c’est d’eux que nous parlons) gouvernèrent le monde pendant quarante-deux ans avec le même esprit de modération et de sagesse.
A. D. 138-180.
Antonin-le-Pieux avait deux fils[277] ; mais il préférait Rome à sa famille[278]. Après avoir donné sa fille Faustine en mariage au jeune Marcus, il engagea le sénat à lui accorder les dignités de proconsul et de tribun ; enfin, s’élevant noblement au-dessus de toute jalousie, ou plutôt incapable d’en ressentir, il l’associa, par un noble désintéressement, à tous les travaux de l’administration. De son côté, Marc-Aurèle respecta son bienfaiteur, le chérit comme un père, et lui obéit comme à son souverain[279] ; et lorsqu’il tint seul les rênes de l’état, il s’empressa de marcher sur ses traces, et d’adopter les maximes d’un si grand prince. Ces deux règnes sont peut être la seule période de l’histoire, dans laquelle le bonheur d’un peuple immense ait été l’unique objet du gouvernement.
Caractère et règne d’Antonin-le-Pieux.
C’est avec raison que Titus-Antonin a été nommé un second Numa. Le même zèle pour la religion, la justice et la paix, caractérisait ces deux princes ; mais la situation de l’empereur ouvrait un champ bien plus vaste à ses vertus. Les soins de Numa se bornaient à empêcher les habitans grossiers de quelques villages de piller les campagnes et de détruire la récolte de leurs voisins. Antonin maintenait l’ordre et la tranquillité dans la plus grande partie de la terre. Son règne a le rare avantage de ne fournir qu’un très-petit nombre de matériaux à l’histoire, ce tableau effrayant des crimes, des forfaits et des malheurs du genre humain. C’était un homme aimable autant que bon dans sa vie privée ; sa vertu simple et naturelle fuyait la vanité et l’affectation. Il jouissait avec modération des avantages attachés à son rang ; et, au milieu des plaisirs innocens[280] qu’il partageait avec ses concitoyens, la sensibilité de cette âme bienfaisante se peignait, avec une douce majesté, sur un front toujours serein.
De Marc-Aurèle.
La vertu de Marc-Aurèle Antonin paraissait plus austère et plus travaillée[281]. Elle était le fruit de l’éducation, d’une étude profonde et d’un travail infatigable. À l’âge de douze ans, il embrassa le système rigide des stoïciens, dont les préceptes lui apprirent à soumettre son corps à son esprit, à faire usage de sa raison pour enchaîner ses passions, à considérer la vertu comme le bien suprême, le vice comme le seul mal, et tous les objets extérieurs comme des choses indifférentes[282]. Les Méditations de Marc-Aurèle, ouvrage composé dans le tumulte des camps, sont venues jusqu’à nous. Il a même daigné quelquefois donner des leçons de philosophie avec plus de publicité peut-être qu’il ne convenait à la modestie d’un sage et à la dignité d’un empereur[283] ; mais en général sa vie est le commentaire le plus noble qui ait jamais été fait des principes de Zénon. Sévère pour lui-même, Marc-Aurèle était rempli d’indulgence pour les faiblesses des autres ; il distribuait également la justice, et se plaisait à répandre ses bienfaits sur tout le genre humain ; il déplora la perte d’Avidius Cassius qui avait excité une révolte en Syrie, et dont la mort volontaire lui enlevait le plaisir de se faire un ami ; il montra combien ses regrets étaient sincères, par le soin qu’il prit de modérer le zèle du sénat contre les partisans de ce traître[284]. La guerre était à ses yeux le fléau de la nature humaine ; cependant, lorsque la nécessité d’une juste défense le forçait de prendre les armes, il ne craignait pas d’exposer sa personne, et de paraître à la tête des troupes. On le vit pendant huit hivers rigoureux camper sur les bords glacés du Danube. Tant de fatigues portèrent enfin le dernier coup à la faiblesse de sa constitution. Sa mémoire fut long-temps chère à la postérité ; et plus d’un siècle encore après sa mort, plusieurs personnes plaçaient l’image de Marc-Aurèle parmi celles de leurs dieux domestiques[285].
Bonheur des Romains.
S’il fallait déterminer dans quelle période de l’histoire du monde le genre humain a joui du sort le plus heureux et le plus florissant, ce serait sans hésiter qu’on s’arrêterait à cet espace de temps qui s’écoula depuis la mort de Domitien jusqu’à l’avénement de Commode. Un pouvoir absolu gouvernait alors l’étendue immense de l’empire, sous la direction immédiate de la sagesse et de la vertu. Les armées furent contenues par la main ferme de quatre empereurs successifs, dont le caractère et la puissance imprimaient un respect involontaire, et qui savaient se faire obéir, sans avoir recours à des moyens violens. Les formes de l’administration civile furent soigneusement observées par Nerva, Trajan, Adrien et les deux Antonins, qui, chérissant l’image de la liberté, se glorifiaient de n’être que les dépositaires et les ministres de la loi. De tels princes auraient été dignes de rétablir la république, si les Romains de leur temps eussent été capables de jouir d’une liberté raisonnable.
Sa nature incertaine.
Une incalculable récompense surpayait ces monarques de leurs travaux, toujours accompagnés du succès : ce prix, c’était l’estimable orgueil de la vertu, et le plaisir inexprimable qu’ils éprouvaient à la vue de la félicité générale dont ils étaient les auteurs. Cependant une réflexion juste, mais bien triste, venait troubler pour eux les plus nobles jouissances. Ils devaient avoir souvent réfléchi sur l’instabilité d’un bonheur qui dépendait d’un seul homme. Le moment fatal approchait peut-être, où le pouvoir absolu dont ils ne faisaient usage que pour rendre leurs sujets heureux, allait devenir un instrument de destruction entre les mains d’un jeune prince emporté par ses passions, ou de quelque tyran jaloux de son autorité. Le frein idéal du sénat et des lois pouvait bien servir à développer les vertus des empereurs ; mais il était trop faible pour corriger leurs vices : une force aveugle et irrésistible faisait des troupes un sûr moyen d’oppression ; et les mœurs des Romains étaient si corrompues, qu’il se présentait sans cesse des flatteurs empressés à applaudir aux déréglemens du souverain, et des ministres disposés à servir ses cruautés, son avarice ou ses crimes.
Souvenir de Tibère, Caligula, Néron et Domitien.
L’expérience des Romains avait déjà justifié ces sombres alarmes. Les fastes de l’empire nous offrent un riche et énergique tableau de la nature humaine, que nous chercherions vainement dans les caractères faibles et incertains de l’histoire moderne ; on trouve tour à tour dans la conduite des empereurs romains, les extrêmes de la vertu et du vice ; la perfection la plus sublime, et la dégradation la plus basse de notre espèce. L’âge d’or de Trajan et des Antonins avait été précédé par un siècle de fer. Il serait inutile de parler des indignes successeurs d’Auguste : s’ils ont été sauvés de l’oubli, ils en sont redevables à l’excès de leurs vices et à la grandeur du théâtre sur lequel ils ont paru. Le sombre et implacable Tibère, le furieux Caligula, l’imbécille Claude, le cruel et débauché Néron, le brutal Vitellius[286], le lâche et sanguinaire Domitien, sont condamnés à une immortelle ignominie. Pendant près de quatre-vingts ans, Rome ne respira que sous Vespasien et sous Titus : si l’on en excepte ces deux règnes, qui durèrent peu, l’empire[287], dans ce long intervalle, gémit sous les coups redoublés d’une tyrannie qui extermina les anciennes familles de la république, et se déclara l’ennemie de la vertu et du talent.
Misère particulière aux Romains sous le règne des tyrans.
Tant que ces monstres tinrent les rênes de l’état, deux circonstances particulières vinrent encore aggraver la servitude des Romains, et rendirent leur position bien plus affreuse que celle des victimes de la tyrannie dans tout autre siècle et dans toute autre contrée : l’une était le souvenir de leur ancienne liberté, l’autre l’étendue de la monarchie. Ces causes produisirent la sensibilité excessive des opprimés, et l’impossibilité où ils se trouvaient d’échapper aux poursuites de l’oppresseur.
Insensibilité des Orientaux.
I. Lorsque la Perse était gouvernée par les descendans de Sefi, princes barbares, qui faisaient leurs délices de la cruauté, et dont le divan, le lit et la table, étaient tous les jours teints du sang de leurs favoris, on rapporte le mot d’un jeune seigneur, qui disait ne sortir jamais de la présence du monarque sans essayer si sa tête était encore sur ses épaules. Une expérience journalière justifiait le scepticisme de Rustan[288] ; cependant il paraît que la vue de l’épée fatale ne troublait point son sommeil, et n’altérait en aucune manière sa tranquillité : il savait que le regard du souverain pouvait le faire rentrer dans la poussière ; mais un éclat de la foudre, une maladie subite, n’étaient pas moins funestes ; et c’était se conduire en homme sage, que d’oublier les maux inévitables attachés à la vie humaine pour jouir des heures fugitives. Rustan se glorifiait d’être appelé l’esclave du roi. Vendu peut-être par des parens obscurs dans un pays qu’il n’avait jamais connu, il avait été élevé dans la discipline sévère du sérail[289] ; son nom, ses richesses, ses honneurs, étaient autant de présens d’un maître qui pouvait, sans injustice, les lui retirer. L’éducation qu’il avait reçue, loin de détruire ses préjugés, les imprimait plus fortement dans son âme ; la langue qu’il parlait n’avait de mot pour exprimer une constitution, que celui de monarchie absolue. Il lisait dans l’histoire de l’Orient, que cette forme de gouvernement était la seule que les hommes eussent jamais connue[290]. L’Alcoran et les commentaires sacrés de ce livre divin, lui enseignaient que le sultan descendait du grand prophète, et tenait son autorité du ciel même ; que la patience était la première vertu d’un musulman, et qu’un sujet devait à son souverain une obéissance sans bornes.
Esprit éclairé des Romains. Souvenir de leur première liberté.
C’était d’une manière bien différente que les Romains avaient été préparés pour l’esclavage : courbés sous le poids de leur propre corruption, asservis par la violence militaire, ils conservèrent long-temps les sentimens ou du moins les idées de leurs libres ancêtres. L’éducation d’Helvidius et de Thrasea, de Pline et de Tacite, était la même que celle de Cicéron et de Caton. Les sujets de l’empire avaient puisé dans la philosophie des Grecs les notions les plus justes et les plus sublimes sur la dignité de la nature humaine, et sur l’origine de la société civile. L’histoire de leur pays leur inspirait une vénération profonde pour cette république dont la liberté, les vertus et les triomphes avaient été si célèbres. Pouvaient-ils ne pas frémir au récit des forfaits heureux de César et d’Auguste ? comment n’auraient-ils pas méprisé intérieurement ces tyrans, auxquels ils étaient obligés de prostituer l’encens le plus vil ? comme magistrats et comme sénateurs, ils étaient admis dans ce conseil auguste qui avait autrefois donné des lois à l’univers ; qui jouissait du privilége de confirmer les décrets du monarque, et qui faisait indignement servir sa puissance aux entreprises méprisables du despotisme. Tibère et les empereurs qui marchèrent sur ses traces, cherchèrent à couvrir leurs forfaits du voile de la justice : peut-être goûtaient-ils un plaisir secret à rendre le sénat complice aussi-bien que victime de leur cruauté. On vit dans ce sénat les derniers des Romains, condamnés pour des crimes imaginaires et pour des vertus réelles : leurs infâmes accusateurs prenaient le langage de zélés patriotes, qui auraient cité devant le tribunal de la nation un citoyen dangereux. Un service aussi important était récompensé par les richesses et par les honneurs[291]. Des juges serviles prétendaient ainsi rendre hommage à la majesté de la république, violée dans la personne de son premier magistrat[292] : ils vantaient la clémence de ce chef suprême au moment où ils redoutaient le plus les suites de sa fureur et de son inexorable cruauté[293]. Le tyran regardait cette bassesse avec un juste mépris, et, loin de déguiser ses sentimens, il répondait à l’aversion secrète qu’il inspirait, par une haine ouverte pour le sénat et pour le corps entier de la nation.
L’étendue de l’empire ne laisse aucun asile aux Romains.
II. L’Europe est maintenant partagée en différens états indépendans les uns des autres, mais cependant liés entre eux par les rapports généraux de la religion, du langage et des mœurs : cette division est un avantage bien précieux pour la liberté du genre humain. Aujourd’hui un tyran qui ne trouverait de résistance ni dans son propre cœur ni dans la force de son peuple, se trouverait encore enchaîné par une foule de liens. Le soin de sa propre gloire, l’exemple de ses égaux, les représentations de ses alliés, la crainte des puissances ennemies, tout contribuerait à le retenir. Après avoir franchi sans obstacles les limites étroites d’un royaume peu étendu, un sujet opprimé trouverait facilement, dans un climat plus heureux, un asile assuré, une fortune proportionnée à ses talens, la liberté d’élever la voix, peut-être même les moyens de se venger. Mais l’Empire romain remplissait l’univers ; et lorsqu’il fut gouverné par un seul homme, le monde entier devint une prison sûre et terrible, d’où l’ennemi du souverain ne pouvait échapper. L’esclave du despotisme luttait en vain contre le désespoir : soit qu’il fût obligé de porter une chaîne dorée à la cour des empereurs, ou de traîner dans l’exil sa vie infortunée, il attendait son destin en silence à Rome, dans le sénat, sur les rochers affreux de l’île de Sériphos ou sur les rives glacées du Danube[294]. La résistance eût été fatale, la fuite impossible ; partout une vaste étendue de terres et de mers s’opposait à son passage ; il courait à tout moment le danger inévitable d’être découvert, saisi et livré à un maître irrité. Au delà des frontières, de quelque côté qu’il tournât ses regards inquiets, il ne rencontrait que le redoutable océan, des contrées désertes, des peuples ennemis, un langage barbare, des mœurs féroces, ou enfin des rois dépendans, disposés à acheter la protection de l’empereur par le sacrifice d’un malheureux fugitif[295]. « Partout où vous serez, disait Cicéron à Marcellus, n’oubliez pas que vous vous trouverez également à la portée du bras du vainqueur[296] ».
CHAPITRE IV.
Cruautés, folies, et meurtre de Commode. Élection de Pertinax. Ce prince entreprend de réformer le sénat : il est assassiné par les gardes prétoriennes.
Indulgence de Marc-Aurèle.
MARC-AURÈLE, élevé dans l’école du Portique, n’y avait pas puisé toute la rudesse des stoïciens : la douceur naturelle qui rendait ce prince si cher à ses peuples, était peut-être le seul défaut de son caractère ; la droiture de son jugement était souvent égarée par la confiante bonté de son cœur. Il était sans cesse entouré de ces hommes dangereux, qui savent déguiser leurs passions et étudier celles des souverains, et qui, paraissant devant lui revêtus du manteau de la philosophie, obtenaient des honneurs et des richesses en affectant de les mépriser[297]. Son indulgence excessive pour son frère[298], sa femme et son fils, passa les bornes de la vertu domestique, et devint un véritable tort public par la contagion de leur exemple et les funestes conséquences de leurs vices.
Pour sa femme Faustine.
Faustine, fille d’Antonin et femme de Marc-Aurèle, ne s’est pas rendue moins célèbre par sa beauté que par ses galanteries. La grave simplicité du philosophe était un mérite peu propre à charmer une femme légère et frivole, et peu capable de satisfaire ce besoin désordonné de changement qui l’entraînait sans cesse, et qui souvent lui faisait apercevoir un mérite personnel dans le dernier de ses sujets[299]. L’amour chez les anciens était en général une divinité fort sensuelle ; et une souveraine obligée par son rang aux avances les plus claires, put difficilement conserver dans ses intrigues une grande délicatesse de sentiment. Dans tous les siècles, les préjugés ont toujours attaché l’honneur des maris à la conduite de leurs femmes ; mais Marc-Aurèle paraissait insensible aux désordres de Faustine. Peut-être était-il le seul dans l’empire qui les ignorât. Il éleva plusieurs de ses amans à des emplois considérables[300] ; et, pendant trente ans que dura leur union, il ne cessa de lui donner des preuves de la confiance la plus intime ; enfin il eut pour elle une vénération et une tendresse qu’il conserva jusqu’au tombeau. Marc-Aurèle remercie les dieux, dans ses Méditations, de lui avoir accordé une femme si fidèle, si douce, et d’une simplicité de mœurs si admirable[301]. Le sénat complaisant la déclara déesse à sa sollicitation ; elle était représentée dans ses temples avec les attributs de Junon, de Vénus et de Cérès. Les jeunes gens de l’un et de l’autre sexe avaient ordre de s’y rendre le jour de leur mariage, et d’offrir leurs vœux aux autels de cette chaste divinité[302].
Pour son fils Commode.
Les vices monstrueux du fils ont affaibli, aux yeux de la postérité, l’éclat des vertus du père : on a reproché à Marc-Aurèle d’avoir sacrifié le bonheur de plusieurs millions d’hommes à une tendresse excessive pour un enfant indigne, et d’avoir choisi un successeur dans sa famille plutôt que dans la république. Cependant la sollicitude de ce tendre père, et les hommes célèbres par leur mérite et par leurs vertus, qu’il appela à partager ses soins, ne négligèrent rien pour étendre l’esprit étroit du jeune Commode, étouffer ses vices naissans, et le rendre digne du trône qu’il devait un jour occuper. En général, le pouvoir de l’éducation est peu de chose, excepté dans ces cas heureux où il est presque inutile. Les insinuations d’un favori débauché faisaient oublier en un moment au jeune César les leçons peu séduisantes d’un philosophe. Marc-Aurèle perdit lui-même le fruit de tous ses soins, en partageant la dignité impériale avec son fils, âgé de treize ou quatorze ans. Ce père trop indulgent mourut quatre ans après ; mais il vécut assez pour se repentir d’une démarche inconsidérée, qui affranchissait un jeune prince si impétueux du joug de la raison et de l’autorité.
Avénement de l’empereur Commode.
Les lois nécessaires, mais inégales, de la propriété ont été établies pour mettre des bornes à la cupidité du genre humain ; mais en donnant à quelques personnes ce que le grand nombre recherche avec le plus d’ardeur, elles sont devenues la source de la plupart des crimes qui troublent l’intérieur de la société. La soif du pouvoir est, de toutes nos passions, la plus impérieuse et la plus insociable, puisqu’elle amène l’orgueil d’un seul à exiger la soumission de tous. Dans le tumulte des discordes civiles, les lois de la société perdent toute leur force, et rarement celles de l’humanité en prennent la place : l’animosité des partis, l’orgueil de la victoire, le désespoir du succès, le souvenir des injures reçues, et la crainte de nouveaux dangers, enflamment l’esprit, et contribuent à étouffer le cri de la pitié : de là ces scènes cruelles qui ensanglantent les pages de l’histoire. Ce n’est pas à des motifs de ce genre qu’on peut attribuer les cruautés gratuites de Commode, qui, jouissant de tout, n’avait rien à désirer. [A. D. 180.]Le fils chéri de Marc-Aurèle succéda à son père au milieu des acclamations du sénat et de l’armée[303] ; et cet heureux prince, lorsqu’il monta sur le trône, n’avait autour de lui ni rival à combattre, ni ennemis à punir : dans cette haute et tranquille situation, il devait naturellement préférer l’amour de ses sujets à leur haine, et la douce gloire des cinq empereurs qui l’avaient précédé, au sort ignominieux de Néron et de Domitien.
Caractère de ce prince.
Cependant Commode n’était pas, comme on nous a représenté[304], un tigre né avec la soif insatiable du sang humain, et capable, dès ses premières années, de se porter aux excès les plus cruels[305] ; la nature l’avait formé plutôt faible que méchant : sa simplicité et sa timidité le rendirent l’esclave de ses courtisans, qui le corrompirent par degrés. Sa cruauté fut d’abord l’effet d’une impulsion étrangère ; elle dégénéra bientôt en habitude, et devint enfin la passion dominante de son âme[306].
Il retourne à Rome.
Commode, à la mort de son père, se trouva chargé du commandement pénible d’une grande armée contre les Quades et les Marcomans[307], et de la conduite d’une guerre difficile[308]. Une foule de jeunes débauchés, vils flatteurs que Marc-Aurèle avait bannis de sa cour, regagnèrent bientôt auprès du jeune empereur leur rang et leur influence. Ils exagérèrent les fatigues et les dangers d’une campagne dans des contrées sauvages, situées au-delà du Danube, et assurèrent ce prince indolent, que la terreur de son nom, et les armes de ses lieutenans suffiraient pour réduire des Barbares effrayés, ou pour leur imposer des conditions plus avantageuses qu’une conquête. Ils flattaient adroitement ses goûts et sa sensualité ; on les entendait sans cesse comparer la tranquillité, la magnificence et les agrémens de Rome, aux tumultes d’un camp de Pannonie, où l’on ne connaissait ni le luxe ni les plaisirs[309]. Commode prêta l’oreille à des avis si agréables : tandis qu’il était partagé entre sa propre inclination et le respect qu’il conservait pour les vieux conseillers de son père, insensiblement l’été s’écoula ; il ne fit son entrée dans Rome que l’automne suivant. Ses grâces naturelles[310], son air populaire, et les vertus qu’on lui supposait, lui attirèrent la bienveillance publique. La paix honorable qu’il venait d’accorder aux Barbares inspirait une joie universelle[311] : on attribuait à l’amour de la patrie l’impatience qu’il avait montrée de revoir Rome, et à peine condamnait-on dans un jeune prince de dix-neuf ans les amusemens dissolus auxquels il se livrait.
Marc-Aurèle avait laissé auprès de son fils des conseillers dont la sagesse et l’intégrité inspiraient à Commode une estime mêlée d’éloignement. Pendant les trois premières années de son règne, ils conservèrent les formes, l’esprit même de l’ancienne administration. Entouré des compagnons de ses débauches, le jeune empereur se livrait aux plaisirs avec toute la liberté que donne la puissance souveraine ; mais ses mains n’étaient point encore teintes de sang ; il avait même déployé une générosité de sentiment qui pouvait, en se développant, devenir une vertu solide[312] : un incident fatal détermina ce caractère incertain.
Il est blessé par un assassin. A. D. 180.
L’empereur, retournant un soir à son palais, comme il passait sous un des portiques étroits et obscurs de l’amphithéâtre[313], un assassin fondit sur lui l’épée à la main, en criant à haute voix : « Voici ce que t’envoie le sénat. » La menace fit manquer le coup ; l’assassin fut pris, et aussitôt il révéla ses complices. Cette conspiration avait été tramée dans l’enceinte du palais. Lucilla, sœur de Commode, et veuve de Lucius-Verus, s’indignait de n’occuper que le second rang. Jalouse de l’impératrice régnante, elle avait armé le meurtrier contre la vie de son frère. Claudius-Pompeianus, son second mari, sénateur distingué par ses talens et par une fidélité inviolable, ignorait ses noirs complots : cette femme ambitieuse n’aurait pas osé les lui découvrir ; mais, dans la foule de ses amans (car elle imitait en tout la conduite de Faustine), elle avait trouvé des hommes perdus, déterminés à tout entreprendre, et prêts à servir les mouvemens que lui inspiraient tour à tour la fureur et l’amour. Les conspirateurs éprouvèrent les rigueurs de la justice ; Lucilla fut d’abord punie par l’exil et ensuite par la mort[314].
Haine de Commode pour le sénat.
Les paroles de l’assassin laissèrent dans l’âme de Commode des traces profondes. Ce prince, sans cesse alarmé, conçut une haine implacable contre le corps entier du sénat[315] ; [Cruautés de ce prince.]ceux qu’il avait d’abord redoutés comme des ministres importuns, lui parurent tout à coup des ennemis secrets. Les délateurs avaient été découragés sous les règnes précédens, on les croyait presque anéantis ; ils parurent de nouveau dès qu’ils s’aperçurent que l’empereur cherchait partout des crimes et des complots. Cette assemblée, que Marc-Aurèle regardait comme le grand conseil de la nation, était composée des plus vertueux Romains, et bientôt le mérite devint un crime. Le zèle des délateurs, excité par l’attrait puissant des richesses, cherchait partout de nouvelles victimes : une vertu rigide passait pour une censure tacite de la conduite irrégulière du prince, et des services importans décelaient une supériorité dangereuse ; enfin, l’amitié du père suffisait pour encourir toute la haine du fils. Le soupçon tenait lieu de preuve ; et il suffisait d’être accusé pour être aussitôt condamné. La mort d’un sénateur entraînait la perte de tous ceux qui auraient pu la pleurer ou la venger ; et lorsqu’une fois Commode eut goûté du sang humain, son cœur devint inaccessible aux remords ou à la pitié.
Les frères Quintilliens.
Parmi les victimes innocentes qui tombèrent sous les coups de la tyrannie, il n’y en eut pas de plus regrettées que Maximus et Condianus, de la famille Quintilienne. Leur amour fraternel a sauvé leur nom de l’oubli, et l’a rendu cher à la postérité. Leurs études, leurs occupations, leurs emplois, leurs plaisirs étaient les mêmes : jouissant tous deux d’une fortune considérable, ils ne conçurent jamais l’idée de séparer leurs intérêts. Il existe encore des fragmens d’un ouvrage qu’ils ont composé ensemble[316] ; enfin, dans toutes les actions de leur vie, leurs corps paraissaient n’être animés que par une seule âme. Les Antonins, qui chérissaient leurs vertus et se plaisaient à voir leur union, les élevèrent dans la même année à la dignité de consul. Marc-Aurèle leur donna dans la suite le gouvernement de la Grèce, et leur confia le commandement d’une armée, à la tête de laquelle ils remportèrent une victoire signalée sur les Germains. La cruauté propice de Commode les unit enfin dans une même mort[317].
Perennis, ministre.
Après avoir porté la désolation dans le sein des premières familles de la république, le tyran tourna toute sa rage contre le principal instrument de ses fureurs. Tandis que, renfermé dans son palais, Commode se plongeait dans le sang et dans la débauche, l’administration de l’empire était entre les mains de Perennis, ministre vil et ambitieux, qui avait assassiné son prédécesseur pour en occuper la place, mais qui possédait de grands talens et beaucoup de fermeté. Il avait amassé une fortune immense par ses exactions, et en s’emparant des biens des nobles sacrifiés à son avarice. Les cohortes prétoriennes lui obéissaient comme à leur chef. Son fils, déjà connu dans la carrière des armes, commandait les légions d’Illyrie. Perennis aspirait au trône ; ou, ce qui paraissait également criminel aux yeux de Commode, il pouvait y aspirer, s’il n’eût été prévenu, surpris et mis à mort. La chute d’un ministre est un événement de peu d’importance dans l’histoire générale de l’empire ; [A. D. 186.]mais la ruine de Perennis fut accélérée par une circonstance extraordinaire, qui fit voir combien la discipline était déjà relâchée. Les légions de Bretagne, mécontentes du gouvernement de ce ministre, formèrent une ambassade de quinze cents hommes choisis, et les envoyèrent à Rome, avec ordre d’exposer leurs plaintes à l’empereur. Ces députés militaires, en fomentant les divisions des prétoriens, en exagérant la force des troupes britanniques, et en alarmant le timide Commode, exigèrent et obtinrent, par la fermeté de leur conduite, la mort de Perennis[318]. L’audace d’une armée si éloignée de la capitale, et la découverte fatale qu’elle fit de la faiblesse du gouvernement, présageaient les plus terribles convulsions.
Révolte de Maternus.
Un nouveau désordre, dont on avait négligé d’arrêter les faibles commencemens, trahit bientôt la négligence de l’administration. Les désertions devenaient fréquentes parmi les troupes : après avoir abandonné leurs drapeaux, les soldats, au lieu de se cacher et de fuir, infestèrent les grands chemins. Maternus, simple soldat, mais d’une hardiesse et d’une valeur extraordinaires, rassembla ces bandes de voleurs, et en composa une petite armée. Il ouvrit en même temps les prisons, invita les esclaves à briser leurs fers, et ravagea impunément les villes opulentes et sans défense de la Gaule et de l’Espagne. Les gouverneurs de ces provinces avaient été pendant long-temps spectateurs tranquilles de ces déprédations ; peut-être même en avaient-ils profité ; ils furent enfin arrachés à leur indolence par les ordres menaçans de l’empereur. Environné de tous côtés, Maternus prévit qu’il ne pouvait échapper ; le désespoir était sa dernière ressource : il ordonne tout à coup aux compagnons de sa fortune de se disperser, de passer les Alpes par pelotons et sous différens déguisemens, et de se rassembler à Rome pendant la fête tumultueuse de Cybèle[319]. Il n’aspirait à rien moins qu’à massacrer Commode, et à s’emparer du trône vacant. Une pareille ambition n’est point celle d’un brigand ordinaire. Les mesures étaient si bien prises, que déjà ses troupes cachées remplissaient les rues de Rome : la jalousie d’un complice découvrit cette singulière entreprise, et la fit manquer au moment que tout était prêt pour l’exécution[320].
Cléandre, ministre.
Les princes soupçonneux donnent souvent leur confiance aux derniers de leurs sujets, dans cette fausse persuasion que des hommes sans appui, et tirés tout à coup d’un état vil, seront entièrement dévoués à la personne de leur bienfaiteur. Cléandre, successeur de Perennis, avait pris naissance en Phrygie ; il était d’une nation dont le caractère vil et intraitable ne pouvait être soumis que par les traitemens les plus durs[321]. Envoyé à Rome comme esclave, il servit d’abord dans le palais impérial, et s’y rendit bientôt nécessaire à son maître en flattant ses passions. Enfin, il monta rapidement au premier rang de l’empire ; son influence sur l’esprit de Commode fut encore plus grande que celle de son prédécesseur. En effet, Cléandre n’avait aucun de ces talens capables d’exciter la jalousie de l’empereur, ou de lui inspirer de la méfiance. [Son avarice et sa cruauté.]L’avarice était la passion dominante de cette âme vile, et le grand principe de son administration. On vendait publiquement les dignités de consul, de patricien et de sénateur. Un citoyen sacrifiait la plus grande partie de sa fortune pour obtenir ces vains honneurs[322]. Son refus de les acheter aurait été interprété comme une marque secrète de mécontentement. Dans les provinces, le ministre partageait avec les gouverneurs les dépouilles du peuple ; l’administration de la justice était vénale et arbitraire. Non-seulement un criminel opulent obtenait avec facilité la révocation de la sentence qui le condamnait, mais il pouvait aussi faire retomber la peine sur l’accusateur, les témoins et le juge, et ordonner même de leur supplice.
Dans l’espace de trois ans, Cléandre amassa des trésors immenses : on n’avait point encore vu d’affranchi posséder tant de richesses[323]. Commode, séduit par les présens magnifiques que l’habile courtisan déposait à propos au pied du trône, fermait les yeux sur sa conduite. Cléandre crut aussi pouvoir imposer silence à l’envie. Il fit élever, au nom de l’empereur, des bains, des portiques, et des places destinées aux exercices publics[324]. Il se flattait que les Romains, trompés par cette libéralité apparente, seraient moins touchés des scènes sanglantes qui frappaient tous les jours leurs regards ; il espérait qu’ils oublieraient la mort de Byrrhus, sénateur d’un mérite éclatant, et gendre du dernier empereur, et qu’ils perdraient le souvenir de l’exécution d’Arius Antoninus, le dernier qui eût hérité du nom et de la vertu des Antonins. L’un, plus vertueux que prudent, avait essayé de découvrir à son beau-frère le véritable caractère du favori. Le crime de l’autre était d’avoir prononcé, lorsqu’il commandait en Asie, une sentence équitable contre une des indignes créatures de Cléandre[325]. Après la chute de Perennis, les terreurs de Commode s’étaient montrées sous les apparences d’un retour à la vertu. On l’avait vu casser les actes les plus odieux de ce ministre, livrer sa mémoire à l’exécration publique, et attribuer à ses conseils pernicieux les fautes d’une jeunesse sans expérience. Ce repentir ne dura que trente jours, et la tyrannie de Cléandre fit souvent regretter l’administration de Perennis.
Sédition. Mort de Cléandre.
La peste et la famine vinrent mettre le comble aux Calamités de Rome[326]. Le premier de ces maux pouvait être imputé à la juste colère des dieux : on crut s’apercevoir que le second prenait sa source dans un monopole de blés soutenu par les richesses et par l’autorité du ministre. On se plaignit d’abord en secret ; enfin le mécontentement public éclata dans une assemblée du cirque. Le peuple quitta ses amusemens favoris pour goûter le plaisir plus délicieux de la vengeance. Il courut en foule vers un palais situé dans un des faubourgs de la ville, et l’une des maisons de plaisance de l’empereur. L’air retentit aussitôt de clameurs séditieuses. L’on demandait à haute voix la tête de l’ennemi public. Cléandre, qui commandait les gardes prétoriennes[327], fit sortir un corps de cavalerie pour dissiper les mutins. La multitude prit la fuite avec précipitation du côté de la ville. Plusieurs personnes restèrent sur la place ; d’autres, en plus grand nombre, furent mortellement blessées : mais lorsque la cavalerie prétorienne voulut s’avancer dans les rues, elle fut arrêtée par les pierres et les dards que les habitans faisaient pleuvoir du haut de leurs maisons. Les gardes à pied[328], jalouses depuis long-temps des prérogatives et de l’insolence de la cavalerie prétorienne, embrassèrent le parti du peuple. Le tumulte devint une action régulière, et fit craindre un massacre général. Enfin les prétoriens, forcés de céder au nombre, lâchèrent pied ; et les flots de la populace en fureur vinrent de nouveau se briser, avec une violence redoublée, contre les portes du palais. Commode, plongé dans la débauche, ignorait seul les périls qui le menaçaient. C’était s’exposer à la mort que de lui annoncer de fâcheuses nouvelles. Ce prince aurait été victime de son indolente sécurité, sans le courage de deux femmes de sa cour. Fadilla, sa sœur aînée, et Marcia, la plus chérie de ses concubines, se hasardèrent à paraître en sa présence. Les cheveux épars, et baignées de larmes, elle se jetèrent à ses pieds, et, animées par cette éloquence forte qu’inspire le danger, elles peignirent vivement la fureur du peuple, les crimes du ministre, et l’orage prêt à l’écraser sous les ruines de son palais. L’empereur, effrayé, sort tout à coup de l’ivresse du plaisir, et fait exposer la tête du ministre aux regards avides de la multitude. Ce spectacle si désiré apaisa le tumulte. Le fils de Marc-Aurèle pouvait encore regagner le cœur et la confiance de ses sujets[329].
Plaisirs dissolus de Commode.
Mais tout sentiment de vertu et d’humanité était éteint dans l’âme de Commode. Laissant flotter les rênes de l’empire entre les mains d’indignes favoris, il n’estimait de la puissance souveraine que la liberté de pouvoir se livrer, sans aucune retenue, à toutes ses passions. Il passait sa vie dans un sérail rempli de trois cents femmes remarquables par leur beauté, et d’un pareil nombre de jeunes garçons de tout rang et de tout état. Lorsqu’il ne pouvait réussir par la voie de la séduction, cet indigne amant avait recours à la violence. Les anciens historiens[330] n’ont point rougi de décrire avec une certaine étendue ces scènes honteuses de prostitution, qui révoltent également la nature et la pudeur ; mais il serait difficile de traduire leurs passages ; la décence de nos langues modernes ne nous permet pas d’exposer des peintures si fidèles. Commode employait dans les plus viles occupations les momens qui n’étaient point consacrés à la débauche. [Son ignorance et ses vils amusemens.]L’influence d’un siècle éclairé et les soins vigilans de l’éducation n’avaient pu inspirer à cette âme grossière le moindre goût pour les sciences. Jusque alors aucun empereur romain n’avait paru tout-à-fait insensible aux plaisirs de l’imagination. Néron lui-même excellait ou cherchait à exceller dans la musique et dans la poésie ; et nous serions bien loin de l’en blâmer, si des études qui ne devaient être pour lui qu’un délassement agréable, ne fussent point devenues à ses yeux une affaire sérieuse et l’objet le plus vif de son ambition. Mais Commode, dès ses premières années, montra de l’aversion pour toute occupation libérale ou raisonnable ; il ne se plaisait que dans les amusemens de la populace ; les jeux du cirque et de l’amphithéâtre, les combats de gladiateurs et la chasse des bêtes sauvages. Marc-Aurèle avait placé auprès de son fils les maîtres les plus habiles dans toutes les parties des sciences. Leurs leçons inspiraient le dégoût, et étaient à peine écoutées, tandis que les Maures et les Parthes, qui enseignaient au jeune prince à lancer le javelot et à tirer de l’arc, trouvaient un élève appliqué, et qui bientôt égala ses plus habiles instituteurs dans la justesse du coup d’œil et dans la dextérité de la main.
Chasse des bêtes sauvages.
De vils courtisans, dont la fortune tenait aux vices de leur maître, applaudissaient à ces talens si peu dignes d’un souverain. La voix perfide de la flatterie ne cessait de le comparer aux plus grands hommes de l’antiquité. C’était, disait-on, par des exploits de cette nature, c’était par la défaite du lion de Némée, et par la mort du sanglier d’Érimanthe, que l’Hercule des Grecs avait mérité d’être mis au rang des dieux, et s’était acquis sur la terre une réputation immortelle. On oubliait seulement d’observer que dans l’enfance des sociétés, lorsque les plus féroces animaux disputent souvent à l’homme la possession d’un pays inculte, une guerre terminée heureusement contre ces cruels ennemis, est l’entreprise la plus digne d’un héros, et la plus utile au genre humain. Lorsque l’Empire romain se fut élevé sur les débris de tant d’états déjà civilisés, depuis long-temps les bêtes farouches fuyaient l’aspect de l’homme, et s’étaient retirées loin des grandes habitations : il fallait traverser des déserts pour les surprendre dans leurs retraites ; et on les transportait ensuite, à grands frais, dans Rome, où elles tombaient, avec une pompe solennelle, sous les coups d’un empereur. De pareils exploits ne pouvaient que déshonorer le prince et opprimer le peuple[331]. Ces considérations échappèrent à Commode : il saisit avidement une ressemblance glorieuse, et s’appela lui-même l’Hercule romain. Ce nom paraît encore aujourd’hui sur quelques-unes de ses médailles[332]. On voyait auprès du trône, parmi les autres marques de la souveraineté, la massue et la peau de lion. Enfin l’empereur eut des statues où il était représenté dans l’attitude et avec les attributs de ce dieu dont il s’efforçait tous les jours, dans le cours de ses amusemens féroces, d’imiter l’adresse et le courage[333].
Commode déploie son adresse dans l’amphithéâtre.
Enivré par ces louanges qui étouffaient en lui par degré tout sentiment de respect humain, Commode résolut de donner au peuple romain un spectacle dont jusque alors quelques favoris avaient seuls été témoins dans l’enceinte du palais. Au jour fixé, la flatterie, la crainte, la curiosité, attirèrent à l’amphithéâtre une multitude innombrable. D’abord on admira l’adresse merveilleuse du prince : qu’il visât au cœur ou à la tête de l’animal, le coup était également sûr et mortel. Armé de flèches dont la pointe se terminait en forme de croissant, Commode arrêtait souvent la course rapide de l’autruche, et coupait en deux le long cou de cet oiseau[334]. Une panthère venait d’être lâchée ; déjà elle se jetait sur un criminel tremblant, aussitôt le trait vole, la bête tombe, et l’homme échappe à la mort. Cent lions remplissent à la fois l’amphithéâtre ; cent dards, partis de la main assurée de Commode, les percent à mesure qu’ils parcourent l’arène. Ni la masse énorme de l’éléphant, ni la peau impénétrable du rhinocéros, ne peuvent garantir ces animaux du coup fatal. L’Inde et l’Éthiopie avaient fourni leurs animaux les plus rares ; et, de tous ceux qui parurent dans l’amphithéâtre, plusieurs n’étaient connus que par les ouvrages des peintres et les descriptions des poètes[335]. Dans tous ces jeux, on prenait toutes les précautions imaginables pour ne pas exposer la personne de l’Hercule romain à quelque coup désespéré de la part d’un de ces sauvages animaux, qui aurait bien pu conserver peu d’égards pour la dignité de l’empereur ou la sainteté du dieu[336].
Il joue le rôle de gladiateur.
Mais le dernier de la populace ne put voir sans indignation son souverain entrer en lice comme gladiateur, et se glorifier d’une profession déclarée infâme, à si juste titre, par les lois et par les mœurs des Romains[337]. Commode choisit l’habillement et les armes du sécuteur, dont le combat avec le rétiaire formait une des scènes les plus vives dans les jeux sanglans de l’amphithéâtre. Le sécuteur était armé d’un casque, d’une épée et d’un bouclier. Son antagoniste, nu, tenait d’une main un filet qui lui servait à envelopper son ennemi, et de l’autre un trident pour le percer. S’il manquait le premier coup, il était forcé de fuir et d’éviter la poursuite du sécuteur, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau préparé à jeter son filet[338]. L’empereur combattit sept cent trente-cinq fois comme gladiateur. On avait soin d’inscrire ces exploits glorieux dans les fastes de l’empire ; et Commode, pour mettre le comble à son infamie, se fit payer, sur les fonds des gladiateurs, des gages si exorbitans, qu’ils devinrent pour le peuple romain une taxe nouvelle autant qu’ignominieuse[339]. On supposera facilement que le maître du monde sortait toujours vainqueur de ces sortes de combats. Dans l’amphithéâtre, ses victoires n’étaient pas toujours sanglantes ; mais lorsqu’il exerçait son adresse dans l’école des gladiateurs ou dans son propre palais, ses infortunés antagonistes recevaient souvent une blessure mortelle de la main du prince, forcés ainsi d’appuyer du témoignage de leur sang l’hommage que leur adulation rendait à sa supériorité[340].
Son infamie et son extravagance.
Commode dédaigna bientôt le nom d’Hercule, celui de Paulus, sécuteur célèbre, fut désormais le seul qui flattât son oreille : il fut gravé sur des statues colossales, et répété avec des acclamations redoublées[341] par un sénat consterné, et forcé d’applaudir aux extravagances du prince[342]. Claudius Pompeianus, cet époux vertueux de la coupable Lucilla, osa seul soutenir la dignité de son rang. Comme père, il permit à ses fils de pourvoir à leur sûreté en se rendant à l’amphithéâtre ; comme Romain, il déclara que sa vie était entre les mains de l’empereur, mais que pour lui, il ne pourrait jamais se résoudre à voir le fils de Marc-Aurèle prostituer ainsi sa personne et sa dignité. Malgré son noble courage, Pompeianus n’éprouva point la colère du tyran ; il fut assez heureux pour conserver sa vie avec honneur[343].
Conspiration de ses domestiques.
Commode était parvenu au dernier degré du vice et de l’infamie. Au milieu des acclamations d’une cour avilie, il ne pouvait se dissimuler à lui-même qu’il méritait le mépris et la haine de tout ce qu’il y avait d’hommes sages et vertueux : cette conviction, l’envie qu’il portait à toute espèce de mérite, des alarmes bien fondées, l’habitude de répandre le sang, qu’il avait contractée au milieu de ses plaisirs journaliers, tout irritait son caractère féroce. L’histoire nous a laissé une longue liste de consulaires sacrifiés à ses soupçons. Il recherchait avec un soin particulier ceux qui étaient assez malheureux pour avoir des relations, même éloignées, avec la famille des Antonins ; il n’épargna pas les ministres de ses crimes et de ses plaisirs[344]. Enfin sa cruauté lui devint funeste. Il avait versé impunément le sang des premiers citoyens de Rome ; il périt dès qu’il se rendit redoutable à ses propres domestiques. Marcia, sa favorite, Éclectus, chambellan du palais, et Lætus, préfet du prétoire, alarmés du sort de leurs compagnons et de leurs prédécesseurs, résolurent de prévenir leur perte, qui semblait inévitable ; ils tremblaient sans cesse d’être les victimes du caprice aveugle de l’empereur[345], ou de l’indignation subite du peuple.
Mort de Commode. A. D. 192, 31 déc.
Un jour que Commode revenait de la chasse très-fatigué, Marcia profita de cette occasion pour lui présenter une coupe remplie de vin. Ce prince voulut ensuite se livrer au sommeil ; mais tandis qu’il était tourmenté par la violence du poison et les effets de l’ivresse, un jeune homme robuste, lutteur de profession, entra dans sa chambre, et l’étrangla sans résistance. Le corps fut porté secrètement hors du palais avant que l’on eût eu le moindre soupçon dans la ville, ni même à la cour, de la mort de l’empereur. Ainsi périt le fils de Marc-Aurèle, et ainsi fut abattu, sans la moindre peine, un tyran détesté, qui, défendu par les moyens artificiels de l’autorité, avait opprimé pendant treize ans plusieurs millions d’hommes, dont chacun en particulier avait reçu de la nature une force semblable et des talens égaux à ceux du prince[346].
Pertinax choisi pour empereur.
Les mesures des conspirateurs furent conduites avec le sang-froid et la célérité que demandait la grandeur de l’entreprise. Résolus de placer sur le trône un empereur dont la conduite les justifiât, ils firent choix de Pertinax, sénateur consulaire, dont le mérite éclatant avait fait oublier la naissance obscure, et qui était parvenu aux premières dignités de l’état. Il avait commandé successivement la plupart des provinces de l’empire, et, par son intégrité, par sa prudence et sa fermeté, il avait obtenu dans tous ses emplois, civils et militaires, l’estime de ses concitoyens[347]. Il était alors resté presque seul des amis et des ministres de Marc-Aurèle ; et lorsqu’on vint l’éveiller au milieu de la nuit, pour lui apprendre que le chambellan et le préfet du prétoire l’attendaient à sa porte, il les reçut avec une ferme résignation, et les pria d’exécuter les ordres de leur maître. Au lieu de la mort, ils lui offrirent le trône du monde : Pertinax refusa d’ajouter foi à leurs paroles ; enfin, convaincu que le tyran n’existait plus, il accepta la pourpre avec la sincère répugnance d’un homme instruit des devoirs et des dangers du rang suprême[348].
Il est reconnu par les gardes prétoriennes.
Les momens étaient précieux. Lætus conduisit son nouvel empereur au camp des prétoriens. Il répandit en même temps dans la ville le bruit qu’une apoplexie avait enlevé subitement Commode, et que déjà le vertueux Pertinax était monté sur le trône. Les gardes apprirent avec plus d’étonnement que de joie la mort suspecte d’un prince dont ils avaient seuls éprouvé l’indulgence et les libéralités ; mais l’urgence de la circonstance, l’autorité du préfet et les clameurs du peuple, les déterminèrent à dissimuler leur mécontentement. Ils acceptèrent les largesses promises par le nouvel empereur, consentirent à lui jurer fidélité ; et, tenant à leurs mains des branches de laurier, ils le conduisirent avec acclamation dans l’assemblée du sénat afin que l’autorité civile ratifiât le consentement des troupes.
Et par le sénat, A. D. 193, premier janvier.
La nuit était déjà fort avancée ; le lendemain, qui se trouvait le premier jour de l’an, le sénat devait être convoqué de grand matin pour assister à une cérémonie ignominieuse. En dépit de toutes les remontrances, en dépit même des prières de ceux des courtisans qui conservaient encore quelque idée de prudence et d’honneur, Commode avait résolu de passer la nuit dans une école de gladiateurs, et de venir ensuite à la tête de cette vile troupe, revêtu des mêmes habits, prendre possession du consulat. Tout à coup, avant la pointe du jour, les sénateurs reçoivent ordre de s’assembler dans le temple de la Concorde, où ils doivent trouver les gardes, et ratifier l’élection du nouvel empereur[349]. Ils restèrent assis pendant quelque temps en silence, ne pouvant croire un évènement qu’ils auraient à peine osé espérer, et redoutant les artifices cruels de Commode : mais lorsqu’ils furent assurés de la mort du tyran, ils se livrèrent aux transports de la joie la plus vive, et laissèrent en même temps éclater toute leur indignation. Pertinax représenta modestement la médiocrité de sa naissance, et désigna plusieurs nobles sénateurs plus dignes de monter sur le trône : mais, obligé de céder aux vœux de l’assemblée et aux protestations les plus sincères d’une fidélité inviolable, il reçut tous les titres attachés à la puissance impériale. [La mémoire de Commode déclarée infâme.]La mémoire de Commode fut dévouée à un opprobre éternel : les voûtes du temple retentissaient des noms de tyran, de gladiateur, d’ennemi public. On ordonna tumultuairement[350] que les dignités du dernier empereur fussent annullées, ses titres effacés des monumens publics, ses statues renversées, et que son corps fût traîné avec un crochet dans la salle des gladiateurs, pour y assouvir la fureur du peuple : les sénateurs voulaient même sévir contre des serviteurs zélés, qui avaient déjà prétendu dérober à la justice du sénat les restes de leur maître ; mais Pertinax fit rendre au fils de Marc-Aurèle des honneurs qu’il ne pouvait refuser au souvenir des vertus du père, ni aux larmes de son premier protecteur, Claudius Pompeianus. Ce citoyen respectable, déplorant le sort cruel de son beau-frère, gémissait encore plus sur les crimes qui le lui avaient attiré[351].
Juridiction légale du sénat contre les empereurs.
Ces efforts d’une rage impuissante contre un empereur mort, auquel le sénat, quelques heures auparavant, avait prostitué l’encens le plus vil, décelaient un esprit de vengeance plus conforme à la justice qu’à la générosité. La légitimité de ces décrets était fondée cependant sur les principes de la constitution impériale. De tout temps les sénateurs romains avaient eu le droit incontestable de censurer, de déposer ou de punir de mort le premier magistrat de la république, lorsqu’il avait abusé de son autorité[352] : mais cette faible assemblée était maintenant réduite à se contenter d’infliger au tyran après sa mort, des peines, dont l’arme redoutable du despotisme militaire l’avait mis à l’abri pendant son règne.
Vertus de Pertinax.
Pertinax trouva un moyen bien plus noble de condamner la mémoire de son prédécesseur : il fit briller ses vertus auprès des vices de Commode. Le jour même de son avènement, il abandonna sa fortune particulière à son fils et à sa femme, pour leur ôter tout prétexte de solliciter des faveurs aux dépens de l’état. L’épouse de l’empereur n’eut jamais le titre d’Augusta, et Pertinax craignit de corrompre la jeunesse de son fils en l’élevant à la dignité de César : sachant distinguer les devoirs d’un père de ceux d’un souverain, il lui donna une éducation simple à la fois et sévère, qui, ne lui donnant pas l’espérance certaine d’arriver au trône, pouvait le rendre un jour plus digne d’y monter. En public, la conduite de Pertinax était grave et en même temps affable. Tandis qu’il n’était encore que simple particulier, il avait étudié le véritable caractère des sénateurs : les plus vertueux approchèrent seuls de sa personne lorsqu’il fut sur le trône : il vivait avec eux sans orgueil et sans jalousie ; il les considérait comme des amis et des compagnons dont il avait partagé les dangers pendant la vie du tyran, et avec lesquels il désirait jouir des douceurs d’un temps plus fortuné. Souvent il les invitait à venir goûter dans l’intérieur de son palais, des plaisirs sans faste, dont la simplicité paraissait ridicule à ceux qui se rappelaient le luxe effréné de Commode[353].
Il entreprend la réforme de l’état.
Guérir, autant que cela était possible, les blessures faites à l’état par la main de la tyrannie, devint la tâche douce, mais triste, que s’imposa Pertinax. Les victimes innocentes qui respiraient encore, furent rappelées de leur exil, tirées de leur prison, et remises en possession de leurs biens et de leurs dignités. Loin d’être assouvie par la mort de ses ennemis, la cruauté de Commode s’étendait jusque dans le tombeau : plusieurs sénateurs massacrés par ses ordres n’avaient point eu les honneurs de la sépulture ; leurs cendres furent rendues au tombeau de leurs ancêtres ; leur mémoire fut réhabilitée, et l’on n’épargna rien pour consoler leurs familles ruinées et plongées dans l’affliction. La consolation la plus douce à leurs yeux était le supplice des délateurs, ces ennemis dangereux de la vertu, du souverain et de la patrie : cependant, même dans la poursuite de ces assassins armés du glaive de la loi, Pertinax usa d’une modération ferme qui donnait tout à l’équité, et ne laissait rien à la vengeance ni aux préjugés du peuple.
Ses règlemens.
Les finances de l’état exigeaient une attention particulière. Quoique l’on eût épuisé toutes les ressources de l’injustice et de l’exaction pour faire entrer les biens des sujets dans les coffres du prince, l’avidité insatiable de Commode n’avait pu suffire à son extravagance. À sa mort, il ne se trouva dans le trésor que cent huit mille livres sterling ; somme bien modique[354] pour fournir aux dépenses ordinaires du gouvernement, et pour remplir les obligations contractées par le nouvel empereur, qui avait été forcé de promettre aux prétoriens des largesses considérables. Cependant, malgré son embarras, Pertinax eut le généreux courage de remettre au peuple les impôts onéreux créés par son prédécesseur, et de révoquer toutes les demandes injustes des trésoriers de l’empire. Il déclara dans un décret du sénat, « qu’il aimait mieux gouverner avec équité une république pauvre, que d’acquérir des richesses par des voies tyranniques et déshonorantes. » Persuadé que les véritables et les plus pures sources de l’opulence sont l’économie et l’industrie, il se trouva bientôt en état, par ces sages moyens, de satisfaire abondamment aux besoins publics. La dépense du palais fut d’abord réduite de moitié : l’empereur méprisait tous les objets de luxe ; il fit vendre publiquement[355] la vaisselle d’or et d’argent, des chars d’une construction singulière, des habits brodés, des étoffes de soie, et un très-grand nombre de beaux esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il en excepta seulement, avec une humanité attentive, ceux qui, nés libres, avaient été arrachés d’entre les bras de leurs parens éplorés.
En même temps qu’il obligeait les indignes favoris du tyran à restituer une partie de leurs biens acquis par des voies illégitimes, il satisfaisait les véritables créanciers de l’état, et payait les arrérages accumulés des sommes accordées aux citoyens qui avaient rendu des services à leur patrie ; il rétablit la liberté du commerce ; enfin, il céda toutes les terres incultes de l’Italie et des provinces à ceux qui voudraient les défricher ; et il les exempta en même temps de toute imposition pendant dix ans[356].
Sa popularité.
Une conduite si sage assurait à Pertinax la récompense la plus noble pour un souverain, l’amour et l’estime de son peuple. Ceux qui n’avaient point perdu le souvenir des vertus de Marc-Aurèle contemplaient avec plaisir dans le nouvel empereur les traits de ce brillant modèle : ils espéraient pouvoir jouir long-temps de l’heureuse influence de son administration. Trop de précipitation dans son zèle à réformer les abus d’un état corrompu, devint fatal à Pertinax et à l’empire : l’âge et l’expérience auraient dû lui inspirer plus de ménagement. Sa vertueuse imprudence souleva contre lui cette foule d’hommes perdus et avilis qui trouvaient leur intérêt particulier dans les désordres publics, et qui préféraient la faveur d’un tyran à l’équité inexorable de la loi[357].
Mécontentemens des prétoriens.
Au milieu de la joie universelle, la contenance sombre et farouche des prétoriens laissait apercevoir leur mécontentement secret. Ils ne s’étaient soumis à Pertinax qu’avec répugnance ; et, redoutant la sévérité de l’ancienne discipline que ce prince se disposait à rétablir, ils regrettaient la licence du dernier règne. Ces dispositions étaient fomentées en secret par Lætus, préfet du prétoire, qui s’aperçut trop tard que l’empereur consentait à récompenser les services d’un sujet, mais qu’il ne voulait point être gouverné par un favori. Le troisième jour du règne de Pertinax, les prétoriens se saisirent d’un sénateur, dans l’intention de le mener à leur camp, et de le revêtir de la pourpre : loin d’être éblouie à la vue de ces honneurs dangereux, la victime tremblante s’échappe des mains des soldats et vient se réfugier aux pieds de l’empereur.
Conspiration prévenue.
Quelque temps après, Sosius Falco, l’un des consuls de l’année, se laissa entraîner par l’ambition : jeune, sorti d’une famille ancienne et opulente, et déjà connu par son audace[358], il profita de l’absence de Pertinax pour tramer une conspiration que déjouèrent tout à coup le retour précipité du prince et la fermeté de sa conduite. Falco allait être condamné à mort comme un ennemi public : il fut sauvé par les instances réitérées et sincères de l’empereur, qui, malgré l’insulte faite à sa personne, conjura le sénat de ne pas permettre que le sang d’un sénateur, même coupable, souillât la pureté de son règne.
Meurtre de Pertinax par les prétoriens. A. D. 193, 28 Mars.
Le peu de succès de ces diverses entreprises ne servit qu’à enflammer la rage des prétoriens. Le 28 mars, quatre-vingt six jours seulement après la mort de Commode, une sédition générale éclata dans le camp, malgré les représentations des officiers, qui manquaient de pouvoir ou de volonté pour apaiser le tumulte. Deux ou trois cents soldats des plus déterminés, les armes à la main et la fureur peinte dans leurs regards marchèrent sur le midi vers le palais impérial. Les portes furent aussitôt ouvertes par ceux de leurs camarades qui montaient la garde, et par les domestiques attachés à l’ancienne cour, qui avaient déjà conspiré en secret contre la vie d’un empereur trop vertueux. À la nouvelle de leur approche, Pertinax, dédaignant de se cacher ou de fuir, s’avance au-devant des conjurés : il leur rappelle sa propre innocence et la sainteté de leurs sermens. Ces paroles, l’aspect vénérable du souverain et sa noble fermeté en imposent un moment aux séditieux ; ils se représentent toute l’horreur de leur forfait, et restent pendant quelque temps en silence. Enfin le désespoir du pardon rallume leur fureur. Un barbare, né dans le pays de Tongres[359], porte le premier coup à Pertinax, qui tombe couvert de blessures mortelles : sa tête est à l’instant coupée et portée en triomphe au bout d’une lance jusqu’au camp des prétoriens, à la vue d’un peuple affligé et rempli d’indignation. Les Romains, pénétrés de la perte de cet excellent prince, regrettaient surtout le bonheur passager d’un règne dont le souvenir devait encore augmenter le poids des malheurs qui allaient bientôt fondre sur la nation[360].
CHAPITRE V.
Les prétoriens vendent publiquement l’empire à Didius-Julianus. Clodius-Albinus en Bretagne, Pescennius-Niger en Syrie, et Septime-Sévère en Pannonie, se déclarent contre les meurtriers de Pertinax. Guerres civiles et victoires de Sévère sur ses trois rivaux. Nouvelles maximes de gouvernement.
Proportion de la force militaire avec la population d’un état.
L’INFLUENCE de la puissance militaire est beaucoup plus marquée dans une monarchie étendue que dans une petite société. Les plus habiles politiques ont calculé le nombre de bras que l’on peut employer au service des armes : selon eux, un état serait bientôt épuisé, s’il laissait ainsi dans l’oisiveté de l’état militaire plus de la centième partie des sujets qui le composent ; mais, quelque uniforme que puisse être cette proportion relative, l’influence de la puissance militaire sur le reste du corps social sera toujours en raison de la force positive de l’armée. Les avantages de la discipline et d’une tactique éclairée sont perdus, si les soldats ne forment point un seul corps, si ce corps n’est pas animé par une seule âme. Il est surtout essentiel de déterminer leur nombre. Ce n’est point avec une petite troupe que l’on peut tirer parti d’une semblable union ; dans une armée trop considérable, l’harmonie nécessaire pour les grandes entreprises ne saurait subsister : l’extrême délicatesse des ressorts ne contribue pas moins que leur pesanteur excessive à détruire la puissance de la machine. Une seule réflexion suffit pour démontrer la vérité de cette remarque. En vain la nature, l’art et l’expérience donneraient à un homme une force extraordinaire, des armes excellentes, une adresse merveilleuse ; malgré sa supériorité, il ne sera jamais en état de tenir perpétuellement dans la soumission une centaine de ses semblables. Le tyran d’une seule ville ou d’un domaine borné, s’apercevra bientôt que cent soldats armés sont une bien faible défense contre dix mille paysans ou citoyens ; mais cent mille hommes de troupes réglées et bien disciplinées, commanderont avec un pouvoir despotique dix millions de sujets, et un corps de dix ou quinze mille gardes imprimera la terreur à la populace la plus nombreuse d’une capitale immense.
Gardes prétoriennes ; leur institution.
Tel était à peine le nombre de ces gardes prétoriennes[361], dont l’extrême licence fut une des principales causes et le premier symptôme de la décadence de l’empire. Leur institution remontait à l’empereur Auguste. Ce tyran astucieux, persuadé que les lois pouvaient colorer une autorité usurpée, mais que les armes seules la soutiendraient, avait formé par degrés ce corps redoutable de gardes prêts à défendre sa personne, à en imposer au sénat, et à prévenir ou étouffer les premiers mouvemens d’une rebellion. Il leur accorda une double paye et des prérogatives supérieures à celles des autres troupes. Comme leur aspect formidable pouvait à la fois alarmer et irriter le peuple romain, ce prince n’en laissa que trois cohortes dans la capitale ; les autres étaient dispersées[362] en Italie dans les villes voisines. Mais après cinquante ans de paix et de servitude, Tibère crut pouvoir hasarder une mesure décisive qui rivât pour jamais les fers de son pays. Sous le prétexte spécieux de délivrer l’Italie de la charge des quartiers militaires, et d’introduire parmi les gardes une discipline plus rigoureuse, il appela le corps entier auprès de lui. [Leur camp.]Les prétoriens restèrent toujours dans le même camp[363], que l’on avait fortifié avec le plus grand soin[364], et qui, par sa situation avantageuse, dominait sur toute la ville[365].
Leur force et leur confiance.
Des serviteurs si redoutables, toujours nécessaires au despotisme, lui deviennent souvent funestes. En introduisant les gardes du prétoire dans le palais et dans le sénat, les empereurs leur apprirent à connaître leurs propres forces et la faiblesse de l’administration. Bientôt ces soldats envisagèrent avec un mépris familier les vices de leurs maîtres, et ils n’eurent plus pour la puissance souveraine cette vénération profonde que la distance et le mystère peuvent seuls inspirer dans un gouvernement arbitraire. Au milieu des plaisirs d’une ville opulente, leur orgueil se nourrissait du sentiment de leur irrésistible force ; il eût été impossible de leur cacher que la personne du monarque, l’autorité du sénat, le trésor public, et le siége de l’empire étaient entre leurs mains. Dans la vue de les détourner de ces idées dangereuses, les princes les plus fermes et les mieux établis se trouvaient forcés de mêler les caresses aux ordres, et les récompenses aux châtimens. Il fallait flatter leur vanité, leur procurer des plaisirs, fermer les yeux sur l’irrégularité de leur conduite, et acheter leur fidélité chancelante par des libéralités excessives. Depuis l’élévation de Claude, ils exigèrent ces présens comme un droit légitime à l’avènement de chaque nouvel empereur[366].
Leurs droits spécieux.
On s’efforça de justifier par des argumens une puissance soutenue par les armes ; et l’on prétendait que, suivant les premiers principes de la constitution, le consentement des gardes était essentiellement nécessaire à la nomination d’un empereur. L’élection des consuls, des magistrats et des généraux, quoique usurpée par le sénat, avait autrefois appartenu incontestablement au peuple romain[367]. Mais qu’était devenu ce peuple si célèbre ? on ne pouvait certainement pas le retrouver dans cette foule d’esclaves et d’étrangers qui remplissaient les rues de Rome ; multitude avilie et aussi méprisable par sa misère que par la bassesse de ses sentimens. Les défenseurs de l’état, composés de jeunes guerriers[368] nés au sein de l’Italie, et élevés dans l’exercice des armes et de la vertu, étaient les véritables représentans du peuple, et les seuls qui eussent le droit d’élire le chef militaire de la république. Ces raisonnemens n’étaient que spécieux ; il fut impossible d’y répondre, lorsque les indociles prétoriens, semblables au général gaulois, eurent rompu tout équilibre en jetant leurs épées dans la balance[369].
Ils mettent l’empire à l’enchère.
Ils avaient violé la sainteté du trône par le meurtre atroce de Pertinax ; ils en avilirent ensuite la majesté par l’indignité de leur conduite. Le camp n’avait point de chef ; ce Lætus, qui avait excité la tempête, s’était dérobé prudemment à l’indignation publique. Dans cette confusion, Sulpicianus, gouverneur de la ville, que l’empereur, son beau-père, avait envoyé au camp à la première nouvelle de la sédition, s’efforçait de calmer la fureur de la multitude, lorsqu’il fut tout à coup interrompu par les clameurs des assassins, qui portaient au bout d’une lance la tête de l’infortuné Pertinax. Quoique l’histoire nous ait accoutumés à voir l’ambition étouffer tout principe et subjuguer les autres passions, l’on a peine à concevoir que dans ces momens d’horreur, Sulpicianus ait désiré de monter sur un trône fumant encore du sang d’un prince si recommandable, et qui lui tenait de si près. Il avait déjà fait valoir le seul argument propre à émouvoir les gardes, et il commençait à traiter de la dignité impériale ; mais les plus prudens d’entre les prétoriens craignant de ne pas obtenir, dans un contrat particulier, un prix convenable pour un effet de si grande valeur, coururent sur les remparts, et annoncèrent à haute voix, que l’univers romain serait adjugé dans une vente publique au dernier enchérisseur[370].
Il est acheté par Julianus. A. D. 193, 28 Mars.
Cette proclamation ignominieuse était le comble de la licence militaire ; elle répandit par toute la ville une douleur, une honte et une indignation universelles ; enfin elle parvint jusqu’aux oreilles de Didius-Julianus, sénateur opulent, qui, sans égard pour les malheurs de l’état, se livrait aux plaisirs de la table[371]. Sa femme, sa fille, ses affranchis et ses parasites lui persuadèrent aisément qu’il méritait le trône, et le conjurèrent de ne pas laisser échapper une occasion si favorable. Séduit par leurs représentations, le vaniteux vieillard se rendit en diligence dans le camp des prétoriens où Sulpicianus, au milieu des gardes, était toujours en traité avec eux. Du pied du rempart, Julianus commença à enchérir sur lui. Cette indigne négociation se traitait par des émissaires, qui, passant alternativement d’un côté à l’autre, instruisaient fidèlement chaque candidat des offres de son rival. Déjà Sulpicianus avait promis à chaque soldat un don de cinq mille drachmes, environ cent soixante livres st., lorsque Julianus, ardent à l’emporter, proposa tout à coup six mille deux cent cinquante drachmes, ou une somme de deux cents livres st. Aussitôt les portes du camp s’ouvrirent devant lui ; l’acquéreur fut revêtu de la pourpre, et reçut le serment de fidélité des troupes. Les soldats conservèrent en ce moment assez d’humanité pour stipuler qu’il pardonnerait à Sulpicianus, et qu’il oublierait quelles avaient été ses prétentions[372].
Julianus est reconnu par le sénat.
Il restait aux prétoriens à remplir les conditions de leur traité avec un souverain qu’ils se donnaient et qu’ils méprisaient : ils le placèrent au milieu de leurs rangs, l’environnèrent de tous côtés de leurs boucliers, et, serrés autour de lui, le conduisirent en ordre de bataille à travers les rues désertes de la ville. Le sénat convoqué reçut ordre de s’assembler ; ceux d’entre les sénateurs que Pertinax avait honorés de son amitié, ou qui se trouvaient être les ennemis personnels de Julianus, jugèrent devoir affecter plus de joie que les autres sur l’événement de cette heureuse révolution[373]. Après avoir rempli le sénat de gens armés, Julianus prononça un discours fort étendu sur la liberté de son élection, sur ses qualités éminentes, et sur sa confiance dans l’affection de ses concitoyens. Sa harangue fut universellement applaudie ; toute l’assemblée vanta son bonheur et celui de la nation, promit au prince de lui être à jamais fidèle, et le revêtit de tous les pouvoirs attachés à la dignité impériale[374].
Il prend possession du palais.
Du sénat, Julianus, accompagné du même cortège militaire, alla prendre possession du palais : les premiers objets qui frappèrent ses regards, furent le corps sanglant de Pertinax, et le repas frugal préparé pour son souper. Il regarda l’un avec indifférence, l’autre avec mépris. Il ordonna une fête magnifique, et il s’amusa jusque bien avant dans la nuit à jouer aux dés et à voir les danses du célèbre Pylades. Cependant, lorsque la foule des courtisans se fut retirée, l’on observa que ce prince, laissé en proie à de terribles réflexions dans les ténèbres et dans la solitude, ne put goûter les douceurs du sommeil ; il repassait probablement dans son esprit sa folle démarche, le sort de son vertueux prédécesseur, et ne se dissimulait pas combien était incertaine la possession d’un sceptre que l’argent et non le mérite lui avait mis entre les mains[375].
Mécontentement public.
Il avait raison de trembler : assis sur le trône du monde, il se trouvait sans amis et même sans partisans ; les prétoriens rougissaient eux-mêmes d’un souverain que l’avarice seule avait créé ; il n’était aucun citoyen qui n’envisageât son élévation avec horreur, et comme la dernière insulte faite au nom romain. Les nobles, à qui des possessions immenses et un état brillant imposaient la plus grande circonspection, dissimulaient leurs sentimens, et recevaient les égards affectés de l’empereur avec une satisfaction apparente et avec des protestations de fidélité ; mais parmi le peuple, les citoyens qui trouvaient un abri sûr dans leur nombre et dans leur obscurité, donnaient un libre cours à leur indignation ; les rues et les places publiques de Rome retentissaient de clameurs et d’imprécations ; la multitude furieuse insultait la personne de Julianus, rejetait ses libéralités, et, trop faible pour entreprendre une révolution, elle appelait à grands cris les légions des frontières, et les invitait à venir venger la majesté de l’empire.
Les armées de Bretagne, de Syrie et de Pannonie se déclarent contre Julianus.
Le mécontentement public passa bientôt du centre aux extrémités de l’état. Les armées de Bretagne, de Syrie et d’Illyrie déplorèrent la mort de Pertinax, avec lequel elles avaient tant de fois combattu, et qui les avait si souvent menées à la victoire. Elles apprirent avec surprise, avec indignation, peut-être même avec jalousie, cette étrange nouvelle, que l’empire avait été publiquement mis à l’enchère par les prétoriens, et elles refusèrent avec hauteur de ratifier cet indigne marché. Leur révolte prompte et unanime entraîna la perte de Julianus et troubla la tranquillité de l’état. Clodius-Albinus, Pescennius-Niger et Septime-Sévère, qui commandaient ces différentes armées, furent plus empressés de succéder à Pertinax que de venger sa mort. Les forces de ces trois rivaux étaient égales ; ils se trouvaient chacun à la tête de trois légions et d’un corps nombreux d’auxiliaires[376] ; et quoique d’un caractère différent, ils joignaient tous à la valeur du soldat les talens et l’expérience du général.
Clodius-Albinus en Bretagne.
Clodius-Albinus, gouverneur de la Grande-Bretagne, l’emportait sur ses deux compétiteurs par la noblesse de son extraction : il comptait parmi ses ancêtres plusieurs des citoyens les plus illustres de l’ancienne république[377] ; mais la branche dont il descendait, persécutée par la fortune, avait été transplantée dans une province éloignée. Il est difficile de se former une idée juste de son véritable caractère. On lui reproche d’avoir caché sous le manteau d’un philosophe austère la plupart des vices qui dégradent la nature humaine[378] ; mais ses accusateurs étaient des écrivains mercenaires, adorateurs de la fortune de Sévère, et qui foulaient aux pieds les cendres de son rival malheureux. La vertu d’Albinus, ou des apparences de vertu lui avaient attiré l’estime et la confiance de Marc-Aurèle ; et s’il conserva la même influence sur l’esprit du fils, on en pourrait conclure au moins qu’il était doué d’un caractère très-flexible. La faveur d’un tyran ne suppose pas toujours un défaut de mérite dans celui qui en est l’objet : souvent le hasard, le caprice, la nécessité des affaires publiques ont porté des princes à récompenser des talens et des vertus qu’ils étaient bien éloignés eux-mêmes de posséder.
Il ne paraît pas qu’Albinus ait jamais été le ministre des cruautés de Commode, ni même le compagnon de ses débauches. Il était revêtu d’un commandement honorable loin de la capitale, lorsqu’il reçut une lettre particulière de l’empereur, qui lui faisait part des complots de quelques officiers mécontens, et qui l’autorisait à se déclarer défenseur du trône et successeur à l’empire, en prenant le titre et la dignité de César[379]. Le gouverneur de Bretagne refusa sagement d’accepter un honneur dangereux qui l’aurait exposé à la jalousie, et qui pouvait l’envelopper dans la ruine prochaine de Commode. Albinus employa, pour s’élever, des moyens plus nobles, ou au moins plus imposans. Sur un bruit prématuré de la mort de l’empereur, il assembla ses troupes, et après avoir déploré les maux inévitables du despotisme, il leur représenta, dans un discours éloquent, le bonheur et la gloire dont leurs ancêtres avaient joui sous le gouvernement consulaire, et déclara qu’il était fermement résolu de rendre au peuple et au sénat leur autorité légitime.
Cette harangue populaire fut reçue par les légions britanniques avec des acclamations redoublées ; à Rome, elle excita des applaudissemens secrets. Tranquille possesseur d’une province séparée du continent et à la tête d’une armée moins célèbre, il est vrai, par la discipline que par le nombre et la valeur des soldats[380], le gouverneur de Bretagne brava les menaces de Commode, opposa une conduite équivoque à l’autorité de Pertinax, et leva l’étendard contre Julianus, dès que ce prince eut usurpé la couronne. Les convulsions de la capitale donnaient encore plus d’autorité aux sentimens patriotiques d’Albinus, ou plutôt à ses professions de patriotisme. La décence lui défendit de prendre les titres pompeux d’Auguste et d’empereur. Il voulut peut-être imiter l’exemple de Galba, qui, dans une circonstance pareille, s’était fait appeler le lieutenant du sénat et du peuple[381].
Pescennius-Niger en Syrie.
Le mérite personnel de Pescennius-Niger avait fait oublier sa naissance obscure, et l’avait élevé d’un emploi médiocre au gouvernement de la Syrie, poste important et très-lucratif, qui, dans des temps de guerre civile, pouvait lui frayer le chemin au trône. Cependant il paraissait plus fait pour briller au second rang que pour occuper le premier. Incapable de commander en chef, il aurait été le meilleur lieutenant de Sévère, qui eut dans la suite assez de grandeur d’âme pour adopter plusieurs institutions utiles d’un ennemi vaincu[382].
Niger, dans son gouvernement, gagna l’estime des troupes et l’amour de la province. Sa discipline rigide affermissait la valeur, et fixait l’obéissance des soldats, tandis que les voluptueux Syriens se laissaient charmer, moins par la douce fermeté de son administration, que par l’affabilité de ses manières, et le goût qu’il paraissait prendre à leurs fêtes splendides et nombreuses[383].
Dès que l’on apprit à Antioche le meurtre atroce de Pertinax, toute l’Asie se tourna vers Niger, pour l’inviter à venger la mort de ce prince, et le désigna comme son successeur au trône. Les légions de l’Orient embrassèrent sa cause. Depuis les frontières d’Éthiopie[384] jusqu’à la mer Adriatique, les provinces riches, mais désarmées, de cette partie de l’empire, se soumirent avec joie à son obéissance. Enfin les rois dont les états étaient situés au-delà du Tigre et de l’Euphrate, le félicitèrent sur son élection, et lui offrirent leurs services.
Niger, comblé tout à coup des biens de la fortune, n’avait point l’âme assez forte pour soutenir une révolution si subite. Il se flatta qu’il ne se présenterait aucun rival, et que son avènement au trône ne serait pas souillé par le sang des citoyens ; mais en s’occupant des vains honneurs du triomphe, il négligea de s’assurer de la victoire. Au lieu d’entrer en négociation avec les puissantes armées de l’Occident, dont les démarches devaient décider, ou au moins balancer le destin de l’empire ; au lieu de marcher sans délai à Rome, où il était attendu avec impatience[385], Niger perdit, dans les plaisirs d’Antioche, des momens précieux, dont le génie actif de Sévère profita habilement et d’une manière décisive[386].
Pannonie et Dalmatie.
Le pays des Pannoniens et des Dalmates, situé entre le Danube et l’extrémité de la mer Adriatique, était une des dernières conquêtes des Romains, et celle qui leur avait coûté le plus de sang. Deux cent mille de ces Barbares avaient pris à la fois les armes pour la défense de leur liberté, avaient alarmé la vieillesse d’Auguste, et exercé l’activité de Tibère, qui combattit contre eux à la tête de toutes les forces de l’empire[387]. Les Pannoniens se soumirent à la fin aux armes et aux lois de Rome. Cependant le souvenir récent de leur indépendance, le voisinage et même le mélange des tribus qui n’avaient point été conquises, peut-être aussi l’influence d’un climat où l’on prétend que la nature donne aux hommes de grands corps et peu d’intelligence[388], tout contribuait à entretenir leur férocité primitive ; et sous le maintien uniforme et soumis de sujets romains, on démêlait encore les traits hardis des premiers habitans de ces contrées barbares. Leur jeunesse belliqueuse fournissait sans cesse des recrues aux légions campées sur les bords du Danube, et qui, perpétuellement aux prises avec les Germains et avec les Sarmates, étaient regardées, à juste titre, comme les meilleures troupes de l’empire.
Septime-Sévère.
Septime-Sévère commandait alors l’armée de Pannonie. Ce général, né en Afrique, avait passé par tous les grades militaires. Il avait parcouru lentement la carrière des honneurs, nourrissant en secret une ambition démesurée, qui, ferme et inébranlable dans sa marche, ne fut jamais détournée ni par l’attrait du plaisir, ni par la crainte des dangers, ni par aucun sentiment d’humanité[389]. À la première nouvelle de la mort de Pertinax, il assembla ses troupes, leur peignit avec les couleurs les plus vives le crime, l’insolence et la faiblesse des prétoriens ; et il excita les légions à voler aux armes et à la vengeance. La péroraison de son discours était surtout extrêmement éloquente. Il promettait à chaque soldat une somme de quatre cents livres sterl., présent considérable et double de celui que le lâche Julianus avait offert pour acheter l’empire[390]. [Déclaré empereur par les légions de Pannonie. A. D. 193, 13 avril.]Les troupes conférèrent aussitôt à leur général le nom d’Auguste, de Pertinax et d’empereur. Ce fut ainsi que Sévère parvint à ce poste élevé, où il était appelé par le sentiment de son propre mérite, et par une longue suite de songes et de présages qu’avait enfantés sa politique ou sa superstition[391].
Ce nouveau prétendant à l’empire sentit les avantages particuliers de sa situation, et il sut en profiter. Son gouvernement, qui s’étendait jusqu’aux Alpes Juliennes, lui facilitait les moyens de pénétrer en Italie. [Il marche en Italie.]Auguste avait dit qu’une armée pannonienne pouvait paraître dans dix jours à la vue de Rome[392]. Ces paroles mémorables vinrent se présenter à l’esprit de Sévère. Par une promptitude proportionnée à l’importance de l’objet, il pouvait raisonnablement espérer de venger Pertinax, de punir Julianus, et de recevoir l’hommage du sénat et du peuple, comme empereur légitime, avant que ses compétiteurs, séparés de l’Italie par une immense étendue de terre et de mer, eussent été informés de ses exploits, ou même de son élection. Pendant sa marche, il se permit à peine le repos ou la nourriture ; toujours à pied, couvert de ses armes et marchant à la tête des légions, il s’insinuait dans l’amitié et la confiance des soldats, redoublait leur activité, relevait leur courage, animait leurs espérances ; et consentait avec joie à partager avec le moindre d’entre eux, des fatigues dont il avait toujours devant ses yeux l’immense récompense.
Il s’avance jusqu’à Rome.
Le malheureux Julianus s’était attendu, et se croyait préparé à disputer l’empire au gouverneur de Syrie ; mais lorsqu’il apprit la marche rapide des légions invincibles de Pannonie, sa perte lui parut inévitable. L’arrivée précipitée de chaque courrier redoublait ses justes alarmes. On lui vint annoncer successivement que Sévère avait passé les Alpes ; que les villes d’Italie, disposées en sa faveur, ou incapables d’arrêter ses progrès, l’avaient reçu avec des transports de joie et des protestations de fidélité ; que l’importante place de Ravenne s’était rendue sans résistance ; et enfin que la flotte de la mer Adriatique obéissait au vainqueur. Déjà l’ennemi n’était plus éloigné de Rome que de deux cent cinquante milles ; chaque instant resserrait le cercle étroit de la vie et de l’empire du prince.
Détresse de Julianus.
Cependant Julianus entreprit de prévenir sa perte, ou du moins de la reculer. Il implora la foi vénale des prétoriens, remplit la capitale de vains préparatifs de guerre, tira des lignes autour des faubourgs de la ville, et se fortifia dans le palais, comme s’il eût été possible, sans espoir de secours, de défendre ces derniers retranchemens contre un ennemi victorieux. La honte et la crainte empêchèrent les prétoriens de l’abandonner ; mais ils tremblaient au nom des légions pannoniennes, commandées par un général expérimenté, et accoutumées à vaincre les Barbares sur les glaces du Danube[393]. Ils quittaient, en soupirant, les bains et les spectacles, pour prendre des armes dont le poids les accablait, et qu’ils avaient perdu l’habitude de manier. On se flattait que l’aspect terrible des éléphans jetterait la terreur dans les armées du Nord ; mais ces animaux indociles ne reconnaissaient plus la main de leurs conducteurs. La populace insultait aux évolutions ridicules des soldats de marine tirés de la flotte de Misène, tandis que les sénateurs jouissaient secrètement de l’embarras et de la faiblesse de l’usurpateur[394].
Sa conduite incertaine.
Toutes les démarches de Julianus décelaient ses alarmes et sa perplexité, tantôt il exigeait du sénat que Sévère fût déclaré l’ennemi de l’état, tantôt il désirait qu’on l’associât à l’empire. Il envoyait publiquement à son rival des sénateurs consulaires, pour négocier avec lui comme ambassadeurs, tandis qu’il chargeait en particulier des assassins de lui arracher la vie. Il ordonna aux vestales et aux prêtres de sortir en pompe solennelle, revêtus de leurs habits sacerdotaux, portant devant eux les gages sacrés de la religion, et de s’avancer ainsi à la rencontre des légions Pannoniennes. Il s’efforçait en même temps d’interroger ou d’apaiser les destins par des cérémonies magiques, et par d’indignes sacrifices[395].
Il est abandonné par les prétoriens.
Sévère, qui ne craignait ni ses armes ni ses conjurations, n’avait à redouter que des complots secrets. Pour éviter ce danger, il se fit accompagner, pendant toute sa route, de six cents hommes choisis, qui, toujours armés de leur cuirasse, ne quittaient sa personne ni jour ni nuit. Rien ne l’arrêta dans sa marche rapide. Après avoir passé sans obstacle les défilés des Apennins, il reçut dans son parti les troupes et les ambassadeurs que l’on avait envoyés pour retarder ses progrès ; et il ne resta que fort peu de temps dans la ville d’Interamnia, aujourd’hui Teramo, située à soixante-dix milles de Rome. Déjà il était sûr de la victoire ; mais le désespoir des prétoriens pouvait la rendre sanglante ; et Sévère avait la noble ambition de vouloir monter sur le trône sans tirer l’épée[396]. Ses émissaires, répandus dans la capitale, assurèrent les gardes que s’ils voulaient abandonner à la justice du vainqueur leur indigne souverain et les meurtriers de Pertinax, le corps entier ne serait plus jugé coupable de ce forfait. Des soldats sans foi, dont la résistance n’avait jamais eu pour base qu’une opiniâtreté farouche, acceptèrent avec joie ces conditions si faciles à remplir. Ils se saisirent de la plupart des assassins, et déclarèrent au sénat qu’ils ne défendraient pas plus long-temps la cause de Julianus. Cette assemblée, convoquée par le consul, reconnut unanimement Sévère comme le seul empereur légitime, décerna des honneurs divins à Pertinax, et prononça une sentence de déposition et de mort contre son infortuné successeur. [Condamné et exécuté par ordre du sénat. A. D. 103, 2 juin.]Julianus, comme un criminel ordinaire, eut aussitôt la tête tranchée dans une salle des bains de son palais. Telle fut la fin d’un homme qui avait dépensé des trésors immenses pour monter sur un trône chancelant et orageux, qu’il occupa seulement pendant soixante-six jours[397]. La diligence presque incroyable de Sévère qui, dans un si court espace de temps, conduisit une armée nombreuse des rives du Danube aux bords du Tibre, prouve à la fois l’abondance des provisions produites par l’agriculture et par le commerce, la bonté des chemins, la discipline des légions, et l’indolente soumission des provinces conquises[398].
Disgrâce des prétoriens.
Les premiers soins de Sévère furent consacrés à deux mesures dictées, l’une par la politique et l’autre par la décence ; d’abord de venger Pertinax, et ensuite de rendre à ce prince les honneurs dus à sa mémoire. Avant d’entrer dans Rome, le nouvel empereur commanda aux prétoriens d’attendre son arrivée dans une grande plaine près de la ville, et de s’y rendre sans armes, mais avec les habits de cérémonie dont ils étaient revêtus lorsqu’ils accompagnaient le souverain. Ces troupes hautaines, moins touchées de repentir que frappées d’une juste terreur, obéirent à ses ordres. Aussitôt un détachement choisi de l’armée d’Illyrie les environna l’épée tournée contre eux. La résistance ou la fuite devenait impossible ; et les prétoriens attendaient leur sort en silence et dans la consternation. L’empereur, monté sur son tribunal, leur reprocha sévèrement leur perfidie et leur lâcheté, les cassa avec ignominie, les dépouilla de leurs magnifiques ornemens, et leur défendit, sous peine de mort, de paraître à la distance de cent milles de Rome. Pendant cette exécution, d’autres troupes avaient reçu ordre de s’emparer de leurs armes, d’occuper leur camp fortifié, et de prévenir les suites funestes de leur désespoir[399].
Funérailles et apothéose de Pertinax.
On célébra ensuite les funérailles de Pertinax avec toute la magnificence dont était susceptible cette triste cérémonie[400]. Le sénat rendit, avec un plaisir mêlé d’amertume, les derniers devoirs à cet excellent prince, qu’il avait chéri et qu’il regrettait encore. La sensibilité de son successeur était probablement moins sincère : il estimait les vertus de Pertinax ; mais ses vertus lui auraient fermé le chemin du trône, unique objet de son ambition. Sévère prononça son oraison funèbre avec une éloquence étudiée ; et, malgré la satisfaction intérieure qu’il ressentait, il parut pénétré d’une véritable douleur. Ces égards respectueux pour la mémoire de Pertinax, persuadèrent à la multitude crédule, que Sévère méritait seul d’occuper sa place. Cependant ce prince, convaincu que les armes, et non de vaines cérémonies, devaient assurer ses droits, quitta Rome au bout de trente jours ; et, sans se laisser éblouir par l’éclat d’une victoire facile, il se disposa à combattre des rivaux plus formidables.
Succès de Sévère contre Niger et contre Albinus.
Sa fortune et ses talens extraordinaires ont porté un historien élégant à le comparer au premier et au plus grand des Césars[401] : le parallèle est au moins imparfait. Où trouver dans le caractère de Sévère la supériorité éclatante, la grandeur d’âme, la générosité, la clémence de César, et surtout ce vaste génie qui savait réunir et concilier l’amour du plaisir, la soif des connaissances et le feu de l’ambition[402] ? Si ces deux princes ont quelques rapports entre eux, ce n’est que dans la célérité de leurs entreprises et dans les victoires remportées sur leurs concitoyens. [A. D. 193-197.]En moins de quatre ans[403], Sévère subjugua les provinces opulentes de l’Asie et les contrées belliqueuses de l’Occident ; il vainquit deux compétiteurs habiles et renommés, et défit des troupes nombreuses, non moins aguerries et aussi bien disciplinées que ses soldats. Tous les généraux romains connaissaient alors l’art de la fortification et les principes de la tactique : la supériorité constante de Sévère fut celle d’un artiste qui fait usage des mêmes instrumens avec plus d’adresse et d’industrie que ses rivaux. Je ne donnerai point la description exacte de toutes ses opérations militaires : comme les deux guerres civiles soutenues contre Niger et contre Albinus diffèrent très-peu dans la conduite, dans les succès et dans les suites, je rassemblerai sous un seul point de vue les circonstances les plus frappantes qui tendent à développer le caractère du vainqueur et l’état de l’empire.
Conduite des deux guerres civiles. Artifices de Sévère.
Si la dissimulation et la fausseté ont été bannies du commerce ordinaire de la société, elles ne semblent pas moins indignes de la majesté du gouvernement : cependant, tolérées en quelque sorte dans le cours des affaires publiques, elles ne nous présentent pas alors la même idée de bassesse. Dans le simple particulier, elles sont la preuve d’un manque de courage personnel ; dans l’homme d’état, elles indiquent seulement un défaut de pouvoir. Comme il est impossible au plus grand génie de subjuguer par sa propre force des millions de ses semblables, le monde paraît lui accorder la permission d’employer librement, sous le nom de politique, la ruse et la finesse. Mais les artifices de Sévère ne peuvent être justifiés par les priviléges les plus étendus de la raison d’état. Ce prince ne promit que pour trahir, ne flatta que pour perdre ; et quoique, selon les circonstances, il se trouvât lié par des traités et par des sermens, sa conscience, docile à la voix de son intérêt, le dispensa toujours de remplir des obligations gênantes[404].
Envers Niger.
Si ses deux compétiteurs, réconciliés par un danger commun, se fussent avancés contre lui sans délai, peut-être Sévère aurait-il succombé sous leurs efforts réunis. S’ils l’eussent attaqué en même temps, avec des vues différentes et des armées séparées, la victoire aurait pu devenir longue et douteuse ; mais attirés dans le piège d’une sécurité funeste par la modération affectée d’un adroit ennemi, et déconcertés par la rapidité de ses exploits, ils tombèrent successivement victimes de ses armes et de ses artifices. Sévère marcha d’abord contre Niger, celui dont il redoutait le plus la réputation et la puissance ; mais évitant toute déclaration de guerre, il supprima le nom de son antagoniste, et déclara seulement au sénat et au peuple qu’il se proposait de rétablir l’ordre dans les provinces de l’Orient. En particulier, il parlait de Niger, son ancien ami, avec le plus grand intérêt ; il l’appelait même son successeur au trône[405], et applaudissait hautement au dessein généreux qu’il avait formé de venger la mort de Pertinax. Il était du devoir de tout général romain de punir un vil usurpateur : ce qui pourrait le rendre criminel[406], serait de continuer à porter les armes, et de se révolter contre un empereur légitime, reconnu solennellement par le sénat. On retenait à Rome les enfans de tous les commandans de provinces, comme des gages de la fidélité de leurs parens[407] ; parmi eux s’étaient trouvés ceux de Niger. Maître de la capitale, Sévère fit élever avec le plus grand soin les fils du gouverneur de Syrie, et il leur fit donner la même éducation qu’à ses propres enfans, tant que la puissance de Niger inspira de la terreur ou même du respect ; mais ces infortunés furent bientôt enveloppés dans la ruine de leur père, et soustraits à la compassion publique par l’exil, ensuite par la mort[408].
Envers Albinus.
Tandis que Sévère portait la guerre en Orient, il avait raison de craindre que le gouverneur de Bretagne, après avoir passé la mer et franchi les Alpes, ne vînt occuper le trône vacant, et ne lui opposât l’autorité du sénat soutenue des forces redoutables de l’Occident. La conduite équivoque d’Albinus, qui n’avait point voulu prendre le titre d’empereur, ouvrait un champ libre à la négociation. Oubliant à la fois et ses protestations de patriotisme et la jalousie du pouvoir suprême, qu’il avait voulu obtenir, ce général accepta le rang précaire de César, comme une récompense de la neutralité fatale qu’il promettait d’observer. Sévère, jusqu’à ce qu’il se fût défait de son premier compétiteur, traita toujours avec les plus grandes marques d’estime et d’égard un homme dont il avait juré la perte ; et même dans la lettre où il lui apprend la défaite de Niger, il l’appelle son frère et son collègue ; il le salue au nom de sa femme Julie et de ses enfans, et il le conjure de maintenir les armées de la république dans la fidélité nécessaire à leurs intérêts communs. Les messagers chargés de remettre cette lettre avaient ordre d’aborder le César avec respect, de lui demander une audience particulière, et de lui plonger le poignard dans le sein[409]. Le complot fut découvert. Enfin le trop crédule Albinus passa sur le continent, résolu de combattre un rival supérieur qui fondait sur lui à la tête d’une armée invincible, et composée des plus braves vétérans.
Événement des guerres civiles.
Les combats que Sévère eut à livrer ne semblent pas répondre à l’importance de ses conquêtes. Deux actions, l’une près de l’Hellespont, l’autre dans les défilés étroits de la Cilicie[410], décidèrent du sort de Niger ; et les troupes européennes conservèrent leur ascendant ordinaire sur les soldats efféminés de l’Asie[411]. La bataille de Lyon, où l’on vit combattre cent cinquante mille Romains[412], fut également fatale à Clodius-Albinus. D’un côté, le courage de l’armée britannique ; de l’autre, la discipline des légions de la Pannonie, tinrent long-temps la victoire incertaine, et firent plus d’une fois pencher la balance. Sévère même était sur le point de perdre à la fois sa réputation et sa vie, lorsque ce prince belliqueux rallia ses troupes, ranima leur valeur[413], et vainquit enfin son rival[414]. La guerre fut terminée par cette journée mémorable.
Décidées par deux ou trois batailles.
Les discordes civiles qui ont déchiré l’Europe moderne ont été caractérisées non-seulement par une ardente animosité, mais encore par une constance opiniâtre. Ces guerres sanglantes ont été généralement justifiées par quelque principe, ou du moins colorées par quelque prétexte de religion, de liberté ou de devoir. Les chefs étaient des nobles indépendans, à qui la naissance et les biens donnaient une grande influence. Les soldats combattaient en hommes intéressés à la décision de la querelle. Comme l’esprit militaire et le zèle de parti enflammaient au même degré tous les membres de la société, un chef vaincu se trouvait immédiatement après sa défaite entouré de nouveaux partisans prêts à répandre leur sang pour la même cause ; mais les Romains, après la chute de la république, ne combattaient que pour le choix de leur maître. Quand les vœux du peuple appelaient un candidat à l’empire, de tous ceux qui s’enrôlaient sous ses étendards, quelques-uns le servaient par affection, d’autres par crainte, le plus grand nombre par intérêt, aucun par principe. Les légions, dénuées de tout attachement de parti, se jetaient indifféremment dans les guerres civiles, d’un côté ou de l’autre, déterminées par des présens magnifiques et des promesses encore plus libérales ; un échec qui ôtait au général les moyens de remplir ses engagemens, les relevait en même temps de leur serment de fidélité. Ces mercenaires, empressés d’abandonner une cause malheureuse, ne trouvaient de sûreté que dans une prompte désertion. Au milieu de tous ces troubles, il importait peu aux provinces au nom de qui elles fussent gouvernées ou opprimées. Entraînées par l’impulsion d’une puissance directe, dès que ce mouvement venait se briser contre une force supérieure, elles se hâtaient de recourir à la clémence du vainqueur, qui, pour acquitter des dettes exorbitantes, sacrifiait les provinces les plus coupables à l’avarice des soldats. Dans l’immense étendue de l’empire, les villes, sans défense pour la plupart, n’offraient point d’asile aux débris d’une armée en déroute. Enfin, il n’existait aucun homme, aucune famille, aucun ordre de citoyens, dont le crédit particulier eût été capable de rétablir la fortune d’un parti expirant sans être soutenu de l’influence puissante du gouvernement[415].
Siége de Byzance.
Il ne faut cependant pas oublier une ville dont les habitans méritent, par leur attachement à l’infortuné Niger, une exception honorable. Comme Byzance servait de principale communication entre l’Europe et l’Asie, on avait eu soin de pourvoir à sa défense par une forte garnison et par une flotte de cinq cents voiles, qui mouillait dans son port[416] : l’impétuosité de Sévère déjoua ce plan de défense si prudemment combiné. Ce prince laisse ses généraux autour des murailles de la place, force le passage moins gardé de l’Hellespont ; et, impatient de voler à des conquêtes plus faciles, il marche au-devant de son rival. Byzance, attaquée par une armée nombreuse et toujours croissante, et enfin par toutes les forces navales de l’empire, soutint un siége de trois ans, et demeura fidèle au nom et à la mémoire de Niger. Les soldats et les citoyens, animés d’une ardeur dont nous ignorons la cause, se battaient en furieux : plusieurs même des principaux officiers de Niger, qui désespéraient d’obtenir leur pardon, ou qui dédaignaient de le demander, s’étaient jetés dans ce dernier asile. Les fortifications passaient pour imprenables : un célèbre ingénieur, renfermé dans la place, avait employé, pour la défendre, toutes les ressources de la mécanique connue aux anciens[417]. Enfin Byzance, pressée par la famine, ouvrit ses portes : la garnison et les magistrats furent passés au fil de l’épée, les murailles démolies, les priviléges supprimés ; et cette ville, qui devait être un jour la capitale de l’Orient, ne fut plus qu’une simple bourgade ouverte de tous côtés, et soumise à la juridiction insultante de Périnthe[418]. L’historien Dion, qui avait admiré l’état florissant de Byzance, déplora ses ruines : il reproche à Sévère d’avoir, dans son ressentiment, privé le peuple romain du plus fort boulevard que la nature eût élevé contre les Barbares du Pont et de l’Asie[419]. Cette observation ne fut que trop vérifiée dans le siècle suivant, lorsque les flottes des Goths couvrirent le Pont-Euxin, et pénétrèrent sans obstacle, par le canal du Bosphore, jusque dans le centre de la Méditerranée.
Mort de Niger et d’Albinus. Suites cruelles des guerres civiles.
Albinus et Niger éprouvèrent le même sort : vaincus tous les deux, ils furent pris dans leur fuite et condamnés à perdre la vie. Leur mort n’excita ni surprise ni compassion : ils avaient risqué leurs personnes contre le hasard d’un empire ; ils subirent le sort qu’ils auraient fait subir à leur rival ; et Sévère ne prétendait point à cette supériorité arrogante qui permet à un rival de vivre dans une condition privée. Son caractère inexorable le portait à la vengeance : mais l’avarice le rendit encore plus cruel, même lorsqu’il n’eut plus rien à redouter. Les plus riches habitans des provinces, qui, sans aucune aversion pour l’heureux candidat, avaient obéi au gouverneur que la fortune leur avait donné, furent punis par la mort, par l’exil et par la confiscation de leurs biens. Sévère, après avoir dépouillé la plupart des villes de l’Asie de leurs anciennes dignités, en exigea quatre fois les sommes qu’elles avaient payées pour le service de son compétiteur[420].
Animosité de Sévère contre le sénat.
Tant que ce prince eut des ennemis à combattre, sa cruauté fut, en quelque sorte, retenue par l’incertitude de l’événement et par sa vénération affectée pour les sénateurs. La tête sanglante d’Albinus, la lettre menaçante dont elle était accompagnée, annoncèrent aux Romains que Sévère avait pris la résolution de n’épargner aucun des partisans de son infortuné rival. Persuadé qu’il n’avait jamais eu l’affection du sénat, il avait juré à ce corps une haine éternelle ; et il faisait éclater tous les jours son ressentiment, en prétextant la découverte récente de quelque conspiration secrète. Il est vrai qu’il pardonna sincèrement à trente-cinq sénateurs accusés d’avoir favorisé le parti d’Albinus ; il s’efforça même par la suite de les convaincre qu’il avait non-seulement pardonné mais oublié leur offense présumée ; mais dans le même temps il en fit périr quarante-un autres[421], dont l’histoire nous a conservé les noms. Leurs femmes, leurs enfans, leurs cliens, subirent le même supplice, et les plus nobles habitans de la Gaule et de l’Espagne furent pareillement condamnés à mort. Une justice aussi rigide, comme il plaisait à Sévère de l’appeler, était dans son opinion le seul moyen d’assurer la paix du peuple et la tranquillité du prince ; et il daignait déplorer la condition d’un souverain, qui, pour être humain, devait nécessairement, selon lui, commencer par être cruel[422].
Sagesse et justice de son gouvernement.
En général, les véritables intérêts d’un monarque absolu sont d’accord avec ceux de son peuple. Sa grandeur réelle consiste uniquement dans le nombre, l’ordre, les richesses et la sûreté de ses sujets ; et si son cœur est sourd à la voix de la vertu, la prudence peut au moins le guider, et lui dicter la même règle de conduite. Sévère regardait l’empire de Rome comme son bien propre : il n’en fut pas plus tôt possesseur paisible, qu’il n’oublia rien pour cultiver et pour améliorer une si précieuse acquisition. Des lois salutaires, exécutées avec une fermeté inflexible, corrigèrent bientôt la plupart des abus qui, depuis la mort de Marc-Aurèle, s’étaient introduits dans toutes les parties du gouvernement. Lorsque l’empereur rendait la justice, l’attention, le discernement et l’impartialité caractérisaient ses décisions. S’il s’écartait quelquefois des principes d’une exacte équité, il faisait toujours pencher la balance en faveur du pauvre et des opprimés, moins guidé, il est vrai, par quelque sentiment d’humanité que par le penchant naturel qu’ont les princes despotes à humilier l’orgueil des grands, et à rabaisser tous leurs sujets au niveau commun d’une dépendance absolue. Ses dépenses considérables en bâtimens et en spectacles magnifiques, et ses distributions constantes de blé et de provisions de toute espèce, étaient les moyens les plus sûrs de captiver l’affection du peuple romain[423].
Paix et prospérité universelles.
On avait oublié les malheurs des guerres civiles, et les provinces goûtaient encore une fois les avantages de la paix et de la prospérité. Plusieurs villes rétablies par la magnificence de Sévère, prirent le titre de colonies, et attestèrent, par des monumens publics, leur reconnaissance et leur félicité[424]. Ce prince habile, toujours suivi par la fortune, fit revivre la réputation des armes romaines[425], et il se glorifiait, à juste titre, de ce qu’ayant trouvé l’empire accablé de guerres civiles et étrangères, il le laissait dans le calme d’une paix profonde, honorable et universelle[426].
La discipline militaire relâchée.
Quoique les plaies faites à l’état par les discordes intestines parussent entièrement guéries, un poison mortel attaquait les sources de la constitution. Sévère possédait un caractère ferme et des talens supérieurs ; mais le génie audacieux du premier des Césars, où la politique profonde d’Auguste aurait à peine été capable de courber l’insolence des légions victorieuses. La reconnaissance, une nécessité apparente et une politique mal entendue, engagèrent Sévère à relâcher les ressorts de la discipline militaire[427]. Il flatta la vanité des soldats, et parut s’occuper de leurs plaisirs, en leur permettant de porter des anneaux d’or, et de vivre dans les camps avec leurs femmes. Leur paye n’avait jamais été aussi forte ; ils recevaient de plus des largesses extraordinaires à chaque fête publique, ou toutes les fois que l’état était menacé de quelque danger. Insensiblement ils s’accoutumèrent à exiger ces gratifications. Enflés par la prospérité, énervés par le luxe, et élevés par des prérogatives dangereuses au-dessus des sujets de l’empire[428], ils furent bientôt incapables de supporter les fatigues militaires ; et sans cesse disposés à secouer le joug d’une juste subordination, ils devinrent le fléau de leur patrie. De leur côté, les officiers ne soutenaient la supériorité de leur rang que par un extérieur plus pompeux et par une profusion plus éclatante. Il existe encore une lettre de Sévère, dans laquelle ce prince se plaint amèrement de la licence de ses armées[429], et exhorte un de ses généraux à commencer par les tribuns eux-mêmes une réforme indispensable. En effet, comme il l’observe très-bien, un officier qui perd l’estime de ses soldats ne peut en exiger l’obéissance[430]. Si l’empereur eût suivi cette réflexion dans toute son étendue, il aurait facilement découvert que la corruption générale prenait sa source, sinon dans l’exemple du premier chef, au moins dans sa funeste indulgence.
Nouveaux prétoriens.
Les prétoriens qui avaient massacré leur maître et vendu publiquement l’empire, avaient reçu le châtiment que méritait leur trahison ; mais l’institution nécessaire, quoique dangereuse, des gardes, fut rétablie sur un nouveau plan, et leur nombre devint quadruple de ce qu’il était auparavant[431]. Ces troupes n’avaient d’abord été composées que des habitans de l’Italie ; lorsque les mœurs amollies de la capitale s’introduisirent par degrés dans les contrées voisines, la Macédoine, la Norique et l’Espagne furent aussi comprises dans les levées. C’était de ces différentes provinces que l’on tirait une troupe brillante, dont l’élégance convenait mieux à la pompe des cours qu’aux opérations pénibles d’une campagne. Sévère entreprit de la rendre utile ; il ordonna que désormais les gardes seraient formées de l’élite des légions répandues sur les frontières. On choisissait dans leur sein les soldats les plus distingués par leur force, par leur valeur et par leur fidélité. Ce nouveau service devenait pour eux un honneur et une récompense[432]. La jeunesse italienne perdit ainsi l’usage des armes, et une multitude de Barbares vint étonner de sa présence et de ses mœurs la capitale tremblante ; mais l’empereur voulait que les légions regardassent ces prétoriens d’élite comme les représentans de tout l’ordre militaire ; il se flattait en même temps qu’un secours toujours présent de cinquante mille hommes, plus habiles à la guerre et mieux payés que les autres soldats, ferait évanouir tout espoir de rebellion, et assurerait l’empire à sa postérité.
Préfet du prétoire.
Le commandement de ces guerriers redoutables et si chéris du souverain, devint bientôt le premier poste de l’état. Comme le gouvernement avait dégénéré en un despotisme militaire, le préfet du prétoire, qui, dans son origine, avait été simple capitaine des gardes, fut placé à la tête, non-seulement de l’armée, mais encore de la finance et même de la législation[433]. Il représentait la personne de l’empereur, et exerçait son autorité dans toutes les parties de l’administration. Plautien, ministre favori de Sévère, fut revêtu le premier de cette place importante, et abusa pendant plus de dix ans de la puissance qu’elle lui donnait. Enfin, le mariage de sa fille avec le fils aîné de l’empereur, qui semblait devoir assurer sa fortune, devint la cause de sa perte[434]. Les intrigues du palais, qui excitaient tour à tour son ambition et ses craintes, menacèrent de produire une révolution. Sévère, qui chérissait toujours son ministre[435], se vit forcé, quoiqu’à regret, de consentir à sa mort[436]. Après la chute de Plautien, l’emploi dangereux de préfet du prétoire fut donné au savant Papinien, jurisconsulte célèbre.
Le sénat opprimé par le despotisme militaire.
Depuis la mort d’Auguste, ce qui avait distingué les plus vertueux et les plus prudens de ses successeurs, c’étaient leur attachement ou du moins leur respect apparent pour le sénat, et leurs égards attentifs pour le tissu toujours délicat de la nouvelle constitution. Mais Sévère, élevé dans les camps, avait été accoutumé dans sa jeunesse à une obéissance aveugle ; et lorsqu’il fut plus avancé en âge, il ne connut d’autorité que le despotisme du commandement militaire. Son esprit hautain et inflexible ne pouvait découvrir, ou ne voulait pas apercevoir l’avantage de conserver, entre l’empereur et l’armée, une puissance intermédiaire, quoique fondée uniquement sur l’imagination. Il dédaignait de s’avouer le ministre d’une assemblée qui le détestait et qui tremblait à son moindre signe de mécontentement ; il donnait des ordres, tandis qu’une simple requête aurait eu la même force. Sa conduite était celle d’un souverain et d’un conquérant ; il affectait même d’en prendre le langage ; enfin, ce prince exerçait ouvertement toute l’autorité législative, aussi-bien que le pouvoir exécutif.
Nouvelles maximes de la prérogative impériale.
Il était aisé de triompher du sénat ; une pareille victoire n’avait rien de glorieux. Tous les regards étaient fixés sur le premier magistrat, qui disposait des armes et des trésors de l’état : tous les intérêts se rapportaient à ce chef suprême. Le sénat, dont l’élection ne dépendait point du peuple, et qui n’avait aucunes troupes pour sa défense, ne s’occupait plus du bien public. Son autorité chancelante portait sur une base faible et prête à s’écrouler : le souvenir de son ancienne sagesse, cette belle théorie du gouvernement républicain, disparaissait insensiblement et faisait place à ces passions plus naturelles, à ces mobiles plus réels et plus solides que met en jeu le pouvoir monarchique. Depuis que le droit de bourgeoisie et les honneurs attachés au nom de citoyen avaient passé aux habitans des provinces, qui n’avaient jamais connu, ou qui ne se rappelaient qu’avec horreur l’administration tyrannique de leurs conquérans, le souvenir des maximes républicaines s’était insensiblement effacé. C’est avec une maligne satisfaction que les historiens grecs du siècle des Antonins observent qu’en s’abstenant, par respect pour des préjugés presque oubliés, de prendre le titre de roi, le souverain de Rome possédait, dans toute son étendue, la prérogative royale[437]. Sous le règne de Sévère, le sénat fut rempli d’Orientaux qui venaient étaler dans la capitale le luxe et la politesse de leur patrie. Ces esclaves éloquens et doués d’une imagination brillante, cachèrent la flatterie sous le voile d’un sophisme ingénieux, et réduisirent la servitude en principe. La cour les applaudissait avec transport ; et le peuple les écoutait avec tranquillité, lorsque, pour défendre la cause du despotisme, ils démontraient la nécessité d’une obéissance passive, ou qu’ils déploraient les malheurs inévitables qu’entraîne la liberté. Les jurisconsultes et les historiens enseignaient également que la puissance impériale n’était point une simple délégation ; mais que le sénat avait irrévocablement cédé tous ses droits au souverain. Ils répétaient que l’empereur ne devait point être subordonné aux lois ; que sa volonté arbitraire s’étendait sur la vie et sur la fortune des citoyens, et qu’il pouvait disposer de l’état comme de son patrimoine[438]. Les plus habiles de ces jurisconsultes et principalement Papinien, Paulus et Ulpien, fleurirent sous les princes de la maison de Sévère. Ce fut à cette époque que la jurisprudence romaine, liée intimement au système de la monarchie, parut avoir atteint le dernier degré de perfection et de maturité. Les contemporains de Sévère, qui jouissaient de la gloire et du bonheur de son règne, lui pardonnèrent les cruautés qui lui avaient frayé le chemin au trône. Leur postérité, qui éprouva les suites funestes de ses maximes et de son exemple, le regarda, à juste titre, comme le principal auteur de la décadence des Romains.
CHAPITRE VI.
Mort de Sévère. Tyrannie de Caracalla. Usurpation de Macrin. Folies d’Héliogabale. Vertus d’Alexandre Sévère. Licence des troupes. État général des finances des Romains.
Grandeur et agitation de Sévère.
LES routes qui mènent à la grandeur sont escarpées et bordées de précipices ; cependant un esprit actif, en parcourant cette carrière dangereuse, trouve sans cesse un nouvel attrait dans la difficulté de l’entreprise et dans le développement de ses propres forces : mais la possession même d’un trône ne pourra jamais satisfaire un homme ambitieux ; Sévère sentit bien vivement cette triste vérité. La fortune et le mérite l’avaient tiré d’un état obscur pour l’élever à la première place du monde. « J’ai été tout, s’écriait-il, et tout a bien peu de valeur[439]. » Agité sans cesse par le soin pénible, non d’acquérir, mais de conserver un empire, courbé sous le poids de l’âge et des infirmités ; peu sensible à la renommée[440] ; rassasié de pouvoir, il n’apercevait plus rien autour de lui qui pût fixer ses regards inquiets. Le désir de perpétuer la puissance souveraine dans sa famille devint le dernier vœu de son ambition et de sa sollicitude paternelle.
L’impératrice Julie, sa femme.
Ce prince, comme presque tous les Africains, s’appliquait avec la plus grande ardeur aux vaines études de la divination et de la magie ; il était profondément versé dans l’interprétation des songes et des présages, et connaissait parfaitement l’astrologie judiciaire ; science qui, de tout temps, excepté dans notre siècle, a conservé son empire sur l’esprit de l’homme. Sévère avait perdu sa première femme tandis qu’il commandait dans la Gaule lyonnaise[441]. Résolu de se remarier, il ne voulut s’unir qu’avec une personne dont la destinée fût heureuse. On lui dit qu’une jeune dame d’Émèse en Syrie était née sous une constellation qui présageait la royauté : aussitôt il la recherche en mariage, et obtient sa main[442]. Julie Domna, c’est ainsi qu’on la nommait, méritait tout ce que les astres pouvaient lui promettre. Elle conserva jusque dans un âge avancé les charmes de la beauté[443], et elle joignit à une imagination pleine de grâces une fermeté d’âme et une force de jugement qui sont rarement le partage de son sexe. Ses aimables qualités ne firent jamais une impression bien vive sur le caractère sombre et jaloux de son mari. Sous le règne de son fils, lorsqu’elle dirigea les principales affaires de l’empire, elle montra une prudence qui affermit l’autorité de ce jeune prince, et une modération qui en corrigea quelquefois les folles extravagances[444]. Julie cultiva les lettres et la philosophie avec quelque succès et avec une grande réputation. Elle protégea les arts, et fut l’amie de tout homme de génie[445]. Son mérite a été célébré par des écrivains qui représentent cette princesse comme un modèle accompli. La reconnaissance les a sans doute aveuglés. En effet, si nous devons ajouter foi à la médisance de l’histoire ancienne, la chasteté n’était pas la vertu favorite de l’impératrice Julie[446].
Leurs deux fils, Caracalla et Géta.
Deux fils, Caracalla[447] et Géta, étaient le fruit de ce mariage, et devaient un jour gouverner l’univers. Les idées magnifiques que Sévère et ses sujets s’étaient formées, en voyant s’élever ces appuis du trône, furent bientôt détruites. Les enfans de l’empereur passèrent leur jeunesse dans l’indolence, si ordinaire aux princes destinés à porter la couronne, et qui présument que la fortune leur tiendra lieu de mérite et d’application. [Leur aversion mutuelle.]Sans aucune émulation de talens ou de vertu, ils conçurent l’un pour l’autre, dès leur enfance, une haine implacable. Leur aversion éclata presque dans le berceau ; elle s’accrut avec l’âge, et, fomentée par des favoris intéressés à la perpétuer, elle donna naissance à des querelles plus sérieuses ; enfin, elle divisa le théâtre, le cirque et la cour en deux factions, sans cesse agitées par les espérances et par les craintes de leurs chefs respectifs. L’empereur mit en œuvre tout ce que lui suggéra sa prudence, pour étouffer cette animosité dans son origine. Il employa tour à tour les conseils et l’autorité : la malheureuse antipathie de ses enfans obscurcissait l’avenir brillant qui s’était offert à ses yeux, et lui faisait craindre la chute d’un trône élevé à travers mille dangers, cimenté par des flots de sang, et soutenu par tout ce que pouvait donner de sécurité la force militaire, accompagnée d’immenses trésors. Dans la vue de tenir entre eux la balance toujours égale, il donna aux deux frères le titre d’Auguste et le nom sacré d’Antonin. Rome fut gouvernée, pour la première fois, par trois empereurs[448]. [Trois empereurs.]Cette distribution égale de faveurs ne servit qu’a exciter le feu de la discorde : tandis que le superbe Caracalla se vantait d’être le fils aîné du souverain, Géta, plus modéré, cherchait à se concilier l’amour des soldats et du peuple. Sévère, dans la douleur d’un père affligé, prédit que le plus faible de ses enfans tomberait un jour sous les coups du plus fort, qui serait à son tour victime de ses propres vices[449].
Guerre de Calédonie. A. D. 208.
Dans ces circonstances malheureuses, ce prince reçut avec plaisir la nouvelle d’une guerre en Bretagne, et d’une invasion des habitans du nord de cette province. La vigilance de ses lieutenans eût suffi pour repousser l’ennemi ; mais il crut devoir saisir un prétexte si honorable, pour arracher ses fils au luxe de Rome, qui énervait leur âme et qui irritait leurs passions, et pour endurcir ces jeunes princes aux travaux de la guerre et de l’administration. Malgré son âge avancé, car il avait alors plus de soixante ans, et malgré sa goutte, qui l’obligeait de se faire porter en litière, il se rendit en personne dans cette île éloignée, accompagné de ses deux fils, de toute sa cour et d’une armée formidable. Immédiatement après son arrivée, il passa les murailles d’Adrien et d’Antonin, et entra dans le pays ennemi, avec le projet de terminer la conquête, si souvent entreprise, de la Bretagne. Il pénétra jusqu’à l’extrémité septentrionale de l’île sans rencontrer aucune armée ; mais les embuscades des Calédoniens, qui, invisibles ennemis sans cesse postés autour de l’armée romaine, tombaient tout à coup sur les flancs et sur l’arrière-garde, le froid rigoureux du climat et les fatigues d’une marche pénible à travers les montagnes et les lacs glacés de l’Écosse, coûtèrent, dit-on, à l’empire, plus de cinquante mille hommes. Enfin, les Calédoniens, épuisés par des attaques vives et réitérées, demandèrent la paix, remirent au vainqueur une partie de leurs armes, et lui cédèrent une étendue très-considérable de leur territoire. Mais leur soumission n’était qu’apparente, elle cessa avec la terreur que leur inspirait la présence de l’ennemi. Dès que les Romains se furent retirés, les Barbares secouèrent le joug et recommencèrent les hostilités. Leur esprit indomptable enflamma le courroux de Sévère. Ce prince résolut d’envoyer une autre armée dans la Calédonie, avec l’ordre barbare de marcher contre les habitans, non pour les soumettre, mais pour les exterminer. La mort vint le surprendre tandis qu’il méditait cette cruelle exécution[450].
Fingal et ses héros.
Cette guerre calédonienne, peu fertile en événements remarquables et dont les suites n’ont point été importantes, semblerait ne pas devoir mériter notre attention ; mais on suppose, avec beaucoup de vraisemblance, que l’invasion de Sévère tient à l’époque la plus brillante de l’histoire ou de la fable des anciens Bretons. Un auteur moderne vient de faire revivre dans notre langue les exploits et la gloire des poètes et des héros qui vivaient dans ces temps reculés. Fingal, dit-on, commandait alors les Calédoniens ; il osa braver la puissance formidable de Sévère, et il remporta sur les rives du Carun, une victoire signalée, dans laquelle le fils du roi du monde, Caracul, prit la fuite avec précipitation à travers les champs de son orgueil[451].
Contraste des Calédoniens et des Romains.
Ces traditions écossaises sont toujours couvertes de quelques nuages que, jusqu’à présent, les recherches les plus ingénieuses des critiques[452] n’ont pu dissiper entièrement. Mais si nous pouvions nous permettre, avec quelque certitude, cette séduisante supposition que Fingal vivait et qu’Ossian chantait alors, le contraste frappant des mœurs et de la situation pourrait intéresser un esprit philosophique. Si l’on compare la vengeance implacable de Sévère avec la noblesse, la générosité de Fingal, le caractère lâche et féroce de Caracalla avec la bravoure, le génie brillant, la douce sensibilité d’Ossian ; si l’on oppose à des chefs mercenaires que la crainte ou l’intérêt force à suivre les étendards de l’empire, des guerriers indépendans, qui volent aux armes à la voix du roi de Morven ; en un mot, si l’on contemple d’un côté la liberté, les vertus éclatantes, simples et naturelles des Calédoniens ; de l’autre l’esclavage, la corruption et les crimes flétrissans des Romains dégénérés, le parallèle ne sera pas à l’avantage de la nation la plus civilisée.
Ambition de Caracalla.
La santé languissante et la dernière maladie de l’empereur enflammèrent l’ambition sauvage de Caracalla. Dévoré du désir de régner, déjà le fils de Sévère souffrait impatiemment que l’empire se trouvât partagé ; il médita le noir projet d’abréger les jours d’un père expirant, et même il essaya d’exciter une rebellion parmi les troupes[453]. Ses intrigues furent inutiles. Le vieil empereur avait souvent blâmé l’indulgence aveugle de Marc-Aurèle, qui pouvait, par un seul acte de justice, sauver les Romains de la tyrannie de son indigne fils. Placé dans les mêmes circonstances, ce prince sentit avec quelle facilité la tendresse d’un père étouffe dans le cœur des souverains la sévérité d’un juge. Il délibérait, il menaçait, mais il ne pouvait punir ; son âme s’ouvrit alors, pour la première fois, à la pitié, et cet unique et dernier mouvement de sensibilité fut plus fatal à l’empire que la longue série de ses cruautés[454].
Mort de Sévère, et avènement de ses deux fils. A. D. 211, 4 février.
L’agitation de son âme irritait les douleurs de sa maladie : il souhaitait ardemment la mort ; son impatience le fit descendre plus promptement au tombeau : il rendit les derniers soupirs à York, dans la soixante-sixième année de sa vie, et dans la dix-huitième d’un règne brillant et heureux. Avant d’expirer, il recommanda la concorde à ses fils et à l’armée. Les dernières instructions de Sévère ne parvinrent pas jusqu’au cœur des jeunes princes ; ils n’y firent pas même la plus légère attention ; mais les troupes, fidèles à leur serment, obéirent à l’autorité d’un maître dont elles respectaient encore la cendre ; elles résistèrent aux sollicitations de Caracalla, et proclamèrent les deux frères empereurs de Rome. Les nouveaux souverains laissèrent les Calédoniens en paix, retournèrent dans la capitale, où ils rendirent à leur père les honneurs divins, et furent reconnus solennellement souverains légitimes par le sénat, par le peuple et par les provinces. Il paraît que l’on accorda, pour le rang, quelque prééminence au frère aîné ; mais ils gouvernèrent tous les deux l’empire avec un pouvoir égal et indépendant[455].
Jalousie et haine des deux empereurs.
Une pareille administration aurait allumé la discorde entre les deux frères le plus tendrement unis. Il était impossible que cette forme de gouvernement subsistât long-temps entre deux ennemis implacables, qui, remplis d’une méfiance réciproque, ne pouvaient désirer une réconciliation. On prévoyait que l’un des deux seulement pouvait régner, et que l’autre devait périr. Chacun, en particulier, jugeant par ses propres sentimens des desseins de son rival, usait de la plus exacte vigilance pour mettre sa vie à l’abri des attaques du poison ou de l’épée. Ils parcoururent rapidement la Gaule et l’Italie ; et, pendant tout ce voyage, jamais ils ne mangèrent à la même table, ni ne dormirent sous le même toit, donnant ainsi, dans les provinces qu’ils traversaient, le spectacle odieux de l’inimitié fraternelle. À leur arrivée a Rome, ils se partagèrent aussitôt la vaste étendue du palais impérial[456]. Toute communication fut fermée entre leurs appartemens : on avait fortifié avec soin les portes et les passages ; et les sentinelles qui les gardaient se relevaient avec la même précaution que dans une ville assiégée. Les empereurs ne se voyaient qu’en public, en présence d’une mère affligée, entourés chacun d’une troupe nombreuse et toujours armée ; et même, dans les grandes cérémonies, la dissimulation, si ordinaire dans les cours, cachait à peine l’animosité des deux frères[457].
Négociations des deux frères pour diviser l’empire entre eux.
Déjà cette guerre intestine déchirait l’état, lorsqu’on proposa tout à coup un plan qui semblait également avantageux aux deux princes. On leur représenta que, puisqu’il leur était impossible de se réconcilier, ils devaient séparer leurs intérêts et se partager l’empire. Les conditions du traité furent soigneusement dressées : on convint que Caracalla, comme l’aîné, resterait en possession de l’Europe et de l’Afrique occidentale, et qu’il abandonnerait à son frère la souveraineté de l’Asie et de l’Égypte. Géta pouvait fixer sa résidence dans la ville d’Alexandrie ou dans celle d’Antioche, qui le cédaient à peine à Rome pour la grandeur et pour l’opulence. De nombreuses armées, campées des deux côtés du Bosphore de Thrace, auraient gardé les frontières des monarchies rivales ; enfin les sénateurs d’origine européenne devaient reconnaître le souverain de Rome, tandis que ceux qui étaient nés en Asie auraient suivi l’empereur d’Orient. Les pleurs de l’impératrice rompirent cette négociation, dont l’idée seule avait rempli tous les cœurs romains d’indignation et de surprise. La masse puissante d’une monarchie composée de tant de nations était tellement cimentée par la main du temps et de la politique, qu’il fallait une force prodigieuse pour la séparer en deux parties : les Romains avaient raison de craindre qu’une guerre civile n’en rejoignît bientôt, sous un même maître, les membres déchirés ; ou bien si l’empire restait divisé, tout présageait la chute d’un édifice dont l’union avait été jusque alors la base la plus ferme et la plus solide[458].
Meurtre de Géta. A. D. 212, 27 février.
Si le traité projeté entre les deux princes eût été conclu, le souverain de l’Europe se serait bientôt emparé de l’Asie. Mais Caracalla remporta, avec l’arme du crime, une victoire plus facile. Il parut se rendre aux supplications de sa mère, et consentit à une entrevue avec son frère dans l’appartement de l’impératrice Julie. Tandis que les empereurs s’entretenaient de réconciliation et de paix, quelques centurions qui avaient trouvé moyen de se cacher dans l’appartement, fondirent, l’épée à la main, sur l’infortuné Géta. Sa mère éperdue s’efforce, en l’entourant de ses bras, de le soustraire au danger ; mais tous ses efforts sont inutiles ; blessée elle-même à la main, elle est couverte du sang de Géta ; et elle aperçoit le frère impitoyable de ce malheureux prince, animant les meurtriers et leur montrant lui-même l’exemple[459]. Dès que ce forfait eut été commis, Caracalla, l’horreur peinte dans toute sa contenance, courut avec précipitation se réfugier dans le camp des prétoriens, comme dans son unique asile ; il se prosterna aux pieds des statues des dieux tutélaires[460]. Les soldats entreprirent de le relever et de le consoler. Il leur apprit en quelques mots pleins de trouble et souvent interrompus, qu’il avait eu le bonheur d’échapper à un danger imminent ; et, après leur avoir insinué qu’il avait prévenu les desseins cruels de son ennemi, il leur déclara qu’il était résolu de vivre et de mourir avec ses fidèles prétoriens. Géta avait été le favori des troupes ; mais leur regret devenait inutile, et la vengeance dangereuse : d’ailleurs, elles respectaient toujours le fils de Sévère. Le mécontentement se dissipa en vains murmures ; et Caracalla sut bientôt les convaincre de la justice de sa cause, en leur distribuant les immenses trésors de son père[461]. Les dispositions des soldats importaient seules à la puissance et à la sûreté du prince. Leur déclaration en sa faveur entraînait l’obéissance et la fidélité du sénat : cette assemblée docile était toujours prête à ratifier la décision de la fortune. Mais comme Caracalla voulait apaiser les premiers mouvemens de l’indignation publique, il respecta la mémoire de son frère, et lui fit rendre les mêmes honneurs que l’on décernait aux empereurs romains[462]. La postérité, en déplorant le sort de Géta, a fermé les yeux sur ses vices. Nous ne voyons dans ce jeune prince qu’une victime innocente, sacrifiée à l’ambition de son frère, sans faire attention qu’il manquait plutôt de pouvoir que de volonté, pour se porter aux mêmes excès[463].
Remords et cruautés de Caracalla.
Le crime de Caracalla ne demeura pas impuni. Ni les occupations, ni les plaisirs, ni la flatterie, ne purent le soustraire aux remords déchirans d’une conscience coupable ; et dans l’horreur des tourmens qui déchiraient son âme, il avouait que souvent le front sévère de son père et l’ombre sanglante de Géta se présentaient à son imagination troublée. Il croyait les voir sortir tout à coup de leurs tombeaux ; il croyait entendre leurs reproches et les menaces effrayantes dont ils l’accablaient[464]. Ces images terribles auraient dû l’engager à tâcher de convaincre le monde par les vertus de son règne, qu’une nécessité fatale l’avait seule précipité dans un crime involontaire ; mais le repentir de Caracalla ne fit que le porter à exterminer tout ce qui pouvait lui rappeler son crime et le souvenir de son frère assassiné. À son retour du sénat, il trouva dans le palais sa mère entourée de plusieurs matrones respectables par leur naissance et par leur dignité, qui toutes déploraient le destin d’un prince moissonné à la fleur de son âge. L’empereur furieux les menaça de leur faire subir le même sort. Fadilla, la dernière des filles de Marc-Aurèle, mourut en effet par l’ordre du tyran ; et l’infortunée Julie fut obligée d’arrêter le cours de ses pleurs, d’étouffer ses soupirs, et de recevoir le meurtrier avec des marques de joie et d’approbation. On prétend que vingt mille personnes de l’un et de l’autre sexe souffrirent la mort, sous le prétexte vague qu’elles avaient été amies de Géta. L’arrêt fatal fut prononcé contre les gardes et les affranchis du prince, contre les ministres qu’il avait chargés du gouvernement de son empire, et contre les compagnons de ses plaisirs. Ceux qu’il avait revêtus de quelque emploi dans les armées et dans les provinces furent compris dans la proscription, dans laquelle on s’efforça d’envelopper tous ceux qui pouvaient avoir eu la moindre liaison avec Géta, qui pleuraient sa mort, ou même qui prononçaient son nom[465]. Un bon mot déplacé coûta la vie à Helvius Pertinax, fils du prince de ce nom[466]. Le seul crime de Thrasea-Priscus fut d’être descendu d’une famille illustre, dans laquelle l’amour de la liberté semblait héréditaire[467]. Les moyens particuliers de la calomnie et du soupçon s’épuisèrent à la fin. Lorsqu’un sénateur était accusé d’être l’ennemi secret du gouvernement, l’empereur se contentait de savoir, en général, qu’il possédait quelques biens, et qu’il s’était rendu recommandable par sa vertu. Ce principe une fois établi, Caracalla en tira souvent les conséquences les plus cruelles.
Mort de Papinien.
L’exécution de tant de victimes innocentes avait porté la douleur dans le sein de leurs familles et de leurs amis, qui répandaient des larmes en secret. La mort de Papinien, préfet du prétoire, fut pleurée comme une calamité publique. Durant les sept dernières années du règne de Sévère, ce célèbre jurisconsulte avait occupé le premier poste de l’état, et avait guidé, par ses sages conseils, les pas de l’empereur dans les sentiers de la justice et de la modération. Sévère, qui connaissait si bien ses talens et sa vertu, l’avait conjuré à son lit de mort de veiller à la prospérité de l’empire, et d’entretenir l’union entre ses fils[468]. Les efforts généreux de Papinien ne servirent qu’à enflammer la haine violente que Caracalla avait déjà conçue contre le ministre de son père. Après le meurtre de Géta, le préfet reçut ordre d’employer toute la force de son éloquence pour prononcer, dans un discours étudié, l’apologie de ce forfait. Le philosophe Sénèque, dans une circonstance semblable, n’avait point rougi de vendre sa plume au fils et à l’assassin d’Agrippine[469], et d’écrire au sénat en son nom. Papinien refusa d’obéir au tyran : « Il est plus aisé de commettre un parricide que de le justifier. » Telle fut la noble réponse de cet illustre personnage, qui n’hésita pas entre la perte de la vie et celle de l’honneur[470]. Une vertu si intrépide, qui s’est soutenue pure et sans tache au milieu des intrigues de la cour, des affaires les plus sérieuses et du dédale des lois, jette un éclat bien plus vif sur les cendres de Papinien que toutes ses grandes dignités, que ses nombreux écrits[471], et que la réputation immortelle dont il a joui dans tous les siècles comme jurisconsulte[472].
La tyrannie de Caracalla s’étend sur tout l’empire.
Jusqu’à ce moment, sous les règnes même les plus désastreux, les Romains avaient trouvé une sorte de bonheur et de consolation dans le caractère de leurs différens princes, indolens dans le vice, actifs quand ils étaient animés par la vertu. Auguste, Trajan, Adrien et Marc-Aurèle, visitaient en personne la vaste étendue de leurs domaines : partout la sagesse et la bienfaisance marchaient à leur suite. Tibère, Néron et Domitien, qui firent presque toujours leur résidence à Rome, ou dans des campagnes aux environs de cette ville, n’exercèrent leur tyrannie que contre le sénat et l’ordre équestre[473]. Caracalla déclara la guerre à l’univers entier. [A. D. 213.]Une année environ après la mort de Géta, il quitta Rome, et jamais il n’y retourna dans la suite. Il passa le reste de son règne dans les différentes provinces de l’empire, principalement en Orient. Chaque contrée devint tour à tour le théâtre de ses rapines et de ses cruautés. Les sénateurs, que la crainte engageait à suivre sa marche capricieuse, étaient obligés de dépenser des sommes immenses pour lui procurer tous les jours de nouveaux divertissemens, qu’il abandonnait avec mépris à ses gardes. Ils élevaient dans chaque ville des théâtres et des palais magnifiques, que l’empereur ne daignait pas visiter, ou qu’il faisait aussitôt démolir. Les sujets les plus opulens furent ruinés par des confiscations et par des amendes, tandis que le corps entier de la nation gémissait sous le poids des impôts[474]. Au milieu de la paix, l’empereur, pour une offense très-légère, condamna généralement à la mort tous les habitans de la ville d’Alexandrie en Égypte. Posté dans un lieu sûr du temple de Sérapis, il ordonnait et contemplait avec un plaisir barbare le massacre de plusieurs milliers d’hommes, citoyens et étrangers, sans avoir aucun égard au nombre de ces infortunés, ni à la nature de leur faute : car, ainsi qu’il l’écrivit froidement au sénat, de tous les habitans de cette grande ville, ceux qui avaient péri et ceux qui s’étaient échappés méritaient également la mort[475].
Relâchement de la discipline.
Les sages instructions de Sévère ne firent jamais aucune impression durable sur l’âme de son fils : avec de l’imagination et de l’éloquence, Caracalla manquait de jugement ; ce prince n’avait aucun sentiment d’humanité[476] ; il répétait sans cesse « qu’un souverain devait s’assurer l’affection de ses soldats et compter pour rien le reste de ses sujets[477]. » Dans tout le cours de son règne, il suivit constamment cette maxime dangereuse et bien digne d’un tyran. La prudence avait mis des bornes à la libéralité du père, et une autorité ferme modéra toujours son indulgence pour les troupes ; le fils ne connut d’autre politique que celle de prodiguer des trésors immenses : son aveugle profusion entraîna la perte de l’armée et de l’empire. Les guerriers, élevés jusque alors dans la discipline des camps, perdirent leur vigueur dans le luxe des villes. L’augmentation excessive de la paye et des gratifications[478] épuisa la classe des citoyens pour enrichir l’ordre militaire. On ignorait qu’une pauvreté honorable est le seul moyen qui puisse rendre les soldats modestes dans la paix, et capables de défendre l’état en temps de guerre. Caracalla, fier et superbe au milieu de sa cour, oubliait avec ses troupes la dignité de son rang ; il encourageait leur insolente familiarité, et négligeant les devoirs essentiels d’un général, il affectait l’habillement et les manières d’un simple soldat.
Meurtre de Caracalla. A. D. 217, 8 Mars.
Le caractère et la conduite de Caracalla ne pouvaient lui concilier ni l’amour ni l’estime de ses sujets ; mais tant que ses vices furent utiles à l’armée, il n’eut point à redouter les dangers d’une rebellion. Une conspiration secrète, allumée par ses propres soupçons, lui devint fatale. Deux ministres partageaient alors la préfecture du prétoire : Adventus, ancien soldat plutôt qu’habile officier, avait le département militaire ; l’administration civile était entre les mains d’Opilius Macrin, qui devait cette place importante à sa réputation et à son habileté pour les affaires. La faveur dont il jouissait variait selon le caprice du tyran, et sa vie dépendait du plus léger soupçon ou de la moindre circonstance. La méchanceté ou le fanatisme inspira tout à coup un Africain qui passait pour être profondément versé dans la connaissance de l’avenir : cet homme annonça que Macrin et son fils régneraient un jour sur l’Empire romain. Le bruit s’en répandit aussitôt dans les provinces, et lorsque le prophète eut été envoyé chargé de chaînes dans la capitale, il soutint, en présence du préfet de la ville, la vérité de sa prédiction. Ce magistrat, qui avait reçu des ordres précis de rechercher les successeurs de Caracalla, s’empressa de communiquer cette découverte à la cour de l’empereur, qui résidait alors en Syrie ; mais malgré toute la diligence des courriers publics, un ami de Macrin trouva le moyen de l’avertir du danger qu’il courait. Le prince conduisait un chariot de course lorsqu’il reçut des lettres de Rome : il les donna sans les ouvrir à son préfet du prétoire, en lui recommandant d’expédier les affaires ordinaires, et de lui faire ensuite le rapport des plus importantes. Macrin apprit ainsi le sort dont il était menacé : résolu de détourner l’orage, il enflamma le mécontentement de quelques officiers subalternes, et se servit de la main de Martial, soldat déterminé, qui n’avait pu obtenir le grade de centurion. L’empereur était parti d’Édesse pour se rendre en pèlerinage à Charres[479], dans un fameux temple de la Lune. Il avait à sa suite un corps de cavalerie ; mais ayant été obligé de s’arrêter un moment sur la route, comme les gardes se tenaient par respect à quelque distance de sa personne, Martial s’approcha de lui, sous prétexte de lui rendre quelque service, et le poignarda. L’assassin fut tué à l’instant par un archer scythe, de la garde impériale. Telle fut la fin d’un monstre dont la vie déshonorait la nature humaine, et dont le règne accuse la patience des Romains[480]. Les soldats reconnaissans oublièrent ses vices, ne pensèrent qu’à sa libéralité, et forcèrent les sénateurs à prostituer la majesté de leur corps et celle de la religion, en le mettant au rang des dieux. [Imitation d’Alexandre.]Tant que cet être divin avait vécu parmi les hommes, Alexandre-le-Grand avait été le seul héros qu’il jugeât digne de son admiration. Caracalla prenait le nom et l’habillement du vainqueur de l’Asie, avait formé pour sa garde une phalange macédonienne, recherchait les disciples d’Aristote, et déployait, avec un enthousiasme puéril, le seul sentiment qui marquât quelque estime pour la gloire et pour la vertu. Charles XII, après la bataille de Nerva et la conquête de la Pologne, pouvait se vanter d’avoir égalé la bravoure et la magnanimité du fils de Philippe, quoiqu’il n’eût aucune de ses qualités aimables ; mais l’assassin de Géta, dans toutes les actions de sa vie, n’a pas la moindre ressemblance avec le héros de Macédoine ; et s’il peut lui être comparé, ce n’est que pour avoir versé le sang d’un grand nombre de ses amis et de ceux de son père[481].
Élection et caractère de Macrin.
Après la chute de Caracalla, l’on n’eut point recours à l’autorité d’un sénat faible et éloigné ; les troupes seules donnèrent un maître à l’univers. Le choix de l’armée fut d’abord suspendu ; et comme il ne se présentait aucun candidat dont le mérite distingué et la naissance illustre pussent fixer les regards et réunir tous les suffrages, l’empire resta sans chef pendant trois jours. L’influence marquée des gardes prétoriennes enfla les espérances de leurs commandans : ces ministres redoutables commencèrent à faire valoir leurs droits légitimes sur le trône vacant. Cependant Adventus, le plus ancien des deux préfets, ne fut point ébloui par l’éclat d’une couronne : son âge, ses infirmités, une réputation peu éclatante, des talens plus médiocres encore, l’engagèrent à céder cet honneur dangereux à un collègue adroit et entreprenant. Quoique les troupes, trompées par la douleur affectée de Macrin, ignorassent la part qu’il avait à la mort de son maître[482], elles n’aimaient ni n’estimaient son caractère : elles jetèrent les yeux de tous côtés pour découvrir un autre concurrent, et se déterminèrent enfin avec peine en faveur de leur préfet, séduites par des promesses d’une libéralité excessive et d’une indulgence sans bornes. [A. D. 217, 11 mars.]Peu de temps après son avènement, Macrin donna le titre impérial à son fils Diadumenianus, âgé seulement de dix ans, et le fit appeler Antonin, nom si cher au peuple. On espérait que la figure agréable du jeune prince, et les gratifications extraordinaires dont la cérémonie de son couronnement avait été le prétexte, pourraient gagner la faveur de l’armée, et assurer le trône chancelant du nouvel empereur.
Mécontentement du sénat.
Le sénat et les provinces avaient applaudi au choix des troupes, et s’étaient empressés de le ratifier. Il ne s’agissait pas de peser les vertus du successeur de Caracalla : la chute imprévue d’un tyran abhorré excitait partout des transports de joie et de surprise. Lorsque ces premiers mouvemens furent apaisés, on commença à examiner sévèrement les titres de chacun et à critiquer le choix précipité de l’armée. Jusque alors l’empereur avait été tiré de l’assemblée la plus auguste de la nation. Il semblait que la puissance souveraine, qui n’était plus exercée par le corps entier du sénat, devait toujours être déléguée à l’un de ses membres. Cette maxime, soutenue par une pratique constante, paraissait être un des principes fondamentaux de la constitution. Macrin n’était pas sénateur[483]. L’élévation soudaine des préfets du prétoire rappelait encore l’état obscur d’où ils étaient sortis ; et les chevaliers avaient toujours été en possession de cette place importante, qui leur donnait une autorité arbitraire sur la vie et sur la fortune des plus illustres patriciens. On ne pouvait voir sans indignation revêtu de la pourpre un homme sans naissance[484], qui ne s’était même rendu célèbre par aucun service signalé, tandis que l’empire renfermait dans son sein une foule de sénateurs illustres, descendus d’une longue suite d’aïeux, et dont la dignité personnelle pouvait relever l’éclat du rang impérial. Dès que le caractère de Macrin eut été exposé aux regards avides d’une multitude irritée, il fut aisé d’y découvrir quelques vices et un grand nombre de défauts. Le choix de ses ministres lui attira souvent de justes reproches ; et le peuple, avec sa sincérité ordinaire, se plaignait à la fois de la douceur indolente et de la sévérité excessive de son souverain[485].
Et de l’armée.
L’ambition avait porté Macrin à un poste élevé, où il était bien difficile de se tenir ferme, et duquel on ne pouvait tomber, sans trouver aussitôt une mort certaine. Nourri dans l’intrigue des cours, et entièrement livré aux affaires dans les premières années de sa vie, ce prince tremblait en présence de la multitude fière et indisciplinée qu’il avait entrepris de commander. Il n’avait aucun talent pour la guerre ; on doutait même de son courage personnel. Son fatal secret fut découvert : on se disait dans le camp que Macrin avait conspiré contre son prédécesseur. La bassesse de l’hypocrisie ajoutait à l’atrocité du crime, et la haine vint mettre le comble au mépris. Il ne fallait, pour soulever les troupes et pour exciter leur fureur, qu’entreprendre de rétablir l’ancienne discipline. La fortune avait placé l’empereur sur le trône dans des temps si orageux, qu’il se trouva forcé d’exercer l’office odieux et pénible de réformateur. La prodigalité de Caracalla fut la source de tous les maux qui désolèrent l’état après sa mort. S’il eût été capable de réfléchir sur les suites naturelles de sa conduite, la triste perspective des calamités qu’il léguait à ses successeur, aurait peut-être eu de nouveaux charmes pour cet indigne tyran.
Macrin entreprend la réforme des troupes.
Macrin usa d’abord de la plus grande circonspection dans une réforme devenue indispensable : ses mesures paraissaient devoir fermer aisément les plaies de l’état, et rendre, d’une manière imperceptible, aux armées romaines leur première vigueur. Contraint de laisser aux anciens soldats les priviléges dangereux et la paye extravagante que leur avait donnés Caracalla, il obligea les recrues à se soumettre aux établissemens plus modérés de Sévère, et il les accoutuma par degrés à la modération et à l’obéissance[486]. Une faute irréparable détruisit les effets salutaires de ce plan judicieux. Au lieu de disperser immédiatement dans différentes provinces la nombreuse armée que le dernier empereur avait assemblée en Orient, Macrin la laissa en Syrie pendant l’hiver qui suivit son avènement. Au milieu des plaisirs d’un camp où régnaient le luxe et l’oisiveté, les troupes s’aperçurent de leur nombre et de leur force redoutable, se communiquèrent leurs sujets de plaintes, et calculèrent dans leur esprit les avantages d’une nouvelle révolution. Les vétérans, loin d’être flattés d’une distinction avantageuse, croyaient voir dans les premières démarches de l’empereur le commencement de ses projets de réforme. Les nouveaux soldats entraient avec une sombre répugnance dans un service devenu plus pénible, et dont les récompenses avaient été diminuées par un souverain avare et sans courage pour la guerre ; des clameurs séditieuses succédèrent à des murmures impunis ; et les soulèvemens particuliers, indices certains du mécontentement des troupes, annonçaient une rebellion générale. L’occasion s’en présenta bientôt à des esprits ainsi disposés.
Mort de l’impératrice Julie.
L’impératrice Julie avait éprouvé toutes les vicissitudes de la fortune : tirée d’un état obscur, elle n’était parvenue à la grandeur que pour sentir toute l’amertume d’un rang élevé. Elle fut condamnée à pleurer la mort de l’un de ses fils, et à gémir sur la vie de l’autre. Le sort cruel de Caracalla, quoique elle eût dû le prévoir depuis long-temps, réveilla la sensibilité d’une mère et d’une impératrice. Malgré les égards respectueux de l’usurpateur pour la veuve de Sévère, il était bien dur à une souveraine d’être réduite à la condition de sujette. Bientôt Julie mit fin, par une mort volontaire[487], à ses chagrins et à son humiliation[488]. Julie Mæsa, sa sœur, reçut ordre de quitter Antioche et la cour : elle se retira dans la ville d’Émèse avec une fortune immense, fruit de vingt ans de faveur. Cette princesse y vécut avec ses deux filles, Soæmias et Mammée, toutes les deux veuves, et qui n’avaient chacune qu’un fils.
Éducation, prétentions et révolte d’Héliogabale,
connu d’abord sous les noms de Bassanius et d’Antonin.
Bassianus[489], fils de Soæmias, exerçait les fonctions augustes de grand-prêtre du soleil. Cet état, que la prudence ou la superstition avait fait embrasser au jeune Syrien, lui fraya le chemin au trône. Un corps nombreux de troupes campait alors près des murs d’Émèse. Les soldats, forcés de passer l’hiver sous leurs tentes, supportaient avec peine le poids de ces nouvelles fatigues, traitaient de cruauté la discipline sévère de Macrin, et brûlaient du désir de se venger. Ceux d’entre eux qui se rendaient en foule dans le temple du Soleil, contemplaient avec une satisfaction mêlée de respect, les grâces et la figure charmante du jeune pontife : ils crurent même reconnaître, en le voyant, les traits de Caracalla, dont alors ils adoraient la mémoire. L’artificieuse Mœsa s’aperçut de leur affection naissante, et sut en profiter. Ne rougissant pas de sacrifier la réputation de sa fille à la fortune de son petit-fils, elle fit courir le bruit que Bassianus avait pour père le dernier empereur. Des sommes excessives, distribuées par ses émissaires, détruisirent toute objection ; et la prodigalité prouva suffisamment l’affinité, ou du moins la ressemblance de Bassianus avec Caracalla. [A. D. 218, 16 mai.]Le jeune Antonin (car il prit et souilla ce nom respectable), déclaré empereur par les soldats d’Émèse, résolut de faire valoir les droits de sa naissance, et invita hautement les troupes à suivre les étendards d’un prince généreux qui avait pris les armes pour venger la mort de son père, et délivrer les troupes de l’oppression[490].
Tandis que des femmes et des eunuques conduisaient avec vigueur une entreprise concertée avec tant de prudence, Macrin flottait entre la crainte et une fausse sécurité. Il pouvait, par un mouvement décisif, étouffer la conspiration dans son enfance : l’irrésolution le retint à Antioche. Un esprit de révolte s’était emparé de toutes les troupes campées en Syrie ou en garnison dans cette province. Plusieurs détachemens, après avoir massacré leurs officiers[491], avaient grossi le nombre des rebelles. La restitution tardive de la paye et des priviléges militaires, par laquelle Macrin espérait concilier tous les esprits, ne fut imputée qu’à la faiblesse de son caractère et de son gouvernement. [Défaite et mort de Macrin.]Enfin, l’empereur prit le parti de sortir à Antioche pour aller au-devant de son rival, dont l’armée pleine de zèle devenait tous les jours plus considérable. Les troupes de Macrin, au contraire, semblaient n’entrer en campagne qu’avec mollesse et répugnance. [A. D. 218, 7 juin.]Mais dans la chaleur du combat[492], les prétoriens, entraînés presque par une impulsion naturelle, soutinrent leur réputation de valeur et de discipline. Déjà les rangs des révoltés étaient rompus, lorsque la mère et l’aïeule du prince de Syrie, qui, selon l’usage des Orientaux, accompagnaient l’armée dans des chars couverts, en descendirent avec précipitation, et cherchèrent, en excitant la compassion du soldat, à ranimer son courage. Antonin lui-même, qui dans tout le reste de sa vie ne se conduisit jamais comme un homme, se montra un héros dans ce moment de crise. Il monte à cheval, rallie les fuyards, et se jette, l’épée à la main, dans le plus épais de l’ennemi ; tandis que l’eunuque Gannys, dont jusque alors les soins du sérail et le luxe efféminé de l’Asie avaient fait l’unique occupation, déploie les talens d’un général habile et expérimenté[493]. La victoire était encore incertaine, et Macrin aurait peut-être été vainqueur, s’il n’eût pas trahi sa propre cause, en prenant honteusement la fuite. Sa lâcheté ne servit qu’à prolonger sa vie de quelques jours, et à imprimer à sa mémoire une tache qui fit oublier ses malheurs. Il est presque inutile de dire que son fils Diadumenianus fut enveloppé dans le même sort. Dès que les inébranlables prétoriens eurent appris qu’ils répandaient leur sang pour un prince qui avait eu la bassesse de les abandonner, ils se rendirent à son compétiteur ; et les soldats romains, versant des larmes de joie et de tendresse, se réunirent sous les étendards du prétendu fils de Caracalla. Antonin était le premier empereur qui fût né en Asie : l’Orient reconnut avec joie un maître sorti du sang asiatique.
Macrin avait daigné écrire au sénat pour lui faire part de quelques légers troubles excités en Syrie par un imposteur, et aussitôt le rebelle et sa famille avaient été déclarés ennemis de l’état par un décret solennel. On promettait cependant le pardon à ceux de ses partisans abusés qui le mériteraient en retournant immédiatement à leur devoir. Vingt jours s’étaient écoulés depuis la révolte d’Antonin jusqu’à la victoire qui la couronna : durant ce court intervalle qui décida du sort de l’univers, Rome et les provinces, surtout celles de l’Orient, furent déchirées par les craintes et par les espérances des factions agitées par des dissensions intestines, et souillées par une effusion inutile du sang des citoyens, puisque l’empire devait appartenir à celui des deux concurrens qui reviendrait vainqueur de la Syrie. [Héliogabale écrit au sénat.]Les lettres spécieuses dans lesquelles le jeune conquérant annonçait à un sénat toujours soumis la chute de son rival, étaient remplies de protestations de vertu, et respiraient la modération. Il se proposait de prendre pour règle invariable de sa conduite, les exemples brillans d’Auguste et de Marc-Aurèle. Il affectait surtout d’appuyer avec orgueil sur la ressemblance frappante de sa fortune avec celle d’Octave, qui, dans le même âge, avait, par ses succès, vengé la mort de son père. En se qualifiant des noms de Marc-Aurèle, de fils d’Antonin et de petit fils de Sévère, il établissait tacitement ses droits à l’empire ; mais il blessa la délicatesse des Romains, en prenant les titres de tribun et de proconsul, sans attendre que le sénat les lui eût solennellement conférés. Il faut attribuer cette innovation dangereuse à ce mépris pour les lois fondamentales de l’état, à l’ignorance de ses courtisans de Syrie, ou au fier dédain des guerriers qui l’accompagnaient[494].
Portrait d’Héliogabale. A. D. 219.
Le nouvel empereur partit de Syrie pour se rendre à Rome : comme toute son attention était dirigée vers les amusemens les plus frivoles, son voyage, sans cesse interrompu par de nouveaux plaisirs, dura plusieurs mois. Il s’arrêta d’abord à Nicomédie, où il passa l’hiver qui suivit sa victoire, et il ne fit que l’été d’après son entrée triomphale dans la capitale. Cependant, avant son arrivée, il y envoya son portrait, qui, placé par ses ordres sur l’autel de la Victoire, dans le temple où s’assemblait le sénat, donna aux Romains une juste mais honteuse idée de la personne et des mœurs de leur nouveau prince. Il était revêtu de ses habits pontificaux : sa robe d’or et de soie flottait à la mode des Phéniciens et des Mèdes. Une tiare élevée ornait sa tête, et des pierres d’un prix inestimable rehaussaient l’éclat des colliers et des nombreux bracelets dont il était couvert. On le voyait représenté avec des sourcils peints en noir ; et il était facile de découvrir sur ses joues un mélange de blanc et de rouge artificiels[495]. Quelle dut être, à la vue de ce tableau, la douleur des graves patriciens ! Après avoir gémi long-temps sous la sombre tyrannie de leurs concitoyens, ils avouaient en soupirant que Rome, asservie par le luxe efféminé du despotisme oriental, éprouvait le dernier degré d’avilissement.
Sa superstition.
On adorait le Soleil dans la ville d’Émèse, sous le nom d’Élagabale[496], et sous la forme d’une pierre noire taillée en cône, qui, selon l’opinion vulgaire, était tombée du ciel sur ce lieu sacré. Antonin attribuait, avec quelque raison, sa grandeur à la protection de cette divinité tutélaire. Il ne s’occupa, pendant le cours de son règne, qu’à satisfaire sa reconnaissance superstitieuse. Son zèle et sa vanité l’engagèrent à établir la supériorité du culte du dieu d’Émèse, sur toutes les religions de la terre. Comme son premier pontife et comme l’un de ses plus grands favoris, il emprunta lui-même le nom d’Élagabale, nom sacré qu’il préférait à tous les titres de la puissance impériale.
Dans une procession solennelle qui traversa les rues de Rome, le chemin fut parsemé de poussière d’or. On avait placé la pierre noire, enchâssée dans des pierreries de la plus grande valeur, sur un char tiré par six chevaux, d’une blancheur éclatante et richement caparaçonnés. Le religieux empereur tenait lui-même les rênes ; et, soutenu par ses ministres, il se renversait en arrière, pour avoir le bonheur de jouir perpétuellement de l’auguste présence de la divinité. On n’avait rien épargné pour embellir le temple magnifique élevé sur le mont Palatin, en l’honneur du dieu Élagabale. Au milieu des sacrifices les plus pompeux, les vins les plus recherchés coulaient sur un autel entouré des plus rares victimes, et où l’on brûlait les plus précieux aromates. Autour de l’autel, de jeunes Syriennes figuraient des danses lascives au son d’une musique barbare, tandis que les premiers personnages de l’état, revêtus de longues tuniques phéniciennes, exerçaient les fonctions inférieures du sacerdoce avec une vénération affectée et une secrète indignation[497].
L’empereur, emporté par son zèle, entreprit de déposer dans ce temple, comme dans le centre commun de la religion romaine, les ancilia, le palladium[498] et tous les gages sacrés du culte de Numa. Une foule de divinités inférieures remplissaient des places différentes auprès du superbe dieu d’Émèse ; cependant il manquait à sa cour une compagne d’un ordre supérieur qui partageât son lit. Pallas fut d’abord choisie pour être son épouse ; mais on craignit que son air guerrier n’effrayât un dieu accoutumé à la mollesse efféminée de l’Orient. La lune, que les Africains adoraient sous le nom d’Astarté, parut convenir mieux au Soleil. L’image de cette déesse, et les riches offrandes de son temple, qu’elle donnait à son mari, furent transportées de Carthage à Rome avec la plus grande pompe ; et le jour de cette alliance mystique fut célébré généralement dans la capitale et dans tout l’empire[499].
Ses débauches et son luxe effréné.
L’homme sensuel qui n’est point sourd à la voix de la raison, respecte dans ses plaisirs les bornes que la nature elle-même a prescrites : la volupté lui paraît mille fois plus séduisante, lorsque embellie par le charme de la société et par des liaisons aimables, elle vient encore se plaindre à ses yeux sous les traits adoucis du goût et de l’imagination. Mais Élagabale (je parle de l’empereur Héliogabale), corrompu par des prospérités, par les passions de la jeunesse et par l’éducation de son pays, se livra, sans aucune retenue, aux excès les plus honteux : bientôt le dégoût et la satiété empoisonnèrent ses plaisirs. L’art et les illusions les plus fortes qu’il puisse enfanter, furent appelés au secours de ce prince. Les vins les plus exquis, les mets les plus recherchés, réveillaient ses sens assoupis ; tandis que les femmes s’efforçaient, par leur lubricité, de ranimer ses désirs languissans. Des raffinemens sans cesse variés, étaient l’objet d’une étude particulière. De nouvelles expressions et de nouvelles découvertes dans cette espèce de science, la seule qui fût cultivée et encouragée par le monarque[500], signalèrent son règne, et le couvrirent d’opprobre aux yeux de la postérité. Le caprice et la prodigalité tenaient lieu de goût et d’élégance ; et lorsque Héliogabale répandait avec profusion les trésors de l’état pour satisfaire à ses folles dépenses, ses propres discours, répétés par ses flatteurs, élevaient jusqu’aux cieux la grandeur d’âme et la magnificence d’un prince qui surpassait avec tant d’éclat ses timides prédécesseurs. Il se plaisait principalement à confondre l’ordre des saisons et des climats[501], à se jouer des sentimens et des préjugés de son peuple, et à fouler aux pieds toutes les lois de la nature et de la décence. Il épousa une vestale, qu’il avait arrachée par force du sanctuaire[502]. Le nombre de ses femmes, qui se succédaient rapidement, et la foule de concubines dont il était entouré, ne pouvaient satisfaire l’impuissance de ses passions. Le maître du monde et des Romains affectait par choix le costume et les habitudes des femmes. Préférant la quenouille au sceptre, il déshonorait les principales dignités de l’état en les distribuant à ses nombreux amans : l’un d’eux fut même revêtu publiquement du titre et de l’autorité de mari de l’empereur, ou plutôt de l’impératrice, pour nous servir des expressions de l’infâme Héliogabale[503].
Mépris que les tyrans de Rome avaient pour les lois de la décence.
Les vices et les folies de ce prince ont été probablement exagérés par l’imagination, et noircis par la calomnie[504]. Cependant bornons-nous aux scènes publiques dont tout un peuple a été témoin, et qui sont attestées par des contemporains dignes de foi. Aucun autre siècle n’en a présenté de si révoltantes, et Rome est le seul théâtre où elles aient jamais paru. Les débauches d’un sultan sont ensevelies dans l’ombre de son sérail : des murs inaccessibles les dérobent à l’œil de la curiosité. Dans les cours européennes, l’honneur et la galanterie ont introduit de la délicatesse dans le plaisir, des égards pour la décence, et du respect pour l’opinion publique. Mais dans une ville où tant de nations apportaient sans cesse des mœurs si différentes, les citoyens riches et corrompus adoptaient tous les vices que ce mélange monstrueux devait nécessairement produire ; sûrs de l’impunité, insensibles aux reproches, ils vivaient sans contrainte dans la société humble et soumise de leurs esclaves et de leurs parasites. De son côté, l’empereur regardait tous ses sujets avec le même mépris, et maintenait sans contradiction le souverain privilége que lui donnait son rang de se livrer au luxe et à la débauche.
Mécontentement de l’armée.
Ceux qui déshonorent le plus par leur conduite la nature humaine, ne craignent pas de condamner dans les autres les mêmes désordres qu’ils se permettent. Pour justifier cette partialité, ils sont toujours prêts à découvrir quelque légère différence dans l’âge, dans la situation et dans le caractère. Les soldats licencieux qui avaient élevé sur le trône le fils dissolu de Caracalla, rougissaient de ce choix ignominieux, et détournaient en frémissant leurs regards à la vue de ce monstre, pour contempler le spectacle agréable des vertus naissantes de son cousin Alexandre, fils de Mammée. [Alexandre Sévère déclaré César. A. D. 221.]L’habile Mœsa, prévoyant que les vices d’Héliogabale le précipiteraient infailliblement du trône, entreprit de donner à sa famille un appui plus assuré. Elle profita d’un moment favorable, où l’âme de l’empereur, livrée à des idées religieuses, paraissait plus susceptible de tendresse : elle lui persuada qu’il devait adopter Alexandre, et le revêtir du titre de César, pour n’être plus détourné de ses occupations célestes par les soins de la terre. Placé au second rang, ce jeune prince s’attira bientôt l’affection du peuple, et il excita la jalousie du tyran, qui résolut de mettre fin à une comparaison odieuse, en corrompant les mœurs de son rival, ou en lui arrachant la vie. Les moyens dont il se servit furent inutiles. Ses vains projets, toujours découverts par sa folle indiscrétion, furent prévenus par les fidèles et vertueux serviteurs que la prudente Mammée avait placés auprès de son fils. Dans un moment de colère, Héliogabale résolut d’exécuter par la force ce qu’il n’avait pu obtenir par des voies détournées. Une sentence despotique, émanée de la cour, dégrada tout à coup Alexandre du rang et des honneurs de César. Le sénat ne répondit aux ordres du souverain que par un profond silence. Dans le camp, on vit s’élever aussitôt un furieux orage. Les gardes prétoriennes jurèrent de protéger Alexandre, et de venger la majesté du trône indignement violée. Les pleurs et les promesses d’Héliogabale, qui les conjurait en tremblant d’épargner sa vie, et de le laisser en possession de son cher Hiéroclès, suspendirent leur juste indignation ; ils chargèrent seulement leur préfet de veiller aux actions de l’empereur et à la sûreté du fils de Mammée[505].
Sédition des gardes et meurtre d’Héliogabale. A. D. 222, 10 mars.
Une pareille réconciliation ne pouvait durer long-temps : il eût été impossible même au vil Héliogabale de régner à des conditions si humiliantes, il entreprit bientôt de sonder, par une épreuve dangereuse, les dispositions des troupes. Le bruit de la mort d’Alexandre excite dans le camp une rebellion : on se persuade que ce jeune prince vient d’être massacré : sa présence seule et son autorité rétablissent le calme. L’empereur, irrité de cette nouvelle marque de mépris pour sa personne et d’affection pour son cousin, osa livrer au supplice quelques-uns des chefs de la sédition. Cette rigueur déplacée lui coûta la vie, et entraîna la perte de sa mère et de ses favoris. Héliogabale fut massacré par les prétoriens indignés. Son corps, après avoir été traîné dans toutes les rues de Rome, et déchiré par une populace en fureur, fut jeté dans le Tibre. Le sénat dévoua sa mémoire à une infamie éternelle. La postérité a ratifié ce juste décret[506].
Avénement d’Alexandre Sévère.
Les prétoriens mirent ensuite Alexandre sur le trône. Ce prince tenait au même degré que son prédécesseur à la famille de Sévère, dont il prit le nom[507]. Ses vertus et les dangers qu’il avait courus, l’avaient déjà rendu cher aux Romains. Le sénat, dans les premiers mouvemens de son zèle, lui conféra, en un seul jour, tous les titres et tous les pouvoirs de la dignité impériale[508]. Mais comme Alexandre, âgé seulement de dix-sept ans, joignait à une grande modestie une piété vraiment filiale, les rênes du gouvernement se trouvèrent entre les mains de deux femmes, Mammée, sa mère, et Mœsa, son aïeule. Celle-ci mourut bientôt après l’avènement d’Alexandre, et Mammée resta seule chargée de l’éducation de son fils et de l’administration de l’empire.
Pouvoir de sa mère Mammée.
Dans tous les siècles et dans toutes les contrées, le plus sage, ou du moins le plus fort des deux sexes, s’est emparé de le puissance suprême, tandis que les soins et les plaisirs de la vie privée ont toujours été le partage de l’autre. Dans les monarchies héréditaires cependant, et surtout dans celles de l’Europe moderne, les lois de la succession et l’esprit de chevalerie nous ont accoutumés à une exception singulière. Nous voyons souvent une femme reconnue souveraine d’un grand royaume, où elle n’aurait point été jugée capable de posséder le plus petit emploi civil ou militaire. Mais comme les empereurs romains représentaient toujours les généraux et les magistrats de la république, leurs femmes et leurs mère, quoique distinguées par le nom d’Augusta, ne furent jamais associées à leurs dignités personnelles. Ces premiers Romains, qui se mariaient sans amour, ou qui n’en connaissaient ni les tendres égards, ni la délicatesse, auraient vu dans le règne d’une femme un de ces prodiges dont aucune expiation ne pourrait détourner le sinistre présage[509]. La superbe Agrippine voulut, il est vrai, partager les honneurs de l’empire, qu’elle avait fait passer sur la tête de son fils ; mais elle s’attira la haine de tous ceux des citoyens qui respectaient encore la dignité de Rome, et sa folle ambition échoua contre les intrigues et la fermeté de Sénèque et de Burrhus[510]. Le bon sens ou l’indifférence des successeurs de Néron, les empêcha de blesser les préjugés de leurs sujets. Il était réservé à l’infâme Héliogabale d’avilir la majesté du premier corps de la nation. Sous le règne de cet indigne prince, Soœmias, sa mère, prenait séance auprès des consuls, et souscrivait comme les autres sénateurs les décrets de l’assemblée législative. Mammée refusa prudemment une prérogative odieuse et en même temps inutile. On rendit une loi solennelle pour exclure à jamais les femmes du sénat, et pour dévouer aux divinités infernales celui qui violerait par la suite la sainteté de ce décret[511]. Mammée ne s’attachait point à une vaine image ; la réalité du pouvoir était l’objet de sa mâle ambition. Elle conserva toujours sur l’esprit d’Alexandre un empire absolu ; et la mère ne put jamais souffrir de rivale dans le cœur de son fils. Ce prince avait épousé, de son consentement, la fille d’un patricien. Le respect qu’il devait à son beau-père et son attachement pour la jeune impératrice, se trouvèrent incompatibles avec la tendresse ou les intérêts de Mammée. Bientôt le patricien périt victime de l’accusation bannale de trahison ; et la femme d’Alexandre, après avoir été chassée ignominieusement du palais, fut reléguée en Afrique[512].
Administration sage et modérée.
Malgré cet acte cruel de jalousie, malgré l’avarice que l’on a reprochée quelquefois à Mammée, en général son administration fut également utile à son fils et à l’empire. Le sénat lui permit de choisir seize des plus sages et des plus vertueux de ses membres pour composer un conseil perpétuel. Toutes les affaires publiques de quelque importance étaient discutées et décidées devant ce nouveau tribunal, qui avait pour chef le fameux Ulpien, aussi célèbre par son respect pour les lois de Rome, que par ses profondes connaissances en jurisprudence. La fermeté et la sagesse de cette aristocratie contribuèrent à rétablir l’ordre et l’autorité du gouvernement. Les vils monumens élevés sous le dernier règne au luxe étranger et à la superstition asiatique subsistaient encore au milieu de Rome : on commença par détruire tout ce qui pouvait rappeler le caprice et la tyrannie d’Héliogabale. Les nouveaux conseillers éloignèrent ensuite de l’administration publique les indignes créatures de ce prince, leur donnèrent pour successeurs, dans chaque département, des citoyens vertueux et habiles. L’amour de la justice et la connaissance des lois servirent seuls de recommandation pour les emplois civils, et les commandemens militaires devinrent le prix de la valeur et de l’attachement à la discipline[513].
Éducation et caractère vertueux d’Alexandre Sévère.
Mais le soin le plus important de Mammée et de ses sages conseillers fut de former le caractère du jeune empereur, dont les qualités personnelles devaient faire le malheur ou la félicité du genre humain. Un sol fertile produit de bons fruits presque sans culture. Alexandre était né avec les plus heureuses dispositions : doué d’un excellent jugement, il connut bientôt les avantages de la vertu, le plaisir de l’instruction et la nécessité du travail. Une douceur et une modération naturelles le mirent à l’abri des assauts dangereux des passions et des attraits séducteurs du vice. Son respect inviolable pour sa mère, et l’estime qu’il eut toujours pour le sage Ulpien, garantirent sa jeunesse du poison de la flatterie.
Journal de sa vie.
L’exposition seule de ses occupations journalières nous le représente comme un prince accompli[514] ; et en ayant égard à la différence des mœurs, ce beau tableau mériterait de servir de modèle à tous les souverains. Alexandre se levait de grand matin ; il consacrait les premiers momens du jour à des devoirs de piété, et sa chapelle particulière était remplie des images de ces héros qui ont mérité la reconnaissance et la vénération de la postérité, par le soin qu’ils ont pris de former ou de perfectionner la nature humaine[515]. Mais l’empereur, persuadé que les services rendus à ses semblables sont le culte le plus pur aux yeux de l’Être suprême, passait la plus grande partie de la matinée dans son conseil, où il discutait les affaires publiques, et terminait les causes particulières avec une prudence au-dessus de son âge. Les charmes de la littérature faisaient bientôt disparaître la sécheresse de ces détails. Alexandre donna toujours quelques heures à l’étude de la poésie, de l’histoire et de la philosophie. Les ouvrages de Virgile et d’Horace, la république de Platon et celle de Cicéron, formaient son goût, éclairaient son esprit, et lui donnaient les idées les plus sublimes de l’homme et du gouvernement. Les exercices du corps succédaient à ceux de l’âme ; et le prince, qui joignait à une taille avantageuse de la force et de l’activité, avait peu d’égaux dans la gymnastique. Après le bain et un léger dîner, il se livrait avec une nouvelle ardeur aux affaires du jour ; et, jusqu’au souper, le principal repas des Romains, il travaillait avec ses secrétaires, et répondait à cette foule de lettres, de mémoires et de placets, qui devaient être nécessairement adressés au maître de la plus grande partie du monde. La frugalité et la simplicité régnaient à sa table ; et lorsqu’il pouvait suivre librement sa propre inclination, il n’invitait qu’un petit nombre d’amis choisis, tous d’un mérite et d’une probité reconnue, et parmi lesquels Ulpien tenait le premier rang. La douce familiarité d’une conversation toujours instructive, était quelquefois interrompue par des lectures intéressantes, qui tenaient lieu de ces danses, de ces spectacles, et même de ces combats de gladiateurs, que l’on voyait si souvent dans les maisons des riches citoyens[516]. Alexandre était simple et modeste dans ses habillemens, affable et poli dans ses manières. Tous ses sujets pouvaient entrer dans son palais, à de certaines heures de la journée ; mais on entendait en même temps la voix d’un héraut qui prononçait, comme dans les mystères d’Éleusis, cet avis salutaire : « Que personne ne pénètre dans l’enceinte de ces murs sacrés, à moins qu’il n’ait une conscience pure et une âme sans tache[517]. »
Bonheur général des Romains. A. D. 222-235.
Un genre de vie si uniforme, dont aucun instant ne pouvait être occupé par le vice ni par la folie, prouve bien mieux la sagesse et l’équité du gouvernement d’Alexandre, que tous les détails minutieux rapportés dans la compilation de Lampride. Depuis l’avènement de Commode, l’univers avait été en proie pendant quarante ans aux vices divers de quatre tyrans. Après la mort d’Héliogabale, il goûta les douceurs d’un calme de treize années. Les provinces, délivrées des impôts excessifs inventés par Caracalla et par son prétendu fils, jouirent de tous les avantages de la paix et de la prospérité L’expérience avait appris aux magistrats que le plus sûr et l’unique moyen d’obtenir la faveur du monarque, était de mériter l’amour de ses sujets. Les soins paternels d’Alexandre en mettant quelques bornes peu sévères au luxe insolent du peuple romain, diminuèrent le prix des denrées et l’intérêt de l’argent, et sa prudente libéralité sut, sans écraser les classes industrieuses, fournir aux besoins et aux amusemens de la populace. La dignité, la liberté, l’autorité du sénat, furent rétablies, et tous les vertueux sénateurs purent, sans crainte et sans honte, approcher de leur souverain.
Alexandre refuse le nom d’Antonin.
Le nom d’Antonin, ennobli par les vertus de Marc-Aurèle et de son prédécesseur, avait passé, par adoption, au débauché Verus, et, par droit de naissance, au cruel Commode. Après avoir été la distinction la plus honorable des fils de Sévère, il fut accordé à Diadumenianus, et enfin souillé par l’infamie du grand-prêtre d’Émèse. Alexandre, malgré les instances étudiées ou peut-être sincères du sénat, refusa noblement d’emprunter l’éclat de ce nom illustre, tandis que, par sa conduite, il s’efforçait de rétablir la gloire et le bonheur du siècle des véritables Antonins[518].
Il entreprend de réformer l’armée.
Dans l’administration civile, la sagesse de ce prince était soutenue par l’autorité. Le peuple sentait sa félicité, et payait de son amour et de sa reconnaissance les bienfaits de son souverain. Il restait encore une entreprise plus grande, plus nécessaire, mais plus difficile à exécuter, la réforme de l’ordre militaire. À la faveur d’une longue impunité, les intérêts et les dispositions des soldats les avaient rendus insensibles au bonheur de l’état, et leur faisaient supporter impatiemment le frein de la discipline. Lorsque l’empereur voulut exécuter son projet, il eut soin de paraître rempli d’affection pour l’armée, et de lui dérober les craintes qu’elle lui inspirait. La plus rigide économie dans toutes les autres branches de l’administration lui fournissait les sommes immenses qu’exigeaient la paye ordinaire et les gratifications excessives accordées aux troupes. Il les dispensa, dans les marches, de porter sur leurs épaules des provisions pour dix-sept jours ; elles trouvaient de vastes magasins établis sur toutes les routes, et dès qu’elles entraient en pays ennemi, une nombreuse suite de chameaux et de mulets soulageait leur indolence hautaine. Comme Alexandre ne pouvait espérer de corriger le luxe des soldats, il essaya du moins de le diriger vers des objets d’une pompe guerrière, et de substituer à des ornemens inutiles de beaux chevaux, des armes magnifiques et des boucliers enrichis d’or et d’argent. Il partageait les fatigues qu’il était obligé de prescrire, visitait en personne les blessés et les malades, et tenait un registre exact des services de ses soldats et des récompenses qu’ils avaient reçues : enfin, il montrait en toute occasion les égards les plus affectueux pour un corps dont la conservation, comme il affectait de le déclarer, était si étroitement liée à celle de l’état[519]. Ce fut ainsi qu’il employa les voies les plus douces pour inspirer à la multitude indocile des idées de devoir, et pour faire revivre au moins une faible image de cette discipline à laquelle la république avait été redevable de ses succès sur tant de nations aussi belliqueuses et plus puissantes que les Romains. Mais ce sage empereur vit échouer tous ses projets : son courage lui devint fatal, et tous ses efforts ne servirent qu’à irriter les maux qu’il se proposait de guérir.
Sédition des gardes prétoriennes et meurtre d’Ulpien.
Les prétoriens étaient sincèrement attachés au jeune Alexandre ; ils l’aimaient comme un tendre pupille qu’ils avaient arraché à la fureur d’un tyran, et placé sur le trône impérial. Cet aimable prince n’avait point oublié leurs services ; mais, comme la justice et la raison mettaient des bornes à sa reconnaissance, les prétoriens furent bientôt plus mécontens des vertus d’Alexandre qu’ils ne l’avaient été des vices d’Héliogabale. Le sage Ulpien, leur préfet, respectait les lois et avait gagné l’amour des citoyens ; il s’attira la haine des soldats, qui attribuèrent tous les plans de réforme à ses conseils pernicieux. Un léger accident changea leur mécontentement en fureur : ils tournèrent leurs armes contre le peuple qui, reconnaissant, voulait défendre la vie de cet excellent ministre ; et Rome fut exposée pendant trois jours à toutes les horreurs d’une guerre civile. Enfin, la vue de quelques maisons embrasées et les cris du soldat, qui menaçait de réduire la ville en cendres, effrayèrent les habitans, et les forcèrent d’abandonner, en soupirant le vertueux Ulpien à son malheureux sort. Le préfet, poursuivi par ses propres troupes, se réfugia dans le palais impérial, et fut massacré aux pieds de son maître, qui s’efforçait en vain de le couvrir de la pourpre, et d’obtenir son pardon de ces cœurs féroces[520]. La faiblesse du gouvernement était si déplorable, que l’empereur ne put venger la mort de son ami, et l’insulte faite à sa dignité, sans avoir recours à la patience et à la dissimulation. Épagathe, le principal chef de la sédition, ne s’éloigna de Rome que pour aller exercer en Égypte l’emploi honorable de préfet. On le fit insensiblement descendre de ce haut rang au gouvernement de Crète ; et lorsque enfin le temps et l’absence l’eurent effacé du souvenir des gardes, Alexandre se hasarda à lui faire subir la peine que méritaient ses crimes[521].
Danger de Dion Cassius.
Sous le règne d’un prince juste et vertueux, les plus fidèles ministres se trouvaient exposés à une cruelle tyrannie ; ils couraient risque de perdre la vie, dès qu’on les soupçonnait de vouloir corriger les désordres intolérables de l’armée. L’historien Dion Cassius, qui commandait les légions de Pannonie, avait suivi les maximes de l’ancienne discipline. Les prétoriens, intéressés à soutenir la licence militaire, embrassèrent la cause de leurs frères campés sur les bords du Danube, et demandèrent la tête du réformateur. Cependant, au lieu de céder à leurs clameurs séditieuses, Alexandre montra combien il estimait les services et le mérite de Dion, en partageant avec lui le consulat, et en le défrayant, sur son trésor particulier, des dépenses qu’exigeait ce vain honneur. Mais comme on avait tout lieu de craindre que, si le nouveau magistrat paraissait en public revêtu des marques de sa dignité, cette vue ne ranimât la fureur des troupes, il quitta, à la persuasion de l’empereur, une ville ou il n’exerçait qu’un pouvoir idéal, et il passa la plus grande partie de son consulat[522] dans ses terres en Campanie[523].
Tumulte des légions.
La douceur du prince autorisait l’insolence des soldats. Bientôt les légions imitèrent l’exemple des gardes, et soutinrent leurs droits à la licence avec une opiniâtreté aussi violente. L’administration d’Alexandre luttait en vain contre la corruption de son siècle. L’Illyrie, la Mauritanie, l’Arménie, la Mésopotamie et la Germanie, voyaient tous les jours se former dans leur sein de nouveaux orages. Les officiers de l’empereur étaient massacrés ; on méprisait son autorité ; enfin il devint lui-même la victime de l’animosité des troupes[524]. [Fermeté de l’empereur.]Ces caractères intraitables se soumirent cependant une fois à l’obéissance, et rentrèrent dans leur devoir. Ce fait particulier mérite d’être rapporté ; il peut nous donner une idée des dispositions de l’armée. Durant le séjour que fit Alexandre à Antioche, pendant son expédition contre les Perses, dont nous parlerons bientôt, la punition de quelques soldats surpris dans les bains des femmes excita une révolte dans la légion à laquelle ils appartenaient. À cette nouvelle, l’empereur monte sur son tribunal, et, avec une contenance ferme à la fois et modeste, il représente à cette multitude armée sa résolution inflexible et la nécessité absolue de corriger les vices introduits par son infâme prédécesseur, et de maintenir la discipline, dont le relâchement entraînerait la ruine de l’empire. Des clameurs interrompent ces douces représentations : « Retenez vos cris, dit aussitôt l’intrépide monarque ; vous n’êtes pas en présence du Perse, du Germain et du Sarmate. Gardez le silence devant votre souverain, devant votre bienfaiteur, devant celui qui vous distribue le blé, l’argent et les productions des provinces. Gardez le silence, sinon je ne vous donnerai plus le nom de soldats ; je ne vous appellerai désormais que bourgeois[525], si même ceux qui foulent aux pieds les lois de Rome méritent d’être rangés dans la dernière classe du peuple. »
Ces menaces enflammèrent la fureur de la légion ; déjà les soldats tournent leurs armes contre sa personne. « Votre courage, reprend Alexandre d’un air encore plus fier, se déploierait bien plus noblement dans un champ de bataille. Vous pouvez m’ôter la vie : n’espérez pas m’intimider ; le glaive de la justice punirait votre crime, et vengerait ma mort. » Les cris redoublaient, lorsque l’empereur prononça à haute voix la sentence décisive : « Bourgeois, posez les armes, et que chacun de vous se retire dans sa demeure. »
La tempête fut à l’instant apaisée. Les soldats, consternés et couverts de honte, reconnurent la justice de leur arrêt et le pouvoir de la discipline, déposèrent leurs armes et leurs drapeaux, et se rendirent en confusion, non dans leur camp, mais dans différentes auberges de la ville. Alexandre eut le plaisir de contempler pendant trente jours leur repentir ; et il ne les rétablit dans leur grade qu’après avoir puni du dernier supplice les tribuns, dont la connivence avait occasionné la révolte. La légion, pénétrée de reconnaissance, servit l’empereur tant qu’il vécut, et le vengea après sa mort[526].
Défauts de son règne et de son caractère.
En général, un moment décide des résolutions de la multitude, et le caprice de la passion pouvait également déterminer cette légion séditieuse à déposer ses armes aux pieds de son maître, ou à les plonger dans son sein. Peut-être découvririons-nous les causes secrètes de l’intrépidité du prince et de l’obéissance forcée des troupes, si le fait extraordinaire dont nous venons de parler était soumis à l’examen d’un philosophe. D’un autre côté, s’il eût été rapporté par un historien judicieux, cette action, que l’on a jugée digne de César, se trouverait peut-être accompagnée de circonstances qui la rendraient plus probable, en la rendant plus conforme au caractère général d’Alexandre Sévère. Les talens de cet aimable prince ne paraissent pas avoir été proportionnés à la difficulté de sa situation, ni la fermeté de sa conduite égale à la pureté de son âme. Ses vertus sans énergie avaient contracté, aussi-bien que les vices de son prédécesseur, une teinte de faiblesse dans le climat efféminé de l’Asie, où il avait pris naissance ; il est vrai qu’il rougissait d’une origine étrangère, et qu’il écoutait avec une vaine complaisance les généalogistes, qui le faisaient descendre de l’ancienne noblesse de Rome[527]. Son règne est obscurci par l’orgueil et par l’avarice de sa mère. Mammée, en exigeant de lui, lorsqu’il fut d’un âge mûr, la même obéissance qu’il lui devait dans sa plus tendre jeunesse, exposa au ridicule son caractère et celui de son fils[528]. Les fatigues de l’expédition contre les Perses irritèrent le mécontentement des troupes. Le mauvais succès de cette guerre fit perdre à l’empereur sa réputation, comme général et même comme soldat[529]. Chaque cause préparait, chaque circonstance bâtait une révolution qui déchira l’empire, et le livra pendant long-temps en proie aux horreurs des guerres civiles.
Digression sur les finances des Romains.
La tyrannie de Commode, les discordes intestines dont sa mort fut l’origine, et les nouvelles maximes de politique introduites par les princes de la maison de Sévère, avaient contribué à augmenter la puissance dangereuse de l’armée, et à effacer les faibles traces que les lois et la liberté laissaient encore dans l’âme des Romains. Nous avons tâché d’expliquer avec ordre et avec clarté les changemens qui arrivèrent dans les parties intérieures de la constitution, et qui en minèrent sourdement la base. Les caractères particuliers des empereurs, leurs lois, leurs folies, leurs victoires, leurs exploits, ne nous intéressent qu’autant que ces objets se trouvent liés à l’histoire générale de la décadence et de la chute de la monarchie. L’attention constante que nous mettons à suivre ce grand spectacle, ne nous permet pas de passer sous silence un édit bien important d’Antonin Caracalla, qui donna le nom et les priviléges de citoyens romains à tous les sujets libres de l’empire. Cette faveur extraordinaire ne prenait cependant pas sa source dans les sentimens d’une âme généreuse ; elle fut dictée par une avarice sordide : quelques observations sur les finances des Romains, depuis les beaux siècles de la république jusqu’au règne d’Alexandre Sevère, prouveront la vérité de cette remarque.
Impôts levés sur les citoyens romains.
La ville de Veïes, en Toscane, n’avait été prise qu’au bout de dix ans. Ce fut bien moins la force de la place que le peu d’expérience des assiégeans, qui prolongea ce siége, la première entreprise considérable des Romains. Il fallait aux troupes les plus grands encouragemens pour les engager à supporter les fatigues extraordinaires de tant de campagnes consécutives, et à passer ainsi plusieurs hivers autour d’une ville située à vingt milles environ de leurs foyers[530]. Le sénat prévint sagement les plaintes du peuple, en accordant aux soldats une paye régulière, à laquelle les citoyens contribuaient par une taxe générale établie sur les propriétés[531]. Après la prise de Veïes, pendant plus de deux cents ans, les victoires de la république augmentèrent moins les richesses que la puissance de Rome. Les états d’Italie ne payaient leurs tributs qu’en service militaire ; et dans les guerres puniques, les Romains entretinrent seuls à leurs frais, sur mer et sur terre, ces forces redoutables dont ils se servirent pour subjuguer leurs rivaux. Ce peuple généreux (et tel est souvent le noble enthousiasme de la liberté) portait avec joie les fardeaux les plus lourds, dans la juste confiance que ses travaux seraient bientôt magnifiquement récompensés. De si belles espérances ne furent pas trompées : en peu d’années les richesses de Syracuse, de Carthage, de la Macédoine et de l’Asie, furent apportées à Rome en triomphe. Les trésors de Persée montaient seuls à près de deux millions sterling ; et le peuple romain, roi de tant de nations, se trouva pour jamais délivré d’impôts[532]. [Leur abolition.]Le revenu des provinces conquises parut suffisant pour les dépenses ordinaires de la guerre et du gouvernement. On déposait dans le temple de Saturne ce qui restait d’or et d’argent, et ces sommes étaient réservées pour quelque événement imprévu[533].
Tributs des provinces.
L’histoire n’a peut-être jamais souffert de perte si grande ni si irréparable que celle de ce registre curieux[534], légué par Auguste au sénat, et dans lequel ce prince expérimenté balançait avec précision les dépenses et les revenus de l’empire[535]. Privés de cette estimation claire et étendue, nous sommes réduits à rassembler un petit nombre de données éparses dans les ouvrages de ceux d’entre les anciens qui se sont quelquefois écartés de la partie brillante de leur narration, pour s’attacher à des considérations utiles. [De l’Asie.]Nous savons que les conquêtes de Pompée portèrent les tributs de l’Asie de cinquante à cent trente-cinq millions de drachmess[536], environ quatre millions et demi sterling[537]. [De l’Égypte.]Sous le gouvernement du dernier et du plus indolent des Ptolémées, le revenu de l’Égypte montait à douze mille cinq cents talens ; somme bien inférieure à celle que les Romains tirèrent ensuite de ce royaume par une administration ferme, et par le commerce de l’Éthiopie et de l’Inde[538]. L’Égypte devait ses richesses au commerce ; [De la Gaule.]celles que recelait l’ancienne Gaule, étaient le fruit de la guerre et du butin. Les tributs que payaient ces deux provinces paraissent avoir été à peu près les mêmes[539]. [De l’Afrique.]Rome profita bien peu de sa supériorité[540], en n’exigeant des Carthaginois vaincus, que dix mille talens phéniciens[541] ou environ quatre millions sterling, et en leur accordant cinquante ans pour les payer. Cette somme ne peut, en aucune manière, être comparée avec les taxes qui furent imposées sur les terres et sur les personnes des habitans de ces mêmes contrées, lorsque les fertiles côtes de l’Afrique eurent été réduites en provinces romaines[542].
Par une fatalité singulière, l’Espagne était le Mexique et le Pérou de l’ancien monde. La découverte des riches contrées de l’Occident par les Phéniciens, et la violence exercée contre les naturels du pays, forcés à s’ensevelir dans leurs mines, et à travailler pour des étrangers, présente le même tableau que l’histoire de l’Amérique espagnole[543]. Les Phéniciens ne connaissaient que les côtes de l’Espagne. L’ambition et l’avarice portèrent les Carthaginois et les Romains à pénétrer dans le cœur de cette contrée ; et ils découvrirent que la terre renfermait presque partout du cuivre, de l’argent et de l’or. On parle d’une mine près de Carthagène, qui rapportait par jour vingt cinq mille drachmes d’argent, ou près de trois cent mille livres sterling par an[544]. Les provinces d’Asturie, de Galice et de Lusitanie donnaient annuellement vingt mille livres pesant d’or[545].
De l’île de Gyare.
Nous n’avons point assez de loisir, et nous manquons de matériaux, pour continuer ces recherches curieuses, et pour connaître les tributs que payaient tant d’états puissans, qui furent confondus dans l’Empire romain : cependant, en considérant l’attention sévère avec laquelle les tributs étaient levés dans les provinces les plus stériles et les plus désertes, nous pourrons nous former quelque idée du revenu de ces provinces dans le sein desquelles d’immenses richesses avaient été déposées par la nature ou amassées par l’homme. Auguste reçut une requête des habitans de Gyare, qui le suppliaient humblement de les exempter d’un tiers de leurs excessives impositions. Toute leur taxe ne se montait qu’à cent cinquante drachmes environ cinq livres sterl. ; mais Gyare était une petite île, ou plutôt un roc baigné par les flots de la mer Egée, où l’on ne trouvait ni eau fraîche, ni aucune des nécessités de la vie, et qui servait de retraite à un petit nombre de malheureux pêcheurs[546].
Montant du revenu.
Éclairés par la faible lumière de ces rayons épars et incertains, nous serions portés à croire, 1o. qu’en admettant tous les changemens occasionnés par les temps et par les circonstances, le revenu général des provinces romaines montait rarement à moins de quinze à trente millions sterl.[547] ; 2o. que cette somme considérable devait entièrement suffire à toutes les dépenses du gouvernement institué par Auguste, dont la cour ressemblait à la maison d’un simple sénateur, et dont l’établissement militaire avait pour but de protéger les frontières de l’empire, sans chercher à les reculer par des conquêtes, ou craindre d’avoir à les défendre contre aucune invasion sérieuse.
Taxes sur les citoyens romains, établies par Auguste.
Malgré ces probabilités, la dernière de ces deux conclusions est positivement contraire au langage et à la conduite d’Auguste. Il n’est point aisé de décider si ce prince voulut agir comme le père commun de l’univers ou comme l’oppresseur de la liberté ; s’il désira d’adoucir le sort des provinces, ou d’appauvrir le sénat et l’ordre équestre. Quoi qu’il en soit, à peine eut-il pris les rênes du gouvernement, qu’il affecta souvent de parler de l’insuffisance des tributs, et de la nécessité où il se trouvait de faire supporter à Rome et à l’Italie une partie des charges publiques[548]. Ce fut cependant avec précaution, et pour ainsi dire à pas comptés, qu’il procéda dans l’exécution de ce projet si propre à exciter le mécontentement. L’introduction des douanes fut suivie de l’établissement d’un impôt sur les consommations[549] ; et le plan d’une imposition générale s’étendit insensiblement sur les propriétés réelles et personnelles des citoyens romains, qui, depuis plus d’un siècle et demi, avaient été exempts de toute espèce de contribution[550].
Douanes.
I. Dans un empire aussi vaste que celui de Rome, la balance naturelle de l’argent devait s’établir d’elle-même et par degrés. Comme les richesses des provinces étaient attirées vers la capitale par l’action puissante de la conquête et de l’autorité souveraine, de même une partie de ces richesses refluait vers les provinces industrieuses, où elles étaient portées par la voie plus douce du commerce et des arts. Sous le règne d’Auguste et de ses successeurs, on avait mis des droits sur chaque espèce de marchandises, qui, par mille canaux différens, abordaient au centre commun de l’opulence et du luxe ; et quelque interprétation que l’on pût donner à la loi, la taxe tombait toujours sur l’acheteur romain, et non sur le marchand provincial[551]. Le taux de la taxe variait depuis la quarantième jusqu’à la huitième partie de la valeur des effets. Il y a lieu de croire que cette variation fut dirigée par les maximes inaltérables de la politique. Les objets de luxe payaient sans doute un droit plus fort que ceux de première nécessité ; et l’on favorisait davantage les manufactures de l’empire que les productions de l’Arabie et de l’Inde[552]. Il était bien juste que l’on préférât l’industrie des citoyens à un commerce étranger, qui ne pouvait être avantageux à l’état. Il existe encore une liste étendue, mais imparfaite, des marchandises de l’Orient sujettes aux droits sous le règne d’Alexandre Sévère[553]. Elles consistaient en cannelle, mirrhe, poivre et gingembre, en aromates de toute espèce, et dans une grande variété de pierres précieuses, parmi lesquelles le diamant tenait le premier rang pour le prix, et l’émeraude pour la beauté[554]. On y voyait aussi des peaux de Perse et de Babylone, des cotons, des soies écrues et apprêtées, de l’ivoire, de l’ébène et des eunuques[555]. Remarquons ici que l’usage et le prix de ces esclaves efféminés suivirent les mêmes progrès que la décadence de l’empire.
Impôt sur les consommations.
II. L’impôt sur les consommations fut établi par Auguste après les guerres civiles. Ce droit était extrêmement modéré, mais il était général. Il passa rarement un pour cent ; mais il comprenait tout ce que l’on achetait dans les marchés ou dans les ventes publiques, et il s’étendait depuis les acquisitions les plus considérables en terres ou en maisons, jusqu’à ces petits objets dont le produit ne peut devenir important que par leur nombre et par une consommation journalière. Une pareille taxe, qui portait sur le corps entier de la nation, excita toujours des plaintes. Un empereur qui connaissait parfaitement les besoins et les ressources de l’état, fut obligé de déclarer, par un édit public, que l’entretien des armées dépendait, en grande partie, du produit de cet impôt[556].
Taxe sur les legs et sur les héritages.
III. Lorsque l’empereur Auguste eut pris le parti d’avoir toujours sur pied un corps de troupes destinées à défendre son gouvernement contre les attaques des ennemis étrangers et domestiques, il réserva des fonds particuliers pour la paye des soldats, pour les récompenses des vétérans, et pour les dépenses extraordinaires de la guerre. Les revenus immenses de l’impôt sur les consommations, quoique employés spécialement à ces objets, ne furent pas trouvés suffisans. Pour y suppléer, l’empereur imagina une nouvelle taxe de cinq pour cent sur les legs et sur les héritages. Mais les nobles de Rome étaient beaucoup plus attachés à leurs biens qu’à leur liberté. Auguste écouta leurs murmures avec sa modération ordinaire. Il renvoya de bonne foi l’affaire au sénat, l’exhortant à trouver quelque autre expédient utile et moins odieux. Comme l’assemblée était divisée et indécise, l’empereur déclara aux sénateurs, que leur opiniâtreté le forcerait à proposer une capitation et une taxe générale sur les terres[557] ; aussitôt ils souscrivirent en silence à celle qui les avait d’abord indignés[558]. Cependant l’impôt sur les legs et sur les héritages fut adouci par quelques restrictions. Il n’avait lieu que lorsque l’objet était d’une certaine valeur, probablement de cinquante ou cent pièces d’or[559] ; et l’on ne pouvait en exiger le payement du parent le plus proche du côté du père[560]. Lorsque les droits de la nature et ceux de la pauvreté furent ainsi assurés, il parut juste qu’un étranger ou un parent éloigné, qui obtenait un accroissement imprévu de fortune, en consacrât la vingtième partie à l’utilité publique[561].
Conforme aux lois et aux mœurs.
Une pareille taxe, dont le produit est immense dans tout état riche, se trouvait admirablement adaptée à la situation des Romains, qui pouvaient, dans leurs testamens arbitraires, suivre la raison ou le caprice, sans être enchaînés par des substitutions et par des conventions matrimoniales. Souvent même la tendresse paternelle perdait son influence sur les rigides patriotes de la république, et sur les nobles dissolus de l’empire ; et lorsqu’un père laissait à son fils la quatrième partie de son bien, on ne pouvait former aucune plainte légale contre une semblable disposition[562]. Aussi un riche vieillard, qui n’avait point d’enfans, était-il un tyran domestique ; son autorité croissait avec l’âge et les infirmités. Une foule de vils courtisans, parmi lesquels il comptait souvent des préteurs et des consuls, briguait ses faveurs, flattait son avarice, applaudissait à ses folies, servait ses passions, et attendait sa mort avec impatience. L’art de la complaisance et de la flatterie devint une science très-lucrative ; ceux qui la professaient furent connus sous une nouvelle dénomination, et toute la ville, selon les vives descriptions de la satire, se trouva divisée en deux parties, le gibier et les chasseurs[563].
Tandis que la ruse faisait signer à la folie tant de testamens injustes et extravagans, on en voyait cependant un petit nombre dictés par une estime raisonnée et par une vertueuse reconnaissance. Cicéron, dont l’éloquence avait si souvent défendu la vie et la fortune de ses concitoyens, recueillit pour près de cent soixante-dix mille livres sterl. de legs[564]. Il paraît que les amis de Pline-le-Jeune n’ont pas été moins généreux envers cet intéressant orateur[565]. Quels que fussent les motifs du testateur, le fisc réclamait sans distinction la vingtième partie des biens légués ; et dans le cours de deux ou de trois générations, toutes les propriétés des sujets devaient passer insensiblement dans les coffres du prince.
Règlemens des empereurs.
Néron, dans les premières années de son règne, porté par le désir de se rendre populaire, ou peut-être entraîné par un mouvement aveugle de bienfaisance, voulut abolir les douanes et l’impôt sur les consommations. Les plus sages sénateurs applaudirent à sa générosité ; mais ils le détournèrent de l’exécution d’un projet qui aurait détruit la force et les ressources de la république[566]. S’il eût été possible de réaliser cette chimère, des princes tels que Trajan et les Antonins auraient sûrement embrassé avec la plus vive ardeur l’occasion glorieuse de rendre un service si important au genre humain. Ils se contentèrent d’alléger le fardeau public, sans entreprendre de l’écarter tout-à-fait. La douceur et la précision de leurs lois déterminèrent la règle et la mesure de l’impôt, et mirent tous les citoyens à l’abri des interprétations arbitraires, des réclamations injustes et des vexations insolentes des fermiers publics[567] ; et il est singulier que, dans tous les siècles, les plus sages et les meilleurs princes aient toujours conservé la méthode dangereuse de réunir dans les mains d’une même régie les principales branches du revenu, ou du moins les douanes et les impôts, sur les consommations[568].
Édit de Caracalla.
Les sentimens de Caracalla n’étaient pas les mêmes que ceux des Antonins, et ce prince se trouvait réellement dans une position très-différente. Nullement occupé, ou plutôt ennemi du bien public, il ne pouvait se dispenser d’assouvir l’avidité insatiable qu’il avait lui-même allumée dans le cœur des soldats. De tous les impôts établis par Auguste, il n’en existait pas de plus étendu, et dont le produit fût plus considérable, que le vingtième sur les legs et sur les héritages. Comme cette taxe n’était pas particulière aux habitans de Rome ni à ceux de l’Italie, elle augmenta continuellement avec l’extension graduelle du droit de bourgeoisie.
Le titre de citoyen donné aux habitans des provinces
pour les soumettre à de nouveaux impôts.
Les nouveaux citoyens, quoique soumis également aux nouveaux impôts, dont ils avaient été exempts comme sujets[569], se croyaient amplement dédommagés par le rang et par les priviléges qu’ils obtenaient, et par une perspective brillante d’honneurs et de fortune qui se présentait tout à coup à leur ambition. Mais toute distinction fut détruite par l’édit du fils de Sévère. Loin d’être une faveur, le vain titre de citoyen devint une charge réelle, imposée aux habitans des provinces. L’avide Caracalla ne se contenta pas des taxes qui avaient paru suffisantes à ses prédécesseurs, il ajouta un vingtième à celui qu’on levait déjà sur les legs et sur les héritages. Après sa mort on rétablit l’ancienne proportion ; mais, pendant son règne[570], toutes les parties de l’empire gémirent sous le poids de son sceptre de fer[571].
Réduction passagère du tribut.
Les habitans des provinces une fois soumis aux impositions particulières des citoyens romains, semblaient devoir légitimement être exempts des tributs qu’ils avaient d’abord payés en qualité de sujets, Caracalla et son prétendu fils n’adoptèrent pas de pareilles maximes ; ils ordonnèrent que les taxes, tant anciennes que nouvelles, seraient levées à la fois dans tous leurs domaines. Il était réservé au vertueux Alexandre de délivrer les provinces de cette oppression criante. Ce prince réduisit les tributs à la trentième partie de la somme qu’ils produisaient à son avènement[572]. Nous ignorons par quels motifs il laissa subsister de si faibles restes du mal public. Ces rameaux nuisibles, qui n’avaient point été tout-à-fait arrachés, jetèrent de nouvelles racines, s’élevèrent à une hauteur prodigieuse, et dans le siècle suivant répandirent une ombre mortelle sur l’univers romain. Il sera souvent question, dans le cours de cette histoire, de l’impôt foncier, de la capitation et des contributions onéreuses de blé, de vin, d’huile et d’animaux, que l’on exigeait des provinces pour l’usage de la cour, de l’armée et de la capitale.
Conséquences qui résultent de l’extension du droit de bourgeoisie.
Tant que Rome et l’Italie furent regardées comme le centre du gouvernement, les anciens citoyens conservèrent un esprit national, que les nouveaux adoptèrent insensiblement. Les principaux commandemens de l’armée étaient donnés à des hommes qui avaient reçu de l’éducation, qui connaissaient les avantages des lois et des lettres, et qui avaient marché à pas égaux dans la carrière des honneurs, en passant par tous les grades civils et militaires[573]. C’est principalement à leur influence et à leur exemple que nous devons attribuer l’obéissance et la modestie des légions durant les deux premiers siècles de l’empire.
Mais lorsque Caracalla eut foulé aux pieds le dernier rempart de la constitution romaine, à la distinction des rangs succéda par degrés la séparation des états. Les habitans des provinces intérieures, où l’éducation était plus cultivée, furent les seuls propres à être employés comme jurisconsultes, et à remplir les fonctions de la magistrature. La profession plus dure des armes devint le partage des paysans et des Barbares nés sur les frontières, et qui, ne connaissant d’autre patrie que leur camp, ni d’autre science que celle de la guerre, méprisaient ouvertement les lois civiles, et se soumettaient à peine à la discipline militaire. Avec des mains ensanglantées, des mœurs sauvages et des dispositions féroces, ils défendirent quelquefois le trône des empereurs, et plus souvent encore ils le renversèrent.
CHAPITRE VII.
Élévation et tyrannie de Maximin. Rebellion en Afrique et en Italie, sous l’autorité du sénat. Guerres civiles et séditions. Morts violentes de Maximin et de son fils, de Maxime et de Balbin, et des trois Gordiens. Usurpation et jeux séculaires de Philippe.
Apparence ridicule et avantages solides d’une succession héréditaire.
DE tous les gouvernemens établis parmi les hommes, une monarchie héréditaire est celui qui semble d’abord prêter le plus au ridicule. Peut-on voir en effet, sans un sourire d’indignation, à la mort du père, la propriété d’une nation, semblable à celle d’un vil troupeau, passer à un enfant au maillot, également inconnu au genre humain et à lui-même, et les guerriers les plus braves, les citoyens les plus habiles, renonçant à leur droit naturel, s’approcher du berceau royal les genoux ployés, et faire à cet enfant des protestations d’une fidélité inviolable ? Telles sont les couleurs sous lesquelles la satire et la déclamation peignent ce tableau : mais elles ont beau le charger, en y réfléchissant mûrement, on sent combien est respectable et utile un préjugé qui règle la succession, et qui la rend indépendante des passions humaines. On applaudit de bonne foi à tout ce qui concourt à enlever à la multitude le pouvoir dangereux et réellement idéal de se donner un chef.
Dans le silence de la retraite on peut tracer des formes de gouvernement, où le sceptre soit remis constamment entre les mains du plus digne, par le suffrage libre et incorruptible de toute la société ; mais l’expérience détruit ces édifices sans fondemens, et nous apprend que, dans un grand état, l’élection d’un monarque ne peut jamais être dévolue à la partie la plus nombreuse, ni même à la plus sage du peuple. L’armée est la seule classe d’hommes suffisamment unis pour embrasser les mêmes vues, et revêtus d’une force assez grande pour les faire adopter aux autres citoyens ; mais le caractère des soldats, accoutumés à la violence et à l’esclavage, les rend incapables d’être les gardiens d’une constitution légale ou même civile. La justice, l’humanité et les talens politiques leur sont trop peu connus, pour qu’ils apprécient ces qualités dans les autres. La valeur obtiendra leur estime, et la libéralité achètera leur suffrage ; mais le premier de ces deux mérites se trouve souvent dans les âmes les plus féroces ; l’autre ne se développe qu’aux dépens du public, et ils peuvent tous les deux être dirigés contre le possesseur du trône par l’ambition d’un rival entreprenant.
Le défaut d’une succession héréditaire dans l’Empire romain
est la source des plus grandes calamités.
La supériorité de la naissance, lorsqu’elle est consacrée par le temps et par l’opinion publique, est de toutes les distinctions la plus simple et la moins odieuse. Le droit reconnu enlève à la faction ses espérances, et l’assurance du pouvoir désarme la cruauté du monarque. C’est à l’établissement de ce principe que nous sommes redevables de la succession paisible et de la douce administration de nos monarchies européennes. En Orient, où cette heureuse idée n’a point encore pénétré, un despote est souvent obligé de répandre le sang des peuples pour se frayer un chemin au trône de ses pères. Cependant, même en Asie, la sphère des prétentions est bornée, et ne renferme ordinairement que les princes de la maison régnante. Dès que le plus heureux des concurrens s’est délivré de ses frères par l’épée ou par le cordon, il ne conserve plus de soupçons contre les classes inférieures de ses sujets. Mais l’Empire romain, après que l’autorité du sénat fut tombée dans le mépris, devint un théâtre de confusion. Les rois, les princes de leur sang, et même les nobles des provinces, avaient été autrefois menés en triomphe devant le char des superbes républicains. Les anciennes familles de Rome, écrasées sous la tyrannie des Césars, n’existaient plus. Ces princes avaient été enchaînés par les formes d’une république, et jamais ils n’avaient eu l’espoir de se voir renaître dans leur postérité[574] ; ainsi leurs sujets ne pouvaient se former aucune idée d’une succession héréditaire. Comme la naissance ne donnait aucun droit au trône, chacun se persuada que son mérite devait l’y faire monter. L’ambition, n’étant plus retenue par le frein salutaire de la loi et du préjugé, prit un vol hardi ; et le dernier des hommes put, sans folie, espérer d’obtenir dans l’armée, par sa valeur et avec le secours de la fortune, un poste dans lequel un seul crime le mettrait en état d’arracher le sceptre du monde à un maître faible et détesté. Après le meurtre d’Alexandre Sévère et l’élévation de Maximin, aucun empereur ne dut se croire en sûreté. Un paysan, un Barbare pouvait aspirer à cette dignité auguste et en même temps si dangereuse.
Naissance et fortune de Maximin.
Trente-deux ans environ avant cette époque, l’empereur Sévère, à son retour d’une expédition en Asie, s’arrêta dans la Thrace pour célébrer, par des jeux militaires, le jour de la naissance de Géta, le plus jeune de ses fils. Les habitans du pays s’étaient assemblés en foule pour contempler leur souverain. Un jeune Barbare, de taille gigantesque, sollicita vivement dans son langage grossier, la permission de disputer le prix de la lutte. Comme l’orgueil des troupes aurait été humilié si un simple paysan de la Thrace eût terrassé un soldat romain, on mit d’abord le Barbare aux prises avec les plus forts valets du camp. Seize d’entre eux tombèrent successivement sous ses coups : il obtint pour récompense quelques petits présens, et la liberté de s’enrôler dans les troupes. Le jour suivant on le vit au milieu des nouvelles recrues, dansant et célébrant sa victoire, selon l’usage de son pays. Dès qu’il s’aperçut qu’il s’était attiré l’attention de Sévère, il s’approcha du cheval de ce prince, et le suivit à pied dans une course longue et rapide, sans paraître fatigué. « Jeune homme, dit l’empereur étonné, es-tu maintenant disposé à lutter ? Très-volontiers, répondit le Barbare ; » et aussitôt il terrassa sept des plus forts soldats de l’armée. Un collier d’or fut le prix de sa vigueur et de son activité incroyables, et on le fit entrer immédiatement dans les gardes à cheval qui accompagnaient toujours la personne du souverain[575].
Ses emplois et ses dignités militaires.
Maximin, tel était son nom, quoique né sur le territoire de l’empire, descendait d’une race de Barbares. Son père était Goth, et sa mère de la nation des Alains. Leur fils déploya toujours une valeur égale à sa force, et bientôt l’usage du monde adoucit, ou plutôt déguisa sa férocité naturelle. Sous le règne de Sévère et de Caracalla, il obtint le grade de centurion, et il gagna l’estime de ces deux princes, dont le premier se connaissait si bien en mérite. La reconnaissance défendit à Maximin de servir sous l’assassin de Caracalla, et l’honneur ne lui permit pas de s’exposer aux outrages du lâche Héliogabale. Il reparut à la cour à l’avènement d’Alexandre, qui lui confia un poste utile et honorable. La quatrième légion, dont il fut nommé tribun, devint bientôt, sous ses ordres, la mieux disciplinée de l’armée. Il passa successivement par tous les grades militaires[576], avec l’applaudissement général des soldats, qui se plaisaient à donner à leur héros favori les noms d’Ajax et d’Hercule ; et s’il n’eût point conservé dans ses manières une teinte trop forte de son origine sauvage, peut-être l’empereur aurait-il accordé sa sœur en mariage au fils d’un paysan de la Thrace[577].
Conspiration de Maximin.
Ces faveurs, loin d’inspirer à Maximin la fidélité qu’il devait à un maître bienfaisant, ne servirent qu’à enflammer son ambition. Il ne croyait pas sa fortune proportionnée à son mérite, tant qu’il serait obligé de reconnaître un supérieur. Quoique la sagesse ne le guidât jamais, il n’était pas dépourvu, sur ses intérêts, d’une sorte d’adresse qui lui fit découvrir le mécontentement de l’armée, et qui lui donna les moyens d’en profiter pour s’élever sur les ruines de l’empereur. Il est aisé à la faction et à la calomnie de lancer des traits empoisonnés sur la conduite des meilleurs princes, et de défigurer même leurs vertus, en les confondant avec leurs défauts, auxquels elles tiennent de si près. Les troupes écoutèrent avec plaisir les émissaires de Maximin, et elles rougirent de leur patience, qui, depuis treize ans, les retenait honteusement dans les liens d’une discipline pénible, établie par un Syrien efféminé qui rampait lâchement aux pieds de sa mère et du sénat. « Il est temps, s’écriaient-elles, d’abattre ce vain fantôme de l’autorité civile, et de choisir pour prince et pour général un véritable soldat nourri dans les camps, accoutumé aux fatigues de la guerre, capable, en un mot, de maintenir la gloire de l’empire, et d’en distribuer les trésors aux compagnons de sa fortune. » Une grande armée, commandée par l’empereur en personne, était alors assemblée sur les rives du Rhin, pour aller combattre les Barbares, contre lesquels, aussitôt après la guerre de Perse, l’empereur avait été obligé de marcher ; et l’on avait confié à Maximin le soin important de discipliner et de passer en revue les nouvelles levées. [A. D. 235, 19 mars.]Un jour, comme il entrait dans le lieu des exercices, les troupes, excitées par un mouvement subit ou par une conspiration déjà formée, le saluèrent empereur, firent cesser ses refus obstinés par des acclamations redoublées, et se hâtèrent de consommer leur rebellion, en trempant leurs mains dans le sang d’Alexandre.
Meurtre d’Alexandre Sévère.
Les circonstances de la mort de ce prince sont rapportées différemment. Quelques écrivains ont prétendu qu’il rendit le dernier soupir sans avoir eu la moindre connaissance de l’ingratitude et de l’ambition de Maximin. Selon eux, l’empereur, après avoir pris un léger repas en présence de l’armée, s’était retiré pour dormir ; vers la septième heure du jour, un parti de ses propres gardes pénétra dans la tente impériale, et perça de plusieurs coups ce prince vertueux et sans défiance[578]. Si nous ajoutons foi à un récit différent, mais beaucoup plus probable, Maximin fut revêtu de la pourpre par un nombreux détachement à quelques milles de distance du quartier-général ; et il comptait plus sur les vœux secrets, que sur une déclaration publique de la grande armée. Alexandre eut le temps de ranimer parmi les soldats un faible sentiment d’honneur et de fidélité ; mais ils levèrent l’étendard de la révolte à l’aspect de Maximin, qui se déclara l’ami et le défenseur de l’ordre militaire, et qui fut aussitôt proclamé par les légions empereur des Romains. Alexandre, trahi et abandonné, se retira dans sa tente, pour n’être pas exposé, dans ses derniers momens, aux insultes de la multitude. Un tribun et quelques centurions l’y suivirent bientôt l’épée à la main : au lieu de recevoir le coup fatal avec une ferme résolution, il déshonora, par des cris impuissans et par de vaines supplications, la fin de sa vie ; et le mépris de sa faiblesse diminua quelque chose de la juste pitié qu’inspiraient son innocence et son malheureux sort. Sa mère Mammée, qu’il avait accusée hautement d’avoir été la cause de sa ruine par son avarice et par son orgueil, périt avec lui ; et ses plus fidèles amis furent sacrifiés à la première fureur des soldats. On en réserva seulement quelques-uns pour être, par la suite, les victimes de la cruauté réfléchie de l’usurpateur. Ceux qui éprouvèrent les traitemens les plus doux, furent dépouillés de leurs emplois et chassés ignominieusement de la cour et de l’armée[579].
Tyrannie de Maximin.
Les premiers tyrans de Rome, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient tous de jeunes princes sans mœurs et sans expérience[580], élevés dans la pourpre et corrompus par l’orgueil du pouvoir, par le luxe de Rome et par la voix perfide de la flatterie. La cruauté de Maximin tenait à un principe différent, la crainte du mépris. Quoiqu’il comptât sur l’attachement des soldats, qui retrouvaient en lui les vertus dont ils faisaient profession, il ne pouvait se dissimuler que son origine obscure et barbare, que son air sauvage et que son ignorance totale des arts et des institutions de la vie sociale[581], formaient un contraste défavorable avec le caractère aimable de l’infortuné Alexandre. Il n’avait point oublié que, dans un état plus humble, il avait attendu plus d’une fois à la porte des nobles de Rome, et que souvent l’insolence des esclaves l’avait empêché de paraître devant ces fiers patriciens. Il se rappelait aussi l’amitié d’un petit nombre qui l’avaient secouru dans sa pauvreté, et qui avaient guidé ses premiers pas dans la carrière des honneurs. Mais ceux qui avaient dédaigné le paysan de la Thrace, et ceux qui l’avaient protégé, étaient coupables du même crime ; ils avaient tous été témoins de son obscurité. Plusieurs furent punis de mort ; et en livrant aux supplices la plupart de ses bienfaiteurs, Maximin publia en caractères de sang l’histoire ineffaçable de sa bassesse et de son ingratitude[582].
L’âme noire et féroce du tyran recevait avidement toutes sortes d’impressions sinistres contre les citoyens les plus distingués par leur naissance et par leur mérite. Dès que le mot de trahison venait l’effrayer, sa cruauté n’avait plus de bornes, et devenait inexorable. On avait découvert ou imaginé une conspiration contre sa vie ; Magnus, sénateur-consulaire, était nommé comme le principal auteur du complot ; et, sans qu’on entendît un seul témoin, sans jugement, sans avoir la permission de se défendre, il fut mis à mort avec quatre mille de ses prétendus complices. Une foule innombrable d’espions et de délateurs infestait l’Italie et les provinces : sur la plus légère accusation, les premiers citoyens de l’état qui avaient gouverné des provinces, commande des armées, possédé le consulat et porté les ornemens du triomphe, étaient chargés de chaînes, conduits ignominieusement sur des chariots publics et en présence de l’empereur. La confiscation, l’exil, ou une mort simple, passaient pour des exemples extraordinaires de sa douceur. Il fit enfermer dans des peaux de bêtes nouvellement égorgées plusieurs des malheureux qu’il destinait à la mort ; d’autres furent déchirés par des animaux, et quelques-uns expirèrent sous des coups de massue. Pendant les trois années de son règne, il dédaigna de visiter Rome ou l’Italie. Des circonstances particulières l’avaient obligé de transporter son armée des rives du Rhin aux bords du Danube. Son camp était le siége de cet affreux despotisme, qui, ouvertement soutenu par la puissance terrible de l’épée, foulait aux pieds les lois et l’équité[583]. Il ne souffrait auprès de lui aucun homme d’une naissance illustre, ou qui fût connu par des qualités éminentes ou par des talens pour l’administration. La cour d’un empereur romain retraçait l’image de ces anciens chefs d’esclaves ou de gladiateurs, dont le souvenir inspirait encore la terreur, et dont on ne se rappelait qu’en frémissant la puissance formidable.
Oppression des provinces.
Tant que la cruauté de Maximin ne frappa que des sénateurs illustres, ou même ces hardis aventuriers qui s’exposaient, à la cour ou à l’armée, aux caprices de la fortune, le peuple contempla ces scènes sanglantes avec indifférence, et peut-être avec plaisir. Mais l’avarice du tyran, irritée par les désirs insatiables des soldats, attaqua enfin les propriétés publiques. Chaque ville possédait un revenu indépendant, destiné à des achats de blé pour la multitude, et aux dépenses qu’exigeaient les jeux et les spectacles : un seul acte d’autorité confisqua en un moment toutes ces richesses au profit de l’empereur. Les temples furent dépouillés des offrandes en or et en argent, que la superstition y avait consacrées depuis tant de siècles ; et les statues élevées en l’honneur des dieux, des héros et des souverains, servirent à frapper de nouvelles espèces. Ces ordres impies ne pouvaient être exécutés, sans donner lieu à des soulèvemens et à des massacres. En plusieurs endroits, le peuple aima mieux mourir pour ses autels, que de voir, dans le sein de la paix, ses villes exposées aux déprédations et à toutes les horreurs de la guerre. Les soldats eux-mêmes, qui partageaient ces dépouilles sacrées, rougissaient de les recevoir. Quoique endurcis à la violence, ils redoutaient les justes reproches de leurs parens et de leurs amis. Il s’éleva dans tout l’univers romain un cri général d’indignation, qui appelait la vengeance sur la tête de l’ennemi commun du genre humain ; enfin, un acte particulier d’oppression souleva contre lui les habitans d’une province jusque alors tranquille et désarmée[584].
Révolte en Afrique.
L’intendant de l’Afrique était le digne ministre d’un maître qui regardait les amendes et les confiscations comme une des branches les plus considérables du revenu impérial. Une sentence inique avait été portée contre quelques-uns des jeunes gens les plus riches de la contrée ; son exécution les aurait dépouillés de la plus grande partie de leur patrimoine. Dans cette extrémité, le désespoir leur inspire une résolution qui devait compléter ou prévenir leur ruine. Après avoir obtenu trois jours avec beaucoup de difficultés, ils profitent de ce délai pour faire venir de leurs terres et rassembler autour d’eux un grand nombre d’esclaves et de paysans armés de haches et de massues, et entièrement dévoués aux ordres de leurs seigneurs. Les chefs de la conspiration ayant été admis à l’audience de l’intendant, le frappent de leurs poignards, qu’ils avaient cachés sous leurs robes. Suivis aussitôt d’une troupe tumultueuse, ils s’emparent de la petite ville de Thysdrus[585], et arborent l’étendard de la rebellion contre le maître de l’Empire romain. Ils fondaient leurs espérances sur la haine générale qu’avait inspirée Maximin, et ils prirent sagement le parti d’opposer à ce tyran détesté un empereur qui, par des vertus douces, se fût déjà concilié l’amour des peuples, et dont l’autorité sur la province donnât du poids à leur entreprise. Gordien, leur proconsul, qu’ils avaient choisi, refusa de bonne foi ce dangereux honneur. Il les conjura, les larmes aux yeux, de lui laisser terminer en paix une vie innocente, et de ne pas le forcer à tremper ses mains, déjà affaiblies par l’âge, dans le sang de ses concitoyens. Leurs menaces le contraignirent d’accepter la pourpre impériale, seul rempart qui lui restât désormais contre la fureur de Maximin ; puisque, selon la maxime d’un tyran, on mérite la mort dès qu’on a été jugé digne du trône, et que délibérer, c’est déjà se rendre coupable de rebellion[586].
Caractère et élévation des deux Gordiens.
La famille de Gordien était une des plus illustres du sénat de Rome. Il descendait des Gracques par son père, et par sa mère, de l’empereur Trajan. Une fortune considérable le mettait en état de soutenir la dignité de sa naissance, et dans l’usage qu’il en faisait, il déployait l’élégance de son goût et toute la bienfaisance de son âme. Le palais que le grand Pompée avait autrefois occupé à Rome appartenait depuis plusieurs générations à la famille des Gordiens[587]. Il était décoré d’anciens trophées de victoires navales, et orné des ouvrages de la peinture moderne. La maison de campagne de Gordien, située sur le chemin qui menait à Préneste, était fameuse par des bains d’une beauté et d’une grandeur singulières, par trois galeries magnifiques, longues de cent pieds, et par un superbe portique élevé sur deux cents colonnes des quatre espèces de marbre les plus rares et les plus chères[588]. Les jeux publics dont il avait fait la dépense semblent être au-dessus de la fortune d’un sujet. L’amphithéâtre était rempli de plusieurs centaines de bêtes sauvages et de gladiateurs[589]. Bien différent des autres magistrats qui célébraient dans Rome seulement un petit nombre de fêtes solennelles, Gordien, lorsqu’il fut édile, donna des spectacles tous les mois ; et pendant son consulat, les principales villes d’Italie éprouvèrent sa magnificence. Il fut élevé deux fois à cette dernière dignité par Caracalla et par Alexandre ; car il possédait le rare talent de mériter l’estime des princes vertueux, sans alarmer la jalousie des tyrans. Sa longue carrière fut partagée entre l’étude des lettres et les paisibles honneurs de Rome. Il refusa prudemment le commandement des armées et le gouvernement des provinces, jusqu’à ce qu’il eût été nommé proconsul d’Afrique par le sénat, et avec le consentement d’Alexandre[590]. Tant que ce prince vécut, l’Afrique fut heureuse sous l’administration de son digne représentant. Après l’usurpation du barbare Maximin, Gordien adoucit les maux qu’il ne pouvait prévenir. Lorsqu’il accepta, malgré lui, la pourpre impériale, il était âgé de plus de quatre-vingts ans. On se plaisait à contempler dans ce vieillard respectable les restes uniques et précieux du siècle fortuné des Antonins, dont il retraçait les vertus par sa conduite, et qu’il avait célébrées dans un poëme élégant de trente livres. Le fils de ce vénérable proconsul l’avait accompagné en Afrique en qualité de lieutenant : il fut pareillement proclamé empereur par les habitans de la province. Le jeune Gordien avait des mœurs moins pures que celles de son père ; mais son caractère était aussi aimable. Vingt-deux concubines reconnues, et une bibliothéque de soixante-deux mille volumes, attestent la diversité de ses goûts ; et, d’après ce qui resta de lui, il paraît que les femmes et les livres étaient plutôt destinés à son usage qu’à une vaine ostentation[591]. Le peuple romain retrouvait dans ses traits l’image chérie de Scipion-l’Africain ; et, se rappelant que sa mère était petite fille d’Antonin-le-Pieux, il se flattait que les vertus du jeune Gordien, cachées jusque alors dans le luxe indolent d’une vie privée, allaient bientôt se développer sur un plus grand théâtre.
Ils sollicitent la confirmation de leur autorité.
Dès que les Gordiens eurent apaisé les premiers tumultes d’une élection populaire, ils se rendirent à Carthage. Ils furent reçus avec transport par les Africains, qui honoraient leurs vertus, et qui, depuis le successeur de Trajan, n’avaient jamais contemplé la majesté d’un empereur romain. Mais ces vaines démonstrations ne pouvaient ni confirmer ni fortifier le titre des deux princes ; ils se déterminèrent, par principe autant que par intérêt, à se munir de l’approbation du sénat. Une députation, composée des plus nobles de la province, se rendit immédiatement dans Rome, pour exposer et justifier la conduite de leurs compatriotes, qui, après avoir souffert si long-temps avec patience, étaient maintenant résolus d’agir avec vigueur. Les lettres des nouveaux empereurs étaient modestes et respectueuses ; ils s’excusaient sur la nécessité qui les avait forcés d’accepter le titre impérial, et ils soumettaient leur destin à la décision suprême du sénat[592].
Le sénat ratifie l’élection des Gordiens.
Cette assemblée ne balança pas sur une réponse favorable, et les sentimens ne furent point partagés. La naissance et les nobles alliances des Gordiens les liaient intimement avec les plus illustres maisons de Rome. Leur grande fortune leur avait procuré beaucoup de partisans dans le sénat, et leur mérite un grand nombre d’amis. Leur douce administration faisait entrevoir dans un avenir brillant non-seulement la fin des calamités qui déchiraient l’état, mais encore le rétablissement de la république. La terreur inspirée par la violence militaire, qui d’abord avait forcé les sénateurs à fermer les yeux sur le meurtre du vertueux Alexandre, et à ratifier l’élection d’un paysan barbare[593], produisit alors l’effet contraire, et les excita à soutenir les droits violés de la liberté et de l’humanité. On connaissait la haine implacable de Maximin contre le sénat. Les soumissions les plus respectueuses ne pouvaient le fléchir ; l’innocence la plus réservée n’aurait point été à l’abri de ses cruels soupçons. Les sénateurs, déterminés par de pareils motifs et par le soin de leur propre sûreté, résolurent de courir le hasard d’une entreprise dont ils étaient bien sûrs d’être les premières victimes, si elle ne réussissait pas.
Ces considérations, et d’autres peut-être d’une nature plus particulière, avaient d’abord été discutées dans une conférence entre les consuls et les magistrats. Dès qu’ils eurent pris leur résolution, ils convoquèrent tous les sénateurs dans le temple de Castor, selon l’ancienne forme du secret[594], instituée pour réveiller leur attention et pour cacher leurs décrets. « Pères conscrits, dit le consul Syllanus, les Gordiens, revêtus tous les deux d’une dignité consulaire, l’un votre proconsul, l’autre votre lieutenant en Afrique, viennent d’être déclarés empereurs avec le consentement général de cette province. Rendons des actions de grâces, continua-t-il courageusement, à la jeunesse de Thysdrus ; rendons des actions de grâces à nos généreux défenseurs, les fidèles habitans de Carthage, qui nous délivrent d’un monstre horrible. Pourquoi m’écoutez-vous ainsi froidement, hommes timides ? pourquoi jetez-vous l’un sur l’autre des regards inquiets ? pourquoi hésitez-vous ? Maximin est l’ennemi de l’état : Puisse son inimitié expirer bientôt avec lui ! puissions-nous recueillir long-temps les fruits de la sagesse et de la fortune de Gordien le père, de la valeur et de la constance de Gordien le fils[595] ! » La noble ardeur du consul ranima l’esprit languissant du sénat. [Il déclare Maximin ennemi public.]Un décret unanime ratifia l’élection des Gordiens, déclara Maximin, son fils et tous leurs partisans traîtres à la patrie, et offrit de grandes récompenses à ceux qui auraient le courage ou le bonheur d’en délivrer l’état.
Le sénat prend le commandement de Rome et de l’Italie.
Dans l’absence de l’empereur, un détachement des gardes prétoriennes était resté à Rome, pour défendre ou plutôt pour gouverner la capitale. Le préfet Vitalien avait signalé sa fidélité envers Maximin, par l’ardeur avec laquelle il avait exécuté et même prévenu ses ordres cruels. Sa mort seule pouvait assurer l’autorité chancelante des sénateurs, et mettre leurs personnes à l’abri de tout danger. Avant que leur décision eût transpiré, un questeur et quelques tribuns furent chargés d’ôter la vie au préfet. Ils remplirent leur commission avec un succès égal à la hardiesse de l’entreprise ; et, tenant à la main le poignard ensanglanté, ils coururent dans toutes les rues de la ville, en annonçant au peuple et aux soldats la nouvelle de l’heureuse révolution. L’enthousiasme de la liberté fut secondé par des promesses de récompenses considérables en argent et en terres. On renversa les statues de Maximin, et la capitale reconnut avec transport l’autorité des deux empereurs et celle du sénat[596]. Le reste de l’Italie suivit l’exemple de Rome.
Il se prépare à soutenir une guerre civile.
Un nouvel esprit animait cette assemblée subjuguée depuis si long-temps par la licence militaire et par un despotisme farouche. Le sénat se saisit des rênes du gouvernement, et prit les mesures les plus sages pour venger, les armes à la main, la cause de la liberté. Dans cette foule de sénateurs consulaires, qui, par leur mérite et par leurs services, avaient obtenu les faveurs d’Alexandre, il fut aisé d’en trouver vingt capables de commander des armées et de conduire une guerre. Ce fut à eux que l’on confia la défense de l’Italie : on leur assigna à chacun différens départemens. Ils avaient ordre de faire de nouvelles levées, de discipliner la jeunesse italienne, et surtout de fortifier les ports et les grands chemins, dans la crainte d’une invasion. On envoya en même temps aux gouverneurs de quelques provinces plusieurs députés choisis parmi les plus distingués du sénat et de l’ordre équestre, pour les conjurer de voler au secours de la patrie, et de rappeler aux nations les nœuds de leur ancienne amitié avec le peuple romain. Le respect que l’on eut généralement pour ces députés, et l’empressement de l’Italie et des provinces à prendre le parti du sénat, prouve suffisamment que les sujets de Maximin étaient réduits à cet étrange état de malheur, dans lequel un peuple à plus à craindre de l’oppression que de la résistance. Le sentiment intime de cette triste vérité inspire un degré de fureur opiniâtre, qui caractérise rarement ces guerres civiles soutenues par les artifices de quelques chefs factieux et entreprenans[597].
Défaite et mort des deux Gordiens. A. D. 237. 3 juillet.
Mais tandis que l’on embrassait la cause des Gordiens avec tant d’ardeur, les Gordiens eux-mêmes n’étaient plus. La faible cour de Carthage avait pris l’alarme à la nouvelle de la marche rapide de Capellianus, gouverneur de la Mauritanie, qui, suivi d’une petite bande de vétérans et d’une troupe formidable de Barbares, fondit sur une province fidèle à son nouveau souverain, mais incapable de le défendre. Le jeune Gordien s’avança au-devant de l’ennemi, à la tête d’un petit nombre de gardes et d’une multitude indisciplinée, élevée dans le luxe et l’oisiveté de Carthage. Sa valeur inutile ne servit qu’à lui procurer une mort glorieuse sur le champ de bataille. Son père, qui n’avait régné que trente-six jours, mit fin à sa vie dès qu’il apprit cette défaite. Carthage, sans défense, ouvrit ses portes au vainqueur, et l’Afrique se trouva exposée à l’avidité cruelle d’un esclave qui, pour plaire à son maître, était obligé de paraître devant lui avec d’immenses trésors, et les mains teintes du sang d’un grand nombre de citoyens[598].
Maxime et Balbin déclarés empereurs par le sénat. 9 juillet.
Le sort imprévu des Gordiens remplit Rome d’une juste terreur. Le sénat, convoqué dans le temple de la Concorde, affecta de s’occuper des affaires du jour ; il tremblait d’envisager les malheurs dont il était menacé. Le silence et la consternation régnaient dans toute l’assemblée, lorsqu’un sénateur, du nom et de la famille de Trajan, entreprit de relever le courage de ses concitoyens. Il leur représenta que depuis long-temps il n’était plus en leur pouvoir de temporiser ni d’user de réserve ; que Maximin, naturellement implacable et irrité par leurs dernières démarches, s’avançait vers l’Italie, à la tête de toutes les forces de l’empire ; que, pour eux, il ne leur restait d’autre alternative que d’aller dans la plaine à la rencontre de l’ennemi public, ou d’attendre avec soumission les tourmens cruels et la mort ignominieuse destinés à des rebelles malheureux. « Nous avons perdu, continua-t-il, deux excellens princes ; mais, a moins que nous ne trahissions notre propre cause, les espérances de la république n’ont point péri avec les Gordiens. J’aperçois ici un grand nombre de sénateurs dignes, par leurs vertus, de monter sur le trône, et capables, par leurs qualités éminentes, d’en soutenir la majesté. Élisons deux empereurs, dont l’un soit chargé de la guerre contre le tyran, tandis que l’autre restera dans Rome pour diriger l’administration civile. Je brave volontiers l’envie, et, sans craindre de m’exposer au danger d’une élection, je donne ma voix en faveur de Maxime et de Balbin. Ratifiez mon choix, père conscrits, ou couronnez d’autres citoyens plus dignes de l’empire. » L’appréhension générale imposa silence aux murmures de la jalousie ; le mérite des deux candidats était universellement reconnu. Toute l’assemblée retentit d’acclamations sincères, et l’on entendit de tous côtés : « Victoire et longue vie aux empereurs Maxime et Balbin ! Vous êtes heureux au jugement du sénat ; puisse la république être heureuse sous votre administration[599] ! »
Leur caractère.
Rome fondait, avec justice, les plus belles espérances sur la vertu et sur la réputation des nouveaux empereurs. Le genre particulier de leurs talens les rendait propres chacun aux différens départemens de la guerre et de la paix. Ils pouvaient être assis sur le même trône sans qu’il s’élevât entre eux aucune émulation dangereuse. Orateur distingué, poète célèbre, sage magistrat, Balbin avait exercé avec intégrité et avec de justes applaudissemens la juridiction civile dans presque toutes les provinces intérieures de l’empire. Sa naissance était illustre[600], sa fortune considérable ; ses manières étaient généreuses et affables : un sentiment de dignité corrigeait en lui l’amour du plaisir, et les charmes d’une vie agréable ne le détournèrent jamais de l’application aux affaires. Maxime avait moins d’aménité dans le caractère : sorti d’une origine obscure, il s’était élevé, par son habileté et par sa valeur, aux premiers emplois de l’état et de l’armée. Ses victoires sur les Sarmates et sur les Germains, l’austérité de ses mœurs et l’impartialité de ses jugemens, lorsqu’il était préfet de la ville, lui avaient concilié l’estime des citoyens, dont l’aimable Balbin possédait toute l’affection. Ces deux collègues avaient été consuls ; Balbin même avait joui deux fois de cette honorable dignité : tous les deux avaient été nommés parmi les vingt lieutenans du sénat ; et comme l’un était âgé de soixante ans, l’autre de soixante-quatorze[601], ils étaient parvenus à cette maturité que donnent l’âge et l’expérience.
Tumulte à Rome. Le plus jeune des Gordiens est nommé César.
Lorsque le sénat leur eut conféré les puissances consulaire et tribunitienne, le titre de pères de la patrie et la dignité de grand pontife, Maxime et Balbin montèrent au Capitole pour rendre des actions de grâces aux dieux tutélaires de Rome[602]. La solennité des sacrifices fut troublée par un soulèvement du peuple. La sévérité de Maxime déplaisait à cette multitude licencieuse ; la douceur, l’humanité de Balbin, ne lui en imposaient point assez. Bientôt la foule s’augmente, et les mutins entourent le temple de Jupiter, en frappant l’air de leurs cris : ils réclament, comme un titre légitime, le droit de ratifier l’élection d’un souverain ; et ils demandent, avec une modération apparente, qu’outre les deux empereurs déjà nommés par le sénat, on en choisisse un troisième dans la famille des Gordiens, comme une juste marque de reconnaissance envers ces deux princes, qui avaient sacrifié leur vie pour la république. Maxime et Balbin, à la tête des gardes de la ville et des plus jeunes de l’ordre équestre, entreprennent de se faire jour à travers les rebelles : la multitude, armée de pierres et de bâtons, repousse ces princes, et les force de se réfugier dans le Capitole. Il est prudent de céder lorsque la dispute, quelle que puisse en être l’issue, doit être fatale aux deux partis. Un enfant, âgé seulement de treize ans, petit-fils du vieux Gordien et neveu[603] du plus jeune, fut montré au peuple avec les ornemens et le titre de César. Cette facile condescendance apaisa le tumulte ; et les deux empereurs, après avoir été reconnus paisiblement dans Rome, se préparèrent à défendre l’Italie contre l’ennemi public.
Maximin se dispose à attaquer le sénat et son empereur.
Tandis qu’à Rome et dans le sein de l’Afrique les révolutions se succédaient avec une rapidité inconcevable, l’esprit de Maximin était déchiré par les passions les plus violentes. On prétend qu’il reçut, non en homme, mais en bête féroce, la nouvelle de la rebellion des Gordiens et du décret solennel rendu contre sa personne. Trop éloigné du sénat pour lui faire éprouver toute sa rage, il voulait, dans les premiers mouvemens d’une fureur aveugle, souiller ses mains du sang de son fils, de ses amis et de tous ceux qui osaient l’approcher. Il s’applaudissait à peine de la chute précipitée des Gordiens, lorsqu’il apprit que les sénateurs, renonçant à tout espoir de pardon, avaient élu de nouveau deux princes dont il ne pouvait ignorer le mérite. La vengeance était la dernière ressource de Maximin, et les armes seules pouvaient lui procurer cette unique consolation : il se trouvait à la tête des meilleures légions romaines, qu’Alexandre avait rassemblées de toutes les parties de l’empire. Trois campagnes heureuses, contre les Sarmates et contre les Germains, avaient élevé leur réputation, exercé leur discipline, et augmenté même leur nombre, en remplissant leurs rangs d’une foule de jeunes Barbares. Maximin avait passé sa vie dans les camps ; et l’histoire ne peut lui refuser la valeur d’un soldat, ni même les talens d’un général expérimenté[604]. Il était à présumer qu’un prince de ce caractère, au lieu de laisser à la rebellion le temps de se fortifier, se transporterait sur-le-champ des rives du Danube aux bords du Tibre, et que son armée victorieuse, pleine de mépris pour le sénat, et impatiente de s’emparer des dépouilles de l’Italie, devait brûler du désir de terminer une conquête facile et lucrative. Cependant, autant que nous pouvons en juger par la chronologie obscure de cette période[605], il paraît que Maximin, retardé par les opérations de quelque guerre étrangère, ne marcha que le printemps suivant en Italie. D’après la conduite prudente de ce prince, nous sommes portés à croire que les traits farouches de son caractère ont été exagérés par l’esprit de parti ; que ses passions, quoique impétueuses, se soumettaient à la force de la raison, et que son âme barbare avait quelques étincelles du noble génie de Sylla[606], qui subjugua les ennemis de Rome avant de songer à venger ses injures particulières.
Il marche en Italie. A. D. 238, février.
Lorsque les troupes de Maximin, qui s’avançaient en bon ordre, arrivèrent au pied des Alpes Juliennes, elles furent effrayées du silence et de la désolation qui régnaient sur les frontières de l’Italie. Elles trouvèrent partout les villages déserts, les villes abandonnées : les habitans avaient pris la fuite à leur approche, emmenant avec eux leurs troupeaux. Les provisions avaient été emportées ou détruites, les ponts rompus ; enfin, il n’existait plus rien qui pût servir d’asile à l’ennemi, ou lui procurer des vivres. Tels avaient été les ordres des généraux du sénat, dont le sage projet était de prolonger la guerre, de ruiner l’armée de Maximin par les attaques lentes de la famine, et de l’obliger à consumer ses forces au siége des principales villes d’Italie, abondamment pourvues d’hommes et de munitions.
Siége d’Aquilée.
Aquilée reçut et soutint le premier choc de l’invasion. Les courans qui tombent dans la mer Adriatique, à l’extrémité du golfe de ce nom, grossis alors par la fonte des neiges[607], opposèrent aux armes de Maximin un obstacle imprévu : cependant il fit construire un pont avec de grosses futailles artistement liées ensemble ; et dès qu’il se fut transporté de l’autre côté du torrent, il arracha les vignes qui embellissaient les environs d’Aquilée ; démolit les faubourgs, et en employa les matériaux à bâtir des tours et des machines pour attaquer la ville de tous côtés. On venait de réparer à la hâte les murailles qui étaient tombées en ruine pendant la tranquillité d’une longue paix ; mais le plus ferme rempart d’Aquilée consistait dans la résolution des citoyens, qui tous, loin de se montrer abattus, tiraient un nouveau courage de l’excès du danger, et de la connaissance qu’ils avaient de l’implacable caractère de Maximin. Crispinus et Ménophile, deux des vingt lieutenans du sénat, et qui s’étaient jetés dans la place avec un petit corps de troupes régulières, soutenaient et dirigeaient la valeur des habitans. Les troupes de Maximin furent repoussées dans plusieurs assauts, et ses machines brûlées par les feux que les assiégés faisaient pleuvoir du haut de leurs murs. Le généreux enthousiasme des Aquiléens ne leur permettait pas de douter de la victoire ; ils combattaient, persuadés que Belenus, leur divinité tutélaire, prenait en personne la défense de ses adorateurs[608].
Conduite de Maxime.
L’empereur Maxime, qui s’était avancé jusqu’à Ravenne pour couvrir cette importante place, et pour hâter les préparatifs militaires, pesait l’événement de la guerre dans la balance exacte de la raison et de la politique. Il savait trop bien qu’une seule ville ne pouvait résister aux efforts constans d’une grande armée, et il craignait que l’ennemi, fatigué de la résistance opiniâtre des assiégés, n’abandonnât subitement un siége inutile, et ne marchât droit à Rome. Le destin de l’empire et la cause de la liberté auraient été alors remis au hasard d’une bataille ; et quelle armée avait-il à opposer aux redoutables vétérans du Rhin et du Danube ? quelques troupes nouvellement levées parmi la jeunesse italienne, remplie d’une noble ardeur, mais énervée par le luxe, et un corps de Germains auxiliaires, sur la fermeté duquel il eût été dangereux de compter dans la chaleur du combat. Au milieu de ces justes alarmes, une conspiration secrète punit les crimes de Maximin, et délivra Rome des calamités qui auraient certainement suivi la victoire d’un barbare furieux.
Meurtre de Maximin et de son fils. A. D. 238, avril.
Jusque alors le peuple d’Aquilée avait à peine éprouvé quelques maux inséparables d’un siége ; ses magasins étaient abondamment pourvus, et plusieurs fontaines d’eau douce renfermées dans l’enceinte de la place assuraient aux habitans des ressources inépuisables. Les soldats de Maximin, au contraire, exposés à toutes les inclémences de l’air, désolés par une maladie contagieuse, se voyaient encore en proie aux horreurs de la famine. Partout aux environs les campagnes étaient dévastées, les fleuves souillés de sang et remplis de cadavres ; le désespoir et le découragement commençaient à s’emparer des troupes ; et comme toute communication avait été interceptée, elles se persuadèrent que l’empire entier avait embrassé la cause du sénat, et qu’elles étaient destinées à périr sous les murailles imprenables d’Aquilée. Le farouche Maximin s’irritait du peu de succès de ses armes, qu’il attribuait à la lâcheté de son armée. Sa cruauté imprudente et désordonnée, loin de répandre la terreur, inspirait la haine et le plus juste désir de vengeance. Enfin, un parti de prétoriens, qui tremblaient pour leurs femmes et pour leurs enfans, enfermés près de Rome dans le camp d’Albe, exécuta la sentence du sénat. Maximin, abandonné de ses gardes, fut assassiné dans sa tente avec le jeune César, son fils, avec le préfet Anulinus, et avec les principaux ministres de sa tyrannie[609]. Leurs têtes, portées sur des piques, apprirent aux habitans d’Aquilée que le siége était fini : aussitôt ils ouvrirent leurs portes, et les assiégeans affamés trouvèrent dans les marchés de la ville des provisions de toute espèce. Les troupes qui venaient de servir sous les étendards de Maximin, jurèrent une fidélité inviolable au sénat, au peuple et à leurs légitimes empereurs, Balbin et Maxime. [Son portrait.]Tel fut le destin mérité d’un sauvage féroce, privé de tous les sentimens qui distinguent un homme civilisé, et même un être raisonnable. Selon le portrait qui nous en est resté, son corps était parfaitement assorti a l’âme qui l’animait. La taille de Maximin excédait huit pieds ; et l’on rapporte des exemples presque incroyables de sa force et de son appétit extraordinaires[610]. S’il eût vécu dans un siècle moins éclairé, la fable et la poésie auraient pu le représenter comme l’un de ces énormes géans, qui, revêtus d’un pouvoir surnaturel, livraient au genre humain une guerre perpétuelle.
Joie de l’univers romain.
Il est plus aisé de concevoir que de décrire la joie universelle qui éclata dans tout l’empire à la chute du tyran. On assure que la nouvelle de sa mort parvint en quatre jours d’Aquilée à Rome. Le retour de Maxime fut un triomphe. Son collègue et le jeune Gordien allèrent au-devant de lui ; et les trois princes entrèrent dans la capitale, accompagnés des ambassadeurs de presque toutes les villes d’Italie, comblés des présens magnifiques de la reconnaissance et de la superstition, et salués avec des acclamations sincères par le sénat et par le peuple, qui croyaient voir l’âge d’or succéder à un siècle de fer[611]. La conduite des deux empereurs répondit à l’attente publique. Ces princes rendaient la justice en personne, et la clémence de l’un tempérait la sévérité de l’autre. Les impôts onéreux établis par Maximin sur les legs et sur les héritages, furent supprimés, ou du moins modérés ; la discipline fut remise en vigueur, et l’on vit paraître, de l’avis du sénat, plusieurs lois sages, publiées par les deux monarques, qui s’efforçaient d’élever une constitution civile sur les débris d’une tyrannie militaire. « Quelle récompense pouvons-nous espérer pour avoir délivré Rome d’un monstre ? » demandait un jour Maxime, dans un moment de confiance et de liberté. « L’amour du sénat, du peuple et de tout le genre humain, » répondit Balbin sans hésiter. « Hélas ! s’écria son collègue plus pénétrant, je redoute la haine des soldats, et les suites funestes de leur ressentiment[612]. » L’événement ne justifia que trop ses appréhensions.
Séditions à Rome.
Durant le temps que Maxime se préparait à défendre l’Italie contre l’ennemi commun, Balbin, qui n’avait point quitté Rome, avait été témoin de plusieurs scènes sanglantes, et s’était trouvé engagé dans des discordes intestines. La défiance et la jalousie régnaient parmi les sénateurs ; et même, dans les enceintes sacrées où ils s’assemblaient, ils portaient, ouvertement ou en secret, des armes avec eux. Au milieu de leurs délibérations, deux vétérans du corps des prétoriens, excités par la curiosité, ou par un motif plus coupable, eurent l’audace d’entrer dans le temple, et pénétrèrent jusqu’à l’autel de la Victoire. Gallicanus, personnage consulaire ; Mécénas, ancien prêteur, ne purent voir sans indignation cette insolence. Ils jurèrent d’abord que ces soldats étaient deux espions. Aussitôt, tirant leurs poignards, ils les firent tomber morts au pied de l’autel. Ils se présentèrent ensuite à la porte du sénat, et exhortèrent imprudemment la multitude à massacrer les gardes, comme les partisans secrets du tyran. Ceux d’entre eux qui échappèrent à la première fureur du peuple, se réfugièrent dans leur camp, où ils se défendirent avec avantage contre les attaques réitérées des citoyens, soutenus par les nombreuses bandes des gladiateurs, qui appartenaient aux plus riches de la ville. La guerre civile dura plusieurs jours, et, dans cette confusion universelle, il y eut beaucoup de sang répandu de part et d’autre. Lorsque les canaux qui portaient de l’eau dans leur camp eurent été rompus, les prétoriens furent réduits à la dernière extrémité : ils firent, à leur tour, des sorties vigoureuses, brûlèrent beaucoup d’édifices, et massacrèrent un grand nombre d’habitans. L’empereur Balbin essaya, par de vains édits et par quelques trêves, de mettre fin à ces troubles. Mais, dans le moment que l’animosité des factions paraissait éteinte, elle se rallumait avec une nouvelle violence. Les soldats, ennemis du sénat et du peuple, méprisaient un prince qui manquait de courage ou de moyens pour se faire respecter[613].
Mécontentement des prétoriens.
Après la mort du tyran, son armée formidable avait reconnu, plus par nécessité que par choix, l’autorité de Maxime, qui s’était transporté sans délai au camp devant Aquilée. Dès que ce prince eut reçu des troupes le serment de fidélité, il leur parla avec beaucoup de modération et de douceur ; il leur reprocha moins qu’il ne déplora les affreux désordres des temps, et il les assura que de leur conduite passée, le sénat se rappellerait seulement la générosité avec laquelle ils avaient abandonné la cause d’un indigne tyran, et étaient rentrés volontairement dans leur devoir. Les exhortations de Maxime furent appuyées de grandes largesses ; et lorsqu’il eut purifié le camp par un sacrifice solennel d’expiation, il renvoya les légions dans leurs différentes provinces, se flattant que, fidèles désormais et obéissantes, elles conserveraient sans cesse le souvenir de ses bienfaits[614]. Mais rien ne fut capable d’étouffer le ressentiment des fiers prétoriens. Lorsqu’ils accompagnèrent les empereurs dans cette journée mémorable où ces princes entrèrent dans Rome au milieu des acclamations universelles, la sombre contenance des gardes annonçait qu’ils se regardaient plutôt comme l’objet du triomphe, que comme associés aux honneurs de leurs souverains. Dès qu’ils furent tous assemblés dans leur camp, ceux qui avaient combattu pour Maximin, et ceux qui n’étaient point sortis de la capitale, se communiquèrent réciproquement leurs sujets de plainte et leurs alarmes. Les empereurs choisis par l’armée avaient subi une mort ignominieuse ; des citoyens que le sénat avait revêtus de la pourpre, étaient assis sur le trône[615]. Les sanglans démêlés qui existaient depuis si long-temps entre les puissances civile et militaire, venaient d’être terminés par une guerre dans laquelle l’autorité civile avait remporté une victoire complète. Il ne restait plus aux soldats qu’à adopter de nouvelles maximes, et à se soumettre au sénat ; et, malgré la clémence dont se parait cette compagnie politique, ils devaient redouter les funestes effets d’une vengeance lente, colorée du nom de discipline, et justifiée par de spécieux prétextes de bien public. Mais leur destinée était toujours entre leurs mains ; et s’ils avaient assez de courage pour mépriser les vaines menaces d’une république impuissante, ils pouvaient convaincre l’univers que ceux qui tiennent les armes, disposent de l’autorité de l’état.
Massacre de Maxime et de Balbin.
Le sénat, en partageant la couronne, semblait n’avoir eu d’autre intention que de donner à l’empire deux chefs capables de le gouverner dans la guerre et dans la paix. Outre ce motif spécieux, il est probable que cette assemblée fut encore guidée par le désir secret d’affaiblir, en le divisant, le despotisme du magistrat suprême. Sa politique lui réussit ; mais elle lui devint fatale, et entraîna la perte des souverains. Bientôt la jalousie du pouvoir fut irritée par la différence de caractère. Maxime méprisait Balbin, comme un noble livré aux plaisirs ; et celui-ci dédaignait son collègue, comme un soldat obscur. Cependant jusque-là leur mésintelligence était plutôt soupçonnée qu’aperçue[616]. Leurs dispositions réciproques les empêchèrent d’agir avec vigueur contre les prétoriens, leurs ennemis communs. [A. D. 238, 15 juillet.]Un jour que toute la ville assistait aux jeux capitolins, les empereurs étaient restés presque seuls dans leur palais, où ils occupaient déjà des appartemens très éloignés l’un de l’autre. Tout à coup ils prennent l’alarme à l’approche d’une troupe d’assassins furieux : chacun ignorant la situation ou les desseins de son collègue, tremble de donner ou de recevoir des secours ; et ils perdent ainsi des momens précieux en frivoles débats et en récriminations inutiles. L’arrivée des gardes met fin à ces vaines disputes : ils se saisissent des empereurs du sénat, nom qu’ils leur donnaient par dérision. Ils les dépouillent de leurs vêtemens, et les traînent en triomphe dans les rues de Rome, avec le projet de leur faire subir une mort lente et cruelle. La crainte que les fidèles Germains de la garde impériale ne vinssent les arracher de leurs mains, abrégea les tourmens de ces malheureux princes, dont les corps percés de mille coups furent exposés aux insultes ou à la compassion de la populace[617].
Le troisième Gordien reste seul empereur.
Dans l’espace de peu de mois, l’épée avait tranché les jours de six princes. Gordien, déjà revêtu du titre de César, parut aux prétoriens le seul propre à remplir le trône vacant[618]. Ils l’emmenèrent au camp, et le saluèrent unanimement Auguste et empereur. Son nom était cher au sénat et au peuple : sa tendre jeunesse promettait à la licence des troupes une longue impunité. Enfin, le consentement de Rome et des provinces épargnait à la république, quoiqu’aux dépens de sa dignité et de sa liberté, les horreurs d’une nouvelle guerre civile dans le centre de la capitale[619].
Innocence et vertus de Gordien.
Comme le troisième Gordien mourut à l’âge de dix-neuf ans, l’histoire de sa vie, si elle nous était parvenue avec plus d’exactitude, ne renfermerait guère que les détails de son éducation et de la conduite des ministres qui trompèrent ou guidèrent tour à tour la simplicité d’un jeune prince sans expérience. Immédiatement après son élévation, il tomba entre les mains des eunuques de sa mère, ces vils instrumens du luxe asiatique, et qui, depuis la mort d’Héliogabale, infestaient le palais des empereurs romains. Ces malheureux, par leurs intrigues secrètes, tirèrent un voile impénétrable entre un prince innocent et des sujets opprimés. Le vertueux Gordien ignorait que les premières dignités de l’état étaient tous les jours vendues publiquement aux plus indignes citoyens. Nous ne savons pas comment l’empereur fut assez heureux pour s’affranchir de cette ignominieuse servitude, et pour placer sa confiance dans un ministre dont les sages conseils n’eurent pour objet que la gloire du souverain et le bonheur du peuple. On serait porté à croire que l’amour et les lettres valurent à Misithée la faveur de Gordien. Ce jeune prince, après avoir épousé la fille de son maître de rhétorique, éleva son beau-père aux premiers emplois de l’état. Il existe encore deux lettres admirables qu’ils s’écrivirent. Le ministre, avec cette noble fermeté que donne la vertu, félicite Gordien de ce qu’il s’est arraché à la tyrannie des eunuques, et plus encore de ce qu’il sent le prix de cet heureux affranchissement[620]. L’empereur reconnaît, avec une aimable confusion, les erreurs de sa conduite passée ; et il peint avec des couleurs bien naturelles le malheur d’un monarque entouré d’une foule de vils courtisans, qui s’efforcent perpétuellement de lui dérober la vérité[621].
Guerre de Perse. A. D. 242.
Misithée avait passé sa vie dans l’étude des lettres, et la profession des armes lui était entièrement inconnue. Cependant telle était la flexibilité du génie de ce grand homme, que lorsqu’il fut nommé préfet du prétoire, il remplit les devoirs militaires de sa place avec autant de vigueur que d’habileté. Les Perses avaient pénétré dans la Mésopotamie, et menaçaient Antioche. Le jeune empereur, à la persuasion de son beau-père, quitta le luxe de Rome, et marcha en Orient, après avoir ouvert le temple de Janus, cérémonie autrefois si célèbre, et la dernière alors dont l’histoire fasse mention. Dès que les Perses apprirent qu’il s’approchait à la tête d’une grande armée, ils évacuèrent les villes qu’ils avaient déjà prises, et se retirèrent de l’Euphrate vers le Tigre. Gordien eut le plaisir d’annoncer au sénat les premiers succès de ses armes, qu’il attribuait, avec une modestie et une reconnaissance bien recommandables, à la sagesse de son préfet. Pendant toute cette expédition, Misithée veilla toujours à la sûreté et à la discipline de l’armée. Il prévenait les murmures dangereux des troupes, en maintenant l’abondance dans le camp, en établissant dans toutes les villes frontières de vastes magasins de vinaigre, de chair salée, de paille, d’orge et de froment[622]. Mais la prospérité de Gordien périt avec son ministre, qui mourut d’une dyssenterie. [Artifices de Philippe. A. D. 243.]On eut de violens soupçons qu’il avait été empoisonné. Philippe, qui fut, ensuite nommé préfet du prétoire, était Arabe de naissance ; ainsi il avait exercé dans les premières années de sa jeunesse le métier de brigand. Son élévation suppose de l’audace et des talens. Mais son audace lui inspira le projet ambitieux de monter sur le trône, et il fit usage de ses talens pour perdre un maître trop indulgent. Au lieu de le servir, par ses menées artificieuses, il fit naître dans le camp une disette factice. Les soldats irrités attribuèrent cette calamité à la jeunesse et à l’incapacité du prince. Le défaut de matériaux nous empêche de rendre compte des complots secrets et de la rebellion ouverte qui précipitèrent du trône l’infortuné Gordien. [Meurtre de Gordien. A. D. 244, Mars.] On éleva un monument à sa mémoire dans l’endroit[623] où il avait été tué, près du confluent de l’Euphrate et de la petite rivière du Chaboras[624]. L’heureux Philippe, appelé à l’empire par les soldats, trouva le sénat et les habitans des provinces disposés à confirmer son élection[625].
Forme d’une république militaire.
Nous ne pouvons nous empêcher de mettre sous les yeux du lecteur un tableau ingénieux qu’un célèbre écrivain de nos jours a tracé du gouvernement militaire de l’Empire romain, et dans lequel seulement ce grand peintre s’est peut-être un peu trop livré à son imagination. « Ce qu’on appelait l’Empire romain dans ce siècle-là était une espèce de république irrégulière, telle à peu près que l’aristocratie[626] d’Alger[627], où la milice, qui a la puissance souveraine, fait et défait un magistrat qu’on appelle le Dey ; et peut-être est-ce une règle assez générale que le gouvernement militaire est, à certains égards, plutôt républicain que monarchique. Et qu’on ne dise pas que les soldats ne prenaient de part au gouvernement que par leurs désobéissances et leurs révoltes : les harangues que les empereurs leur faisaient ne furent-elles pas à la fin du genre de celles que les consuls et les tribuns avaient faites autrefois au peuple ? Et quoique les armées n’eussent pas un lieu particulier pour s’assembler, qu’elles ne se conduisissent point par de certaines formes, qu’elles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, délibérant peu et agissant beaucoup, ne disposaient-elles pas en souveraines de la fortune publique ? Et qu’était-ce qu’un empereur, que le ministre d’un gouvernement violent, élu pour l’utilité particulière des soldats ?
» Quand l’armée associa à l’empire Philippe, qui était préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci demanda qu’on lui laissât le commandement entier, et il ne put l’obtenir : il harangua l’armée, pour que la puissance fût égale entre eux, et il ne l’obtint pas non plus : il supplia qu’on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa : il demanda d’être préfet du prétoire, et on rejeta ses prières : enfin il parla pour sa vie. L’armée, dans ses divers jugemens, exerçait la magistrature suprême. »
Selon l’historien dont la narration douteuse a servi de guide au président de Montesquieu, Philippe, qui, pendant toute la révolution, avait gardé un farouche silence, voulut un moment épargner la vie de son bienfaiteur. Bientôt, réfléchissant que l’innocence de ce jeune prince pouvait exciter une compassion dangereuse, il ordonna, sans égard pour ses cris et pour ses supplications, qu’il fût saisi, dépouillé et conduit aussitôt à la mort. Après un moment d’hésitation, la cruelle sentence fut exécutée[628].
Règne de Philippe.
À son retour de l’Orient, Philippe, dans la vue d’effacer le souvenir de ses crimes et de se concilier l’affection du peuple, solennisa dans Rome les jeux séculaires avec une pompe et une magnificence éclatantes. [Jeux séculaires. A. D. 248, 21 avril.]Depuis Auguste, qui les avait fait renaître, ou plutôt institués[629], ils avaient été célébrés sous les règnes de Claude, de Domitien et de Sévère. Ils furent alors renouvelés pour la cinquième fois, et terminèrent une période complète de mille ans, depuis la fondation de la ville de Rome. Tout ce qui caractérisait les jeux séculaires contribuait merveilleusement à inspirer aux esprits superstitieux une vénération profonde. Le long intervalle qui s’écoulait entre les époques de leur célébration[630], excédait la durée de la vie humaine ; aucun spectateur ne les avait jamais vus, et aucun ne pouvait se flatter d’y assister une seconde fois. On offrait, durant trois nuits, sur les rives du Tibre, des sacrifices mystérieux ; et l’on exécutait dans le champ de Mars des danses et des concerts à la lueur d’une multitude innombrable de lampes et de flambeaux. Les esclaves et les étrangers étaient exclus de toute participation à ces cérémonies nationales. Vingt-sept jeunes gens, et autant de vierges, tous de famille noble et qui n’avaient pas perdu ceux dont ils tenaient le jour, se réunissaient en chœur et chantaient des hymnes sacrés. Après avoir imploré les dieux propices en faveur de la génération présente, après les avoir conjurés de veiller sur les tendres rejetons qui faisaient déjà l’espoir de la république, ils leur rappelaient la foi des anciens oracles, et les suppliaient de maintenir à jamais la vertu, la félicité et l’empire du peuple romain[631]. La magnificence des spectacles donnés par Philippe éblouit les yeux de la multitude ; les esprits religieux étaient entièrement absorbés par la célébration des rites de la superstition : le petit nombre de ceux qui réfléchissaient méditait l’histoire de Rome, et jetait en tremblant des regards inquiets sur les destins futurs de l’empire.
Décadence de l’Empire romain.
Dix siècles s’étaient déjà écoulés depuis que Romulus avait rassemblé, sur quelques collines près du Tibre, une petite bande de pasteurs et de brigands[632]. Durant les quatre premiers siècles, les Romains, endurcis à l’école de la pauvreté, avaient acquis les vertus de la guerre et du gouvernement. Le développement de ces vertus leur avait procuré, avec le secours de la fortune, dans le cours des trois siècles suivans, un empire absolu sur d’immenses contrées en Europe, en Asie et en Afrique. Pendant les trois cents dernières années, sous le voile d’une prospérité apparente, la décadence attaqua les principes de la constitution. Les trente-cinq tribus du peuple romain, composées de guerriers, de magistrats et de législateurs, avaient entièrement disparu dans la masse commune du genre humain : elles étaient confondues avec des millions d’esclaves habitans des provinces, et qui avaient reçu le nom de Romains, sans adopter le génie de cette nation si célèbre. La liberté n’était plus le partage que de ces troupes mercenaires, levées parmi les sujets et les barbares des frontières, qui souvent abusaient de leur indépendance. Leurs choix tumultuaires avaient élevé sur le trône de Rome un Syrien, un Goth, un Arabe, et les avaient investis du pouvoir de gouverner despotiquement les conquêtes et la patrie des Scipions.
Les frontières de l’empire s’étendaient toujours depuis le Tigre jusqu’à l’océan occidental, et depuis le mont Atlas jusqu’aux rives du Rhin et du Danube. Le vulgaire aveugle comparait la puissance de Philippe à celle d’Adrien ou d’Auguste : la forme était encore la même, mais le principe vivifiant n’existait plus ; tout annonçait un dépérissement universel. Une longue suite d’oppressions avait épuisé et découragé l’industrie du peuple. La discipline militaire, qui seule, après l’extinction de toute autre vertu, aurait été capable de soutenir l’état, était corrompue par l’ambition, ou relâchée par la faiblesse des empereurs. La force des frontières, qui avait toujours consisté dans les armes plutôt que dans les fortifications, se minait insensiblement, et les plus belles provinces de l’empire étaient exposées aux ravages, et allaient bientôt devenir la proie des Barbares, qui ne tardèrent pas à s’apercevoir de la décadence de la grandeur romaine.
FIN DU TOME PREMIER.
Notes
D. R. Watson’s Apology for christianity, in a series of letters to Edw. Gibbon, 1776, in-8o.
J. Chelsum’s DD. remarks on the two last chapters of the first vol. of M. Gibbon’s history, etc. Oxford, 2e édit., 1778, in-8o.
East Apthorp’s letters on the prevalence of christianity before its civil establishment with observations on M. Gibbon’s history, etc. 1778, in-8o.
Letters to Edw. Gibbon, 2e édit. Londres, 1785, in-8o.
H. Kett’s Sermons at Bampton’s lecture, 1791, in-8o.
H. Kett’s representation of the conduct and opinions of the primitive christians with remarks on certain affections of M. Gibbon and D. Priestley, in eight Sermons.
A vindication of some passages in the XV and XVI chapters of the History of the decline and fall of the Roman Empire. La 2e édit., dont je me suis servi, est de Londres, 1779.
Die ausbreitung des Christenthums aus natürlichen ursachen von W. S. von Walterstern, Hambourg, 1788, in-8o.
Die ausbreitung der Christlichen religion von J. B. Luderwald. Helmstædt, 1788, in-8o.
La lettre dans laquelle Gibbon annonça à Mlle Curchod l’opposition que son père mettait à leur mariage, existe en manuscrit. Les premières pages sont tendres et tristes, comme on doit les attendre d’un amant malheureux ; mais les dernières deviennent peu à peu calmes, raisonnables, et la lettre finit par ces mots : C’est pourquoi, Mademoiselle, j’ai l’honneur d’être votre très-humble et très-obéissant serviteur, Edouard Gibbon. Il aimait véritablement Mlle Curchod ; mais on aime avec son caractère, et celui de Gibbon se refusait au désespoir de l’amour.
Voyez la lettre CXC. Je compte, dit-il, find myself (me trouver) in London on, or before the first of august.
Dion Cassius (l. LIV, p. 736), avec les notes de Reimar, qui a rassemblé tout ce que la vanité romaine nous a laissé sur ce sujet. Le marbre d’Ancyre, sur lequel Auguste avait fait graver ses exploits, nous dit positivement que cet empereur força les Parthes à restituer les drapeaux de Crassus (*).
(*) Les poètes latins ont célébré avec pompe ce paisible exploit d’Auguste. Horace, lib. IV, od. 15, a dit :
… Tua, Cæsar, ætas
…
… Signa nostro restituit Jovi
Derepta Parthorum superbis
Postibus.
et Ovide, dans ses Tristes, l. 2, v. 227 :
Nunc petit Armenius pacem, nunc porrigit arcum
Parthus eques, timida captaque signa manu.
(Note de l’Éditeur.)
Strabon (l. XVI, p. 780), Pline (Hist. nat., l. VI, c. 32, 35) et Dion Cassius (l. LIII, p. 723, et l. LIV, p. 734) nous ont laissé sur ces guerres des détails très-curieux. Les Romains se rendirent maîtres de Mariaba ou Merab, ville de l’Arabie Heureuse, bien connue des Orientaux. (Voy. Abulféda, et la Géographie nubienne, p. 52.) Ils pénétrèrent jusqu’à trois journées de distance du pays qui produit les épices, principal objet de leur invasion (**).
(**) C’est cette ville de Merab que les Arabes disent avoir été la résidence de Belkis, reine de Saba, qui voulut voir Salomon. Une digue, par laquelle des eaux rassemblées dans les environs étaient retenues, ayant été emportée, l’inondation subite détruisit cette ville, dont il reste cependant des vestiges. Elle était limitrophe d’une contrée nommée l’Adramaüt, où croît un aromate particulier : c’est pour cela qu’on lit dans l’Histoire de l’expédition des Romains, qu’il ne restait que trois journées pour arriver au pays de l’encens. Voy. d’Anville, Géog. anc., t. II, p. 222. (Note de l’Édit.)
Par le massacre de Varus et de ses trois légions. (Voy. le liv. I des Annales de Tacite ; Suétone, Vie d’Auguste, c. 23, et Velleius Paterculus, l. II, c. 117, etc.) Auguste ne reçut pas la nouvelle de ce malheur avec toute la modération ni toute la fermeté que l’on devait naturellement attendre de son caractère.
Tacite, Annal. l. II ; Dion Cassius (l. LVI, p. 833), et le discours d’Auguste lui-même dans les Césars de Julien. Ce dernier ouvrage a reçu beaucoup de clarté des savantes notes de son traducteur français, M. Spanheim.
Germanicus, Suétonius-Paulinus et Agricola furent traversés et rappelés dans le cours de leurs victoires. Corbulon fut mis à mort. Le mérite militaire, comme l’exprime admirablement Tacite, était, dans toute la rigueur de l’expression, imperatoria virtus.
César lui-même dissimule ce motif peu relevé, mais Suétone en fait mention, c. 47. Au reste, les perles de la Bretagne se trouvent de peu de valeur, à raison de leur couleur obscure et livide. Tacite observe avec raison que c’était un défaut inhérent à leur nature. (Vie d’Agricola, c. 12.) « Ego faciliùs crediderim naturam margaritis deesse, quàm nobis avaritiam. »
Sous les règnes de Claude, de Néron et de Domitien. Pomponius Mela, qui écrivait sous le premier de ces princes, espère (l. III, c. 6) qu’à la faveur du succès des armes romaines, l’île et ses sauvages habitans seront bientôt mieux connus. Il est assez amusant de lire de pareils passages au milieu de Londres.
Voyez l’admirable abrégé que Tacite nous a donné dans la Vie d’Agricola, et que nos savans antiquaires, Camden et Horsley, ont enrichi de commentaires si étendus, quoique peut-être encore incomplets.
Les écrivains irlandais, jaloux de la gloire de leur patrie, sont extrêmement irrités à cette occasion contre Tacite et contre Agricola.
Firth of Scotland.
Voyez Britannia romana, par Horsley, l. I, c. 10.
Agricola fortifia le passage situé entre Dunbritton et Édimbourg, par conséquent en Écosse même. L’empereur Adrien, pendant son séjour en Angleterre, vers l’an 121, fit élever un rempart de gazon entre Newcastle et Carlisle. Antonin-le-Pieux, ayant remporté de nouvelles victoires sur les Calédoniens, par l’habileté de son lieutenant, Lollius Urbicus, fit construire un nouveau rempart de gazon entre Édimbourg et Dunbritton. Septime Sévère enfin, en 208, fit construire un mur de pierres parallèle au rempart d’Adrien et dans les mêmes localités. Voyez John Warburton’s vallum romanum, or the History and antiquities of the roman wall commonly called the Pict’s wall, Lond., 1754, in-4o (Note de l’Édit.)
Le poète Buchanan célèbre avec beaucoup d’élévation et d’élégance (Voy. ses Sylvæ, V.) la liberté dont les anciens Écossais ont toujours joui. Mais si le seul témoignage de Richard de Cirencester suffit pour créer au nord de la muraille une province romaine, nommée Valentia, cette indépendance se trouve renfermée dans des limites très-étroites.
Voy. Appien (in proæm.) et les descriptions uniformes des poésies erses qui, dans toutes les hypothèses, ont été composées par un Calédonien.
Voy. le Panégyrique de Pline, qui paraît être appuyé sur des faits.
Dion Cassius, l. LXVII.
Hérodote, l. IV, c. 94 ; Julien, dans les Césars, avec les observations de Spanheim.
Pline, Épît. VIII, 9.
Dion Cassius, l. LVIII, p. 1123, 1131 ; Julien, dans les Césars ; Eutrope, VIII, 2, 6 ; Aurelius-Victor, et Victor, in Epitom.
Voyez un mémoire de M. d’Anville, sur la province de Dacie, dans le recueil de l’Académie des inscriptions, tom. XXVIII, p. 444-468.
Les sentimens de Trajan sont représentés au naturel et avec beaucoup de vivacité dans les Césars de Julien.
Eutrope et Sextus Rufus ont tâché de perpétuer cette illusion. Voy. une dissertation très-ingénieuse de M. Fréret dans les Mém. de l’Académie des inscriptions, t. XXI, p. 55.
Dion Cassius, l. LXVIII, et les abréviateurs.
Ovid. Fast. l. II, v. 667. Voy. Tite-Live et Denis d’Halicarnasse, au règne de Tarquin.
Saint Augustin prend beaucoup de plaisir à rapporter cette preuve de la faiblesse du dieu Terme et de la vanité des augures. Voyez De Civitate Dei, IV, 29.
Voyez l’Histoire Auguste, p. 5, la Chronique de saint Jérôme et tous les Epitomes. Il est assez singulier que cet événement mémorable ait été omis par Dion, ou plutôt par Xiphilin.
Dion, l. LXIX, p. 1158 ; Hist. Aug., p. 5, 8. Si tous les ouvrages des historiens étaient perdus, les médailles, les inscriptions et les autres monumens de ce siècle, suffiraient pour nous faire connaître les voyages d’Adrien.
Voyez l’Histoire Auguste, et les Epitomes.
Il ne faut cependant pas oublier que, sous le règne d’Adrien, le fanatisme arma les Juifs, et excita une rebellion violente dans une province de l’empire. Pausanias (l. 8, c. 43) parle de deux guerres nécessaires, terminées heureusement par les généraux d’Antonin-le-Pieux : l’une contre les Maures vagabonds, qui furent chassés dans les déserts du mont Atlas ; l’autre contre les Brigantes, tribu bretonne qui avait envahi la province romaine. L’Histoire Auguste fait mention, p. 19, de ces deux guerres et de plusieurs autres hostilités.
Appien d’Alexandrie, dans la préface de son Histoire des guerres romaines.
Dion, l. LXXI, Histoire Auguste, in Marco. Les victoires remportées sur les Parthes ont fait naître une foule de relations dont les méprisables auteurs ont été sauvés de l’oubli, et tournés en ridicule dans une satire très-ingénieuse de Lucien.
Le plus pauvre soldat possédait la valeur de plus de quarante liv. sterling (Denys d’Halycarnasse, IV, 17), somme considérable dans un temps où l’argent était si rare, qu’une once de ce métal équivalait à soixante-dix livres pesant d’airain. La populace, qui avait été exclue du service militaire par l’ancienne constitution, y fut admise par Marius. Voyez Salluste, Guerre de Jugurtha, c. 91.
César composa une de ses légions (nommée l’Alauda) de Gaulois et d’étrangers, mais ce fut pendant la licence des guerres civiles ; et après ses victoires, il leur donna pour récompense le droit de citoyen romain.
Voyez Végèce, De re militari, l. I, c. 2-7.
Le serment de fidélité que l’empereur exigeait des troupes était renouvelé tous les ans le 1er janvier.
Tacite appelle les aigles romaines bellorum deos. Placées dans une chapelle au milieu du camp, elles étaient adorées par les soldats comme les autres divinités.
Voy. Gronovius, De pecuniâ vetere, l. III, p. 120, etc. L’empereur Domitien porta la paye annuelle des légionnaires à douze pièces d’or, environ dix de nos guinées. Cette paye s’augmenta insensiblement par la suite, selon les progrès du gouvernement militaire et la richesse de l’état. Après vingt ans de service, le vétéran recevait trois mille deniers, environ cent liv. sterling, ou une portion de terre de la valeur de cette somme. La paye des gardes, et en général les avantages dont ils jouissaient, étaient le double de ce qu’on accordait aux légionnaires.
Exercitus, ab exercitando. Varron, De linguâ latinâ, l. IV ; Cicéron, Tuscul., l. II, 37. On pourrait donner un ouvrage bien intéressant en examinant le rapport qui existe entre la langue et les mœurs des nations.
Végèce, l. II, et le reste de son premier livre.
M. Le Beau a jeté un très-grand jour sur le sujet de la danse pyrrhique dans le Recueil de l’Académie des inscriptions, tome XXXV, p. 262, etc. Ce savant académicien a rassemblé, dans une suite de mémoires, tous les passages que nous ont laissés les anciens concernant la légion romaine.
Josèphe, De bello judaico, l. III, c. 5. Nous sommes redevables à cet écrivain juif de quelques détails très curieux sur la discipline romaine.
Panégyrique de Pline, c. 13 ; Vie d’Adrien, dans l’Histoire Auguste.
Voyez, dans le VIe livre de son histoire, une digression admirable sur la discipline des Romains.
Végèce, De re militari, l. II, c. 4, etc. Une partie considérable de son obscur abrégé est prise des règlemens de Trajan ; la légion, telle qu’il la décrit, ne peut convenir à aucun autre siècle de l’Empire romain.
Végèce, De re militari, l. II, c. 1. Du temps de Cicéron et de César, où les anciennes formes avaient reçu moins d’altération, le mot miles se bornait presque à l’infanterie. Dans le Bas-Empire et dans les siècles de chevalerie, il fut approprié presque exclusivement aux gens d’armes qui combattaient à cheval.
Du temps de Polybe et de Denys d’Halycarnasse (l. V, c. 43), la pointe d’acier du pilum semble avoir été beaucoup plus longue. Dans le siècle où Végèce écrivait, elle fut réduite à un pied, ou même à neuf pouces : j’ai pris un milieu.
Pour les armes des légionnaires, voyez Juste-Lipse, De militiâ romanâ, l. III, c. 2-7.
Voyez la belle comparaison de Virgile, Géorg. II. v. 279.
M. Guichard, Mémoires militaires, t. I, c. 4, et nouveaux Mémoires, t. I, p. 293-311, a traité ce sujet en homme instruit et en officier.
Voyez la Tactique d’Arrien. Par une partialité digne d’un Grec, cet auteur a mieux aimé décrire la phalange qu’il connaissait seulement par les écrits des anciens, que les légions qu’il avait commandées.
Polyb., l. XVII.
Végèce, De re militari, l. II, c. 6. Son témoignage positif, qu’on pourrait appuyer de faits évidens, doit certainement imposer silence à ces critiques qui refusent à la légion impériale son corps de cavalerie.
Voyez Tite-Live presque partout, et spécialement XLII, 61.
Pline, Hist. nat., XXXIII, 2. Le véritable sens de ce passage très-curieux a été découvert et éclairci par M. de Beaufort, Rép. romaine, l. II, c. 2.
Comme nous le voyons par l’exemple d’Horace et d’Agricola, il paraît que cette coutume était un vice dans la discipline romaine : Adrien essaya d’y remédier en fixant l’âge qu’il fallait avoir pour être tribun.
Ces détails ne sont pas tout-à-fait exacts. Quoique dans les derniers temps de la république et sous les premiers empereurs les jeunes nobles Romains obtinssent le commandement d’un escadron ou d’une cohorte avec plus de facilité que dans les temps antérieurs, ils n’y parvenaient guère sans avoir passé par un assez long service militaire. En général, ils servaient d’abord dans la cohorte prétorienne, qui était chargée de la garde du général : ils étaient reçus dans l’intimité de quelque officier supérieur (contubernium) et s’y formaient. C’est ainsi que Jules César, issu cependant d’une grande famille, servit d’abord comme contubernalis sous le préteur M. Thermus, et plus tard, sous Servilius l’Isaurien (Suét., Jul. 2-5. Plutarq., in Parall., p. 516, éd. Froben). L’exemple d’Horace, que Gibbon met en avant pour prouver que les jeunes chevaliers étaient faits tribuns dès qu’ils entraient au service, ne prouve rien. D’abord, Horace n’était point chevalier ; c’était le fils d’un affranchi de Vénuse (Venosa), dans la Pouille, qui exerçait la petite fonction d’huissier-priseur, coactor exauctionum. (Voyez Horace, sat. I, v. 6, 86.) D’ailleurs, quand le poète fut fait tribun, Brutus, dont l’armée était composée presque entièrement d’Orientaux, donnait ce titre à tous les Romains de quelque considération qui se joignaient à lui. Les empereurs furent encore moins difficiles dans leurs choix : le nombre des tribuns fut augmenté ; on en donna le titre et les honneurs à des gens qu’on voulait attacher à la cour. Auguste donna aux fils des sénateurs tantôt le tribunat, tantôt le commandement d’un escadron. Claude donna aux chevaliers qui entraient au service, d’abord le commandement d’une cohorte d’auxiliaires, plus tard, celui d’un escadron, et enfin, pour la première fois, le tribunat (Suétone, in Claud., p. 25, et les notes d’Ernesti). Les abus qui en provinrent donnèrent lieu à l’ordonnance d’Adrien qui fixa l’âge auquel on pouvait obtenir cet honneur. (Spartien, in Adr., X.) Cette ordonnance fut observée dans la suite, car l’empereur Valérien, dans une lettre adressée à Mulvius Gailicanus, préfet du prétoire, s’excuse de l’avoir violée en faveur du jeune Probus, depuis empereur, à qui il avait conféré le tribunal de bonne heure, à cause de ses rares talens. (Vopiscus in Prob., IV.) (Note de l’Édit.)
Voyez la Tactique d’Arrien.
Tel était en particulier l’état des Bataves. Tacite, Mœurs des Germains, c. 29.
Marc-Aurèle, après avoir vaincu les Quades et les Marcomans, les obligea de lui fournir un corps de troupes considérable, qu’il envoya aussitôt en Bretagne. (Dion, l. LXXI.)
Tacite, Annal. IV, 5. Ceux qui composent ces corps dans une proportion régulière d’un certain nombre de fantassins et de deux fois autant de chevaux, confondent les auxiliaires des empereurs avec les Italiens alliés de la république.
Végèce, II, 2 ; Arrien, dans sa Description de la Marche et de la bataille contre les Alains.
Le chevalier Folard (dans son Commentaire sur Polybe, tom. II, p. 233-290) a traité des anciennes machines avec beaucoup d’érudition et de sagacité : il les préfère même, à beaucoup d’égards, à nos canons et à nos mortiers. Il faut observer que, chez les Romains, l’usage des machines devint plus commun, à mesure que la valeur personnelle et les talens militaires disparurent dans l’empire. Lorsqu’il ne fut plus possible de trouver des hommes, il fallut bien y suppléer par des machines. Voy., Végèce, II, 25, et Arrien.
« Universa quæ in quoque belli genere necessaria esse creduntur, secum legio debet ubique portare, ut in quovis loco fixerit castra, armatam faciat civitatem. » C’est par cette phrase remarquable que Végèce termine son second livre et la description de la légion.
Pour la castramétation des Romains, voyez Polybe, l. VI, avec Juste-Lipse, De militiâ romanâ ; Josèphe, De bel. judaic. l. III, c. 5 ; Végèce, I, 21-25, III, 9 ; et Mémoires de Guichard, tom. I, c. 1.
Cic., Tuscul., II, 37 ; Josèphe, De bello jud., l. III, 5 ; Frontin, IV, 1.
Végèce, I, 9. Voyez Mémoires de l’Académie des inscriptions, tome XXV, p. 187.
Ces évolutions sont admirablement expliquées par M. Guichard, nouveaux Mémoires, tome I, p. 141-234.
Tacite (annal. IV, 5) nous a donné un état des légions sous Tibère, et Dion (l. LV, p. 794) sous Alexandre Sévère. J’ai tâché de m’arrêter à un juste milieu entre ce qu’ils nous apprennent de ces deux périodes. Voyez aussi Juste-Lipse, De magnitudine romanâ, l. I, c. 4, 5.
Les Romains essayèrent de cacher leur ignorance et leur terreur sous le voile d’un respect religieux. Voyez Tacite, Mœurs des Germains, c. 34.
Plutarque, Vie de Marc-Antoine ; et cependant, si nous en croyons Orose, ces énormes citadelles ne s’élevaient pas de plus de dix pieds au-dessus de l’eau, VI, 19.
Voyez Juste-Lipse, De magnitudine romanâ, l. I, c. 5. Les seize derniers chapitres de Végèce ont rapport à la marine.
Voltaire, Siècle de Louis XIV, c. 19. Il ne faut cependant pas oublier que la France se ressent encore de cet effort extraordinaire.
Voyez Strabon, l. II. Il est assez naturel de supposer qu’Aragon vient de Tarraconensis : plusieurs auteurs modernes, qui ont écrit en latin, se servent de ces deux mots comme synonymes ; il est cependant certain que l’Aragon, petite rivière qui tombe des Pyrénées dans l’Èbre, donna d’abord son nom à une province, et ensuite à un royaume. Voyez d’Anville, Géographie du moyen âge, p. 181.
Cent quinze cités paraissent dans la Notice de la Gaule : on sait que ce nom était donné, non-seulement à la ville capitale, mais encore au territoire entier de chaque état. Plutarque et Appien font monter le nombre des tribus à trois ou quatre cents.
D’Anville, Notice de l’ancienne Gaule.
Histoire de Manchester, par Whitaker, vol. I, c. 3.
Les Venètes d’Italie, quoique souvent confondus avec les Gaulois, étaient probablement Illyriens d’origine. Voyez M. Fréret, Mémoires de l’Académie des inscript., t. XVIII.
Voyez Maffei, Verona illustrata, l. I.
Le premier de ces contrastes avait été observé par les anciens (Voyez Florus, I, II). Le second doit frapper tout voyageur moderne.
Pline (Hist. nat. l. III) suit la division d’Italie par l’empereur Auguste.
Tournefort, Voyage en Grèce et en Asie Mineure, lettre XVIII. Voyez M. de Buffon, Hist. nat. t. I, p. 411.
Le nom d’Illyrie appartenait originairement aux côtes de la mer Adriatique ; les Romains l’étendirent par degrés depuis les Alpes jusqu’au Pont-Euxin. (Voyez Severini, Pannonia, l. I, c. 3.)
Un voyageur vénitien, l’abbé Fortis, nous a donné récemment une description de ces contrées peu connues ; mais nous ne pouvons attendre la géographie et les antiquités de l’Illyrie occidentale que de la munificence de l’empereur, souverain de cette contrée.
La Save prend sa source près des confins de l’Istrie : les Grecs des premiers âges regardaient cette rivière comme la principale branche du Danube.
Voyez le Périple d’Arrien. Cet auteur avait examiné les côtes du Pont-Euxin lorsqu’il était gouverneur de la Cappadoce.
Cette comparaison est exagérée, dans l’intention sans doute d’attaquer l’autorité de la Bible, qui vante la fertilité de la Palestine. Gibbon n’a pu se fonder que sur un passage de Strabon, l. XVI, p. 1104, ed. Almelov., et sur l’état actuel du pays ; mais Strabon ne parle que des environs de Jérusalem, qu’il dit infructueux et arides à soixante stades autour de la ville : il rend ailleurs un témoignage avantageux à la fertilité de plusieurs parties de la Palestine ; ainsi il dit : « Auprès de Jéricho, il y a un bois de palmiers, et une contrée de cent stades, pleine de sources et fort peuplée. » D’ailleurs, Strabon n’avait jamais vu la Palestine ; il n’en parlait que d’après des rapports qui ont fort bien pu être inexacts comme ceux d’après lesquels il avait fait cette description de la Germanie, où Cluvier a relevé tant d’erreurs. (Cluv., Germ. ant., l. III, c. 1.) Enfin, son témoignage est contredit et réfuté par celui des autres auteurs anciens et des médailles. Tacite dit, en parlant de la Palestine : « Les hommes y sont sains et robustes, les pluies rares, le sol fertile. » (Tac., Hist., l. V, c. 6.) Ammien Marcellin dit aussi : « La dernière des Syries est la Palestine, pays d’une grande étendue, rempli de bonnes terres et bien cultivées, et où l’on trouve quelques belles villes, qui ne le cèdent point l’une à l’autre, mais qui sont dans une espèce d’égalité qui les rend rivales. » (l. XIV, c. 8. Voyez aussi l’historien Josèphe, l. VI, c. 1, p. 367.) Procope de Césarée, qui vivait au 6e siècle, dit que Chosroès, roi de Perse, avait eu une extrême envie de s’emparer de la Palestine, à cause de sa fertilité extraordinaire, de son opulence, et du grand nombre de ses habitans. Les Sarrasins pensaient de même, et craignaient qu’Omar, qui était allé à Jérusalem, charmé de la fertilité du pays et de la pureté de l’air, ne voulût jamais retourner à Médine. (Ockley, Hist. des Sarrasins, p. 279) L’importance que mirent les Romains à la conquête de la Palestine, et les obstacles qu’ils eurent à vaincre, prouvent encore la richesse et la population du pays. Vespasien et Titus firent frapper des médailles avec des trophées dans lesquels la Palestine est représentée par une femme sous un palmier, pour témoigner la bonté du pays, avec cette inscription : Judæa capta. D’autres médailles indiquent encore cette fertilité : par exemple, celle d’Hérode tenant une grappe de raisin, et celle du jeune Agrippa étalant des fruits. Quant à l’état actuel du pays, on sent qu’on n’en doit tirer aucun argument contre son ancienne fertilité ; les désastres à travers lesquels il a passé, le gouvernement auquel il appartient, la disposition des habitans, expliquent assez l’aspect sauvage et inculte de cette terre, où l’on trouve cependant encore des cantons fertiles et cultivés, comme l’attestent les voyageurs, entre autres Shaw, Maundrell, de La Rocque, etc. (Note de l’Éditeur.)
Le progrès de la religion est bien connu : l’usage des lettres s’introduisit parmi les sauvages de l’Europe environ quinze cents ans avant Jésus-Christ, et les Européens les portèrent en Amérique environ quinze siècles après la naissance du Sauveur ; mais l’alphabet phénicien fut considérablement altéré, dans une période de trois mille ans, en passant par les mains des Grecs et des Romains.
Dion, l. LVIII, p. 1131.
Selon Ptolémée, Strabon et les géographes modernes, l’isthme de Suez est la borne de l’Asie et de l’Afrique. Denys, Mela, Pline, Salluste, Hirtius et Solin, en étendant les limites de l’Asie jusqu’à la branche occidentale du Nil, ou même jusqu’à la grande cataracte, renferment dans cette partie du monde, non-seulement l’Égypte, mais encore presque toute la Libye.
Cyrène fut fondée par des Lacédémoniens sortis de Théra, île de la mer Égée. Crinus, roi de cette île, avait un fils, nommé Aristée, et surnommé Battus (du grec Βάττος), parce qu’il était, selon les uns, muet, ou, selon les autres, bègue et embarrassé dans sa prononciation. Crinus consulta l’oracle de Delphes sur la maladie de son fils : l’oracle répondit qu’il ne recouvrerait l’usage libre de la parole que lorsqu’il irait fonder une ville en Afrique. La faiblesse de l’île de Théra, le petit nombre de ses habitans se refusaient aux émigrations ; Battus ne partit point. Les Théréens, affligés de la peste, consultèrent de nouveau l’oracle, qui leur rappela sa réponse. Battus partit alors, aborda en Afrique, et effrayé, selon Pausanias, par la vue d’un lion, il reprit soudain, en poussant un cri, l’usage de la parole. Il s’empara du mont Cyra, et y fonda la ville de Cyrène. Cette colonie parvint bientôt à un haut degré de splendeur ; son histoire et les médailles qui nous en restent, attestent sa puissance et ses richesses. (Voyez Eckhel, De doctrinâ numorum veterum, t. IV, p. 117.) Elle tomba dans la suite au pouvoir des Ptolémées, lorsque les Macédoniens s’emparèrent de l’Égypte. Le premier Ptolémée Lagus, dit Soter, s’empara de la Cyrénaïque, qui appartint à ses successeurs jusqu’à ce que Ptolémée Apion la donnât par testament aux Romains, qui la réunirent avec la Crète pour en former une province. Le port de Cyrène se nommait Apollonia ; il s’appelle aujourd’hui Marza-Susa ou Sosush, d’où d’Anville conjecture que c’est la ville qui portait le nom de Sozusa dans le temps du bas-empire. Il reste quelques débris de Cyrène, sous le nom de Curin. L’histoire de cette colonie, obscurcie dans son origine par les fables de l’antiquité, est racontée avec détail dans plusieurs auteurs anciens et modernes. Voyez, entre autres, Hérodote, l., IV, c. 150 ; Callimaque (qui était lui-même Cyrénéen). Hymn. ad Apoll., et les notes de Spanheim ; Diodore de Sicile, IV, 83 ; Justin, XIII, 7 ; d’Anville, Geogr. anc., t. III, p. 43, etc. (Note de l’Éditeur.)
La longue étendue, la hauteur modérée, et la pente douce du mont Atlas (Voyez les Voyages de Shaw, p. 5.) ne s’accordent pas avec l’idée d’une montagne isolée qui cache sa tête dans les nues, et qui paraît supporter le ciel. Le pic de Ténériffe, au contraire, s’élève à plus de deux mille deux cents toises au-dessus du niveau de la mer ; et comme il était fort connu des Phéniciens, il aurait pu attirer l’attention des poètes grecs. Voyez Buffon, Hist. nat., t. I, p. 312 ; Hist. des Voyages, tome II.
M. de Voltaire, t. XIV, p. 297, sans y être autorisé par aucun fait ou par aucune probabilité, donne généreusement aux Romains les îles Canaries.
Bergier, Hist. des grands chemins, l. III, c. 1, 2, 3, 4, ouvrage rempli de recherches très-utiles.
Voyez la Description du globe, par Templeman ; mais je ne me fie ni à l’érudition ni aux cartes de cet écrivain.
Ils furent érigés entre Lahore et Déli, environ à égale distance de ces deux villes. Les conquêtes d’Alexandre dans l’Indostan se bornèrent au Pendj-ab, contrée arrosée par les cinq grandes branches de l’Indus. (*)
(*) L’Hyphase est un des cinq fleuves qui se jettent dans l’Indus ou le Sinde, après avoir traversé la province du Pendj-ab, nom qui, en persan, signifie cinq rivières. De ces cinq fleuves, quatre sont connus dans l’histoire de l’expédition d’Alexandre : ce sont l’Hydaspe, l’Acésinès, l’Hydraote, l’Hyphasis. Les géographes ne sont pas d’accord sur la correspondance qu’il faut établir entre ces noms et les noms modernes. Selon d’Anville, l’Hydaspe est aujourd’hui le Shantrow, l’Acésinès est la rivière qui passe à Lahore, ou le Rauvee ; l’Hydraote s’appelle Biah, et l’Hyphasis Caûl. Rennell, dans les cartes de sa Géographie de l’Indostan, donne à l’Hydaspe le nom de Behat ou Chelum, à l’Acésinès celui de Chunaub, à l’Hydraote celui de Rauvee, à l’Hyphasis celui de Beyah. Voy. d’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 340, et la Description de l’Indostan, par James Rennell, t. II, p. 230, avec la carte. Un Anglais, M. Vincent, a traité depuis toutes ces questions avec étendue ; et les ressources qui ont aidé ses recherches, le soin qu’il y a apporté, ne laissent, dit-on, rien à désirer. Je ne puis parler de ses travaux, ne les connaissant que par la réputation que l’auteur s’est acquise. (Note de l’Édit.)
Voyez M. de Guignes, Hist. des Huns, l. XV, XVI et XVII.
Hérodote est celui de tous les anciens qui a le mieux peint le véritable génie du polythéisme. Le plus excellent commentaire de ce qu’il nous a laissé sur ce sujet se trouve dans l’Histoire naturelle de la Religion, de M. Hume ; et M. Bossuet, dans son Histoire universelle, nous présente le contraste le plus frappant. On aperçoit dans la conduite des Égyptiens quelques faibles restes d’intolérance. (Voyez Juvénal, sat. XV.) Les Juifs et les chrétiens qui vécurent sous les empereurs forment aussi une exception bien importante, et si importante même, que nous nous proposons d’en examiner les causes dans un chapitre particulier de cet ouvrage.
Les droits, la puissance et les prétentions du souverain de l’Olympe, sont très-nettement décrits dans le quinzième livre de l’Iliade ; j’entends dans l’original grec, car Pope, sans y penser, a fort amélioré l’idéologie d’Homère.
Voyez pour exemple César, De bello gallico, VI, 17. Dans le cours d’un ou de deux siècles, les Gaulois eux-mêmes donnèrent à leurs divinités les noms de Mercure, Mars, Apollon, etc.
L’admirable courage de Cicéron, sur la nature des dieux, est le meilleur guide que nous puissions suivre au milieu de ces ténèbres et dans un abîme si profond. Cet écrivain représente sans déguisement et réfute avec habileté les opinions des philosophes.
Je ne prétends pas assurer que, dans ce siècle irréligieux, la superstition eût perdu son empire, et que les songes, les présages, les apparitions, etc., n’inspirassent plus de terreur.
Socrate, Épicure, Cicéron et Plutarque, ont toujours montré le plus grand respect pour la religion de leur pays. Épicure montra même une dévotion exemplaire et une grande assiduité dans les temples. (Diogène-Laërce, X, 10.)
Polybe, l. VI, c. 53, 54. Juvénal se plaint (sat. XIII) de ce que, de son temps, cette appréhension était devenue presque sans effet.
Voyez le sort de Syracuse, de Tarente, d’Ambracie, de Corinthe, etc., la conduite de Verrès, dans Cicéron (act. II, or. 4,) et la pratique ordinaire des gouverneurs, dans la VIIIe satire de Juvénal.
Suétone, Vie de Claude ; Pline, Hist. nat., XXX, I.
Pelloutier, Hist. des Celtes, tom. VI, p. 230-252.
Sén., Consol. ad Helviam, p. 74, édit. de Juste-Lipse.
Denys d’Halycarnasse, Antiquités romaines, l. II.
Dans l’année de Rome 701, le temple d’Isis et de Sérapis fut démoli en vertu d’un ordre du sénat (Dion, l. XL, p. 252), et par les mains mêmes du consul. (Valère-Maxime, I, 3.) Après la mort de César, il fut rebâti aux dépens du public. (Dion, XLVII, p. 501.) Auguste, dans son séjour en Égypte, respecta la majesté de Sérapis (l. LI, p. 647) ; mais il défendit le culte des dieux égyptiens dans le pomœrium de Rome, et à un mille aux environs. (Dion, l. LIII, p. 679 ; l. LIV, p. 735.) Ces divinités furent assez en vogue sous son règne (Ovid. De art aman. l. I) et sous celui de son successeur, jusqu’à ce que la justice de Tibère eût obligé ce prince à quelques actes de sévérité. Voyez Tacite, Annal, II, 85 ; Josèphe, Antiquit. l. XVIII, c. 3. (*)
(*) Gibbon fait ici un seul événement de deux événemens éloignés l’un de l’autre de cent soixante-six ans. Ce fut l’an de Rome 535 que le sénat ayant ordonné la destruction des temples d’Isis et de Sérapis, aucun ouvrier ne voulut y mettre la main, et que le consul L. Æmilius-Paulus prit lui-même une hache pour porter le premier coup. (Val.-Max., l. I, c. 3.) Gibbon attribue cette circonstance à la seconde démolition, qui eut lieu en 701, et qu’il regarde comme la première. (Note de l’Éditeur.)
Tertullien, Apolog. c. 6, p. 74, édit. Haverc. Il me semble que l’on peut attribuer cet établissement à la dévotion de la famille Flavienne.
Voyez Tite-Live, l. XI et XXXIX.
Macrobe, Saturnales, l. III, c. 9. Cet auteur nous donne une formule d’évocation.
Minutius-Felix, in Octavio, page 54 ; Arnobe, l. VI, page 115.
Tacite, Annal. XI, 24. L’Orbis romanus, du savant Spanheim est une histoire complète de l’admission progressive du Latium, de l’Italie et des provinces, à la liberté de Rome.
Hérodote, V, 97. Ce nombre paraît considérable ; on serait tenté de croire que l’auteur s’en est rapporté à des bruits populaires.
Athénée, Deipnosophist., l. VI, p. 272, édit. de Casaubon. Meursius, De fortunâ atticâ, c. 4.
Voyez, dans M. de Beaufort, Rép. rom., l. IV, c. 4, un recueil fait avec soin des résultats de chaque cens.
Appien, De bell. civil., l. I ; Velleius-Paterculus, l. II, c. 15, 16, 17.
Mécène lui avait conseillé, dit-on, de donner, par un édit, à tous ses sujets le titre de citoyens ; mais nous soupçonnons, à juste titre, Dion d’être l’auteur d’un conseil si bien adapté à l’esprit de son siècle, et si peu à celui du temps d’Auguste.
Les sénateurs étaient obligés d’avoir le tiers de leurs biens en Italie (voyez Pline, l. VI, ép. 19) ; Marc-Aurèle leur permit de n’en avoir que le quart. Depuis le règne de Trajan, l’Italie commença à n’être plus distinguée des autres provinces.
La première partie de la Verona illustrata du marquis de Maffei, donne la description la plus claire et la plus étendue de l’état de l’Italie sous les Césars.
Voyez Pausan., l. VII. Lorsque ces assemblées ne furent plus dangereuses, les Romains consentirent à en rétablir les noms.
César en fait souvent mention. L’abbé Dubos n’a pu réussir à prouver que les Gaulois aient continué, sous les empereurs, à tenir des assemblées. (Hist. de l’établ. de la Monarchie franç., l. I, c. 4.)
Sénèque, in Consol. ad Helviam, c. 6.
Memnon, apud Photium, c. 33, Valère-Maxime, IX, 2. Plutarque et Dion Cassius font monter le massacre à cent cinquante mille citoyens ; mais je pense que le moindre de ces deux nombres est plus que suffisant.
Vingt-cinq colonies furent établies en Espagne (voyez Pline, Hist. nat., III, 3, 4 ; IV, 35), et neuf en Bretagne, parmi lesquelles Londres, Colchester, Lincoln, Chester, Gloucester et Bath, sont encore des villes considérables, Voyez Richard de Cirencester, p. 36 ; et l’Histoire de Manchester, par Whitaker, l. I, c. 3.
Aulu-Gelle, Noctes atticæ, XVI, 13. L’empereur Adrien était étonné que les villes d’Utique, de Cadix et d’Italica, qui jouissaient déjà des priviléges attachés aux villes municipales, sollicitassent le titre de colonies : leur exemple fut cependant bientôt suivi, et l’empire se trouva rempli de colonies honoraires. Voyez Spanheim, De usu numismat., dissert. XIII.
Spanheim, Orb. rom. c. 8, p. 62.
Aristide, in Romæ Encomio, tom. I, page 218, édit. Jebb.
Alesia était près de Semur en Auxois, en Bourgogne. Il est resté une trace de ce nom dans celui de l’Auxois, nom de la contrée. La victoire de César à Alesia peut servir d’époque, dit d’Anville, à l’asservissement de la Gaule au pouvoir de Rome. (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Annal., XI, 23, 24. Hist. IV, 74.
Pline, Hist. nat., III, 5 ; saint Augustin, De Civit. Dei, XIX, 7. Juste-Lipse, De prononciatione linguæ latinæ, c. 3.
Apulée et saint Augustin répondront pour l’Afrique ; Strabon, pour l’Espagne et la Gaule ; Tacite, dans la Vie d’Agricola, pour la Bretagne ; et Velleius-Paterculus, pour la Pannonie. À tous ces témoignages nous pouvons ajouter celui que nous fournit le langage employé dans les inscriptions.
Le celtique fut conservé dans les montagnes du pays de Galles, de Cornouailles et de l’Armorique. Apulée reproche à un jeune Africain qui vivait avec la populace, de se servir de la langue punique tandis qu’il avait presque oublié le grec, et qu’il ne pouvait ou ne voulait pas parler latin (Apolog., p. 596). Saint Augustin ne s’exprima que très-rarement en punique dans ses Congrégations.
L’Espagne seule produisit Columelle, les deux Sénèque, Lucain, Martial et Quintilien.
Depuis Denys jusqu’à Libanius, aucun critique grec, je crois, ne fait mention de Virgile ni d’Horace : ils paraissaient tous ignorer que les Romains eussent de bons écrivains.
Le lecteur curieux peut voir, dans la Bibliothéque ecclésiastique de Dupin (tom. XIX, p. I, c. 8), à quel point s’était conservé l’usage des langues syriaque et égyptienne.
Voyez Juvénal, sat. III et XV ; Ammien-Marcellin, XXII 16.
Dion-Cassius, l. LXXVII, p. 1275. Ce fut sous le règne de Septime-Sévère, qu’un Égyptien fut admis pour la première fois dans le sénat.
Valère-Maxime, l. II, c. 2. n. 2. L’empereur Claude dégrada un habile Grec, parce qu’il n’entendait pas le latin ; il était probablement revêtu de quelque charge publique. (Suét., Vie de Claude, c. 16.)
C’est là ce qui rendait les guerres si meurtrières et les combats si acharnés : l’immortel Robertson, dans un excellent discours sur l’état de l’univers lors de l’établissement du christianisme, a tracé un tableau des funestes effets de l’esclavage, où l’on retrouve la profondeur de ses vues et la solidité de son esprit ; j’en opposerai successivement quelques passages aux réflexions de Gibbon : on ne verra pas sans intérêt des vérités que Gibbon paraît avoir méconnues ou volontairement négligées, développées par un des meilleurs historiens modernes ; il importe de les rappeler ici pour rétablir les faits et leurs conséquences avec exactitude ; j’aurai plus d’une fois occasion d’employer à cet effet le discours de Robertson.
« Les prisonniers de guerre, dit-il, furent probablement soumis les premiers à une servitude constante : à mesure que les besoins ou le luxe rendirent un plus grand nombre d’esclaves nécessaire, on le compléta par de nouvelles guerres, en condamnant toujours les vaincus à cette malheureuse situation. De là naquit l’esprit de férocité et de désespoir qui présidait aux combats des anciens peuples. Les fers et l’esclavage étaient le sort des vaincus : aussi livrait-on les batailles et défendait-on les villes avec une rage, une opiniâtreté que l’horreur d’une telle destinée pouvait seule inspirer. Lorsque les maux de l’esclavage disparurent, le christianisme étendit sa bienfaisante influence sur la manière de faire la guerre ; et cet art barbare, adouci par l’esprit de philanthropie que dictait la religion, perdit de sa force dévastatrice. Tranquille, dans tous les cas, sur sa liberté personnelle, le vaincu résista avec moins de violence, le triomphe du vainqueur fut moins cruel : ainsi l’humanité fut introduite dans les camps, où elle paraissait étrangère ; et si de nos jours les victoires sont souillées de moins de cruautés et de moins de sang, c’est aux principes bienveillans de la religion chrétienne plutôt qu’à toute autre cause que nous devons l’attribuer. » (Note de l’Éditeur.)
Dans le camp de Lucullus, on vendit un bœuf une drachme, et un esclave quatre drachmes, environ 3 schellings. (Plutarque, Vie de Lucullus, p. 580.)
Diodore de Sicile, in Eglog. hist, l. XXXIV et XXXVI ; Florus, III, 19, 20.
Voyez un exemple remarquable de sévérité dans Cicéron, in Verrem, V, 3. (*)
(*) Voici cet exemple : on verra si le mot de sévérité est ici à sa place.
Dans le temps que L. Domitius était préteur en Sicile, un esclave tua un sanglier d’une grosseur extraordinaire. Le préteur, frappé de l’adresse et de l’intrépidité de cet homme, désira de le voir. Ce pauvre malheureux, extrêmement satisfait de cette distinction, vint en effet se présenter au préteur, espérant sans doute une récompense et des applaudissemens ; mais Domitius, en apprenant qu’il ne lui avait fallu qu’un épieu pour vaincre et tuer le sanglier, ordonna qu’il fût crucifié sur-le-champ, sous le barbare prétexte que la loi interdisait aux esclaves l’usage de cette arme, ainsi que de toutes les autres. Peut-être la cruauté de Domitius est-elle encore moins étonnante que l’indifférence avec laquelle l’orateur romain raconte ce trait, qui l’affecte si peu, que voici ce qu’il en dit : Durum hoc fortasse videatur, neque ego in ullam partem disputo. « Cela paraîtra peut-être dur ; quant à moi je ne prends aucun parti. » Cic., in Verr., act. 2, 5, 3. – Et c’est le même orateur qui dit dans la même harangue : Facinus est vincire civem romanum ; scelus verberare ; propè parricidium necare : quid dicam in crucem tollere ? « C’est un délit de jeter dans les fers un citoyen romain ; c’est un crime de le frapper, presque un parricide de le tuer : que dirai-je de l’action de le mettre en croix ? »
En général, ce morceau de Gibbon, sur l’esclavage, est plein non-seulement d’une indifférence blâmable, mais encore d’une exagération d’impartialité, qui ressemble à de la mauvaise foi. Il s’applique à atténuer ce qu’il y avait d’affreux dans la condition des esclaves, et dans les traitemens qu’ils essuyaient ; il fait considérer ces traitemens cruels comme pouvant être justifiés par la nécessité. Il relève ensuite, avec une exactitude minutieuse, les plus légers adoucissemens d’une condition si déplorable ; il attribue à la vertu ou à la politique des souverains l’amélioration progressive du sort des esclaves, et il passe entièrement sous silence la cause la plus efficace, celle qui, après avoir rendu les esclaves moins malheureux, a contribué à les affranchir ensuite tout-à-fait de leurs souffrances et de leurs chaînes, le christianisme. Il serait aisé d’accumuler ici les détails les plus effrayans, les plus déchirans, sur la manière dont les anciens Romains traitaient leurs esclaves ; des ouvrages entiers ont été consacrés à la peindre ; je me borne à l’indiquer : quelques réflexions de Robertson, tirées du discours que j’ai déjà cité, feront sentir que Gibbon, en faisant remonter l’adoucissement de la destinée des esclaves à une époque peu postérieure à celle qui vit le christianisme s’établir dans le monde, n’eût pu se dispenser de reconnaître l’influence de cette cause bienfaisante, s’il n’avait pris d’avance le parti de n’en point parler.
« À peine, dit Robertson, une souveraineté illimitée se fut-elle introduite dans l’Empire romain, que la tyrannie domestique fut portée à son comble : sur ce sol fangeux crûrent et prospérèrent tous les vices que nourrit chez les grands l’habitude du pouvoir, et que fait naître chez les faibles celle de l’oppression… Ce n’est pas le respect inspiré par un précepte particulier de l’Évangile, c’est l’esprit général de la religion chrétienne, qui, plus puissant que toutes les lois écrites, a banni l’esclavage de la terre. Les sentimens que dictait le christianisme étaient bienveillans et doux ; ses préceptes donnaient à la nature humaine une telle dignité, un tel éclat, où ils l’arrachèrent à l’esclavage déshonorant où elle était plongée.
C’est donc vainement que Gibbon prétend attribuer uniquement au désir d’entretenir toujours le nombre des esclaves la conduite plus douce que les Romains commencèrent à adopter à leur égard du temps des empereurs. Cette cause avait agi jusque-là en sens contraire : par quelle raison aurait-elle eu tout à coup une influence opposée ? « Les maîtres, dit-il, favorisèrent les mariages entre leurs esclaves ; … et les sentimens de la nature, les habitudes de l’éducation, contribuèrent à adoucir les peines de la servitude. » Les enfans des esclaves étaient la propriété du maître, qui pouvait en disposer et les aliéner comme ses autres biens ; est-ce dans une pareille situation, sous une telle dépendance, que les sentimens de la nature peuvent se développer, que les habitudes de l’éducation deviennent douces et fortes ? Il ne faut pas attribuer à des causes peu efficaces ou même sans énergie, des effets qui ont besoin, pour s’expliquer, d’être rapportés à des causes plus puissantes ; et lors même que les petites causes auraient eu une influence évidente, il ne faut pas oublier qu’elles étaient elles-mêmes l’effet d’une cause première, plus haute et plus étendue, qui, en donnant aux esprits et aux caractères une direction plus désintéressée, plus humaine, disposait les hommes à seconder, à amener eux-mêmes, par leur conduite, par le changement de leurs mœurs, les heureux résultats qu’elle devait produire. (Note de l’Édit.)
Les Romains permettaient à leurs esclaves une espèce de mariage (contubernium) aussi-bien dans les premiers siècles de la république que plus tard ; et malgré cela, le luxe rendit bientôt nécessaire un plus grand nombre d’esclaves (Strab., l. XIV, p. 668) : l’accroissement de leur population n’y put suffire, et l’on eut recours aux achats d’esclaves, qui se faisaient même dans les provinces d’Orient soumises aux Romains. On sait d’ailleurs que l’esclavage est un état peu favorable à la population. Voy. les Essais de Hume, et Essai sur le principe de population, de Malthus, t. I, p. 334. (Note de l’Éditeur)
Gruter et les autres compilateurs rapportent un grand nombre d’inscriptions adressées par les esclaves à leurs femmes, leurs enfans, leurs compagnons, leurs maîtres, etc., et qui, selon toute apparence, sont du siècle des empereurs.
Voyez l’Histoire Auguste et une dissertation de M. de Burigny, sur les esclaves romains, dans le XXXVe volume de l’Académie des belles-lettres.
Voy. une autre dissertation de M. de Burigny sur les affranchis romains, dans le XXXVIIe vol. de la même académie.
Spanheim, Orb. rom., l. I, c. 16, p. 124, etc.
Sénèque, De la Clémence, l. I, c. 24 L’original est beaucoup plus fort : Quantum periculum immineret, si servi nostri numerare nos cœpissent.
Voy. Pline, Hist. nat. l. XXXIII ; et Athénée, Deipnos. l. VI, p. 272 ; celui-ci avance hardiment qu’il a connu plusieurs (Πάμϖολλοι) Romains qui possédaient, non pour l’usage, mais pour l’ostentation, dix et même vingt mille esclaves.
Dans Paris, on ne compte pas plus de quarante-trois mille sept cent domestiques de toute espèce ; ce qui ne fait pas un douzième des habitans de cette ville. (Messance, Recherches sur la population, p. 186.)
Un esclave instruit se vendait plusieurs centaines de liv. sterl. Atticus en avait toujours qu’il élevait, et auxquels il donnait lui-même des leçons. (Cornel. Nep., Vie d’Atticus, c. 13.)
La plupart des médecins romains étaient esclaves. Voyez la dissertation et la défense du docteur Middleton.
Pignorius, De servis, fait une énumération très-longue de leurs rangs et de leurs emplois.
Tacite, Annal., XIV, 43. Ils furent exécutés pour n’avoir pas empêché le meurtre de leur maître.
Apulée, In Apolog., p. 548, édit. Delph.
Pline, Hist. nat., l. XXXIII, 47.
Selon Robertson, il y avait deux fois autant d’esclaves que de citoyens libres. (Note de l’Éditeur.)
Si l’on compte vingt millions d’âmes en France, vingt-deux en Allemagne, quatre en Hongrie, dix en Italie et dans les îles voisines, huit dans la Grande-Bretagne et en Irlande, huit en Espagne et en Portugal, dix ou douze dans la Russie européenne, six en Pologne, six en Grèce et en Turquie, quatre en Suède, trois en Danemarck et en Norvège, et quatre dans les Pays-Bas, le total se montera à cent cinq ou cent sept millions. Voyez l’Histoire générale de M. de Voltaire.
Josèphe, De bello judaico, l. II, c. 16. Le discours d’Agrippa, ou plutôt celui de l’historien, est une belle description de l’empire de Rome.
Suétone, Vie d’Auguste, c. 28. Auguste bâtit à Rome le temple et la place de Mars-le-Vengeur ; le temple de Jupiter Tonnant dans le Capitole ; celui d’Apollon Palatin, avec des bibliothéques publiques ; le portique et la basilique de Caius et Lucius ; les portiques de Livie et d’Octavie, et le théâtre de Marcellus. L’exemple du souverain fut imité par ses ministres et par ses généraux ; et son ami Agrippa a fait élever le Panthéon, un des plus beaux monumens qui nous soient restés de l’antiquité.
Voyez Maffei, Verona illustrata, l. IV, p. 68.
Voy. le Xe liv. des Lettres de Pline. Parmi les ouvrages entrepris aux frais des citoyens, l’auteur parle de ceux qui suivent : À Nicomédie, une nouvelle place, un aqueduc et un canal, qu’un des anciens rois avait laissé imparfait ; à Nicée, un gymnase et un théâtre qui avait déjà coûté près de deux millions ; des bains à Pruse et à Claudiopolis, et un aqueduc de seize milles de long, à l’usage de Sinope.
Adrien fit ensuite un règlement très-équitable, qui partageait tout trésor trouvé, entre le droit de la propriété et celui de la découverte. Hist. Aug., p. 9.
Philostrate, in Vitâ sophist., l. II, p. 548.
Aulu-Gelle, Nuits attiques, I, 2, IX ; 2 ; XVIII, 10 ; XIX, 12. Philost., p. 564.
L’Odéon servait à la répétition des comédies nouvelles, aussi-bien qu’à celle des tragédies ; elles y étaient lues d’avance ou répétées, mais sans musique, sans décorations, etc. Aucune pièce ne pouvait être représentée sur le théâtre si elle n’avait été préalablement approuvée sur l’Odéon par des juges ad hoc. Le roi de Cappadoce qui rétablit l’Odéon livré aux flammes par Sylla, était Ariobarzanes. Voy. Martini, Dissertation sur les Odéons des anciens. Leipzig, 1767, p. 10-91. (Note de l’Éditeur.)
Voy. Philost., l. II, p. 548, 566 ; Pausanias, l. I et VII, 10 ; la Vie d’Hérode, dans le XXXe vol. des Mém. de l’Académie.
Cette remarque est principalement applicable à la république d’Athènes par Dicæarque, De statu Græciæ, p. 8, inter Geographos minores, édit. Hudson.
Donat, De Româ vetere., l. III, c. 4, 5, 6 ; Nardini, Roma antica, l. II, 3, 12, 13, et un manuscrit qui contient une description de l’ancienne Rome, par Bernard Oricellarius ou Rucellai, dont j’ai obtenu une copie de la bibliothéque du chanoine Ricardi, à Florence. Pline parle de deux célèbres tableaux de Timanthe et de Protogène, placés, à ce qu’il paraît, dans le temple de la Paix (*). Le Laocoon fut trouvé dans les bains de Titus.
(*) L’empereur Vespasien, qui avait fait construire le temple de Paix, y avait fait transporter la plus grande partie des tableaux, statues, et autres ouvrages de l’art qui avaient échappé aux troubles civils : c’était là que se rassemblaient chaque jour les artistes et les savans de Rome ; et c’est aussi dans l’emplacement de ce temple qu’ont été déterrés une foule d’antiques. Voyez les Notes de Reimar sur Dion Cassius, l. LXVI, 15, p. 1083. (Note de l’Éditeur.)
Montfaucon, Antiq. expliquée, tom. IV, p. 2, l. I, c. 9. Fabretti a composé un traité fort savant sur les aquéducs de Rome.
Ælien, Hist. var., l. IX, c. 16 : cet auteur vivait sous Alexandre-Sévère. Voy. Fabric., Biblioth. græca, l. IV, c. 21 (*).
(*) Comme Ælien dit que l’Italie avait autrefois ce nombre de villes, on peut en conjecturer que de son temps elle n’en avait plus autant : rien n’oblige d’ailleurs à appliquer ce nombre aux temps de Romulus ; il est même probable qu’Ælien voulait parler de siècles postérieurs. La décadence de la population à la fin de la république, sous les empereurs y semble reconnue même par les écrivains romains. Voy. Tite-Live, l. VI, c. 12. (Note de l’Éditeur.)
Josèphe, De bello judaico, II, 16 : ce nombre s’y trouve rapporté ; peut-être ne doit-il pas être pris à la rigueur (*).
(*) Cela ne paraît pas douteux ; on ne peut se fier au passage de Josèphe : l’historien fait donner par le roi Agrippa des avis aux Juifs sur la puissance des Romains, et ce discours est plein de déclamations dont on ne doit rien conclure pour l’histoire. En énumérant les peuples soumis aux Romains, il dit des Gaulois, qu’ils obéissent à douze cents soldats romains, ce qui est faux ; car il y avait en Gaule huit légions (Tac., Ann., l. IV, c. 5), tandis qu’ils ont presque plus de douze cents villes. (Note de l’Éditeur.)
Cela ne peut se dire que de la province romaine ; car le reste de la Gaule méridionale était loin de cet état florissant. Un passage de Vitruve montre combien l’architecture était encore dans l’enfance, en Aquitaine, sous le règne d’Auguste. (Vitruve, l. II, c. 1.) En parlant de la misérable architecture des peuples étrangers, il cite les Gaulois aquitains, qui bâtissent encore leurs maisons de bois et de paille. (Note de l’Éditeur.)
Pline, Hist. nat., III, 5.
Pline, Hist. nat., III, 3, 4, IV, 35. La liste paraît authentique et exacte. La division des provinces et la condition différente des villes sont marquées avec les plus grands détails.
Strabon, Géogr., l. XVII, p. 1189.
Josèphe, De bello judaico, II, 16 ; Philostrate, Vies des Sophist., l. II, p. 548, édit. Olear.
Tacite, Annal., IV, 55. J’ai pris quelque peine à consulter et à comparer les voyageurs modernes, pour connaître le sort de ces onze villes asiatiques. Sept ou huit sont entièrement détruites, Hypæpe, Tralles, Laodicée, Ilion, Halycarnasse, Milet, Éphèse, et nous pouvons ajouter Sardes. Des trois qui subsistent encore, Pergame est un village isolé, contenant deux ou trois mille habitans. Magnésie, sous le nom de Guzel-Hissar, est une ville assez considérable, et Smyrne est une grande ville peuplée de cent mille âmes ; mais à Smyrne, tandis que les Francs soutenaient le commerce, les Turcs ont ruiné les arts.
Le Voyage de Chandler dans l’Asie mineure, p. 225, etc., contient une description agréable et fort exacte des ruines de Laodicée.
Strabon, l. XII, p. 866 ; il avait étudié à Tralles.
Voyez une dissertation de M. de Boze, Mémoires de l’Académie, tom. XVIII. Il existe encore un discours d’Aristide, qu’il prononça pour recommander la concorde à ces villes rivales.
Le nombre des Égyptiens, sans compter les habitans d’Alexandrie, se montait à sept millions et demi. (Josèphe, De bello jud., II, 16.) Sous le gouvernement militaire des Mameluks, la Syrie était censée renfermer soixante mille villages. (Histoire de Timur Bec, l. V, c. 20.)
L’itinéraire suivant peut nous donner une idée de la direction de la route et de la distance entre les principales villes : Ire depuis le mur d’Antonin jusqu’à York, deux cent vingt-deux milles romains ; 2e Londres deux cent vingt-sept ; 3e Rhutupiæ ou Sandwich, soixante-sept ; 4e trajet jusqu’à Boulogne, quarante-cinq ; 5e Reims, cent soixante-quatorze ; 6e Lyon, trois cent trente ; 7e Milan, trois cent vingt-quatre ; 8e Rome, quatre cent vingt-six ; 9e Brindes, trois cent soixante ; 10e trajet jusqu’à Dyrrachium, quarante ; 11e Byzance, sept cent onze ; 12e Ancyre, deux cent quatre-vingt-trois ; 13e Tarse, trois cent un ; 14e Antioche , cent quarante-un ; 15e Tyr, deux cent cinquante-deux ; 16e Jérusalem, cent soixante-huit ; en tout quatre mille quatre-vingts milles romains, qui sont un peu plus que trois mille sept cent quarante milles anglais. Voy. les Itinéraires publiés par Wesseling, avec ses notes. Voy. aussi Gale et Stukeley, pour la Bretagne, et M. d’Anville pour la Gaule et l’Italie.
Montfaucon (Antiquité expliquée, tome IV, part. 2, liv. I, c. 5) a décrit les ponts de Narni, d’Alcantara, de Nîmes, etc.
Bergier, Histoire des grands chemins de l’empire, l. II, c. 1, 28.
Procope, in Hist. arcanâ, c. 30. Bergier, Hist. des grands chemins, l. IV. Code Théodosien, l. VIII, tit. V, vol. II, p. 506-563, avec le savant commentaire de Godefroy.
Du temps de Théodose, Caesarius, magistrat d’un rang élevé, se rendit en poste d’Antioche à Constantinople : il se mit en route le soir, passa le lendemain au soir en Cappadoce, à cinquante-cinq lieues d’Antioche, et arriva le sixième jour à Constantinople, vers le milieu de la journée. Le chemin était de sept cent vingt-cinq milles romains, environ six cent soixante-cinq milles anglais. Voy. Libanius, orat. XXI ; et les Itinéraires, p. 572-581.
Pline, quoique ministre et favori de l’empereur, s’excuse de ce qu’il avait fait donner des chevaux de poste à sa femme pour une affaire très-pressée, l. X, lett. 121, 122.
Bergier, Hist. des grands chemins, l. IV, c. 49.
Pline, Hist. nat., XIX, 1.
Selon toutes les apparences, les Grecs et les Phéniciens portèrent de nouveaux arts et des productions nouvelle dans le voisinage de Cadix et de Marseille.
Voyez Homère, Odys., l. IX, v. 358.
Pline, Hist. nat., l. XIV.
Strabon, Geogr. l. IV, p. 223. Le froid excessif d’un hiver gaulois était presque proverbial parmi les anciens (*).
(*) Strabon dit seulement que le raisin ne mûrit pas facilement (η αμπελος Ȣ ραδιως τελεσφορει). On avait déjà fait des essais, au temps d’Auguste, pour naturaliser la vigne dans le nord de la Gaule ; mais il y faisait trop froid. (Diod. de Sicile, éd. Rhodomann, p. 304.) (Note de l’Éditeur.)
Cela est prouvé par un passage de Pline l’Ancien, où il parle d’une certaine espèce de raisin (Vitis picata, vinum picatum) qui croît naturellement dans le district de Vienne, et qui, dit-il, a été transportée depuis peu dans le pays des Arvernes (l’Auvergne), des Helviens (le Vivarais), et des Séquaniens (la Bourgogne et la Franche-Comté). Pline écrivait cela l’an de J.-C. 77. (Histoire nat., l. XIV, c. 3.) (Note de l’Éditeur.)
Dans le commencement du quatrième siècle, l’orateur Eumène (Panégyr. veter., VIII, 6, édit. Delph.) parle des vignes d’Autun, qui avaient perdu de leur qualité par la vétusté ; et l’on ignorait alors entièrement le temps de leur première plantation dans le territoire de cette ville. D’Anville place le pagus Arebrignus dans le district de Beaune, célèbre, même à présent, pour la bonté de ses vins.
Pline, Hist. nat., l. XV.
Pline, Hist. nat., l. XIX.
Voy. les agréables Essais sur l’Agriculture de M. Harte, qui a rassemblé dans cet ouvrage tout ce que les anciens et les modernes ont dit de la luzerne.
Tacite, German., c. 45 ; Pline, Hist. nat., XXXVIII, II. Celui-ci observe assez plaisamment que même la mode n’avait pu trouver à l’ambre un usage quelconque. Néron envoya un chevalier romain sur les côtes de la mer Baltique, pour acheter une grande quantité de cette denrée précieuse.
Appelée Taprobane par les Romains, et Serendib par les Arabes. Cette île fut découverte sous le règne de Claude, et devint insensiblement le principal lieu de commerce de l’Orient.
Pline, Hist. nat., l. VI ; Strabon, l. XVII.
Histoire Aug., p. 224. Une robe de soie était regardée comme un ornement pour une femme, et comme indigne d’un homme.
Les deux grandes pêches de perles étaient les mêmes qu’à présent ; Ormuz et le cap Comorin. Autant que nous pouvons comparer la géographie ancienne avec la moderne, Rome tirait ses diamans de la mine de Jumelpur, dans le Bengale, dont on trouve une description au tom. II des Voyages de Tavernier, p. 281.
Les Indiens n’étaient pas si peu curieux des denrées européennes : Arrien fait une longue énumération de celles qu’on leur donnait en échange contre les leurs ; comme des vins d’Italie, du plomb, de l’étain, du corail, des vêtemens, etc. (Voy. le Péripl. maris Erythræi, dans les Geogr. minor. de Hudson, t. I, p. 27, seqq.) (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Ann. III, 52, dans un discours de Tibère.
Pline, Hist. nat., XII, 18. Dans un autre endroit, il calcule la moitié de cette somme ; quingenties H. S. pour l’Inde, sans comprendre l’Arabie.
La proportion, qui était de un à dix et à douze et demi, s’éleva jusqu’à quatorze et deux cinquièmes, par une loi de Constantin. Voy. les Tables d’Arbuthnot, sur les anciennes monnaies, c. 5.
Parmi plusieurs autres passages, voy. Pline, Hist. nat., XII, 5 ; Aristides, De urbe Româ, et Tertull., De animâ, c. 30.
Hérode-Atticus donna au sophiste Polémon plus de huit mille livres sterling pour trois déclamations. Voyez Philostrate, l. I, p. 558. Les Antonins fondèrent à Athènes une école dans laquelle on entretenait des professeurs pour apprendre aux jeunes gens la grammaire, la rhétorique, la politique et les principes des quatre grandes sectes de philosophie. Les appointemens que l’on donnait à un philosophe étaient de dix mille drachmes, entre trois et quatre cents liv. sterl. par an. On forma de semblables établissemens dans les autres grandes villes de l’empire. Voyez Lucien, dans l’Eunuque, tom. II, p. 353, édit. Reitz ; Philost., l. II, p. 566 ; Hist. Aug., p. 21 ; Dion Cassius, l. LXXI, p. 1195. Juvénal lui-même, dans une de ses plus mordantes satires, où l’envie et l’humeur d’une espérance trompée se trahissent à chaque ligne, est cependant obligé de dire :
O juvenes, circumspicit et stimulât vos,
Materiamque sibi ducis indulgentia quærit. Sat. VII, 20.
Ce fut Vespasien qui commença à donner un traitement aux professeurs : il donnait à chaque professeur d’éloquence, grec ou romain, centena sestertia. Il récompensait aussi les artistes et les poètes. (Suétone, in Vespas., c. 18.) Adrien et les Antonins furent moins prodigues, quoique très-libéraux encore. (Note de l’Éditeur.)
Ce jugement est un peu sévère : outre les médecins, les astronomes, les grammairiens, parmi lesquels étaient des hommes fort distingués, on voyait encore, sous Adrien, Suétone, Florus, Plutarque ; sous les Antonins, Arrien, Pausanias, Appien, Marc-Aurèle lui-même, Sextus-Empiricus, etc. La jurisprudence gagna beaucoup par les travaux de Salvius-Julianus, de Julius-Celsus, de Sex.-Pomponius, de Caïus et autres. (Note de l’Éditeur.)
Longin, Traité du Sublime, c. 45, p. 229, édit. Toll. Ne pouvons-nous pas dire de Longin qu’il appuie ses allégations par son propre exemple ? Au lieu de proposer ses sentimens avec hardiesse, il les insinue avec la plus grande réserve ; il les met dans la bouche d’un ami ; et, autant que nous en pouvons juger d’après un texte corrompu, il veut paraître lui-même chercher à les réfuter.
Orose, VI, 18.
Dion dit vingt-cinq (l. LV, c. 20) : les triumvirs réunis, selon Appien, n’en avaient que quarante-trois. Le témoignage d’Orose est de peu de valeur quand il en existe de plus sûrs. (Note de l’Éditeur.)
Jules César introduisit dans le sénat des soldats, des étrangers et des hommes encore à demi barbares. (Suétone, Vie de César, c. 77, 80.) Après sa mort, cet abus devint encore plus scandaleux.
Dion Cassius, liv. III, page 693 ; Suétone, Vie d’Aug., c. 55.
Auguste, qui alors se nommait encore Octave, était censeur ; et, comme tel, il avait le droit de réformer le sénat, d’en bannir les membres indignes, de nommer le princeps senatûs, etc. : c’était là ce qu’on appelait senatum legere. Il n’était pas rare non plus, du temps de la république, de voir un censeur nommé lui-même prince du sénat. (Tite-Live, l. XXVII, c. 11, et l. XL, c. 51.) Dion affirme que cela fut fait conformément à l’ancien usage (p. 496). Quant à l’admission d’un certain nombre de familles dans les rangs des patriciens, il y fut autorisé par un sénatus-consulte exprès : ΒȢλης επιτρεψασης, dit Dion. (Note de l’Éditeur.)
Dion Cassius, l. LIII, p. 698, met à cette occasion dans la bouche d’Auguste un discours prolixe et enflé. J’ai emprunté de Tacite et de Suétone les expressions qui pouvaient convenir à ce prince.
Imperator, d’où nous avons tiré le mot empereur, ne signifiait, sous la république, que général ; et les soldats donnaient solennellement ce titre sur le champ de bataille à leur chef victorieux lorsqu’ils l’en jugeaient digne. Lorsque les empereurs romains le prenaient dans ce sens, ils le plaçaient après leur nom, et ils désignaient combien de fois ils en avaient été revêtus.
Dion, l. LIII, p. 703, etc.
Tite-Live, Epit., l. XIV ; Valère-Maxime, VI, 3.
Voyez dans le huitième livre de Tite-Live la conduite de Manlius-Torquatus et de Papirius-Cursor : ils violèrent les lois de la nature et de l’humanité, mais ils assurèrent celles de la discipline militaire ; et le peuple, qui abhorrait l’action, fut obligé de respecter le principe.
Pompée obtint, par les suffrages inconsidérés, mais libres du peuple, un commandement militaire à peine inférieur à celui d’Auguste. Parmi plusieurs actes extraordinaires de l’autorité exercée par le vainqueur de l’Asie, on peut remarquer la fondation de vingt-neuf villes, et l’emploi de trois ou quatre millions sterling qu’il distribua à ses troupes : la ratification de ces actes souffrit des délais et quelques oppositions dans le sénat. Voyez Plutarque, Appien, Dion-Cassius, et le premier livre des Lettres à Atticus.
Sous la république, le triomphe n’était accordé qu’au général autorisé à prendre les auspices au nom du peuple. Par une conséquence juste, tirée de ce principe de religion et de politique, le triomphe fut réservé à l’empereur ; et ses lieutenans, au milieu des emplois les plus éclatans, se contentèrent de quelques marques de distinction, qui, sous le titre de dignités triomphales, furent imaginées en leur faveur.
Cette distinction est sans fondement. Les lieutenant de l’empereur, qui se nommaient pro-préteurs, soit qu’ils eussent été préteurs ou consuls, étaient accompagnés de six licteurs : ceux qui avaient le droit de l’épée portaient aussi un habit militaire (paludamentum) et une épée. Les intendans envoyés par le sénat, qui s’appelaient tous proconsuls, soit qu’ils eussent ou non été consuls auparavant, avaient douze licteurs quand ils avaient été consuls, et six seulement quand ils n’avaient été que préteurs. Les provinces d’Afrique et d’Asie n’étaient données qu’à des ex-consuls. Voyez des détails sur l’organisation des provinces, dans Dion (l. I, III, 12-16), et dans Strabon (l. XVII, p. 840) ; le texte grec, car la traduction latine est fautive. (Note de l’Éditeur.)
Cicéron (De Legibus, III, 3) donne à la dignité consulaire le nom de regia potestas ; et Polybe (l. VI, c. 3) observe trois pouvoirs dans la constitution romaine. Le pouvoir monarchique était représenté et exercé par les consuls.
Comme la puissance tribunitienne, différente de l’emploi annuel de tribun, fut inventée pour le dictateur César (Dion, l. XLIV, p. 384), elle lui fut probablement donnée comme une récompense, pour avoir si généreusement assuré par les armes les droits sacrés des tribuns et du peuple. Voyez ses Commentaires, De bell. civil., l. I.
Auguste exerça neuf fois de suite le consulat annuel ; ensuite il refusa artificieusement cette dignité aussi-bien que la dictature ; et, s’éloignant de Rome, il attendit que les suites funestes du tumulte et de l’esprit de faction eussent forcé le sénat à le revêtir du consulat pour toute sa vie. Ce prince et ses successeurs affectèrent cependant de cacher un titre qui pouvait leur attirer la haine de leurs sujets.
Cette égalité fut le plus souvent illusoire ; l’institution des tribuns fut loin d’avoir tous les effets qu’on devait en attendre et qu’on aurait pu en obtenir : il y avait, dans la manière même dont elle fut organisée, des obstacles qui l’empêchèrent souvent de servir utilement le peuple et de contrebalancer le pouvoir, parfois oppressif, du sénat. Le peuple, en ne leur donnant que le droit de délibérer, pour se réserver celui de ratifier leurs décisions, avait cru conserver une apparence de souveraineté, et n’avait fait que renverser l’appui qu’il venait de se donner. « Les sénateurs, dit de Lolme, les consuls, les dictateurs, les grands personnages qu’il avait la prudence de craindre et la simplicité de croire, continuaient à être mêlés avec lui et à déployer leur savoir-faire ; ils le haranguaient encore ; ils changeaient encore le lieu des assemblées ; … ils les dissolvaient ou les dirigeaient ; et les tribuns, lorsqu’ils avaient pu parvenir à se réunir, avaient le désespoir de voir échouer, par des ruses misérables, des projets suivis avec les plus grandes peines et même les plus grands périls. (De Lolme, Constitut. d’Angleterre, chap. 7, tome II, page 11.)
On trouve dans Valère-Maxime un exemple frappant de l’influence que les grands exerçaient souvent sur le peuple, malgré les tribuns et contre leurs propositions : dans un temps de disette, les tribuns ayant voulu proposer des arrangemens au sujet des blés, Scipion-Nasica contint l’assemblée en leur disant : « Silence, Romains ; je sais mieux que vous ce qui convient à la république : Tacete quæso, Quirites ; plus enim ego quàm vos quid reipublicæ expediât, intelligo. » – Quâ noce auditâ, omnes pleno venerationis silentio, majorem ejus autoritatis quàm suorum alimentorum curam egerunt. Cette influence fut telle, que les tribuns furent souvent les victimes de la lutte qu’ils engagèrent avec le sénat, bien qu’en plusieurs occasions ils soutinssent les vrais intérêts du peuple : tel fut le sort des deux Gracchus si injustement calomniés par les grands, et si lâchement abandonnés par ce peuple dont ils avaient embrassé la cause. (Note de l’Éditeur.)
Voyez un fragment d’un décret du sénat, qui conférait à l’empereur Vespasien tous les pouvoirs accordés à ses prédécesseurs, Auguste, Tibère et Claude. Ce monument curieux et important se trouve dans les inscriptions de Gruter, no CCXLII. (*)
(*) Il se trouve aussi dans les éditions que Ryck (Animad., p. 420, 421) et Ernesti (Excurs. ad l. IV, c. 6) ont données de Tacite ; mais ce fragment renferme tant d’irrégularités, et dans le fond et dans la forme, qu’on peut élever des doutes sur son authenticité. (Note de l’Éditeur.)
On élisait deux consuls aux calendes de janvier ; mais dans le cours de l’année, on leur en substituait d’autres, jusqu’à ce que le nombre des consuls annuels se montât au moins à douze. On choisissait ordinairement seize ou dix-huit préteurs (Juste-Lipse, in excurs. D. ad Tacite, Annal., l. I). Je n’ai point parlé des édiles ni des questeurs : de simples magistrats chargés de la police ou des revenus, se prêtent aisément à toutes les formes du gouvernement. Sous le règne de Néron, les tribuns possédaient légalement le droit d’intercession, quoiqu’il eut été dangereux d’en faire usage. (Tacite, Ann., XVI, 26). Du temps de Trajan, on ignorait si le tribunat était une charge ou un nom. (Lettres de Pline, I, 23.)
Les tyrans eux-mêmes briguèrent le consulat. Les princes vertueux demandèrent cette dignité avec modération, et l’exercèrent avec exactitude. Trajan renouvela l’ancien serment, et jura devant le tribunal du consul qu’il observerait les lois. (Pline, Panégyrique, c. 64.)
Quoties magistratuum comitiis interesset, tribus cum candidatis suis circuibat ; supplicabatque more solemni. Ferebat et ipse suffragium in tribubus, ut unus è populo. (Suétone, Vie d’Auguste, c. 56)
Tum primum comitia è campo ad patres translata sunt. Tacite, Ann. I, 15. Le mot primum semble faire allusion à quelques faibles et inutiles efforts qui furent faits pour rendre au peuple le droit d’élection (*).
(*) L’empereur Caligula avait fait lui-même cette tentative ; il rendit au peuple les comices, et les lui ôta de nouveau peu après. (Suéton., in Caïo, c. 16. Dion, l. LIX, 9, 20.) Cependant, du temps de Dion, on conservait encore une ombre des comices. Dion, l. VIII, 20. (Note de l’Éditeur.)
Dion (l. III, p. 703-714) a tracé d’une main partiale une bien faible esquisse du gouvernement impérial. Pour l’éclaircir, souvent même pour le corriger, j’ai médité Tacite, examiné Suétone, et consulté parmi les modernes les auteurs suivans : l’abbé de La Bléterie, Mém. de l’Acad., t. XIX, XXI, XXIV, XXV, XXVII ; Beaufort, Rép. rom., t. I, p. 255-275 ; deux dissertations de Noodt et de Gronovius, De lege regiâ, imprimées à Leyde en 1731 ; Gravina, De imperio romano, p. 479-544 de ses opuscules ; Maffei, Verona illustrata, part. I, p. 255, etc.
Un prince faible sera toujours gouverné par ses domestiques. Le pouvoir des esclaves aggrava la honte des Romains, et les sénateurs firent leur cour à un Pallas, à un Narcisse. Il peut arriver qu’un favori moderne soit de naissance honnête.
Voyez un traité de Van-Dale, De consecratione principum. Il me serait plus aisé de copier, qu’il ne me l’a été de vérifier les citations de ce savant Hollandais.
Cela est inexact. Les successeurs d’Alexandre ne furent point les premiers souverains déifiés ; les Égyptiens avaient déifié et adoré plusieurs de leurs rois ; l’olympe des Grecs était peuplé de divinités qui avaient régné sur la terre ; enfin, Romulus lui-même avait reçu les honneurs de l’apothéose (Tite-Live., l. I, c. 16) long-temps avant Alexandre et ses successeurs. C’est aussi une inexactitude que de confondre les hommages rendus dans les provinces aux gouverneurs romains, par des temples et des autels, avec la véritable apothéose des empereurs : ce n’était pas un culte religieux, car il n’y avait ni prêtres ni sacrifices. Auguste fut sévèrement blâmé pour avoir permis qu’on l’adorât comme un dieu dans les provinces (Tac., Annal., l. I, c. 10) ; il n’eut pas encouru ce blâme s’il n’eût fait que ce que faisaient les gouverneurs. (Note de l’Éditeur.)
Voyez une dissertation de l’abbé de Mongault, dans le premier volume de l’Académie des inscriptions.
Jurandasque tuum per nomen ponimus aras,
dit Horace à l’empereur lui-même ; et ce poète courtisan connaissait bien la cour d’Auguste.
Les bons princes ne furent pas les seuls qui obtinssent les honneurs de l’apothéose ; on les déféra à plusieurs tyrans. (Voyez un excellent traité de Schæpflin, De consecratione imperatorum romanorum dans ses Commentationes historicæ et criticæ. Bâle, 1741, p. 1, 84.) (Note de l’Éditeur.)
Voyez Cicéron, Philip, I, 6 ; Julien, in Cæsaribus :
Inque Deum templis jurabit Roma per umbras,
s’écrie Lucain indigné ; mais cette indignation est celle d’un patriote, et non d’un dévot.
Octave n’était point issu d’une famille obscure, mais d’une famille considérable de l’ordre équestre : son père, C. Octavius, qui possédait de grands biens, avait été préteur, gouverneur de la Macédoine, décoré du titre d’imperator, et sur le point de devenir consul, lorsqu’il mourut. Sa mère, Attia, était fille de M. Attius-Balbus, qui avait aussi été préteur. M. Antoine fit à Octave le reproche d’être né dans Aricie, qui était cependant une ville municipale assez grande ; mais Cicéron le réfuta très-fortement. (Philipp. III, c. 6.) (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LIII, p. 710, avec les notes curieuses de Reimarus.
Les princes qui, par leur naissance ou leur adoption, appartenaient à la famille des Césars, prenaient le nom de César. Après la mort de Néron, ce nom désigna la dignité impériale elle-même, et ensuite le successeur choisi. On ne peut assigner avec certitude l’époque à laquelle il fut employé pour la première fois dans ce dernier sens. Bach (Hist. jurispr. rom., p. 304) affirme, d’après Tacite (Hist. l. I, c. 15) et Suétone (Galba, c. 17), que Galba donna à Pison-Licinianus le titre de César, et que ce fut là l’origine de l’emploi de ce mot ; mais les deux historiens disent simplement que Galba adopta Pison pour successeur, et ne font nulle mention du nom de César. Aurel.-Victor (in Traj., p. 348, éd. Arntzen.) dit qu’Adrien reçut le premier ce titre lors de son adoption ; mais comme l’adoption d’Adrien est encore douteuse, et que d’ailleurs Trajan, à son lit de mort, n’eût probablement pas créé un nouveau titre pour un homme qui allait lui succéder, il est plus vraisemblable qu’Ælius-Verus fut le premier qu’on appela César, lorsque Adrien l’eut adopté. (Spart., in Ælio Vero, c. 1 et 2.) (Note de l’Éditeur.)
« Alors survint Auguste, qui, changeant de couleur comme un caméléon, paraissait tantôt pâle, tantôt rouge, tantôt avec un visage sombre et renfrogné, et au même instant avec un visage riant et plein de charmes. » (Césars de Julien, trad. Spanheim.) Cette image, que Julien emploie dans son ingénieuse fiction, est juste et agréable ; mais lorsqu’il considère ce changement de caractère comme réel, et qu’il l’attribue au pouvoir de la philosophie, il fait trop d’honneur à la philosophie et à Octave.
Deux cents ans après l’établissement de la monarchie, l’empereur Marc-Aurèle vante le caractère de Brutus comme un modèle parfait de la vertu romaine.
Nous ne pouvons trop regretter l’endroit de Tacite qui traitait de cet événement, et qui a été perdu : nous sommes forcés de nous contenter des bruits populaires rapportés par Josèphe, et des notions imparfaites que nous donnent à cet égard Dion et Suétone.
Auguste rétablit la sévérité de l’ancienne discipline. Après les guerres civiles, il ne se servit plus du nom chéri de camarades en parlant à ses troupes, et il les appela simplement soldats (Suétone, dans Auguste, c. 25). Voyez comment Tibère se servit du sénat pour apaiser la révolte des légions de Pannonie. (Tacite, Annal., I.)
Caligula périt par une conjuration qu’avaient formée les officiers des prétoriens, et Domitien n’eût peut-être pas été assassiné sans la part que les deux chefs de cette garde prirent à sa mort. (Note de l’Éditeur.)
Ces mots l’autorité du sénat et le consentement des troupes, semblent avoir été le langage consacré pour cette cérémonie. (Voyez Tacite, Ann. XIII, 14.)
Le premier de ces rebelles fut Camillus-Scribonianus, qui prit les armes en Dalmatie contre Claude, et qui fut abandonné par ses troupes en cinq jours ; le second, Lucius-Antonius, dans la Germanie, qui se révolta contre Domitien ; et le troisième, Avidius-Cassius, sous le règne de Marc-Aurèle. Les deux derniers ne se soutinrent que peu de mois, et ils furent mis à mort par leurs propres partisans. Camillus et Cassius colorèrent leur ambition du projet de rétablir la république ; entreprise, disait Cassius, principalement réservée à son nom et à sa famille.
Cet éloge des soldats est un peu exagéré. Claude fut obligé d’acheter leur consentement à son couronnement : les présens qu’il leur fit, et ceux que reçurent en diverses autres occasions les prétoriens, causèrent aux finances un notable dommage. Cette garde redoutable favorisa d’ailleurs souvent les cruautés des tyrans. Les révoltes lointaines furent plus fréquentes que ne le pense Gibbon : déjà, sous Tibère, les légions de la Germanie voulaient séditieusement contraindre Germanicus à revêtir la pourpre impériale. Lors de la révolte de Claudius-Civilis, sous Vespasien, les légions de la Gaule massacrèrent leur général, et promirent leur assistance aux Gaulois, qui s’étaient soulevés. Julius-Sabinus se fit déclarer empereur, etc. Les guerres, le mérite et la discipline sévère de Trajan, d’Adrien et des deux Antonins, établirent quelque temps plus de subordination. (Note de l’Éditeur)
Velleius-Paterculus, l. II, c. 121 ; Suétone, Vie de Tibère, c. 20.
Suétone, Vie de Titus, c. 6 ; Pline, préface de l’Hist. nat.
Cette idée est souvent et fortement exprimée dans Tacite. Voyez Hist., I, 5, 16, II, 76.
L’empereur Vespasien, avec son bon sens ordinaire, se moquait des généalogistes qui faisaient descendre sa famille de Flavius, fondateur de Réate (son pays natal), et l’un des compagnons d’Hercule. (Suétone, Vie de Vespasien, c. 12.)
Dion, l. LXVIII, p. 1121 ; Pline, Panég.
Felicior Augusto, melior Trajano. Eutrope, VIII, 5.
Dion (l. LXIX, p. 1249) regarde le tout comme une fiction, d’après l’autorité de son père, qui, étant gouverneur de la province où Trajan mourut, devait avoir eu de favorables occasions pour démêler ce mystère. Cependant Dodwell (Prælect. Camden, XVII) a soutenu qu’Adrien fut désigné successeur de Trajan pendant la vie de ce prince.
Dion, l. LXX, p. 1171 ; Aurel.-Victor.
La déification, les médailles, les statues, les temples, les villes, les oracles et la constellation d’Antinoüs, sont bien connus, et déshonorent, aux yeux de la postérité, la mémoire de l’empereur Adrien. Cependant nous pouvons remarquer que, des quinze premiers Césars, Claude fut le seul dont les amours n’aient pas fait rougir la nature. Pour les honneurs rendus à Antinoüs, voyez Spanheim, Commentaires sur les Césars de Julien, p. 80.
Hist. Aug., p. 13 ; Aurel.-Victor, in Epitom.
Sans le secours des médailles et des inscriptions, nous ignorerions cette action d’Antonin-le-Pieux, qui fait tant d’honneur à sa mémoire.
Gibbon attribue à Antonin-le-Pieux un mérite qu’il n’eut pas, ou que, du moins, il ne fut pas dans le cas de montrer : 1o. il n’avait été adopté que sous la condition qu’il adopterait à son tour M. Aurèle et L. Verus ; 2o. ses deux fils moururent enfans, et l’un d’eux, M. Galerius, paraît seul avoir survécu de quelques années au couronnement de son père. Gibbon se trompe aussi lorsqu’il dit (note 1) que sans le secours des médailles et des inscriptions, nous ignorerions qu’Antonin avait deux fils. Capitolin dit expressément (c. 1) : Filii mares duo, duæ fœminæ : nous ne devons aux médailles que leurs noms. (Pagi Critic. Baron., ad. A. C. 161, tom. I, p. 33, éd. Paris.) (Note de l’Éditeur.)
Pendant les vingt-trois années du règne d’Antonin, Marc-Aurèle ne fut que deux nuits absent du palais, et même à deux fois différentes. (Histoire Auguste. p. 25.)
Ce prince aimait les spectacles, et n’était point insensible aux charmes du beau sexe. Marc-Aurèle, I, 16, Histoire Auguste, p. 20, 21 ; Julien, dans les Césars.
Marc-Aurèle a été accusé d’hypocrisie, et ses ennemis lui ont reproché de n’avoir point eu cette simplicité qui caractérisait Antonin-le-Pieux, et même Verus (Hist. Aug., 6, 34). Cet injuste soupçon nous fait voir combien les talens personnels l’emportent, aux yeux des hommes, sur les vertus sociales. Marc-Aurèle lui-même est qualifié d’hypocrite ; mais le sceptique le plus outré ne dira jamais que César fut peut-être un poltron, ou Cicéron un imbécille. L’esprit et la valeur se manifestent d’une manière bien plus incontestable que l’humanité et l’amour de la justice.
Tacite a peint en peu de mots les principes de l’école du Portique : Doctores sapientiæ secutus est, qui sola bona quæ honesta, mala tantùm quæ turpia ; potentiam, nobilitatem, cæteraque extrà animum, neque bonis, neque malis adnumerant. Hist. IV, 5.
Avant sa seconde expédition contre les Germains, il donna, pendant trois jours, des leçons de philosophie au peuple romain. Il en avait déjà fait autant dans les villes de Grèce et d’Asie, Histoire Auguste, in Cassio, c. 3.
Dion, l. LXXI, p. 1190 ; Hist. Aug., in Avid. Cassio.
Histoire Auguste, in Marc. Anton., c. 18.
Vitellius dépensa, pour sa table, au moins six millions st. en sept mois environ. Il serait difficile d’exprimer les vices de ce prince avec dignité, ou même avec décence. Tacite l’appelle un pourceau ; mais c’est en substituant à ce mot grossier une très-belle image : At Vitellius, umbraculus hortorum abditus, ut ignava animalia, quibus si cibum suggeras, jacent, torpentque, præterita, instantia, futura, pari oblivione dimiserat ; atque illum nemore Aricino desidem et marcentem, etc. Tacite, Hist. III, 36 ; II, 95 ; Suétone, in Vitel., c. 13 ; Dion, l. LXV, p. 1062.
L’exécution d’Helvidius-Priscus et de la vertueuse Éponine déshonorent le règne de Vespasien.
Voyages de Chardin en Perse, vol. III, p. 293.
L’usage d’élever des esclaves aux premières dignités de l’état est encore plus commun chez les Turcs que chez les Perses : les misérables contrées de Géorgie et de Circassie donnent des maîtres à la plus grande partie de l’Orient.
Chardin prétend que les voyageurs européens ont répandu parmi les Perses quelques idées de la liberté et de la douceur du gouvernement de leur patrie ; ils leur ont rendu un très-mauvais office.
Ils alléguaient l’exemple de Scipion et de Caton (Tacite, Annal., III, 66). Marcellus-Epirus et Crispus-Vibius gagnèrent, sous le règne de Néron, deux millions et demi sterl. Leurs richesses, qui aggravaient leurs crimes, les protégèrent sous Vespasien. Voyez Tacite, Hist., IV, 43, Dialog. de Orat., c. 8. Regulus, l’objet des justes satires de Pline, reçut du sénat, pour une seule accusation, les ornemens consulaires et un présent de soixante milles livres st.
L’accusation du crime de lèse-majesté s’appliquait originairement au crime de haute trahison contre le peuple romain : comme tribuns du peuple, Auguste et Tibère l’appliquèrent aux offenses contre leurs personnes, et ils y donnèrent une extension infinie (*).
(*) C’est Tibère et non Auguste qui prit le premier dans ce sens les mots de crime de lèse-majesté. Voy. Hist. Aug., Bachii Trajanus, 27, seqq. (Note de l’Éditeur.)
Lorsque Agrippine, cette vertueuse et infortunée veuve de Germanicus, eut été mise à mort, le sénat rendit des actions de grâces à Tibère pour sa clémence : elle n’avait pas été étranglée publiquement, et son corps n’avait point été traîné aux Gémonies, où l’on exposait ceux des malfaiteurs ordinaires. Voyez Tac., Ann., VI, 25 ; Suét., Vie de Tibère, c. 53.
Sériphos, île de la mer Égée, était un petit rocher dont on méprisait les habitans, plongés dans les ténèbres de l’ignorance. Ovide, dans ses plaintes fort justes, mais indignes d’un homme, nous a bien fait connaître le lieu de son exil. Il paraît que ce poète reçut simplement ordre de quitter Rome en tant de jours, et de se rendre à Tomes. Les gardes ni les geôliers n’étaient pas nécessaires.
Sous le règne de Tibère, un chevalier romain entreprit de fuir chez les Parthes, il fut arrêté dans le détroit de Sicile ; mais cet exemple parut si peu dangereux, que le plus inquiet des tyrans dédaigna de punir le coupable. Tacite, Ann., VI, 14.
Cicéron, ad Familiares, IV, 7.
Voyez les reproches d’Avidius-Cassius, Hist. Auguste, page 45 : ce sont, il est vrai, les reproches d’un rebelle ; mais l’esprit de parti exagère plutôt qu’il n’invente.
C’est-à-dire son frère d’adoption, L. Verus, aussi son collègue : Marc-Aurèle n’avait point d’autre frère. (Note de l’Éditeur.)
Faustinam satis constat apud Cayetam, conditiones sibi et nauticas et gladiatorias elegisse. Hist. Aug., p. 30. Lampride explique l’espèce de mérite dont Faustine faisait choix, et les conditions qu’elle exigeait. Hist. Aug., p. 102.
Hist. Aug., p. 34.
Méditations, l. I. Le monde a raillé la crédulité de Marc-Aurèle ; mais madame Dacier nous assure, et nous devons en croire une femme, que les maris seront toujours trompés quand leurs femmes voudront prendre la peine de dissimuler.
Dion, l. LXXI, p. 1195 ; Hist. Aug., p. 33 ; Commentaire de Spanheim sur les Césars, p. 289. La déification de Faustine est le seul sujet de blâme que le satirique Julien ait pu découvrir dans le caractère accompli de Marc-Aurèle.
Commode est le premier Porphyrogenète (né depuis l’avénement de son père au trône). Par un nouveau raffinement de flatterie, les médailles égyptiennes datent des années de sa vie comme si elles n’étaient pas différentes de celles de son règne. Tillemont, Hist. des Empereurs, tom. II, page 752.
Voyez Lampride, in Commod., c. 1. (Note de l’Édit.)
Hist. Aug., p. 46.
Dion, l. LXXII, p. 1203.
Les Quades occupaient ce qu’on appelle la Moravie : les Marcomans habitaient d’abord les rives du Rhin et du Mein ; ils s’en éloignèrent sous le règne d’Auguste, et chassèrent les Boïens de la Bohème, Boïohemum ; ceux-ci allèrent habiter la Boïoarie, aujourd’hui la Bavière. Les Marcomans furent chassés à leur tour de la Bohème par les Sarmates ou Slavons, qui l’occupent actuellement. Voyez d’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 131. (Note de l’Éditeur.)
Selon Tertullien (Apolog., c. 25), il mourut à Sirmium ; mais la situation de Vienne, Vindobona, où les deux Victor placent sa mort, s’accorde mieux avec les opérations de la guerre contre les Quades et les Marcomans.
Hérodien, l. I, p. 12.
Hérodien, l. I, p. 16.
Cette joie universelle est bien décrite par M. Wotton, d’après les médailles et les historiens. Histoire de Rome, p. 192, 193.
Manilius, secrétaire particulier d’Avidius-Cassius, fut découvert, après avoir été caché plusieurs années. L’empereur dissipa noblement l’inquiétude publique, en refusant de le voir, et en brûlant ses papiers sans les ouvrir. Dion, l. LXXII, p. 1209.
Voyez Maffei, Degli Amphitheatri, p. 126.
Dion, l. LXXII, p. 1205 ; Hérodien, l. I, p. 16. Histoire Aug., p. 46.
Les conjurés étaient sénateurs et entre autres l’assassin lui-même, Quintien. Hérodien, l. I, c. 8. (Note de l’Éditeur.)
Cet ouvrage traitait de l’agriculture, et a souvent été cité par les écrivains postérieurs. Voyez P. Needham, Prolegomena ad Geoponica, Cambridge, 1704, in-8o, p. 17, seqq. (Note de l’Éditeur.)
Casaubon a rassemblé dans une note sur l’Histoire Auguste, beaucoup de particularités concernant ces illustres frères. Voyez son savant Commentaire, p. 94 (*).
(*) Philostrate, dans la Vie du sophiste Hérode, dit que les Quintiliens n’étaient pas d’anciens citoyens romains, mais qu’ils étaient d’origine troyenne. Voyez le Comm. de Casaub., précité. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXII, p. 1210 ; Hérodien, l. I, p. 22 ; Hist. Auguste, p. 48. Dion donne à Perennis un caractère moins odieux que ne le font les autres historiens : sa modération est presque un gage de sa véracité (*).
(*) Gibbon loue Dion de la modération avec laquelle il parle de Perennis, et suit cependant, dans son propre récit, Hérodien et Lampride. Ce n’est pas seulement avec modération, c’est avec admiration que Dion parle de Perennis : il le représente comme un grand homme qui vécut vertueux et mourut innocent ; peut-être est-il suspect de partialité : mais ce qu’il y a de singulier, c’est que Gibbon, après avoir adopté sur ce ministre le jugement d’Hérodien et de Lampride, se conforme à la manière peu vraisemblable dont Dion rapporte sa mort. Quelle probabilité, en effet, que quinze cents hommes aient traversé la Gaule et l’Italie, et soient arrivés à Rome sans s’être entendus avec les prétoriens, ou sans que Perennis, préfet du prétoire, en ait été informé et s’y soit opposé ? Gibbon, prévoyant peut-être cette difficulté, a ajouté que les députés militaires fomentèrent les divisions des prétoriens ; cependant Dion dit expressément qu’ils ne vinrent pas jusqu’à Rome, mais que l’empereur alla au-devant d’eux ; il lui fait même un reproche de ne leur avoir pas opposé les prétoriens, qui leur étaient supérieurs en nombre, Hérodien rapporte que Commode, ayant appris d’un soldat les projets ambitieux de Perennis et de son fils, les fit attaquer et massacrer de nuit. (Note de l’Éditeur.)
Durant la seconde guerre punique, les Romains apportèrent de l’Asie le culte de la mère des dieux. Sa fête, Megalesia, commençait le 4 d’avril, et durait six jours ; les rues étaient remplies de folles processions, les spectateurs se rendaient en foule aux théâtres, et l’on admettait aux tables publiques toutes sortes de convives. L’ordre et la police étaient suspendus, et le plaisir devenait la seule occupation sérieuse de toute la ville. Voyez Ovide, De fastis, l. IV, 189, etc.
Hérodien, l. I, p. 23, 28.
Cicéron, pro Flacco, c. 27.
Une de ces promotions si dispendieuses donna lieu à un bon mot : on disait que Julius-Solon était exilé dans le sénat.
Dion-Cassius (l. LXXII, p. 1213) observe qu’aucun affranchi n’avait encore possédé autant de richesses que Cléandre : la fortune de Pallas se montait cependant à plus de cinq cent vingt mille livres sterl., ter millies, H. S.
Dion, l. LXXII, p. 1213 ; Hérodien, l. I, p. 29 ; Hist. Aug., p. 52 : ces bains étaient situés près de la porte Capêne. Voyez Nardini, Roma antica, p. 79.
Hist. Aug., p. 48.
Hérodien, l. I, p. 28 ; Dion, l. LXXII, p. 1215 : celui-ci prétend que, pendant long-temps, il mourut par jour à Rome deux mille personnes.
Tuncque primùm tres præfecti prætorio fuêre : inter quos libertinus. Quelques restes de modestie empêchèrent Cléandre de prendre le titre de préfet du prétoire, tandis qu’il en avait toute l’autorité. Les autres affranchis étant appelés, selon leurs différentes fonctions, à rationibus, ab epistolis, Cléandre se qualifiait à pugione, comme chargé de défendre la personne de son maître. Saumaise et Casaubon ont fait des commentaires très-vagues sur ce passage (*).
(*) Le texte de Lampride ne fournit aucune raison de croire que Cléandre ait été celui des trois préfets du prétoire qui se qualifiait à pugione : Saumaise et Casaubon ne paraissent pas non plus le penser. Voyez Hist. Aug., p. 48 ; le Comm. de Saumaise, p. 116, le Comm. de Casaubon, p. 95. (Note de l’Éditeur.)
Oι της πολεως ϖεζοι στρατιωται, Hérodien, l. I, p. 31. On ne sait si cet auteur veut parler de l’infanterie prétorienne ou des cohortes de la ville, composées de six mille hommes, mais dont le rang et la discipline ne répondaient pas à leur nombre. Ni M. de Tillemont ni Wotton n’ont voulu décider cette question (**).
(**) Il me semble que ce n’en est pas une : le passage d’Hérodien est clair, et désigne les cohortes de la ville. (Comparez Dion, p. 797.) (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXII, p. 1215 ; Hérodien, l. I, p. 32 ; Hist. Aug., p. 48.
Sororibus suis constupratis, ipsas concubinas suas sub oculis suis stuprari judebat. Nec irruentium in se juvenum carebat infamiâ, omni parte corporis atque ore insexum utrumque pollutus. Hist. Aug., p. 47.
Les lions d’Afrique, lorsqu’ils étaient pressés par la faim, infestaient avec impunité les villages ouverts et les campagnes cultivées. Ces animaux étaient réservés pour les plaisirs de l’empereur et de la capitale, et le malheureux paysan qui en tuait un, même pour sa défense, était sévèrement puni. Cette loi cruelle fut adoucie par Honorius, et annullée par Justinien. Cod. Théod., tom. V, p. 92, et Comment. Gothofred.
Spanheim, de Numismat., dissert. XII, t. II, p. 493.
Dion, l. LXXII, p. 1216 ; Hist. Aug., p. 49.
Le cou de l’autruche est long de trois pieds, et composé de dix-sept vertèbres. Voy. Buffon, Hist. nat.
Commode tua une giraffe (Dion, l. LXXII, p. 1211). Cet animal singulier, le plus grand, le plus doux et le moins utile des grands quadrupèdes, ne se trouve que dans l’intérieur de l’Afrique. On n’en avait point encore vu en Europe depuis la renaissance des lettres ; et M. de Buffon, en décrivant la giraffe (Hist. nat., tome XIII) n’avait point osé la faire dessiner (*).
(*) La giraffe a été vue et dessinée plusieurs fois en Europe depuis cette époque. Le cabinet d’histoire naturelle du Jardin des Plantes en possède une bien conservée. (Note de l’Éditeur.)
Hérodien, l. I, p. 37 ; Hist. Aug., p. 50.
Les princes sages et vertueux défendirent aux sénateurs et aux chevaliers d’embrasser cette indigne profession, sous peine d’infamie ; ou, ce qui semblait encore plus redoutable à ces misérables débauchés, sous peine d’exil. Les tyrans, au contraire, employèrent pour les déshonorer des menaces et des récompenses : Néron fit paraître une fois sur l’arène quarante sénateurs et soixante chevaliers. Juste-Lipse, Saturnalia, l. II, c. 2. Ce savant a heureusement corrigé un passage de Suétone, in Nerone, c. 12.
Juste-Lipse, l. II, c. 7, 8 ; Juvénal, dans la huitième satire, donne une description pittoresque de ce combat.
Hist. Aug., p. 50 ; Dion, l. LXXII, p. 1220. L’empereur reçut pour chaque fois decies, H. S., environ huit mille livres sterl.
Victor rapporte que Commode ne donnait à ses antagonistes qu’une lame de plomb, redoutant, selon toutes les apparences, les suites de leur désespoir.
Les sénateurs furent obligés de répéter six cent vingt-six fois, Paulus, premier des sécuteurs, etc.
Dion, l. LXXII, p. 1221 : il parle de sa propre bassesse, et du danger qu’il courut.
L’intrépide Pompeianus usa cependant de quelque prudence, et il passa la plus grande partie de son temps à la campagne, donnant pour motif de sa retraite son âge avancé et la faiblesse de ses yeux. « Je ne l’ai jamais vu dans le sénat, dit Dion, excepté pendant le peu de temps que régna Pertinax. » Toutes ses infirmités disparurent alors subitement, et elles revinrent soudain dès que cet excellent prince eut été massacré. Dion, l. LXXIII, p. 1227.
Les préfets étaient changés tous les jours, et même presque à toute heure. Le caprice de Commode devint souvent fatal à ceux des officiers de sa maison qu’il chérissait le plus. Hist. Aug., p. 46, 51.
Commode avait déjà résolu de les faire massacrer la nuit suivante, et c’est de cette résolution qu’ils voulurent prévenir l’effet. Voyez Hérodien, l. I, c. 17. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXII, p. 1222 ; Hérodien, l. I, p. 43 ; Hist. Aug., p. 52.
Pertinax était fils d’un charpentier : il naquit à Alba-Pompeia, dans le Piémont. L’ordre de ses emplois, que Capitolin nous a conservé, mérite d’être rapporté ; il nous donnera une idée des mœurs et de la forme du gouvernement dans ce siècle. Pertinax fut : 1o. centurion ; 2o. préfet d’une cohorte en Syrie et en Bretagne ; 3o. il obtint un escadron de cavalerie dans la Mœsie ; 4o. il fut commissaire pour les provisions sur la voie Émilienne ; 5o. il commanda la flotte du Rhin ; 6o. il fut intendant de la Dacie, avec des appointemens d’environ 1600 liv. st. par an ; 7o. il commanda les vétérans d’une légion ; 8o. il obtint le rang de sénateur ; 9o. de préteur ; 10o. il y joignit le commandement de la première légion dans la Rhétie et la Norique ; 11o. il fut consul vers l’année 175 ; 12o. il accompagna Marc-Aurèle en Orient ; 13o. il commanda une armée sur le Danube ; 14o. il fut légat consulaire de Mœsie ; 15o. de Dacie ; 16o. de Syrie ; 17o. de Bretagne ; 18o. il fut chargé des provisions publiques à Rome ; 19o. il fut proconsul d’Afrique ; 20o. préfet de la cité. Hérodien (l. I, p. 48) rend justice à son désintéressement ; mais Capitolin, qui rassemblait tous les bruits populaires, l’accuse d’avoir amassé une grande fortune en se laissant corrompre.
Selon Julien (dans les Césars), il fut complice de la mort de Commode.
Le sénat se rassemblait toujours au commencement de l’année, dans la nuit du 1er janvier (Voy. Savaron, sur Sid. Apoll., l. VIII, épît. 6) ; et cela arriva, sans aucun ordre particulier, cette année comme à l’ordinaire. (Note de l’Éditeur.)
Ce que Gibbon appelle improprement, ici et dans la note, des décrets tumultuaires n’était autre chose que les applaudissemens ou acclamations qui reviennent si souvent dans l’histoire des empereurs. L’usage en passa du théâtre dans le Forum, et du Forum dans le sénat. On commença sous Trajan à introduire les applaudissemens dans l’adoption des décrets impériaux. (Pline-le-Jeune, Panég., c. 75.) Un sénateur lisait la formule du décret, et tous les autres répondaient par des acclamations accompagnées d’un certain chant ou rhythme. Voici quelques-unes des acclamations adressées à Pertinax, et contre la mémoire de Commode : Hosti patriæ honores detrahantur. Parricidæ honores detrahantur. — Ut salvi simus, Jupiter, optime, maxime, serva nobis Pertinacem. — Cet usage existait non-seulement dans les conseils d’état proprement dits, mais dans les assemblées quelconques du sénat. Quelque peu conforme qu’il nous paraisse à la majesté d’une réunion sainte, les premiers chrétiens l’adoptèrent, et l’introduisirent même dans leurs synodes, malgré l’opposition de quelques pères de l’Église, entre autres, de saint Jean Chrysostôme. Voyez la Collection de Franc. Bern. Ferrarius, de veterum acclamatione, et plausu in Grævii Thesaur. antiquit. roman., t. 6. (Note de l’Éditeur.)
Capitolin nous a dépeint la manière dont furent portés ces décrets tumultuaires, proposés d’abord par un sénateur, et répétés ensuite, comme en chœur, par l’assemblée entière. Hist. Aug., p. 52.
Le sénat condamna Néron à être mis à mort, more majorum. Suétone, c. 49 (*)
(*) Aucune loi spéciale n’autorisait ce droit du sénat ; on le déduisait des anciens principes de la république. Gibbon paraît entendre, par le passage de Suétone, que le sénat, d’après son ancien droit, more majorum, punit Néron de mort ; tandis que ces mots (more majorum) se rapportent, non au décret du sénat, mais au genre de mort qui fut tiré d’une ancienne loi de Romulus. (Voyez Victor, Epitom., édit. Arntzen, p. 484, n. 7). (Note de l’Éditeur.)
Dion (l. LXXIII, p. 1223) parle de ces divertissemens comme un sénateur qui avait soupé avec le prince, et Capitolin (Hist. Aug., p. 58), comme un esclave qui avait reçu des informations d’un valet de chambre.
Decies, H. S. Antonin-le-Pieux, par une sage économie, avait laissé à ses successeurs un trésor de vicis septies millies, H. S., environ vingt-deux millions sterling. Dion, l. LXXIII, p. 1231.
Outre le dessein de convertir en argent ces ornemens inutiles, Pertinax (selon Dion, l. LXXIII, p. 1229) fut encore guidé par deux motifs secrets : il voulait exposer en public les vices de Commode, et découvrir, par les acquéreurs, ceux qui ressemblaient le plus à ce prince.
Quoique Capitolin ait rempli de plusieurs contes puériles la Vie privée de Pertinax, il se joint à Dion et à Hérodien pour admirer sa conduite publique.
Leges, rem surdam, inexorabilem esse, Tite-Live, II, 3.
Si l’on peut ajouter foi au récit de Capitolin, Falco se conduisit envers Pertinax avec la dernière indécence le jour de son avènement : le sage empereur l’avertit seulement de sa jeunesse et de son inexpérience. Hist. Aug., p. 55.
Aujourd’hui l’évêché de Liège. Ce soldat appartenait probablement à la compagnie des gardes à cheval bataves, qu’on levait, pour la plupart, dans le duché de Gueldres et dans les environs, et qui étaient distingués par leur valeur et par la hardiesse avec laquelle, montés sur leurs chevaux, ils traversaient les fleuves les plus larges et les plus rapides. Tacite, Hist., IV, 12 ; Dion, l. LV, p. 797 ; Juste-Lipse, De magnitudine romanâ, l. I, c. 4.
Dion, l. LXXIII, p. 1232 ; Hérodien, l. II, p. 60 ; Hist. Aug., p. 58 ; Victor, in Epitom. et in Cæsaribus, Eutrope, VIII, 16.
Leur nombre était originairement de neuf ou dix mille hommes (car Dion et Tacite ne sont pas d’accord à cet égard) divisés en autant de cohortes. Vitellius le porta à seize mille ; et, autant que les inscriptions peuvent nous en instruire, ce nombre, par la suite, ne fut jamais beaucoup moins considérable. Voyez Juste-Lipse, De magnutidine romanâ, I, 4.
Suétone, Vie d’Auguste, c. 49.
Tacite, Ann. IV, 2 ; Suétone, Vie de Tibère, c. 37 ; Dion Cassius, l. LVII, p. 867.
Dans la guerre civile entre Vespasien et Vitellius, le camp des prétoriens fut attaqué et défendu avec toutes les machines que l’on employait au siége des villes les mieux fortifiées. (Tacite, Hist. III, 84.)
Près des murs de la ville, sur le sommet des monts Quirinal et Viminal. Voyez Nardini, Roma antica, p. 174 ; Donatus, De Româ antiquâ, 46.
Claude, que les soldats avaient élevé à l’empire, fut le premier qui leur fit des largesses : il leur donna à chacun quina dena, H. S., cent vingt liv. sterl. (Suétone, Vie de Claude, c. 10.) Lorsque Marc-Aurèle monta paisiblement sur le trône avec son collègue Lucius Verus, il donna à chaque prétorien vicena, H. S., cent soixante liv. st. (Hist. Auguste, p. 25 ; Dion, liv. LXXIII, p. 1231). Nous pouvons nous former une idée de ces exorbitantes libéralités par les plaintes d’Adrien sur ce que, lorsqu’il fit un César, la promotion lui avait coûté ter millies, H. S., deux millions et demi sterl.
Cicéron, De legibus, III, 3. Le premier livre de Tite-Live, et le second de Denys d’Halycarnasse, montrent l’autorité du peuple, même dans l’élection des rois.
Les levées se faisaient originairement dans le Latium, l’Étrurie et les anciennes colonies (Tac., Ann. IV, V). L’empereur Othon flatte la vanité des gardes en leur donnant les titres d’italiæ alumni, romana verè juventus. (Tac., Hist. I, 84.)
Dans le siége de Rome par les Gaulois. Voyez Tite-Live, v. 48. Plutarque, Vie de Camille, p. 143.
Dion, l. LXXIII, p. 1234 ; Hérodien, l. II, p. 63 ; Hist. Aug., p. 60. Quoique tous ces historiens s’accordent à dire que ce fut réellement une vente publique, Hérodien seul assure qu’elle fut proclamée comme telle par les soldats.
Spartien adoucit ce qu’il y avait de plus odieux dans le caractère et l’élévation de Julianus.
Une des principales causes de la préférence accordée par les soldats à Julianus, fut l’adresse qu’il eut de leur dire que Sulpicianus ne manquerait pas de venger sur eux la mort de son gendre. Voyez Dion, p. 1234 ; Hérod., l. II, c. 6. (Note de l’Éditeur.)
Dion Cassius, alors préteur, était ennemi personnel de Julianus, l. LXXIII, p. 1235.
Hist. Aug., p. 61. Nous apprenons par là une circonstance assez curieuse : un empereur, quelle que fût sa naissance, était reçu immédiatement après son élection au nombre des patriciens.
Dion, l. LXXIII, p. 1235 ; Hist. Aug., p. 61. J’ai cherché à concilier les contradictions apparentes de ces historiens (*).
(*) Ces contradictions ne sont point conciliées et ne peuvent l’être, car elles sont réelles. Voici le passage de l’Histoire Auguste :
Etiam hi primùm qui Julianum odisse cœperant, disseminârunt, prunâ statim sic Pertinacis cœnâ despectâ, luxuriosum parasse convivium ostreis et alitibus et piscibus adornatum, quod falsum fuisse constat, nam Julianus tantæ parcimoniæ fuisse perhibetur ut per triduum porcellum, per triduum leporem divideret, si quis ei fortè misisset : sæpè autem, nullâ existente religione, oleribus, leguminibusque contentus, sine carne cœnaverit. Deindè neque cœnavit priusquàm sepultus esset Pertinax et tristissimus cibum ob ejus necem sumpsit, et primam noctem vigiliis continuavit de tantâ necessitate sollicitus. Hist. August., p. 61.
Voici la traduction latine des paroles de Dion Cassius :
Hoc modo quum imperium senatûs etiam consultis stabilivisset, in palatium profiscitur : ubi quum invenisset cœnam paratam Pertinaci, derisit illam vehementer et arcessitis, unde et quoquo modo tum potuit, pretiosissimis quibusque rebus mortuo adhuc intus jacente, semet ingurgitavit, lusit aleis et Pyladem saltatorem cum aliis quibusdam adsumpsit. Dion, l. LXXIII, p. 1255.
Ajouter au récit de Dion la dernière phrase de celui de Spartien, ce n’est point concilier les deux passages ; c’est ce qu’a fait Gibbon. Reimarus n’a pas essayé de faire disparaître une contradiction si évidente ; il a discuté la valeur des deux autorités, et préféré celle de Dion, que confirme d’ailleurs Hérodien, II, 7, I. Voyez son Commentaire sur le passage précité de Dion. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXIII, p. 1235.
Les Posthumiens et les Céjoniens. Un citoyen de la famille posthumienne fut élevé au consulat dans la cinquième année après son institution.
Spartien, dans son indigeste compilation, fait un mélange de toutes les vertus et de tous les vices qui composent la nature humaine, et il en charge un seul individu. C’est dans cet esprit qu’ont été dessinés la plupart des portraits de l’Histoire Auguste.
Hist. Aug., p. 80-84.
Pertinax, qui gouvernait la Bretagne quelques années auparavant, avait été laissé pour mort dans un soulèvement des soldats. (Hist. Aug., p. 54) Cependant les troupes le chérissaient, et elles le regrettèrent ; admirantibus eam virtutem, cui irascebantur.
Suétone, Vie de Galba, c. 10.
Hist. Aug., p. 76.
Hérodien, l. II, p. 68. On voit dans la Chronique de Jean Malala, d’Antioche, combien ses compatriotes étaient attachés à leurs fêtes, qui satisfaisaient à la fois leur superstition et leur amour pour le plaisir.
L’Hist. Auguste parle d’un roi de Thèbes, en Égypte, allié et ami personnel de Niger. Si Spartien ne s’est pas trompé, ce que j’ai beaucoup de peine à croire, il a fait paraître une dynastie de princes tributaires entièrement inconnus aux historiens.
Dion, l. LXXIII, p. 1238. Hérodien, l. II, p. 67. Un vers qui était alors dans la bouche de tout le monde, semble exprimer l’opinion générale que l’on avait des trois rivaux :
Optimus est Niger, bonus Afer, pessimus Albus.
Hist. Aug., p. 75.
Hérodien, l. II, p. 71.
Voyez la relation de cette guerre mémorable dans Velleius-Paterculus (II, 110, etc.), qui servait dans l’armée de Tibère.
Telle est la réflexion d’Hérodien, l. II, p. 74. Les Autrichiens modernes admettront-ils l’influence ?
Commode, dans une lettre à Albinus, dont nous avons déjà parlé, représente Sévère comme un des généraux ambitieux qui censuraient la conduite de leur prince, et qui désiraient d’en occuper la place. Hist. Aug., p. 80.
La Pannonie était trop pauvre pour fournir tant d’argent. Cette somme fut probablement promise dans le camp, et payée à Rome après la victoire : j’ai adopté, pour la fixer, la conjecture de Casaubon. Voy. Hist. Aug., p. 66 ; Comm. p. 115.
Hérodien, l. II, p. 78. Sévère fut déclaré empereur sur les bords du Danube, soit à Carnuntum (*), selon Spartien (Hist. Aug., p. 65) ; soit à Sabaria, selon Victor. M. Hume, en avançant que la naissance et la dignité de Sévère étaient trop au-dessous de la pourpre impériale, et qu’il marcha en Italie seulement comme général, n’a pas examiné ce fait avec son exactitude ordinaire. (Ess. sur le Contrat primitif.)
(*) Carnuntum, vis-à-vis de l’embouchure de la Morava : on hésite, pour sa position, entre Pétronel et Haimburg. Un petit village intermédiaire paraîtrait indiquer un ancien emplacement par son nom d’Altenburg (vieux bourg). D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 154. Sabaria, aujourd’hui Sarvar. (Note de l’Éditeur.)
Velleius-Paterculus, l. II, c. 3. En partant des confins les plus rapprochés de la Pannonie, et en établissant que Rome s’aperçoit à deux cents milles de distance.
Ceci n’est point une vaine figure de rhétorique ; c’est une allusion à un fait rapporté par Dion (l. LXXI, p. 1181), et qui probablement arriva plus d’une fois.
Dion, l. LXXIII, p. 1233 ; Hérodien, l. II, p. 81. Une des plus fortes preuves de l’habileté des Romains dans l’art de la guerre, c’est d’avoir d’abord surmonté la vaine terreur qu’inspirent les éléphans, et d’avoir ensuite dédaigné le dangereux secours de ces animaux.
Histoire Auguste, p. 62, 63.
Victor et Eutrope, VIII, 17, parlent d’un combat qui fut livré près du pont Milvius, ponte Molle, et dont les meilleurs écrivains du temps ne font pas mention.
Dion, l. LXXIII, p. 1240 ; Hérodien, l. II, p. 83. Hist. Aug., p. 63.
De ces soixante-six jours, il faut d’abord en ôter seize. Pertinax fut massacré le 28 mars, et Sévère ne fut probablement élu que le 13 d’avril. (Voyez Hist. Aug., p. 65, et Tillemont, Histoire des Empereurs, tome III, p. 393, note 7.) Il fallut bien ensuite dix jours à ce prince pour mettre son armée en mouvement. Cette marche rapide fut donc faite en quarante jours ; et comme la distance de Rome aux environs de Vienne est de huit cents milles, les troupes de Sévère durent faire par jour plus de vingt milles sans s’arrêter.
Dion, l. LXXIV, p. 1241 ; Hérodien, l. II, p. 84.
Dion, qui assista à cette cérémonie, comme sénateur, en donne une description très-pompeuse, l. LXXIV, p. 1244
Hérodien, l. III, p. 112.
Quoique Lucain n’ait certainement pas intention de relever le caractère de César, cependant il n’est point de plus magnifique panégyrique que l’idée qu’il nous donne de ce héros dans le dixième livre de la Pharsale, où il le dépeint faisant sa cour à Cléopâtre soutenant un siége contre toutes les forces de l’Égypte, et conversant en même temps avec les sages de cette contrée.
En comptant depuis son élection, 13 avril 193, jusqu’à la mort d’Albinus, 19 février 197. Voy. la Chronologie de Tillemont.
Hérodien, l. II, p. 85.
Sévère, étant dangereusement malade, fit courir le bruit qu’il se proposait de laisser la couronne à Niger et à Albinus. Comme il ne pouvait être sincère à l’égard de l’un et de l’autre, peut-être ne voulait-il que les tromper tous deux. Sévère porta cependant l’hypocrisie si loin, que, dans les Mémoires de sa vie, il assure avoir eu réellement l’intention de les désigner pour ses successeurs.
Histoire Auguste, p. 65.
Cette pratique, imaginée par Commode, fut très-utile à Sévère, qui trouva dans la capitale des enfans des principaux partisans de ses rivaux, et qui s’en servit plus d’une fois pour intimider ses ennemis ou pour les séduire.
Hérodien, l. III, p. 96 ; Hist. Aug., p. 67, 68.
Hist. Aug., p. 84. Spartien, dans sa narration, a inséré en entier cette lettre curieuse.
Il y eut trois actions : l’une près de Cyzique, non loin de l’Hellespont ; la seconde près de Nicée, en Bithynie ; la troisième près d’Issus, en Cilicie, là même où Alexandre avait vaincu Darius. Dion, p. 1247-49 ; Hérod., l. III, c. 2-4. (Note de l’Éditeur.)
Voyez le troisième livre d’Hérodien, et le soixante-quatorzième de Dion-Cassius.
Dion, l. LXXV, p. 1260.
D’après Hérodien, ce fut le lieutenant Lætus qui ramena les troupes au combat, et gagna la bataille, presque perdue par Sévère. Dion lui attribue aussi (p. 1261) une grande part à la victoire. Sévère le fit mettre à mort dans la suite, soit par crainte, soit par jalousie (Dion, p. 1264.) (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXV, p. 1261 ; Hérodien, l. III, p. 110 ; Hist. Aug., p. 68. La bataille se donna dans la plaine de Trévoux, à trois ou quatre lieues de Lyon. Voyez Tillemont, t. III, p. 406, note 18.
Montesquieu, Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, c. 12.
La plupart de ces vaisseaux étaient, comme on peut bien le penser, de très-petits bâtiments : on voyait cependant dans leur nombre quelques galères de deux et de trois rangs de rames.
Cet ingénieur se nommait Priscus. Le vainqueur lui sauva la vie en considération de ses talens, et il le prit à son service. Pour les détails particuliers de ce siége, voyez Dion (l. LXXV, p. 1251), et Hérodien (l. III, p. 95). Le chevalier de Folard, d’après son imagination, nous indique la théorie des moyens qui y furent employés, et qu’on peut chercher dans ses ouvrages. Voyez Polybe, t. I, p. 76.
Perinthus, sur les bords de la Propontide, fut nommé dans la suite Heraclea, et ce nom se retrouve encore dans celui d’Erekli, située sur l’emplacement de cette ville, aujourd’hui détruite. (Voy. d’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 291.) Byzance, devenue Constantinople, causa à son tour l’anéantissement d’Héraclée. (Note de l’Éditeur.)
Malgré l’autorité de Spartien et de quelques Grecs modernes, Hérodien et Dion ne nous permettent pas de douter que Byzance, plusieurs années après la mort de Sévère, ne fût en ruines. (*)
(*) Il n’existe point de contradiction entre le récit de Dion et celui de Spartien et de quelques Grecs modernes. Dion ne dit point que Sévère détruisit Byzance ; il dit seulement qu’il lui ôta ses franchises et ses priviléges, dépouilla ses habitans de leurs biens, rasa les fortifications, et soumit la ville à la juridiction de Périnthe. Ainsi, quand Spartien, Suidas, Cedrenus, disent que Sévère et son fils Antonin rendirent dans la suite à Byzance ses droits, ses franchises, y firent construire des temples, etc., cela se concilie sans peine avec le récit de Dion. Peut-être même ce dernier en parlait-il dans les fragmens de son histoire qui ont été perdus. Quant à Hérodien, ses expressions sont évidemment exagérées ; et il a commis tant d’inexactitudes dans l’histoire de Sévère, qu’on est en droit d’en supposer une dans ce passage. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXIV, p. 1250.
Dion (l. LXXV, p. 1264) ne fait mention que de vingt-neuf sénateurs ; mais l’Histoire Auguste en nomme quarante-un, parmi lesquels il y en avait six appelés Pescennius. Hérodien (l. III, p. 115) parle en général des cruautés de Sévère.
Aurelius-Victor.
Dion, l. LXXVI, p. 1272 ; Hist. Auguste, p. 67. Sévère célébra des jeux séculaires avec la plus grande magnificence, et il laissa dans les greniers publics une provision de blé pour sept ans à raison de soixante mille moddi ou vingt mille boisseaux par jour. Je ne doute pas que les greniers de Sévère ne se soient trouvés remplis pour un temps assez considérable ; mais je suis persuadé que, d’un côté, la politique, et de l’autre l’admiration, ont beaucoup ajouté à la vérité.
Voyez le Traité de Spanheim sur les anciennes médailles et les inscriptions ; consultez aussi nos savans voyageurs Spon et Wheeler, Shaw, Pococke, etc., qui, en Afrique, en Grèce et en Asie, ont trouvé plus de monumens de Sévère que d’aucun autre empereur romain.
Il porta ses armes victorieuses jusqu’à Séleucie et Ctésiphon, les capitales de la monarchie des Parthes. J’aurai occasion de parler de cette guerre mémorable.
Etiam in Britannia : telle était l’expression juste et frappante dont il se servait. Hist. Aug., p. 73.
Hérodien, l. III, p. 115 ; Hist. Aug., p. 68.
Sur l’insolence et sur les priviléges des soldats, on peut consulter la seizième satire que l’on a faussement attribuée à Juvénal : le style et la nature de cet ouvrage me font croire qu’il a été composé sous le règne de Sévère ou de Caracalla.
Non pas des armées en général, mais des troupes de la Gaule. Cette lettre même et son contenu semblent prouver que Sévère avait à cœur de rétablir la discipline ; Hérodien est le seul historien qui l’accuse d’avoir été la première cause de son relâchement. (Note de l’Éditeur.)
Hist. Aug., p. 73.
Hérodien, l. III, p. 131.
Dion, l. LXXIV, p. 1243.
Le préfet du prétoire n’avait jamais été un simple capitaine des gardes : du moment de la création de cette place, sous Auguste, elle avait donné un grand pouvoir ; aussi cet empereur ordonna-t-il qu’il y aurait toujours deux préfets du prétoire, qui ne pourraient être tirés que de l’ordre équestre. Tibère s’écarta le premier de la première partie de cette ordonnance ; Alexandre-Sévère dérogea à la seconde en nommant préfets des sénateurs. Il paraît que ce fut sous Commode que les préfets du prétoire obtinrent le domaine de la juridiction civile ; il ne s’étendait que sur l’Italie, à l’exception même de Rome et de son territoire, que régissait le præfectus urbi. Quant à la direction des finances et du prélèvement des impôts, elle ne leur fut confiée qu’après les grands changemens que fit Constantin Ier dans l’organisation de l’empire ; du moins je ne connais aucun passage qui la leur attribue avant ce temps ; et Drakenborch, qui a traité cette question dans sa dissertation De officio præfectorum prætorio (c. VI), n’en cite aucun. (Note de l’Édit.)
Un des actes les plus audacieux et les plus infâmes de son despotisme, fut la castration de cent Romains libres, dont quelques uns étaient mariés, et même pères de famille. Le ministre donna cet ordre affreux, afin que sa fille, le jour de son mariage avec le jeune empereur, pût avoir à sa suite des eunuques dignes d’une reine d’Orient. (Dion, l. LXXVI, p. 1271.)
Plautien était compatriote, parent et ancien ami de Sévère : il s’était si bien emparé de la confiance de l’empereur, que celui-ci ignorait l’abus qu’il faisait de son pouvoir : à la fin cependant il en fut informé, et commença dès lors à y mettre des bornes. Le mariage de Plautilla avec Caracalla fut malheureux ; et ce prince, qui n’y avait consenti que par force, menaça le père et la fille de les faire périr dès qu’il régnerait. On craignit, après cela, que Plautien ne voulut se servir contre la famille impériale du pouvoir qui lui restait encore, et Sévère le fit massacrer en sa présence, sous le prétexte d’une conjuration que Dion croit supposée. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVI, p. 1274 ; Hérodien, l. III, p. 122-129. Le grammairien d’Alexandrie paraît, comme c’est assez l’ordinaire, connaître beaucoup mieux que le sénateur romain cette intrigue secrète, et être plus assuré du crime de Plautien.
Appien, in proem.
Dion-Cassius semble n’avoir eu d’autre but, en écrivant, que de rassembler ces opinions dans un système historique. D’un autre côté, les Pandectes montrent avec quelle assiduité les jurisconsultes travaillaient pour la cause de la prérogative impériale.
Hist. Aug., p. 71. Omnia fui, et nihil expedit.
Dion-Cassius, l. LXXVI, p. 1284.
Vers l’année 186. M. de Tillemont est ridiculement embarrassé pour expliquer un passage de Dion dans lequel on voit l’impératrice Faustine, qui mourut en 175, contribuer au mariage de Sévère et de Julie (l. LXXIV, p. 1243). Ce savant compilateur ne s’est pas aperçu que Dion rapporte un songe de Sévère, et non un fait réel : or, les songes ne connaissent pas les limites du temps ni de l’espace. M. de Tillemont s’est-il imaginé que les mariages étaient consommés dans le temple de Vénus, à Rome ? (Histoire des Empereurs, tom. III, p. 789, note 6.)
Hist. Aug., p. 65.
Hist. Aug., p. 85.
Dion-Cassius, l. LXXVII, p. 1304, 1314.
Voyez une dissertation de Ménage, à la fin de son édition de Diogène Laërce, De fæminis philosophis.
Dion, l. LXXVI, p. 1285 ; Aurelius-Victor.
Il fut d’abord nommé Bassianus, comme son grand-père maternel. Pendant son règne, il prit le nom d’Antonin, sous lequel les jurisconsultes et les anciens historiens l’ont désigné. Après sa mort, ses sujets indignés lui donnèrent les sobriquets de Tarantus et de Caracalla : le premier était le nom d’un célèbre gladiateur ; l’autre venait d’une longue robe gauloise, dont le fils de Sévère fit présent au peuple romain.
L’exact M. de Tillemont fixe l’avénement de Caracalla à l’année 198, et l’association de Géta à l’année 208.
Hérodien, l. III, p. 130 ; Vies de Caracalla et de Géta, dans l’Histoire Auguste.
Dion, l. LXXVI, page 1280, etc. ; Hérod., l. III, p. 132, etc.
Poésies d’Ossian, vol. I, p. 131, édit. de 1765.
L’opinion que le Caracul d’Ossian est le Caracalla des Romains, est peut-être le seul point d’antiquité britannique sur lequel M. Macpherson et M. Whitaker soient d’accord ; et cependant cette opinion n’est pas sans difficulté. Dans la guerre de Calédonie, le fils de Sévère n’était connu que par le nom d’Antonin. N’est-il pas singulier qu’un poète écossais ait donné à ce prince un sobriquet inventé quatre ans après cette expédition, dont les Romains ont à peine fait usage de son vivant, et que les anciens historiens emploient très-rarement ? (Voyez Dion, l. LXXVII, p. 1317 ; Histoire Aug., p. 89 ; Aurel.-Victor ; Eusèbe, in Chron. ad ann 214.)
Dion, l. LXXVI, p. 1282 ; Hist. Aug., p. 71 ; Aurel.-Victor.
Dion, l. LXXVI, p. 1283 ; Hist. Aug., p. 89.
Dion, l. LXXVI, p. 1284 ; Hérodien, l. III, p. 135.
M. Hume s’étonne, avec raison, d’un passage d’Hérodien (l. IV, p. 139), qui représente, à cette occasion, le palais des empereurs comme égal en étendue au reste de Rome. Le mont Palatin, sur lequel il était bâti, n’avait tout au plus que onze ou douze mille pieds de circonférence (voyez la Notit. Victor, dans la Roma antica de Nardini) ; mais il ne faut pas oublier que les palais et les jardins immenses des sénateurs entouraient presque toute la ville, et que les empereurs en avaient confisqué la plus grande partie. Si Géta demeurait sur le Janicule, dans les jardins qui portèrent son nom, et si Caracalla habitait les jardins de Mécène sur le mont Esquilin, les frères rivaux étaient séparés l’un de l’autre par une distance de plusieurs milles ; l’espace intermédiaire était occupé par les jardins impériaux de Salluste, de Lucullus, d’Agrippa, de Domitien, de Caius, etc. Ces jardins formaient un cercle autour de la ville, et ils tenaient l’un à l’autre, ainsi qu’au palais, par des ponts jetés sur le Tibre, et qui traversaient les rues de Rome. Si ce passage d’Hérodien méritait d’être expliqué, il exigerait une dissertation particulière et une carte de l’ancienne Rome.
Hérodien, l. IV, p. 139.
Hérodien, l. IV, p. 144.
Caracalla consacra dans le temple de Sérapis l’épée avec laquelle il se vantait d’avoir tué son frère Géta. (Dion, l. LXXVII, p. 1307.)
Hérodien, l. IV, p. 147. Dans tous les camps romains, on élevait, près du quartier général, une petite chapelle où les divinités tutélaires étaient gardées et adorées. Les aigles et les autres enseignes militaires tenaient le premier rang parmi ces divinités : institution excellente, qui affermissait la discipline par la sanction de la religion. Voyez Juste-Lipse, De militiâ romanâ, IV, 5, V, 2.
Hérod., l. IV, page 148 ; Dion-Cassius, l. LXXVII, p. 1289.
Géta fut placé parmi les dieux. Sit divus, dit son frère, dùm non sit vivus. (Hist. Aug., p. 91.) On trouve encore sur les médailles quelques marques de la consécration de Géta.
Ce n’est pas seulement sur un sentiment de pitié que se fonde le jugement favorable que l’histoire a porté de Géta, le témoignage des écrivains de son temps vient à l’appui : il aimait trop les plaisirs de la table, et se montrait plein de méfiance pour son frère ; mais il était humain, instruit ; il chercha souvent à adoucir les ordres rigoureux de Sévère et de Caracalla. Hérod., l. IV, c. 3 ; Spartien, in Geta, c. 4. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVII, p. 1307.
Dion, l. LXXVII, p. 1290 ; Hérodien, l. IV, p. 150. Dion-Cassius dit (p. 1298) que les poètes comiques n’osèrent plus employer le nom de Géta dans leurs pièces, et que l’on confisquait les biens de ceux qui avaient nommé ce malheureux prince dans leurs testamens.
Caracalla avait pris les noms de plusieurs nations vaincues. Comme il avait remporté quelques avantages sur les Goths ou Gètes, Pertinax remarqua que le nom de Geticus conviendrait parfaitement à l’empereur, après ceux de Parthicus, Almannicus, etc. Hist. Aug., p. 89.
Dion, l. LXXVII, p. 1291. Il descendait probablement d’Helvidius-Priscus et de Thrasea-Pætus, ces illustres patriotes, dont la vertu intrépide, mais inutile et déplacée, a été immortalisée par Tacite (*).
(*) La vertu n’est pas un bien dont la valeur s’estime comme celle d’un capital, d’après les revenus qu’elle rapporte : son plus beau triomphe est de ne pas faiblir, lors même qu’elle se sent inutile pour le bien public, et déplacée au milieu des vices qui l’entourent : telle fut celle de Thrasea-Pætus : Ad postremum Nero virtutem ipsam exscindere concupivit, interfecto Thrasea Pæto. « Néron voulut enfin détruire la vertu elle-même en faisant périr Thrasea-Pætus. » (Tacite, Ann., l. XVI, c. 21.) Quelle différence entre la froide observation de Gibbon et le sentiment d’admiration qui animait Juste-Lipse lorsqu’il s’écriait, au nom de Thrasea : Salve, ô salve, vir magne, et inter Romanos sapientes sanctum mihi nomen ! Tu magnum decus gallicæ gentis : tu ornamentum romanæ curiæ : tu aureum sidus tenebrosi illius ævi. Tua inter homines, non hominis, vita ; nova probitas, constantia, gravitas et vitæ mortisque æquabilis ténor. « Je te salue, homme illustre, nom sacré pour moi parmi ceux des sages Romains ! tu étais l’honneur de la nation gauloise, l’ornement du sénat romain, l’astre qui brillait dans ce siècle de ténèbres. Ta vie, passée au milieu des hommes, s’est élevée au-dessus de l’humanité ; ta probité, ta fermeté, ta sagesse, sont sans exemple, et ta mort peut seule se dire l’égale de ta vie. »
Néron lui-même ne regardait pas la vertu de Thrasea comme inutile : peu après la mort de ce courageux sénateur, qu’il avait tant craint et tant haï, il répondit à un homme qui se plaignait de la manière injuste dont Thrasea avait jugé un procès : « Plût à Dieu que Thrasea eût été mon ami aussi-bien qu’il était juge intègre ! » Εβȣλομην αν, Θρασεαν ȣτως εμε φιλειν ως δικαστης αριστος εστιν. Plut., Mor., ϖολιτικα παραγγελματα, c. 14. (Note de l’Éditeur.)
On prétend que Papinien était parent de l’impératrice Julie.
Tacite, Ann., XIV, II.
Hist. Aug., p. 88.
Au sujet de Papinien, voyez Historia juris romani, de Heineccius, l. CCCXXX, etc.
Papinien n’était plus alors préfet du prétoire ; Caracalla lui avait ôté cette charge aussitôt après la mort de Sévère : c’est ce que rapporte Dion (p. 1287) ; et le témoignage de Spartien, qui donne à Papinien la préfecture du prétoire jusqu’à sa mort, est de peu de valeur, opposé à celui d’un sénateur qui vivait à Rome. (Note de l’Éditeur.)
Tibère et Domitien ne s’éloignèrent jamais des environs de Rome. Néron fit un petit voyage en Grèce. Et laudatorum principum usus, ex æquo quamvis procul agentibus, Sævi proximis ingruunt. Tacite, Hist. IV, 75.
Dion, l. LXXVII, p. 1294.
Dion, l. LXXVII, p. 1307 ; Hérodien, l. IV, p. 158. Le premier représente ce massacre comme un acte de cruauté ; l’autre prétend qu’on y employa aussi de la perfidie. Il paraît que les Alexandrins avaient irrité le tyran par leurs railleries, et peut-être par leurs tumultes (*).
(*) Après ces massacres, Caracalla priva encore les Alexandrins de leurs spectacles et de leurs banquets en commun : il divisa la ville en deux parties, au moyen d’une muraille ; il la fit entourer de forteresses, afin que les citoyens ne pussent plus communiquer tranquillement. « Ainsi fut traitée la malheureuse Alexandrie, dit Dion, par la bête féroce d’Ausonie. » Telle était en effet l’épithète que donnait à Caracalla l’oracle rendu sur son compte : on dit même que ce nom lui plut fort, et qu’il s’en vantait souvent. Dion, l. LXXVII, p. 1307. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVII, p. 1296.
Dion, l. LXXVII, p. 1284. M. Wotton (Hist. de Rome, p. 330) croit que cette maxime fut inventée par Caracalla, et attribuée par lui à son père.
Selon Dion (l. LXXVIII, p. 1343), les présens extraordinaires que Caracalla faisait à ses troupes, se montaient annuellement à soixante-dix millions de drachmes, environ deux millions trois cent cinquante mille livres sterl. Il existe, touchant la paye militaire, un autre passage de Dion, qui serait infiniment curieux s’il n’était pas obscur, imparfait, et probablement corrompu. Tout ce qu’on peut y découvrir, c’est que les soldats prétoriens recevaient par an douze cent cinquante drachmes, quarante liv. sterl. (Dion, l. LXXVII, p. 1307.) Sous le règne d’Auguste, ils avaient par jour deux drachmes ou deniers, sept cent vingt par an. (Tacite, Ann., I, 17.) Domitien, qui augmenta la paye des troupes d’un quart, a dû porter celle des prétoriens à neuf cent soixante drachmes. (Gronovius, De pecuniâ vetere, l. III, c. 2.) Ces augmentations successives ruinèrent l’empire ; car le nombre des soldats s’accrut avec leur paye : les prétoriens seuls, qui n’étaient d’abord que dix mille hommes, furent ensuite de cinquante mille (*).
(*) Valois et Reimarus ont expliqué d’une manière très-simple et très-probable ce passage de Dion, que Gibbon ne me paraît pas avoir compris :
ο αυτος τοις στρατιωταις αθλα της στρατειας, τοις μεν εν τω δορυφορικω τεταγμενοις ες χιλιας διακοιας πεντηκοντα, τοις δεπεντακις χιλιας λαμβανειν (εθηκε) Dion, l. LXXVII, p. 1307.
« Il ordonna que les soldats recevraient de plus qu’ils n’avaient encore reçu, pour prix de leurs services, les prétoriens douze cent cinquante drachmes, et les autres cinq mille drachmes. »
Valois pense que les nombres ont été transposés, et que Caracalla ajouta à la gratification des prétoriens cinq mille drachmes, et douze cent cinquante à celle des légionnaires. Les prétoriens, en effet, ont toujours reçu davantage que les autres : l’erreur de Gibbon est d’avoir cru qu’il s’agissait ici de la paye annuelle des soldats, tandis qu’il s’agit de la somme qu’ils recevaient, pour prix de leur service, au moment où ils obtenaient leur congé : ἆθλον τῆς στρατείας signifie récompense du service. Auguste avait établi que les prétoriens, après seize campagnes, recevraient cinq mille drachmes : les légionnaires n’en recevaient que trois mille après vingt ans. Caracalla ajouta cinq mille drachmes à la gratification des prétoriens, et douze cent cinquante à celle des légionnaires. Gibbon paraît s’être mépris, et en confondant ces gratifications de congé avec la paye annuelle, et en n’ayant pas égard à l’observation de Valois sur la transposition des nombres dans le texte de Dion. (Note de l’Éditeur.)
Charræ, aujourd’hui Harran, entre Édesse et Nisibis, célèbre par la défaite de Crassus. C’est de là que partit Abraham pour se rendre dans le pays de Canaan. Cette ville a toujours été remarquable par son attachement au sabéisme. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVIII, p. 1312 ; Hérodien, l. IV, p. 168.
La passion de Caracalla pour Alexandre paraît encore sur les médailles du fils de Sévère. Voyez Spanheim, De usu numismat., dissert. XII. Hérodien (l. IV, p. 154) avait vu des peintures ridicules représentant une figure qui ressemblait d’un côté à Alexandre, et de l’autre à Caracalla.
Hérodien, l. IV, p. 169 ; Hist. Aug., p. 94.
Dion, l. LXXXVIII, p. 1350. Héliogabale reprocha à son prédécesseur d’avoir osé s’asseoir sur le trône, bien que, comme préfet du prétoire, il n’eût pas la liberté de demeurer dans le sénat lorsque le public avait ordre de se retirer. La faveur personnelle de Plautien et de Séjan les avait mis au-dessus de toutes les lois. À la vérité, ils avaient été tirés de l’ordre équestre ; mais ils conservèrent la préfecture avec le rang de sénateur, et même avec le consulat.
Il était né à Césarée, dans la Numidie, et il fut d’abord employé dans la maison de Plautien, dont il fut sur le point de partager le sort malheureux. Ses ennemis ont avancé que, né dans l’esclavage, il avait exercé plusieurs professions infâmes, entre autres celle de gladiateur. La coutume de noircir l’origine et là condition d’un adversaire, paraît avoir duré depuis le temps des orateurs grecs jusqu’aux savans grammairiens du dernier siècle.
Dion et Hérodien parlent des vertus et des vices de Macrin avec candeur et avec impartialité, mais l’auteur de sa Vie, dans l’Histoire Auguste, paraît avoir aveuglément copié quelques-uns de ces écrivains dont la plume vénale, vendue à l’empereur Héliogabale, a noirci la mémoire de son prédécesseur.
Dion, l. LXXXIII, p. 1336. Le sens de l’auteur est aussi clair que l’intention du prince ; mais M. Wotton n’a compris ni l’un ni l’autre en appliquant la distinction, non aux vétérans et aux recrues, mais aux anciennes et aux nouvelles légions. Histoire de Rome, p. 347.
Dès que cette princesse eut appris la mort de Caracalla, elle voulut se laisser mourir de faim : les égards que Macrin lui témoigna, en ne changeant rien à sa suite et à sa cour, l’engagèrent à vivre ; mais il paraît, autant du moins que le texte tronqué de Dion et l’abrégé imparfait de Xiphilin nous mettent en état d’en juger, qu’elle conçut des projets ambitieux, et tenta de s’élever à l’empire. Elle voulait marcher sur les traces de Sémiramis et de Nitocris, dont la patrie était voisine de la sienne : Macrin lui fit donner l’ordre de quitter sur-le-champ Antioche et de se retirer où elle voudrait ; elle revint alors à son premier dessein, et se laissa mourir de faim. Dion, l. LXXVIII, p. 1330. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVIII, p. 1330. L’Abrégé de Xiphilin, quoique moins rempli de particularités, est ici plus clair que l’original.
Il tenait ce nom de son bisaïeul maternel, Bassianus, père de Julie Mæsa, sa grand-mère, et de Julie Domna, femme de Sévère. Victor (dans l’Épitome) est peut-être le seul historien qui ait donné la clef de cette généalogie, en disant de Caracalla : Hic Bassianus ex avi materni nomine dictus. Caracalla, Héliogabale et Alexandre Sévère portèrent successivement ce nom. (Note de l’Éditeur.)
Selon Lampride (Hist. Aug., p. 135) Alexandre Sévère vécut vingt-neuf ans trois mois et sept jours. Comme il fut tué le 19 mars 235, il faut fixer sa naissance au 12 décembre 205. Il avait alors treize ans, et son cousin environ dix-sept. Cette supputation convient mieux à l’histoire de ces deux jeunes princes que celle d’Hérodien, qui les fait de trois ans plus jeunes (l. V, p. 181). D’un autre coté, cet auteur allonge de deux années le règne d’Héliogabale. On peut voir les détails de la conspiration dans Dion, l. LXXVIII, p. 1339, et dans Hérodien, l. V, p. 184.
En vertu d’une dangereuse proclamation du prétendu Antonin, tout soldat qui apportait la tête de son officier pouvait hériter de son bien et être revêtu de son grade militaire.
Dion, l. LXXVIII, p. 1345 ; Hérodien, l. V, p. 186. La bataille se donna près du village d’Immæ, environ à vingt-deux milles d’Antioche.
Gannys n’était pas un eunuque. Dion, p. 1355. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXIX, p. 1350.
Dion, l. LXXIX, p. 1363 ; Hérodien, l. V, p. 189.
Ce nom vient de deux mots syriaques, ela, dieu, et gabal, former : le dieu formant ou plastique ; dénomination juste et même heureuse pour le Soleil. (Wotton, Histoire de Rome, p. 378. (*)
(*) Le nom d’Élagabale a été défiguré de plusieurs manières : Hérodien l’appelle ελαιαγαβαλος ; Lampride et les écrivains plus modernes en ont fait Héliogabale. Dion le nomme ελεγαβαλος, mais Élagabale est son véritable nom, tel que le donnent les médailles. (Eckhel, De doct. nummor. vet., t. VII, p. 250) Quant à son étymologie, celle que rapporte Gibbon est donnée par Bochart, Chan., l. II, c. 5) ; mais Saumaise, avec plus de fondement (Not. ad Lamprid., in Elagab.), tire ce nom d’Élagabale de l’idole de ce dieu, représenté par Hérodien et dans les médailles sous la figure d’une montagne (gibel en hébreu) ou grosse pierre taillée en pointe, avec des marques qui représentaient le Soleil. Comme il n’était pas permis, à Hiérapolis, en Syrie, de faire des statues du Soleil et de la Lune, parce que, disait-on, ils sont eux-mêmes assez visibles, le Soleil fut représenté à Émèse sous la figure d’une grosse pierre qui, à ce qu’il paraît, était tombée du ciel. (Spanheim, Cæsar., Preuves, p. 46. (Note de l’Éditeur.)
Hérodien, l. V, p. 190.
Il força le sanctuaire de Vesta, et il en emporta une statue qu’il croyait être le Palladium ; mais les vestales se vantèrent d’avoir, par une pieuse fraude, trompé le sacrilège en lui présentant une fausse image de la déesse. (Hist. Aug., p. 103.)
Dion, l. LXXIX, p. 1360 ; Hérodien, l. V, p. 193. Les sujets de l’empire furent obligés de faire de riches présens aux nouveaux époux. Mammée, dans la suite, exigea des Romains tout ce qu’ils avaient promis pendant la vie d’Héliogabale.
La découverte d’un nouveau mets était magnifiquement récompensée ; mais s’il ne plaisait pas, l’inventeur était condamné à ne manger que de son plat, jusqu’à ce qu’il en eût imaginé un autre qui flattât davantage le goût de l’empereur. (Hist. Aug., p. 112.)
Il ne mangeait jamais de poisson que lorsqu’il se trouvait à une grande distance de la mer : alors il en distribuait aux paysans une immense quantité des plus rares espèces, dont le transport coûtait des frais énormes.
Dion, l. LXXIX, p. 1358 ; Hérodien, l. V, p. 192.
Ce fut Hiéroclès qui eut cet honneur ; mais il aurait été supplanté par un certain Zoticus, s’il n’eût pas trouvé le moyen d’affaiblir son rival par une potion. Celui-ci fut chassé honteusement du palais, lorsqu’on trouva que sa force ne répondait pas à sa réputation. (Dion, l. LXXIX, p. 1363, 1364.) Un danseur fut nommé préfet de la cité, un cocher préfet de la garde, un barbier préfet des provisions. Ces trois ministres et plusieurs autres officiers inférieurs étaient recommandables enormitate membrorum. Voy. l’Histoire Auguste, p. 105.
Le crédule compilateur de sa vie est lui-même porté à croire que ses vices peuvent avoir été exagérés. (Hist. Aug., p. 111)
Dion, l. LXXIX, p. 1365 ; Hérodien, l. V, p. 195-201 ; Hist. Aug., p. 195. Le dernier de ces trois historiens semble avoir suivi les meilleurs auteurs dans le récit de la révolution.
L’époque de la mort d’Héliogabale et de l’avènement d’Alexandre a exercé l’érudition et la sagacité de Pagi, de Tillemont, de Valsecchi, de Vignoles et de Torre, évêque d’Adria. Ce point d’histoire est certainement très-obscur ; mais je m’en tiens à l’autorité de Dion, dont le calcul est évident, et dont le texte ne peut être corrompu, puisque Xiphilin, Zonare et Cedrenus, s’accordent tous avec lui. Héliogabale régna trois ans neuf mois et quatre jours depuis sa victoire sur Macrin, et il fut tué le 10 mars 222. Mais que dirons-nous en lisant sur des médailles authentiques la cinquième année de sa puissance tribunitienne ? Nous répliquerons, avec le savant Valsecchi, que l’on n’eut aucun égard à l’usurpation de Macrin, et que le fils de Caracalla data son règne de la mort de son père. Après avoir résolu cette grande difficulté, il est aisé de délier ou de couper les autres nœuds de la question (*).
(*) Cette opinion de Valsecchi a été victorieusement combattue par Eckhel, qui a montré l’impossibilité de la faire concorder avec les médailles d’Héliogabale, et qui a donné l’explication la plus satisfaisante des cinq tribunats de cet empereur. Il monta sur le trône et reçut la puissance tribunitienne le 16 mai, l’an de Rome 971 ; et le 1er janvier de l’année suivante 972, il recommença un nouveau tribunat, selon l’usage établi par les empereurs précédens. Pendant les années 972, 973, 974, il jouit du tribunat, et il commença le cinquième l’année 975, pendant laquelle il fut tué, le 10 mars. (Eckhel, De doct. num. veter., t. VIII, p. 430 et suiv. ) (Note de l’Éditeur.)
Lampride dit que les soldats le lui donnèrent dans la suite, à cause de sa sévérité dans la discipline militaire. Lampr., in Alex.-Sev., c. 12 et 25. (Note de l’Éditeur.)
Hist. Aug., p. 114. En se conduisant avec une précipitation si peu ordinaire, le sénat avait intention de détruire les espérances des prétendans, et de prévenir les factions des armées.
« Si la nature eût été assez bienfaisante pour nous donner l’existence sans le secours des femmes, nous serions débarrassés d’un compagnon très-importun. » C’est ainsi que s’exprima Métellus-Numidicus le Censeur devant le peuple romain ; et il ajouta que l’on ne devait considérer le mariage que comme le sacrifice d’un plaisir particulier à un devoir public. (Aulu-Gelle, I, 16.)
Tacite, Annal. , XIII, 5.
Hist. Aug., p. 102, 107.
Dion, l. LXXX, p. 1369. Hérodien, l. VI, p. 206 ; Hist. Aug., p. 131. Selon Hérodien, le patricien était innocent. L’Histoire Auguste, sur l’autorité de Dexippus, le condamne comme coupable d’une conspiration contre la vie d’Alexandre. Il est impossible de prononcer entre eux ; mais Dion est un témoin irréprochable de la jalousie et de la cruauté de Mammée envers la jeune impératrice, dont Alexandre déplora la cruelle destinée, sans avoir la force de s’y opposer.
Hérodien, l. VI, p. 203 ; Hist. Aug., p. 119. Selon ce dernier historien, lorsqu’il s’agissait de faire une loi, on admettait dans le conseil des jurisconsultes habiles et des sénateurs expérimentés, qui donnaient leurs avis séparément, et dont l’opinion était mise par écrit.
Voy. sa vie dans l’Hist. Aug. Le compilateur a rassemblé, sans aucun goût, une foule de circonstances triviales, dans lesquelles on démêle un petit nombre d’anecdotes intéressantes.
Alexandre admit dans sa chapelle tous les cultes répandus dans l’empire : il y reçut Jésus-Christ, Abraham, Orphée, Apollonius de Tyane, etc. (Lamprid., in Hist. Aug., c. 29.) Il est presque certain que sa mère Mammée l’avait instruit dans la morale du christianisme ; les historiens s’accordent généralement à la dire chrétienne ; il y a lieu de croire du moins qu’elle avait commencé à goûter les principes du christianisme. (Voy. Tillemont, sur Alexandre Sévère.) Gibbon n’a pas rappelé cette circonstance ; il paraît même avoir voulu rabaisser le caractère de cette impératrice : il a suivi presque partout la narration d’Hérodien, qui, de l’aveu même de Capitolin (in Maximino, c. 13), détestait Alexandre. Sans croire aux éloges exagérés de Lampride, il eût pu ne pas se conformer à l’injuste sévérité d’Hérodien, et surtout ne pas oublier de dire que le vertueux Alexandre Sévère avait assuré aux Juifs la conservation de leurs priviléges, et permis l’exercice du christianisme. (Hist. Aug., p. 121.) Des chrétiens ayant établi leur culte dans un lieu public, des cabaretiers en demandèrent à leur place, non la propriété, mais l’usage : Alexandre répondit qu’il valait mieux que ce lieu servît à honorer Dieu, de quelque manière que ce fût, qu’à des cabaretiers. (Hist. Aug., p. 131.) (Note de l’Éditeur.)
Voyez la treizième satire de Juvénal.
Hist. Aug., p. 119.
La dispute qui s’éleva à ce sujet entre Alexandre et le sénat, se trouve extraite des registres de cette compagnie dans l’Hist. Auguste, p. 116, 117. Elle commença le 6 mars, probablement l’an 223, temps où les Romains avaient goûté pendant près d’un an les douceurs du nouveau règne. Avant d’offrir au prince la dénomination d’Antonin comme un titre d’honneur, le sénat avait voulu attendre pour savoir s’il ne la prendrait pas comme un nom de famille.
L’empereur avait coutume de dire : « Se milites magis servare quàm se ipsum, quòd salus publica in his esset. » Hist. Aug., p. 130.
Gibbon a confondu ici deux événemens tout-à-fait différens ; la querelle du peuple avec les prétoriens, qui dura trois jours, et le meurtre d’Ulpien, commis par ces derniers. Dion raconte d’abord la mort d’Ulpien : revenant ensuite en arrière, par une habitude qui lui est assez familière, il dit que du vivant d’Ulpien, il y avait eu une guerre de trois jours entre les prétoriens et le peuple ; mais Ulpien n’en était point la cause ; Dion dit au contraire qu’elle avait été occasionnée par un fait peu important, tandis qu’il donne la raison du meurtre d’Ulpien en l’attribuant au jugement par lequel ce préfet du prétoire avait condamné à mort ses deux prédécesseurs Chrestus et Flavien, que les soldats voulurent venger. Zosime attribue (l. I, c. 11) cette condamnation à Mammée ; mais les troupes peuvent, même alors, en avoir imputé la faute à Ulpien qui en avait profité, et qui d’ailleurs leur était odieux. (Note de l’Éditeur.)
Quoique l’auteur de la Vie d’Alexandre (Hist. Aug., p. 132) parle de la sédition des soldats contre Ulpien, il passe sous silence la catastrophe qui pouvait être une marque de faiblesse dans l’administration de son héros. D’après une pareille omission, nous pouvons juger de la fidélité de cet auteur, et de la confiance qu’il mérite.
On peut voir dans la fin tronquée de l’Histoire de Dion (l. LXXX, p. 1371), quel fut le sort d’Ulpien, et à quels dangers Dion fut exposé.
Dion ne possédait point de terres en Campanie et n’était pas riche. Il dit seulement que l’empereur lui conseilla d’aller, pendant son consulat, habiter quelque lieu hors de Rome ; qu’il revint à Rome après la fin de son consulat, et eut occasion de s’entretenir avec l’empereur en Campanie. Il demanda et obtint la permission de passer le reste de sa vie dans sa ville natale (Nicée en Bithynie) ; ce fut là qu’il mit la dernière main à son histoire, qui finit avec son second consulat. (Note de l’Éditeur.)
Annotation. Reymar ad Dion, l. LXXX, p. 1369.
Jules César avait apaisé une sédition par le même mot quirites, qui, opposé à celui de soldats, était un terme de mépris, et réduisait les coupables à la condition moins honorable de simples citoyens. (Tacite, Annal., I, 43.)
Hist. Aug., p. 132.
Des Metellus, Hist. Aug., p. 119. Le choix était heureux. Dans une période de douze ans, les Metellus obtinrent sept consulats et cinq triomphes. Voy. Velleius-Paterculus, II, 11 et les Fastes.
La Vie d’Alexandre, dans l’Histoire Auguste, présente le modèle d’un prince accompli ; c’est une faible copie de la Cyropédie de Xénophon. Le récit de son règne, tel que nous l’a donné Hérodien, est sensé, et cadre avec l’histoire générale du siècle. Quelques-unes des particularités les plus défavorables qu’elle renferme sont également rapportées dans les fragmens de Dion. Cependant la plupart de nos écrivains modernes, aveuglés par le préjugé, accablent de reproches Hérodien, et copient servilement l’Hist. Aug. (Voy. MM. de Tillemont et Wotton.) Par un préjugé contraire, l’empereur Julien (in Cæsaribus, p. 31) prend plaisir à peindre la faiblesse efféminée du Syrien et l’avarice ridicule de sa mère.
Les historiens sont partagés sur le succès de l’expédition contre les Perses : Hérodien est le seul qui parle de défaites ; Lampride, Eutrope, Victor et autres, disent qu’elle fut très-glorieuse pour Alexandre ; qu’il battit Artaxerce dans une grande bataille, et le repoussa des frontières de l’empire. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Alexandre, de retour à Rome, jouit des honneurs du triomphe (Lamprid., Hist. Aug., c. 56, p. 133, 134), et qu’il dit, dans son discours au peuple : Quirites., vicimus Persas, milites divites reduximus, vobis congiariurn pollicemur, cras ludos circenses persicos dabimus. « Alexandre, dit Eckhel, avait trop de modération, trop de sagesse, pour permettre qu’on lui rendit des honneurs qui ne devaient être le prix que de la victoire, s’il ne les avait mérités ; il se serait borné à dissimuler sa perte. » (Eckhel, Doct. numis, vet., t. VII, p. 276.) Les médailles le portent comme triomphateur ; une entre autres le représente couronné par la Victoire, au milieu des deux fleuves, l’Euphrate et le Tibre. P. M. TR. P. XII. Cos. III. P. P. Imperator paludatus D. hastam, S. parazonium stat inter duos fluvios humi jacentes et ab accedente retrò Victoriâ coronatur. Æ. max, mod. (Mus. Reg. Gall.) Quoique Gibbon traite cette question avec plus de détail en parlant de la monarchie des Perses, j’ai cru devoir placer ici ce qui contredit son opinion. (Note de l’Éditeur.)
Selon l’exact Denys d’Halycarnasse, la ville elle-même n’était éloignée de Rome que de cent stades, environ douze milles et demi, bien que quelques postes avancés pussent s’étendre plus loin du côté de l’Étrurie. Nardini a combattu, dans un traité particulier, l’opinion reçue et l’autorité de deux papes, qui plaçaient Veïes à Civita-Castellana : ce savant croit que cette ancienne ville était située dans un petit endroit appelé Isola, à moitié chemin de Rome et du lac Bracciano.
Voyez les IVe et Ve livres de Tite-Live. Dans le cens des Romains, la propriété, la puissance et la taxe étaient exactement proportionnées l’une sur l’autre.
Pline, Hist. nat., l. XXXIII, c. 3 ; Cicéron, De officiis, II, 22 ; Plutarque, Vie de Paul-Émile, p. 275.
Voyez dans la Pharsale de Lucain une belle description de ces trésors accumulés par les siècles, l. III, v. 155, etc.
Le : rationarium imperii. (Voyez outre Tacite, Suétone, dans Aug., c. ult., et Dion, p. 832.) D’autres empereurs tinrent des registres pareils, et les publièrent. (Voyez une dissertation du docteur Wolle, De rationario imperii Rom. Leipsick, 1773.) Le dernier livre d’Appien contenait aussi une statistique de l’Empire romain ; mais il est perdu. (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Annal., l. II. Il paraît que ce registre existait du temps d’Appien.
Plutarque, Vie de Pompée, p. 642.
Ce calcul n’est pas exact. Selon Plutarque, les revenus de l’Asie romaine, avant Pompée, étaient de 50 millions de drachmes ; Pompée les porta à 85 millions, c’est-à-dire, à 2,744,791 liv. sterl., environ 65 millions de notre monnaie. Plutarque dit, d’autre part, qu’Antoine fit payer l’Asie, en une seule fois 200 000 tal., c’est-à-dire, 38,750,000 liv. sterl, environ 930,000,000 francs, somme énorme ; mais Appien l’explique en disant que c’était le revenu de dix ans ; ce qui porte le revenu annuel, du temps d’Antoine, à 20,000 talens ou 3,875,000 liv. sterl., environ 93,000,000 francs. (Note de l’Éditeur.)
Strabon, l. XVII, p. 798.
Velleius-Paterculus, l. II, c. 39. Cet auteur semble donner la préférence au revenu de la Gaule.
Les talens euboïques, phéniciens et alexandrins, pesaient le double des talens attiques. Voyez Hooper, sur les poids et mesures des anciens, p. IV, c. 5. Il est probable que le même talent fut porté de Tyr à Carthage.
Polybe, l. XV, c. 2.
Appien, in Punicis, p. 84.
Diodore de Sicile, l. V. Cadix fut bâti par les Phéniciens un peu plus de mille ans avant la naissance de Jésus-Christ. Voyez Velleius-Paterculus, I, 2.
Strabon, l. III, p. 148.
Pline, Hist. nat., l. XXXIII, c. 3. Il parle aussi d’une mine d’argent en Dalmatie, qui en fournissait par jour cinquante livres à l’état.
Strabon, l. X, p. 485 ; Tacite, Annal., III, 69, et IV, 30. Voyez dans Tournefort (Voyage au Levant, lettre VIII) une vive peinture de la misère où se trouvait alors Gyare.
Juste-Lipse (De Magnitudine romanâ, l. II, c. 3) fait monter le revenu à cent cinquante millions d’écus d’or ; mais tout son ouvrage, quoique ingénieux et rempli d’érudition, est le fruit d’une imagination très-échauffée (*).
(*) Si Juste-Lipse a exagéré le revenu de l’Empire romain, Gibbon, d’autre part, l’a trop diminué. Il le fixe environ de quinze à vingt millions sterl. (de trois cent soixante à quatre cent quatre-vingt millions de francs) ; mais si l’on prend seulement, d’après un calcul modéré, les impôts des provinces qu’il a déjà citées, ils se montent à peu près à cette somme, eu égard aux augmentations qu’y ajouta Auguste : il reste encore les provinces de l’Italie, de la Rhétie, de la Norique, de la Pannonie, de la Grèce, etc. etc. ; qu’on fasse attention, de plus, aux prodigieuses dépenses de quelques empereurs (Suétone, Vespas., c. 16), on verra que de tels revenus n’auraient pu y suffire. Les auteurs de l’Histoire universelle (partie XII) assignent quarante millions sterl., environ neuf cent soixante millions de francs, comme la somme à laquelle pouvaient s’élever à peu près les revenus publics. (Note de l’Éditeur.)
Il n’est pas étonnant qu’Auguste tînt ce langage, le sénat déclara aussi, sous Néron, que l’état ne pouvait subsister sans les impôts tant augmentés qu’établis par Auguste. (Tacite, Ann., l. XIII, c. 50.) Depuis l’abolition des différens tributs que payait l’Italie, abolition faite en 646-694 et 695 de Rome, l’état ne retirait pour revenu de ce vaste pays que le vingtième des affranchissemens (Vicesima manumissiomum), et Cicéron s’en plaint en plusieurs endroits, notamment dans ses Lettres à Atticus, l. II, let. 15. (Note de l’Éditeur.)
Les douanes (portoria) existaient déjà du temps des anciens rois de Rome ; elles furent supprimées pour l’Italie l’an de Rome 694, par le préteur Cecilius-Metellus-Nepos : Auguste ne fit ainsi que les rétablir. Voyez la note de la page précédente. (Note de l’Éditeur.)
Ils n’avaient été exempts si long-temps que de l’impôt personnel ; quant aux autres impôts, l’exemption ne datait que des années 646-94, 95. Voy. la note de la page précédente. (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Annal., XIII, 31.
Voyez Pline (Hist. nat., l. VI, c. 23 ; l. XII, c. 18) : il observe que les marchandises de l’Inde se vendaient à Rome cent fois leur valeur primitive ; de là nous pouvons nous former quelque idée du produit des douanes, puisque cette valeur primitive se montrait à plus de huit cent mille liv. sterling.
Dans les Pandectes, l. 39, t. IV. De publican. Comparez Cicer., Verrin., II, c. 72 et 74. (Note de l’Édit.)
Les anciens ignoraient l’art de tailler le diamant.
M. Bouchaud, dans son Traité de l’impôt chez les Romains, a transcrit cette liste, qui se trouve dans le Digeste, et il a voulu l’éclaircir par un commentaire très-prolixe.
Tacite, Annal., I, 78. Deux ans après, l’empereur Tibère, qui venait de réduire le royaume de Cappadoce, diminua de moitié l’impôt sur les consommations ; mais cet adoucissement ne fut pas de longue durée.
Dion ne parle ni de cette proposition ni de la capitation ; il dit seulement que l’empereur mit un impôt sur les fonds de terre, et envoya partout des hommes chargés d’en dresser le tableau, sans fixer comment et pour combien chacun devait y contribuer. Les sénateurs aimèrent mieux alors approuver la taxe sur les legs et héritages. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LV, p. 794 ; l. LVI, p. 825.
La somme n’est fixée que par conjecture.
Pendant plusieurs siècles de l’existence du droit romain, les cognati ou parens de la mère ne furent point appelés à la succession. Cette loi cruelle fut insensiblement détruite par l’humanité, et enfin abolie par Justinien.
Pline, Panég., c. 37.
Voyez Heineccius, Antiquit. juris rom., l. II.
Horace, l. II, sat. 5 ; Pétrone, c. 116, etc. Pline, l. II, let. 20.
Cicéron, Philip., II, c. 16.
Voyez ses Lettres. Tous ces testamens lui donnaient occasion de développer son respect pour les morts et sa justice pour les vivans. Il sut accorder ces deux sentimens dans la manière dont il se conduisit envers un fils qui avait été déshérité par sa mère. (V, I.)
Tacite, Annal., XIII, 50 ; Esprit des Lois, l. XII, c. 19.
Voyez le Panégyrique de Pline, l’Histoire Auguste, et Burmann, De vectigal. passim.
Les tributs proprement dits n’étaient point affermés, puisque les bons princes remirent souvent plusieurs millions d’arrérages.
La condition des nouveaux citoyens est très-exactement exposée par Pline (Panégyr., c. 37, 38, 39) : Trajan publia une loi très-favorable pour eux.
Gibbon a adopté l’opinion de Spanheim et de Burmann, qui attribuent à Caracalla cet édit qui donnait le droit de cité à tous les habitans des provinces : cette opinion peut être contestée ; plusieurs passages de Spartien, d’Aurelius Victor et d’Aristide attribuent cet édit à Marc-Aurèle. (Voyez sur ce sujet une savante dissertation intitulée : Joh. P. Mahneri, Commentatio de Marco Aurelio Antonino, constitutionis de civitate un verso orbi romano data auctore, Halæ, 1772 ; in-8o.) Il paraît que Marc-Aurèle avait mis à cet édit des modifications qui affranchissaient les provinciaux de quelques-unes des charges qu’imposait le droit de cité, en les privant de quelques uns des avantages qu’il conférait, et que Caracalla leva ces modifications. (Note de l’Éditeur.)
Dion, l. LXXVII, p. 1295.
Celui qui était taxé à dix aurei, le tribut ordinaire, ne paya plus que le tiers d’un aureus, et Alexandre fit en conséquence frapper de nouvelles pièces d’or, Hist. Aug., p. 127, avec les Commentaires de Saumaise.
Voyez l’Histoire d’Agricola, de Vespasien, de Trajan, de Sévère, de ses trois compétiteurs, et généralement de tous les hommes illustres de ce temps.
Il n’y avait pas eu d’exemple de trois générations successives sur le trône ; seulement on avait vu trois fils gouverner l’empire après la mort de leurs pères. Malgré le divorce, les mariages des Césars furent en général infructueux.
Hist. Aug., p. 138.
Hist. Aug., p. 140 ; Hérodien, l. VI, p. 223 ; Aurelius-Victor. En comparant ces auteurs, il semble que Maximin avait le commandement particulier de la cavalerie triballienne, et la commission de discipliner les recrues de toute l’armée. Son biographe aurait dû marquer avec plus de soin ses exploits, et les différens grades par lesquels il passa.
Voyez la lettre originale d’Alexandre Sévère, Hist. Aug., p. 149.
Hist. Aug., p. 135. J’ai adouci quelques-unes des circonstances les plus improbables rapportées dans sa vie : autant que l’on en peut juger d’après la narration de son misérable biographe, le bouffon d’Alexandre étant entré par hasard dans la tente de ce prince pendant qu’il dormait, il le réveilla. La crainte du châtiment l’engagea à persuader aux soldats mécontens de commettre le meurtre.
Hérodien, l. VI, p. 223-227.
Caligula, le plus âgé des quatre, n’avait que vingt-cinq ans lorsqu’il monta sur le trône ; Caracalla en avait vingt-trois, Commode dix-neuf, et Néron seulement dix-sept.
Il paraît qu’il ignorait entièrement le grec, dont un usage habituel, soit dans les lettres, soit dans la conversation, avait fait une partie essentielle de toute bonne éducation.
Hist. Aug., p. 141 ; Hérodien, l. VII, p. 237. C’est avec une grande injustice que l’on accuse ce dernier historien d’avoir épargné les vices de Maximin.
On le comparait à Spartacus et à Athénion. (Hist. Aug., p. 141.) Quelquefois cependant la femme de Maximin savait, par de sages conseils qu’elle donnait avec cette douceur si propre à son sexe, ramener le tyran dans la voie de la vérité et de l’humanité. (Voy. Ammien-Marcellin, l. XIV, c. 1, où il fait allusion à un fait qu’il a rapporté plus au long sous le règne de Gordien. On peut voir par les médailles, que Paulina était le nom de cette impératrice bienfaisante : le titre de diva nous apprend qu’elle mourut avant Maximin. (Valois, ad loc. citat. Amm. ; Spanheim, de U. et P. N., t. II ; p. 300 (*).
(*) Si l’on en croit Syncelle et Zonare, ce fut Maximin lui-même qui la fit mourir. (Note de l’Éditeur.)
Hérodien, l. VII, p. 238 ; Zosime, l. I, p. 15.
Dans le fertile territoire de Bysacium, à cent cinquante milles au sud de Carthage. Ce furent probablement les Gordiens qui donnèrent le titre de colonie à cette ville, et qui y firent bâtir un bel amphithéâtre que le temps a respecté. Voy. Itineraria, Wesseling, p. 59, et les Voyages de Shaw, p. 117.
Hérodien, l. VII, p. 239 ; Hist. Aug., p. 153.
Hist. Aug., p. 152. Marc-Antoine s’empara de la belle maison de Pompée, in Carinis : après la mort du triumvir, elle fit partie du domaine impérial. Trajan permit aux sénateurs opulens d’acheter ces palais magnifiques et devenus inutiles au prince ; ils y furent même encouragés par lui. (Pline, Panég., c. 50.) Ce fut probablement alors que le bisaïeul de Gordien fit l’acquisition de la maison de Pompée.
Ces quatre espèces de marbre étaient le claudien, le numidien, le carystien et le synnadien. Leurs couleurs n’ont pas été assez bien décrites pour pouvoir être parfaitement distinguées ; il paraît cependant que le carystien était un vert de mer, et que le synnadien était blanc, mêlé de taches de pourpre ovales. Voyez Saumaise, ad Hist. Aug., p. 164.
Hist. Aug., p. 151, 152. Il faisait paraître quelquefois sur l’arène cinq cents couples de gladiateurs, jamais moins de cent cinquante. Il donna une fois au cirque cent chevaux siciliens et autant de la Cappadoce. Les animaux destinés pour le plaisir de la chasse étaient principalement l’ours, le sanglier, le taureau, le cerf, l’élan, l’âne sauvage, etc. Le lion et l’éléphant semblent avoir été réservés pour les empereurs.
Voyez dans l’Histoire Auguste, p. 152, la lettre originale, qui montre à la fois le respect d’Alexandre pour l’autorité du sénat, et son estime pour le proconsul que cette compagnie avait désigné.
Le jeune Gordien eut trois ou quatre enfans de chaque concubine. Ses productions littéraires, quoique moins nombreuses, n’étaient pas à mépriser.
Hérodien, l. VII, p. 243 ; Hist. Aug., p. 144.
Quod tamen patres dùm periculo sum existimant, inermes armato resistere approbaverunt. Aurelius-Victor.
Les greffiers et autres officiers du sénat étaient exclus, et les sénateurs en remplissaient alors eux-mêmes les fonctions. Nous sommes redevables à l’Hist. Aug., p. 157, de cet exemple curieux de l’ancien usage observé sous la république.
Ce courageux discours paraît avoir été tiré des registres du sénat : il est inséré dans l’Histoire Auguste, p. 156.
Hérodien, l. VII, p. 244.
Hérodien, l. VII, p. 247 ; l. VIII, p. 277 ; Hist. Aug., p. 156-158.
Hérodien, l. VII, p. 254 ; Hist. Aug., p. 150-160. Au lieu d’un an et six mois pour le règne de Gordien, ce qui est absurde, il faut lire d’après Casaubon et Panvinius, un mois et six jours. Voyez Comment., p. 193. Zosime rapporte (l. I, p. 17) que les deux Gordiens périrent par une tempête au milieu de leur navigation ; étrange ignorance de l’histoire, ou étrange abus des métaphores !
Voyez l’Histoire Auguste, p. 166, d’après les registres du sénat : la date est évidemment fausse ; mais il est facile de rectifier cette erreur, en faisant attention que l’on célébrait alors les jeux apollinaires.
Il descendait de Cornelius-Balbus, noble espagnol, et fils adoptif de Théophanes, l’historien grec. Balbus obtint le droit de bourgeoisie par la faveur de Pompée, et il dut la conservation de ce titre à l’éloquence de Cicéron. (Voyez Oratio pro Corn. Balbo.) L’amitié de César, auquel il rendit en secret d’importans services dans la guerre civile, lui procura les dignités de consul et de pontife, honneurs dont aucun étranger n’avait encore été revêtu. Le neveu de ce Balbus triompha des Garamantes. Voyez le Dictionnaire de Bayle, au mot Balbus : ce judicieux écrivain distingue plusieurs personnages de ce nom, et relève avec son exactitude ordinaire les méprises de ceux qui ont traité le même sujet.
Zonare, l. XII, p. 622 ; mais peut-on s’en rapporter à l’autorité d’un Grec moderne si peu instruit de l’histoire du troisième siècle, qu’il crée plusieurs empereurs imaginaires, et qu’il confond les princes qui ont réellement existé ?
Hérodien, l. VII, p. 256, suppose que le sénat fut d’abord convoqué dans le Capitole, et s’exprime à ce sujet avec beaucoup d’éloquence : l’Histoire Auguste, page 116, semble beaucoup plus authentique.
Fils, selon quelques-uns. (Note de l’Éditeur.)
Dans Hérodien, l. VII, p. 249, et dans l’Hist. Aug., nous avons trois harangues différentes de Maximin à son armée, sur la rebellion d’Afrique et de Rome. M. de Tillemont a très-bien observé qu’elles ne s’accordent ni entre elles ni avec la vérité. Hist. des empereurs, t. III, p. 799.
L’inexactitude des écrivains de ce siècle nous jette dans un grand embarras, 1o. Nous savons que Maxime et Balbin furent tués durant les jeux capitolins. (Hérodien, l. VIII, p. 285.) L’autorité de Censorin (De die natali, c. 18) nous apprend que ces jeux furent célébrés dans l’année 238 ; mais nous ne connaissons ni le mois ni le jour. 2o. Nous ne pouvons douter que Gordien n’ait été élu par le sénat le 27 mai ; mais nous sommes en peine de découvrir si ce fut la même année ou la précédente. Tillemont et Muratori, qui soutiennent les deux opinions opposées, s’appuient d’une foule d’autorités, de conjectures et de probabilités : l’un resserre la suite des faits entre ces deux époques, l’autre l’étend au-delà, et tous deux paraissent s’écarter également de la raison et de l’histoire. Il est cependant nécessaire de choisir entre eux (*).
(*) Eckhel a traité plus récemment ces questions de chronologie avec une clarté qui donne une grande probabilité à ses résultats ; mettant de côté tous les historiens, dont les contradictions sont inconciliables, il n’a consulté que les médailles, et a établi dans les faits qui nous occupent l’ordre suivant :
« Maximin, l’an de Rome 990, après avoir vaincu les Germains, rentre en Pannonie, établit ses quartiers d’hiver à Sirmium, et se prépare pour faire la guerre aux peuples du Nord. L’an 991, aux calendes de janvier, commence son quatrième tribunal. Les Gordiens sont élus empereurs en Afrique, probablement au commencement du mois de mars. Le sénat confirme avec joie cette élection, et déclare Maximin ennemi de Rome. Cinq jours après avoir appris cette révolte, Maximin part de Sirmium avec son armée pour marcher contre l’Italie. Ces événemens se passent vers le commencement d’avril : peu après, les Gordiens sont tués en Afrique par Capellianus, procurateur de la Mauritanie. Le sénat, dans son effroi, nomme empereur Balbus et Maxime-Pupien, et charge ce dernier de la guerre contre Maximin. Maximin est arrêté dans sa route près d’Aquilée par le défaut de provisions et la fonte des neiges : il commence le siége d’Aquilée à la fin d’avril. Pupien rassemble son armée à Ravenne. Maximin et son fils sont massacrés par les soldats irrités de la résistance des Aquiléens, et ce fut probablement au milieu de mai. Pupien revient à Rome, et gouverne avec Balbin : ils sont assassinés vers la fin de juillet. Gordien-le-Jeune monte sur le trône. (Eckhel, De doct. num. vet., t. VII, p. 295.)
Velleius-Paterculus, l. II, c. 24. Le président de Montesquieu, dans son Dialogue entre Sylla et Eucrate, exprime les sentimens du dictateur d’une manière ingénieuse et même sublime.
Muratori (Annali d’Italia, t. II, p. 294) pense que la fonte des neiges indique plutôt le mois de juin ou de juillet que celui de février. L’opinion d’un homme qui passait sa vie entre les Alpes et les Apennins, est, sans contredit, d’un grand poids ; il faut cependant observer, 1o. que le long hiver dont Muratori tire avantage, ne se trouve que dans la version latine, et que le texte grec d’Hérodien n’en fait pas mention ; 2o. que les pluies et le soleil, auxquels les soldats de Maximin furent tour à tour exposés (Hérodien, l. VIII, p. 277), désignent le printemps plutôt que l’été. Ce sont ces différens courans, qui, réunis dans un seul, forment le Timave, dont Virgile nous a donné une description si poétique, dans toute l’étendue du mot. Ils roulent leurs eaux à douze milles environ à l’est d’Aquilée. Voyez Cluvier, Italia Antiqua, t. I, p. 189, etc.
Hérodien, l. VIII, p. 272. La divinité celtique fut supposée être Apollon, et le sénat lui rendit, sous ce nom, des actions de grâces. On bâtit aussi un temple à Vénus la Chauve, pour perpétuer la gloire des femmes d’Aquilée, qui, pendant le siége, avaient sacrifié leurs cheveux, et les avaient fait généreusement servir aux machines de guerre.
Hérodien, l. VIII, p. 279 ; Hist. Aug., p. 146. Aucun auteur n’a calculé la durée du règne de Maximin avec plus de soin qu’Eutrope, qui lui donne trois ans et quelques jours (l. IX, 1) : nous pouvons croire que le texte de cet auteur n’est pas corrompu, puisque l’original latin est épuré par la version grecque de Pæan.
Huit pieds romains et un tiers (*). Voyez le Traité de Greaves sur le pied romain. Maximin pouvait boire dans un jour une amphora, environ vingt-cinq pintes de vin, et manger trente ou quarante livres de viande. Il pouvait traîner une charrette chargée, casser d’un coup de poing la jambe d’un cheval, écraser des pierres dans ses mains, et déraciner de petits arbres. Voy. sa vie, dans l’Hist. Auguste.
(*) Sept pieds trois pouces de Paris. Le pied romain, d’après Barthélémy et Jacquier, vaut 10 pouces 9 lignes = 0,2926 de mètre. (Note de l’Éditeur.)
Voyez, dans Histoire Auguste, la lettre de félicitation écrite aux deux empereurs par le consul Claudius-Julianus.
Hist. Aug., p. 171.
Hérodien, l. VIII, p. 258.
Id. ibid., p. 213.
Le sénat, au milieu de ses acclamations, avait eu l’imprudence de faire cette remarque : elle n’échappa point aux soldats, qui la regardèrent comme une insulte. Hist. Aug., p. 170.
Discordiæ tacitæ, et quæ intelligerentur potiùs quàm viderentur. (Hist. Auguste, p. 170.) Cette expression heureuse est probablement prise de quelque meilleur écrivain.
Hérodien, l. VIII, p. 287, 288.
Quia non alius erat in præsenti. Hist. Aug.
Quinte-Curce (l. X, c. 9) félicite l’empereur régnant de ce qu’il a, par son heureux avénement, dissipé tant de troubles, fermé tant de plaies, et mis fin aux discordes qui déchiraient l’état. Après avoir pesé très-attentivement tous les mots de ce passage, je ne vois point, dans toute l’histoire romaine, d’époque à laquelle il puisse mieux convenir qu’à l’élévation de Gordien. En ce cas, il serait possible de déterminer le temps où Quinte-Curce a écrit. Ceux qui le placent sous les premiers Césars, raisonnent d’après la pureté et l’élégance de son style, mais ils ne peuvent expliquer le silence de Quintilien, qui nous a donné une liste très-exacte des historiens romains, sans faire mention de l’auteur de la Vie d’Alexandre (*).
(*) Cette conjecture de Gibbon n’a aucun fondement. Plusieurs passages de l’ouvrage de Quinte-Curce le placent évidemment à une époque antérieure : ainsi, en parlant des Parthes, il dit : Hinc in Parthienen perventum est ; tunc ignobilem gentem ; NUNC caput omnium qui post Euphraten et Tigrim amnes siti Rubro mari terminantur. (l. VI, c. 2.) L’empire parthe n’eut cette étendue qu’au premier siècle de l’ère vulgaire ; c’est donc à ce siècle qu’il faut rapporter l’âge de Quinte-Curce. « Quoique les critiques, dit M. de Sainte-Croix, aient beaucoup multiplié les conjectures sur ce sujet, la plupart ont fini néanmoins par adopter l’opinion qui place Quinte-Curce sous le règne de Claude. » Voy. Juste-Lipse, ad Ann. ; Tac., l. II, c. 20 ; Michel Le Tellier, Præf. in Curt. ; Tillemont, Hist. des Emp., t. I, p. 251 ; Dubos, Réflex. crit. sur la poésie, seconde part., §. 13 ; Tiraboschi, Storia della letter ital., t. II, p. 149 ; Exam. crit. des histor. d’Alexandre, 2e éd., p. 104, 849, 850. (Note de l’Éditeur.)
Hist. Aug., p. 161. D’après quelques particularités contenues dans ces deux lettres, j’imagine qu’on n’obtint pas l’expulsion des eunuques sans quelque respectueuse violence, et que le jeune Gordien se contenta d’approuver leur disgrâce sans y consentir.
Duxit uxorem filiam Misithei, quem causâ eloquentiæ dignum parentelâ suâ putavit, et præfectum statim fecit ; post quod non puerile jam et contemptibile videbatur imperium.
Hist. Aug., p. 162 ; Aurel.-Victor ; Porphyre, in Vit. Plotin. ap. Fabricium, Biblioth. græca., l. IV, c. 36. Le philosophe Plotin accompagna l’armée, animé du désir de s’instruire, et de pénétrer jusque dans l’Inde.
À vingt milles environ de la petite ville de Circésium (*), sur la frontière des deux empires.
(*) Aujourd’hui Kerkisia, placée dans l’angle que forme l’embouchure du Chaboras ou Al-Khabour avec l’Euphrate. Cette situation parut tellement avantageuse à Dioclétien, qu’il y ajouta des fortifications pour en faire le boulevard de l’empire dans cette partie de la Mésopotamie. (D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 196.) (Note de l’Éditeur.)
L’inscription, qui contenait un jeu de mots fort singulier, fut effacée par ordre de Licinius, qui se disait parent de Philippe (Hist. Aug., p. 165) ; mais le tumulus, ou monceau de terre qui formait le sépulcre, subsistait encore du temps de Julien. Voyez Ammien-Marcellin, XXIII, 5.
Aurel.-Victor ; Eutrope, IX, 2 ; Orose, VII, 20, Ammien-Marcellin, XXIII, 5 ; Zosime, l. I, p. 19. Philippe était né à Bostra (*), et il avait alors environ quarante ans.
(*) Aujourd’hui Bosra. Elle était jadis la métropole d’une province connue sous le nom d’Arabia, et la ville principale de l’Auranitide, dont le nom se conserve dans celui de Belad-Haûran, et dont l’étendue se confond avec les déserts de l’Arabie (D’Anv., Géogr. anc., t. II, p. 188). Selon Victor (in Cæsar.) Philippe était originaire de la Trachonitide, autre province d’Arabie. (Note de l’Éditeur.)
Le terme aristocratie peut-il être appliqué avec quelque justesse au gouvernement d’Alger ? Tout gouvernement militaire flotte entre deux extrêmes, une monarchie absolue et une farouche démocratie.
La république militaire des mameluks, en Égypte, aurait fourni à M. de Montesquieu un parallèle plus noble et plus juste. Voyez Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, c. 16.
L’Histoire Auguste (p. 163, 164) ne peut ici se concilier avec elle-même ni avec la vraisemblance. Comment Philippe pouvait-il condamner son prédécesseur, et cependant consacrer sa mémoire ? comment pouvait-il faire exécuter publiquement le jeune Gordien, et cependant protester au sénat, dans ses lettres, qu’il n’était point coupable de sa mort ? Philippe, quoique usurpateur et ambitieux, ne fut point un tyran insensé. D’ailleurs Tillemont et Muratori ont découvert des difficultés chronologiques dans cette prétendue association de Philippe à l’empire.
Ce qui nous a été rapporté sur la prétendue célébration de ces jeux à l’époque où ils avaient eu lieu, nous dit-on pour la dernière fois, est si obscur et si peu authentique, quoique cette époque se place dans un temps déjà éclairé, qu’il me semble que l’alternative ne peut se soutenir. Lorsque Boniface VIII institua les jubilés, et voulut que, comme les jeux séculaires, ils se célébrassent tous les cent ans, ce pape artificieux prétendit qu’il faisait seulement renaître une ancienne institution. Voy. M. Le Chais, Lettres sur les jubilés.
Cet intervalle était de cent ans ou de cent dix ans : Varron et Tite-Live ont adopté la première de ces opinions ; mais la dernière est consacrée par l’autorité infaillible des Sibylles (Censorin, De die nat., c.17.) Cependant les empereurs Claude et Philippe ne se conformèrent pas aux ordres de l’oracle.
Pour se former une idée juste des jeux séculaires, il faut consulter le poëme d’Horace, et la description de Zosime, l. II, p. 167, etc.
Selon le calcul reçu de Varron, Rome fut fondée sept cent cinquante-quatre ans avant Jésus-Christ ; mais la chronologie de ces temps reculés est si incertaine, que sir Isaac Newton place le même événement dans l’année 627 avant Jésus-Christ.
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME.
Préface de l’Éditeur.
1
À l’Éditeur.
19
Notice sur la vie et le caractère de Gibbon.
21
Préface de l’auteur.
47
Avertissement de l’auteur.
51
CHAPITRE PREMIER. Étendue et force militaire de l’Empire dans le siècle des Antonins.
53
CHAP. II. De l’union et de la prospérité intérieure de l’Empire romain dans le siècle des Antonins.
107
CHAP. III. De la constitution de l’Empire romain dans le siècle des Antonins.
171
CHAP. IV. Cruautés, folies et meurtre de Commode. Élection de Pertinax. Ce prince entreprend de réformer le sénat : il est assassiné par les gardes prétoriennes.
221
CHAP. V. Les prétoriens vendent publiquement l’empire à Didius-Julianus. Clodius-Albinus en Bretagne, Pescennius-Niger en Syrie, et Septime-Sévère en Pannonie, se déclarent contre les meurtriers de Pertinax. Guerres civiles et victoires de Sévère sur ses trois rivaux. Nouvelles maximes de gouvernement.
260
CHAP. VI. Mort de Sévère. Tyrannie de Caracalla. Usurpation de Macrin. Folies d’Héliogabale. Vertus d’Alexandre Sévère. Licence des troupes. État général des finances des Romains.
306
CHAP. VII. Élévation et tyrannie de Maximin. Rébellion en Afrique et en Italie, sous l’autorité du sénat. Guerres civiles et séditions. Morts violentes de Maximin et de son fils, de Maxime et de Balbin, et des trois Gordiens. Usurpation et jeux séculaires de Philippe.
389
FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
PRÉFACE de l’Éditeur.
1
Lettre à l’Éditeur.
19
Notice sur la vie et le caractère de Gibbon.
21
Préface de l’Auteur.
47
Avertissement de l’Auteur.
51
Introduction.
53
A. D. 98-180.
Ibid.
Modération d’Auguste.
54
Imitée par ses successeurs.
57
Première exception. Conquête de la Bretagne.
ibid.
Seconde exception. Conquête de la Dacie.
61
Conquêtes de Trajan en Asie.
63
Conquêtes rendues par Adrien.
65
Contraste d’Adrien et d’Antonin-le-Pieux.
66
Système pacifique d’Adrien et des deux Antonins.
67
Guerres défensives de Marc-Aurèle.
68
Établissemens militaires des empereurs romains.
69
Discipline.
70
Exercices.
72
Légions romaines sous les empereurs.
74
Cavalerie.
77
Auxiliaires.
80
Artillerie.
81
Campement.
82
Marches.
83
Nombre et disposition des légions.
84
Marine.
86
Enumération de toutes les forces de l’empire.
87
Vue des provinces de l’empire.
88
Espagne.
Ibid.
Gaule.
89
Bretagne.
91
Italie.
Ibid.
Le Danube et la frontière d’Illyrie.
93
Rhétie.
Ibid.
Norique et Pannonie.
94
Dalmatie.
Ibid.
Mœsie et Dacie.
95
Thrace, Macédoine et Grèce.
96
Asie Mineure.
Ibid.
Syrie, Phénicie et Palestine.
98
Egypte.
100
Afrique.
102
Mer Méditerranée avec les îles qu’elle renferme.
104
Idée générale de l’Empire romain.
105
Principes du gouvernement.
107
Tolérance universelle.
108
Du peuple.
109
Des philosophes.
111
Du magistrat.
114
Dans les provinces.
115
Rome.
Ibid.
Liberté de Rome.
117
Italie.
119
Provinces.
121
Colonies et villes municipales.
122
Division des provinces grecques et latines.
125
Usage général des deux langues
128
Esclaves. Leur traitement.
129
Affranchissement.
134
Nombre des esclaves.
136
Population de l’Empire romain.
137
Union et obéissance.
139
Monumens romains.
140
La plupart élevés par des particuliers.
Ibid.
Exemple d’Hérode-Atticus.
142
Sa réputation.
144
La plupart des monumens romains consacrés au public ; temples, théâtres, aqueducs, etc.
146
Nombre et grandeur des villes de l’empire.
148
Italie.
Ibid
Dans la Gaule et en Espagne.
149
En Afrique.
151
En Asie.
Ibid.
Chemins de l’empire.
153
Postes.
155
Navigation.
156
Perfection de l’agriculture dans les contrées occidentales de l’empire.
Ibid.
Introduction des fruits, etc.
157
Olive.
159
Lin.
Ibid.
Prairies artificielles.
Ibid.
Abondance générale.
160
Arts de luxe.
Ibid.
Commerce étranger.
161
Or et argent.
163
Félicité générale.
164
Décadence du courage.
165
Du génie.
166
Dépravation.
169
Idée d’une monarchie.
171
Situation d’Auguste.
Ibid.
Il réforme le sénat.
173
Il résigne son pouvoir.
174
On l’engage à le reprendre sous le titre d’empereur et de général.
175
Pouvoir des généraux romains.
176
Lieutenans de l’empereur.
178
Division des provinces entre l’empereur et le sénat.
180
L’empereur conserve le commandement militaire, et se fait accompagner de gardes au milieu même de Rome.
181
Puissances consulaire et tribunitienne.
Ibid.
Prérogatives impériales.
185
Magistrats.
186
Le sénat.
188
Idée générale du système impérial.
189
Cour des empereurs.
190
Déification.
191
Titres d’Auguste et de César.
193
Caractère et politique d’Auguste.
196
Image de liberté pour le peuple.
197
Tentative du sénat après la mort de Caligula.
198
Image du gouvernement pour les armées.
199
Leur obéissance.
200
Successeur désigné.
201
Tibère.
202
Titus.
Ibid.
La race des Césars et la famille Flavienne.
203
Adoption et caractère de Trajan, An. 96-98.
204
D’Adrien. A. D. 117.
205
Adoption des deux Verus.
206
Adoption des deux Antonins.
207
A. D. 138-180.
208
Caractère et règne d’Antonin-le-Pieux.
209
De Marc-Aurèle.
Ibid.
Bonheur des Romains.
211
Sa nature incertaine.
212
Souvenir de Tibère, Caligula, Néron et Domitien.
213
Misère particulière aux Romains sous le règne des tyrans.
214
Insensibilité des Orientaux.
Ibid.
Esprit éclairé des Romains. Souvenir de leur première liberté.
216
L’étendue de l’empire ne laisse aucun asile aux Romains.
218
Indulgence de Marc-Aurèle.
221
Pour sa femme Faustine.
222
Pour son fils Commode.
223
Avènement de l’empereur Commode.
224
A. D. 180.
225
Caractère de ce prince.
225
Il retourne à Rome.
Ibid.
Il est blessé par un assassin. A. D. 180.
228
Haine de Commode pour le sénat.
Ibid.
Cruautés de ce prince.
229
Les frères Quintilien.
Ibid.
Perennis, ministre.
230
A. D. 186.
231
Révolte de Maternus.
232
Cléandre, ministre.
234
Son avarice et sa cruauté.
Ibid.
Sédition. Mort de Cléandre.
236
Plaisirs dissolus de Commode.
238
Son ignorance et ses vils amusemens.
239
Chasse des bêtes sauvages.
240
Commode déploie son adresse dans l’amphithéâtre.
241
Il joue le rôle de gladiateur.
243
Son infamie et son extravagance.
244
Conspiration de ses domestiques.
245
Mort de Commode. A. D. 192, 31 décembre.
246
Pertinax choisi pour empereur.
247
Il est reconnu par les gardes prétoriennes ;
249
Et par le sénat, A. D. 193, premier janvier.
Ibid.
La mémoire de Commode déclarée infâme.
250
Juridiction légale du sénat contre les empereurs.
252
Vertus de Pertinax.
Ibid.
Il entreprend la réforme de l’état.
253
Ses règlemens.
254
Sa popularité.
256
Mécontentement des prétoriens.
Ibid.
Conspiration prévenue.
257
Meurtre de Pertinax par les prétoriens. A. D. 193, 28 mars.
258
Proportion de la force militaire avec la population d’un état.
260
Gardes prétoriennes ; leur institution.
261
Leur camp.
262
Leur force et leur confiance.
Ibid.
Leurs droits spécieux.
264
Ils mettent l’empire à l’enchère.
265
Il est acheté par Julianus. A. D. 193, 28 Mars.
266
Julianus est reconnu par le sénat.
267
Il prend possession du palais.
268
Mécontentement public.
269
Les armées de Bretagne, de Syrie et de Pannonie se déclarent contre Julianus.
270
Clodius-Albinus en Bretagne.
Ibid.
Pescennius-Niger en Syrie.
273
Pannonie et Dalmatie.
275
Septime-Sévère.
276
Déclaré empereur par les légions de Pannonie. A. D. 193, 13 avril.
277
Il marche en Italie.
278
Il s’avance jusqu’à Rome.
Ibid.
Détresse de Julianus.
279
Sa conduite incertaine.
280
Il est abandonné par les prétoriens.
281
Condamné et exécuté par ordre du sénat. A. D. 193, 2 juin.
282
Disgrâce des prétoriens.
Ibid.
Funérailles et apothéose de Pertinax.
283
Succès de Sévère contre Niger et contre Albinus.
284
A. D. 193-197.
285
Conduite des deux guerres civiles. Artifices de Sévère.
285
Envers Niger.
286
Envers Albinus.
288
Evénement des guerres civiles.
289
Décidées par deux ou trois batailles.
290
Siège de Byzance.
292
Mort de Niger et d’Albinus. Suites cruelles des guerres civiles.
294
Animosité de Sévère contre le sénat.
295
Sagesse et justice de son gouvernement.
296
Paix et prospérité universelle.
297
La discipline militaire relâchée.
298
Nouveaux prétoriens.
299
Préfet du prétoire.
300
Le sénat opprimé par le despotisme militaire.
302
Nouvelles maximes de la prérogative impériale.
303
Grandeur et agitation de Sévère.
306
L’impératrice Julie sa femme.
307
Leurs deux fils, Caracalla et Géta.
308
Leur aversion mutuelle.
309
Trois empereurs.
310
Guerre de Calédonie. A. D. 208.
Ibid.
Fingal et ses héros.
311
Contraste des Calédoniens et des Romains.
312
Ambition de Caracalla.
313
Mort de Sévère, et avènement de ses deux fils. A. D. 211, 4 février.
314
Jalousie et haine des deux empereurs.
315
Négociations des deux frères pour diviser l’empire entre eux.
316
Meurtre de Géta. A. D. 212, 27 février.
317
Remords et cruautés de Caracalla.
320
Mort de Papinien.
322
La tyrannie de Caracalla s’étend sur tout l’empire.
324
A. D. 213.
Ibid.
Relâchement de la discipline.
326
Meurtre de Caracalla. An. 217, 8 mars.
328
Imitation d’Alexandre.
330
Élection et caractère de Macrin..
331
A. D. 217, 11 mars.
332
Mécontentement du sénat.
332
Et de l’armée.
334
Macrin entreprend la réforme des troupes.
335
Mort de l’impératrice Julie.
336
Éducation, prétentions et révolte d’Héliogabale, connu d’abord sous les noms de Bassianus et d’Antonin.
337
A. D. 218, 16 mai.
338
Défaite et mort de Macrin.
339
A. D. 218, 7 juin.
Ibid.
Héliogabale écrit au sénat.
341
Portrait d’Héliogabale. A. D. 219.
342
Sa superstition.
343
Ses débauches et son luxe effréné.
345
Mépris que les tyrans de Rome avaient pour les lois de la décence.
348
Mécontentement de l’armée.
349
Alexandre Sévère déclaré César. A. D. 221.
Ibid.
Sédition des gardes, et meurtre d’Héliogabale. A. D. 222, 10 mars.
350
Avénement d’Alexandre Sévère
352
Pouvoir de sa mère Mammée.
Ibid.
Administration sage et modérée.
355
Éducation et caractère vertueux d’Alexandre Sévère.
356
Journal de sa vie.
Ibid.
Bonheur général des Romains. A. D. 222-235.
359
Alexandre refuse le nom d’Antonin.
360
Il entreprend de réformer l’armée.
Ibid.
Sédition des gardes prétoriennes, et meurtre d’Ulpien.
362
Danger de Dion-Cassius.
364
Tumulte des légions.
365
Fermeté de l’empereur.
Ibid.
Défauts de son règne et de son caractère.
367
Digression sur les finances des Romains.
370
Impôts levés sur les citoyens romains.
371
Leur abolition.
372
Tributs des provinces.
Ibid.
De l’Asie.
373
De l’Égypte.
Ibid.
De la Gaule.
374
De l’Afrique.
Ibid.
De l’île de Gyare.
375
Montant du revenu.
376
Taxes sur les citoyens romains établies par Auguste.
377
Douanes.
378
Impôt sur les consommations.
380
Taxe sur les legs et sur les héritages.
381
Conforme aux lois et aux mœurs.
382
Règlemens des empereurs.
383
Édit de Caracalla.
385
Le titre de citoyen donné aux habitans des provinces pour les soumettre à de nouveaux impôts.
Ibid.
Réduction passagère du tribut.
386
Conséquences qui résultent de l’extension du droit de bourgeoisie.
387
Apparence ridicule et avantages solides d’une succession héréditaire.
389
Le défaut d’une succession héréditaire dans l’Empire romain est la source des plus grandes calamités.
390
Naissance et fortune de Maximin.
392
Ses emplois et ses dignités militaires.
393
Conspiration de Maximin.
394
A. D. 235, 19 mars.
395
Meurtre d’Alexandre Sévère.
395
Tyrannie de Maximin.
397
Oppression des provinces.
400
Révolte en Afrique.
401
Caractère et élévation des deux Gordiens.
402
Ils sollicitent la confirmation de leur autorité.
405
Le sénat ratifie l’élection des Gordiens.
406
Il déclare Maximin ennemi public.
408
Le sénat prend le commandement de Rome et de l’Italie.
Ibid.
Il se prépare à soutenir une guerre civile.
409
Défaite et mort des deux Gordiens. A. D. 237, 3 juillet.
410
Maxime et Balbin déclarés empereurs par le sénat. 9 juillet.
411
Leur caractère.
412
Tumulte à Rome. Le plus jeune des Gordiens nommé César.
414
Maximin se dispose à attaquer le sénat et son empereur.
415
Il marche en Italie. A. D. 238, février.
418
Siège d’Aquilée.
419
Conduite de Maxime.
420
Meurtre de Maximin et de son fils. A. D. 238, avril.
421
Son portrait.
422
Joie de l’univers romain.
423
Séditions à Rome.
424
Mécontentement des prétoriens.
426
Massacre de Maxime et de Balbin.
428
A. D. 238, 15 juill.
Ibid.
Le troisième Gordien reste seul empereur.
429
Innocence et vertus de Gordien.
430
Guerre de Perse. A. D. 242.
432
Artifices de Philippe. A. D. 243.
433
Meurtre de Gordien. A. D. 244, mars.
Ibid.
Forme d’une république militaire.
434
Règne de Philippe.
436
Jeux séculaires. A. D. 248, 21 avril.
Ibid.
Décadence de l’Empire romain.
438
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
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HISTOIRE
DE LA DÉCADENCE ET DE LA CHUTE
DE L’EMPIRE ROMAIN,
TRADUITE DE L’ANGLAIS
D’ÉDOUARD GIBBON.
NOUVELLE ÉDITION, entièrement revue et corrigée, précédée d’une Notice sur la vie et le caractère de GIBBON, et accompagnée de notes critiques et historiques, relatives, pour la plupart, à l’histoire de la propagation du christianisme ;
PAR M. F. GUIZOT.
TOME DEUXIÈME.
À PARIS,
CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,
RUE DE L’ÉPERON, No 6.
1819.
CHAPITRE VIII.
De l’état de la Perse après le rétablissement de cette monarchie par Artaxercès.
Barbares de l’Orient et du Nord.
TOUTES les fois que Tacite abandonne son sujet pour faire paraître sur la scène les Germains ou les Parthes, il semble que ce grand écrivain se propose de détourner l’attention de ses lecteurs d’une scène monotone de vices et de misères. Depuis le règne d’Auguste jusqu’au temps d’Alexandre-Sévère, Rome n’avait eu à redouter que les tyrans et les soldats, ennemis cruels qui déchiraient son sein. Sa prospérité n’était que bien faiblement intéressée dans les révolutions qui se passaient au-delà du Rhin et de l’Euphrate ; mais lorsque l’anarchie eut confondu tous les ordres de l’état, lorsque la puissance militaire eut anéanti l’autorité du prince, les lois du sénat, et même la discipline des camps, les Barbares de l’Orient et du Nord, qui avaient si long-temps menacé les frontières, attaquèrent ouvertement les provinces d’une monarchie qui s’écroulait. Leurs incursions, d’abord incommodes, devinrent bientôt des invasions formidables : enfin, après une longue suite de calamités réciproques, les conquérans s’établirent dans le centre de l’empire. Pour développer avec plus de clarté la chaîne de ces grands événemens, nous commencerons par nous former une idée du caractère, des forces et des projets de ces nations, qui vengèrent la cause d’Annibal et de Mithridate.
Révolution d’Asie.
Dans les premiers siècles dont l’histoire fasse mention, tandis que les forêts qui couvraient le sein de l’Europe, servaient d’asile à quelques hordes de sauvages errans, l’Asie comptait un grand nombre de villes florissantes, renfermées dans de vastes empires, où régnaient le luxe, les arts et le despotisme. Les Assyriens donnèrent des lois à l’Orient [1], jusqu’à ce que le sceptre de Ninus et de Sémiramis s’échappât des mains de leurs successeurs amollis. Les Mèdes et les Babyloniens se partagèrent leurs états, et furent eux-mêmes engloutis dans la monarchie des Perses, dont les conquêtes s’étendirent au delà des limites de l’Asie. Un descendant de Cyrus, Xerxès, suivi, dit-on, de deux millions d’hommes, fondit sur la Grèce ; trente mille soldats, sous le commandement d’Alexandre, fils de Philippe, à qui les Grecs avaient remis le soin de leur vengeance et de leur gloire, suffirent pour subjuguer la Perse. Les Séleucus s’emparèrent des conquêtes des Macédoniens en Orient. Le règne de ces princes dura peu. Environ dans le temps qu’un traité ignominieux avec Rome les forçait de céder le pays situé en deçà du mont Taurus, ils furent chassés des provinces de la Haute-Asie par les Parthes, peuplade obscure, venue originairement de la Scythie. Ces nouveaux conquérans avaient formé un empire qui s’étendait de l’Inde aux frontières de la Syrie. Leur puissance formidable fut renversée par Ardshir ou Artaxercès, fondateur d’une nouvelle dynastie, qui, sous le nom des Sassanides, gouverna la Perse jusqu’à l’invasion des Arabes [2]. Cette grande révolution, dont les Romains éprouvèrent bientôt la fatale influence, arriva la quatrième année du règne d’Alexandre Sévère, deux cent vingt-six ans après la naissance de Jésus-Christ [3].
Monarchie des Perses rétablie par Artaxercès.
Artaxercès avait acquis une grande réputation dans les armées d’Artaban, dernier roi des Parthes. Il paraît que ses services ne furent payés que d’ingratitude, récompense ordinaire d’un mérite supérieur, et que, banni d’abord de la cour d’Artaban, il fut ensuite forcé de lever l’étendard de la révolte. Son origine est à peine connue, et l’obscurité de sa naissance a donné lieu également à la malignité de ses ennemis et à la flatterie de ses partisans. Les uns prétendent qu’il était le fruit illégitime du commerce d’un soldat [4] avec la femme d’un tanneur. Selon le rapport des autres, il descendait des anciens rois de Perse, quoique le temps et la fortune eussent insensiblement réduit ses ancêtres au rang de simples citoyens [5]. Artaxercès s’empressa d’adopter cette dernière opinion. Comme héritier légitime de la monarchie, il résolut de faire valoir les droits qui l’appelaient au trône ; et, rempli d’une noble ardeur, il forma le projet de délivrer les Perses de l’oppression sous laquelle ils avaient gémi plus de cinq siècles depuis la mort de Darius. Les Parthes furent vaincus ; trois grandes batailles décidèrent de leur sort. Dans la dernière, le roi Artaban perdit la vie, et le courage de la nation fut pour jamais anéanti [6]. Après une victoire si décisive, Artaxercès fit reconnaître solennellement son autorité dans une assemblée tenue à Balk, ville du Khorasan. Deux jeunes princes de la maison des Arsacides restèrent confondus parmi les satrapes prosternés autour du vainqueur. Un troisième, plus animé par le sentiment de son ancienne grandeur, que par celui d’une nécessité présente, voulut se réfugier, avec une suite nombreuse, à la cour de son parent le roi d’Arménie. Cette troupe de fuyards fut surprise et arrêtée par la vigilance des Perses. Ainsi le vainqueur [7] ceignit fièrement le double diadème, et prit, à l’exemple de son prédécesseur, le surnom de roi des rois. Loin de se laisser éblouir par l’éclat du trône, le nouveau monarque s’occupa des moyens de justifier le choix de sa nation. Tous les titres pompeux qu’il avait rassemblés sur sa tête ne servirent qu’à lui inspirer la noble ambition de rétablir la religion et l’empire de Cyrus, et de rendre à sa patrie son ancienne splendeur.
Réformation du culte des mages.
Durant le long esclavage de la Perse sous le joug des Macédoniens et des Parthes, les nations de l’Europe et de l’Asie avaient réciproquement adopté et corrompu les idées que la superstition avait créées dans ces deux parties du monde. À la vérité, les Arsacides avaient embrassé la religion des mages ; mais ils en avaient altéré la pureté par un mélange de diverses idolâtries étrangères. Quoique sous leur règne on révérât dans tout l’Orient la mémoire de Zoroastre, l’ancien prophète et le premier philosophe des Perses [8], le langage mystérieux et vieilli dans lequel était écrit le Zend-Avesta [9], devenait une source perpétuelle de discussions. On vit s’élever soixante-dix sectes : toutes expliquaient différemment les dogmes fondamentaux de leur religion, et toutes étaient en butte aux traits satiriques des infidèles, qui rejetaient la mission et les miracles du prophète. Plein de respect pour le culte de ses ancêtres, Artaxercès entreprit d’abattre l’idolâtrie, de terminer les schismes, de confondre l’incrédulité, par la décision infaillible d’un conseil général. Dans cette vue, il convoqua les mages de toutes les parties de sa domination. Ces prêtres, qui avaient langui si long-temps dans le mépris et dans l’obscurité, obéirent avec transport. À la voix du souverain, ils accoururent au nombre de quatre-vingt mille environ. Comme une assemblée si tumultueuse ne pouvait être guidée par la raison, ni donner prise à l’influence de la politique, elle fut successivement réduite à quarante mille, à quatre mille, à quatre cents, à quarante, enfin aux sept mages les plus renommés pour leur piété et pour l’étendue de leurs connaissances. Un d’entre eux, Erdaviraph, jeune, mais saint pontife, reçut des mains de ses collègues trois coupes remplies d’un vin soporifique. Il les but, et tomba tout à coup dans un profond sommeil. À son réveil, il instruisit le monarque et la multitude pleine de foi, de son voyage au ciel, et des conférences particulières qu’il avait eues avec la divinité. Le témoignage surnaturel détruisit tous les doutes ; les articles de la foi de Zoroastre furent fixés avec précision, et d’une manière irrévocable [10]. Essayons de tracer une légère esquisse du culte des Perses ; elle servira non-seulement à développer leur caractère, mais encore à répandre un nouveau jour sur les rapports soit d’alliance, soit d’inimitié, qui ont eu lieu entre cette nation et le peuple romain [11].
Théologie des Perses : deux principes.
Le grand article de la religion de Zoroastre, l’article qui sert de base à tout le système, est la fameuse doctrine des deux principes : effort hardi et mal conçu de la philosophie orientale, pour concilier l’existence du mal moral et physique avec les attributs d’un créateur bienfaisant qui gouverne le monde. L’origine de toutes choses, le premier être, dans lequel ou par lequel l’univers existe, est appelé chez les Perses le temps sans bornes. Cependant, il faut l’avouer, cette substance infinie semble plutôt un être métaphysique, une abstraction de l’esprit, qu’un objet réel, animé par le sentiment intime de sa propre existence, et doué de perfections morales. Par l’opération aveugle ou par la volonté intelligente de ce temps infini, qui ne ressemble que trop au chaos des Grecs, Ormuzd et Ahriman sont engendrés de toute éternité : principes secondaires, mais les seuls actifs de l’univers, possédant tous les deux le pouvoir de créer, et chacun forcé, par sa nature invariable, à exercer ce pouvoir selon des vues différentes [12]. Le principe du bien est éternellement absorbé dans la lumière ; le principe du mal éternellement enseveli dans les ténèbres. Ormuzd tira l’homme du néant, le forma capable de vertu, et remplit son superbe séjour d’une foule de matériaux, sur lesquels devait s’élever l’édifice de son bonheur. Les soins vigilans de ce sage génie ramènent l’ordre constant des saisons, font mouvoir les planètes dans leurs orbites, et entretiennent l’harmonie des élémens. Mais il y a long-temps que la méchanceté d’Ahriman a percé l’œuf d’Ormuzd, ou, pour nous servir d’une expression plus simple, a violé l’harmonie de ses ouvrages. Depuis cette fatale interruption, tout est bouleversé ; les particules les plus déliées du bien et du mal sont intimement mêlées entre elles, et fermentent perpétuellement. Auprès des plantes les plus salubres croissent de funestes poisons. Les déluges, les embrasemens, les tremblemens de terre attestent les combats de la nature ; et l’homme, dans sa petite sphère, est sans cesse tourmenté par les assauts du vice et du malheur : que les mortels se traînent en esclaves à la suite du barbare Ahriman ; le fidèle Persan seul adore son ami, son protecteur, le grand Ormuzd. Il combat sous sa bannière éclatante ; il marche auprès de lui, dans la ferme conviction qu’au dernier jour il partagera la gloire de son triomphe. À cette époque décisive, la sagesse lumineuse de la souveraine bonté rendra la puissance d’Ormuzd supérieure à la méchanceté de son rival. Désarmés et soumis, Ahriman [13] et ceux qu’il enchaîne à son char seront précipités dans les ténèbres ; et la vertu maintiendra à jamais la paix et l’harmonie de l’univers [14].
Culte religieux.
La théologie de Zoroastre parut toujours obscure aux étrangers, et même au plus grand nombre de ses disciples. Cependant les observateurs les moins pénétrans ont été frappés de la simplicité vraiment philosophique qui caractérise la religion des Perses. « Ce peuple, dit Hérodote [15], rejette l’usage des temples, des autels et des statues. Il sourit des folles idées de ces nations qui s’imaginent que les dieux peuvent être issus des hommes, ou participer à leur nature. C’est sur la cime des plus hautes montagnes que les Perses offrent des sacrifices. Leur culte consiste principalement dans des prières et dans des hymnes sacrés. L’objet qu’ils invoquent est cet être suprême dont l’immensité remplit la vaste étendue des cieux. » Mais on reconnaît dans l’historien grec les idées du polythéisme, lorsqu’il attribue en même temps aux disciples de Zoroastre la coutume d’adorer la terre, l’eau, le feu, les vents, le soleil et la lune. De tout temps les Perses ont entrepris d’éloigner cette imputation, en expliquant les motifs d’une conduite un peu équivoque : s’ils révéraient les élémens, et surtout le feu, la lumière et le soleil, en leur langue Mithra [16], c’est qu’ils les regardaient comme les symboles les plus purs, les productions les plus nobles, et les agens les plus actifs de la nature et de la puissance divine [17].
Cérémonies et préceptes moraux.
Pour faire une impression profonde et durable sur l’esprit humain, toute religion doit exercer notre obéissance, en nous prescrivant des pratiques de dévotion dont il nous soit impossible d’assigner le motif. Elle doit encore gagner notre estime, en inculquant dans notre âme des devoirs de morale analogues aux mouvemens de notre propre cœur. Zoroastre avait employé avec profusion le premier de ces moyens, et suffisamment le second. Dès que le fidèle Persan avait atteint l’âge de puberté, on lui donnait une ceinture mystérieuse, gage de la protection divine ; et depuis ce moment, toutes les actions de sa vie, les plus nécessaires comme les plus indifférentes, étaient également sanctifiées par des prières, des éjaculations ou des génuflexions. Aucune circonstance particulière ne devait le dispenser de ces cérémonies ; la plus légère omission l’aurait rendu aussi coupable que s’il eût manqué à la justice, à la compassion, à la libéralité et à tous les devoirs de la morale [18]. D’un autre côté, ces devoirs essentiels étaient indispensablement prescrits au disciple de Zoroastre, qui voulait échapper aux persécutions d’Ahriman, et qui aspirait à vivre avec Ormuzd dans une éternité bienheureuse, où le degré de félicité est exactement proportionné au degré de piété et de vertu dont on a donné l’exemple sur la terre [19].
Encouragement de l’agriculture.
Zoroastre ne s’exprime pas toujours en prophète ; quelquefois il prend le ton de législateur. C’est alors qu’il paraît s’occuper du bonheur des peuples, et laisse voir, sur ces différens sujets, une élévation d’esprit que l’on découvre rarement dans les méprisables ou extravagans systèmes de la superstition. Le jeûne et le célibat lui semblent odieux ; il condamne ces moyens si ordinaires d’acheter la faveur divine : selon lui, il n’est point de plus grand crime que de dédaigner ainsi les dons précieux d’une providence bienfaisante. La religion des mages ordonne à l’homme pieux d’engendrer des enfans, de planter des arbres utiles, de détruire les animaux nuisibles, d’arroser le sol aride de la Perse, et de travailler à l’œuvre de son salut en cultivant la terre. On trouve dans le Zend-Avesta une maxime dont la sagesse doit faire oublier un grand nombre d’absurdités que ce livre renferme. « Celui qui sème des grains avec soin et avec activité, amasse plus de mérites que s’il avait répété dix mille prières [20]. »
Tous les ans on célébrait au printemps une fête destinée à rappeler l’égalité primitive, et à représenter la dépendance réciproque du genre humain. Les superbes monarques de la Perse se dépouillaient de leur vaine pompe, et, environnés d’une grandeur plus véritable, ils paraissaient confondus dans la classe la plus humble, mais la plus utile de leurs sujets. Les laboureurs étaient alors admis sans distinction à la table du roi et des satrapes : le souverain recevait leurs demandes, écoutait leurs plaintes, et conversait familièrement avec eux. « C’est à vos travaux, leur disait-il (et s’il ne s’exprimait pas sincèrement, il parlait au moins le langage de la vérité), c’est à vos travaux que nous devons notre subsistance. Nos soins paternels assurent votre tranquillité ; ainsi, puisque nous nous sommes également nécessaires, vivons ensemble ; aimons-nous comme frères, et que la concorde règne toujours parmi nous [21]. » Dans un état puissant et soumis au despotisme, une pareille fête dut, à la vérité, perdre insensiblement de son importance et de sa dignité. Mais, en admettant qu’elle fût devenue une représentation de théâtre, cette scène méritait bien d’avoir pour spectateur un souverain ; et quelquefois elle pouvait imprimer une grande leçon dans l’âme d’un jeune prince.
Pouvoir des mages.
Si toutes les institutions de Zoroastre eussent porté l’empreinte de ce caractère élevé, son nom eût été digne d’être prononcé avec ceux de Numa et de Confucius ; et ce serait à juste titre que l’on donnerait à son système tous les éloges qui lui ont été prodigués par quelques-uns de nos théologiens, et même de nos philosophes. Mais, dans ses productions bizarres, fruit d’une passion aveugle et d’une raison éclairée, on reconnaît le langage de l’enthousiasme et de l’intérêt personnel. Les vérités importantes et sublimes qu’il annonce sont dégradées par un mélange de superstition méprisable et dangereuse. Les mages formaient une classe très-considérable de l’état. Nous les avons déjà vu paraître, dans une assemblée, au nombre de quatre-vingt mille. La discipline multipliait leurs forces ; ils composaient une hiérarchie régulière répandue dans toutes les provinces de la Perse. Le principal d’entre eux résidait à Balk, où il recevait les hommages de toute la nation, comme chef visible de la religion, et comme successeur légitime de Zoroastre [22].. Ces prêtres avaient des biens immenses : outre les terres les plus fertiles de la Médie [23], dont les Perses les voyaient jouir paisiblement, leurs revenus consistaient en une taxe générale sur les fortunes et sur l’industrie des citoyens [24]. « Il ne suffit pas, s’écrie l’avide prophète, que vos bonnes œuvres surpassent en nombre les feuilles des arbres, les gouttes de la pluie, les sables de la mer ou les étoiles du firmament ; il faut encore, pour qu’elles vous soient profitables, que le destour, ou le prêtre, daigne les approuver. Vous ne pouvez obtenir une pareille faveur qu’en payant fidèlement à ce guide du salut la dîme de vos biens, de vos terres, de votre argent, de tout ce que vous possédez. Si le destour est satisfait, votre âme évitera les tourmens de l’enfer ; vous serez comblés d’éloges dans ce monde-ci, et vous goûterez dans l’autre un bonheur éternel : car les destours sont les oracles de la divinité ; rien ne leur est caché, et ce sont eux qui délivrent tous les hommes [25]. »
Ces maximes importantes de respect et d’une foi implicite étaient sans doute gravées avec le plus grand soin dans l’âme tendre des jeunes Perses, puisque l’éducation appartenait aux mages, et que l’on remettait entre leurs mains les enfans même de la famille royale [26]. Les prêtres, doués d’un génie spéculatif, étudiaient et dérobaient aux yeux de la multitude les secrets de la philosophie orientale. Ils acquéraient, par des connaissances profondes ou par une grande habileté, la réputation d’être très-versés dans quelques sciences occultes, qui, par la suite, ont tiré des mages leur dénomination [27]. Ceux qui avaient reçu de la nature des dispositions plus actives que les autres, passaient leur vie dans le monde, au milieu des intrigues des cours et du tumulte des villes ; et tant qu’Artaxercès tint les rênes du gouvernement, la politique ou la superstition l’engagea à se laisser diriger par les avis de l’ordre sacerdotal, dont il rétablit la dignité dans tout son éclat [28].
Esprit de persécution.
Le premier conseil que les mages donnèrent à ce prince était conforme au génie intolérant de leur religion [29], à la pratique des anciens rois [30], et même à l’exemple de leur législateur qui, victime du fanatisme, avait perdu la vie dans une guerre allumée par son zèle opiniâtre [31]. Artaxercès proscrivit, par un arrêt rigoureux, l’exercice de tout culte, excepté celui de Zoroastre. Les temples des Parthes, et les statues de leurs monarques qui avaient reçu les honneurs de l’apothéose, furent renversés avec ignominie [32]. On brisa facilement l’épée d’Aristote [33], nom que les Orientaux avaient imaginé pour désigner le polythéisme et la philosophie des Grecs. Les flammes de la persécution enveloppèrent les Juifs et les chrétiens [34] les plus attachés à leurs dogmes : elles n’épargnèrent pas même les hérétiques de la nation ; la majesté d’Ormuzd, qui ne pouvait reconnaître de rival, fut secondée par le despotisme d’Artaxercès, qui ne pouvait souffrir de rebelles, et les schismatiques furent bientôt réduits au nombre de quatre-vingt mille, nombre peu considérable pour un si vaste empire [35]. Cet esprit de persécution déshonore le culte de Zoroastre ; mais comme il ne produisit aucune dissension civile, il servit à resserrer les liens de la nouvelle monarchie, en rassemblant tous les habitans de la Perse sous les bannières d’une même religion.
Établissement de l’autorité royale dans les provinces.
Artaxercès, par sa valeur et par sa conduite, avait arraché le sceptre de l’Orient à la dynastie des Parthes. Lorsqu’il n’eut plus d’ennemis à combattre, il lui resta la tâche plus difficile, d’établir, dans toute l’étendue de la Perse, une administration uniforme et vigoureuse. Les faibles Arsacides avaient cédé à leurs fils et à leurs frères les principales provinces et les grandes charges de la couronne, à titre de possession héréditaire. On avait permis aux Vitaxes, dix-huit des plus puissans satrapes, de prendre le titre de roi. Une autorité idéale sur tant de rois vassaux flattait l’orgueil puéril du monarque. À peine même les Barbares, au milieu de leurs montagnes, et les Grecs de la Haute-Asie [36], dans le sein de leurs villes, reconnaissaient-ils l’autorité d’un maître aux ordres duquel ils obéissaient rarement. L’empire des Parthes présentait, sous d’autres noms, une vive image du gouvernement féodal [37], si connu depuis en Europe. L’activité du vainqueur ne lui permit pas de prendre de repos, qu’il n’eût tout soumis. Il parcourut en personne les provinces de la Perse, à la tête d’une armée nombreuse et disciplinée. La défaite des plus fiers rebelles, et la réduction des places les plus fortes [38], répandirent la terreur de ses armes, et contribuèrent à faire recevoir paisiblement son autorité. Les chefs tombèrent victimes d’une résistance opiniâtre ; mais leurs partisans furent traités avec douceur [39]. Une soumission volontaire était récompensée par des richesses et par des honneurs. Trop prudent pour laisser aucun sujet se parer des ornemens de la royauté, Artaxercès abolit tout pouvoir intermédiaire entre le trône et le peuple. [Étendue et population de la Perse.]Son royaume, à peu près aussi étendu que la Perse moderne, se trouvait borné de tous côtés par la mer et de grands fleuves. Il avait pour limites l’Euphrate, l’Oxus, l’Araxe, le Tigre, l’Indus, la mer Caspienne et le golfe Persique [40].
Dans le dernier siècle, ce pays pouvait contenir cinq cent cinquante-quatre villes, soixante mille villages, et environ quarante millions d’âmes [41]. Si l’on compare l’administration des Sassanides avec le gouvernement de la maison de Sefî, l’influence politique des mages avec celle de la religion mahométane, on supposera facilement que les états d’Artaxercès renfermaient au moins un aussi grand nombre de villes, de villages et d’habitans. Mais le défaut de ports sur les côtes, et dans l’intérieur la rareté de l’eau, ont toujours beaucoup nui au commerce et à l’agriculture des Perses qui semblent, en parlant de leur population, s’être laissé aller à l’une des prétentions les moins relevées, mais les plus ordinaires de la vanité nationale.
Récapitulation des guerres entre les Parthes et les Romains.
Dès qu’Artaxercès eut triomphé de ses rivaux, son ambition se porta vers les états voisins, qui, durant le sommeil léthargique de ses prédécesseurs, avaient insulté avec impunité un royaume affaibli. Il remporta quelques victoires faciles sur les Scythes indisciplinés, et sur les Indiens amollis ; mais il trouva dans les Romains des ennemis formidables, dont les outrages réitérés l’excitaient à la vengeance, et avec lesquels il ne pouvait se mesurer sans employer les plus grands efforts.
Quarante ans de tranquillité, fruit de la valeur et de la modération, avaient succédé aux conquêtes de Trajan. L’empire, depuis l’avènement de Marc-Aurèle, jusqu’au règne d’Alexandre-Sévère, avait été deux fois en guerre avec les Parthes ; et quoique les Arsacides eussent alors développé toutes leurs forces contre une partie seulement des troupes romaines, les Césars furent presque toujours victorieux. À la vérité, le timide Macrin, enchaîné par une situation précaire, acheta la paix au prix de deux millions sterl. [42]. Mais les généraux de Marc-Aurèle, l’empereur Sévère, son fils même, avaient érigé en Arménie, dans la Mésopotamie et en Assyrie, plusieurs trophées. Une relation imparfaite de leurs exploits aurait interrompu le récit intéressant des révolutions qui, dans cette période, agitèrent l’intérieur de l’empire. Comme ces événemens particuliers sont peu importans par eux-mêmes, nous ne parlerons ici que des calamités auxquelles furent souvent exposées deux des principales villes de l’Orient, Séleucie et Ctésiphon.
Séleucie et Ctésiphon.
Séleucie, bâtie sur la rive occidentale du Tigre, à quinze lieues environ au nord de l’ancienne Babylone, était la capitale des Macédoniens, dans la Haute-Asie [43]. Plusieurs siècles après la chute de leur empire, cette ville avait conservé le véritable caractère de ses fondateurs : on y retrouvait encore les arts, le courage militaire et l’amour de la liberté qui distinguaient les colonies grecques. Un sénat, composé de trois cents nobles, gouvernait cette république indépendante. Six cent mille citoyens y vivaient tranquillement à l’abri de leurs remparts fortifiés ; et tant que les différens ordres de l’état demeurèrent unis, ils n’eurent que du mépris pour la puissance des Parthes. Mais quelquefois d’insensés factieux implorèrent le secours dangereux de l’ennemi commun, qu’ils voyaient posté presque aux portes de la ville [44]. Les souverains des Parthes se plaisaient, comme les monarques de l’Indoustan, à mener la vie pastorale des Scythes leurs ancêtres. Ils campaient souvent dans la plaine de Ctésiphon, sur la rive orientale du Tigre, à la distance seulement de trois milles de Séleucie [45].. Le luxe et le despotisme attiraient autour du prince une foule innombrable ; et le petit village de Ctésiphon devint insensiblement une grande ville [46]. Les Romains, sous le règne de Marc-Aurèle, pénétrèrent jusque dans ces contrées. [A. D. 165.]Reçus en amis par la colonie grecque, ils attaquèrent, les armes à la main, le siége de la grandeur des Parthes. Les deux villes éprouvèrent cependant le même traitement. Les Romains flétrirent leurs lauriers [47] par le pillage de Séleucie et par le massacre de trois cent mille habitans. Cette superbe cité, qu’avait déjà épuisée le voisinage d’un rival trop puissant, succomba sous le coup fatal. [Ann. 198.]Ctésiphon seule sortit de ses ruines, et dans un espace de trente-trois ans, elle avait repris assez de force pour soutenir un siége opiniâtre contre l’empereur Sévère. Elle fut néanmoins emportée d’assaut, et le roi, qui la défendait en personne, se sauva précipitamment. Cent mille captifs et de riches dépouilles récompensèrent les travaux des soldats romains [48]. Babylone, Séleucie n’existaient plus : ainsi, malgré tant de malheurs, Ctésiphon conserva le rang d’une des plus grandes capitales de l’Asie. En été, les vents rafraîchissans qui sortent des montagnes de la Médie, rendaient le séjour d’Ecbatane plus agréable aux monarques persans ; mais pendant l’hiver ils venaient jouir à Ctésiphon des douceurs d’un climat plus tempéré.
Conquête de l’Osrhoène par les Romains.
Les Romains, quoique victorieux, ne tirèrent aucun avantage réel ni durable de leurs expéditions, et jamais ils ne songèrent à conserver des conquêtes si éloignées, séparées de leur empire par des vastes déserts. L’acquisition de l’Osrhoène, moins brillante à la vérité, leur devint bien plus importante. Ce petit état renfermait la partie septentrionale et la plus fertile de la Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Edesse, sa capitale, avait été bâtie à vingt milles environ au-delà du premier de ces fleuves ; et les habitans, depuis Alexandre, étaient un mélange de Grecs, d’Arabes, de Syriens et d’Arméniens [49]. Les faibles monarques de ce royaume, placés entre les frontières de deux empires rivaux, paraissaient intérieurement disposés en faveur des Parthes ; cependant la puissance formidable de Rome leur arracha un hommage qu’ils ne rendirent qu’à regret, mais qu’attestent encore leurs médailles. Les Romains crurent devoir s’assurer de leur fidélité par des gages plus certains ; après la guerre des Parthes, sous Marc-Aurèle, ils construisirent des forteresses au milieu de leur pays ; et ils mirent une garnison dans l’importante place de Nisibis. Durant les troubles qui suivirent la mort de Commode, les princes de l’Osrhoène entreprirent en vain de secouer le joug. La politique ferme de Sévère sut les contenir [50], et la conduite perfide de Caracalla termina une conquête facile. Abgare, dernier roi d’Édesse, fut envoyé à Rome chargé de fers ; son royaume fut réduit en province, et sa capitale honorée du rang de colonie. Ainsi, dix ans avant la chute des Parthes, les Romains avaient obtenu au-delà de l’Euphrate un établissement fixe et permanent [51].
Artaxercès réclame les provinces de l’Asie, et déclare la guerre aux Romains. A. D. 230.
Lorsque Artaxercès prit les armes, la gloire et la prudence auraient pu le justifier, s’il eût borné ses vues à l’acquisition ou à la défense d’une frontière utile. Mais l’ambition lui avait tracé un plan de conquête bien plus vaste ; et il se persuada qu’il pouvait employer la raison, aussi-bien que la force, pour soutenir ses prétentions excessives. Cyrus était le modèle qu’il se proposait d’imiter. Ce héros, disait-il dans son message à l’empereur Alexandre-Sévère, subjugua le premier toute l’Asie, et ses successeurs en restèrent long-temps les maîtres. Leurs domaines touchaient à la Propontide et à la mer Égée. Des satrapes gouvernaient en leur nom la Carie et l’Ionie ; enfin toute l’Égypte, jusqu’aux confins de l’Éthiopie, reconnaissait leur souveraineté [52]. Leurs droits, ajoutait Artaxercès, avaient été suspendus par une longue usurpation ; mais ils n’étaient pas détruits, et du moment où la naissance et le courage avaient placé la couronne sur sa tête, son premier devoir était de rétablir la gloire et les limites de la monarchie persane. Le grand roi (tel était le titre pompeux sous lequel il s’annonçait à l’empereur), le grand roi ordonnait donc aux Romains de se retirer immédiatement des provinces où régnaient autrefois ses ancêtres ; et, satisfait de rester paisiblement en possession de l’Europe, de céder aux Perses l’empire de l’Asie.
Quatre cents Perses, d’une beauté et d’une taille remarquables, furent chargés de ce fier message. Ils s’efforcèrent, par de superbes chevaux, par des armes magnifiques et par une suite brillante, de déployer l’orgueil et la grandeur de leur maître [53]. Une pareille ambassade était moins une offre de négociation, qu’une déclaration de guerre. Les deux monarques rassemblèrent aussitôt toutes leurs forces, et prirent le parti de conduire leurs armées en personne.
Prétendue victoire d’Alexandre-Sévère. A. D. 233.
Il existe encore un discours de l’empereur lui-même, qui fut prononcé à cette occasion dans le sénat. Si nous en croyons ce monument, qui semblerait devoir être authentique, la victoire d’Alexandre-Sévère égala toutes celles que le fils de Philippe avait autrefois remportées sur les Perses. L’armée du grand roi était composée de cent vingt mille chevaux tout enharnachés en airain, de dix-huit cents chariots armés de faux, et de sept cents éléphans qui portaient des tours remplies d’archers. Les annales de l’Asie n’ont jamais présenté de description si pompeuse : à peine même les Orientaux en ont-ils imaginé de semblables dans leurs romans [54]. Malgré ce redoutable appareil, l’ennemi fut entièrement vaincu dans une grande bataille où l’empereur romain développa tout le courage d’un soldat intrépide, et les talens d’un général expérimenté. Le grand roi prit la fuite. Un butin immense, et la conquête de la Mésopotamie, furent les fruits de cette journée mémorable. Telles sont les circonstances invraisemblables d’une relation dictée, selon toutes les apparences, par la vanité du monarque, composée par de vils flatteurs, et reçue avec transport par un sénat que l’éloignement et l’esprit d’adulation réduisaient au silence [55]. Loin de penser que les armes d’Alexandre aient triomphé de la valeur des Perses, perçons au travers du nuage qui nous dérobe la vérité : peut-être tout cet éclat d’une gloire imaginaire cache-t-il quelque disgrâce réelle [56].
Relation plus probable de la guerre.
Nos soupçons sont confirmés par l’autorité d’un historien contemporain qui honore les vertus d’Alexandre, et qui expose de bonne foi les fautes de ce prince. Il trace d’abord le plan judicieux formé pour la conduite de la guerre. Trois armées romaines devaient s’avancer par différens chemins, et envahir la Perse dans le même temps : mais le talent et la fortune ne secondèrent pas les opérations de la campagne, quoiqu’elles eussent été sagement concertées. Dès que la première de ces armées se fut engagée dans les plaines marécageuses de la Babylonie, vers le confluent artificiel du Tigre et de l’Euphrate [57], elle se trouva environnée de troupes supérieures en nombre, et les flèches de l’ennemi la détruisirent entièrement. La seconde armée se flattait de pouvoir pénétrer dans le cœur de la Médie. L’alliance de Chosroès, roi d’Arménie [58], lui en facilitait l’entrée ; et les montagnes, dont tout le pays est couvert, la mettaient à l’abri des attaques de la cavalerie persane. Les Romains ravagèrent d’abord les provinces voisines, et leurs premiers succès semblent excuser, en quelque sorte, la vanité de l’empereur ; mais la retraite de ces troupes victorieuses fut mal dirigée, ou du moins malheureuse. En repassant les montagnes, les fatigues d’une route pénible et le froid rigoureux de la saison firent périr un grand nombre de soldats. Tandis que ces deux grands détachemens marchaient en Perse par les extrémités opposées, Alexandre, à la tête du principal corps d’armée, devait les soutenir en se portant au centre du royaume. Ce jeune prince, sans expérience, dirigé par les conseils de sa mère, ou peut-être par sa propre timidité, trompa la valeur de ses soldats, et renonça aux plus belles espérances. Après avoir passé l’été en Mésopotamie dans l’inaction, il ramena honteusement à Antioche une armée que les maladies avaient considérablement diminuée, et qu’irritait le mauvais succès de cette expédition. La conduite d’Artaxercès avait été bien différente. Volant avec rapidité des montagnes de la Médie aux marais de l’Euphrate, ce prince se montra partout où sa présence paraissait nécessaire ; il repoussa lui-même l’ennemi ; et toujours supérieur à la fortune, il joignit à la plus grande habileté le courage le plus intrépide. Mais les combats opiniâtres qu’il eut à soutenir contre les vétérans des légions romaines lui coûtèrent l’élite de ses troupes : ses victoires même l’avaient épuisé. L’absence d’Alexandre, et la confusion qui suivit la mort de cet empereur, offraient en vain une nouvelle carrière à son ambition. Loin de chasser les Romains du continent de l’Asie, comme il le prétendait, il se trouva hors d’état de leur arracher la petite province de Mésopotamie [59].
Caractère et maximes d’Artaxercès. A. D. 240.
Le règne d’Artaxercès, qui, depuis la dernière défaite des Parthes, gouverna la Perse pendant quatorze ans, forme une époque mémorable dans les annales de l’Orient et même dans l’histoire de Rome. Son caractère semble avoir eu une expression forte et hardie qui distingue généralement le prince qui s’élève par le droit des armes, de celui que le droit de sa naissance appelle au trône de ses pères. Les Perses respectèrent sa mémoire jusqu’à la fin de leur monarchie, et son code de lois fut toujours la base de leur administration civile et religieuse [60]. Plusieurs de ses maximes nous sont parvenues. Une entre autres prouve combien ce prince pénétrant connaissait les ressorts du gouvernement. « L’autorité du monarque, disait-il, doit être soutenue par une force militaire. Cette force ne peut se maintenir que par des impôts. Tous les impôts tombent à la fin sur l’agriculture ; et l’agriculture ne fleurira jamais qu’à l’abri de la modération et de la justice [61]. » Le fils d’Artaxercès était digne de lui succéder. Sapor hérita des états de son père, et de ses idées de conquête contre les Romains ; mais ces projets ambitieux, trop vastes pour les Perses, firent le malheur des deux nations, et les plongèrent dans une suite de guerres sanglantes.
Puissance militaire des Perses.
À cette époque, la nation persane, depuis long-temps civilisée et corrompue, était bien loin de posséder la valeur qu’inspirent l’indépendance, la force du corps et l’impétuosité de l’âme, qui ont livré l’empire de l’univers aux Barbares du septentrion. Les principes d’une tactique éclairée, qui rendirent triomphantes Rome et la Grèce, et qui distinguent aujourd’hui les habitans de l’Europe, n’ont jamais fait de progrès considérables en Orient. Les Perses n’avaient aucune idée de ces évolutions admirables qui dirigent et animent une multitude confuse, et ils ignoraient également l’art de construire, d’assiéger ou de défendre des fortifications régulières. Ils se fiaient plus à leur nombre qu’à leur courage, plus à leur courage qu’à leur discipline. [Leur infanterie méprisable.]Une victoire dispersait, aussi facilement qu’une défaite, leur infanterie composée d’une foule de paysans peu aguerris, presque sans armes, levés à la hâte et attirés sous les drapeaux par l’espoir du pillage. Le monarque et les seigneurs de sa cour transportaient dans les tentes l’orgueil et le luxe du sérail. Une suite inutile de femmes, d’eunuques, de chevaux et de chameaux retardait les opérations militaires ; et souvent, au milieu d’une campagne heureuse, l’armée persane se trouvait séparée ou détruite par une famine imprévue [62].
Leur cavalerie excellente.
Mais les nobles de ce royaume conservèrent toujours, au sein de la mollesse et sous le joug du despotisme, un sentiment profond de courage personnel et d’honneur national. Dès qu’ils avaient atteint l’âge de sept ans, on leur enseignait à fuir le mensonge, à tirer de l’arc et à monter à cheval : ils excellaient surtout dans ces deux derniers arts [63]. Les jeunes gens les plus distingués étaient élevés sous les yeux du monarque ; ils apprenaient leurs exercices dans l’enceinte du palais. On les accoutumait de bonne heure à la sobriété et à l’obéissance, et leurs corps, endurcis par des chasses longues et pénibles, devenaient ensuite capables de supporter les plus grandes fatigues. Dans chaque province, le satrape avait à sa cour une école semblable. Les seigneurs persans étaient tenus au service militaire, en conséquence des terres et des maisons que la bonté du roi leur accordait, tant est naturelle l’idée du gouvernement féodal. Au premier signal, ils montaient à cheval et volaient aux armes, suivis d’une troupe brillante et remplie d’ardeur, qui se joignait au corps nombreux des gardes, choisis avec soin parmi les esclaves les plus robustes, et les aventuriers les plus braves de l’Asie. Ces cavaliers, également redoutables par l’impétuosité du choc et par la rapidité des mouvemens, menaçaient sans cesse l’Empire romain ; et les habitans des provinces orientales voyaient tous les jours se former les nuages qui présageaient les malheurs et la désolation de leur patrie [64].
CHAPITRE IX.
État de la Germanie jusqu’à l’invasion des Barbares sous le règne de l’empereur Dèce.
LES sanglans démêlés des Perses avec Rome, et leur influence marquée sur la décadence et sur la chute de l’empire, nous ont engagés à faire connaître la religion et le gouvernement de ce peuple. Maintenant si nous portons nos regards vers le nord du globe, nous voyons d’abord les Scythes ou Sarmates errer avec leurs chevaux, leurs troupeaux, leurs femmes et leurs enfans, dans ces plaines immenses qui s’étendent depuis la mer Caspienne jusqu’à la Vistule, depuis les confins de la Perse jusqu’à ceux de la Germanie [65]. Mais il n’est point de nation plus digne que les Germains d’occuper une place considérable dans notre histoire. Ce sont eux qui d’abord eurent le courage de résister aux Romains, qui envahirent ensuite les domaines de ces superbes vainqueurs, et qui enfin écrasèrent leur puissance en Occident. Des considérations plus fortes, et qui nous touchent de bien près, exigent encore toute notre attention. Les peuples les plus civilisés de l’Europe moderne sont sortis des forêts de la Germanie ; et nous pourrions retrouver dans les institutions grossières des Barbares qui les habitaient alors, les principes originaux de nos lois et de nos mœurs. Tacite a fait un ouvrage sur les Germains : leur état primitif, leur simplicité, leur indépendance, ont été tracés par le pinceau de cet écrivain supérieur, le premier qui ait appliqué la science de la philosophie à l’étude des faits. Son excellent traité, qui renferme peut-être plus d’idées que de mots, a d’abord été commenté par une foule de savans : de nos jours, il a exercé le génie et la pénétration des historiens philosophes. Quelles que soient la richesse et l’importance de ce sujet, il a déjà été traité tant de fois, avec tant d’habileté et de succès, qu’il est devenu familier au lecteur et difficile pour l’auteur. Nous nous contenterons donc de rappeler quelques-unes des circonstances les plus intéressantes du climat, des mœurs et des institutions qui ont rendu des sauvages si redoutables à la puissance de Rome.
Étendue de la Germanie.
La Germanie, si on en excepte la petite province, de ce nom, située sur la rive occidentale du Rhin, qui avait subi le joug des Romains, renfermait le tiers de l’Europe. La Suède, le Danemarck, la Norwège, la Finlande, la Livonie, la Prusse, presque toute l’Allemagne, et la plus grande partie de la Pologne, étaient originairement habités par une seule nation, partagée en différentes tribus, dont les traits, les mœurs, le langage, attestaient une origine commune, et laissaient apercevoir entre elles une ressemblance frappante [66]. Le Rhin bornait à l’occident ces vastes contrées ; et vers le midi, les provinces illyriennes de l’empire en étaient séparées par le Danube. Depuis ce fleuve, une chaîne de montagnes, connues sous le nom de monts Krapaks, couvrait la Germanie du côté de la Hongrie et du pays des Daces. À l’orient, les défiances mutuelles des Germains et des Sarmates marquaient légèrement quelques frontières souvent effacées par les conquêtes et par les alliances des différentes tribus de ces deux nations. Le septentrion resta toujours inconnu aux anciens : ils n’entrevirent qu’imparfaitement un océan glacé au-delà de la mer Baltique et de la péninsule ou des îles de la Scandinavie [67].
Climat.
Quelques écrivains ingénieux [68] ont soupçonné que l’Europe était autrefois bien plus froide qu’elle ne l’est à présent. Les plus anciennes descriptions de la Germanie tendent singulièrement à confirmer leur théorie. Il n’est question, en parlant de cette contrée, que des neiges, des frimas et d’un hiver perpétuel. On doit peut-être s’arrêter peu à ces expressions générales, puisque nous n’avons aucune méthode pour réduire à la mesure exacte du thermomètre les sensations ou les expressions d’un orateur né sous le climat fortuné de la Grèce et de l’Asie. Il existe cependant deux circonstances remarquables et d’une nature moins équivoque : 1o. La glace arrêtait souvent le cours des deux grands fleuves qui servaient de limites à l’empire. Pendant l’hiver, le Rhin et le Danube étaient capables de soutenir les fardeaux les plus énormes. Alors les Barbares qui choisissaient ordinairement cette saison rigoureuse pour leurs incursions, transportaient, sans crainte et sans danger, sur une masse d’eau devenue immobile [69], leurs nombreuses armées, leur cavalerie et des chariots remplis de provisions de toute espèce. Les siècles modernes n’ont jamais été témoins d’un pareil phénomène. 2o. Le renne, cet animal utile, dont le sauvage du Nord, condamné à vivre sous un ciel affreux, tire de si grands avantages, est d’une constitution qui supporte, qui exige même le froid le plus rigoureux. On le trouve sur le rocher du Spitzberg, à dix degrés du pôle. Il semble se plaire au milieu des neiges de la Sibérie et de la Laponie : aujourd’hui il ne peut vivre, encore moins se reproduire, dans aucune contrée au sud de la mer Baltique [70]. Du temps de Jules César, le renne, aussi bien que l’élan et le taureau sauvage, existait dans la forêt Hercynienne, qui couvrait alors une partie de l’Allemagne et de la Pologne [71]. Les travaux des hommes expliquent suffisamment les causes de la diminution du froid. Ces bois immenses, qui dérobaient la terre aux rayons du soleil [72], ont été détruits. À mesure que l’on a cultivé les terres et desséché les marais, la température du climat est devenue plus douce. Le Canada nous présente maintenant une peinture exacte de l’ancienne Germanie. Quoique située sous la même latitude que les plus belles provinces de la France et de l’Angleterre, cette partie du nouveau monde éprouve le froid le plus rigoureux. Le renne y est commun : la terre reste ensevelie sous une neige profonde et impénétrable. Le fleuve Saint-Laurent est régulièrement gelé dans un temps où les eaux de la Seine et de la Tamise sont ordinairement débarrassées des glaces [73].
Ses effets sur les naturels.
On a souvent examiné l’influence du climat sur les corps et sur les esprits des Germains. Il est plus facile d’en exagérer les effets que de les déterminer avec précision. Quelques écrivains ont supposé, et ils croyaient tous pour la plupart, quoique peut-être sans aucune preuve suffisante, que le froid rigoureux du nord contribuait à la longue vie des habitans, et favorisait la propagation de l’espèce ; que les hommes de ces contrées étaient plus propres à la génération, et les femmes plus fécondes que dans les climats chauds et tempérés [74]. Nous pouvons avancer avec plus d’assurance que les peuples du septentrion avaient reçu de la nature de grands corps et une vigueur inépuisable, et qu’ils avaient en général sur ceux du midi l’avantage d’une taille élevée [75]. L’air âpre de la Germanie donnait aux naturels une sorte de force plus faite pour les exercices violens que pour un travail soutenu. Il leur inspirait une intrépidité qui résultait de leurs fibres et de leur organisation particulière. En temps de guerre, ces robustes enfans du nord [76] sentaient à peine les rigueurs d’un hiver qui glaçait le courage du soldat romain. Incapables, à leur tour, de résister aux grandes chaleurs, ils éprouvaient, pendant l’été une langueur et des maladies mortelles, et toute leur fougue se dissipait sous les feux brûlans du soleil de l’Italie [77].
Origine des Germains.
En parcourant la surface du globe, il n’est point de partie considérable où l’on ne découvre des habitans ; et partout l’histoire se tait sur la manière dont ces pays ont d’abord été peuplés. En vain l’esprit philosophique examine soigneusement l’enfance des grandes sociétés ; il n’aperçoit que des ténèbres, et notre curiosité se consume en efforts inutiles. Lorsque Tacite considère la pureté du sang des Germains et l’aspect affreux de leur patrie, il est disposé à déclarer ces Barbares indigènes. Il est probable, et peut même paraître certain, que l’ancienne Germanie n’avait pas été originairement peuplée par des colonies étrangères déjà formées en corps politique [78]. Ce qui paraît le plus vraisemblable, c’est que les sauvages errans de la forêt Hercynienne, rassemblés d’abord en petit nombre, auront insensiblement formé un grand peuple connu sous le nom de nation germanique. Si l’on osait prétendre ensuite que ces sauvages fussent enfans de la terre qu’ils foulaient aux pieds, un pareil système serait condamné par la religion, et la raison ne fournirait aucune arme pour le défendre.
Fables et conjectures.
Ces doutes sensés sont bien opposés aux notions de la vanité nationale. Parmi les peuples qui ont adopté l’histoire de Moïse, l’arche de Noé est devenue ce que le siége de Troie avait été pour les Grecs et pour les Romains. Sur la base étroite de la vérité, l’imagination a placé l’immense et grossier colosse de la fable. Écoutez l’orgueilleux Irlandais [79] : il peut aussi bien que le sauvage des déserts de la Tartarie [80] vous montrer, dans un fils de Japhet, la tige d’où sont sortis ses ancêtres. Le dernier siècle a produit une foule de savans d’une érudition profonde et d’un esprit crédule qui, guidés par la lueur incertaine des légendes, des traditions, des conjectures et des étymologies, ont conduit les enfans et les petits-fils de Noé, depuis la tour de Babel jusqu’aux extrémités de la terre. De tous ces critiques si judicieux, celui qui mérite le plus d’être remarque, est Olaus-Rudbek, professeur de l’université d’Upsal [81]. Ce zélé citoyen fait de son pays natal le théâtre de toutes les merveilles que la fable et l’histoire ont célébrées. C’est de la Suède que les Grecs ont tiré leur alphabet, leur astronomie, leur religion. La Suède était, selon lui, une contrée délicieuse dont l’Atlantique de Platon, le pays des Hyperboréens, les îles Fortunées, le jardin des Hespérides, et même les champs Élysées, ne nous ont donné qu’une idée imparfaite. Un climat si favorisé de la nature ne pouvait rester long-temps désert après le déluge. En peu d’années la famille de Noé, composée d’abord de huit personnes, compte vingt mille rejetons. Alors le savant Rudbeck les sépare en petites colonies, et les disperse sur toute la terre pour en couvrir la surface et propager l’espèce humaine. Le détachement germain ou suédois, commandé, si je ne me trompe, par Askenaz, fils de Gomer, fils de Japhet, se conduisit dans cette grande entreprise avec une activité extraordinaire. Bientôt le Nord envoie de nombreux essaims en Europe, en Asie et en Afrique ; et, pour me servir de la métaphore de l’auteur, le sang se porta des extrémités au cœur de l’univers.
Les Germains n’avaient pas l’usage des lettres.
Mais tous ces systèmes savans d’antiquités germaniques viennent se briser contre un seul fait trop bien attesté pour donner lieu au moindre doute, et d’une espèce trop décisive, pour qu’il soit possible d’y répondre. Les Germains, du temps de Tacite, n’avaient point l’usage des lettres [82], connaissance précieuse qui distingue principalement un peuple civilisé d’une horde de sauvages plongés dans les ténèbres de l’ignorance, ou incapables de réflexion. Privé de ce secours artificiel, l’homme perd le souvenir ou altère la nature des idées qu’il a reçues. Bientôt les modèles s’effacent, les matériaux disparaissent, le jugement devient faible et inactif, l’imagination reste languissante, ou, si elle veut prendre l’essor, elle n’enfante que des chimères. Enfin, l’âme abandonnée à elle-même méconnaît insensiblement l’exercice de ses plus nobles facultés. Pour nous convaincre de cette vérité importante, considérons l’état actuel de la société. Quelle distance immense entre l’homme instruit et le paysan entièrement privé de la connaissance des lettres ! Le premier, par le secours de la lecture ou la réflexion, multiplie sa propre expérience ; il parcourt tout l’univers ; il se transporte dans les siècles les plus éloignés. L’autre, attaché à la glèbe qui l’a vu naître, borné à quelques années d’existence, l’emporte à peine en intelligence sur ce bœuf, tranquille compagnon de ses travaux. On trouvera une différence encore plus grande parmi les nations que parmi les individus. N’en doutons point, sans une méthode propre à exprimer les pensées par des figures, un peuple ne conservera jamais de monumens historiques. Incapable de percer dans les sciences abstraites, jamais il ne pourra cultiver avec succès les arts utiles et agréables de la vie.
Des arts, de l’agriculture.
Ces arts furent entièrement inconnus aux habitans au Nord. Les Germains passaient leurs jours dans un état de pauvreté et d’ignorance que de vains déclamateurs se sont plus à décorer du nom de vertueuse simplicité. On compte maintenant en Allemagne environ deux mille trois cents villes [83] entourées de murs. Dans une étendue de pays beaucoup plus considérable, Ptolémée n’a pu découvrir que quatre-vingt-dix bourgs ou villages, qu’il décore du nom pompeux de villes [84]. Selon toutes les apparences, les forêts de la Germanie ne renfermaient que des fortifications grossières, élevées sans art, pour mettre les femmes, les enfans et les troupeaux à l’abri d’une invasion subite, tandis que les guerriers marchaient à la rencontre de l’ennemi [85]. Tacite rapporte, comme un fait constant, que, de son temps, ces Barbares n’avaient aucune ville [86]. Ils affectaient de mépriser les ouvrages de l’industrie romaine : toutes ces enceintes redoutables leur paraissaient plutôt une prison qu’un lieu de sûreté [87]. Leurs maisons isolées ne formaient aucun village régulier [88]. Chaque sauvage fixait ses foyers indépendans sur le terrain auquel un bois, un champ, une fontaine, l’engageaient à donner la préférence. Là on n’employait ni pierres, ni briques, ni tuiles [89]. Toutes ces habitations n’étaient réellement que des huttes peu élevées, de figure circulaire, construites en bois qui n’avait point été façonné, couvertes de chaume et percées vers le haut pour laisser un passage libre à la fumée. Dans l’hiver, le Germain n’avait pour se garantir du froid le plus rigoureux qu’un léger manteau fait de la peau de quelque animal. Les tribus du Nord portaient des fourrures, et les femmes filaient elles-mêmes une sorte de toile grossière dont elles se servaient [90]. Le gibier de toute espèce, dont les forêts étaient remplies, procurait à ces peuples une nourriture abondante et le plaisir de la chasse [91]. De nombreux troupeaux, moins remarquables, il est vrai, par leur beauté que par leur utilité [92], formaient leurs principales richesses. Leur contrée ne produisait que du blé ; on n’y voyait ni vergers, ni prairies artificielles ; et comment l’agriculture se serait-elle perfectionnée dans un pays où, tous les ans, une nouvelle division de terres labourables occasionnait un changement universel dans les propriétés, et dont les habitans, attachés à cette coutume singulière, laissaient en friche, pour éviter toute dispute, une grande partie de leur territoire [93]?
Et des métaux.
L’argent, l’or et le fer, étaient extrêmement rares en Germanie, Les naturels n’avaient ni la patience, ni le talent nécessaires pour tirer du sein de la terre ces riches veines d’argent qui depuis ont récompensé si libéralement les soins des souverains de Saxe et de Brunswick. La Suède, dont les mines fournissent maintenant du fer à toute l’Europe, ignorait également ses trésors. À voir les armes des Germains, on jugera facilement qu’ils avaient peu de fer, puisqu’ils ne pouvaient en employer beaucoup à l’usage qui devait paraître le plus noble aux yeux d’un peuple belliqueux. Les guerres et les traités avaient introduit quelques espèces romaines, d’argent pour la plupart, chez les nations qui habitaient les bords du Rhin et du Danube ; mais les tribus plus éloignées n’avaient aucune idée de la monnaie. Leur commerce borné consistait dans l’échange des marchandises, et de simples vases d’argile leur paraissaient aussi précieux que ces coupes d’argent dont Rome avait fait des présens à leurs princes et à leurs ambassadeurs [94]. Ces faits principaux instruisent mieux un esprit capable de réflexion que tout le détail minutieux d’une foule de circonstances particulières. La valeur de la monnaie a été fixée, par un consentement général, pour exprimer nos besoins et nos propriétés ; comme les lettres ont été inventées pour rendre nos pensées. Ces deux institutions, en augmentant la force de la nature humaine, et en donnant à nos passions une énergie plus active, ont contribué à multiplier les objets qu’elles devaient représenter. L’usage de l’or et de l’argent est, en grande partie, idéal ; mais il serait impossible de calculer les services nombreux et importans que l’agriculture et tous les arts ont retirés du fer, lorsque ce métal a été épuré par le feu et façonné par la main industrieuse de l’homme. En un mot, la monnaie est l’attrait le plus universel de l’industrie humaine ; le fer en est l’instrument le plus puissant. Otez à un peuple ces deux moyens ; qu’il ne soit ni excité par l’un, ni secondé par l’autre, il ne pourra jamais sortir de la plus grossière barbarie [95].
Leur indolence.
Si nous contemplons un peuple sauvage, dans quelque partie du globe que ce puisse être, nous verrons une quiétude indolente, et l’indifférence sur l’avenir former la partie dominante de son caractère. Dans un état civilisé, l’âme tend à se développer ; toutes ses facultés sont perpétuellement exercées, et la grande chaîne d’une dépendance mutuelle embrasse et resserre les individus. La portion la plus considérable de la société est constamment employée à des travaux utiles. Quelques-uns, placés par la fortune au-dessus de cette nécessité, peuvent cependant occuper leur loisir en suivant l’intérêt ou la gloire, en augmentant leurs biens, en perfectionnant leur intelligence, ou en se livrant aux devoirs, aux plaisirs, aux folies même de la vie sociale. Les Germains n’avaient aucune de ces ressources. Ils abandonnaient aux vieillards, aux gens infirmes, aux femmes et aux esclaves, les détails domestiques, la culture des terres et le soin des troupeaux. Privé de tous les arts qui pouvaient remplir son loisir, le guerrier fainéant, semblable aux animaux, passait ses jours et ses nuits à manger et à dormir. Et cependant, combien la nature ne diffère-t-elle pas d’elle-même ! selon la remarque d’un écrivain qui en avait sondé toute la profondeur, ces mêmes sauvages étaient tour à tour les plus indolens et les plus impétueux de tous les hommes, ils aimaient l’oisiveté, ils détestaient le repos [96]. Leur âme languissante, accablée de son propre poids, cherchait avidement quelque sensation nouvelle, quelque objet capable de lui donner des secousses. La guerre et ses horreurs avaient seules des charmes pour ces caractères indomptés. Dès que le bruit des armes se faisait entendre, le Germain, transporté, sortait tout à coup de son engourdissement ; il volait aux combats ; il se précipitait au milieu des dangers. Les violens exercices du corps et les mouvemens rapides de l’âme lui donnaient un sentiment plus vif de son existence. Dans quelques tristes intervalles de paix, ces Barbares se livraient sans aucune modération aux excès de la boisson et du jeu. Ces deux plaisirs, dont l’un enflammait leurs passions, et l’autre éteignait leur raison, contribuaient ainsi, par des moyens différens, à les délivrer de la peine de penser. Ils mettaient leur gloire à rester à table des journées entières. Souvent ces assemblées de débauche étaient souillées du sang de leurs parens et de leurs amis [97]. Ils payaient avec la plus scrupuleuse exactitude les dettes d’honneur ; car ce sont eux qui nous ont appris à désigner ainsi les dettes du jeu. L’infortuné qui, dans son désespoir, avait risqué sa personne et sa liberté au hasard d’un coup de dé, se soumettait patiemment à la décision du sort. Garrotté, exposé aux traitemens les plus durs, quelquefois même vendu comme esclave dans les pays étrangers, il obéissait sans murmure à un maître plus faible, mais plus heureux [98].
Leur goût pour les liqueurs fortes.
Une bière, faite sans art avec du froment ou de l’orge acquérant par la corruption, selon l’énergique expression de Tacite, une sorte de ressemblance avec le vin, suffisait aux habitans de la Germanie pour leurs parties ordinaires de débauche ; mais ceux qui avaient goûté les vins délicieux de l’Italie et de la Gaule, soupiraient après une espèce d’ivresse plus agréable. Ils ne songèrent cependant pas, comme on l’a exécuté depuis avec tant de succès, à planter des vignes sur les bords du Rhin et du Danube, et l’industrie ne leur procura jamais de matières pour un commerce avantageux. La nation aurait rougi de devoir à un travail pénible ce qu’elle pouvait obtenir par les armes [99]. Le goût immodéré des Barbares de toutes les nations pour les liqueurs fortes les engagea souvent à envahir les régions comblées des présens si enviés de l’art ou de la nature. Le Toscan, qui livra l’Italie aux Celtes, les attira dans sa patrie en leur montrant les excellens fruits et les vins précieux que produisait un climat plus fortuné [100]. Ce fut ainsi que, durant les guerres du seizième siècle, les Allemands accoururent en France pour piller les riches coteaux de la Bourgogne et de la Champagne [101]. L’ivrognerie, aujourd’hui le plus bas, mais non le plus dangereux de nos vices, peut, chez des peuples moins civilisés, occasionner une bataille, une guerre ou une révolution.
Population de la Germanie.
Depuis Charlemagne, dix siècles de travaux ont adouci le climat et fertilisé le sol de la Germanie : un million d’ouvriers et de laboureurs mènent à présent une vie aisée et agréable dans un pays où cent mille guerriers paresseux trouvaient à peine autrefois de quoi subsister [102]. Les Germains destinaient leurs immenses forêts au plaisir de la chasse : ils employaient en pâturages la plus grande partie de leurs terres, en cultivaient une très-petite portion d’une manière fort imparfaite, et se plaignaient ensuite de l’aridité et de la stérilité d’une contrée qui refusait de nourrir ses habitans. Lorsqu’une famine cruelle venait les convaincre de la nécessité des arts, ils n’avaient souvent alors d’autre ressource que d’envoyer au dehors le quart, ou peut-être le tiers de leur jeunesse [103]. Une possession et une jouissance assurées sont les liens qui attachent un peuple à sa patrie ; mais les Germains portaient avec eux ce qu’ils avaient de plus cher, et dès qu’ils voyaient briller l’espoir d’une conquête ou d’un riche butin, ils abandonnaient la vaste solitude des bois, et marchaient aux combats avec leurs troupeaux, leurs femmes et leurs enfans. Les nombreux essaims qui sortirent ou qui parurent sortir de la grande fabrique des nations, ont été multipliés par l’effroi des vaincus et par la crédulité des siècles suivans. Des faits ainsi exagérés ont insensiblement établi une opinion soutenue depuis par de très-habiles écrivains : on s’est imaginé que du temps de César et de Tacite le Nord était infiniment plus peuplé qu’il ne l’est de nos jours [104]. Des recherches plus exactes sur les causes de la population semblent avoir convaincu les philosophes modernes de la fausseté, de l’impossibilité même de cette hypothèse. Aux noms de Mariana et de Machiavel [105] nous pouvons en opposer d’aussi respectables, ceux de Hume et de Robertson [106].
Liberté.
Un peuple guerrier qui n’a point de villes, qui néglige tous les arts, et qui ne connaît l’usage ni des lettres ni de la monnaie, trouve cependant dans la jouissance de la liberté quelque compensation à cet état de barbarie : tels étaient les Germains ; leur pauvreté assurait leur indépendance. En effet, nos possessions et nos désirs sont les chaînes les plus fortes du despotisme. « Les Suéones, dit Tacite [107], honorent les richesses : aussi sont-ils soumis à un monarque absolu. Les armes ne sont pas parmi eux, comme chez les autres peuples germaniques, entre les mains de tout le monde ; le roi les tient en dépôt sous la garde d’un homme de confiance, et cet homme n’est pas citoyen ; ce n’est pas même un affranchi, c’est un esclave. Les voisins des Suéones, les Sitones [108]; sont tombés au-dessous de la servitude ; ils obéissent à une femme [109]. » En faisant cette exception, Tacite reconnaît la vérité du principe général que nous avons exposé sur la théorie du gouvernement ; nous sommes seulement en peine de concevoir par quels moyens les richesses et le despotisme ont pénétré dans une partie du Nord si éloignée, et ont pu éteindre la flamme généreuse qui brillait dans les contrées voisines des provinces romaines. Comment les ancêtres de ces Norwégiens et de ces Danois, si connus depuis par leur caractère indomptable, se sont-ils laissé enlever le sceau de la liberté germanique [110] ? Quelques tribus des bords de la Baltique reconnaissaient l’autorité des rois, sans avoir abandonné les droits de l’homme [111]; mais dans presque toute la Germanie, la forme du gouvernement était une démocratie, tempérée, il est vrai, et modérée moins par des lois générales et positives que par l’ascendant momentané de la naissance ou de la valeur, de l’éloquence ou de la superstition [112].
Assemblées du peuple.
Les gouvernemens civils ne sont, dans leur première origine, que des associations volontaires formées pour la sûreté commune : pour parvenir à ce but désiré, il est absolument nécessaire que chaque individu se croie essentiellement obligé de soumettre ses opinions et ses actions particulières au jugement du plus grand nombre de ses associés. Les Germains se contentèrent de cette ébauche informe, mais hardie, de la société politique. Dès qu’un jeune homme, né de parens libres, avait atteint l’âge viril, on l’introduisait dans le conseil général de la nation, on lui donnait solennellement la lance et le bouclier. Il prenait aussitôt place parmi ses compatriotes, et devenait un membre de la république militaire, égal en droit à tous les autres. Les guerriers de la tribu s’assemblaient en de certains temps fixes, ou dans des occasions extraordinaires. L’administration de la justice, l’élection des magistrats et les grands intérêts de la guerre et de la paix, se décidaient par le suffrage libre de tous les citoyens. À la vérité un corps choisi des grands ou des chefs de la nation préparait quelquefois et proposait les affaires les plus importantes [113]. Les magistrats pouvaient délibérer et persuader ; le peuple seul avait le droit de prononcer et d’exécuter. La promptitude et la violence caractérisaient presque toujours les résolutions des Germains. Ces barbares, qui faisaient consister la liberté à satisfaire la passion du moment, et le courage à braver les dangers, rejetaient en frémissant les conseils timides de la justice ou de la politique. Leur indignation éclatait alors par un sombre murmure. Mais lorsqu’un orateur plus populaire leur proposait de venger quelque injure, de briser même les fers du dernier des citoyens ; lorsqu’il appelait ses compatriotes à la défense de l’honneur national ou à l’exécution de quelque entreprise pénible et glorieuse, un choc terrible d’épées et de boucliers exprimait les transports et les applaudissemens de toute l’assemblée. Les Germains ne se rassemblaient jamais que couverts de leurs armes ; et au milieu des délibérations les plus sérieuses, on avait tout à craindre du caprice aveugle d’une multitude féroce qu’enflammaient l’esprit de discorde et l’usage des liqueurs fortes, et toujours prête à soutenir par la violence des résolutions prises au sein du tumulte. Combien de fois avons-nous vu les diètes de Pologne teintes de sang, et le parti le plus nombreux forcé de céder à la faction la plus séditieuse [114] !
Autorité des princes et des magistrats.
Lorsqu’une tribu avait à redouter quelque invasion, elle se choisissait un général. Si le danger devenait plus pressant, et qu’il menaçât l’état entier, plusieurs tribus concouraient à l’élection du même général. C’était au guerrier le plus brave que l’on confiait le soin important de mener ses compatriotes sur le champ de bataille. Il devait leur donner l’exemple plutôt que des ordres ; mais cette autorité, quoique bornée, était toujours suspecte ; elle expirait avec la guerre ; et en temps de paix les Germains ne reconnaissaient aucun chef suprême [115]. L’assemblée générale nommait cependant des princes pour administrer la justice, ou plutôt pour accommoder les différends [116] dans leurs districts respectifs. En choisissant ces magistrats, on avait autant égard à la naissance qu’au mérite [117]. La nation leur accordait à chacun une garde et un conseil de cent personnes. Il paraît que le premier d’entre eux jouissait, pour le rang et pour les honneurs, d’une prééminence qui engagea quelquefois les Romains à le décorer du titre de roi [118].
Plus absolue sur les propriétés que sur les personnes des Germains.
Pour se représenter tout le système des mœurs des Germains, il suffit de comparer deux branches remarquables de l’autorité de leurs princes. Ces magistrats disposaient entièrement de toutes les terres de leur district, et ils en faisaient chaque année un nouveau partage [119]. D’un autre côté, la loi leur défendait de punir de mort, d’emprisonner, de frapper même un simple citoyen [120]. Des hommes si jaloux de leurs personnes, si peu occupés de leurs propriétés, n’avaient certainement aucune idée des arts ni de l’industrie ; mais ils devaient être animés par un sentiment élevé de l’honneur et de l’indépendance.
Service volontaire.
Les Germains ne connaissaient d’autres devoirs que ceux qu’ils s’étaient eux-mêmes imposés. Le soldat le plus obscur dédaignait de se soumettre à l’autorité du magistrat. Le jeune guerrier de la naissance la plus illustre ne rougissait pas du titre de compagnon. « Chaque prince avait une troupe de gens qui s’attachaient à lui, et qui le servaient. Il y avait entre eux une émulation singulière pour obtenir quelque distinction auprès du prince, et une même émulation entre les princes sur le nombre et la bravoure de leurs compagnons. C’est la dignité, c’est la puissance d’être toujours entouré d’un essaim de jeunes gens que l’on a choisis ; c’est un ornement dans la paix, c’est un rempart dans la guerre. On se rend célèbre dans sa nation et chez les peuples voisins, si l’on surpasse les autres par le nombre et par le courage de ses compagnons ; on reçoit des présens ; les ambassades viennent de toutes parts. Souvent la réputation décide de la guerre. Dans le combat, il est honteux au prince d’être inférieur en courage ; il est honteux à la troupe de ne point égaler la valeur du prince. C’est une infamie éternelle de lui avoir survécu. L’engagement le plus sacré, c’est de le défendre. Si une cité est en paix, les princes vont chez celles qui font la guerre ; c’est par là qu’ils conservent un grand nombre d’amis. Ceux-ci reçoivent d’eux le cheval du combat, et le javelot terrible. Les repas, peu délicats, mais grands, sont une espèce de solde pour eux ; le prince ne soutient ses libéralités que par les guerres et les rapines [121]. »
Cette institution, qui affaiblissait le gouvernement des différens états de la Germanie, donnait un nouveau ressort au caractère général des nations qui l’habitaient. Elle développait parmi elles le germe de toutes les vertus dont les Barbares sont susceptibles. C’est du même foyer que sont sorties long-temps après la valeur, la fidélité, la courtoisie et l’hospitalité qui distinguèrent nos anciens chevaliers. Un célèbre écrivain de nos jours aperçoit dans les dons honorables accordés par le chef à ses braves compagnons, l’origine des fiefs que les seigneurs barbares, après la conquête des provinces romaines, distribuèrent à leurs vassaux, en exigeant pareillement d’eux l’hommage et le service militaire [122]. Ces conditions cependant sont entièrement contraires aux maximes des Germains, qui aimaient à faire des présens, mais qui auraient rougi d’imposer ou d’accepter aucune obligation. [123]
Chasteté des Germains.
« Dans les siècles de chevalerie, au moins si l’on en croit les vieux romanciers, tous les hommes étaient braves, toutes les femmes étaient chastes. » La dernière de ces vertus, quoique bien plus difficile à acquérir et à conserver que la première, est attribuée presque sans exception aux femmes des Germains. La polygamie avait lieu seulement parmi les princes ; encore ne se la permettaient-ils que pour multiplier leurs alliances. Les divorces étaient défendus par les mœurs, plutôt que par les lois. On punissait l’adultère comme un crime rare et impardonnable. Ni l’exemple, ni la coutume, ne pouvaient justifier la séduction [124]. Il nous est permis de croire que Tacite s’est un peu laissé entraîner au noble plaisir d’opposer la vertu des Barbares à la conduite dissolue des femmes romaines : cependant son récit renferme plusieurs circonstances frappantes, qui donnent un air de vérité ou du moins de probabilité à ce qu’il nous rapporte de la chasteté et de la foi conjugale des Germains.
Ses causes probables.
Les progrès de la civilisation ont certainement mis un frein aux passions les plus violentes de la nature humaine ; mais ils semblent avoir été moins favorables à la chasteté, dont le principal ennemi est la mollesse de l’âme. Les raffinemens de la société, en répandant du charme sur le commerce des deux sexes, en altèrent la pureté. La grossière impulsion de l’amour devient plus dangereuse lorsqu’elle s’ennoblit, ou plutôt se déguise, en s’alliant à un sentiment passionné. Les grâces, la politesse, l’élégance des vêtemens, augmentent l’éclat de la beauté, et enflamment les sens par la voie de l’imagination. Ces divertissemens, ces danses, ces spectacles, où les mœurs sont si peu respectées, sont autant de pièges tendus à la fragilité des femmes, et leur présentent une foule d’occasions dangereuses [125]. Parmi les sauvages grossiers qui habitaient le septentrion, la pauvreté, la solitude et les soins pénibles de la vie domestique garantissaient les femmes de ces dangers. Le chaume, qui laissait leurs cabanes ouvertes de tous côtés à l’œil de l’indiscrétion ou de la jalousie, était pour la fidélité conjugale un rempart plus sûr que les murs, les verroux et les eunuques d’un harem. À cette cause on en peut ajouter une plus honorable. Les Germains traitaient leurs femmes avec estime et confiance ; ils les consultaient dans les occasions les plus importantes, et ils se plaisaient à croire que leur âme renfermait une sainteté et une sagesse surnaturelles. Quelques-unes de ces interprètes du destin, telles que Velleda dans la guerre des Bataves, gouvernèrent, au nom de la divinité, les plus fières d’entre les nations germaniques [126]. ; sans être adorées comme déesses, les autres jouissaient de la considération que méritaient les compagnes libres des soldats, associées, comme l’indiquaient les cérémonies mêmes du mariage, à une vie de fatigue, de travaux et de gloire [127]. Dans les grandes invasions, les camps des Barbares étaient remplis d’une multitude de femmes, qui, fermes au milieu du bruit des armes, contemplaient d’un œil intrépide le spectacle effrayant de la destruction, et les blessures honorables de leurs fils et de leurs époux [128]. Des armées en déroute ont été plus d’une fois ramenées à la victoire par le désespoir généreux des femmes, qui redoutaient bien moins la mort que la servitude. S’il ne restait plus de ressource, elles savaient, par leurs propres mains, se dérober, ainsi que leurs enfans, aux outrages du vainqueur [129]. De pareilles héroïnes ont des droits à notre admiration ; mais nous ne croirons sûrement pas qu’elles aient été aimables ni propres à inspirer de l’amour. Elles ne pouvaient imiter les vertus fortes de l’homme, sans renoncer à cette douceur attrayante qui fait à la fois le charme et la faiblesse de la femme. L’orgueil apprenait aux Germaines à étouffer tout mouvement de tendresse qui aurait porté la moindre atteinte à l’honneur, et l’honneur du sexe a toujours été la chasteté. Les sentimens et la conduite de ces fières matrones sont à la fois une des causes, un des effets, et l’une des preuves du caractère général de la nation. Le courage des femmes, quoique produit par le fanatisme, ou soutenu par l’habitude, n’est qu’une image faible et imparfaite de la valeur qui distingue les hommes d’un siècle ou d’une contrée.
Religion.
Le système religieux des Germains, si l’on peut donner ce nom aux opinions grossières d’une nation sauvage, avait pour principe leurs besoins, leurs craintes et leur ignorance [130]. Ils adoraient des objets visibles et les grands agens de la nature : le Soleil et la Lune, la Terre et le Feu. Ils avaient en même temps imaginé des divinités qui présidaient, selon eux, aux occupations les plus importantes de la vie humaine. Ces Barbares croyaient pouvoir découvrir la volonté des êtres supérieurs par quelques pratiques ridicules de divination ; et le sang des hommes qu’ils immolaient au pied des autels de leurs dieux, leur paraissait l’offrande la plus précieuse et la plus agréable. On s’est trop empressé d’applaudir à leurs notions sur la divinité qu’ils ne renfermaient pas dans l’enceinte d’un temple, et qu’ils ne représentaient sous aucune forme humaine. Rappelons-nous que les Germains n’avaient pas la moindre idée de la sculpture, et qu’ils connaissaient à peine l’art de bâtir ; il nous sera facile d’assigner le véritable motif d’un culte qui venait bien moins d’une supériorité de raison que d’un manque d’industrie. Des bois antiques, consacrés par la vénération des siècles, étaient les seuls temples des Germains : là résidait la majesté d’une puissance invisible. Ces sombres retraites, en ne présentant aucun objet distinct de crainte ou de culte réel, inspiraient un sentiment bien plus profond d’horreur religieuse [131] ; et l’expérience avait appris à des prêtres grossiers tous les artifices qui pouvaient maintenir et fortifier des impressions terribles si conformes à leurs intérêts [132].
Son influence dans la paix.
La même ignorance qui rend les Barbares incapables de concevoir ou d’adopter l’empire utile des lois, les livre sans défense aux terreurs aveugles de la superstition. Les prêtres germains profitèrent de cette disposition de leurs compatriotes, et ils exercèrent même dans les affaires temporelles une autorité que le magistrat n’aurait osé prendre. Le fier guerrier se soumettait patiemment à la verge de la correction, lorsque la main vengeresse tombait sur lui pour exécuter, non la justice des hommes, mais l’arrêt immédiat du dieu de la guerre [133]. Souvent la puissance ecclésiastique suppléait les défauts de l’administration civile. L’autorité divine intervenait constamment dans les assemblées populaires pour y maintenir l’ordre et le silence ; et quelquefois elle s’occupait d’objets plus importans au bien de l’état. On faisait, en certains temps, une procession solennelle dans les pays actuellement connus sous le nom de Mecklenbourg et de Poméranie. Le symbole inconnu de la déesse Herthe (la Terre), couvert d’un voile épais, sortait avec pompe de l’île de Rugen, sa résidence ordinaire : placée sur un char tiré par des génisses, elle visitait de cette manière plusieurs tribus de ses adorateurs. Pendant sa marche, les querelles étaient suspendues, les cris de guerre étouffés ; le Germain belliqueux déposait ses armes : il pouvait goûter alors les douceurs de la paix et de la tranquillité [134]. La trêve de Dieu, si souvent et si inutilement proclamée par le clergé du onzième siècle, ne fut qu’une imitation de cette ancienne coutume [135].
Dans la guerre.
Mais la religion avait bien plus de force pour enflammer que pour modérer les passions violentes des Germains. L’intérêt et le fanatisme portaient souvent les prêtres à sanctifier les entreprises les plus audacieuses et les plus injustes, par l’approbation du ciel et par l’assurance du succès. Les étendards, tenus long-temps en dépôt dans les bois sacrés, brillaient tout à coup sur le champ de bataille [136] ; on dévouait l’armée ennemie, avec de terribles imprécations, aux dieux de la guerre et du tonnerre [137]. Dans la religion du soldat, la lâcheté est le plus grand des crimes : elle paraissait telle aux yeux des Germains. L’homme courageux se rendait digne des faveurs et de la protection de leurs belliqueuses divinités. Le malheureux qui avait perdu son bouclier était banni à jamais de toutes les assemblées civiles et religieuses. Quelques tribus du Nord semblent avoir embrassé la doctrine de la transmigration [138] ; d’autres avaient imaginé un paradis grossier, où les héros s’enivrent pendant toute l’éternité [139]. Elles convenaient toutes qu’une vie passée dans les combats et une mort glorieuse pouvaient seules assurer un avenir heureux, soit dans ce monde-ci, soit dans l’autre.
Les bardes.
L’immortalité, si vainement promise au héros germain par ses prêtres, lui était, jusqu’à un certain point, assurée par les bardes. Cette classe d’hommes singuliers a mérité l’attention de tous ceux qui ont étudié les antiquités des Celtes, des Scandinaves et des Germains. Des recherches exactes ont fait connaître le génie, le caractère des bardes : on sait combien leurs emplois importans inspiraient de vénération pour leur personne. Il est plus difficile d’exprimer, de concevoir même cette fureur pour les armes, cet enthousiasme militaire qu’ils allumaient par leurs chants dans le cœur de leurs compatriotes. Chez un peuple civilisé, le goût de la poésie est plutôt un amusement de l’imagination qu’une passion de l’âme ; et cependant lorsque, dans le calme de la retraite, nous lisons les combats décrits par Homère ou par le Tasse, insensiblement la fiction nous séduit ; nous ressentons quelques feux d’une ardeur martiale. Mais combien sont faibles et froides les sensations que reçoit un esprit tranquille dans le silence de l’étude ! C’était au moment de la bataille, c’était au milieu des fêtes de la victoire, que les bardes célébraient les exploits des anciens héros, et qu’ils faisaient revivre les ancêtres de ces guerriers belliqueux qui écoutaient avec transport des chants barbares, mais animés [140]. La poésie tendait à inspirer la soif de la gloire et le mépris de la mort ; et ces passions, enflammées par le bruit des armes et par la vue des dangers, devenaient le sentiment habituel de l’âme des Germains [141].
Causes qui ont arrêté les progrès des Germains.
Telles étaient la situation et les mœurs des Germains. Le climat, l’ignorance de ces barbares, qui ne connaissaient ni les lettres, ni les arts, ni les lois, leurs notions sur l’honneur, sur la bravoure et sur la religion, le sentiment qu’ils avaient de la liberté, leur inquiétude dans la paix, leur ardeur pour la guerre, tout contribuait à former un peuple de héros. Pourquoi, pendant les deux siècles et demi qui s’écoulèrent depuis la défaite de Varus jusqu’au règne de l’empereur Dèce, ces guerriers formidables ne se distinguèrent-ils par aucune entreprise importante ? pourquoi firent-ils à peine impression sur les faibles habitans des provinces de l’empire, asservis par le luxe et par le despotisme ? Si leurs progrès furent alors arrêtés, c’est qu’ils manquaient à la fois d’armes et de discipline, et que leur fureur fut détournée par les discordes intestines, qui, durant cette période, déchirèrent le sein de leur patrie.
Manque d’armes.
I. On a raison de dire que la possession du fer assure bientôt à une nation celle de l’or. Mais les Germains, également privés de ces métaux précieux, furent réduits à les acquérir lentement et par les seuls efforts d’un courage destitué de moyens étrangers. « Le fer n’est pas en abondance chez ces peuples, autant qu’on en juge par leurs armes. Peu font usage de l’épée ou de la pertuisane : ils ont des lances, ou framées, comme ils les appellent, dont le fer est étroit et court, mais si bien acérées et si maniables, qu’elles sont également propres à combattre de près ou de loin. Leur cavalerie n’a que la lance et le bouclier. Chaque fantassin a de plus un certain nombre de javelots. Alerte, parce qu’il est sans habits, ou couvert d’une simple saye, il les lance à une distance incroyable [142]. Ces guerriers ne se piquent d’aucune magnificence, ou plutôt ils n’en connaissent d’autre que d’embellir leurs boucliers des plus brillantes couleurs. Il est rare qu’ils aient des cuirasses. On voit à peine un ou deux casques dans toute une armée. Leurs chevaux ne sont remarquables ni par la vitesse, ni par la beauté, ni dressés à tourner en tous sens comme les nôtres [143]. » Plusieurs de leurs nations se rendirent cependant célèbres par leur cavalerie ; mais, en général, la principale force des Germains consistait dans une infanterie [144] redoutable, rangée en différentes colonnes, selon la distinction des tribus et des familles. [Et de discipline.]Trop impétueux pour s’accommoder des délais et pour supporter les fatigues, ces soldats, à peine armés, s’élançaient sur le champ de bataille sans aucun ordre et en poussant des cris terribles. Quelquefois la fougue d’un courage inné renversait la valeur moins libre et moins naturelle des mercenaires romains. Mais comme les Barbares jetaient tout leur feu dès le premier choc, ils ne savaient ni se rallier, ni faire retraite. Un premier échec assurait leur défaite ; une défaite entraînait presque toujours une destruction totale. Lorsque nous nous rappelons l’armure complète des Romains, les exercices, la discipline et les évolutions de leurs troupes, leurs camps fortifiés et leurs machines de guerre, nous ne pouvons assez nous étonner que des sauvages nus, et sans autre secours que leur valeur, aient osé se mesurer contre des légions formidables et les différens corps d’auxiliaires qui secondaient leurs opérations. Il fallut, pour balancer les forces, que le luxe eût énervé la vigueur des Romains, et qu’un esprit de désobéissance et de sédition eût relâché la discipline de leurs armées. Rome perdit elle-même de sa supériorité en recevant dans ses armées des Barbares auxiliaires ; démarche fatale qui leur apprit insensiblement l’art de la guerre et de la politique. Quoiqu’elle les admît en petit nombre et avec la plus grande circonspection, l’exemple de Civilis aurait dû lui apprendre qu’elle s’exposait à un danger évident, et que ses précautions n’étaient pas toujours suffisantes [145]. Durant les discordes intestines qui suivirent la mort de Néron, cet adroit et intrépide Batave, que ses ennemis ont daigné comparer avec Annibal et avec Sertorius [146], forma le noble projet de briser les fers de ses compatriotes, et de rendre leur nom célèbre. Huit cohortes bataves, dont le courage avait été éprouvé dans les guerres de Bretagne et d’Italie, se rangèrent sous son étendard. Il Introduisit au sein de la Gaule une armée de Germains. À son approche, Trèves et Langres, cités importantes, furent forcées d’embrasser sa cause. Il défit les légions, détruisit leurs camps fortifiés, et employa contre les Romains les talens et la science militaire qu’il avait acquises en servant avec eux. Lorsque enfin, après une défense opiniâtre, il fut contraint de céder à la puissance de l’empire, il assura sa liberté et celle de sa patrie par un traité honorable. Les Bataves demeurèrent en possession des îles du Rhin [147], comme alliés, et non comme sujets de la monarchie romaine.
Dissensions civiles des Germains.
II. Les Germains auraient paru bien redoutables, si toutes leurs forces réunies eussent agi dans la même direction. La totalité du pays qu’ils occupaient pouvait contenir un million de guerriers, puisque tous ceux qui étaient en âge de porter les armes désiraient de s’en servir. Mais cette indocile multitude, incapable de concevoir ou d’exécuter aucun projet tendant à la gloire nationale, se laissait entraîner par une foule d’intérêts divers et souvent contraires les uns aux autres. La Germanie renfermait plus de quarante états indépendans ; et même, dans chaque état, les différentes tribus qui le composaient ne se tenaient entre elles que par de faibles liens. Ces Barbares s’enflammaient aisément ; ils ne savaient pas pardonner une injure, encore moins une insulte. Dans leur colère implacable, ils ne respiraient que le sang. Les disputes qui arrivaient si fréquemment dans leurs parties tumultueuses de chasse ou de débauche, suffisaient pour provoquer des nations entières. Les vassaux et les alliés d’un chef puissant partageaient ses animosités. Punir le superbe, ou enlever les dépouilles du faible, étaient également des motifs de guerre. Les plus formidables états de la Germanie affectaient d’étendre autour de leurs territoires d’immenses solitudes et des frontières dévastées. La distance respectueuse que leurs voisins avaient soin d’observer à leur égard attestait la terreur de leurs armes, et les mettait en quelque sorte, à l’abri du danger d’une invasion subite [148].
Fomentées par la politique de Rome.
« Les Bructères [149] ne sont plus (c’est maintenant Tacite [150] qui parle) ; leur hauteur insupportable, le désir de profiter de leurs dépouilles, ou peut-être le ciel, protecteur de notre empire, ont réuni contre eux les peuples voisins [151], qui les ont chassés et détruits. Les dieux nous ont ménagé jusqu’au plaisir d’être spectateurs du combat. Plus de soixante mille hommes ont péri, non sous l’effort des armes romaines, mais, ce qui est plus magnifique, pour nous servir de spectacle et d’amusement. Si les peuples étrangers ne peuvent se résoudre à nous aimer, puissent-ils du moins se haïr toujours ! Dans cet état de grandeur [152] où les destins de Rome nous ont élevés, la fortune n’a plus rien à faire que de livrer nos ennemis à leurs propres dissensions [153]. » Ces sentimens, moins dignes de l’humanité que du patriotisme de Tacite, expriment les maximes invariables de la politique de ses concitoyens. En combattant les Barbares, une victoire n’aurait été ni utile ni glorieuse ; il paraissait bien plus sûr de les diviser. Les trésors et les négociations de Rome pénétrèrent dans le cœur de la Germanie, et les empereurs employèrent avec dignité toutes sortes de moyens pour séduire ceux de ces peuples dont leur situation, sur les bords du Rhin ou du Danube, pouvait rendre l’amitié aussi avantageuse, que leur inimitié eût été incommode. On flattait la vanité des principaux chefs par des présens de peu de valeur, qu’ils recevaient comme objets de luxe, ou comme marque de distinction. Dans les guerres civiles, la faction la plus faible cherchait à se fortifier en formant des liaisons secrètes avec les gouverneurs des provinces frontières. Toutes les querelles des Germains étaient fomentées par les intrigues de Rome ; tous leurs projets d’union et de bien public renversés par l’action puissante de la jalousie et de l’intérêt particulier [154].
Union passagère contre Marc-Aurèle.
Sous le règne de Marc-Aurèle, presque tous les Germains, des Sarmates même, entrèrent dans une conspiration générale qui glaça l’empire d’effroi. Quel motif pouvait rassembler tout à coup tant de nations différentes, depuis l’embouchure du Rhin jusqu’à celle du Danube [155] ? Il nous est impossible de déterminer si ce fut la raison, la nécessité ou la passion qui les réunit. Nous devons seulement être assurés que les Barbares ne furent ni attirés par l’indolence, ni provoqués par l’ambition de l’empereur romain. Une invasion si dangereuse exigeait toute la fermeté et toute la vigilance de Marc-Aurèle. Il confia plusieurs postes importans à d’habiles généraux, et il prit en personne le commandement de ses armées dans la province du Haut-Danube, où sa présence paraissait plus nécessaire. Après plusieurs campagnes sanglantes, où la victoire fut souvent disputée, il vint à bout de dompter la résistance de ces Barbares. Les Quades et les Marcomans [156], qui avaient donné le signal de la guerre, en furent les principales victimes. Ces peuples habitaient les rives du Danube. L’empereur les força de se retirer à cinq milles au-delà de ce fleuve [157], et de lui livrer la fleur de leur jeunesse, qui fut aussitôt envoyée en Bretagne, où elle pouvait servir d’otage, et devenir utile dans l’armée [158]. Les fréquentes rebellions des Quades et des Marcomans avaient tellement irrité Marc-Aurèle, qu’il se proposait de réduire leur pays en province. La mort l’en empêcha ; mais cette ligue redoutable, la seule dont l’histoire fasse mention dans les deux premiers siècles de l’empire, fut entièrement dissipée, et il n’en subsista aucune trace parmi les peuples du Nord.
Distinction des tribus germaniques.
Jusqu’à présent nous nous sommes bornés aux principaux traits des mœurs de la Germanie, sans essayer de décrire ou de distinguer les différentes tribus que cette contrée renfermait au temps de César, de Tacite et de Ptolémée. Nous parlerons en peu de mots de leur origine, de leur situation et de leur caractère particulier, à mesure qu’elles se présenteront dans la suite de cette histoire. Les nations modernes sont des sociétés fixes et permanentes, liées entre elles par les lois et par le gouvernement ; les arts et l’agriculture les tiennent constamment attachées à leur pays natal. Les tribus germaniques étaient des associations volontaires et mouvantes, composées de soldats, je dirais presque de sauvages. Le même territoire, exposé à un reflux perpétuel de conquêtes et de migrations, changeait plus d’une fois d’habitans dans un court espace de temps. Lorsque plusieurs communautés s’unissaient pour former un plan d’invasion ou de défense, elles donnaient un nouveau titre à leur nouvelle confédération. La dissolution d’une ancienne ligue rendait aux tribus indépendantes les dénominations qui leur étaient propres, et qu’elles avaient oubliées pendant long-temps. Un peuple vaincu adoptait souvent le nom du vainqueur. Quelquefois des flots de volontaires accouraient de tous côtés se ranger sous les étendards d’un chef renommé. Son camp devenait leur patrie ; et bientôt quelque circonstance particulière servait à designer toute la multitude. Ces peuples féroces, effaçant et renouvelant sans cesse les distinctions qui servaient à les séparer, étaient perpétuellement confondus ensemble par les sujets consternés de l’Empire romain [159].
Leur nombre.
Les guerres et l’administration des affaires publiques sont les principaux sujets de l’histoire ; mais le nombre des personnages qui remplissent la scène varie selon les différentes conditions du genre humain. Dans les grandes monarchies, des millions d’hommes, condamnés à l’obscurité, se livrent en paix à des occupations utiles. L’écrivain et le lecteur n’ont alors devant les yeux qu’une cour, une capitale, une armée régulière, et les pays qui peuvent être le théâtre de la guerre ; mais, au sein des discordes civiles, chez un peuple libre et barbare, ou dans de petites républiques [160], les situations deviennent bien plus intéressantes : presque tous les membres de la société sont en action, et méritent par conséquent d’être connus. Les divisions irrégulières des Germains, leur agitation perpétuelle, éblouissent notre imagination : il semble que leur nombre se multiplie. Cette énumération prodigieuse de rois et de guerriers, d’armées et de nations, ne doit pas nous faire oublier que les mêmes objets ont sans cesse été représentés sous des dénominations différentes, et que les dénominations les plus magnifiques ont été souvent prodiguées aux objets les moins importans.
CHAPITRE X.
Les empereurs Dèce, Gallus, Émilien, Valérien et Gallien. Irruption générale des Barbares. Les trente tyrans.
Nature du sujet. A. D. 248-268.
DEPUIS les jeux séculaires célébrés avec tant de pompe par Philippe, jusqu’à la mort de l’empereur Gallus, vingt ans de calamités désolèrent et déshonorèrent l’univers romain. Durant cette période désastreuse, dont tous les instans furent marqués par la honte et par le malheur, les provinces restèrent exposées aux invasions des Barbares, et gémirent sous le despotisme des tyrans militaires ; l’empire s’affaissait de tous côtés ; ce grand corps semblait toucher au moment de sa ruine. La confusion des temps et le manque de matériaux présentent d’égales difficultés à l’historien qui voudrait mettre un ordre suivi dans sa narration. Entouré de fragmens imparfaits, toujours concis, souvent obscurs, quelquefois contradictoires, il est réduit à recueillir, à comparer, à conjecturer ; et quoiqu’il ne lui soit pas permis de ranger ses conjectures dans la classe des faits, il peut suppléer au défaut des monumens historiques par la connaissance générale de l’homme et du jeu des passions, lorsque, n’étant retenues par aucun frein, elles exercent toute leur violence.
L’empereur Philippe.
Ainsi l’on concevra, sans difficulté, que les massacres successifs de tant d’empereurs durent relâcher tous les liens de fidélité entre les princes et les sujets ; que les généraux de Philippe étaient disposés à imiter l’exemple de leur maître, et que le caprice des armées, accoutumées depuis long-temps à de fréquentes et violentes révolutions, pouvait élever sur le trône le dernier des soldats. L’histoire se contente d’ajouter que la première rebellion contre l’empereur Philippe éclata parmi les légions de Mœsie, dans l’été de l’année deux cent quarante-neuf. Le choix de ces troupes séditieuses tomba sur Marinus, officier subalterne [161]. Philippe prit l’alarme ; il craignit que ces premières étincelles ne causassent un embrasement général. Déchiré par les remords d’une conscience coupable, et tremblant à la vue du danger qui le menaçait, il fit part au sénat de la révolte des légions. Le morne silence qui régna d’abord dans l’assemblée attestait la crainte, et peut-être le mécontentement général, jusqu’à ce qu’enfin Dèce, l’un des sénateurs, prenant un caractère conforme à la noblesse de son extraction, osât montrer plus de fermeté que le prince. [Services, révoltes, victoires et règne de l’empereur Dèce. A. D. 249.]Il parla de la conspiration comme d’un soulèvement passager et digne de mépris, et il traita Marinus de vain fantôme, qui serait détruit en peu de jours par la même inconstance qui l’avait créé. Le prompt accomplissement de la prophétie frappa l’empereur. Rempli d’une juste estime pour celui dont les conseils avaient été si utiles, il le crut seul capable de rétablir l’harmonie et la discipline dans une armée dont l’esprit inquiet n’avait pas été entièrement calme après la mort du rival de Philippe. Dèce refusa long-temps d’accepter cet emploi ; il voulait faire entendre au prince combien il était dangereux de présenter un chef habile à des soldats animés par le ressentiment et par la crainte. L’événement justifia encore sa prédiction : les légions de Mœsie forcèrent leur juge à devenir leur complice ; elles ne lui laissèrent que l’alternative de la mort ou de la pourpre. Après une démarche si décisive, il n’avait plus à balancer ; il mena ou fut obligé de suivre son armée jusqu’aux confins de l’Italie, tandis que Philippe, rassemblant toutes ses forces pour repousser le compétiteur redoutable qu’il avait lui-même élevé, marchait à sa rencontre. Les troupes impériales étaient supérieures en nombre ; mais les rebelles formaient une armée de vétérans, commandés par un général habile et expérimenté [162]. Philippe fut ou tué dans le combat, ou mis à mort quelques jours après à Vérone. Les prétoriens massacrèrent à Rome son fils, qu’il avait associé à l’empire. L’heureux Dèce, moins criminel que la plupart des usurpateurs de ce siècle, fut universellement reconnu par les provinces et par le sénat. On dit qu’immédiatement après avoir été forcé d’accepter le titre d’Auguste, il avait, par un message particulier, assuré Philippe de sa fidélité et de son innocence, déclarant solennellement qu’à son arrivée en Italie il quitterait les ornemens impériaux, et reprendrait le rang d’un sujet soumis. Ses protestations pouvaient être sincères ; mais, dans la situation où la fortune l’avait placé, il lui aurait été difficile de recevoir ou d’accorder le pardon [163].
Il marche contre les Goths. A. D. 250.
Le nouvel empereur avait à peine employé quelques mois au rétablissement de la paix et à l’administration de la justice, lorsqu’il fut tout à coup appelé sur les rives du Danube par des cris de guerre et par l’invasion des Goths. C’est ici la première occasion importante où l’histoire fasse mention de ce grand peuple qui, bientôt après, renversa la monarchie romaine, saccagea le Capitole, et donna des lois à la Gaule, à l’Espagne et à l’Italie. Ses conquêtes en Occident ont laissé des traces si profondes, que même encore aujourd’hui on se sert, quoique fort improprement, du nom de Goths pour designer tous les Barbares grossiers et belliqueux.
Origine des Goths.
Dans le commencement du sixième siècle, les maîtres de l’Italie, et devenus souverains d’un puissant empire, se livrèrent au plaisir de contempler leur ancienne gloire et l’avenir brillant qui s’offrait à leurs yeux. Ils désirèrent de perpétuer le souvenir de leurs ancêtres, et de transmettre leurs exploits aux siècles futurs. Le savant Cassiodore, principal ministre de la cour de Ravenne, remplit les vœux des conquérans. Son histoire des Goths consistait en douze livres ; elle est maintenant réduite à l’abrégé imparfait de Jornandès [164]. Ces écrivains ont eu l’art de passer avec rapidité sur les malheurs de leur nation, de célébrer son courage, lorsqu’il était secondé par la fortune, et d’orner ses triomphes de plusieurs trophées érigés en Asie par les Scythes. Sur la foi incertaine de quelques poésies, les seules archives des Barbares, ils font venir originairement les Goths [165] de la Scandinavie [166]. Cette vaste péninsule, située à l’extrémité septentrionale de l’ancien continent, n’était pas inconnue aux conquérans de Rome. De nouveaux liens d’amitié avaient resserré les premiers nœuds du sang. On avait vu un roi Scandinave abdiquer volontairement sa sauvage dignité, et se rendre à Ravenne pour y passer le reste de ses jours au milieu d’une cour tranquille et polie [167]. Des vestiges, qui ne peuvent être attribués à la vanité nationale, attestent l’ancienne résidence des Goths dans les contrées au nord de la Baltique. Depuis le géographe Ptolémée, le midi de la Suède semble avoir toujours appartenu à la partie la moins entreprenante de la nation, et même aujourd’hui un pays considérable est divisé en Gothie orientale et occidentale. Depuis le neuvième siècle jusqu’au douzième, tandis que le christianisme s’avançait à pas lents dans le septentrion, les Goths et les Suédois formaient, sous la même domination, deux nations différentes, et quelquefois ennemies [168]. Le dernier de ces deux noms a prévalu, sans anéantir le premier. Les Suédois, assez grands par eux-mêmes pour se contenter de leur réputation dans les armes, ont toujours réclamé l’ancienne gloire des Goths. Dans un moment de ressentiment contre la cour de Rome, Charles XII fit entendre que ses troupes victorieuses n’avaient pas dégénéré de leurs braves ancêtres, dont la valeur avait autrefois subjugué la reine du monde [169].
Religion des Goths.
Le célèbre temple d’Upsal subsistait encore à la fin du onzième siècle dans cette ville, la plus considérable de celles des Goths et des Suédois. L’or enlevé par les Scandinaves, dans leurs expéditions maritimes, en faisait le principal ornement ; et la superstition y avait consacré, sous des formes grossières, les trois principales divinités, le dieu de la guerre, la déesse de la génération et le dieu du tonnerre. Dans la fête générale que l’on célébrait chaque neuvième année, deux animaux de toute espèce, sans en excepter l’espèce humaine, étaient immolés avec la plus grande cérémonie, et leurs corps ensanglantés suspendus dans le bois sacré qui tenait au temple [170]. Les seules traces qui subsistent maintenant de ce culte barbare sont contenues dans l’Edda, système de mythologie compilé en Islande vers le treizième siècle, et que les savans de Suède et de Danemarck ont étudié comme le reste le plus précieux de leurs anciennes traditions.
Institutions d’Odin ; sa mort.
Malgré l’obscurité mystérieuse de l’Edda, il est facile de distinguer deux personnages confondus sous le nom d’Odin, le dieu de la guerre et le grand législateur de la Scandinavie. Celui-ci est le Mahomet du Nord ; ce fut lui qui institua une religion adaptée au climat et au peuple. De nombreuses tribus, sur les deux rives de la Baltique, furent subjuguées par la valeur invincible d’Odin, par son éloquence persuasive et par sa réputation d’habile magicien. Pendant le cours d’une vie longue et heureuse, il ne s’était occupé qu’à propager sa religion : il y mit le sceau par une mort volontaire. Redoutant les approches ignominieuses des maladies et des infirmités, il résolut d’expirer comme il convenait à un guerrier. Dans une assemblée solennelle des Suédois et des Goths, il se fit neuf blessures mortelles. « Je cours, disait-il en rendant le dernier soupir, préparer le festin des héros dans le palais du dieu de la guerre [171]. »
Hypothèse agréable, mais incertaine, touchant Odin.
Le lieu de la naissance d’Odin et de sa résidence habituelle est désigné sous le nom d’As-gard. L’heureuse conformité de ce nom avec As-bourg ou As-of [172], mots dont la signification est la même, sert de base à un système historique si ingénieux, que nous souhaiterions qu’il fût vrai [173]. On suppose qu’Odin était le chef d’une tribu de Barbares qui habitèrent les bords des Palus méotides, jusqu’à ce que la chute de Mithridate et les armes victorieuses de Pompée fissent trembler le Nord pour sa liberté. Odin, trop faible pour résister à un pouvoir si formidable, ne céda qu’en frémissant ; forcé de quitter son pays natal, il conduisit sa tribu depuis les frontières de la Sarmatie asiatique jusqu’en Suède, avec le projet véritablement grand de former, dans des retraites inaccessibles à la servitude, une religion et un peuple qui pussent servir un jour sa vengeance immortelle, lorsque ses invincibles Goths, animés par l’enthousiasme de la gloire, sortiraient en nombreux essaims des environs du pôle pour châtier les oppresseurs du genre humain [174].
Migrations des Goths de la Scandinavie en Prusse.
Quand même tant de générations successives du peuple goth auraient été capables de conserver quelques faibles traces de leur origine des Scandinaves, ce n’est pas à des barbares sans lettres que nous pourrions demander un détail exact des temps et des circonstances de leurs migrations. Le passage de la Baltique était une entreprise facile et naturelle. Les habitans de la Suède avaient un nombre suffisant de vaisseaux à rames [175] ; et depuis Carlscroon jusqu’aux ports les plus voisins de la Prusse et de la Poméranie, la distance n’est que d’environ cent milles. Ici enfin nous marchons à la lueur de l’histoire sur un terrain solide. Du moins, en remontant jusqu’à l’ère chrétienne [176], au plus tard jusqu’au siècle des Antonins [177], nous voyons les Goths établis à l’embouchure de la Vistule ; et dans cette fertile province, où long-temps après furent bâties les villes commerçantes de Thorn, d’Elbing, de Konigsberg et de Dantzick [178]. À l’occident de ces contrées, les nombreuses tribus des Vandales se répandirent le long des rives de l’Oder, et des côtes maritimes du Mecklenbourg et de la Poméranie. Une ressemblance frappante de mœurs, de traits, de religion et de langage, semble indiquer que les Vandales et les Goths étaient originairement une grande et même nation [179]. Ceux-ci paraissent avoir été subdivisés en Ostrogoths, Visigoths et Gépides [180]. La distinction des diverses tribus Vandales fut plus fortement marquée par les noms indépendans d’Hérules, de Bourguignons, de Lombards, et d’une foule d’autres petits états, qui formèrent, pour la plupart, dans les siècles suivans, de puissantes monarchies.
De la Prusse en Ukraine.
Dans le siècle des Antonins, les Goths habitaient encore la Prusse. Déjà, sous le règne d’Alexandre-Sévère, leurs hostilités et leurs incursions fréquentes avaient annoncé leur voisinage aux Romains de la Dacie [181]. Cet intervalle, qui est d’environ soixante-dix ans, est donc la période où nous devons placer la seconde migration des Goths, lorsqu’ils se portèrent de la Baltique au Pont-Euxin ; mais il est impossible d’en démêler la cause au milieu des différens ressorts qui faisaient mouvoir des Barbares errans. La peste ou la famine, une victoire ou une défaite, un oracle des dieux, ou l’éloquence d’un chef entreprenant, suffisaient pour les attirer dans les climats plus tempérés du midi. Outre l’influence d’une religion guerrière, leur nombre et leur intrépidité les mettaient en état d’affronter les plus grands dangers. Leurs boucliers ronds et leurs épées courtes les rendaient formidables, lorsqu’ils en venaient aux mains. Leur noble soumission à des rois héréditaires donnait à leurs conseils une union et une stabilité peu communes [182]. Amala, le héros de ce siècle, le dixième aïeul de Théodoric, roi d’Italie, était digne de les commander. Ce chef illustre soutenait, par l’ascendant du mérite personnel, la noblesse de son origine, qu’il attribuait aux Anses ou demi-dieux de la nation [183].
La nation des Goths s’accroît dans sa marche.
Le bruit d’une grande entreprise, répandu dans la Germanie, excita le courage des plus braves guerriers de plusieurs nations vandales, que nous voyons, un petit nombre d’années après, prendre part à la guerre sous le nom générique de Goths [184]. Les conquérans se rendirent d’abord sur les rives du Prypek, rivière que les anciens ont universellement regardée comme la branche méridionale du Borysthène [185]. Ce grand fleuve, qui arrose les plaines de la Pologne et de la Russie, servit de direction aux Barbares, et leur procura pendant toute leur marche une provision constante d’eau, et d’excellents pâturages pour les nombreux troupeaux qui les accompagnaient. Pleins de confiance en leur propre bravoure, ils pénétrèrent dans des contrées inconnues, sans songer aux puissances qui auraient pu s’opposer à leurs progrès. Les Bastarnes et les Vénèdes furent les premiers qui se présentèrent. La fleur de leur jeunesse prit parti, de gré ou de force, dans l’armée des Goths. Les Bastarnes occupaient le nord des monts Krapacks. L’immense contrée qui séparait ces peuples des sauvages de Finlande était habitée, ou plutôt dévastée, par les Vénèdes [186]. On a quelques raisons de croire que les Bastarnes, qui se distinguèrent dans la guerre de Macédoine [187], et qui formèrent ensuite ces tribus redoutables de Peucins, de Borans, de Carpiens, etc., tiraient leur origine de la Germanie [188]. Nous sommes encore mieux fondés à placer dans la Sarmatie le berceau des Venèdes, qui devinrent si fameux dans le moyen âge [189] ; mais le mélange du sang et des mœurs sur la frontière douteuse de ces deux vastes régions embarrasse souvent l’observateur le plus exact [190]. [Distinction des Germains et des Sarmates.]En s’avançant plus près du Pont-Euxin, les Goths rencontrèrent des races plus pures de Sarmates, les Jaziges, les Alains [191] et les Roxolans. Les Goths furent vraisemblablement les premiers Germains qui aperçurent les bouches du Tanaïs et du Borysthène. Il est facile de connaître ce qui distinguait particulièrement les peuples de la Germanie et de la Sarmatie. Des cabanes fixes ou des tentes mobiles, les lois du mariage, qui permettaient d’épouser une ou plusieurs femmes, un habit serré ou des robes flottantes, une force militaire qui consistait principalement en infanterie ou en cavalerie ; telles sont les marques caractéristiques de ces deux grandes portions du genre humain. Il ne faut pas surtout oublier l’usage des langues teutonique et esclavonne, dont la dernière s’est répandue, par la voie des armes, des confins de l’Italie au voisinage du Japon.
Description de l’Ukraine.
Avant d’attaquer les provinces romaines, les Goths possédaient déjà l’Ukraine, pays d’une grande étendue et d’une rare fertilité. Il est partagé presque également par le Borysthène, qui reçoit des deux côtés les eaux de plusieurs rivières navigables. Cette vaste contrée renfermait en quelques endroits des bois immenses de chênes antiques et très-élevés. L’abondance du gibier et du poisson, les ruches innombrables que l’on trouvait dans les cavités des rocs ou dans le creux des vieux arbres, et qui même, en ces temps grossiers, formaient une branche considérable de commerce, la beauté du bétail, la température de l’air, un sol propre à toute espèce de grains, la richesse de la végétation, tout attestait là libéralité de la nature, et invitait l’industrie de l’homme [192]. Les Goths dédaignèrent ces avantages : une vie de paresse, de pauvreté et de rapine, leur parut toujours préférable.
Les Goths envahissent les provinces romaines.
Les hordes des Scythes qui bordaient leurs nouveaux établissemens du côté de l’Orient, ne leur offraient que le hasard incertain d’une victoire inutile : l’aspect brillant des campagnes romaines avait bien plus d’attraits pour eux. Les champs de la Dacie, cultivés par des habitans industrieux, pouvaient être moissonnés par un peuple guerrier. Les successeurs de Trajan consultèrent moins les véritables intérêts de l’état que de fausses idées de grandeur, lorsqu’ils conservèrent les conquêtes de ce prince au-delà du Danube. Il est probable que leur politique affaiblit l’empire du côté de ce fleuve. La Dacie, province nouvelle et à peine soumise, n’était ni assez forte pour résister aux Barbares, ni assez opulente pour assouvir leur cupidité. Tant que les rives éloignées du Niester servirent de bornes à l’empire, les fortifications du bas Danube furent gardées avec moins de précautions : ensevelis dans une fatale sécurité, les habitans de la Mœsie se persuadèrent qu’une distance trop vaste pour être franchie les mettait à l’abri de tout danger de la part des Barbares. L’irruption des Goths, sous le règne de Philippe, les tira de leur funeste erreur. Le roi ou chef de cette fière nation, traversa avec mépris la province de la Dacie, et passa le Niester et le Danube, sans rencontrer aucun obstacle. Les troupes romaines ne connaissaient déjà plus de discipline ; elles livrèrent à l’ennemi les postes importans qui leur avaient été confiés, et la crainte d’un juste châtiment en fit passer un grand nombre sous les étendards des Goths. Tous ces Barbares parurent enfin devant Marcianopolis [193], ville bâtie par Trajan en l’honneur de sa sœur, et qui servait alors de capitale à la seconde Mœsie [194]. Les habitans se crurent trop heureux de racheter à prix d’argent leurs biens et leurs personnes ; et les conquérans retournèrent dans leurs déserts, plutôt encouragés que satisfaits par ce premier succès de leurs armes contre un état faible, mais opulent. Dèce fut bientôt informé que Cniva, roi des Goths, avait passé une seconde fois le Danube avec des troupes plus nombreuses ; que ses détachemens répandaient de tous côtés la désolation en Mœsie ; et que le principal corps d’armée, composé de soixante-dix mille Germains et Sarmates, pouvait se porter aux entreprises les plus audacieuses. Une invasion si formidable exigeait la présence du monarque, et le développement de toutes ses forces.
Divers événemens de la guerre des Goths. A. D. 250.
Dèce trouva les Goths occupés au siége de Nicopolis, sur le Jatrus, un de ces monumens qui devaient perpétuer le souvenir des exploits de Trajan [195]. À son approche ils se retirèrent, mais avec le projet de voler à une conquête plus importante, et d’attaquer Philippopolis [196], ville de Thrace, bâtie par le père d’Alexandre, presque au pied du mont Hémus [197]. L’empereur les suivit par des marches forcées dans un pays difficile ; mais lorsqu’il se croyait encore à une distance considérable de leur arrière-garde, Cniva se tourna contre lui avec une violente impétuosité. Le camp des Romains fut pillé ; et, pour la première fois, leur souverain prit la fuite devant une troupe de Barbares à peine armés. Après une grande résistance, Philippopolis, privée de secours, fut emportée d’assaut. On assure que cent mille personnes perdirent la vie dans le sac de cette ville [198]. Plusieurs prisonniers de marque ajoutèrent à l’importance du butin ; et Priscus, frère du dernier empereur Philippe, ne rougit point de prendre la pourpre, sous la protection des plus cruels ennemis de Rome [199]. Cependant la longueur du siége avait donné le temps à Dèce de ranimer le courage, de rétablir la discipline, et d’augmenter le nombre de ses troupes. Il intercepta différens partis de Barbares, qui accouraient de la Germanie pour venir partager la victoire de leurs compatriotes [200]. Des officiers d’une fidélité et d’une valeur éprouvées [201] eurent ordre de garder les passages des montagnes ; les fortifications du Danube furent réparées et mises en état de défense ; enfin le prince employa les plus grands efforts pour s’opposer aux progrès ou à la retraite des Goths. Encouragés par le retour de la fortune, il se préparait à frapper de plus grands coups, et il attendait avec inquiétude le moment de venger sa propre gloire et celle des armes romaines [202].
Dèce rétablit l’office de censeur dans la personne de Valérien.
Dans le temps qu’il luttait contre la violence de la tempête, son esprit calme et réfléchi, au milieu du tumulte de la guerre, méditait sur les causes plus générales qui, depuis le siècle des Antonins, avaient précipité si impétueusement la décadence de la grandeur romaine. Il découvrit bientôt qu’il était impossible de replacer cette grandeur sur une base solide, sans rétablir la vertu publique, les principes fondamentaux de la constitution, les mœurs antiques de l’état, et la majesté opprimée des lois. Pour exécuter un projet si beau, mais si difficile, il résolut de faire revivre l’ancien office de censeur, magistrature importante qui avait beaucoup contribué à maintenir le gouvernement [203], jusqu’à ce qu’usurpée par les Césars, elle eût perdu son intégrité primitive, et fût tombée insensiblement en oubli [204]. Persuadé que la faveur du souverain peut donner la puissance, mais que l’estime du peuple confère seule l’autorité, Dèce abandonna le choix d’un censeur au libre suffrage du sénat. [A. D. 251, 27 octobre.]Les voix unanimes, ou plutôt les acclamations de l’assemblée, nommèrent Valérien comme le plus digne de remplir cet auguste emploi. Ce vertueux citoyen, qui fut depuis revêtu de la pourpre, servait alors avec distinction dans les troupes. Dès que l’empereur eut appris son élection, il assembla dans son camp un conseil général, et avant de donner l’investiture au nouveau censeur, il crut devoir lui rappeler la difficulté et l’importance de sa charge. « Heureux Valérien, dit le prince à son illustre sujet, heureux d’avoir mérité l’approbation du sénat et de la république ! acceptez la censure, et réformez les mœurs du genre humain. Vous choisirez parmi les sénateurs ceux qui méritent de conserver leur rang dans cette auguste assemblée. L’ordre équestre vous devra le rétablissement de son ancienne splendeur. En augmentant les revenus de l’état, songez à diminuer les charges publiques. Partagez en plusieurs classes régulières la multitude confuse des citoyens. Que la puissance militaire, les richesses, les vertus et les ressources de Rome, soient l’objet constant de votre attention. Vos décisions auront force de loi. L’armée, le palais, les ministres de la justice, les grands officiers de l’empire sont soumis à votre tribunal : nul n’est excepté que les consuls ordinaires [205], le préfet de la ville, le roi des sacrifices et la première des vestales, aussi long-temps que cette vierge conservera sa chasteté, et même ce petit nombre, qui peut ne pas redouter la sévérité du censeur romain, s’efforcera de gagner son estime [206]. »
Ce projet impraticable et sans effet.
Un magistrat revêtu d’un pouvoir si étendu aurait été moins le ministre que le collègue de son maître [207]. Valérien redoutait, avec raison, une place qui devait l’exposer aux soupçons et à l’envie. Sa modestie parut alarmée de la grandeur du poste où on voulait le placer. Après avoir insisté sur sa propre insuffisance et sur la corruption du siècle, il représenta fort adroitement que l’office de censeur ne pouvait être séparé de la dignité impériale, et que les mains d’un sujet étaient trop faibles pour supporter l’énorme fardeau d’une telle administration [208]. Les événemens de la guerre arrêtèrent bientôt l’exécution d’un projet séduisant, mais impraticable, mirent Valérien à l’abri du danger, et épargnèrent probablement au prince la bonté de ne pas réussir. Un censeur peut maintenir les mœurs d’un état ; il ne saura jamais les rétablir. Il est impossible que l’autorité d’un pareil magistrat soit avantageuse, qu’elle produise même aucun effet, à moins qu’il ne trouve dans le cœur du peuple un sentiment vif d’honneur et de vertu, et qu’il ne soit soutenu par un respect religieux pour l’opinion publique, et par une foule de préjugés utiles favorisant les mœurs nationales. Dans un temps où ces principes sont anéantis, l’office de censeur doit dégénérer en vaine représentation, ou devenir un instrument d’oppression [209] et de despotisme. Il était plus aisé de vaincre les Goths que de déraciner les vices de l’état ; et cependant la première de ces entreprises coûta à l’empereur son armée et la vie.
Défaite et mort de Dèce et de son fils.
Environnés des troupes romaines, les Goths se trouvaient exposés à des attaques continuelles. Le siége de Philippopolis leur avait coûté leurs meilleurs soldats, et le pays dévasté n’offrait plus de subsistance à ce qui restait de cette multitude de Barbares indisciplinés. Dans cette extrémité, ils auraient volontiers rendu leur butin et leurs prisonniers pour avoir la permission de se retirer paisiblement ; mais l’empereur se croyait sûr de la victoire ; et, résolu de répandre une terreur salutaire parmi toutes les nations du Nord, il refusa d’écouter aucun accommodement. Les Barbares intrépides préférèrent la mort à l’esclavage. La bataille se donna sous les murs d’une ville obscure de la Mœsie, appelée Forum Terebronii [210]. L’armée des Goths était rangée sur trois lignes, et par un effet du hasard ou d’une sage disposition, un marais couvrait le front de leur troisième ligne. Au commencement de l’action, le fils de Dèce, jeune prince de la plus belle espérance, et déjà revêtu de la pourpre, fut percé d’une flèche, et tomba mort à la vue d’un père affligé, qui, rassemblant toute sa fermeté, rappela à son armée consternée que la perte d’un soldat importait peu à la république [211]. Le choc fut terrible ; c’était le combat du désespoir contre la douleur et la rage. Enfin la première ligne des Goths fut enfoncée ; la seconde, qui s’avançait pour la soutenir, eut le même sort. La troisième seulement restait entière, disposée à disputer le passage du marais que l’ennemi présomptueux eut l’imprudence de vouloir forcer. La fortune change tout à coup : « Tout est contre les Romains, la profondeur du marécage, un terrain où l’on enfonce pour peu qu’on s’arrête, où l’on glisse quand on fait un pas ; la pesanteur de la cuirasse, la hauteur des eaux, qui ne permet pas de lancer le javelot. Au contraire, les Barbares, habitués à combattre dans les terrains marécageux, outre l’avantage de la taille, avaient encore celui des longues piques, dont ils atteignaient de loin [212]. » Après d’inutiles efforts, l’armée romaine fut ensevelie dans ce marais, et jamais on ne put retrouver le corps de l’empereur [213]. Tel fut le destin de Dèce, âgé pour lors de cinquante ans ; monarque accompli, actif dans la guerre, affable au sein de la paix [214]. Son fils aurait été digne de lui succéder. La vie et la mort de ces deux princes les ont fait comparer aux plus brillans modèles de la vertu républicaine [215].
Élection de Gallus. A. D. 251. Décemb.
Ce coup funeste abattit pour quelque temps l’insolence des légions. Il paraît qu’elles attendirent patiemment, et reçurent avec soumission le décret du sénat qui réglait la succession à l’empire. Un juste respect pour la mémoire de Dèce éleva sur le trône le seul fils qui lui survécût. Hostilien eut le titre d’empereur ; mais avec un rang égal, on donna une autorité plus réelle à Gallus, dont l’expérience et l’habileté parurent proportionnées à l’importance des soins qui lui étaient confiés, la tutelle d’un jeune prince, et le gouvernement de l’empire en danger [216]. [An 252.]Le premier soin du nouvel empereur fut de délivrer les provinces illyriennes de l’oppression cruelle d’un ennemi victorieux. Il consentit à laisser entre les mains des Goths un butin immense, fruit de leur invasion ; et ce qui ajoutait à la honte de l’état, il leur abandonna un grand nombre de prisonniers d’une naissance et d’un mérite distingués. [Retraite des Goths.]Sacrifiant tout au désir d’apaiser le ressentiment de ces fiers vainqueurs, et de faciliter leur départ, il fournit abondamment leur camp de toutes les provisions qu’ils pouvaient désirer. [Gallus achète la paix en payant aux Barbares un tribut annuel.]Il s’engagea même à leur payer tous les ans une somme considérable, à condition qu’ils n’infesteraient plus les provinces romaines [217].
Dans le siècle des Scipions, les rois, qui recherchaient la protection de la république, ne dédaignaient pas de recevoir des présens de peu de valeur, mais auxquels la main d’un allié puissant attachait le plus grand prix. Une chaise d’ivoire, un simple manteau de pourpre, une coupe d’argent, ou quelques pièces de cuivre [218], satisfaisaient les souverains les plus opulens de la terre. Lorsque Rome eut englouti les trésors des nations, les Césars crurent qu’il était de leur grandeur, et même de leur politique, d’exercer envers les alliés de l’état une libéralité constante et réglée par une sage modération : ils secouraient la pauvreté des Barbares, honoraient leur mérite, et récompensaient leur fidélité. Ces marques volontaires de bonté ne paraissaient pas arrachées par la crainte ; elles venaient seulement de la générosité ou de la gratitude des Romains. Les amis et les supplians avaient des droits aux présens et aux subsides de l’empereur : ceux qui les réclamaient comme une dette [219] essuyaient un dur refus. [Mécontentement public.]Mais la clause d’un payement annuel à un ennemi vainqueur ne peut-être regardée que comme un tribut ignominieux : les Romains, jusque-là maîtres du monde, n’avaient point encore été accoutumés à recevoir la loi d’une troupe de Barbares. Le prince qui, par une concession nécessaire, avait probablement sauvé sa patrie, devint l’objet du mépris et de l’aversion générale. Hostilien avait été enlevé au milieu des ravages de la peste ; on imputa sa mort à Gallus [220] ; le cri de la haine attribua même la défaite de Dèce aux conseils perfides de son odieux successeur [221]. La tranquillité que Rome goûta la première année de son administration [222] servit plutôt à enflammer qu’à apaiser le mécontentement public ; et, dès que le danger de la guerre eut été éloigné, on sentit plus fortement et d’une manière bien plus vive l’infamie de la paix.
Victoire et révolte d’Émilien. A. D. 253.
Mais quel dut être le ressentiment des Romains lorsqu’ils découvrirent qu’ils n’avaient point assuré leur repos, même au prix de leur honneur ? Le fatal secret de l’opulence et de la faiblesse de l’empire avait été révélé à l’univers. De nouveaux essaims de Barbares, enhardis par le succès de leurs compatriotes, et ne se croyant pas enchaînés par les mêmes traités, répandirent la désolation dans les provinces de l’Illyrie, et portèrent la terreur jusqu’au pied du Capitole. Un gouverneur de Pannonie et de Mœsie entreprit la défense de l’état, que paraissait abandonner le timide Gallus. Émilien rallia les troupes dispersées et ranima leur courage abattu. Tout à coup les Barbares sont attaqués, mis en déroute, chassés et poursuivis au-delà du Danube. Le général victorieux distribua aux compagnons de ses exploits l’argent destiné pour le tribut, et les acclamations de l’armée le proclamèrent empereur sur le champ de bataille [223]. Gallus semblait avoir oublié les intérêts de l’état au milieu des plaisirs de l’Italie ; informé presque dans le même instant des succès, de la révolte et de la marche rapide de son ambitieux lieutenant, il s’avança au-devant de lui jusqu’aux plaines de Spolète. Lorsque les armées furent en présence, les soldats de Gallus comparèrent la conduite ignominieuse de leur souverain avec la gloire de son rival ; ils admiraient la valeur d’Émilien, ils étaient attirés par la libéralité avec laquelle il offrait à tous les déserteurs une augmentation de paye considérable [224]. [Gallus abandonné et tué. A. D. 253. Mai.]Le meurtre de Gallus et de son fils Volusien termina la guerre civile, le sénat donna une sanction légale aux droits de la conquête. Les lettres d’Émilien à cette assemblée, sont un mélange de modération et de vanité ; il l’assurait qu’il remettrait à sa sagesse l’administration civile, et que, content de la qualité de général, il maintiendrait la gloire de la république, et délivrerait l’empire en peu de temps des Barbares de l’Orient et du Nord [225]. Son orgueil eut lieu d’être satisfait des louanges des sénateurs. Il existe encore des médailles où il est représenté avec le nom et les attributs d’Hercule victorieux, et de Mars vengeur [226].
Valérien venge la mort de Gallus, et est proclamé empereur.
Si le nouveau monarque possédait les talens nécessaires pour remplir ses magnifiques promesses, il n’en eut pas du moins le temps ; moins de quatre mois s’écoulèrent entre son élévation et sa chute [227]. Il avait vaincu Gallus et succomba sous un compétiteur plus formidable que Gallus. Cet infortuné prince avait chargé Valérien, déjà revêtu du titre honorable de censeur, d’amener à son secours les légions de la Gaule et de la Germanie [228]. Valérien exécuta cette commission avec zèle et avec fidélité ; arrivé trop tard pour sauver son souverain, il résolut de le venger. La sainteté de son caractère et plus encore la supériorité de son armée, imprimèrent du respect aux troupes d’Émilien, qui restaient toujours campées dans les plaines de Spolète. [A. D. 253. Août.]Ces soldats indisciplinés n’avaient jamais été dirigés par aucun principe ; devenus alors incapables d’attachement personnel, ils ne balancèrent pas à tremper leurs mains dans le sang d’un prince qui venait d’être l’objet de leur choix. Ils commirent seuls le crime [229] ; Valérien en recueillit le fruit. À la vérité, la guerre civile porta ce sage citoyen sur le trône ; mais il en monta les degrés avec une innocence rare dans ce siècle de révolutions, puisqu’il ne devait ni reconnaissance ni fidélité au souverain dont il prenait la place.
Caractère de Valérien.
Valérien avait environ soixante ans [230] lorsqu’il commença son règne. Ce ne furent ni le caprice de la populace ni les clameurs de l’armée qui lui mirent la couronne sur la tête ; il semblait obéir à la voix unanime de l’univers romain. Dans la carrière des honneurs qu’il avait successivement obtenus, il avait mérité la faveur des princes vertueux, et s’était montré l’ennemi des tyrans [231]. La noblesse de son extraction, la douceur et la pureté de ses mœurs, l’étendue de ses connaissances et la grande expérience qu’il avait acquise, lui attiraient la vénération du sénat et du peuple. Si le genre humain, selon la remarque d’un ancien auteur, eût été libre de se donner un maître, son choix serait tombé sur Valérien [232]. Peut-être le mérite de cet empereur ne répondait-il pas à sa réputation : son habilité ou du moins son courage se ressentait peut-être de la langueur et du refroidissement de l’âge. [Malheur général des règnes de Valérien et de Gallien. A. D. 253-258.]La conviction de sa propre faiblesse engagea Valérien à partager le trône avec un associé plus jeune et plus actif. Les circonstances ne demandaient pas moins un général qu’un monarque, et l’expérience du censeur romain aurait dû lui désigner le collègue le plus digne par ses talens militaires de recevoir la pourpre comme la récompense de son mérite. Au lieu de faire un choix judicieux, qui, en affermissant son règne, aurait rendu sa mémoire chère à la postérité, Valérien ne consulta que les mouvemens de sa tendresse ou de sa vanité ; il conféra les honneurs suprêmes à son fils Gallien, jeune prince dont les vices efféminés avaient été jusque alors cachés dans l’obscurité d’une condition privée [233]. Le père et le fils gouvernèrent ensemble l’univers durant sept ans environ. Gallien régna seul pendant huit autres années ; mais toute cette période ne présente qu’une suite non interrompue de calamités et de confusion. L’Empire romain, attaqué de tous côtés, éprouva à la fois la fureur aveugle des Barbares du dehors, et l’ambition cruelle des usurpateurs domestiques. Pour mettre de l’ordre et de la clarté dans notre narration, nous suivrons moins la succession incertaine des dates, que la division plus naturelle des sujets. [Incursions des Barbares.]Les plus dangereux ennemis de Rome furent alors, 1o. les Francs, 2o. les Allemands, 3o. les Goths, 4o. les Perses. Sous ces dénominations générales nous comprendrons des tribus moins considérables, qui se sont aussi rendues célèbres par leurs exploits, mais dont les noms rudes et obscurs ne serviraient qu’à surcharger la mémoire et à fatiguer l’attention du lecteur.
Origine et confédération des Francs.
I. Comme la postérité des Francs forme une des nations les plus grandes et les plus éclairées de l’Europe, l’érudition et le génie se sont épuisés pour découvrir l’état primitif de ses barbares ancêtres. Aux contes de la crédulité ont succédé les systèmes de l’imagination. L’esprit de recherche a scrupuleusement examiné tous les passages qui pouvaient éclaircir cette matière, et s’est porté sur tous les lieux où il a cru apercevoir de faibles traces d’une origine obscure. On a placé dans la Pannonie [234], dans la Gaule, dans le nord de la Germanie [235] l’origine de cette fameuse colonie de guerriers. Enfin les critiques les plus sensés, rejetant les fausses migrations de conquérans imaginaires, ont embrassé une opinion qui, par sa simplicité même, nous paraît être la seule vraie [236]. Selon leurs savantes conjectures, les anciens habitans du Weser et du Bas-Rhin se réunirent vers l’an 240 [237], et formèrent une nouvelle confédération sous le nom de Francs. Le cercle de Westphalie, le landgraviat de Hesse, les duchés de Brunswick et de Lunebourg étaient autrefois la patrie des Chauques, qui, dans leurs marais inaccessibles, défiaient les armes romaines [238], des Chérusques, fiers du nom d’Arminius, des Cattes, redoutables par la force et par l’intrépidité de leur infanterie, et de plusieurs autres tribus [239] moins puissantes et moins célèbres [240]. L’amour de la liberté était la passion dominante de ces Germains, la jouissance de cette liberté, leur plus précieux trésor, et le mot qui désignait cette jouissance, l’expression la plus agréable à leur oreille. Ils méritaient, ils prirent, ils conservèrent la dénomination de Francs ou hommes libres : titre honorable qui cachait, mais qui ne détruisait pas les noms particuliers des différens peuples de la confédération [241]. Un consentement tacite et un avantage réciproque dictèrent les premières lois de l’union ; l’expérience et l’habitude la cimentèrent par degrés. La ligue des Francs pourrait être en quelque sorte comparée avec le corps helvétique, où chaque canton, retenant sa souveraineté indépendante, concourt avec les autres, dans la cause commune, sans reconnaître de chef suprême ni d’assemblée représentative [242]. Mais le principe des deux confédérations est extrêmement différent ; une paix de deux cents ans a récompensé la politique sage et vertueuse des Suisses. L’inconstance, la soif du pillage et la violation des traités les plus solennels ont déshonoré le caractère des Francs.
Ils envahissent la Gaule.
Depuis long-temps les Romains éprouvaient la valeur entreprenante des habitans de la Basse-Germanie ; tout à coup les forces réunies de ces Barbares menacèrent la Gaule d’une invasion plus formidable, et exigèrent la présence de Gallien, l’héritier et le collègue de l’empereur [243]. Tandis que ce prince et Salonin, son fils, encore enfant, déployaient dans la cour de Trêves toute la majesté du trône, les armées se signalèrent sous le commandement de Posthume. Quoique cet habile général trahît par la suite la famille de Valérien, il fut toujours fidèle à la cause importante de la monarchie. Le langage perfide des panégyriques et des médailles parle obscurément d’une longue suite de victoires ; des titres, des trophées attestent, si l’on peut ajouter foi à un pareil témoignage, la réputation de Posthume, qui est souvent appelé le vainqueur des Germains et le libérateur de la Gaule [244].
Ils ravagent l’Espagne.
Mais un simple fait, le seul à la vérité dont nous ayons une connaissance certaine, renverse en grande partie ces monumens de la vanité et de l’adulation. Le Rhin, quoique décoré du titre de sauvegarde des provinces, fut une bien faible barrière contre l’esprit de conquête qui animait les Francs. Leurs dévastations rapides s’étendirent depuis ce fleuve jusqu’au pied des Pyrénées. Ils franchirent bientôt ces hautes montagnes que la nature semblait leur opposer. L’Espagne n’avait jamais redouté les incursions des Germains ; elle fut incapable de leur résister. Pendant douze ans, la plus grande partie du règne de Gallien, cette contrée opulente devint le théâtre des hostilités destructives auxquelles se livraient des ennemis inégaux en force. Tarragone, capitale florissante d’une province tranquille, fut saccagée et presque détruite [245] ; et du temps d’Orose, qui écrivait dans le cinquième siècle, de misérables cabanes, éparses au milieu des ruines d’un grand nombre de villes magnifiques, rappelaient encore la rage des Barbares [246]. Lorsque le pays épuisé n’offrit plus aucune espèce de butin, les Francs s’emparèrent de quelques vaisseaux dans les ports d’Espagne [247], et passèrent en Mauritanie. [Et passent en Afrique.]Quel dut être, à la vue de ces peuples féroces, l’étonnement d’une région si éloignée ? Lorsqu’ils abordèrent sur la côte d’Afrique, où l’on ne connaissait ni leur nom, ni leurs mœurs, ni leurs traits, ils parurent sans doute tomber tout à coup d’un nouveau monde [248].
Origine et renommée des Suèves.
II. Au-delà de l’Elbe, dans cette partie de la Haute-Saxe, que l’on appelle aujourd’hui le marquisat de Lusace, il existait anciennement un bois révéré, siége formidable de la religion des Suèves. Personne ne pouvait pénétrer dans son enceinte sacrée sans être lié et sans reconnaître, par cette humiliante cérémonie et par des prosternations, la présence immédiate de la divinité souveraine [249]. Le patriotisme ne contribuait pas moins que la superstition à consacrer le Sonnenwald, ou bois des Semnones [250]. Selon la créance universelle, la nation avait reçu sa première existence sur ce lieu sacré. Les nombreuses tribus qui se glorifiaient d’être du sang des Suèves, y envoyaient en certains temps des ambassadeurs ; la mémoire de leur extraction commune se perpétuait par des rites barbares et des sacrifices humains. Les habitans des contrées intérieures de la Germanie, depuis les bords de l’Oder jusqu’à ceux du Danube, portaient le nom général de Suèves. Ces peuples étaient distingués des autres Germains par une mode particulière d’arranger leurs longs cheveux, qu’ils rassemblaient en forme de nœuds sur le haut de la tête. Ils tenaient beaucoup à un ornement qui faisait paraître leurs rangs plus élevés et plus terribles sur le champ de bataille [251]. Les Germains, si jaloux de la gloire militaire, reconnaissaient tous la supériorité des Suèves ; ils ne croyaient pas que ce fût une honte de fuir devant une nation à laquelle les dieux immortels eux-mêmes n’auraient pas résisté ; c’est ainsi que s’exprimèrent les tribus des Tenctères et des Usipètes, qui marchèrent avec une grande armée au-devant du dictateur César [252].
Différentes tribus de Suèves prennent le nom d’Allemands.
Sous le règne de Caracalla, un nombreux essaim de Suèves parut sur les rives du Mein et dans le voisinage des provinces romaines, attirés par l’espoir de trouver des vivres, du butin ou de la gloire [253]. Cette armée de volontaires levés à la hâte, forma par degrés une grande nation ; et comme elle était composée d’une foule de tribus différentes, elle prit le nom d’Allemands (ou All-men, tous hommes) [254], pour désigner à la fois leurs différentes races et la bravoure qui leur était commune [255]. Ils se rendirent bientôt formidables aux Romains par leurs incursions. Les Allemands combattaient principalement à cheval ; et leur cavalerie tirait encore une nouvelle force d’un mélange d’infanterie légère, choisie parmi les jeunes guerriers les plus braves et les plus actifs, et accoutumés par de fréquens exercices à suivre les cavaliers dans les marches les plus longues, dans les chocs les plus furieux et dans les retraites les plus précipitées [256].
Les Allemands envahissent la Gaule et l’Italie.
Ces fiers Germains, étonnés d’abord des préparatifs immenses d’Alexandre Sévère, tremblèrent devant son successeur, barbare qui les égalait en courage et en férocité ; mais, toujours prêts à fondre sur les frontières de l’empire, ils augmentèrent le désordre général qui le déchira après la mort de Dèce. Les riches provinces de la Gaule éprouvèrent leur fureur, et ce peuple arracha le premier le voile qui dérobait à l’univers la faible majesté de l’Italie. Un nombreux corps d’Allemands traversa le Danube, pénétra par les Alpes rhétiennes dans les plaines de la Lombardie, s’avança jusqu’à Ravenne, et déploya ses étendards victorieux presqu’à la vue de la capitale [257]. Cette insulte et le danger de l’état rallumèrent dans l’esprit des sénateurs quelque étincelle de leur ancienne vertu. Les empereurs se trouvaient alors engagés dans des guerres très-éloignées ; Valérien en Orient, et Gallien sur les bords du Rhin : toutes les espérances, toutes les ressources des Romains étaient en eux-mêmes. [Ils sont repoussés de devant Rome par le sénat et par le peuple.]Dans cette extrémité, le sénat prit la défense de la république ; il mit en ordre de bataille les gardes prétoriennes qui avaient été laissées dans la ville ; et, pour compléter leur nombre, il enrôla les plus forts et les plus zélés des plébéiens. Les Allemands, surpris de voir tout à coup une armée plus nombreuse que la leur, repassèrent en Germanie chargés de butin ; et le timide Romain prit pour une victoire la retraite des ennemis [258].
Gallien interdit aux sénateurs le service militaire.
Lorsque Gallien eut appris que les Barbares avaient été forcés d’abandonner les murs de Rome, il craignit que son courage ne le portât un jour à délivrer Rome de la tyrannie domestique, aussi-bien que des invasions étrangères. Sa lâche ingratitude parut visiblement dans un édit qui défendait aux sénateurs d’exercer aucun emploi militaire, et même d’approcher du camp des légions : mais ces alarmes n’étaient pas fondées. Les patriciens, énervés par le luxe et par les richesses, retombèrent bientôt dans leur caractère naturel ; ils acceptèrent comme une faveur cette exemption flétrissante de service, et contens, pourvu qu’on les laissât jouir de leurs théâtres, de leurs bains et de leurs maisons de campagne, ils abandonnèrent avec joie les soins dangereux du gouvernement aux mains grossières des paysans et des soldats [259].
Traité de ce prince avec les Allemands.
Un écrivain du bas-empire parle d’une autre invasion des Allemands, plus formidable, mais dont l’événement fut plus glorieux pour Rome. Trois cent mille de ces barbares furent défaits, dit-on, près de Milan, dans une bataille où Gallien combattit en personne avec dix mille Romains seulement [260]. Mais, selon toute probabilité, ce qu’il faut voir dans le récit de cette étonnante victoire, c’est la crédulité de l’historien, ou peut-être les exploits exagérés de quelque lieutenant de l’empereur. Gallien employa des armes d’une nature bien différente pour défendre l’Italie de la fureur des Germains. Il épousa Pipa, fille d’un roi des Marcomans, tribu suève, souvent confondue avec les Allemands dans leurs guerres et dans leurs conquêtes [261] ; et il accorda au père, pour prix de son alliance, un établissement considérable en Pannonie. Il paraît que les charmes naturels d’une beauté sauvage fixèrent l’inconstance de l’empereur, et que les liens de la politique furent resserrés par ceux de l’amour. Mais l’orgueilleuse Rome conservait encore ses préjugés : elle refusa le nom de mariage à l’alliance profane d’un citoyen avec une Barbare, et l’épouse de Gallien ne fut jamais désignée que sous le titre flétrissant de sa concubine [262].
Incursion des Goths.
III. Nous avons déjà tracé la marche des Goths depuis la Scandinavie, au moins depuis la Prusse, jusqu’à l’embouchure du Borysthène ; et nous les avons vu porter ensuite leurs armes victorieuses sur les bords du Danube. Les provinces romaines que ce fleuve séparait de leurs établissemens furent perpétuellement infestées par les Germains et par les Sarniates, sous les règnes de Valérien et de Gallien ; mais les habitans se défendirent avec une fermeté et un bonheur extraordinaires. Les pays qui étaient le théâtre de la guerre fournissaient aux légions un secours inépuisable d’excellens soldats : parmi ces paysans d’Illyrie, il y en eut plus d’un qui, parvenu au commandement des armées, déploya les talens d’un général habile. Les ennemis, campés sur les bords du Danube, menaçaient sans cesse les frontières : quoique leurs détachemens pénétrassent quelquefois jusqu’aux confins de la Macédoine et de l’Italie, les lieutenans de l’empereur arrêtaient leur progrès, ou les coupaient dans leurs retraites [263]. Une nouvelle route vint s’offrir alors aux Barbares, et l’inondation couvrit d’autres contrées. Après avoir conquis l’Ukraine, les Goths devinrent bientôt maîtres de la côte septentrionale du Pont-Euxin : cette mer baignait au midi les provinces opulentes et amollies de l’Asie Mineure, où l’on trouvait tout ce qui pouvait attirer un peuple barbare et conquérant, et rien de ce qui aurait pu lui résister.
Ils s’emparent du royaume du Bosphore.
Les rives du Borysthène ne sont qu’à vingt lieues du passage étroit [264] qui communique à la Tartarie-Crimée, péninsule connue chez les anciens sous le nom de Chersonèse Taurique [265]. C’est sur ce rivage affreux qu’Euripide a placé la scène d’une de ses plus intéressantes tragédies [266]. L’imagination de ce poète savait embellir des plus brillantes couleurs les traditions de l’antiquité. Les sacrifices sanglans offerts à Diane, l’arrivée d’Oreste et de Pylade, le triomphe de la religion et de la vertu sur la férocité sauvage, sont l’emblème d’une vérité historique. Les Tauri, premiers habitans de la péninsule, avaient des mœurs cruelles ; elles s’adoucirent insensiblement par leur commerce avec les Grecs qui s’établirent le long des côtes maritimes. Ces colons dégénérés et des Barbares à peine civilisés, formèrent le petit royaume du Bosphore dont la capitale avait été bâtie sur le détroit par où les eaux des Palus-Méotides tombent dans le Pont-Euxin. À compter de la guerre du Péloponnèse, le Bosphore fut un état indépendant [267] ; ensuite il fut subjugué par l’ambitieux Mithridate [268] ; il céda plus tard, comme le reste des états de ce prince, à la force des armes romaines. Après la chute de la république [269], les rois du Bosphore obéirent à l’empire ; leur alliance ne lui fut point inutile. Leurs armes, leurs présens, et quelques fortifications élevées le long de l’isthme, fermèrent aux Sarmates l’entrée d’un pays qui, par sa situation particulière et par la bonté de ses ports, dominait le Pont-Euxin et l’Asie Mineure [270]. Tant que le sceptre fut entre les mains d’une famille de rois héréditaires, ces monarques s’acquittèrent de leurs fonctions importantes avec vigilance et avec succès ; des factions domestiques, et les craintes ou l’intérêt des usurpateurs obscurs qui s’étaient emparés du trône vacant, introduisirent les Goths dans le centre du Bosphore. Outre l’acquisition d’un pays fertile, les conquérans obtinrent assez de vaisseaux pour transporter leurs armées sur les côtes de l’Asie [271]. [Ils acquèrent des forces navales.]Les bâtimens du Pont-Euxin étaient d’une forme singulière : on ne se servait pour naviguer sur cette mer que de légers bateaux plats, construits en bois seulement sans aucun mélange de fer, et sur lesquels, dès que la tempête approchait, on disposait un petit toit incliné [272]. Tranquilles dans ces cabanes flottantes, les Goths bravaient une mer inconnue, et s’abandonnaient à des matelots que la force seule avait contraints à les servir, et dont l’adresse ne devait pas leur être moins suspecte que la fidélité. Mais l’espoir du butin bannissait toute idée de danger, et une intrépidité naturelle suppléait à la confiance plus raisonnable qu’inspirent la science et l’expérience. Sans doute des guerriers si audacieux murmuraient souvent contre des guides timides, qui, n’osant se livrer à la merci des flots sans les assurances les plus fortes d’un calme constant, pouvaient à peine se résoudre à perdre les côtes de vue. Telle est du moins aujourd’hui la pratique des Turcs [273] ; et ces peuples ne sont vraisemblablement pas inférieurs dans l’art de la navigation aux anciens habitans du Bosphore.
Première expédition maritime de ces peuples.
La flotte des Goths laissa la Circassie à gauche, et parut d’abord vers Pityus [274], la dernière limite des provinces romaines, ville pourvue d’un bon port [275], et défendue par une forte muraille. Ils y trouvèrent une résistance qu’ils n’attendaient pas de la faible garnison d’une forteresse éloignée. Les Barbares furent repoussés ; cet échec sembla diminuer la terreur de leur nom. Tous leurs efforts devinrent inutiles, tant que la garde de cette frontière fut confiée à Successianus, officier d’un rang et d’un mérite supérieurs. Mais aussitôt que Valérien l’eut élevé à un poste plus honorable et moins important, ils renouvelèrent leurs attaques, et la destruction de Pityus effaça le souvenir de leur premier revers [276].
Les Goths assiégent et prennent Trébisonde.
En suivant le contour de l’extrémité orientale du Pont-Euxin, la navigation est d’environ trois cent milles [277] depuis Pityus jusqu’à Trébisonde. Les Goths se portèrent à la vue de la Colchide, si fameuse par l’expédition des Argonautes ; ils entreprirent même, mais sans succès, de piller un riche temple à l’embouchure du Phase. Trébisonde, célébrée dans la retraite des dix mille comme une ancienne colonie grecque [278], devait sa splendeur et ses richesses à la magnificence de l’empereur Adrien, qui avait construit un port artificiel sur une côte où la nature n’a creusé aucun havre assuré [279]. La ville était grande et fort peuplée ; une double enceinte de murs semblait défier la fureur des Barbares, et la garnison venait d’être renforcée de dix mille hommes. Mais quels avantages peuvent suppléer à la vigilance et à la discipline ? Énervées par le luxe et ensevelies dans la débauche, les nombreuses troupes de Trébisonde dédaignaient de garder des fortifications qu’elles jugeaient imprenables. Les Goths ne tardèrent pas à découvrir l’extrême négligence des assiégés : aussitôt ils préparent un grand amas de fascines, escaladent les murs dans le silence de la nuit, et parcourent la ville l’épée à la main. Les malheureux habitans périrent sous le fer du vainqueur, tandis que leurs lâches défenseurs se sauvèrent par les portes opposées à l’attaque. Les temples les plus sacrés et les plus beaux édifices furent enveloppés dans une destruction commune. Les Goths se trouvèrent en possession d’un butin immense. Les contrées voisines avaient déposé leurs trésors dans Trébisonde comme dans un lieu de sûreté. Les superbes dépouilles de cette ville remplirent une grande flotte qui mouillait alors dans son port. Les Barbares, libres de dévaster toute la province du Pont [280], emmenèrent avec eux une quantité prodigieuse de captifs ; ils enchaînèrent aux rames de leurs vaisseaux les plus robustes d’entre ces malheureuses victimes ; enfin, fiers du succès de leur première expédition navale, ils retournèrent en triomphe dans leurs nouveaux établissemens du royaume du Bosphore [281].
Seconde expédition des Goths.
Lorsque les Goths se mirent une seconde fois en mer, ils rassemblèrent des forces plus considérables en hommes et en bâtimens ; mais ils prirent une route tout-à-fait différente, et, dédaignant les provinces épuisées du Pont, ils suivirent la côte occidentale de la mer Noire, passèrent devant les bouches du Borysthène, du Niester et du Danube, prirent dans leurs courses un grand nombre de bateaux de pêcheurs, et s’approchèrent du canal resserré où le Pont-Euxin verse ses eaux dans la Méditerranée, et sépare l’Europe de l’Asie. La garnison de Chalcédoine campait alors près du temple de Jupiter Urius, sur un promontoire qui commandait l’entrée du détroit. Ce petit corps de troupes était supérieur aux Barbares, tant leurs invasions répondaient peu à l’effroi qu’elles inspiraient. [Les villes de Bithynie saccagées.]Mais c’était en nombre seulement que les Romains surpassaient l’ennemi ; ils abandonnèrent avec précipitation un poste avantageux, et livrèrent à la discrétion des Goths la ville de Chalcédoine, abondamment fournie d’armes et d’argent. Les conquérans, prêts à se transporter par mer ou par terre dans les provinces intérieures de l’empire, menaçaient à la fois l’Europe et l’Asie. Tandis qu’ils balançaient sur la route qu’ils devaient prendre, Nicomédie [282], éloignée seulement de soixante milles du camp de Chalcédoine [283], leur fut montrée comme une conquête facile. Incapable de soutenir un siége, cette ancienne capitale des rois de Bithynie renfermait de grandes richesses. Un perfide transfuge conduisit la marche, dirigea les attaques, et partagea le butin ; car les Goths avaient appris assez de politique pour récompenser le traître qu’ils détestaient. Nicée, Pruse, Apamée, Cios [284], villes qui, rivales de Nicomédie, en avaient quelquefois imité la splendeur, eurent le même sort, et bientôt toute la Bithynie éprouva les plus cruelles calamités. Depuis long-temps les faibles habitans de l’Asie ne connaissaient plus l’usage des armes : trois cents ans de paix avaient éloigné toute idée de danger. Les anciennes murailles tombaient en ruines, et les revenus des cités les plus opulentes servaient à la construction des bains, des temples et des théâtres [285].
Retraite des Goths.
Lorsque Cyzique résista aux efforts de Mithridate [286], on y voyait trois arsenaux remplis de blé, d’armes et de machines de guerre [287] ; deux cents galères défendaient son port, et des lois sages veillaient à sa conservation. Cette place n’avait rien perdu de son état florissant ; mais il ne lui restait de son ancienne force qu’une situation avantageuse dans une petite île de la Propontide, qui tenait par deux ponts seulement au continent de l’Asie. Après avoir saccagé Pruse, les Goths s’avancèrent à dix-huit milles [288] de Cyzique, avec l’intention de la détruire. Un heureux accident retarda la ruine de cette ville. La saison était pluvieuse, et les eaux du lac Appolloniates, réservoir de toutes les sources du mont Olympe, s’élevèrent à une hauteur extraordinaire. La petite rivière de Rhindacus, qui en sort, devint tout à coup un torrent large et rapide, qui arrêta les progrès des Goths. Ils avaient probablement laissé leur flotte à Héraclée : ce fut dans cette ville qu’ils se rendirent avec une longue suite de chariots chargés des dépouilles de la Bithynie ; et ils traversèrent cette malheureuse province à la lueur des flammes de Nicée et de Nicomédie, qu’ils brûlèrent par caprice [289]. On parle obscurément d’un combat douteux, qui assura leur retraite [290] ; mais une victoire même complète ne leur aurait été que fort peu avantageuse, puisque l’approche de l’équinoxe d’automne les avertissait de hâter leur retour. Naviguer sur le Pont-Euxin avant le mois de mai ou après celui de septembre, est, aux yeux des Turcs modernes, le comble de l’imprudence et de la folie [291].
Troisième expédition maritime des Goths.
Lorsque nous apprenons que la troisième flotte équipée par les Goths, dans les ports de la Chersonèse Taurique, consistait en cinq cents voiles [292], aussitôt notre imagination multiplie leurs forces, et se représente un armement formidable ; mais, selon le témoignage du judicieux Strabon [293], les bâtimens de corsaires, dont faisaient usage les Barbares du Pont et de la petite Scythie, ne pouvaient contenir que vingt-cinq ou trente hommes ; ainsi, nous ne craindrons pas d’assurer que quinze mille guerriers au plus s’embarquèrent pour cette grande expédition. Impatiens de franchir les limites du Pont-Euxin, ils dirigèrent leur course destructive du Bosphore Cimmérien au Bosphore de Thrace. À peine avaient-ils gagné le milieu du détroit, qu’ils furent rejetés tout à coup à l’entrée. [Ils passent le Bosphore et l’Hellespont.]Un vent favorable les porta le lendemain en peu d’heures dans la mer Tranquille, ou plutôt dans le lac de la Propontide. Ils s’emparèrent de la petite île de Cyzique, et détruisirent cette ville, célèbre depuis plusieurs siècles. De là, sortant par le passage étroit de l’Hellespont, ils tournèrent toutes ces îles répandues sur l’Archipel ou la mer Égée. Les captifs et les déserteurs durent alors leur être absolument nécessaires pour gouverner leurs vaisseaux et pour les guider dans leurs différentes incursions sur les côtes de la Grèce et de l’Asie. Enfin ils abordèrent au Pirée, cet ancien monument de la grandeur d’Athènes, dont il était éloigné de cinq milles [294]. Les habitans de cette ville semblaient déterminés à une vigoureuse défense. Ils avaient essayé quelques préparatifs ; et Cléodame, l’un des ingénieurs nommés par l’empereur pour fortifier les villes maritimes contre les Goths, avait déjà commencé à relever les murailles, qui n’avaient point été réparées depuis Sylla. Les efforts de son art furent inutiles, et les Barbares devinrent maîtres de la patrie des Muses. Tandis qu’ils s’abandonnaient au pillage et à des désordres de tout genre, leur flotte, qu’ils avaient laissée dans le port sous une faible garde, fut tout à coup attaquée par Dexippus. Ce brave citoyen s’était échappé du sac d’Athènes avec l’ingénieur Cléodame, et, rassemblant à la hâte une bande de volontaires, tant paysans que soldats, il vengea en quelque sorte les malheurs de sa patrie [295].
Ravagent la Grèce et menacent l’Italie.
Cet exploit, quelque éclat qu’il ait pu jeter au milieu des ténèbres qui couvraient alors la gloire d’Athènes, servit plutôt à irriter qu’à abattre le caractère indomptable des conquérans du Nord. Un incendie général ravagea dans le même temps toute la Grèce. Thèbes et Argos, Corinthe et Sparte, ces républiques si long-temps rivales, et qui s’étaient illustrées par tant d’actions mémorables les unes contre les autres, ne purent mettre une armée en campagne, ni même défendre leurs fortifications ruinées. Le feu de la guerre se répandit par mer et par terre depuis la pointe de Sunium jusqu’à la côte occidentale de l’Épire. Déjà les Goths se montraient presque à la vue de l’Italie, lorsque l’approche d’un danger si imminent réveilla l’indolent Gallien. Sorti tout à coup de l’ivresse du plaisir, l’empereur prit les armes. Il paraît que sa présence réprima l’audace et divisa les forces de l’ennemi. Naulobatus, chef des Hérules, accepta une capitulation honorable, entra au service de Rome avec un détachement considérable de ses compatriotes, et fut revêtu des ornemens de la dignité consulaire, qui jusque-là n’avait jamais été profanée par la main d’un Barbare [296]. [Leur séparation et leur retraite.]Un grand nombre de Goths, dégoûtés des périls et des fatigues d’un voyage ennuyeux, s’enfoncèrent dans la Mœsie avec le projet de gagner, par le Danube, leurs établissemens en Ukraine. L’exécution d’une entreprise si téméraire devait causer leur ruine totale : le peu d’union qui régnait entre les généraux romains procura aux Barbares les moyens de s’échapper [297]. Ceux d’entre eux qui infestaient encore les terres de l’empire, se retirèrent enfin sur leurs vaisseaux, et prenant leur route à travers l’Hellespont et le Bosphore, ils ravagèrent les rives de Troie, dont le nom, immortalisé par Homère, survivra probablement au souvenir des conquêtes d’un peuple féroce. Dès qu’ils furent en sûreté dans le bassin de la mer Noire, ils descendirent à Anchialus, ville de Thrace, bâtie au pied du mont Hœmus. Ce pays, célèbre par la salubrité de ses bains chauds, leur offrait, après tant de fatigues, un asile agréable ; ils y goûtèrent pendant quelque temps les douceurs du repos. La navigation qui leur restait à faire, pour terminer leur voyage, était courte et facile [298]. Tels furent les divers événemens de cette troisième et fameuse entreprise navale. On aura peut-être de la peine à concevoir comment une armée, composée d’abord de quinze mille hommes, a pu soutenir les pertes d’une expédition si hasardeuse, et former tant de corps séparés. Mais à mesure que le fer, les naufrages et la chaleur du climat diminuaient le nombre de ces guerriers, il était sans cesse renouvelé par des troupes de brigands et de déserteurs qui accouraient de toutes parts pour piller les provinces de l’empire, et par une foule d’esclaves fugitifs, souvent originaires de la Germanie ou de la Sarmatie, qui saisissaient avec empressement l’occasion glorieuse de briser leurs chaînes et de se venger. Dans toutes ces guerres, la portion la plus considérable de danger et d’honneur appartient à la nation des Goths. Les annales imparfaites de ce siècle distinguent quelquefois et le plus souvent confondent les tribus qui combattirent sous leurs étendards ; et comme les flottes des Barbares parurent sortir de l’embouchure du Tanaïs, on désigna fréquemment ces différens peuples réunis par le nom vague, mais plus connu, de Scythes [299].
Ruine du temple d’Éphèse.
Au milieu des calamités générales qui affligent le genre humain, la mort d’un individu, quelque grand qu’il soit, est un événement peu remarquable, et la destruction du plus superbe édifice semble ne devoir pas mériter la moindre attention. Nous ne pouvons cependant oublier le sort du temple de Diane à Éphèse, qui, après être sorti sept fois de ses ruines avec un nouvel éclat [300], fut enfin brûlé par les Goths dans leur troisième invasion navale. Les arts de la Grèce et les richesses de l’Asie avaient contribué à la construction de ce magnifique monument. Il s’élevait sur cent vingt-sept colonnes d’ordre ionique ; ces colonnes, toutes d’un marbre de grand prix, avaient été données par des monarques religieux, et chacune avait soixante pieds de haut. Les sculptures admirables, ouvrages de Praxitèles, qui ornaient l’autel, représentaient la naissance des divins enfans de Latone, la retraite d’Apollon après le meurtre des Cyclopes, et la clémence de Bacchus, qui pardonnait aux Amazones vaincues [301]. Peut-être le sculpteur avait-il tiré ces sujets des légendes et des traditions favorites du pays. Le temple d’Éphèse n’avait que quatre cent vingt-cinq pieds de diamètre, les deux tiers environ de la longueur sur laquelle a été bâtie l’église de Saint-Pierre de Rome [302]. Dans ses autres dimensions, il était encore plus inférieur à ce chef-d’œuvre de l’architecture moderne. Les bras spacieux d’une croix chrétienne exigent une largeur bien plus grande que les temples oblongs des païens. Les artistes les plus hardis de l’antiquité auraient été effrayés, si on leur eût proposé d’élever en l’air un dôme sur les proportions du Panthéon. Au reste, le temple de Diane était admiré comme une des merveilles du monde. Les Perses, les Macédoniens et les Romains en avaient tour à tour révéré la sainteté et augmenté la magnificence [303]. Mais les sauvages grossiers de la Baltique étaient dépourvus de goût pour les arts, et méprisaient les terreurs idéales d’une superstition étrangère [304].
Conduite des Goths à Athènes.
On rapporte à cette époque une autre circonstance qui serait digne d’être remarquée, si nous n’étions fondés à croire qu’elle n’a jamais existé que dans l’imagination d’un sophiste. Lorsque les Goths saccagèrent Athènes, ils rassemblèrent, dit-on, toutes les bibliothéques de cette ville, et se disposèrent à livrer aux flammes tant de dépôts précieux des connaissances humaines. Ce qui les sauva du feu, ce fut cette opinion semée par un de leurs chefs, qu’il fallait laisser aux Grecs des meubles si propres à les détourner de l’exercice des armes, et à les amuser à des occupations oisives et sédentaires [305]. En admettant la vérité du fait, l’habile conseiller, quoique d’une politique plus raffinée que ses compatriotes, raisonnait comme un barbare ignorant. Chez les nations les plus puissantes et les plus civilisées, le génie s’est développé presque en même temps dans tous les genres, et le siècle des arts a généralement été le siècle de la gloire et de la vertu militaire.
Conquête de l’Arménie par les Perses.
IV. Les nouveaux souverains de la Perse, Artaxercès et son fils Sapor, avaient triomphé, comme nous l’avons déjà vu, de la maison d’Arsace. Parmi tant de princes de cette ancienne famille, Chosroès, roi d’Arménie, avait seul conservé sa vie et son indépendance. La force naturelle de son pays, le secours des déserteurs et des mécontens qui se rendaient perpétuellement à sa cour, l’alliance des Romains, et, par-dessus tout, son propre courage, le rendirent invincible. Après s’être défendu avec succès durant une guerre de trente ans, il fut assassiné par les émissaires de Sapor, roi de Perse. Les satrapes d’Arménie, qui, fidèles à l’état, voulaient en assurer la gloire et la liberté, implorèrent la protection des Romains en faveur de Tiridate, l’héritier légitime de la couronne. Mais le fils de Chosroès sortait à peine de la plus tendre enfance, les alliés étaient éloignés, et le monarque persan s’avançait vers la frontière à la tête d’une armée formidable. Un serviteur zélé sauva le jeune Tiridate, qui devait être la ressource de sa patrie. L’Arménie, devenue province d’un grand royaume, demeura pendant plus de vingt-sept ans sous le joug des Perses [306]. Ébloui par l’éclat d’une conquête facile, et comptant sur la faiblesse ou sur les malheurs des Romains, Sapor obligea les fortes garnisons de Carrhes et de Nisibis à évacuer ces places, et il répandit la terreur et la désolation le long des rives de l’Euphrate.
Valérien marche en Orient.
La perte d’une frontière importante, la ruine d’un allié naturel et fidèle, et les succès rapides de l’ambitieux Sapor, remplirent Rome d’indignation pour l’insulte faite à sa grandeur, et de crainte sur le danger qui la menaçait. Valérien, persuadé que la vigilance de ses lieutenans suffisait pour garder le Rhin et le Danube, résolut, malgré son âge avancé, de marcher en personne à la défense de l’Euphrate. Son passage dans l’Asie Mineure suspendit les entreprises navales des Goths, et fit jouir cette province infortunée d’un calme passager et trompeur. [Il est vaincu et fait prisonnier par Sapor. A. D. 260.]L’empereur traversa l’Euphrate, rencontra les Perses près des murs d’Édesse, fut vaincu et fait prisonnier par Sapor. Les particularités de ce grand événement nous sont représentées d’une manière obscure et imparfaite : cependant, éclairés par une faible lueur, nous sommes en état d’apercevoir du côté de l’empereur romain une longue suite d’imprudences, de fautes et de malheurs mérités. Il se confiait aveuglément en Macrien, son préfet du prétoire [307]. Cet indigne ministre rendit son maître l’effroi des sujets opprimés, et le mépris des ennemis de Rome [308]. Conduite par les conseils faibles ou perfides de Macrien, l’armée impériale se trouva dans une situation où la valeur et la science militaire devenaient également inutiles [309]. En vain les Romains firent-ils les plus grands efforts pour s’ouvrir un chemin à travers l’armée persane ; ils furent repoussés avec une perte considérable [310]. Sapor, dont les troupes supérieures en nombre tenaient assiégé le camp de l’ennemi, attendit patiemment que les horreurs de la peste et de la famine eussent assuré sa victoire. Bientôt les légions murmurèrent hautement contre Valérien, et lui imputèrent les maux qu’elles éprouvaient ; leurs clameurs séditieuses demandaient une prompte capitulation. On offrit aux Perses des sommes immenses pour acheter la permission de faire une retraite honteuse ; mais Sapor, sûr de vaincre, refusa l’argent avec dédain ; il retint même les députés, et, s’avançant en ordre de bataille jusqu’au pied du rempart des Romains, il insista pour avoir une conférence personnelle avec leur monarque. Valérien fut réduit à la nécessité de commettre sa dignité et sa vie à la foi du vainqueur. L’entrevue se termina comme on devait naturellement s’y attendre : l’empereur fut mis aux fers, et les troupes consternées déposèrent leurs armes [311]. Dans ce moment de triomphe, l’orgueil et la politique engagèrent Sapor à placer sur le trône vacant de Rome un souverain dont il pût entièrement disposer. Un obscur fugitif d’Antioche, Cyriades, livré à toutes sortes de vices, fut choisi pour déshonorer la pourpre romaine. Les troupes captives obéirent aux ordres du superbe Persan, et ratifièrent, par des acclamations forcées, l’élection de leur indigne souverain [312].
Sapor ravage la Syrie, la Cilicie et la Cappadoce.
L’esclave couronné s’empressa de gagner la faveur de son maître, en trahissant son pays natal. Il conduisit Sapor à la capitale de l’Orient : les Perses traversèrent l’Euphrate, prirent le chemin de Chalcis, et leur cavalerie se porta vers Antioche avec une telle rapidité, que, si nous en croyons un historien très-judicieux [313], cette ville fut surprise au moment où la multitude oisive assistait aux jeux du cirque. Les magnifiques édifices d’Antioche, monumens publics et maisons particulières, furent pillés ou détruits, et ses nombreux habitans mis à mort ou menés en captivité [314]. La fermeté du grand-prêtre d’Émèse arrêta pour un instant l’impétuosité de ce torrent qui désolait toutes les provinces de l’Asie. Revêtu de ses habits sacerdotaux, et suivi d’une troupe considérable de paysans fanatiques, armés seulement de frondes, il sauva son dieu et ses domaines des mains sacrilèges des disciples de Zoroastre [315] : mais la destruction de Tarse et de plusieurs autres villes prouve qu’excepté dans cette seule circonstance, la conquête de la Syrie et de la Cilicie coûtèrent à peine à l’armée des Perses quelques instans de retard. Les Romains renoncèrent aux avantages que leur offraient les défilés du mont Taurus contre un ennemi dont la principale force consistait en cavalerie, et qui aurait eu à soutenir un combat très-inégal dans les gorges étroites des montagnes. Sapor, ne trouvant aucune résistance, forma le siége de Césarée, capitale de la Cappadoce. Quoique du second rang, cette ville pouvait contenir quatre cent mille âmes : Démosthènes y commandait, moins par le choix de l’empereur que par le mouvement qui l’avait porté à s’offrir volontairement pour la défense de sa patrie : il suspendit pendant long-temps la ruine de la place ; enfin, lorsque Césarée eut succombé par la perfidie d’un médecin, Démosthènes se fit jour au milieu des Perses, qui avaient ordre de ne rien négliger pour s’emparer de sa personne. Tandis qu’il échappait à un ennemi, qui aurait pu honorer ou punir sa valeur opiniâtre, plusieurs milliers de ses concitoyens furent enveloppés dans un massacre général. Sapor est accusé d’avoir exercé envers ses prisonniers des cruautés inouïes [316]. Ces imputations ont sans doute été dictées, en grande partie, par l’animosité nationale : ce sont les derniers cris de l’orgueil humilié et de la vengeance impuissante. Cependant, il faut l’avouer, le même prince qui avait déployé en Arménie la bienfaisance d’un législateur, ne se montra aux Romains qu’avec la férocité d’un conquérant. Il désespérait de pouvoir former aucun établissement permanent dans l’empire ; et, occupé seulement à laisser derrière lui d’affreux déserts, il transportait dans ses états les habitans et les trésors des provinces [317].
Hardiesse et succès d’Odenat contre Sapor.
Dans le temps que l’Asie tremblait au nom de Sapor, ce prince reçut en présent un grand nombre de chameaux chargés des marchandises les plus précieuses et les plus rares ; ces richesses, dignes d’être offertes aux plus grands rois, étaient accompagnées d’une lettre noble à la fois et respectueuse de la part d’Odenat, l’un des plus illustres et des plus opulens sénateurs de Palmyre. « Quel est cet Odenat ? dit le fier vainqueur, en faisant jeter ses présens dans l’Euphrate ; quel est ce vil esclave, qui ose écrire si insolemment à son maître ? S’il veut conserver l’espoir d’adoucir son châtiment, qu’il vienne se prosterner au pied de notre trône, qu’il paraisse devant nous les mains liées derrière le dos : s’il hésite, une prompte destruction écrasera sa tête, sa race et son pays [318]. » L’extrémité cruelle où le Palmyrénien se trouvait réduit développa les sentimens généreux cachés dans son âme. Odenat se rendit devant Sapor ; mais il s’y rendit en armes, inspirant son courage à la petite armée qu’il avait levée dans les villages de la Syrie [319] et dans les tentes du désert [320]. Il voltigea autour des Perses, les harassa dans leur retraite, s’empara d’une partie de leurs richesses ; et, ce qui était infiniment plus précieux qu’aucun trésor, il enleva plusieurs des femmes du grand roi, qui fut enfin obligé de repasser l’Euphrate à la hâte, avec quelques marques de confusion [321]. Par cet exploit, Odenat jeta les fondemens de la gloire et de la fortune dont il devait jouir dans la suite. La majesté de Rome, avilie par un Persan, fut vengée par un Syrien ou un Arabe de Palmyre.
Sort de Valérien.
La voix de l’histoire, qui n’est souvent que l’organe de la haine ou de la flatterie, reproche à Sapor d’avoir indignement abusé des droits de la victoire. On prétend que le malheureux Valérien, chargé de fers et couvert des ornemens de la pourpre impériale, offrit long-temps aux regards de la multitude le triste spectacle de la grandeur renversée. Toutes les fois que le monarque persan montait à cheval, il plaçait son pied sur le cou d’un empereur romain. Malgré toutes les remontrances de ses alliés, qui ne cessaient de lui rappeler les vicissitudes de la fortune, qui lui peignaient la puissance encore formidable de Rome, et qui l’exhortaient à faire de son illustre captif le gage de la paix et non un objet d’insulte, Sapor demeura toujours inflexible. Lorsque Valérien succomba sous le poids de la honte et de la douleur, sa peau, garnie de paille, et conservant une forme humaine, resta suspendue pendant plusieurs siècles dans le temple le plus célèbre de la Perse : monument de triomphe plus réel que tous ces simulacres de cuivre ou d’airain érigés si souvent par la vanité romaine [322]. Cette histoire est touchante, et renferme une grande morale ; mais il est permis de la révoquer en doute. Les lettres encore existantes des princes de l’Orient à Sapor sont évidemment fausses [323] : d’ailleurs, est-il naturel de supposer qu’un monarque si jaloux de sa dignité, ait ainsi dégradé, même dans la personne d’un rival, la majesté des rois ? Quelque traitement que l’infortuné Valérien ait éprouvé en Perse, il est du moins certain que ce prince, le premier empereur de Rome qui soit tombé entre les mains de l’ennemi, passa ses tristes jours dans une captivité sans espérance.
Caractère et administration de Gallien.
Depuis long-temps, Gallien supportait avec peine la censure sévère d’un père et d’un collègue : il reçut la nouvelle de ses malheurs avec un plaisir secret, et avec une indifférence marquée. « Je savais, dit-il, que mon père était homme ; et puisqu’il s’est conduit avec courage, je suis satisfait. » Tandis que Rome consternée déplorait le sort de son souverain, de vils courtisans applaudissaient à la dure insensibilité du fils de ce malheureux prince, et le louaient d’être parvenu à la fermeté parfaite d’un héros et d’un philosophe [324]. Il serait difficile de saisir les traits du caractère léger, variable et inconstant que développa Gallien dès que, devenu seul maître de l’empire, il ne fut plus retenu par aucune contrainte. La vivacité de son esprit le rendait propre à réussir dans tout ce qu’il entreprenait ; et, comme il manquait de jugement, il embrassa tous les arts, excepté les seuls dignes d’un souverain, ceux de la guerre et du gouvernement. Il possédait plusieurs sciences curieuses, mais inutiles : orateur facile, poète élégant [325], habile jardinier, excellent cuisinier, il était le plus méprisable de tous les princes. Tandis que les affaires les plus importantes de l’état exigeaient ses soins et sa présence, il s’occupait à converser avec le philosophe Plotin [326], ou, plus souvent encore, il passait son temps dans la débauche ou dans des amusemens frivoles : tantôt il se préparait à être initié aux mystères de la Grèce, tantôt il sollicitait une place à l’aréopage d’Athènes. Sa magnificence prodigue insultait à la misère générale, et la pompe ridicule de ses triomphes aggravait le poids des calamités publiques [327]. On venait perpétuellement lui annoncer des invasions, des défaites et des révoltes ; ces tristes nouvelles n’excitaient en lui qu’un sourire d’indifférence. Choisissant, avec un mépris affecté, quelque production particulière d’une province perdue, il demandait froidement si Rome ne pouvait subsister sans le lin d’Égypte ou sans les étoffes d’Arras. La vie de Gallien présente cependant de courts intervalles, où ce prince, irrité par quelque injure récente, déploya tout à coup l’intrépidité d’un soldat et la cruauté d’un tyran ; mais bientôt, rassasié de sang ou fatigué de la résistance, il reprenait insensiblement la mollesse naturelle et l’indolence de son caractère [328].
Les trente tyrans.
Tandis que les rênes de l’état flottaient en de si faibles mains, il n’est pas étonnant que toutes les provinces de l’empire aient vu s’élever contre le fils de Valérien une foule d’usurpateurs. Les écrivains de l’Histoire Auguste ont cru jeter plus d’intérêt dans leur récit en comparant les trente tyrans de Rome avec les trente tyrans d’Athènes : cette idée est probablement ce qui les a engagés à choisir ce nombre célèbre et connu [329]. Dans tous les points, le parallèle est imparfait et ridicule. Quelle ressemblance pouvons-nous apercevoir entre un conseil de trente personnes réunies pour opprimer une seule ville, et une liste incertaine de rivaux indépendans, dont l’élévation et la chute se succédaient sans aucun ordre dans l’étendue d’une vaste monarchie ? Le nombre même de trente ne peut être complet qu’en comprenant parmi ces tyrans les enfans et les femmes qui furent honorés du titre impérial. [Ils n’étaient réellement que dix-neuf.]Le règne de Gallien, au milieu des troubles qui le déchirèrent, ne produisit que dix-neuf prétendans au trône : Cyriades, Macrien, Baliste, Odenat et Zénobie en Orient ; dans la Gaule et dans les provinces occidentales. Posthume, Lolien, Victorin et sa mère Victoria, Marius et Tetricus ; en Illyrie et sur les confins du Danube, Ingénuus, Regilien et Auréole ; dans le Pont [330], Saturnin ; Trébellien en Isaurie ; dans la Thessalie, Pison ; Valens en Achaïe ; Æmilien en Égypte, et Celsus en Afrique. Les monumens de la vie et de la mort de tous ces prétendans sont ensevelis dans l’obscurité ; nous ne pourrions les éclaircir qu’en entrant dans des détails dont la sécheresse rebuterait le lecteur sans lui rien apprendre d’utile. Bornons-nous donc à quelques traits généraux qui marquent fortement la condition des temps et les caractères de ces usurpateurs, et qui fassent connaître leurs prétentions, leurs motifs, leurs destinées, et les suites funestes de leur rebellion [331].
Caractère et mérite de ces tyrans.
On sait que les anciens employaient souvent le nom de tyran pour désigner ceux qui s’emparaient de l’autorité suprême par des voies illégitimes. Cette dénomination odieuse n’avait alors aucun rapport avec l’abus du pouvoir. Plusieurs des prétendans qui levèrent l’étendard de la révolte contre l’empereur Gallien, étaient de brillans modèles de vertu ; ils possédaient presque tous beaucoup de talens et de fermeté. Leur mérite leur avait attiré la faveur de Valérien, et les avait insensiblement élevés aux premières dignités de l’état. Les généraux, qui prirent le titre d’Auguste, s’étaient concilié le respect de leur armée par leur habileté à maintenir la discipline, ou son admiration par leur bravoure et leurs exploits, ou son affection par leur générosité et leur franchise : ils furent souvent proclamés sur le champ de la victoire. L’armurier Marins lui-même, le moins illustre de ces candidats, se distingua par l’intrépidité de son courage, par une force de corps extraordinaire et par l’honnêteté de ses mœurs grossières [332].
Leur naissance obscure.
La médiocrité de la profession qu’il venait d’exercer, jette, il est vrai, un air de ridicule sur son élévation soudaine ; mais sa naissance ne pouvait pas être plus obscure que celle de la plupart de ses rivaux, qui, nés de paysans, étaient d’abord entrés au service comme simples soldats [333]. Dans les siècles de confusion, un génie actif trouve la place qui lui a été assignée par la nature ; au milieu des troubles qu’enfante la guerre, le mérite militaire est la route qui mène à la gloire et à la grandeur. Parmi les dix-neuf tyrans, on ne voyait de sénateur que Tericus ; Pison seul était noble. Le sang de Numa coulait, après vingt-huit générations successives, dans les veines de Calphurnius-Pison [334], qui, lié par les femmes aux plus illustres citoyens, avait le droit de décorer sa maison des images de Crassus et du grand Pompée [335]. Ses ancêtres avaient été constamment revêtus de tous les honneurs que pouvait accorder la république ; et les Calphurniens, seuls des anciennes familles de Rome, avaient échappé à la tyrannie cruelle des Césars. Les qualités personnelles de Pison ajoutaient un nouveau lustre à sa race. L’usurpateur Valens, qui le fit périr, avouait, avec de profonds remords, qu’un ennemi même aurait dû respecter en Pison la sainte image de la vertu. Quoique Pison eût perdu la vie en portant les armes contre Gallien, le sénat, avec la généreuse permission de l’empereur, décerna les ornemens du triomphe à la mémoire d’un si vertueux rebelle [336].
Cause de leur rebellion.
Les lieutenans de Valérien, sincèrement attachés à un prince qu’ils estimaient, ne pouvaient se résoudre à servir la molle indolence de son indigne fils. Le trône de l’univers romain n’était soutenu par aucun principe de fidélité, et la trahison paraissait, en quelque sorte, justifiée par le patriotisme. Cependant, si nous examinons attentivement la conduite de ces usurpateurs, nous verrons que la crainte a été plus souvent que l’ambition le motif qui les a poussés à la révolte. Ils redoutaient les soupçons cruels de Gallien ; la capricieuse violence de leurs troupes ne leur causait pas moins d’alarmes. Si la faveur dangereuse de l’armée les déclarait dignes de la pourpre, c’étaient autant de victimes condamnées à une mort certaine. La prudence même leur aurait conseillé de s’assurer pendant quelques instans la jouissance de l’empire, et de tenter la fortune des armes, plutôt que d’attendre la main d’un bourreau. Lorsque les clameurs des soldats forçaient un chef à prendre les marques de l’autorité souveraine, il déplorait quelquefois sa malheureuse destinée. « Vous avez perdu, dit Saturnin à ses troupes le jour de son élévation, vous avez perdu un commandant utile, et vous avez fait un bien malheureux empereur [337]. »
Leur mort violente.
Les révolutions sans nombre dont il avait été témoin, justifiaient ses appréhensions. Des dix-neuf tyrans qui prirent les armes sous le règne de Gallien, il n’y en a aucun dont la vie ait été tranquille, ou la mort naturelle. Dès qu’ils avaient été revêtus de la pourpre ensanglantée, ils inspiraient à leurs partisans les mêmes craintes ou la même ambition qui avait occasionné leur révolte. Environnés de conspirations domestiques, de séditions militaires et de guerres civiles, ils tremblaient sur le bord de l’abîme dans lequel, après les anxiétés les plus cruelles, ils se voyaient tôt ou tard précipités. Ces monarques précaires recevaient cependant les honneurs dont pouvait disposer la flatterie des armées et des provinces qui leur obéissaient ; mais leurs droits, fondés sur la rebellion, n’ont jamais pu obtenir la sanction de la loi, ni être consignés dans l’histoire. L’Italie, Rome et le sénat embrassèrent constamment la cause de Gallien, qui seul fut regardé comme le souverain de l’empire. À la vérité, ce prince ne dédaigna point de reconnaître les armes victorieuses d’Odenat, qui méritait cette honorable distinction par sa conduite respectueuse envers le fils de Valérien. Le sénat, avec l’approbation générale des Romains, et du consentement de l’empereur, conféra le titre d’Auguste au brave Palmyrénien ; et le gouvernement de l’Orient, qu’il possédait déjà, semble lui avoir été confié d’une manière si indépendante, qu’il le laissa comme une succession particulière à son illustre veuve Zénobie [338].
Suites fatales de ces usurpations.
Le spectacle de ce passage rapide et continuel de la chaumière au trône, et du trône au tombeau, eût pu amuser un philosophe indifférent, s’il était possible à un philosophe de rester indifférent au milieu des calamités générales du genre humain. L’élévation de tant d’empereurs, leur puissance, leur mort, devinrent également funestes à leurs sujets et à leurs partisans. Le peuple, écrasé par d’horribles exactions, leur fournissait les largesses immenses qu’ils distribuaient aux troupes pour prix de leur fatale grandeur. Quelque vertueux que fût leur caractère, quelle que pût être la pureté de leurs intentions, ils se trouvaient obligés de soutenir leur usurpation par des actes fréquens de rapines et d’inhumanité. Lorsqu’ils tombaient, ils enveloppaient des armées et des provinces dans leur chute : il existe encore un ordre affreux de Gallien à l’un de ses ministres après la perte d’Ingenuus, qui avait pris la pourpre en Illyrie. On ne peut lire sans frémir d’horreur la lettre de ce prince, qui joignait à la mollesse la férocité d’un tyran cruel. « Il ne suffit pas, dit-il, d’exterminer ceux qui ont porté les armes ; le hasard de la guerre aurait pu m’être aussi utile. Que tous les mâles, sans respect pour l’âge, périssent, pourvu que dans l’exécution des enfans et des vieillards vous trouviez le moyen de sauver notre réputation. Faites mourir quiconque a laissé échapper une expression, s’est permis une pensée contre moi ; contre moi, le fils de Valérien, le frère et le père de tant de princes [339]. Songez qu’Ingenuus fut empereur. Déchirez, tuez, mettez en pièces. Je vous écris de ma propre main : je voudrais vous inspirer mes propres sentimens [340]. » Tandis que les forces de l’état se dissipaient en querelles particulières, les provinces sans défense restaient exposées aux attaques de quiconque voulait les envahir. Les plus courageux d’entre les usurpateurs, luttant sans cesse contre les dangers de leur situation, se trouvaient obligés de conclure avec l’ennemi commun des traités ignominieux, de payer aux Barbares des tributs oppressifs pour acheter leur neutralité ou leurs services, et d’introduire des nations guerrières et indépendantes jusque dans le centre de la monarchie romaine [341].
Tels étaient les Barbares ; tels les tyrans, qui, sous les règnes de Valérien et de Gallien, démembrèrent les provinces, et réduisirent l’empire à un état d’abaissement et de désolation d’où il semblait ne pouvoir jamais se relever. Autant que nous l’a permis la disette des matériaux, nous avons essayé de tracer avec ordre et avec clarté les événemens généraux de cette période désastreuse ; il nous reste encore à parler des désordres de la Sicile, des tumultes d’Alexandrie, et de la rebellion des Isauriens ; ces faits particuliers peuvent servir à jeter une vive lumière sur l’affreux tableau que nous venons de présenter.
Désordres de la Sicile.
I. Toutes les fois que de nombreuses troupes de brigands, multipliées par le succès et par l’impunité, osent braver publiquement les lois de leur pays, au lieu de chercher à s’y soustraire, c’est une preuve certaine que la dernière classe de la société s’aperçoit et abuse de la faiblesse du gouvernement. La situation de la Sicile la mettait à l’abri des Barbares, et la province désarmée ne pouvait soutenir un usurpateur ; elle fut déchirée par de plus viles mains. Après avoir pillé cette île, autrefois florissante et toujours fertile, une troupe séditieuse de paysans et d’esclaves y régna pendant quelque temps, et rappela le souvenir de ces guerres honteuses que Rome avait eu à soutenir dans ses plus beaux jours [342]. Les dévastations dont le laboureur était victime ou complice, ruinaient l’agriculture en Sicile ; et comme les principales terres appartenaient à de riches sénateurs, dont une des fermes comprenait souvent tout le territoire d’une ancienne république, ces troubles affectèrent peut-être la capitale de l’empire plus vivement que toutes les conquêtes des Goths et des Perses.
Tumulte d’Alexandrie.
II. La fondation d’Alexandrie, projet noble, conçu et exécuté par le fils de Philippe, était un monument de son génie. Bâtie sur un plan magnifique et régulier, cette grande ville, qui ne le cédait qu’à Rome elle-même, avait quinze milles de circonférence [343]. On y comptait trois cent mille habitans libres, outre un nombre au moins égal d’esclaves [344]. Son port servait d’entrepôt aux riches marchandises de l’Arabie et de l’Inde, qui affluaient dans la capitale et dans les provinces de l’empire. L’oisiveté y était inconnue ; les différentes manufactures de verre, de lin et de papyrus employaient une quantité prodigieuse de bras. Hommes, femmes, vieillards, enfans, tous subsistaient par leur industrie ; le boiteux même ou l’aveugle ne manquait pas d’occupations convenables à son état [345]. Mais le peuple d’Alexandrie, composé de plusieurs nations, réunissait à la vanité et à l’inconstance des Grecs l’opiniâtreté et la superstition des Égyptiens. Le plus léger motif, une disette momentanée de poisson ou de lentilles, l’oubli d’un salut accoutumé, une méprise pour quelque préséance dans les bains publics, quelquefois même une dispute de religion [346], suffisait, en tout temps, pour exciter des orages au milieu de cette grande multitude, et y élever des ressentimens furieux et implacables [347]. Lorsque la captivité de Valérien et l’indolence de son fils eurent relâché l’autorité des lois, les Alexandrins s’abandonnèrent à la rage effrénée de leurs passions ; leur malheureuse patrie devint le théâtre d’une guerre civile qui, pendant plus de douze ans, fut à peine suspendue [348] par un petit nombre de trèves courtes et mal observées. On avait coupé toute communication entre les différens quartiers de la ville ; toutes les rues étaient teintes de sang ; tous les édifices considérables avaient été convertis en autant de citadelles ; enfin, le tumulte ne s’apaisa que lorsqu’une grande partie d’Alexandrie eut été entièrement détruite. Cent ans après, la vaste et magnifique enceinte du Bruchion [349], avec ses palais et son muséum, résidence des rois et des philosophes, présentait déjà, comme aujourd’hui, une affreuse solitude [350].
Rebellion des Isauriens.
III. La rebellion obscure de Trebellianus, proclamée en Isaurie, petite province de l’Asie Mineure, eut des suites singulières et mémorables. Un officier de Galien détruisit bientôt ce fantôme de roi ; mais ses partisans, désespérant d’obtenir leur pardon, résolurent de se soustraire à l’obéissance, non-seulement de l’empereur, mais encore de l’empire, et ils reprirent tout à coup leurs mœurs sauvages, dont les traits primitifs n’avaient jamais été entièrement effacés. Ils trouvèrent une retraite inaccessible dans leurs rochers escarpés, branche de cette grande chaîne de montagnes connue sous le nom de mont Taurus. La culture de quelques vallées fertiles [351] leur procura les nécessités de la vie, et leur brigandage les objets de luxe. Situés au centre de la monarchie romaine, ils restèrent long-temps dans la Barbarie. Les successeurs de Gallien, incapables de les soumettre par la force ou par la politique, élevèrent des forteresses autour de leur pays [352]. Ces précautions, qui décelaient la faiblesse de l’état, ne furent pas toujours suffisantes pour réprimer les incursions de ces ennemis domestiques : les Isauriens, étendant par degrés leur territoire jusqu’au rivage de la mer, s’emparèrent de l’occident de la Silicie, pays montueux, autrefois la retraite de ces hardis pirates contre lesquels la république avait été obligée d’employer toutes ses forces sous la conduite du grand Pompée [353].
Famine et peste.
Nos préjugés lient si étroitement l’ordre de l’univers avec le destin de l’homme, que cette sombre période de l’histoire a été ornée d’inondations, de tremblemens de terre, de météores, de ténèbres surnaturelles et d’une foule de prodiges faux ou de faits exagérés [354]. Une famine longue et générale offrit une calamité d’un genre plus sérieux. Celle qui se fit sentir alors était une suite inévitable de la tyrannie et de l’oppression qui, en détruisant les moissons, enlevaient les productions présentes et l’espoir d’une nouvelle récolte. La famine est presque toujours accompagnée de maladies épidémiques, effet ordinaire d’une nourriture peu abondante et malsaine. D’autres causes doivent cependant avoir contribué à cette peste cruelle, qui depuis 250 jusqu’en 265, ravagea sans interruption toutes les provinces, toutes les villes et presque toutes les familles de l’Empire romain. Pendant quelque temps on vit mourir à Rome cinq mille personnes par jour, et plusieurs villes qui avaient échappé aux mains des Barbares, furent entièrement dépeuplées [355].
Diminution de l’espèce humaine.
Il nous est parvenu une circonstance très-curieuse, qui n’est peut-être pas inutile à remarquer dans le triste calcul des calamités humaines. On conservait dans la ville d’Alexandrie un registre exact des citoyens qui avaient droit à une distribution de blé. On trouva que sous le règne de Gallien, le nombre des individus de quatorze à quatre-vingts ans qui avaient part à cette rétribution, ne s’élevait pas au-dessus de celui des hommes de quarante à soixante-dix-ans qui la recevaient dans des temps antérieurs [356]. Ce fait authentique, en y appliquant les meilleures tables de mortalité, prouve évidemment qu’Alexandrie avait perdu plus de la moitié de ses habitans. Si nous osions étendre l’analogie aux autres provinces, nous pourrions soupçonner que la guerre, la peste et la famine avaient emporté en peu d’années la moitié de l’espèce humaine [357].
CHAPITRE XI.
Règne de Claude. Défaite des Goths. Victoires, triomphes et mort d’Aurélien.
SOUS les règnes déplorables de Valérien et de Gallien, l’empire avait été opprimé et presque détruit par les tyrans, les soldats et les Barbares. Il fut sauvé par une suite de princes, qui tiraient leur obscure origine des provinces martiales de l’Illyrie. Durant un espace de trente ans environ, Claude, Aurélien, Probus, Dioclétien et ses collègues triomphèrent des ennemis étrangers et domestiques de l’état, rétablirent, avec la discipline, la force des frontières, et méritèrent le titre glorieux de restaurateurs de l’univers romain.
Auréole envahit l’Italie, est vaincu et assiégé dans Milan.
Un tyran efféminé fit place à une succession de héros. Le peuple indigné contre Gallien lui imputait tous ses malheurs ; et réellement ils tiraient, pour la plupart, leur source des mœurs dissolues et de l’administration indolente de ce prince. Il n’avait pas même ces sentimens d’honneur qui suppléent si souvent au manque de vertu publique, et tant que la possession de l’Italie ne lui fut pas disputée, une victoire remportée par les Barbares, la perte d’une province, ou la rebellion d’un général, troubla rarement le cours paisible de sa vie voluptueuse. [A. D. 268.]Enfin une armée considérable, campée sur le Haut-Danube, donna la pourpre impériale à son chef Auréole, qui, dédaignant les montagnes de la Rhétie, province stérile et resserrée, passa les Alpes, s’empara de Milan, menaça Rome, et somma Gallien de venir sur le champ de bataille disputer la souveraineté de l’Italie. L’empereur, irrité de l’insulte et alarmé à la vue d’un danger si pressant, développa tout à coup cette vigueur cachée, qui perçait quelquefois à travers l’indolence de son caractère ; et s’arrachant au luxe du palais, il parut en armes à la tête des légions, traversa le Pô, et marcha au-devant de son compétiteur. Le nom défiguré de Pontirole [358] rappelle encore le souvenir d’un pont sur l’Adda, qui, durant l’action, dut être un objet de la plus grande importance pour les deux armées. L’usurpateur fut entièrement défait, et reçut même une blessure dangereuse. Il se sauva dans Milan, qui fut aussitôt assiégé. Le vainqueur fit dresser contre les murailles toutes les machines de guerre connues des anciens. Auréole, incapable de résister à des forces supérieures, et sans espérance d’aucun secours étranger, se représentait déjà les suites funestes d’une rebellion malheureuse.
Sa dernière ressource était de séduire la fidélité des assiégeans. Il répandit dans leur camp des libelles, pour exhorter les soldats à se séparer d’un prince indigne, qui sacrifiait le bonheur public à son luxe, et la vie de ses meilleurs sujets aux plus légers soupçons. Les artifices d’Auréole inspirèrent la crainte et le mécontentement aux principaux officiers de son rival. Il se forma une conspiration dans laquelle entrèrent Héraclien, préfet du prétoire ; Marcien, général habile et renommé ; Cécrops, qui commandait un nombreux corps de gardes dalmates. La mort de Gallien fut résolue. Les conjurés voulaient terminer d’abord le siége de Milan ; mais la vue du danger qui redoublait à chaque instant de délai, les força de hâter l’exécution de leur audacieuse entreprise. La nuit était fort avancée, et l’empereur avait prolongé les plaisirs de la table. Tout à coup on vient lui annoncer qu’Auréole, à la tête de toutes ses troupes, a fait une sortie vigoureuse. Gallien, qui ne manqua jamais de courage personnel, quitte avec précipitation le lit magnifique sur lequel il était couché, et, sans se donner le temps de prendre ses armes, ou d’assembler ses gardes, il monte à cheval et court à toute bride vers le lieu supposé de l’attaque. Il se trouve bientôt environné d’ennemis déclarés ou couverts : un dard lancé au milieu de l’obscurité par une main inconnue lui fait une blessure mortelle. [Mort de Gallien. A. D. 268. 20 mars.]Des sentimens patriotiques qui s’élevèrent dans l’âme de Gallien quelques momens avant sa mort, l’engagèrent à nommer pour son successeur un prince digne de régner. Sa dernière volonté fut que l’on donnât les ornemens impériaux à Claude, qui commandait alors un détachement dans le voisinage de Pavie. Au moins ce bruit ne tarda-t-il pas à se répandre ; et les conjurés, qui étaient déjà convenus de placer Claude sur le trône, s’empressèrent d’obéir aux ordres de leur maître. La mort de Gallien parut d’abord suspecte aux troupes ; elles commençaient à manifester leur ressentiment. Un présent de vingt pièces d’or distribué à chaque soldat détruisit leurs soupçons et apaisa leur colère. L’armée ratifia l’élection, et reconnut le mérite du nouveau souverain [359].
Caractère et avénement de l’empereur Claude.
Malgré les fables inventées par la flatterie [360], pour illustrer l’origine de Claude, l’obscurité qui la couvrait en prouve suffisamment la bassesse. Il paraît seulement qu’il avait pris naissance dans une des provinces du Danube, qu’il passa sa jeunesse au milieu des armes, et que son courage modeste lui attira la faveur et la confiance de l’empereur Dèce. Le sénat et le peuple le jugeaient dès lors capable de remplir les emplois les plus importans, et reprochaient à Valérien la négligence avec laquelle il le laissait dans le poste subalterne de tribun. L’empereur ne tarda pas à distinguer le mérite de Claude, qui fut nommé général en chef de la frontière d’Illyrie, avec le commandement de toutes les troupes de la Thrace, de la Mœsie, de la Dacie, de la Pannonie et de la Dalmatie. Valérien lui donna en même temps les appointemens de préfet d’Égypte, lui accorda le rang et les honneurs dont jouissait le proconsul d’Afrique, et lui promit le consulat. Par ses victoires sur les Goths, Claude obtint du sénat l’honneur d’une statue, et il excita la jalousie de Gallien qu’il méprisait. Comment un soldat aurait-il estimé un souverain si dissolu ? Il est peut-être bien difficile de déguiser un juste mépris. Quelques expressions indiscrètes de Claude furent officieusement rapportées à l’empereur. La réponse de Gallien à un officier de confiance peint le caractère de ce prince, et l’esprit du temps. « Vous me parlez, dans votre dernière dépêche [361], de quelques suggestions malignes qui ont indisposé contre nous Claude, notre parent et notre ami ; rien ne pouvait me toucher plus sérieusement que ce que vous me marquez à ce sujet. Au nom de la fidélité que vous me devez, employez toutes sortes de moyens pour apaiser le ressentiment de Claude ; mais conduisez votre négociation avec secret : qu’elle ne parvienne pas à la connaissance des troupes de Dacie. Elles sont déjà fort irritées, et leur fureur pourrait s’augmenter. J’ai envoyé moi-même à leur chef quelques présens, n’épargnez rien pour les lui rendre agréables. Surtout qu’il ne soupçonne pas que son imprudence m’est connue. La crainte de ma colère le porterait à des conseils désespérés [362]. »
Cette lettre si humble, dans laquelle il sollicitait sa réconciliation avec un sujet mécontent, était accompagnée de présens consistant en une somme considérable, en habits magnifiques, et en vaisselle d’or et d’argent. C’est ainsi que Gallien sut apaiser l’indignation et dissiper les craintes de son général d’Illyrie ; et durant le reste de son règne la formidable épée de Claude ne fut jamais tirée que pour défendre un maître qu’il ne pouvait estimer. À la fin, il est vrai, il accepta la pourpre teinte du sang de Gallien ; mais, éloigné du camp des conjurés, il n’avait pas trempé dans leurs complots ; et quoique peut-être il applaudît à la chute du tyran, nous osons présumer qu’il n’y eut aucune part [363]. Claude avait environ cinquante-quatre ans lorsqu’il monta sur le trône.
Mort d’Auréole.
Le siége de Milan continuait toujours ; Auréole découvrit bientôt que ses artifices avaient servi seulement à élever contre lui un adversaire plus redoutable. Il essaya de proposer à Claude un traité d’alliance et de partage : « Dites-lui, répliqua l’intrépide empereur, que de pareilles offres pouvaient être faites à Gallien ; Gallien les aurait peut-être écoutées patiemment ; il aurait pu accepter un collègue aussi méprisable que lui [364]. » Ce dur refus intimida les assiégés. Le mauvais succès d’une dernière tentative leur ôta toute espérance. Auréole rendit la ville, et fut forcé de se livrer à la discrétion du vainqueur. L’armée le déclara digne de mort ; après une faible résistance, Claude consentit à l’exécution de la sentence. Les sénateurs ne montrèrent pas moins de zèle pour leur nouveau souverain. Ils ratifièrent, peut-être avec des transports sincères, l’élection de Claude ; et comme son prédécesseur avait été leur ennemi personnel, ils exercèrent, sous le voile de la justice, une vengeance sévère contre ses amis et contre sa famille. Triste interprète des lois, le sénat eut la permission d’ordonner le châtiment des coupables ; le prince se réserva le plaisir et le mérite d’obtenir par son intercession une amnistie générale [365].
Clémence et justice de Claude.
De pareils actes de clémence pourraient paraître l’effet de l’ostentation, et font moins connaître le véritable caractère de Claude, qu’une circonstance peu importante en elle-même où ce prince sembla suivre les mouvemens de son propre cœur. Les fréquentes rebellions des provinces avaient rendu presque tous les habitans coupables de lèse-majesté ; presque toutes les propriétés avaient encouru la confiscation, et souvent Gallien avait déployé sa libéralité en distribuant à ses officiers les dépouilles de ses sujets. À l’avènement de Claude, une vieille femme se jeta à ses pieds, lui demandant justice d’un général qui, sous le dernier empereur, avait obtenu une concession arbitraire de son patrimoine. Le général était Claude lui-même, dont la vertu n’avait pas entièrement échappé à la contagion des temps. Le reproche fit rougir le prince ; mais il méritait la confiance que cette infortunée mettait dans son équité : l’aveu de sa faute fut accompagné d’une prompte restitution et de dédommagemens considérables [366].
Il entreprend la réforme de l’armée.
Claude voulait rendre à l’empire son ancienne splendeur. Pour exécuter une entreprise si difficile, il fallait d’abord réveiller dans ses soldats un sentiment d’ordre et d’obéissance. Il leur représenta, avec l’autorité d’un ancien général, que le relâchement de la discipline avait introduit une foule de désordres dont les troupes elles-mêmes commençaient enfin à sentir les pernicieux effets ; qu’un peuple ruiné par l’oppression et devenu indolent par désespoir, ne pouvait plus fournir à de nombreuses armées les moyens de se livrer à la débauche, ni même ceux de subsister ; que le danger de chaque individu augmentait avec le despotisme de l’ordre militaire : en effet, ajoutait-il, des princes qui tremblent sur le trône, sont sans cesse portés à sacrifier la vie de tout sujet suspect. L’empereur s’étendit, en outre, sur les suites funestes d’un caprice violent, dont les soldats étaient les premières victimes, puisque leurs élections séditieuses avaient été si souvent suivies de guerres civiles qui détruisaient la fleur des légions, moissonnée dans les combats, ou par l’abus cruel de la victoire. Il peignit des plus vives couleurs l’épuisement des finances, la désolation des provinces, la honte du nom romain, et le triomphe insolent des Barbares avides, « C’est contre ces Barbares, s’écriait-il, que je prétends diriger les premiers efforts de vos armes. Que Tetricus règne pendant quelque temps dans les provinces occidentales ; que Zénobie même conserve la domination de l’Orient [367]. Ces usurpateurs sont mes ennemis personnels ; je ne songerai jamais à venger des injures particulières qu’après avoir sauvé un empire prêt à s’écrouler, et dont la ruine, si nous ne nous hâtons de la prévenir, écrasera l’armée et le peuple. »
Les Goths envahissent l’empire. An 269.
Les diverses tribus de la Germanie et de la Sarmatie, qui combattaient sous les étendards des Goths, avaient déjà rassemblé un armement plus formidable qu’aucun de ceux que l’on eût vu jusque-là sortir du Pont-Euxin. Sur les rives du Niester, un des grands fleuves qui se jettent dans cette mer, ces Barbares construisirent une flotte de deux mille ou même de six mille voiles [368]. Ce nombre, tout incroyable qu’il paraît, n’aurait pu suffire pour transporter leur prétendue armée de trois cent vingt mille hommes. Quelle qu’ait été la force réelle des Goths, la vigueur de leurs efforts et le succès de leur expédition ne répondirent pas à la grandeur de leurs préparatifs. En traversant le Bosphore, leurs pilotes, sans expérience, furent emportés par la rapidité du courant ; et l’entassement de cette multitude de vaisseaux dans un canal étroit, causa la perte d’un assez grand nombre qui se brisèrent l’un contre l’autre, ou échouèrent sur le rivage. Les Barbares firent des descentes sur différentes côtes de l’Europe et de l’Asie ; mais le pays ouvert avait déjà été dévasté ; et lorsqu’ils se présentèrent devant des villes fortifiées, ils furent repoussés honteusement et avec perte. Un esprit de découragement et de division s’éleva dans la flotte. Quelques chefs dirigèrent leur course vers les îles de Crète et de Chypre ; mais les principaux, suivant une route plus directe, débarquèrent enfin près du mont Athos, et assaillirent l’opulente ville de Thessalonique, capitale de toutes les provinces de Macédoine. Leurs attaques, dirigées sans art, mais avec toute la force d’un courage intrépide, furent bientôt interrompues par l’approche de Claude, qui se hâtait d’accourir sur un théâtre digne d’un prince belliqueux, à la tête de tout ce qui restait encore des anciennes forces de l’Empire romain. Impatiens d’en venir aux mains, les Goths lèvent leur camp, abandonnent le siége de Thessalonique, laissent leurs vaisseaux au pied du mont Athos, traversent les hauteurs de la Macédoine, et courent à un combat dont le succès leur ouvrait l’entrée de l’Italie.
Détresse et fermeté de Claude.
Il existe encore une lettre originale de Claude, adressée au sénat et au peuple dans cette occasion mémorable. « Pères conscrits, dit l’empereur, sachez que trois cent vingt mille Goths ont envahi le territoire romain. Si je les défais, votre gratitude sera la récompense de mes services. Si je succombe, n’oubliez pas que je suis le successeur de Gallien. La république est de toutes parts fatiguée et épuisée. Nous avons à combattre après Valérien, après Ingénuus, Regillianus, Celsus, Lolliænus, Posthume, et mille autres, qu’un juste mépris pour Gallien a forcés de se révolter. Nous manquons de dards, de piques et de boucliers. Les provinces les plus belliqueuses de l’empire, la Gaule et l’Espagne, sont entre les mains de Tetricus. Et nous rougissons d’avouer que les archers d’Orient obéissent à Zénobie. Quelque chose que nous exécutions, ce sera toujours suffisamment grand [369]. » Le style ferme et mélancolique de cette lettre annonce un héros peu inquiet de sa destinée, connaissant tout le danger de sa situation, mais qui trouvait des espérances bien fondées dans les ressources de son propre génie.
Sa victoire sur les Goths.
L’événement surpassa son attente et celle de l’univers. Par les victoires les plus signalées il arracha l’empire aux Barbares qui le déchiraient, et il mérita de la postérité le surnom glorieux de Claude-le-Gothique. Les relations imparfaites d’une guerre irrégulière [370] nous empêchent de décrire l’ordre et les circonstances de ses exploits ; cependant, s’il nous était permis de nous servir d’une pareille expression, nous pourrions distribuer en trois actes cette fameuse tragédie. 1o. La bataille décisive fut livrée près de Naissus, ville de Dardanie [371]. Les légions plièrent d’abord, accablées par le nombre et glacées d’effroi par de premiers malheurs ; leur ruine paraissait inévitable, si la conduite habile de l’empereur ne leur eût ménagé un prompt secours. Un fort détachement sortant tout à coup des passages secrets et difficiles des montagnes, dont il s’était emparé par son ordre, attaqua subitement les derrières des Goths victorieux. L’activité de Claude mit à profit cet instant favorable. Il ranima le courage de ses troupes, rétablit leurs rangs et pressa l’ennemi de toutes parts. On prétend que dans cette bataille cinquante mille hommes restèrent sur la place. De nombreux corps de Barbares, retranchés derrière leurs chariots, se retirèrent, ou plutôt s’échappèrent à l’abri de cette fortification mobile. 2o. Nous pouvons présumer qu’un obstacle insurmontable, peut-être la fatigue ou la désobéissance des vainqueurs, empêcha Claude d’achever en un jour la destruction des Goths. La guerre se répandit dans les provinces de Mœsie, de Thrace et de Macédoine ; et les opérations de la campagne, tant sur mer que sur terre, se bornèrent à des marches, des surprises et des engagemens fortuits qui ne présentent que des mêlées sans aucune action régulière. Lorsque les Romains souffraient quelque échec, leur lâcheté ou leur imprudence en était le plus souvent la cause ; mais les talens supérieurs de leur souverain, la parfaite connaissance qu’il avait du pays, ses sages mesures, et son discernement dans le choix de ses officiers, assurèrent presque toujours le succès de ses armes. Tant de victoires lui procurèrent un butin immense, qui consistait principalement en troupeaux et en prisonniers. Une troupe choisie de jeunes Barbares fut incorporée dans les légions ; les autres prisonniers furent vendus comme esclaves ; et le nombre des femmes captives était si considérable, que chaque soldat en eut deux ou trois pour sa part. D’où nous pouvons juger que les Goths n’avaient point envahi l’empire seulement pour le dévaster, mais qu’ils avaient aussi formé quelque projet d’établissement, puisqu’ils avaient mené leurs familles même dans une expédition navale. 3o. Leur flotte fut ou prise ou coulée à fond : perte irréparable qui intercepta leur retraite. Les Romains formèrent une vaste enceinte de postes distribués avec art, courageusement soutenus, et qui, se resserrant par degrés vers un centre commun, forcèrent les Barbares de se réfugier dans les parties les plus inaccessibles du mont Hœmus, où ils trouvèrent un asile assuré, mais où ils eurent à peine de quoi subsister. [A. D. 270.]Dans le cours d’un hiver rigoureux, durant lequel ils furent assiégés par les troupes de l’empereur, la famine, la peste, le fer et la désertion, diminuèrent continuellement toute cette multitude. Au retour du printemps, on ne vit paraître sous les armes qu’une petite bande de guerriers hardis et désespérés, reste de cette puissante armée qui s’était embarquée à l’embouchure du Niester.
Mort de Claude, qui recommande Aurélien pour son successeur. Mars.
La peste, qui avait emporté tant de Barbares, devint fatale à leur vainqueur. Après deux ans d’un règne court, mais glorieux, Claude rendit les derniers soupirs à Sirmium, au milieu des pleurs et des acclamations de ses sujets. Prêt à expirer, il assembla ses principaux officiers, et leur recommanda Aurélien, un de ses généraux, comme le plus digne du trône, et comme le plus capable d’exécuter le grand projet qu’il avait à peine eu le temps d’entreprendre. Les vertus de Claude, sa valeur, son affabilité [372], sa justice et sa tempérance, son amour pour la gloire et pour la patrie, le placent au rang de ce petit nombre de princes qui honorèrent la pourpre romaine. Ses vertus cependant doivent une partie de leur célébrité au zèle particulier et à la complaisance des écrivains courtisans du siècle de Constantin, arrière-petit-fils de Crispus, le frère aîné de Claude. La voix de la flatterie apprit bientôt à répéter que les dieux, après avoir enlevé Claude avec tant de précipitation, récompensaient son mérite et sa piété, en perpétuant à jamais l’empire dans sa famille [373].
Usurpation et chute de Quintilius.
Malgré ces oracles, la grandeur des Flaviens (nom que se donna la maison de Constance) ne brilla que plus de vingt ans après son fondateur ; et même l’élévation de Claude causa la ruine de Quintilius son frère, qui n’eut point assez de modération ou assez de courage pour descendre au rang inférieur que lui avait assigné le patriotisme du dernier empereur. Immédiatement après la mort de ce prince, Quintilius prit inconsidérément la pourpre dans la ville d’Aquilée, où il commandait une armée considérable. Quoique son règne n’ait duré que dix-sept jours [374], il eut le temps d’obtenir la sanction du sénat, et d’éprouver une sédition de la part des troupes. [Avril.]Dès qu’il eut appris que les légions redoutables du Danube avaient conféré la puissance impériale au brave Aurélien, il se sentit accablé sous la réputation et le mérite de son rival ; et s’étant fait ouvrir les veines, il s’épargna la bonté de disputer le trône avec des forces trop inégales [375].
Origine et services d’Aurélien.
Le plan général de cet ouvrage ne nous permet pas d’entrer dans de grands détails sur les actions de chaque empereur, après son avènement, encore moins de décrire les diverses particularités de cette portion de sa vie, écoulée avant qu’il montât sur le trône. Nous nous contenterons d’observer que le père d’Aurélien était un paysan du territoire de Sirmium, où il faisait valoir une petite ferme qui appartenait à Aurélius, riche sénateur. Son fils, passionné pour les armes, entra au service comme simple soldat ; il obtint successivement les grades de centurion, de préfet d’une légion, d’inspecteur du camp, de général ou duc d’une frontière, comme on les appelait alors ; enfin, durant la guerre des Goths, il exerça l’important emploi de commandant en chef de la cavalerie. Dans ces différens postes, il se distingua par une valeur extraordinaire [376], par une discipline rigide et par des exploits éclatans. Il reçut le consulat de l’empereur Valérien qui, selon le langage pompeux du siècle, le désigna par les noms de sauveur de l’Illyrie, de restaurateur de la Gaule et de rival des Scipions. À la recommandation de cet empereur, un sénateur d’un rang et d’un mérite distingués, Ulpius Crinitus, qui tirait son origine de la même source que Trajan, adopta le paysan de Pannonie, lui donna sa fille en mariage, et le fit sortir, par ses richesses, de l’honorable pauvreté où il s’était toujours maintenu [377].
Règne heureux d’Aurélien.
Ce prince ne régna que quatre ans et neuf mois environ ; mais tous les instans de cette courte période sont remplis d’événemens mémorables. Il termina la guerre des Goths, châtia les Germains qui avaient envahi l’Italie, retira la Gaule, l’Espagne et la Bretagne des mains de Tetricus, et détruisit la puissance orgueilleuse que Zénobie avait élevée en Orient sur les débris de l’empire désolé.
Sa discipline sévère.
Aurélien dut cette suite non interrompue de succès à sa rigidité scrupuleuse pour la discipline. Ses règlemens militaires sont contenus dans une lettre très-concise, qu’il écrivit à un de ses officiers subalternes, en lui ordonnant de les faire exécuter, s’il veut devenir tribun, ou s’il est attaché à la vie. Le jeu, la table et l’art de la divination, sont sévèrement défendus. L’empereur espère que ses soldats seront modestes, sobres et laborieux ; qu’ils auront soin de tenir leur armure brillante, leurs épées affilées, leurs vêtemens et leurs chevaux en état de paraître, au moindre signal, sur le champ de bataille ; qu’ils observeront la frugalité et la chasteté ; et qu’ils vivront paisiblement dans leurs quartiers, sans endommager les champs de blé, sans dérober même une brebis, une poule ou une grappe de raisin, sans exiger des habitans du sel, de l’huile ou du bois. « Ce que l’état leur donne, continue l’empereur, suffit pour leur subsistance. Que leurs richesses proviennent des dépouilles de l’ennemi, et non des larmes de nos sujets [378]. » Un seul exemple fera connaître la rigueur et même la cruauté d’Aurélien. Un soldat avait séduit la femme de son hôte : le coupable fut attaché à deux arbres, qui, forcément courbés l’un vers l’autre, déchirèrent ses membres, en se redressant tout à coup. Quelques exécutions semblables inspirèrent un effroi salutaire : les châtimens d’Aurélien étaient terribles ; mais il avait rarement occasion de punir plus d’une fois la même offense. Sa conduite donnait une sanction à ses lois ; et les légions séditieuses redoutaient un chef, qui, après avoir appris à obéir, était digne de commander.
Traité de ce prince avec les Goths.
À la mort de Claude, les Goths avaient repris courage. L’appréhension d’une guerre civile avait obligé à retirer, pour les employer ailleurs, les troupes qui gardaient les passages du mont Hœmus et les bords du Danube. Selon toutes les apparences, les tribus des Goths et des Vandales, qui n’avaient point encore porté les armes contre l’empire, profitèrent d’une occasion si favorable, quittèrent leurs établissemens en Ukraine, traversèrent les fleuves, et se joignirent en foule à leurs compatriotes, pour piller les provinces romaines. Aurélien marcha au-devant de cette nouvelle armée. L’approche seule de la nuit mit fin à un combat sanglant et douteux [379]. Les Goths et les Romains, épuisés par les calamités sans nombre qu’ils avaient réciproquement causées et souffertes pendant une guerre de vingt ans, consentirent à un traité durable et avantageux. Les Barbares le sollicitaient avec empressement ; les légions, auxquelles l’empereur remit prudemment la décision de cette affaire importante, s’empressèrent de le ratifier. Les Goths promirent de fournir aux armées de Rome un corps de deux mille auxiliaires, entièrement composé de cavalerie, à condition qu’ils ne seraient pas troublés dans leur retraite, et qu’on leur accorderait, près du Danube, un marché régulier, pourvu par les soins de l’empereur, mais dont ils feraient les frais. Le traité fut observé par eux avec une fidélité si religieuse, qu’un parti de cinq cents hommes s’étant écarté du camp pour piller, le roi ou général des Barbares fit arrêter leur chef, et le condamna à être percé de dards, comme une victime dévouée à la sainteté de leurs engagemens. Il est assez vraisemblable que les mesures d’Aurélien contribuèrent à entretenir ces dispositions pacifiques. Ce prince avait exigé pour otages les enfans des chefs ennemis. Les fils furent élevés près de sa personne dans la profession des armes ; il donna aux jeunes filles une éducation romaine ; et en les mariant à quelques-uns de ses principaux officiers, il unit insensiblement les deux nations par les liens les plus étroits et les plus chers [380].
Il leur cède la Dacie.
Mais la condition la plus importante de la paix avait été plutôt entendue qu’exprimée dans le traité. Aurélien retira les troupes romaines de la Dacie, et abandonna tacitement cette grande province aux Goths et aux Vandales [381]. La fermeté de son jugement lui fit apercevoir les solides avantages d’une pareille concession, et lui apprit à dédaigner la honte dont il semblait couvrir son règne, en resserrant ainsi les frontières de l’empire. Les sujets de la Dacie quittèrent des possessions éloignées qu’ils ne pouvaient ni cultiver ni défendre, et s’établirent en-decà du Danube. Bientôt le pays situé au midi de ce fleuve fut plus peuplé et plus florissant. Des terres fertiles que les irruptions fréquentes des Barbares avaient changées en déserts, furent cédées à ces hommes industrieux ; et une nouvelle province de Dacie perpétua le souvenir des conquêtes de Trajan. L’ancienne contrée de ce nom retint cependant un nombre considérable de ses anciens habitans qui redoutaient plus l’exil que la domination des Goths [382]. Après avoir renoncé à l’obéissance de l’empire, ces Romains dégénérés continuèrent à le servir, en introduisant parmi leurs nouveaux maîtres les premières notions de l’agriculture, les arts utiles et les commodités de la vie civilisée. La Dacie, devenue indépendante, fut souvent son plus ferme rempart contre les invasions des Sauvages du Nord ; et les rives opposées au Danube se trouvèrent insensiblement liées par des rapports de commerce et de langage. À mesure que les Barbares se fixaient dans leurs nouveaux domaines, un sentiment d’intérêt les attachait à l’alliance de Rome ; et l’intérêt, lorsqu’il est permanent, produit souvent une amitié sincère et utile. Les différentes tribus qui occupèrent l’ancienne Dacie, formèrent insensiblement une grande nation. Les Goths conservèrent toujours parmi elles la supériorité du rang et de la gloire : tous ces peuples réunis prétendirent à l’honneur imaginaire de descendre des Scandinaves. L’heureuse ressemblance du nom de Gètes servit à la fois leur crédulité et leur vanité : ils se persuadèrent que, dans des temps très-reculés, leurs ancêtres, déjà maîtres de ces régions, avaient reçu de Zamolxis le bienfait des lumières, et qu’ils avaient arrêté le progrès des armes victorieuses de Sésostris et de Darius [383].
Guerre contre les Allemands.
Tandis que la conduite ferme et modérée d’Aurélien rétablissait la frontière d’Illyrie, les Allemands [384] violèrent les conditions de la paix que Gallien avait achetée, ou qui leur avaient été imposées par Claude. Leur jeunesse bouillante ne respirait que la guerre ; ils volèrent tout à coup aux armes, et parurent sur le champ de bataille avec quarante mille chevaux [385] et une infanterie double de la cavalerie [386]. Quelques villes de la Rhétie furent les premiers objets de leur avarice ; mais leur audace croissant avec le succès, leur marche rapide traça une ligne de dévastation depuis le Danube jusqu’aux rives du Pô [387].
A. D. 270. Septembre.
L’empereur apprit presqu’en même temps l’irruption et la retraite des Barbares. Aussitôt, rassemblant un corps de troupes choisies, il s’avança secrètement et avec célérité le long des lisières de la forêt Hercynienne. Les Allemands, chargés des dépouilles de l’Italie, arrivèrent au Danube, sans soupçonner que sur la rive opposée, une armée romaine, cachée dans un poste avantageux, se disposait à intercepter leur retour. Aurélien favorisa leur fatale sécurité ; il laissa environ la moitié de leurs forces passer le fleuve sans inquiétude et sans précautions. Leur situation et l’étonnement dont ils furent saisis, lui assurèrent une victoire facile. Il poussa plus loin ses avantages. Ce prince habile disposa ses légions en un croissant, dont les deux extrémités traversaient le Danube ; ces extrémités se rapprochant tout à coup vers le centre, entourèrent l’arrière-garde des Allemands. Cette manœuvre imprévue terrassa les Barbares. De quelque côté qu’ils jetassent les yeux, ils n’apercevaient qu’un pays dévasté, un fleuve profond et rapide, un ennemi victorieux et implacable. Dans cette dure extrémité, ils ne dédaignèrent plus de demander la paix. Aurélien reçut leurs ambassadeurs à la tête de son camp avec une pompe militaire, propre à leur imprimer l’idée de la grandeur et de la discipline de Rome. Les légions rangées en ordre de bataille, se tenaient sous les armes dans un silence imposant. Les principaux commandans, revêtus des marques de leur dignité, entouraient à cheval le trône de l’empereur. Derrière le trône, les images sacrées du prince et de ses prédécesseurs [388], les aigles dorées, et les tableaux sur lesquels étaient écrits en lettres d’or les noms et les titres honorables des légions, brillaient dans l’air, élevés sur de hautes piques couvertes d’argent. Lorsque l’empereur prit séance, son maintien noble, sa beauté mâle et sa figure majestueuse [389], apprirent aux Barbares à révérer la personne aussi-bien que la pourpre de leur vainqueur. Les députés se prosternèrent contre terre en silence ; ils eurent ordre de se relever, et on leur accorda la liberté de parler, ce qu’ils firent avec le secours des interprètes. Ils cherchèrent à diminuer leur perfidie, exagérèrent leurs exploits, s’étendirent sur les vicissitudes de la fortune, vantèrent les avantages de la paix, et, avec une confiance mal placée, ils demandèrent un subside considérable pour prix de l’alliance qu’ils offraient aux Romains. La réponse d’Aurélien fut sévère et impérieuse. Il traita leurs offres avec mépris, et leurs demandes avec indignation. Après leur avoir reproché d’ignorer également l’art de la guerre et les lois de la paix, il les renvoya, en ne leur laissant que le choix de se mettre entièrement à sa discrétion, ou d’attendre les effets terribles de son ressentiment [390]. Aurélien aurait pu céder à la nation des Goths une province éloignée, mais il savait combien il était dangereux de se fier ou de pardonner à des Barbares perfides, dont la puissance formidable tenait l’Italie dans des alarmes continuelles.
Les Allemands envahissent l’Italie.
Il paraît qu’immédiatement après cette conférence, quelque événement imprévu exigea la présence de l’empereur en Pannonie. Il remit à ses généraux le soin de terminer la destruction des Allemands par le fer ou par le moyen plus sûr de la famine. Mais l’activité du désespoir a souvent triomphé de la confiance indolente qu’inspire la certitude du succès. Les Barbares ne pouvant traverser le camp romain et le Danube, forcèrent les postes plus faibles ou moins soigneusement gardés, qui leur fermaient l’entrée des provinces, et ils retournèrent avec une célérité incroyable, mais par une route différente, vers les montagnes d’Italie [391]. Aurélien qui croyait la guerre entièrement finie, apprit avec chagrin que les Allemands s’étaient échappés, et qu’ils ravageaient déjà le territoire de Milan. Les légions eurent ordre de suivre, aussi promptement qu’il était possible à ces corps pesans, la marche rapide d’un ennemi dont l’infanterie et la cavalerie s’avançaient avec une vitesse presque égale. Quelques jours après, l’empereur lui-même vola au secours de l’Italie, à la tête de tous les prétoriens qui avaient servi dans les guerres d’Illyrie [392], et d’un corps choisi d’auxiliaires, parmi lesquels on voyait les otages et la cavalerie des Vandales.
Et sont enfin vaincus par Aurélien.
Comme les troupes légères des Allemands couraient tout le pays entre les Alpes et les Apennins, la découverte, l’attaque et la poursuite de leurs nombreux détachemens, exerçaient sans cesse la vigilance d’Aurélien et de ses généraux. Les opérations de la campagne ne se bornèrent cependant pas à des actions particulières. On parle de trois combats opiniâtres dans lesquels les deux armées mesurèrent toutes leurs forces avec des succès divers [393]. Le premier fut livré près de Plaisance ; et les Romains essuyèrent une si grande perte, que, selon l’expression d’un auteur très-prévenu pour Aurélien, on appréhenda la dissolution prochaine de l’empire [394]. Ces rusés Barbares ayant suivi la lisière des bois, tombèrent tout à coup à l’approche de la nuit, sur les légions fatiguées et encore dans le désordre d’une longue marche. Il eût été difficile de résister à l’impétuosité du choc des Barbares : le massacre fut horrible. Enfin l’empereur rallia ses troupes, et par sa constance et sa fermeté, rétablit, jusqu’à un certain point, l’honneur de ses armes. La seconde bataille se donna près de Fano, en Ombrie, dans la plaine qui, cinq cents ans auparavant, avait été si fatale au frère d’Annibal [395], tant les Germains victorieux s’étaient avancés en Italie par les voies Flaminienne et Émilienne, avec le projet de surprendre les habitans de Rome, et de saccager la maîtresse du monde ; mais Aurélien veillait à sa sûreté. Toujours attaché à la poursuite de l’ennemi, il remporta enfin une victoire complète [396]. Les débris de l’armée vaincue furent exterminés dans une troisième et dernière bataille, près de Pavie, et l’Italie n’eut plus à redouter les incursions des Allemands.
Cérémonies superstitieuses.
La crainte a été la première cause de la superstition : chaque nouvelle calamité excite les mortels tremblans à tâcher de conjurer la colère de leurs invisibles ennemis. Quoique l’espoir le plus assuré de la république fût dans la valeur et dans la conduite d’Aurélien, cependant, lorsqu’on attendait à chaque instant les Barbares aux portes de Rome, le sénat ordonna, par un décret solennel, que les livres de la Sibylle fussent consultés, tant était grande la consternation générale. L’empereur lui-même, porté par un principe de religion ou de politique, approuva des mesures si salutaires : il écrivit même au sénat pour lui reprocher sa lenteur [397]. Le prince offre, dans sa lettre, de fournir à tous les frais des sacrifices, et de donner tous les animaux, tous les captifs que les dieux exigeraient : malgré ces promesses magnifiques, il ne paraît pas qu’aucune victime humaine ait expié de son sang les fautes du peuple romain. [A. D. 271. 11 janvier.]Les oracles de la Sibylle prescrivirent des cérémonies moins cruelles ; elles consistaient en processions de prêtres revêtus de robes blanches, en chœurs de jeunes garçons et de vierges, en lustrations de la ville et des campagnes voisines, en sacrifices dont l’influence pût arrêter les Barbares, et les empêcher de passer le terrain mystérieux où ils avaient été célébrés. Ces pratiques superstitieuses, quelque puériles qu’elles pussent être, ne furent pas inutiles au succès de la guerre ; et si dans la bataille décisive de Fano, les Allemands crurent voir une armée de spectres, combattant pour Aurélien, ces alliés imaginaires fournirent au prince un secours bien réel et bien considérable [398].
Fortifications de Rome.
Malgré la confiance que les Romains pouvaient avoir dans ces remparts fantastiques, l’expérience du passé et la crainte de l’avenir les engagèrent à construire des fortifications réelles et d’une nature plus solide. Sous les successeurs de Romulus, les sept collines de Rome avaient été entourées d’une muraille de plus de treize milles de circonférence [399]. Cette enceinte paraît peut-être bien vaste, comparée à la force et à la population de l’état dans son enfance ; mais les premiers habitans de Rome avaient besoin de défendre une grande étendue de pâturages et de terres labourables contre les incursions fréquentes et subites des peuples du Latium, leurs ennemis perpétuels. À mesure que la grandeur romaine s’éleva, la ville et le nombre des habitans devinrent plus considérables ; insensiblement tout le terrain fut occupé, les anciens murs ne servirent plus de limites, de superbes édifices couvrirent le champ de Mars, et des faubourgs magnifiques, bâtis sur toutes les avenues, annoncèrent la capitale de l’univers [400]. L’opinion vulgaire donnait plus de cinquante milles de circuit à la nouvelle muraille, commencée par Aurélien [401] et finie sous le règne de Probus ; des observations plus exactes la réduisent à vingt-un milles environ [402]. Ce grand, mais affligeant ouvrage, par le soin que l’on prenait de pourvoir à la défense de la capitale, n’annonçait que trop la décadence de la monarchie. Les Romains, qui, dans un siècle plus fortuné, confiaient aux armes des légions la sûreté des camps établis sur les frontières [403], étaient bien loin de soupçonner qu’il serait un jour nécessaire de fortifier le siége de l’empire contre les invasions des Barbares [404].
Aurélien défait entièrement deux usurpateurs.
La victoire de Claude sur les Goths, et les exploits d’Aurélien contre les Allemands, faisaient espérer des jours plus heureux. Déjà Rome avait repris sa supériorité sur les nations du Nord ; il était réservé au vainqueur des Allemands de punir les tyrans domestiques, et de réunir les membres épars de l’empire. Quoiqu’il eût été reconnu par le sénat et par peuple, les frontières de l’Italie, de l’Afrique, de l’Illyrie et de la Thrace, resserraient les bornes de sa souveraineté. La Gaule, l’Espagne et la Bretagne, l’Égypte, la Syrie et l’Asie Mineure, obéissaient toujours à deux rebelles qui, seuls de tant de prétendans, avaient échappé aux dangers de leur situation ; et pour mettre le comble à la honte de Rome, ces trônes rivaux avaient été usurpés par des femmes.
Succession d’usurpateurs en Gaule.
Les Gaules avaient vu s’élever et tomber une foule de monarques qui se succédèrent rapidement. Les vertus sévères de Posthume furent la cause de sa perte. Après la chute d’un compétiteur qui avait pris la pourpre à Mayence, il refusa d’abandonner à ses troupes le pillage de la ville rebelle. Leur avarice trompée les rendit furieux [405] ; elles massacrèrent Posthume dans la septième année de son règne. Une cause moins honorable précipita du trône Victorinus, son collègue. Les déréglemens de ce prince ternissaient ses qualités brillantes [406] : souvent, pour satisfaire ses passions, il employait la violence, sans égard pour les lois de la société, ou même pour celles de l’amour [407]. Il périt à Cologne, victime des complots de quelques maris jaloux, dont la vengeance eût été plus excusable s’ils eussent épargné l’innocence de son fils. Après le meurtre de tant de vaillans princes, il est assez étonnant qu’une femme ait contenu pendant long-temps les fières légions de la Gaule ; ce qui doit paraître encore plus singulier, c’est qu’elle était mère de l’infortuné Victorinus. Les artifices et les trésors de Victoria la mirent en état de couronner successivement Marius et Tetricus, de tenir ces empereurs dans sa dépendance, et de régner sous leurs noms avec une mâle fermeté. Elle fit frapper à son coin des espèces d’or, d’argent et de cuivre ; elle prit les titres d’Augusta et de mère des camps ; enfin, son autorité n’expira qu’avec sa vie, dont le cours fut peut-être abrégé par l’ingratitude de Tetricus [408].
Règne et défaite de Tetricus.
Lorsque celui-ci, dirigé par les conseils de son ambitieuse bienfaitrice, monta sur le trône, il avait le gouvernement de la tranquille province d’Aquitaine ; emploi convenable à son caractère et à son éducation. Devenu maître de la Gaule, de l’Espagne et de la Bretagne, il fut pendant quatre ou cinq ans l’esclave et le souverain d’une armée licencieuse, qu’il redoutait, et dont il était méprisé. La valeur et la fortune d’Aurélien firent espérer à Tetricus d’être bientôt délivré du joug qu’il portait. [A. D. 271.]Ce malheureux prince osa découvrir à l’empereur sa triste situation ; il le conjura de venir au secours d’un rival infortuné. Si les légions de la Gaule eussent été informées de cette correspondance secrète, elles auraient probablement immolé leur général. Il ne pouvait abandonner le sceptre de l’Occident sans avoir recours à un acte de trahison contre lui-même. Il affecta les apparences d’une guerre civile, s’avança dans la plaine à la tête de ses troupes, les posta de la manière la plus désavantageuse, instruisit Aurélien de toutes ses résolutions, et passa de son côté, au commencement de l’action, avec un petit nombre d’amis choisis. Les soldats rebelles, quoiqu’en désordre et consternés de la désertion inattendue de leur chef, se défendirent long-temps avec le courage du désespoir. Ils furent enfin taillés en pièces, presque jusqu’au dernier, dans cette bataille sanglante et mémorable qui se donna près de Châlons en Champagne [409]. Un nombreux corps d’auxiliaires, composé de Francs et de Bataves [410], repassa le Rhin a la persuasion du vainqueur, ou forcé par la terreur de ses armes. Leur retraite rétablit la tranquillité générale ; et la puissance d’Aurélien fut respectée depuis le mur d’Antonin jusqu’aux colonnes d’Hercule.
Dès le règne de Claude, la ville d’Autun, seule et sans secours, avait osé se déclarer contre les légions de la Gaule. Après avoir éprouvé pendant un siége de sept mois toutes les horreurs de la famine, elle avait été prise d’assaut et saccagée [411]. Lyon, au contraire, avait résisté avec la plus grande opiniâtreté aux armes d’Aurélien. L’histoire dit que Lyon fut puni [412] ; elle ne parle pas de la récompense d’Autun. Telle est en effet la politique des guerres civiles. Les injures laissent des traces profondes : on oublie les services les plus importans. La vengeance est utile ; la reconnaissance dispendieuse.
Caractère de Zénobie. A. D. 272.
Aurélien ne se fut pas plus tôt emparé de la personne et des provinces de Tetricus, qu’il tourna ses armes contre Zénobie, cette fameuse reine de Palmyre et de l’Orient. Dans l’Europe moderne plusieurs femmes ont soutenu glorieusement le fardeau d’un empire ; et notre propre siècle en offre de beaux exemples. Mais, si nous en exceptons Sémiramis dont les exploits paraissent incertains, Zénobie est la seule femme dont le génie supérieur ait brisé le joug de cette indolence servile à laquelle les mœurs et le climat de l’Asie assujettissaient son sexe [413]. Elle se disait descendue des anciens rois macédoniens qui régnèrent en Égypte : sa beauté égalait celle de Cléopâtre, et elle surpassait de bien loin cette princesse en valeur et en chasteté [414]. [Sa beauté et son érudition.]Élevée au-dessus de son sexe par ses qualités éminentes, Zénobie était encore la plus belle des femmes. Elle avait (car en parlant d’une femme, ces bagatelles deviennent des détails importans) le teint brun, les dents d’une blancheur éclatante, une voix forte et harmonieuse, et de grands yeux noirs, dont une douceur attrayante tempérait la vivacité. L’étude avait éclairé son esprit, et en avait augmenté l’énergie naturelle. Elle n’ignorait pas le latin ; mais elle possédait au même degré de perfection le grec, le syriaque et la langue égyptienne. Elle avait composé pour son usage un abrégé de l’histoire d’Orient ; et, guidée par le sublime Longin, elle comparait familièrement les beautés d’Homère et de Platon.
Sa valeur.
Cette femme accomplie avait épousé Odenat, qui, né dans une condition privée [415], monta sur le trône de l’Orient. Elle devint bientôt l’amie et la compagne d’un héros. Odenat aimait passionnément la chasse : en temps de paix, il se plaisait à poursuivre les bêtes farouches du désert, les lions, les panthères et les ours : Zénobie se livrait avec la même ardeur à ce dangereux exercice. Endurcie à la fatigue, elle dédaigna bientôt l’usage des chars couverts : on la voyait le plus ordinairement à cheval, vêtue d’un habit militaire ; quelquefois elle marchait à pied, et faisait plusieurs milles à la tête des troupes. Les succès d’Odenat furent attribués, en grande partie, à la valeur et à la prudence extraordinaires de sa femme. Les victoires brillantes des deux époux sur le grand Roi, qu’ils poursuivirent deux fois jusqu’aux portes de Ctésiphon, devinrent la source de leur gloire et de leur puissance : les armées qu’ils commandaient, et les provinces qu’ils avaient sauvées, ne voulurent avoir pour souverain que leurs invincibles chefs. Lorsque l’infortuné Valérien tomba entre les mains des Perses, le sénat et le peuple de Rome respectèrent un étranger qui vengeait la majesté de l’empire. L’insensible Gallien lui-même consentit à partager la pourpre avec Odenat, et il lui donna le titre de collègue.
Elle venge la mort de son mari.
Après avoir chassé de l’Asie les Goths qui la dévastaient, le prince palmyrénien se rendit à la ville d’Emèse en Syrie. Il avait triomphé de tous ses ennemis à la guerre, il périt par une trahison domestique. Son amusement favori de la chasse fut la cause, ou du moins l’occasion de sa mort [416]. Mœonius, son neveu, eut l’audace de lancer sa javeline avant son oncle : quoiqu’il en eût été repris, il se porta plusieurs fois à la même insolence. Odenat, offensé comme monarque et comme chasseur, lui ôta son cheval, marque d’ignominie parmi les Barbares, et le fit mettre pendant quelque temps en prison. L’insulte fut bientôt oubliée ; mais Mœonius conserva le souvenir de la punition : aidé d’un petit nombre de complices, il assassina son oncle au milieu d’une grande fête. [A. D. 267.]Odenat avait eu d’une autre femme que Zénobie un fils, nommé Hérode ; ce jeune prince, d’un caractère efféminé [417], éprouva le même sort que son père. Mœonius ne retira de son crime que le plaisir de la vengeance ; à peine avait-il pris le titre d’Auguste, que Zénobie l’immola aux mânes de son époux [418].
Et règne dans l’Orient et en Égypte.
Assistée des plus fidèles amis d’Odenat, cette princesse monta sur le trône, qu’elle remplit avec la plus grande habileté : elle gouverna, pendant plus de cinq ans, Palmyre, la Syrie et l’Orient. L’autorité que le sénat avait accordée au vainqueur des Perses, seulement comme une distinction personnelle, expirait avec lui ; mais son illustre veuve méprisait également le sénat et Gallien. Un général romain, qui avait été envoyé contre elle, fut forcé de se retirer en Europe, après avoir perdu son armée et sa réputation [419]. Loin d’être dirigée par ces petits intérêts qui agitent si souvent le règne d’une femme, l’administration ferme de Zénobie avait pour base les plus sages maximes de la politique : s’il fallait pardonner, elle savait étouffer son ressentiment ; était-il nécessaire de punir, elle pouvait imposer silence à la voix de la pitié. Sa grande économie fut taxée d’avarice : cependant, lorsque l’occasion l’exigeait, elle paraissait libérale et magnifique. L’Arabie, l’Arménie et la Perse redoutaient son inimitié, et recherchaient son alliance. Aux domaines de son époux, qui s’étendaient depuis l’Euphrate jusqu’aux frontières de la Bithynie, elle ajouta l’héritage de ses ancêtres, le royaume fertile et peuplé de l’Égypte [420]. Claude rendit justice à son mérite : il n’était pas fâché qu’elle maintînt la dignité de l’empire en Orient [421], tandis qu’il faisait la guerre à la nation des Goths. Au reste, la conduite de Zénobie paraît équivoque. Il est assez probable qu’elle avait formé le dessein d’élever une monarchie indépendante. Elle mêlait aux manières affables des princes de Rome, la pompe éclatante des cours de l’Asie, et elle voulut être adorée de ses sujets comme l’avaient été les successeurs de Cyrus. Ses trois fils [422] reçurent une éducation romaine. Souvent elle les montrait aux troupes ornés de la pourpre impériale. Elle se réserva le diadème avec le titre brillant, mais douteux, de reine de l’Orient.
Expédition d’Aurélien. A. D. 272.
Telle était l’adversaire qu’Aurélien avait à combattre, et qui, malgré son sexe, devait paraître redoutable. Dès que l’empereur se fut rendu en Asie, sa présence raffermit la fidélité de la Bithynie, déjà ébranlée par les armes et par les intrigues de Zénobie [423]. S’avançant à la tête de ses légions, il reçut la soumission d’Ancyre, et vint mettre le siége devant Tyane. Après une résistance opiniâtre, un perfide citoyen l’introduisit dans cette place. Aurélien, d’un caractère généreux, quoique violent, livra le traître à la fureur des soldats. Un respect superstitieux porta ce prince à traiter avec douceur les compatriotes d’Apollonius le philosophe [424]. Les habitans d’Antioche, à la nouvelle de la marche des Romains, avaient déserté leur ville. L’empereur, par ses édits, rappela les fugitifs, et pardonna généralement à tous ceux que la nécessité avait contraints de servir la reine de Palmyre. Cette clémence inattendue gagna le cœur des Syriens, et jusqu’aux portes d’Émèse les vœux du peuple secondèrent la terreur des armes romaines [425].
L’empereur défait les Palmyréniens dans les batailles d’Antioche et d’Émèse.
Zénobie aurait été peu digne de sa réputation, si elle eût souffert tranquillement que l’empereur se fut avancé jusqu’à cent milles de sa capitale. Le sort de l’Orient fut décidé dans deux grandes batailles, dont les circonstances ont entre elles un tel rapport, qu’il serait difficile de les distinguer l’une de l’autre. Nous savons seulement que la première se donna près d’Antioche [426] ; la seconde, sous les murs d’Émèse [427]. Dans ces deux combats la reine de Palmyre anima ses troupes par sa présence, et confia l’exécution de ses ordres à Zabdas, général habile, déjà connu par la conquête de l’Égypte. Ses forces nombreuses consistaient, pour la plupart, en archers et en chevaux couverts d’une armure d’airain. Les escadrons d’Aurélien, composés d’Illyriens et de Maures, ne purent soutenir le choc d’un adversaire si puissamment armé. Ils prirent la fuite en désordre, ou affectèrent de se retirer avec précipitation, engagèrent l’ennemi dans une poursuite pénible, le harassèrent par une infinité de petits combats, et enfin renversèrent cette masse de cavalerie impénétrable, mais trop lourde pour se prêter aux évolutions nécessaires. Cependant l’infanterie légère des Palmyréniens, lorsqu’elle eut tiré toutes ses flèches, sans moyen d’éviter un combat plus rapproché, n’offrit plus que des soldats désarmés à l’épée formidable des légions. Aurélien avait choisi ces troupes de vétérans qui campaient ordinairement sur le Haut-Danube, et dont la valeur avait été si rudement éprouvée dans la guerre des Allemands [428]. Après la défaite d’Émèse, Zénobie ne put rassembler une troisième armée. Les nations qui lui avaient obéi ne la reconnaissaient plus pour souveraine ; et le vainqueur, résolu de s’emparer de l’Égypte, avait envoyé dans cette province Probus, le plus brave de ses généraux. Palmyre était la dernière ressource de la veuve d’Odenat. Elle s’enferma dans sa capitale, fit toutes sortes de préparatifs pour une vigoureuse résistance ; et, remplie d’un courage intrépide, elle déclara que son règne ne finirait qu’avec sa vie.
Description de Palmyre.
Dans les déserts incultes de l’Arabie la nature a semé quelques terrains fertiles, qui s’élèvent, semblables à des îles, au milieu d’un océan de sable. Le nom même de Tadmor ou Palmyre désigne, en syriaque et en latin, la multitude de palmiers qui donnent de la verdure et de l’ombre à ce climat tempéré. Les habitans y respiraient un air pur ; et le sol, arrosé de plusieurs sources inestimables dans un tel climat, produisait des fruits et du blé. Ces avantages particuliers, la situation de cette place à une distance convenable [429] de la Méditerranée et du golfe Persique, la rendirent en peu de temps florissante. Elle fut bientôt fréquentée par les caravanes, qui portaient aux nations de l’Europe une partie considérable des marchandises précieuses de l’Inde. Insensiblement Palmyre devint une ville riche et libre. Placée entre le royaume des Parthes et l’empire romain, elle obtint de ces deux grandes puissances la liberté de conserver une heureuse neutralité, jusqu’à ce qu’enfin, par les victoires de Trajan, l’empire romain engloutit cette petite république. Réduite alors au rang subordonné, quoique honorable de colonie, elle goûta, pendant plus de cent cinquante ans, les douceurs de la paix. Si l’on en croit le petit nombre d’inscriptions que le temps a épargnées, ce fut durant cette heureuse période que les Palmyréniens opulens élevèrent, sur les modèles de l’architecture grecque, ces temples, ces portiques, ces palais, dont les ruines couvrent encore une surface de plusieurs milles, et ont mérité la curiosité de nos voyageurs. Les triomphes d’Odenat et de son illustre veuve paraissent avoir jeté un nouvel éclat sur leur patrie. Palmyre, pendant quelque temps, se montra la rivale de Rome ; mais cette rivalité lui devint funeste, et des siècles de prospérité furent sacrifiés à un instant de gloire [430].
Cette ville est assiégée par Aurélien.
Tandis qu’Aurélien traversait les déserts sablonneux qui séparaient Émèse de Palmyre, les Arabes l’inquiétèrent perpétuellement dans sa marche. Il ne lui fut pas toujours possible de défendre son armée, et surtout son bagage, contre ces troupes de brigands actifs et audacieux qui épiaient le moment de la surprise, et qui, fuyant avec rapidité, éludaient la poursuite lente des légions. Leurs courses n’étaient qu’incommodes ; le siége de Palmyre offrait de bien plus grandes difficultés. Cet objet important exigeait toute l’activité d’Aurélien, qui fut blessé d’une flèche, comme il pressait en personne les attaques de la place. « Le peuple romain, dit l’empereur dans une lettre originale, parle avec mépris de la guerre que je soutiens contre une femme. Il ne connaît ni le caractère, ni la puissance de Zénobie. On ne peut se faire aucune idée de ses immenses préparatifs. Palmyre est remplie d’une quantité prodigieuse de dards, de pierres et d’armes de toute espèce. Chaque partie des murs est garnie de deux ou trois balistes ; et les machines de guerre lancent perpétuellement des feux. La crainte du châtiment inspire à Zénobie un désespoir qui augmente son courage. Cependant j’ai toujours la plus grande confiance dans les divinités tutélaires de Rome, qui, jusqu’à présent, ont favorisé toutes nos entreprises [431]. » Malgré cette assurance, Aurélien doutait de la protection des dieux et de l’événement du siége. Persuadé qu’il était plus prudent d’avoir recours à une capitulation avantageuse, il offrit à la reine une retraite brillante ; aux citoyens, la confirmation de leurs priviléges. Ses propositions furent rejetées avec opiniâtreté, et l’insulte accompagna le refus.
Zénobie tombe entre les mains de l’empereur.
Zénobie imaginait qu’en peu de temps la famine contraindrait les Romains à repasser le désert ; elle se flattait aussi, avec toute apparence de raison, que les rois de l’Orient, et surtout le monarque de la Perse, armeraient pour défendre un allié naturel. Ces espérances soutenaient sa fermeté ; mais la persévérance et la fortune d’Aurélien surmontèrent tous les obstacles. La mort de Sapor, que l’on place à cette époque [432], mit la division dans le conseil de la Perse ; et les faibles secours que l’on voulut faire entrer dans Palmyre furent aisément interceptés par les armes et par la libéralité d’Aurélien. Les sages précautions de ce prince lui assurèrent des vivres pendant le siége. Des convois réguliers arrivaient sans obstacle dans son camp de toutes les parties de la Syrie. Enfin Probus, après avoir terminé glorieusement la conquête de l’Égypte, joignit ses troupes victorieuses à celles de l’empereur. Ce fut alors que Zénobie résolut de fuir. Elle monta le plus léger de ses dromadaires [433] ; et déjà elle était parvenue aux bords de l’Euphrate, à soixante milles environ de Palmyre, lorsque, arrêtée par la cavalerie légère qu’Aurélien avait envoyée à sa poursuite, elle fut amenée captive aux pieds de l’empereur. [A. D. 273.]Sa capitale se rendit bientôt après. Les habitans en furent traités avec une douceur qu’ils n’auraient osé espérer. Le vainqueur s’empara des chevaux, des armes, des chameaux, et d’une immense quantité d’or, d’argent, de soie et de pierreries précieuses. Il laissa dans la place une garnison de six cents archers seulement ; et il reprit la route d’Émèse, où il s’occupa pendant quelque temps à distribuer des punitions et des récompenses. Telle fut la fin de cette guerre mémorable, dont le succès fit rentrer sous les lois de Rome les provinces qui, depuis la captivité de Valérien, avaient secoué le joug des Césars.
Conduite de Zénobie.
Lorsque la reine de Syrie parut devant Aurélien, ce prince lui demanda sévèrement comment elle avait eu l’audace de prendre les armes contre les empereurs de Rome. La réponse de Zénobie fut un mélange prudent de respect et de fermeté. « Parce que, dit-elle, j’aurais rougi de donner le titre d’empereur à un Gallien, à un Auréole. C’est vous seul que je reconnais comme mon vainqueur et comme mon souverain [434]. » Mais la force d’esprit chez les femmes est presque toujours artificielle : aussi est-il bien rare qu’elle se soutienne. Le courage de Zénobie l’abandonna au moment du danger. Elle ne put entendre, sans être glacée d’effroi, les clameurs des soldats qui demandaient à haute voix, sa mort. Oubliant le généreux désespoir de Cléopâtre, qu’elle s’était proposée pour modèle, elle n’eut pas honte d’acheter sa grâce par le sacrifice de sa réputation et de ses amis. Ils avaient gouverné, dit-elle, la faiblesse de son sexe : ce fut à leurs conseils qu’elle imputa le crime d’une résistance opiniâtre ; ce fut sur leurs têtes qu’elle dirigea les traits de la vengeance du vainqueur. Le fameux Longin périt avec les victimes nombreuses, et peut-être innocentes, que la tremblante Zénobie dévouait à la mort. Le nom de Longin vivra plus long-temps que celui de la reine qui le trahit, ou du tyran qui le condamna. La science et le génie ne furent pas capables d’adoucir la colère d’un soldat ignorant ; mais ils avaient servi à élever et à régler l’âme de Longin. Sans proférer une seule plainte, il marcha tranquillement au supplice, touché de compassion pour les malheurs de sa souveraine, et consolant lui-même ses amis affligés [435].
Révolte et ruine de Palmyre.
Après avoir soumis l’Orient, Aurélien revint en Europe. Des qu’il eut passé le détroit qui la sépare de l’Asie, il apprit que le gouverneur et la garnison de Palmyre venaient d’être massacrés, et que les habitans avaient de nouveau levé l’étendard de la révolte. Cette nouvelle allume sa colère ; il part sans hésiter, vole une seconde fois en Syrie. Sa marche précipitée jette l’épouvante dans Antioche : bientôt Palmyre éprouve tout le poids de son ressentiment. Il existe encore une lettre de ce prince, où il avoue lui-même [436] que les enfans, les femmes, les vieillards et les paysans, confondus avec les rebelles, ont été enveloppés dans un massacre général. Quoiqu’il paraisse occupé principalement à rétablir un temple du Soleil, il laisse voir quelque pitié pour le petit nombre de Palmyréniens qui ont échappé à la destruction de leur patrie. Il leur accorde la permission de rebâtir et d’habiter leur ville ; mais il est plus aisé de détruire que de réparer. Le siége du commerce, des arts et de la grandeur de Zénobie devint successivement une ville obscure, une forteresse peu importante, et enfin un misérable village. Aujourd’hui les citoyens de Palmyre, qui consistent en trente ou quarante familles, ont construit leurs huttes de terre dans l’enceinte spacieuse d’un temple magnifique.
Aurélien détruit la rebellion de Firmus en Égypte.
La vigilance d’Aurélien l’avait fait triompher de ses plus fiers rivaux. Il ne restait plus à ce prince qu’à détruire un rebelle obscur, mais qui, durant la révolte de Palmyre, s’était formé un parti sur les rives du Nil. Firmus, qui s’appelait orgueilleusement l’ami, l’allié d’Odenat et de Zénobie, n’était qu’un riche marchand d’Égypte. Le commerce qu’il avait fait dans l’Inde lui avait procuré des liaisons intimes avec les Blemmyes et les Sarrasins, qui, maîtres des bords de la mer Rouge, pouvaient pénétrer dans sa patrie et faciliter l’exécution de ses projets. Il enflamma les Égyptiens en faisant briller à leurs yeux l’espoir de la liberté ; et, suivi d’une multitude furieuse, il s’empara d’Alexandrie, où il prit la pourpre impériale, frappa des monnaies, publia des édits et leva une grande armée, qu’il se vantait d’être capable d’entretenir avec la vente seule de son papier. De pareilles forces étaient une faible défense contre celles d’Aurélien. Il est presque inutile de dire que Firmus fut défait, pris, livré à la torture, et mis à mort. Le sénat et le peuple durent alors applaudir aux succès d’Aurélien. Ce prince pouvait se féliciter d’avoir, en moins de trois ans, rétabli la paix et l’harmonie dans l’univers romain [437].
Triomphe d’Aurélien. A. D. 274.
Depuis la fondation de la république, aucun général n’avait été plus digne qu’Aurélien des honneurs du triomphe. Jamais triomphe ne fut célébré avec plus de faste et de magnificence [438] : on vit d’abord paraître vingt éléphans, quatre tigres royaux, et plus de deux cents animaux rares tirés des différens climats du Nord, de l’Orient et du Midi. À leur suite marchaient seize cents gladiateurs dévoués aux jeux cruels de l’amphithéâtre. Les trésors de l’Asie, les armes et les drapeaux de tant de nations conquises, la vaisselle et les vêtemens précieux de la reine de Palmyre, avaient été disposés avec symétrie, ou placés dans un désordre étudié. Des ambassadeurs des parties de la terre les plus éloignées, de l’Éthiopie, de l’Arabie, de la Perse, de la Bactriane, de l’Inde et de la Chine, tous remarquables par la richesse ou par la singularité de leurs vêtemens, rendaient hommage à la renommée et à la puissance de l’empereur romain. Ce prince avait exposé pareillement en public les présens dont il avait été comblé, et surtout les couronnes d’or que lui avaient données un grand nombre de villes reconnaissantes. Une longue suite de captifs goths, vandales, sarmates, allemands, francs, gaulois, syriens et égyptiens, qui s’avançaient avec une sombre contenance, attestaient les victoires d’Aurélien. Chaque peuple était distingué par une inscription particulière, et l’on avait désigné sous le titre d’amazones les dix guerrières de la nation des Goths qui avaient été prises les armes à la main [439]. Mais les spectateurs, dédaignant la foule des prisonniers, fixaient les yeux sur l’empereur Tetricus et sur la reine de l’Orient. Le premier, accompagné de son fils qu’il avait revêtu de la dignité d’Auguste, portait des chausses gauloises [440], une tunique couleur de safran, et un manteau de pourpre. Les regards se portèrent sur la majestueuse figure de Zénobie, resserrée dans des chaînes d’or ; un esclave soutenait celle qui entourait son cou, et elle semblait presque accablée sous le poids insupportable de ses pierreries. Elle précédait à pied le char magnifique sur lequel elle avait autrefois espéré faire son entrée dans Rome. Ce char était suivi de deux autres encore plus brillans, celui d’Odenat et celui du monarque de la Perse. Le triomphateur en montait un quatrième, tiré par quatre cerfs ou par quatre éléphans [441], et qui avait appartenu à un roi goth. Les plus illustres du sénat, du peuple et de l’armée fermaient cette pompe solennelle. L’air retentissait des acclamations de la multitude, qui, frappée d’étonnement, s’abandonnait aux transports les plus vifs de la reconnaissance et d’une joie sincère. Au milieu de tous ces monumens de gloire, la vue de Tetricus inspirait aux sénateurs des sentimens bien différens. Ils ne pouvaient s’empêcher de murmurer contre le fier monarque qui livrait ainsi à l’ignominie publique la personne d’un Romain et d’un magistrat [442].
Sa clémence envers Tetricus et Zénobie.
Cependant Aurélien ne manqua pas de générosité : s’il parut insulter aux malheurs de ses rivaux, s’il les traita d’abord avec orgueil, il exerça par la suite envers eux une clémence qui avait rarement honoré les anciennes victoires de la république. Souvent, dès que la pompe triomphale montait le Capitole, des princes, qui avaient défendu sans succès leur trône ou leur liberté, périssaient en prison par la main d’un bourreau. Les usurpateurs qu’Aurélien menait en triomphe, et que leur défaite avait convaincus du crime de rebellion, passèrent leur vie dans l’opulence et dans un repos honorable. L’empereur fit présent à Zénobie d’une belle maison de campagne, située à Tibur, ou Tivoli, à vingt milles environ de la capitale. Bientôt la reine de Syrie prit les mœurs des dames romaines ; et ses filles épousèrent d’illustres personnages. Sa famille existait encore au milieu du cinquième siècle [443]. Tetricus et son fils, rétablis dans leurs rangs et dans leurs fortunes, élevèrent, sur le mont Célien, un palais magnifique ; et, lorsqu’il fut fini, ils invitèrent leur vainqueur à souper. Aurélien fut agréablement surpris d’y voir, en entrant, un tableau qui représentait la singulière histoire de ses anciens concurrens. Ils étaient peints offrant à l’empereur une couronne civique avec le sceptre de la Gaule, et recevant de ses mains la dignité sénatoriale. Le père eut dans la suite le gouvernement de la Lucanie [444]. Le prince, qui bientôt l’admit dans sa société et à son amitié, lui demandait familièrement s’il ne valait pas mieux gouverner une province d’Italie que de régner au-delà des Alpes. Le fils acquit une grande considération dans le sénat ; et de tous les nobles de Rome, il n’y en eut aucun qui fût plus estimé d’Aurélien et de ses successeurs [445].
Sa magnificence et sa dévotion.
La pompe triomphale dont nous venons de donner la description, était si nombreuse, elle s’avançait avec une majesté si lente, qu’elle ne put arriver au Capitole avant la neuvième heure, quoiqu’elle eût commencé dès l’aube du jour ; et il faisait déjà nuit lorsque l’empereur se rendit au palais. À cette cérémonie brillante succédèrent des représentations de théâtre, des jeux du cirque, des chasses de bêtes sauvages, des combats de gladiateurs et des batailles navales. On distribua de grandes largesses aux troupes et au peuple. Plusieurs institutions agréables ou utiles contribuèrent à perpétuer, au milieu de la capitale, la gloire du vainqueur. Il consacra aux dieux de Rome la plus grande partie des dépouilles de l’Orient. Sa piété fastueuse suspendit de superbes offrandes dans le Capitole et dans les autres temples. Celui du Soleil seul reçut plus de quinze mille livres d’or [446]. Ce temple magnifique, bâti par Aurélien, sur l’un des flancs du mont Quirinal, fut dédié, bientôt après la cérémonie du triomphe, à la divinité qu’il adorait comme l’auteur de sa vie et de sa fortune. Sa mère avait rempli les fonctions de simple prêtresse dans une chapelle du Soleil. L’heureux paysan avait contracté dès l’enfance les sentimens d’une dévotion particulière pour le dieu du jour ; et à chaque pas qu’il fit vers le trône, à chaque victoire qui signala son règne, la reconnaissance vint ajouter à la superstition [447].
Il éteint une sédition à Rome.
Ses armes avaient abattu les ennemis étrangers et domestiques de l’empire. On prétend que sa rigueur salutaire étouffa, dans toute l’étendue de l’univers romain [448], les crimes, les factions, l’esprit de révolte, les complots pernicieux, et les maux qu’entraîne un gouvernement faible et oppressif. Mais si nous songeons combien la corruption augmente rapidement et se guérit avec peine ; si nous nous rappelons que les années de désordres publics surpassèrent en nombre les mois du règne guerrier d’Aurélien, nous ne pourrons nous persuader que, dans quelques intervalles d’une paix souvent interrompue, il ait été possible à cet empereur d’exécuter un plan si difficile de réforme. Ses efforts même pour rétablir la pureté de la monnaie excitèrent un soulèvement dangereux. Ce prince se plaint de ces troubles dans une lettre particulière. « Sûrement, dit-il, les dieux, m’ont destiné à vivre dans un état de guerre perpétuel. Une sédition vient d’allumer la guerre civile au milieu de la capitale. Les ouvriers de la monnaie se sont révoltés à l’instigation de Félicissimus, esclave auquel j’avais donné un emploi dans les finances. La sédition est éteinte ; mais elle m’a coûté sept mille soldats, l’élite de ces troupes qui campent dans la Dacie et sur les bords du Danube [449]. » D’autres écrivains, qui parlent du même événement, le placent fort peu de temps après le triomphe de l’empereur ; ils ajoutent que le combat décisif fut livré sur le mont Célien ; que les ouvriers avaient altéré la monnaie ; et que, pour rétablir le crédit public, Aurélien donna de bonnes espèces en échange pour de mauvaises, que le peuple eut ordre de rapporter au trésor [450].
Observations sur cet événement.
Si l’on voulait approfondir un événement si extraordinaire, on verrait combien, de la manière dont il est présenté, les circonstances en sont incompatibles l’une avec l’autre, et dénuées de vraisemblance. L’altération de la monnaie s’accorde très-bien, à la vérité, avec l’administration de Gallien ; et, selon toutes les apparences, ceux qui avaient été employés à cette pratique odieuse redoutèrent la justice sévère d’Aurélien. Mais le crime, aussi-bien que le profit, ne devait concerner qu’un petit nombre de personnes ; et il est difficile de concevoir comment de pareils coupables ont pu armer un peuple qu’ils trompaient si indignement, contre un prince qu’ils trahissaient. On croirait plutôt qu’ils auraient partagé la haine publique avec les délateurs et les autres ministres de l’oppression. Il semble que la réformation des espèces ne devait pas être moins agréable au peuple que la destruction de plusieurs anciens comptes brûlés par ordre de l’empereur dans la place de Trajan [451]. Dans un siècle où les principes du commerce étaient à peine connus, on ne parvenait peut-être au but le plus désirable qu’en usant de rigueur, et en employant des voies peu judicieuses. Mais de pareils moyens, dont l’impression ne saurait subsister long-temps, ne sont pas capables d’exciter ni d’entretenir le feu d’une guerre dangereuse. Quelquefois le redoublement d’impôts onéreux établis sur les terres et sur les nécessités de la vie, provoque enfin à la révolte ceux qui se trouvent forcés à rester dans leur patrie, ou qui ne peuvent se résoudre à l’abandonner. Il en est tout autrement d’une opération qui, par quelque expédient que ce soit, rétablit la juste valeur de la monnaie. Le bénéfice permanent efface bientôt le mal passager. La perte se partage entre une grande multitude ; et s’il est un petit nombre d’individus opulens dont la fortune éprouve une diminution sensible, ils perdent avec leurs richesses l’influence qu’elles leur procuraient. À quelque point qu’Aurélien ait voulu déguiser la cause réelle de la révolte, la réformation de la monnaie n’a pu être qu’un faible prétexte saisi par un parti mécontent et déjà puissant. Rome, quoique privée de liberté, était en proie aux factions. Le peuple pour lequel l’empereur, né lui-même plébéïen, montrait toujours une affection particulière, vivait dans une dissension perpétuelle avec le sénat, les chevaliers et les gardes prétoriennes [452]. Il ne fallait rien moins que l’union secrète, mais ferme, de ces ordres, il fallait le concours de l’autorité du premier, des richesses du second et des armes du troisième, pour rassembler des forces capables de se mesurer contre les légions du Danube, composées de vétérans, qui, sous la conduite d’un souverain belliqueux, avaient achevé la conquête de l’Orient et des provinces occidentales.
Cruauté d’Aurélien.
Quel que fût le motif ou l’objet de cette rebellion, que l’histoire impute avec si peu de probabilité aux ouvriers de la monnaie, Aurélien usa de sa victoire avec une implacable rigueur [453]. Naturellement sévère, il avait conservé sous la pourpre le cœur d’un paysan et d’un soldat. Il cédait difficilement aux douces émotions de la sensibilité : la mort, les tourmens, et le spectacle de l’humanité souffrante, paraissaient ne lui faire aucune impression. Élevé dès sa plus tendre jeunesse dans l’exercice des armes, il mettait trop peu de prix à la vie d’un citoyen ; et, punissant par une exécution militaire les moindres offenses, il transportait dans l’administration civile la discipline rigide des camps. Son amour pour la justice devint souvent une passion aveugle et furieuse. Toutes les fois qu’il croyait sa personne ou l’état en danger, il dédaignait les formes ordinaires, et n’observait aucune proportion entre le délit et la peine. La révolte dont les Romains semblaient récompenser ses services, enflamma son esprit altier. Les plus nobles familles de la république, accusées ou soupçonnées d’être entrées dans ce complot, dont il est si difficile de démêler la cause, éprouvèrent les effets de son ressentiment. Son ardente vengeance fit couler des flots de sang : un neveu même de l’empereur fut sacrifié ; et, si nous pouvons emprunter les expressions d’un poète du temps, les bourreaux étaient fatigués, les prisons remplies d’une foule de victimes, et le malheureux sénat déplorait la mort ou l’absence de ses plus illustres membres [454]. Cette assemblée ne se trouvait pas moins offensée de l’orgueil de l’empereur que de sa tyrannie. Trop peu éclairé ou trop fier pour se soumettre aux institutions civiles, Aurélien prétendait ne tenir sa puissance que de l’épée ; il gouvernait par droit de conquête une monarchie qu’il avait sauvée et subjuguée [455].
Il marche en Orient, et est assassiné.
Ce prince, selon la remarque d’un empereur judicieux que nous verrons bientôt régner avec éclat, avait des talens plus propres au commandement d’une armée qu’au gouvernement d’un empire [456]. [A. D. 274. Octobre.]Aurélien, impatient de rentrer dans une carrière où la nature et l’expérience lui donnaient une si grande supériorité, prit de nouveau les armes quelques mois après son triomphe. Il lui importait d’exercer dans quelque guerre étrangère l’esprit inquiet des légions ; et le monarque persan, fier de la honte de Valérien, bravait toujours avec impunité la majesté de la république indignement outragée. Le souverain de Rome, à la tête d’une armée moins formidable par le nombre que par la valeur et par la discipline, s’était avancé jusqu’au détroit qui sépare l’Europe de l’Asie. C’était là qu’il devait éprouver que le pouvoir le plus absolu est un faible rempart contre les efforts du désespoir. Il avait menacé de punir un de ses secrétaires accusé d’exaction, et l’on savait que l’empereur menaçait rarement en vain. Il ne restait au criminel d’autre ressource que d’envelopper dans son danger les principaux officiers de l’armée, ou du moins de leur inspirer les mêmes alarmes. Habile à contrefaire la main de son maître, il leur montra une liste nombreuse de personnes destinées à la mort, parmi lesquelles leurs noms se trouvaient inscrits ; sans soupçonner ou sans examiner la fraude, ils résolurent de prévenir l’arrêt fatal en massacrant l’empereur. Ceux d’entre les conjurés qui, par leurs emplois avaient le droit d’approcher de sa personne, l’attaquèrent subitement entre Byzance et Héraclée ; après une courte résistance, il périt de la main de Mucapor, général qu’il avait toujours aimé. [A. D. 275. Janvier.]Aurélien emporta au tombeau les regrets de l’armée et la haine du sénat. Ses exploits, ses talens, sa fortune avaient excité une admiration universelle. À sa mort l’état perdit un réformateur utile, dont la sévérité pouvait être justifiée par la corruption générale [457].
CHAPITRE XII.
Conduite de l’armée et du sénat après la mort d’Aurélien. Règnes de Tacite, de Probus, de Carus et de ses fils.
Contestation singulière entre le sénat et l’armée pour le choix d’un empereur.
TELLE était la triste condition des empereurs romains, que ces princes, quelle que pût être leur conduite, éprouvaient ordinairement la même destinée. Une vie de plaisir ou de vertu, de douceur ou de sévérité, d’indolence ou de gloire, les conduisait également à une mort prématurée. Presque tous les règnes finissent par une catastrophe semblable : ce n’est qu’une répétition fatigante de massacres et de trahisons. Le meurtre d’Aurélien est cependant remarquable par les événemens extraordinaires dont il fut suivi. Les légions respectaient leur chef victorieux ; elles le pleurèrent et vengèrent sa mort. L’artifice de son perfide secrétaire fut découvert et puni, les conspirateurs eux-mêmes, reconnaissant l’erreur qui les avait armés contre un souverain innocent, assistèrent à ses funérailles avec un repentir sincère ou bien étudié ; et ils souscrivirent à la résolution unanime de l’ordre militaire, dont les sentimens sont exprimés dans la lettre suivante : « Les braves et fortunées armées au sénat et au peuple de Rome. Le crime d’un seul et la méprise de plusieurs nous ont enlevé notre dernier empereur Aurélien : vous dont les soins paternels dirigent l’état, vénérables pères conscrits, veuillez mettre ce prince au rang des dieux, et designer le successeur que vous jugerez le plus digne de la pourpre impériale ; aucun de ceux dont le forfait ou le malheur a causé notre perte ne régnera sur nous [458]. » Les sénateurs romains n’avaient point été étonnés d’apprendre qu’un empereur encore venait d’être assassiné dans son camp ; ils se réjouirent en secret de la chute d’Aurélien. Mais lorsque la lettre modeste et respectueuse des légions eut été lue par le conseil en pleine assemblée, elle répandit parmi eux la surprise la plus agréable. Ils prodiguèrent à la mémoire de leur dernier souverain tous les honneurs que la crainte, peut-être l’estime, pouvait arracher. Dans les transports de leur reconnaissance ils rendirent aux fidèles armées de la république les actions de grâce que méritaient leur zèle et la haute idée qu’elles avaient de l’autorité légale du sénat pour le choix d’un empereur. Malgré cet hommage flatteur, les plus prudens de l’assemblée n’osaient exposer leur personne et leur dignité au caprice d’une multitude redoutable : à la vérité, la force des légions était le gage de leur sincérité, puisque ceux qui peuvent commander sont rarement réduits à la nécessité de dissimuler ; mais pouvait-on espérer qu’un repentir subit corrigerait des habitudes de révolte invétérées depuis quatre-vingts ans ? Si les soldats retombaient dans leurs séditions accoutumées, il était à craindre que leur insolence n’avilît la majesté du sénat, et ne devînt fatale à l’objet de son choix. [A. D. 275. 3 février.]De pareils motifs dictèrent le décret qui renvoyait l’élection d’un nouvel empereur au suffrage de l’ordre militaire.
Interrègne paisible de huit mois.
La contestation qui suivit est un des événemens les mieux attestés, mais les plus incroyables de l’histoire du genre humain [459]. Les troupes, comme si elles eussent été rassasiées de l’exercice du pouvoir, conjurèrent de nouveau les sénateurs de donner à l’un d’entre eux la pourpre impériale. Le sénat persista dans son refus, l’armée dans sa demande. La proposition fut au moins trois fois offerte et rejetée de chaque côté. Tandis que la modestie opiniâtre de chacun des deux partis est déterminée à recevoir un maître des mains de l’autre, huit mois s’écoulent insensiblement [460] : période étonnante d’une anarchie tranquille, pendant laquelle l’univers romain resta sans maître, sans usurpateur, sans révolte ; les généraux et les magistrats nommés par Aurélien continuèrent à exercer leurs fonctions ordinaires. Un proconsul d’Asie fut le seul personnage considérable déposé de son emploi dans tout le cours de cet interrègne.
Un événement à peu près semblable, mais bien moins authentique, avait eu lieu, à ce qu’on prétend, après la mort de Romulus, qui, par sa vie et son caractère, eut quelques rapports avec l’empereur Aurélien. Lorsque le fondateur de Rome disparut, le trône resta vacant pendant douze mois, jusqu’à l’élection d’un philosophe sabin, et la tranquillité générale se maintint de la même manière par l’union des différens ordres de l’état ; mais du temps de Numa et de Romulus, l’autorité des patriciens contenait les armes du peuple, et l’équilibre de la liberté se conservait aisément dans un état vertueux et borné [461]. Rome, bien différente de ce qu’elle avait été dans son enfance, commençait à pencher vers sa ruine ; tout semblait alors annoncer un interrègne orageux : la vaste étendue de l’empire, une capitale immense et tumultueuse, l’égalité servile du despotisme, une armée de quatre cent mille mercenaires, enfin l’expérience des révolutions fréquentes qui avaient déjà ébranlé la constitution. Cependant, malgré tant de causes de désordre, la mémoire d’Aurélien, sa discipline rigide, réprimèrent l’esprit séditieux des troupes aussi-bien que la fatale ambition de leurs chefs. L’élite des légions resta campée sur les rives du Bosphore, et le drapeau impérial imprima du respect aux camps moins formidables de Rome et des provinces. Un enthousiasme généreux, quoique momentané, semblait animer l’ordre militaire. Il faut croire qu’un petit nombre de zélés patriotes entretinrent la nouvelle amitié du sénat et de l’armée, comme le seul moyen de rétablir la vigueur du gouvernement et de rendre à la république son ancienne splendeur.
Le consul assemble le sénat. A. D. 275. 25 septembre.
Le vingt-cinq septembre, huit mois environ après la mort d’Aurélien, le consul convoqua les sénateurs et leur exposa la situation incertaine et dangereuse de l’empire. Après avoir insinué légèrement que la fidélité précaire des légions dépendait d’un seul instant, du moindre accident, il peignit, avec l’éloquence la plus persuasive, les périls sans nombre qui suivraient un plus long délai pour le choix d’un empereur. On avait appris, disait-il, que les Germains avaient depuis peu passé le Rhin ; qu’ils s’étaient emparés des villes les plus opulentes et les plus fortes de la Gaule. L’ambition du roi de Perse tenait tout l’Orient dans de perpétuelles alarmes. L’Égypte, l’Afrique et l’Illyrie se voyaient exposées aux armes des ennemis étrangers et domestiques. Et les inconstans Syriens étaient toujours prêts à préférer même le sceptre d’une femme à la sainteté des lois romaines. Le consul s’adressant alors à Tacite, le premier des sénateurs [462], lui demanda son avis sur le choix important d’un nouveau candidat à la dignité impériale.
Caractère de Tacite.
Si le mérite personnel peut nous paraître au-dessus d’une grandeur empruntée, l’extraction de Tacite doit être à nos yeux plus véritablement noble que celle des souverains ; il descendait de l’historien philosophe, dont les écrits immortels éclaireront la postérité la plus reculée [463]. Le sénateur Tacite était alors âgé de soixante-quinze ans [464]. Les richesses et les honneurs avaient embelli le cours de sa vie innocente ; il avait été revêtu deux fois de la dignité consulaire [465]. Possesseur d’un patrimoine de deux ou trois millions sterl., il vivait honorablement et sans faste [466]. L’expérience qu’il avait acquise sous tant de princes dont il avait estimé ou supporté la conduite, depuis les ridicules folies d’Héliogabale, jusqu’à la rigueur utile d’Aurélien, lui avait appris à se former une juste idée des devoirs, des dangers et des pièges qui environnaient un rang si élevé. Une étude assidue des immortels ouvrages de son aïeul, lui avait donné les notions les plus parfaites sur la nature humaine [467], et sur la constitution de l’état. La voix du peuple avait déjà nommé Tacite comme le plus digne de l’empire. Loin d’être flatté de ces bruits, il n’en fut pas plus tôt informé, qu’il se retira dans une de ses maisons de plaisance en Campanie. Il goûtait, depuis deux mois, à Bayes, les douceurs d’une vie tranquille, lorsqu’il se trouva forcé d’obéir au consul, qui lui ordonnait de reprendre la place honorable qu’il occupait dans le sénat, et d’assister la république de ses conseils.
Il est élu empereur.
Dès qu’il se leva pour parler, toute l’assemblée le salua des noms d’Auguste et d’empereur. « Tacite Auguste, les dieux te préservent ; nous te choisissons pour notre souverain, c’est à tes soins que nous confions Rome et l’univers. Accepte l’empire des mains du sénat ; il est dû à ton rang, à ta conduite, à tes mœurs. » À peine le tumulte des acclamations fut-il apaisé, que Tacite voulut refuser l’honneur dangereux qu’on lui offrait si solennellement. Il parut surpris de ce qu’on choisissait son âge et ses infirmités pour remplacer la vigueur martiale d’Aurélien. « Ces bras, pères conscrits, sont-ils propres à soutenir le poids d’une armure, à pratiquer les exercices des camps ? La variété des climats, les fatigues d’une vie militaire, détruiraient bientôt une constitution faible, qui ne se soutient que par les plus grands ménagemens. Mes forces épuisées me permettent à peine de remplir les devoirs d’un sénateur ; me mettraient-elles en état de supporter les travaux pénibles de la guerre et du gouvernement ? Pouvez-vous croire que les légions respecteront un vieillard infirme, dont les jours ont coulé à l’ombre de la paix et de la retraite ? Pouvez-vous désirer que je me trouve jamais forcé de regretter l’opinion favorable du sénat [468] ? »
Et il accepte la pourpre.
La répugnance de Tacite, et peut-être était-elle sincère, fut combattue par l’opiniâtreté affectueuse du sénat. Cinq cents voix répétèrent à la fois avec une éloquence tumultueuse, que les plus grands princes de Rome, Numa, Trajan, Adrien et les Antonins, avaient pris les rênes de l’état dans un âge très-avancé, que la république avait besoin d’une âme et non d’un corps, qu’elle avait fait choix d’un souverain, non d’un soldat, et que tout ce qu’elle lui demandait était de diriger, par sa sagesse, la valeur des légions. Ces instances pressantes, qui exprimaient confusément le vœu général, furent appuyées d’un discours plus régulier, prononcé par Metius Falconius, le premier des consulaires après Tacite. Falconius rappela les maux que Rome avait soufferts, lorsqu’elle avait été gouvernée par de jeunes princes, livrés à l’excès de leurs passions. Il félicita l’assemblée sur l’élection d’un sénateur vertueux et expérimenté. Enfin, avec une liberté courageuse, quoique peut-être elle eût pour principe l’intérêt personnel, il exhorta Tacite à ne pas oublier les motifs de son élévation, et à chercher un successeur non dans sa famille, mais dans l’état. Ce discours fut généralement applaudi : l’empereur élu, cédant à l’autorité de la patrie, reçut l’hommage volontaire de ses égaux. Le consentement du peuple romain et des gardes prétoriennes confirma le jugement des sénateurs [469].
Autorité du sénat.
L’administration de Tacite fut conforme aux principes qu’il avait adoptés. Il conserva sur le trône le même respect pour l’assemblée auguste dont il avait été membre. Persuadé qu’en elle seule résidait le pouvoir législatif, il parut ne régner que pour obéir aux lois qui en émanaient [470]. Il s’appliqua surtout à guérir les plaies cruelles que l’orgueil impérial, les discordes civiles et la violence militaire avaient faites à l’état : du moins s’efforça-t-il de rétablir l’image de l’ancienne république, telle que l’avaient conservée la politique d’Auguste et les vertus de Trajan et des Antonins. Il ne sera pas inutile de récapituler ici quelques-unes des prérogatives dont l’élection de Tacite semble rendre au sénat la jouissance [471]. Les plus importantes furent le droit, 1o. de revêtir un de ses membres sous le titre d’imperator, du commandement général des armées et du gouvernement des provinces frontières ; 2o. de donner, par ses décrets, force de loi, et la validité nécessaire à ceux des édits du prince qu’il approuverait ; 3o. de nommer les proconsuls et les présidens des provinces, et de conférer à tous les magistrats leur juridiction civile ; 4o. de recevoir des appels de tous les tribunaux de l’empire, par l’office intermédiaire du préfet de la ville ; 5o. de déterminer la liste, ou comme on l’appelait alors, le collège des consuls : ils furent fixés à douze par année ; on en élisait deux alternativement tous les deux mois, et ils soutenaient ainsi la dignité de cette ancienne charge. Les sénateurs, qui s’étaient réservé le droit de les nommer, l’exercèrent avec une liberté si indépendante, qu’ils n’eurent aucun égard à une requête irrégulière de l’empereur pour son frère Florianus. « Ils connaissent bien le caractère du prince qu’ils ont choisi,» s’écria Tacite avec le transport généreux d’un patriote, 6o. À ces différentes branches d’autorité nous pouvons ajouter quelque inspection sur les finances ; puisque, même sous le règne du sévère Aurélien, ils avaient pu détourner une partie des fonds destinés au service public [472].
Joie et confiance des sénateurs.
Aussitôt après l’avènement de Tacite, des lettres circulaires furent envoyées à toutes les principales villes de l’empire, Trève, Milan, Aquilée, Thessalonique, Corinthe, Athènes, Antioche, Alexandrie et Carthage, pour exiger d’elles le serment de fidélité, et pour leur apprendre l’heureuse révolution qui venait de rendre au sénat son antique splendeur. Deux de ces lettres existent encore. Il nous est aussi parvenu deux fragmens curieux de la correspondance particulière des sénateurs à ce sujet. On voit que, dans l’excès de leur joie, ils avaient conçu les espérances les plus magnifiques. « Sortez de votre indolence, c’est ainsi que s’exprime l’un d’entre eux en écrivant à son ami ; arrachez-vous de votre retraite de Bayes et de Pouzzole. Livrez-vous à la ville, au sénat. Rome fleurit, la république entière fleurit. Rendons mille actions de grâce à l’armée romaine, à une armée véritablement romaine. Notre juste autorité, cet objet de tous nos désirs, est enfin rétablie. Nous recevons les appels, nous nommons les proconsuls, nous créons les empereurs. Ne pouvons-nous pas aussi mettre des bornes à leur puissance ?… À un homme sage un mot suffit [473]. » Ces images brillantes disparurent bientôt. Il n’était réellement pas possible que les armées et les provinces consentissent à obéir long-temps à des nobles plongés dans la mollesse, et dont les bras ne connaissaient plus l’usage des armes. À la première atteinte on vit s’écrouler tout cet édifice d’une puissance et d’un orgueil sans fondement. L’autorité expirante du sénat répandit une lueur subite, brilla pour un moment, et fut éteinte à jamais.
Tacite est reconnu par l’armée. A. D. 276.
Tout ce qui se passait à Rome n’était qu’une vaine représentation de théâtre. Il fallait que les décisions d’une faible assemblée fussent ratifiées par la force plus réelle des légions. Tandis que les sénateurs se laissaient éblouir par un fantôme d’ambition et de liberté, Tacite se rendit au camp de Thrace, où le préfet du prétoire le présenta aux troupes assemblées comme le souverain qu’elles avaient demandé, et que leur accordait le sénat. Dès que le préfet eut cessé de parler, l’empereur prononça un discours éloquent et convenable à sa situation. Il satisfit l’avarice des soldats en leur distribuant des sommes considérables sous le nom de gratification et de paye ; et il sut gagner leur estime par la noble assurance que si son grand âge ne lui permettait pas de leur donner l’exemple, ses conseils ne seraient jamais indignes d’un général romain, successeur du brave Aurélien [474].
Les Alains envahissent l’Asie et sont repoussés par Tacite.
Dans le temps que le dernier empereur se préparait à porter une seconde fois ses armes en Orient, il avait négocié avec les Alains, peuple scythe, qui dressait ses tentes dans le voisinage des Palus-Méotides. Séduits par des présens et par des subsides, ces Barbares avaient promis d’entrer en Perse avec un corps nombreux de cavalerie légère. Ils furent fidèles à leurs engagemens ; mais lorsqu’ils arrivèrent sur la frontière romaine, Aurélien n’était plus, et sa mort avait au moins suspendu le projet de la guerre de Perse. Les généraux qui, durant l’interrègne, n’exerçaient qu’une autorité douteuse, ne se trouvèrent point en état de recevoir ces nouveaux alliés, ni de leur résister. Les Alains, irrités d’une conduite dont les motifs leur paraissaient frivoles, accusèrent hautement les Romains de perfidie ; ils eurent recours à leur propre valeur pour se venger, et pour obtenir le paiement qu’on leur refusait. Comme ils marchaient avec la vitesse ordinaire des Tartares, ils se répandirent bientôt dans les provinces du Pont, de la Cappadoce, de la Cilicie et de la Galatie. Les légions qui, des rives opposées du Bosphore, pouvaient presque apercevoir les flammes des villes et des villages embrasés, sollicitaient vivement leur général de les mener contre l’ennemi. Tacite se conduisit comme il convenait à son âge et à sa dignité. Son but était de convaincre les Barbares de la bonne foi aussi-bien que de la puissance de l’empire ; il acquitta d’abord les engagemens que son prédécesseur avait contractés. Les Alains, pour la plupart, apaisés par cette démarche, abandonnèrent leurs prisonniers et leur butin, et se retirèrent tranquillement dans leurs déserts au-delà du Phase. L’empereur, en personne, termina heureusement la guerre contre ceux qui refusaient la paix. Secondé par une armée de vétérans braves et expérimentés, il délivra en peu de semaines les provinces de l’Asie des Scythes qui les dévastaient [475].
Mort de l’empereur.
Mais la gloire et la vie de Tacite n’eurent courte durée. Transplanté tout à coup, dans le cœur de l’hiver, des douces retraites de la Campanie au pied du mont Caucase, il ne put supporter les fatigues de la vie militaire, à laquelle il n’était pas accoutumé. Les peines du corps furent aggravées par celles de l’âme. L’enthousiasme du bien public avait suspendu pour un temps les passions que l’esprit de discorde et l’intérêt personnel avaient allumées dans le cœur des soldats. Elles reprirent bientôt leur cours avec une violence redoublée, et elles excitèrent un furieux orage dans le camp, dans la tente même du vieil empereur. Son caractère doux et aimable ne servit qu’à inspirer du mépris pour sa personne. Tourmenté sans cesse par des factions qu’il ne pouvait étouffer, et par des demandes auxquelles il lui était impossible de satisfaire, il voyait disparaître les espérances magnifiques qu’il avait conçues en prenant les rênes du gouvernement. En vain s’était-il flatté de remédier aux désordres de l’état ; il ne tarda pas à s’apercevoir que la licence de l’armée dédaignait le frein impuissant de la loi. Le chagrin, et le désespoir de réussir dans ses projets de réforme, hâtèrent ses derniers instans. On ne sait si les soldats trempèrent leurs mains dans le sang de ce vertueux prince [476]. [A. D. 276. 12 avril.]Il paraît du moins certain que leur insolence fut la cause de sa mort. Il expira dans la ville de Tyane, en Cappadoce, après un règne de six mois et vingt jours seulement [477].
Usurpation et mort de son frère Florianus.
À peine Tacite eut-il les yeux fermés, que son frère Florianus, sans attendre le consentement du sénat, s’empara de la couronne, dont le rendait indigne son usurpation précipitée. Les camps et les provinces conservaient encore pour la constitution romaine un respect dont l’influence pouvait bien les engager à désapprouver l’ambition de Florianus, mais non les déterminer à s’y opposer. Le mécontentement se serait dissipé en vains murmures, si le général de l’Orient, le brave Probus, ne se fût pas déclaré le vengeur du sénat. Les forces des deux prétendans paraissaient fort inégales. Le chef le plus habile, à la tête des troupes efféminées de l’Égypte, pouvait-il espérer de disputer la victoire aux légions invincibles de l’Europe, qui semblaient vouloir soutenir le frère de Tacite ? La fortune et l’activité de Probus surmontèrent tous les obstacles. Les intrépides vétérans de son rival, accoutumés à des climats froids, furent incapables de supporter les chaleurs étouffantes de la Cilicie, où l’été fut singulièrement malsain. Aux maladies se joignirent de fréquentes désertions, qui diminuèrent leur nombre. [Juillet.]Les passages des montagnes n’étaient que faiblement gardés. Tarse ouvrit ses portes. Enfin, les soldats de Florianus, après l’avoir laissé jouir environ trois mois de la dignité impériale, délivrèrent l’état des horreurs d’une guerre civile, en sacrifiant un prince qu’ils méprisaient [478].
Leurs enfans subsistent dans l’obscurité.
Les révolutions perpétuelles du trône avaient tellement effacé toute notion de droit héréditaire, que la famille d’un infortuné souverain ne donnait aucun ombrage à ses successeurs. Les enfans de Tacite et de Florianus eurent la permission de descendre dans un rang privé, et de se mêler à la masse générale des sujets. Leur pauvreté devint, il est vrai, la sauvegarde de leur innocence. Tacite, en montant sur le trône, avait consacré son ample patrimoine au service public [479] : acte spécieux de générosité, mais qui montrait évidemment l’intention qu’avait ce prince de transmettre l’empire à ses descendans. La seule consolation qu’ils goûtèrent après leur chute, fut le souvenir de leur grandeur passée, et la perspective brillante, quoique éloignée, que leur offrait la crédulité. Une prophétie annonçait qu’au bout de mille ans il s’élèverait un monarque du sang de Tacite, qui protégerait le sénat, rétablirait Rome, et soumettrait toute la terre [480].
Caractère et avénement de l’empereur Probus.
Les paysans d’Illyrie avaient déjà sauvé la monarchie près de périr, en lui donnant Claude et Aurélien. L’élévation de Probus ajouta encore à leur gloire [481]. Plus de vingt ans avant cette époque, le mérite naissant du jeune soldat n’avait point échappé à la pénétration de Valérien, qui lui conféra le rang de tribun, quoiqu’il fût bien éloigné de l’âge prescrit par les règlemens militaires. La conduite du tribun justifia bientôt un choix si flatteur. Il remporta sur un détachement considérable de Sarmates une victoire complète, dans laquelle il sauva la vie à un proche parent de l’empereur, et mérita de recevoir des mains du prince les bracelets, les colliers, les épées, les drapeaux, la couronne civique, la couronne murale, et toutes les marques honorables destinées par l’ancienne Rome à récompenser la valeur triomphante. On lui confia le commandement de la troisième légion, et ensuite de la dixième. Dans la carrière des honneurs, Probus se montra toujours supérieur au grade qu’il occupait. L’Afrique et le Pont, le Rhin, le Danube, le Nil et l’Euphrate, lui fournirent tour à tour les occasions les plus brillantes de développer son courage personnel et ses talens militaires. Aurélien lui dut la conquête de l’Égypte, et fut encore plus redevable à la fermeté héroïque avec laquelle il réprima souvent la cruauté de son maître. Tacite, qui voulait suppléer à son peu d’expérience pour la guerre par l’habileté de ses généraux, nomma Probus commandant en chef de toutes les provinces orientales, lui donna un revenu cinq fois plus considérable que les appointemens attachés à cette place, lui promit le consulat, et lui fit espérer les honneurs du triomphe, Probus avait environ quarante-quatre ans [482] lorsqu’il monta sur le trône. Il jouissait alors de toute sa réputation, de l’amour des troupes, et de cette vigueur d’esprit et de corps propre aux plus grandes entreprises.
Sa conduite respectueuse envers le sénat.
Son mérite reconnu, et le succès de ses armes contre Florianus le laissaient sans ennemi ou sans rival. Cependant, si nous en croyons sa propre déclaration, bien loin d’avoir recherché la pourpre, il ne l’avait acceptée qu’avec la plus sincère répugnance. « Mais il n’est déjà plus en mon pouvoir, dit-il dans une lettre particulière, de renoncer à un titre qui m’expose à l’envie et à tant de dangers. Je dois continuer de jouer le rôle que les troupes m’ont forcé de prendre [483]. » Sa lettre respectueuse au sénat offre les sentimens, ou du moins le langage d’un patriote romain. « Lorsque vous avez choisi un de vos membres, pères conscrits, pour succéder à l’empereur Aurélien, vous vous êtes conduits conformément à votre justice et à votre sagesse ; car vous êtes les souverains légitimes de l’univers ; et la puissance que vous tenez de vos ancêtres sera transmise à votre postérité. Plût aux dieux que Florianus, au lieu de s’emparer de la pourpre de son frère comme d’un héritage particulier, eût attendu ce que votre autorité déciderait en sa faveur, ou pour quelque autre personne ! Les prudentes légions l’ont puni de sa témérité ; elles m’ont offert le titre d’Auguste, mais je soumets à votre clémence mes prétentions et mes services [484]. »
A. D. 276. 3 août.
Lorsque cette lettre fut lue par le consul, les sénateurs ne purent dissimuler leur satisfaction, de ce que Probus daignait solliciter si humblement un sceptre qu’il possédait déjà. Ils célébrèrent avec la plus vive reconnaissance ses vertus, ses exploits, et surtout sa modération. Aussitôt un décret, passé d’une voix unanime, ratifia le choix des armées de l’Orient, et conféra solennellement à leur brave chef toutes les diverses branches de la dignité impériale, les noms de César et d’Auguste, le titre de père de la patrie, le droit de proposer le même jour trois décrets dans le sénat [485], l’office de souverain pontife, la puissance tribunitienne, et le commandement proconsulaire : forme d’investiture qui, en paraissant multiplier l’autorité du prince, retraçait la constitution de l’ancienne république. Le règne de Probus répondit à de si beaux commencemens. Il permit au sénat de diriger l’administration civile. Se regardant comme son général, il se contentait de soutenir l’honneur des armes romaines. Souvent même il déposait à ses pieds des couronnes d’or et les dépouilles des Barbares, fruits de ses nombreuses victoires [486]. Mais, en flattant ainsi la vanité des sénateurs, ne devait-il pas intérieurement mépriser leur indolence et leur faiblesse ? Les successeurs des Scipion semblaient n’avoir hérité que de l’orgueil de leurs ancêtres. Quoiqu’il fût à tout moment en leur pouvoir de faire révoquer l’édit flétrissant de Gallien, ils consentirent patiemment à rester exclus du service militaire. L’instant approchait où ils allaient éprouver que refuser l’épée c’est renoncer au sceptre.
Victoires de Probus sur les Barbares.
La force d’Aurélien avait écrasé de tous côtés les ennemis de Rome. Après sa mort ils parurent renaître et même se multiplier. Ils furent de nouveau vaincus par la vigueur et par l’activité de Probus, qui, dans un règne de six ans [487] environ, égala les anciens héros, et rétablit l’ordre dans toute l’étendue de l’univers romain. Il assura si bien les frontières de la Rhétie, province exposée depuis long-temps à toutes les horreurs de la guerre, qu’il en éloigna toute crainte d’hostilité. La terreur de ses armes dispersa les Sarmates. Les tribus errantes de ces Barbares, forcées d’abandonner leur butin, retournèrent dans leurs déserts. La nation des Goths rechercha l’alliance d’un prince si belliqueux [488]. Il attaqua les Isaures dans leurs montagnes [489], assiégea et prit un grand nombre de leurs fortes citadelles [490], et se flatta d’avoir détruit pour jamais un ennemi domestique, dont l’indépendance insultait si cruellement à la majesté de l’empire. Les troubles excités dans la Haute-Égypte par l’usurpateur Firmus, n’avaient point été tout-à-fait apaisés. Le foyer de la rebellion existait encore dans les villes de Ptolémaïs et de Coptos soutenues par les Blemmyes [491]. On prétend que le châtiment de ces villes, et des Sauvages du Midi, leurs auxiliaires, alarma la cour de Perse [492], et que le grand roi sollicita vainement l’amitié de l’empereur romain. Les entreprises mémorables qui distinguèrent le règne de Probus, furent pour la plupart terminées par sa valeur et par sa conduite personnelles. L’historien de sa vie est étonné que, dans un si court espace de temps, un seul homme ait pu se trouver présent à tant de guerres éloignées. Ce prince confia les autres expéditions au soin de ses lieutenans, dont le choix judicieux ne doit pas moins contribuer à sa gloire. Carus, Dioclétien, Maximien, Constance, Galère, Asclépiodate, Annibalien, et une foule d’autres chefs, qui, par la suite, montèrent sur le trône, ou qui le soutinrent, avaient appris le métier des armes à l’école sévère d’Aurélien et de Probus [493].
Il délivre les Gaules des invasions des Germains. A. D. 277.
Mais le plus grand service que Probus rendit à la république fut la délivrance de la Gaule, et la prise de soixante-dix places florissantes opprimées par les barbares de la Germanie, qui, depuis la mort d’Aurélien, ravageaient impunément cette grande province [494]. Au milieu de la multitude confuse de ces fiers conquérans, il n’est pas impossible de discerner trois grandes armées, ou plutôt trois nations défaites par l’empereur romain. Probus chassa les Francs dans leurs marais, d’où nous pouvons inférer que la confédération connue sous le nom glorieux d’hommes libres occupait déjà le pays plat maritime, coupé et presque inondé par les eaux stagnantes du Rhin. Il paraît aussi que les Frisons et les Bataves avaient accédé à leur alliance. L’empereur vainquit les Bourguignons, peuple considérable de la race des Vandales. Entraînés par le désir du pillage, ils s’étaient répandus des rives de l’Oder jusqu’aux bords de la Seine [495]. Ils se crurent d’abord trop heureux d’acheter par la restitution de tout leur butin la permission de se retirer tranquillement ; lorsqu’ils essayèrent ensuite d’éluder cet article du traité, leur punition fut prompte et terrible [496]. Mais, de tous les peuples qui envahirent la Gaule, le plus formidable était les Lygiens, qui possédaient de vastes domaines sur les frontières de la Pologne et de la Silésie [497]. Parmi ces Barbares, les Aries tenaient le premier rang par leur nombre et par leur fierté. « Les Aries (c’est ainsi qu’ils sont décrits dans le style énergique de Tacite) s’étudient à augmenter leur férocité naturelle par les secours de l’art et du stratagème. Ils noircissent leurs boucliers, leurs corps, leurs visages, et choisissent la nuit la plus sombre pour attaquer l’ennemi. La surprise, l’horreur des ténèbres, le seul aspect de cette armée épouvantable, qui semble sortir des enfers [498], glacent d’effroi les cœurs les plus intrépides ; car, dans un combat, les yeux sont toujours vaincus les premiers [499]. » Cependant, les armes et la discipline des Romains détruisirent facilement ces horribles fantômes. Les Lygiens furent taillés en pièces dans une action générale ; et Senno, le plus renommé de leurs chefs, tomba entre les mains de Probus. Ce prudent empereur ne voulant pas réduire au désespoir de si braves ennemis, leur accorda une capitulation honorable, et leur permit de retourner en sûreté dans leur patrie. Mais les pertes qu’ils avaient essuyées dans la marche, dans la bataille, et celles qu’ils essuyèrent dans la retraite, anéantirent la nation. L’histoire de la Germanie ou de l’Empire ne répète plus même le nom des Lygiens. Ces victoires, qui furent le salut de la Gaule, coûtèrent, dit-on, aux ennemis quatre cent mille hommes ; entreprise pénible pour les Romains, et dispendieuse pour l’empereur, qui payait une pièce d’or chaque tête de Barbare [500]. Cependant, comme la réputation des guerriers est fondée sur la destruction du genre humain, nous pouvons naturellement soupçonner que le nombre des morts fut exagéré par l’avarice des soldats, et que la vanité prodigue du prince ne se mit pas en peine d’en faire une recherche bien exacte.
Probus porte ses armes en Germanie.
Depuis l’expédition de Maximin, les généraux romains s’étaient bornés à une guerre défensive contre les nations germaniques qui pressaient continuellement les frontières de l’empire. Probus, plus entreprenant, résolut de profiter de ses victoires. Intimement persuadé que les Barbares ne consentiraient jamais à la paix tant que leur pays ne souffrirait pas des calamités de la guerre, il passa le Rhin, et fit briller ses aigles invincibles sur les rives de l’Elbe et du Necker. Sa présence étonna la Germanie épuisée par les mauvais succès de la dernière migration. Neuf des princes les plus considérables du pays se rendirent à son camp, et se prosternèrent à ses pieds ; ils reçurent humblement les conditions qu’il lui plut de dicter. Le vainqueur exigeait qu’on lui remît exactement les dépouilles et les prisonniers enlevés aux provinces. Il obligea leurs propres magistrats à sévir contre ceux qui retiendraient quelque partie du butin. Un tribut considérable, consistant en blé, en troupeaux et en chevaux, les seules richesses des Barbares, fut destiné à l’entretien des garnisons établies sur les limites de leur territoire. Probus avait même conçu le dessein de forcer les Germains à quitter l’usage des armes. Il voulait les engager à confier leurs différends à la justice de Rome, et leur sûreté à sa puissance. Ce plan magnifique aurait exigé la résidence constante d’un gouverneur impérial, soutenu d’une armée nombreuse : aussi Probus jugea-t-il à propos de différer l’exécution d’un si grand projet, dont l’avantage était facilement plus spécieux que solide [501]. Que la Germanie eût été réduite en province avec des frais et des peines immenses, les Romains n’auraient eu qu’une frontière beaucoup plus étendue à défendre contre les Scythes, Barbares plus redoutables par leur courage et par leur activité.
Il bâtit un mur depuis le Rhin jusqu’au Danube.
Au lieu de réduire au rang de sujets les naturels belliqueux de la Germanie, Probus se borna au soin plus modeste d’élever un rempart contre leurs incursions. Le pays qui forme maintenant le cercle de Souabe, était devenu désert du temps d’Auguste par l’émigration de ses anciens habitans [502] ; la fertilité du sol attira bientôt une nouvelle colonie des provinces de la Gaule. Des bandes d’aventuriers, d’un caractère vagabond et sans fortune, s’emparèrent de cette contrée, dont les états voisins se disputaient la possession ; et ils reconnurent la majesté de l’empire en lui payant le dixième de leurs revenus [503]. Pour protéger ces nouveaux sujets, les Romains construisirent des postes qu’ils distribuèrent par degrés, depuis le Rhin jusqu’au Danube. Vers le règne d’Adrien, lorsqu’on imagina un pareil moyen de défense, ces postes furent couverts et communiquèrent l’un à l’autre par un fort retranchement d’arbres et de palissades. À des remparts si informes, l’empereur Probus substitua une muraille de pierres, d’une grande hauteur, fortifiée par des tours placées à des distances convenables. Elle commençait dans le voisinage de Neustadt et de Ratisbonne sur le Danube ; elle s’étendait à travers des collines, des vallées, des rivières et des marais, jusqu’à Wimpfen sur le Necker ; enfin elle se terminait aux bords du Rhin, après un circuit de deux cents milles environ [504]. Cette barrière importante unissant ainsi les deux grands fleuves qui défendaient les provinces de l’Europe, il paraît qu’elle remplissait l’espace vide par lequel les Barbares, et surtout les Allemands, pouvaient pénétrer avec le plus de facilité dans le centre de l’empire. Mais l’expérience de l’univers, depuis la Chine jusque dans la Bretagne, prouve combien il est inutile de fortifier une grande étendue de pays [505]. Un ennemi actif, libre de varier l’attaque et de choisir le moment favorable, doit enfin découvrir quelque endroit faible ou profiter d’un instant de négligence. Les forces, aussi-bien que l’attention de ceux qui défendent cette chaîne de fortifications, se trouvent divisées ; et tels sont les effets d’une terreur aveugle sur les troupes les plus fermes, qu’une ligne rompue en un seul endroit est presque aussitôt abandonnée. Le sort qu’éprouva le mur de Probus peut confirmer l’observation générale : il fut renversé par les Allemands peu d’années après la mort de ce prince. Ses ruines éparses, que l’admiration stupide attribue universellement à la puissance du démon, ne servent maintenant qu’à exciter la surprise du paysan de la Souabe.
Les Barbares introduits dans l’empire : leurs établissements.
Parmi les conditions qu’imposa l’empereur aux nations vaincues, une des plus utiles fut l’obligation de fournir à l’armée romaine seize mille hommes, les plus braves et les plus robustes de leur jeunesse. Probus les dispersa dans toutes les provinces, et distribua ce renfort dangereux en petites bandes de cinquante ou soixante Germains chacune, parmi les troupes nationales, observant judicieusement que les secours que la république tirait des Barbares devaient être sentis, mais non pas aperçus [506]. Ce secours paraissait alors nécessaire : amollis par le luxe, les faibles habitans de l’Italie et des provinces intérieures ne pouvaient supporter le poids des armes ; la nature donnait toujours aux peuples nés sur la frontière du Rhin et du Danube, des âmes et des corps capables de résister aux fatigues des camps. Mais une suite perpétuelle de guerres en avait insensiblement diminué le nombre. Les mariages devenaient plus rares, l’agriculture était entièrement négligée : ces causes, qui affectent les principes de la population, non-seulement détruisaient la force actuelle de ces contrées, elles étouffaient encore l’espoir des générations futures. Le sage Probus conçut le projet grand et utile de ranimer les frontières épuisées, en y introduisant de nouvelles colonies de Barbares prisonniers ou fugitifs, auxquels il accorda des terres, des troupeaux, les instrumens propres à la culture, et tous les encouragemens capables de former une race de soldats pour le service de la république. Il transporta un corps considérable de Vandales en Bretagne, selon toutes les apparences, dans la province de Cambridge [507]. L’impossibilité de s’échapper accoutuma ces nouveaux habitans à leur situation ; et dans les troubles qui, par la suite, déchirèrent le sein de cette île, ils se montrèrent les plus zélés défenseurs de l’état [508]. Un grand nombre de Francs et de Gépides furent établis sur les rives du Rhin et du Danube ; cent mille Bastarnes, chassés de leur patrie, acceptèrent avec joie un établissement dans la Thrace : bientôt ils adoptèrent les sentimens et les mœurs des sujets romains [509]. Mais les espérances de Probus furent souvent trompées : des Barbares inquiets, élevés dans l’oisiveté, ne pouvaient se résoudre à mener une vie sédentaire ; leurs bras se refusaient aux travaux lents de l’agriculture ; ils conservaient pour l’indépendance un amour indomptable. Cet esprit de liberté, luttant sans cesse contre le despotisme, les précipita dans des révoltes également fatales à eux-mêmes et aux provinces [510]. Malgré les efforts des empereurs suivans, jamais ces moyens artificiels ne purent rendre à la frontière importante de la Gaule et de l’Illyrie cette ancienne vigueur qu’elle tenait de la nature.
Entreprise hardie des Francs.
De tous les Barbares qui abandonnèrent leurs nouveaux établissemens et qui troublèrent la tranquillité publique, quelques-uns, en très-petit nombre, retournèrent dans leur pays natal. Ces fugitifs pouvaient bien errer pendant quelque temps, les armes à la main, au milieu de l’empire ; mais ils succombaient à la fin sous la puissance d’un empereur belliqueux. La hardiesse heureuse d’un parti de Francs eut des suites si mémorables, qu’elle ne doit pas être passée sous silence. Probus les avait établis sur la côte maritime du Pont, dans la vue de défendre cette frontière contre les incursions des Alains. Des vaisseaux, qui mouillaient dans un des ports du Pont-Euxin, tombèrent entre les mains des Francs. Ils résolurent aussitôt de chercher une route de l’embouchure du Phase à celle du Rhin. Les dangers d’une longue navigation sur les mers inconnues ne les effrayèrent pas. Ils passèrent aisément les détroits du Bosphore et de l’Hellespont ; et croisant le long de la Méditerranée, ils satisfirent à la fois leur vengeance et leur cupidité, en ravageant les rivages de l’Asie, de la Grèce et de l’Afrique, dont les habitans se croyaient à l’abri de toute incursion. Syracuse, ville opulente qui avait vu autrefois les flottes d’Athènes et de Carthage englouties dans son port, fut saccagée par une poignée de Barbares, qui massacrèrent impitoyablement la plus grande partie des citoyens. De la Sicile, les Francs s’avancèrent jusqu’aux colonnes d’Hercule, bravèrent le redoutable océan, côtoyèrent l’Espagne et la Gaule, et dirigeant leur course triomphante à travers la Manche, terminèrent leur étonnant voyage en abordant tranquillement sur les côtes des Frisons ou des Bataves [511]. L’exemple de leurs succès enflamma leurs compatriotes. En leur apprenant à connaître les avantages de la mer et à en mépriser les périls, il ouvrit, à ces esprits avides d’entreprises, une nouvelle route aux honneurs et aux richesses.
Révolte de Saturnin en Orient.
Malgré la vigilance et l’activité de Probus, il lui était presque impossible de contenir dans l’obéissance toutes les parties de ses vastes domaines. Les Barbares, pour briser leurs chaînes, avaient profité de l’occasion favorable d’une guerre civile. L’empereur, avant de marcher au secours de la Gaule, avait donné le commandement de l’Orient à Saturnin. Ce général, homme de mérite et d’une grande expérience, leva l’étendard de la révolte. L’absence de son souverain, la légèreté du peuple d’Alexandrie, les sollicitations pressantes de ses amis, et ses propres alarmes l’avaient entraîné dans cette démarche téméraire. Mais du moment qu’il fut revêtu de la pourpre, il perdit à jamais l’espoir de conserver l’empire et même la vie. « Hélas ! dit-il, la république vient de perdre un citoyen utile. La précipitation d’un instant a détruit plusieurs années de service. Vous ne savez pas, continuait-il, quels sont les maux attachés à la puissance suprême. L’épée est sans cesse suspendue sur notre tête, nous redoutons nos propres gardes, nous n’osons nous fier à ceux qui nous entourent. Il ne nous est plus permis d’agir, ni de nous reposer à notre volonté. Ni l’âge, ni le caractère, ni la conduite, ne sauraient nous garantir des traits empoisonnés de l’envie. En m’élevant sur le trône, vous m’avez condamné à une vie de fatigues et à une mort prématurée. La seule consolation qui me reste, est l’assurance que je ne périrai pas seul [512]. » La première partie de la prédiction fut vérifiée par la victoire de Probus ; mais la clémence de ce prince voulut empêcher l’effet de la dernière. Il essaya même d’arracher l’infortuné Saturnin à la fureur des soldats. Rempli d’estime pour l’usurpateur, Probus avait puni, comme un vil délateur, le premier qui lui avait apporté la nouvelle de sa révolte [513]. [A. D. 279.]Il avait exhorté plus d’une fois ce général rebelle à prendre confiance en son maître. Saturnin aurait peut-être accepté une offre si généreuse, s’il n’eût pas été retenu par l’opiniâtreté de ses partisans. Plus coupables que leur chef, ils avaient plus à redouter le ressentiment de l’empereur, et ils s’étaient formé de plus grandes espérances sur le succès de leur révolte.
De Bonosus et de Proculus en Gaule. A. D. 280.
À peine le calme fut-il rétabli en Orient que la rebellion de Proculus et de Bonosus excita de nouveaux troubles dans la Gaule. Ces deux officiers s’étaient rendus fameux seulement, l’un par ses exploits de galanterie [514], l’autre par la faculté singulière de boire à l’excès, sans perdre la raison. Ils ne manquaient cependant pas de courage, ni de capacité, et ils soutinrent tous les deux avec dignité le caractère auguste, que la crainte du châtiment les avait engagés à prendre, jusqu’à ce qu’enfin ils furent terrassés par le génie supérieur de Probus. Ce prince usa de la victoire remportée sur les rebelles avec sa modération ordinaire : il épargna la vie aussi-bien que la fortune de leurs familles innocentes [515].
Triomphe de l’empereur Probus. A. D. 281.
Ses armes avaient triomphé de tous les ennemis étrangers et domestiques de l’état. Son administration douce, mais ferme, ne contribua pas moins à rétablir la tranquillité publique. Il n’existait plus dans les provinces de Barbares ennemis, d’usurpateurs, de brigands même, qui rappelassent le souvenir des anciens désordres. Après de si grands exploits l’empereur se rendit à Rome, pour y célébrer sa propre gloire et la félicité générale. La pompe du triomphe, que méritait la valeur de Probus, fut dirigée avec une magnificence égale à la grandeur de sa fortune ; et le peuple, après avoir admiré les trophées d’Aurélien, contemplait avec le même plaisir ceux du héros qui lui avait succédé [516]. Nous ne pouvons oublier à cette occasion le courage désespéré de quelques gladiateurs, dont plus de six cents avaient été destinés aux jeux cruels de l’amphithéâtre. Quatre-vingts d’entre eux environ, frémissant d’être forcés de répandre leur sang pour l’amusement de la populace, tuèrent leurs conducteurs, sortirent avec impétuosité de l’endroit où ils étaient gardés, et remplirent les rues de la capitale de sang et de confusion. Après une résistance opiniâtre, ils furent terrassés et mis en pièces par des troupes régulières ; mais ils obtinrent du moins une mort honorable et la satisfaction d’une juste vengeance [517].
Sa discipline.
La discipline de Probus, moins cruelle que celle d’Aurélien, était observée avec la même rigidité et la même exactitude. Le vainqueur de Zénobie punissait sévèrement les désordres des soldats ; Probus les prévenait, en employant constamment les légions à des travaux utiles. Tandis qu’il avait commandé en Égypte, il avait exécuté plusieurs ouvrages considérables qui contribuèrent à la splendeur et à l’avantage de cette riche contrée. Il perfectionna la navigation du Nil, si importante a Rome elle-même. Des temples, des ponts, des portiques et des palais, furent construits par les mains des soldats, devenus tour à tour architectes, ingénieurs et cultivateurs [518]. On rapporte d’Annibal que, dans la vue de garantir ses troupes des suites funestes de l’oisiveté, il les força de planter un grand nombre d’oliviers le long des côtes de l’Afrique [519]. Guidé par le même principe, Probus exerça ses légions à couvrir de vignes les coteaux fertiles de la Gaule et de la Pannonie. Il s’efforça de mériter par ses bienfaits la reconnaissance de sa patrie, pour laquelle il conserva toujours une affection particulière. Un vaste terrain connu sous le nom de mont Almo, et situé aux environs de Sirmium, son pays natal, ne présentait de tous côtés que des marais infects ; il fut converti en de riches pâturages. On parle encore d’un autre endroit entièrement défriché par ses troupes [520]. Une pareille armée formait peut-être la portion la plus brave et la plus utile des sujets romains.
Fort de la droiture de ses intentions, l’homme le plus sage, en suivant un plan favori, sort souvent des bornes de la modération. Probus lui-même ne consulta point assez la patience et la disposition de ses fiers légionnaires [521]. Les périls attachés à la profession des armes, semblent n’être compensés que par une vie d’oisiveté et de plaisir. Mais si les travaux du paysan aggravent perpétuellement les devoirs du guerrier, le soldat succombera sous le fardeau, ou le rejettera avec indignation. Probus lui-même enflamma, dit-on, par une imprudence, le mécontentement des troupes. Plus occupé des intérêts du genre humain que de ceux de l’armée, et flatté de ce vain espoir qu’une paix perpétuelle lui épargnerait bientôt la nécessité d’avoir toujours sur pied une multitude de mercenaires dangereux, il avait eu l’imprudence de le manifester [522]. Ces paroles peu réservées lui devinrent fatales. Dans un des jours les plus chauds de l’été, comme il faisait dessécher les marais de Sirmium, et qu’il pressait les travaux avec beaucoup d’ardeur, les soldats irrités jettent tout à coup leurs outils, prennent les armes et se révoltent. Leurs cris séditieux, la fureur peinte dans leurs regards, annoncent à l’empereur le danger qui le menace. [A. D. 282. Août.]Il se réfugie dans une tour élevée, qu’il avait construite pour diriger les ouvrages [523]. La tour est à l’instant forcée, et mille épées sont plongées dans le sein de l’infortuné Probus. La rage des troupes s’apaisa, dès qu’elle eut été satisfaite. Elles déplorèrent alors leur funeste précipitation, oublièrent la sévérité du prince qu’elles venaient de massacrer, et se hâtèrent d’élever un monument honorable à sa mémoire, pour perpétuer le souvenir de ses vertus et de ses victoires [524].
Élévation et caractère de Carus.
Après les premiers mouvemens de la douleur et du repentir, les légions proclamèrent, d’un consentement unanime, Carus préfet du prétoire. Tout ce qui tient à ce prince paraît douteux et incertain. Il se glorifiait du titre de citoyen romain, et il affectait de comparer la pureté de son sang avec l’origine étrangère et même barbare de ses prédécesseurs. Cependant, loin d’admettre ses prétentions, ceux de ses contemporains qui ont fait le plus de recherches sur sa naissance ou sur celle de ses parens, la placent en Illyrie, dans la Gaule ou en Afrique [525]. Quoique soldat, son éducation avait été très-cultivée ; quoique sénateur, il se trouvait revêtu de la première dignité de l’armée ; et dans un siècle où les professions civiles et militaires commençaient à être pour jamais séparées l’une de l’autre, elles étaient réunies dans la personne de Carus. Malgré la justice sévère qu’il exerça contre les assassins de Probus, dont l’estime et la faveur lui avaient été utiles, il fut soupçonné d’avoir participé à un crime qui lui frayait le chemin au trône. Il jouissait, du moins avant son élévation, d’une grande réputation de mérite et de vertu [526] ; mais l’austérité de son caractère dégénéra insensiblement en aigreur et en cruauté. Les historiens de sa vie sont presque disposés à le mettre au rang des tyrans de Rome [527]. Carus avait environ soixante ans lorsqu’il prit la pourpre et ses deux fils, Carin et Numérien, étaient déjà parvenus à l’âge d’homme [528].
Sentimens du sénat et du peuple.
On vit expirer avec Probus l’autorité du sénat. À la mort de ce prince, le repentir des troupes ne les porta point aux mêmes égards qu’elles avaient eus pour la puissance civile après le meurtre d’Aurélien. Elles avaient donné la pourpre à Carus sans attendre l’approbation du sénat. Le nouvel empereur se contenta d’annoncer par une lettre froide et hautaine, qu’il était monté sur le trône vacant [529]. Une conduite si différente de celle de son vertueux prédécesseur, ne prévenait pas en faveur du nouveau règne. Les Romains, sans pouvoir et sans liberté, eurent recours à des murmures [530], seul privilége dont on ne leur eut pas ôté la jouissance. La flatterie éleva cependant la voix. Il existe encore une églogue composée à l’avènement de Carus. Quelque méprisable que soit le sujet de cette pièce, on peut la lire avec plaisir. « Deux bergers, pour éviter la chaleur du midi, se retirent dans la grotte de Faune. Ils aperçoivent quelques caractères récemment tracés sur un hêtre. La divinité champêtre avait décrit en vers prophétiques la félicité promise à l’empire sous le règne d’un si grand prince. Faune salue le héros qui, prêtant ses épaules pour soutenir le poids de l’univers chancelant, doit étouffer les guerres, les factions, et rétablir l’innocence et la sécurité de l’âge d’or [531]. »
Carus défait les Sarmates et marche en Orient.
Selon toutes les apparences, ces élégantes bagatelles ne parvinrent jamais aux oreilles d’un vieux général, qui, avec le consentement de ses légions, se préparait à exécuter le projet si long-temps suspendu de la guerre contre les Perses. Avant son départ pour cette expédition lointaine, il conféra le titre de César à ses deux fils, Carin et Numérien ; et cédant au premier une portion presque égale de l’autorité souveraine, il lui ordonna d’apaiser d’abord quelques troubles élevés dans la Gaule, ensuite de fixer sa résidence à Rome, et de prendre le commandement des provinces occidentales [532]. Une victoire mémorable remportée sur les Sarmates assura la tranquillité de l’Illyrie. Les Barbares laissèrent seize mille hommes sur le champ de bataille ; vingt mille d’entre eux furent faits prisonniers. Impatient de cueillir de nouveaux lauriers, le vieil empereur se mit en marche au milieu de l’hiver, traversa la Thrace et l’Asie Mineure, et arriva sur les confins de la Perse avec Numérien, le plus jeune de ses fils. Ce fut là que, campé sur le sommet d’une haute montagne, il montra aux troupes l’opulence et le luxe de l’ennemi dont elles allaient bientôt envahir le territoire.
Il donne audience aux ambassadeurs persans. A. D. 283.
Le successeur d’Artaxercès, Varanes ou Babram, avait subjugué les Ségestins, une des nations les plus belliqueuses de la Haute-Asie [533]. Malgré cet exploit, l’approche des Romains l’alarma ; il résolut d’employer, pour retarder leurs progrès, la voie de la négociation. Ses ambassadeurs entrèrent dans le camp romain vers le coucher du soleil, au moment où les troupes apaisaient leur faim par un repas frugal. Les Perses demandèrent à paraître en présence de Carus. Ils parcoururent les rangs sans apercevoir l’empereur. On les conduisit enfin à un soldat assis sur le gazon, et qui n’avait pour marque distinctive qu’un manteau de pourpre, fait d’une étoffe grossière. Un morceau de lard rance et quelques vieux pois, composaient son souper. La même simplicité régna dans la conférence. Carus, ôtant un bonnet qu’il portait pour cacher sa tête chauve, assura les ambassadeurs que si leur maître refusait de reconnaître la souveraineté de Rome [534], il rendrait bientôt la Perse aussi dépouillée d’arbres que sa tête l’était de cheveux. Quoiqu’il y eût peut-être de l’affectation dans cette scène, elle peut nous donner une idée des mœurs de Carus, et de la simplicité sévère qu’avaient déjà ramenée dans les camps les belliqueux successeurs de Gallien. Les ministres du grand roi tremblèrent, et se retirèrent.
Ses victoires, et sa mort extraordinaire.
Les menaces de Carus ne furent pas sans effet. Il ravagea la Mésopotamie, renversa tout ce qui s’opposait à son passage, se rendit maître de Séleucie et de Ctésiphon, places importantes, qui paraissent s’être rendues sans résistance : enfin, il porta ses armes victorieuses au-delà du Tigre [535]. Ce prince avait saisi le moment favorable pour une invasion. Les conseils de la Perse étaient agités par des factions domestiques. Cette monarchie avait envoyé la plus grande partie de ses forces sur les frontières de l’Inde. Rome et l’Orient reçurent avec transport la nouvelle d’un si grand succès. On se formait déjà les idées les plus magnifiques. La flatterie et l’espérance annonçaient la chute de la Perse, la conquête de l’Arabie, la soumission de l’Égypte, et la tranquillité de l’empire, à jamais délivré des incursions du peuple Scythe [536]. Mais le règne de Carus semblait destiné à montrer la fausseté des prédictions. [A. D. 283. 25 décembre.]Elles étaient à peine proférées, que la mort du vainqueur vint les contredire. On est fort incertain sur la manière dont périt ce prince. Ce qui nous est parvenu de plus authentique à ce sujet se trouve dans une lettre de son secrétaire au préfet de la ville. « Carus, dit-il, notre cher empereur, était dans son lit, malade, lorsqu’il s’éleva dans le camp un furieux orage. Le ciel devint si obscur, que nous ne pouvions nous distinguer ; et les éclats continuels de la foudre nous ôtèrent la connaissance de ce qui se passait dans cette confusion générale. Immédiatement après le plus violent coup de tonnerre, nous entendons crier que l’empereur n’est plus. Il paraît que les officiers de sa maison, dans les transports de leur douleur, ont mis le feu à la tente impériale ; ce qui a donné lieu au bruit que Carus avait été tué de la foudre : mais autant qu’il nous a été possible d’approfondir la vérité, nous croyons que sa mort a été l’effet naturel de sa maladie [537]. »
Ses deux fils Carin et Numérien lui succèdent.
Cet événement ne produisit aucun trouble. L’ambition des généraux qui auraient voulu s’emparer de la pourpre, était contenue par leurs craintes respectives. Le jeune Numérien et son frère Carin, alors absent, furent universellement reconnus. Les Romains espéraient que le successeur de Carus marcherait sur les traces de son père, et que, sans laisser aux Perses le temps de revenir de leur consternation, il porterait le fer et le feu dans les palais de Suze et d’Ecbatane [538]. Mais les légions, si redoutables par leur nombre et par leur discipline, ne purent résister aux viles terreurs de la superstition. Malgré tous les artifices que l’on employa pour déguiser les circonstances de la mort du dernier empereur, il ne fut pas possible de détruire l’opinion de la multitude, et la force de l’opinion est irrésistible. Les lieux et les personnes frappés de la foudre paraissent singulièrement dévoués à la colère du ciel [539] ; les anciens ne les regardaient qu’avec une pieuse horreur. On parla d’un oracle qui désignait le Tigre comme la borne fatale des armes romaines. Les troupes, effrayées du sort de Carus et de leurs propres dangers, sommèrent hautement le jeune Numérien d’obéir à la volonté des dieux, et de les tirer d’un pays où elles ne pouvaient combattre que sous les plus malheureux auspices. Le faible empereur se laissa entraîner par leurs préjugés, et les Perses ne purent voir sans étonnement la retraite subite d’un ennemi victorieux [540].
Vices de Carin. A. D. 284.
On apprit bientôt à Rome la mort mystérieuse de l’empereur. Le sénat et les provinces se félicitèrent de l’avénement des fils de Carus. Ces jeunes princes cependant n’avaient point ce sentiment d’une supériorité de naissance ou de mérite, qui seule peut rendre la possession d’un trône facile et presque naturelle. Nés dans une condition privée, ils avaient reçu l’éducation de leur état, lorsque l’élection de leur père les appela tout à coup au rang de princes ; sa mort, qui arriva seize mois après environ, leur assura l’héritage inattendu d’un empire immense. Pour soutenir avec modération une fortune si rapide, il eût fallu une prudence et une vertu extraordinaires, qualités dont Carin, l’aîné des deux frères, était entièrement dépourvu. Il avait montré quelque courage dans la guerre de la Gaule [541] ; mais dès qu’il fut arrivé à Rome, il s’abandonna, sans aucune retenue, au luxe de la ville et à l’abus de l’autorité. Il était doux, et cependant cruel, livré aux plaisirs, mais dénué de goût ; et quoique singulièrement susceptible de vanité, il paraissait insensible à l’estime publique. Dans le cours de quelques mois il épousa et répudia successivement neuf femmes qu’il laissa, pour la plupart, enceintes ; et malgré tant d’engagemens légitimes si souvent rompus, il trouvait le temps de satisfaire une foule d’autres passions qui le couvraient d’opprobre, et déshonoraient les premières familles de l’état. Rempli d’une haine implacable contre tous ceux qui pouvaient se rappeler son ancienne obscurité, ou désapprouver sa conduite présente, il eut la bassesse de persécuter les compagnons de son enfance qui n’avaient point assez respecté la majesté future de l’empereur ; et les sages conseillers que son père avait placés auprès de lui pour guider sa jeunesse sans expérience, furent condamnés à l’exil ou au dernier supplice. Carin traitait les sénateurs avec fierté ; il affectait de leur parler en maître, et il leur disait souvent qu’il avait intention de distribuer leurs biens à la populace de Rome. Ce fut d’entre les derniers de cette populace qu’il tira ses favoris et ses ministres. On voyait dans le palais, à la table même du prince, des chanteurs, des danseurs, des courtisanes, et tout le cortège du vice et de la folie. Un huissier [542] obtint le gouvernement de la ville. À la place du préfet du prétoire, qui fut mis à mort, Carin substitua l’un des ministres de ses plaisirs les plus dissolus. Un autre qui avait les mêmes droits à sa faveur, ou qui l’avait obtenue par un moyen encore plus infâme, reçut les honneurs du consulat. Enfin, un secrétaire de confiance, très-habile dans l’art de contrefaire les écritures, fut chargé, par l’indolent empereur, de le délivrer du devoir pénible de signer son nom. Lorsque Carus avait entrepris la guerre de Perse, la politique et sa tendresse pour sa famille, dont il voulait assurer la fortune, l’avaient engagé à laisser entre les mains de l’aîné de ses fils, les armées et les provinces de l’Occident. La nouvelle qu’il reçut bientôt de la conduite de Carin, lui causa les regrets les plus vifs. Pénétré de douleur et de honte, le vieil empereur ne cacha point la résolution où il était de satisfaire la république par un acte sévère de justice, d’éloigner du trône un fils indigne, qui en dégradait la majesté, et d’adopter le brave et vertueux Constance, alors gouverneur de la Dalmatie [543]. Mais l’élévation de cet illustre général fut différée pour quelque temps ; et dès que Carin se trouva débarrassé par la mort de son père, du frein de la crainte ou de la décence, Rome gémit sous la tyrannie d’un monarque qui joignait à la folie d’Héliogabale, la cruauté de Domitien [544].
Il célèbre des jeux à Rome.
Le seul mérite que l’histoire ou la poésie ait remarqué dans l’administration de Carin, fut la splendeur extraordinaire avec laquelle, en son nom et au nom de son frère, il célébra les jeux du cirque et de l’amphithéâtre. Plus de vingt ans après, lorsque les courtisans de Dioclétien lui représentaient la gloire et l’affection des peuples que son prédécesseur avait acquise par sa munificence, ce prince économe convenait que le règne de Carin avait été en effet un règne de plaisir [545] ; au reste, cette vaine prodigalité que pouvait dédaigner la prudence de Dioclétien, excita la surprise et les transports du peuple. Les vieillards, se rappelant la pompe triomphale de Probus, celle d’Aurélien et les jeux séculaires de l’empereur Philippe, avouaient que ces fêtes brillantes étaient toutes surpassées par la magnificence du fils de Carus [546].
Spectacles de Rome.
On peut se former une idée des spectacles de Carin, en considérant quelques particularités que l’on trouve dans l’histoire concernant les jeux donnés par ses prédécesseurs. Si nous nous bornons aux chasses de bêtes sauvages, quelque blâmable que nous paraisse la vanité du dessein, ou la cruauté de l’exécution, nous serons forcés de l’avouer, jamais avant ni depuis les Romains, l’art n’a fait des efforts si prodigieux ; jamais on n’a dépensé des sommes si excessives pour l’amusement du peuple [547]. Sous le règne de Probus, de grands arbres, transplantés au milieu du cirque, avec leurs racines, formèrent une vaste forêt, qui fut tout à coup remplie de mille autruches, de mille daims, de mille cerfs et de mille sangliers, et tout ce gibier fut abandonné à l’impétuosité tumultueuse de la multitude. La tragédie du jour suivant consista dans un massacre de cent lions, d’autant de lionnes, de deux cents léopards, et de trois cents ours [548]. Les animaux que le jeune Gordien avait destinés à son triomphe, et qui parurent aux jeux séculaires de son successeur, étaient moins remarquables par le nombre que par la singularité. Vingt zèbres déployèrent aux yeux du peuple romain leurs formes élégantes et la beauté de leur robe, brillante de différentes couleurs [549]. Dix élans et autant de giraffes, les plus doux et les plus grands des animaux qui errent dans les plaines de la Sarmatie et dans celles de l’Éthiopie, contrastaient avec trente hyènes d’Afrique, et dix tigres de l’Inde, les créatures les plus féroces de la zone torride. La force peu dangereuse dont la nature a doué les plus grands des quadrupèdes, fut admirée dans le rhinocéros, dans l’hippopotame du Nil [550], et dans une troupe majestueuse de trente-deux éléphans [551]. Tandis que la populace contemplait avec une surprise stupide ce magnifique spectacle, le naturaliste pouvait observer la figure et les caractères de tant d’espèces différentes, transportées de toutes les parties de l’ancien continent dans l’amphithéâtre de Rome. Mais cet avantage passager que la science tirait de la folie, ne saurait certainement justifier un emploi si extravagant des richesses de l’état. On trouve pourtant dans l’histoire romaine une occasion, unique à la vérité, où le sénat de Rome lia prudemment les jeux de la multitude avec les intérêts de la république ; ce fut pendant la première guerre punique. Un petit nombre d’esclaves, qui n’avaient pour armes que des javelines émoussées [552], donna la chasse au milieu du cirque, à une troupe considérable d’éléphans pris sur les Carthaginois. Ce divertissement utile servit à inspirer au soldat romain un juste mépris pour ces masses énormes, qu’il ne craignit bientôt plus de rencontrer sur le champ de bataille.
L’amphithéâtre.
La chasse ou l’exposition des bêtes sauvages se faisait avec une magnificence digne d’un peuple qui s’appelait le maître de l’univers ; les édifices destinés à ces amusemens ne répondaient pas moins à la grandeur romaine. La postérité admire et admirera long-temps les débris majestueux de l’amphithéâtre de Titus, qui méritait bien le nom de colossal [553]. C’était un bâtiment de forme elliptique, long de cinq cent soixante-quatre pieds, large de quatre cent soixante-sept, appuyé sur quatre-vingts arches, et s’élevant par quatre ordres d’architecture à la hauteur de cent quarante pieds [554]. L’extérieur était revêtu de marbre, et décoré de statues. Dans le contour de la vaste enceinte qui formait l’intérieur, on avait disposé soixante ou quatre-vingts rangs de siéges, aussi de marbre, couverts de coussins, et capables de recevoir commodément plus de quatre-vingt mille spectateurs [555]. La multitude arrivait en foule par soixante-quatre entrées (en latin vomitoria, nom propre à désigner de pareilles portes). Les issues, les passages, les escaliers, avaient été si habilement construits, que chaque personne, sénateur, chevalier ou plébéien, se rendait sans confusion à la place qui lui était destinée [556] ; on n’avait rien omis de ce qui pouvait contribuer au plaisir ou à la commodité des spectateurs. Une vaste tente, déployée sur leur tête lorsque le temps l’exigeait, les garantissait du soleil et de la pluie. Le jeu des fontaines rafraîchissait continuellement l’air imprégné du parfum délicieux des aromates. Dans le centre de l’édifice, l’arène ou théâtre, parsemée du sable le plus fin, prenait successivement les formes les plus variées. Tantôt elle semblait s’élever de terre comme le jardin des Hespérides : elle présentait ensuite les cavernes et les rochers de la Thrace ; des canaux souterrains fournissaient une source d’eau inépuisable ; et ce qui venait de paraître une plaine unie, pouvait être tout à coup changé en un lac couvert de vaisseaux armés, et rempli des monstres de la mer [557]. Les empereurs romains déployèrent leurs richesses et leur libéralité pour embellir ces magnifiques scènes. Nous lisons qu’en plusieurs occasions toutes les décorations de l’amphithéâtre furent d’or, d’argent ou d’ambre [558] ; selon le poète qui décrit les jeux de Carin, sous le nom d’un berger attiré dans la capitale par leur magnificence, les filets destinés à défendre le peuple contre les bêtes sauvages, étaient de fils d’or ; les portiques avaient été dorés, et une précieuse mosaïque [559], composée de pierres d’une grande beauté, enrichissait les degrés de l’amphithéâtre, qui servaient à séparer les rangs des spectateurs.
Ann. 284. 12 septembre.
Au milieu de cette pompe éclatante, Carin, assuré de sa fortune, jouissait des acclamations du peuple et de la flatterie des courtisans. Il écoutait avec transport les chants des poètes qui se trouvaient réduits à célébrer, au défaut d’un mérite plus essentiel, les grâces divines de sa personne [560]. Dans le même moment, mais à huit cents milles de Rome, son frère rendait les derniers soupirs, et une révolution soudaine faisait passer entre les mains d’un étranger le sceptre de la maison de Carus [561].
Retour de Numérien avec l’armée de Perse.
Les fils de Carus ne se virent point depuis la mort de leur père. Les arrangemens qu’exigeait leur nouvelle situation, avaient probablement été différés jusqu’au retour de Numérien dans la capitale, où l’on avait décerné aux jeunes princes les honneurs du triomphe pour le glorieux succès de la guerre de Perse [562]. On ne sait s’ils avaient le projet de diviser entre eux l’administration ou les provinces de l’empire ; mais il est vraisemblable que leur union n’eût point été de longue durée. La jalousie du pouvoir aurait été enflammée par l’opposition des caractères. Dans le plus corrompu des siècles, Carin était indigne de vivre ; Numérien méritait de régner dans des temps plus heureux. Ses manières affables et ses vertus aimables lui assurèrent, dès qu’elles furent connues, l’estime et l’affection du public ; il possédait les qualités brillantes de poète et d’orateur, qui honorent et embellissent l’état le plus humble comme le plus élevé. Cependant, quoique son éloquence eût reçu les applaudissemens du sénat, il avait moins pris pour modèle Cicéron que de modernes déclamateurs. Mais dans un siècle dont le mérite poétique n’est pas à dédaigner, il disputa le prix aux plus célèbres de ses contemporains ; et il resta toujours l’ami de ses rivaux : ce qui montre évidemment la bonté de son cœur ou la supériorité de son génie [563]. Mais les talens de Numérien le portaient à la contemplation ; la nature ne l’avait point formé pour une vie active. Lorsque la grandeur soudaine de sa maison le força, malgré lui, de s’arracher aux charmes de la retraite, ni son caractère ni ses études ne l’avaient rendu propre au commandement des armées. Les fatigues de la guerre de Perse détruisirent sa constitution ; et ses yeux, incapables de soutenir la chaleur du climat [564], avaient contracté une faiblesse qui l’obligea, pendant une longue marche, de se renfermer dans la solitude et dans l’obscurité d’une tente ou d’une litière. L’administration de toutes les affaires, tant militaires que civiles, fut remise au préfet du prétoire, Arius Aper, qui à l’importance de sa dignité ajoutait l’honneur d’avoir Numérien pour gendre : cet officier avait confié la garde du pavillon impérial aux plus dévoués de ses partisans ; et ce fut lui qui, pendant plusieurs jours, communiqua aux troupes les ordres supposés de leur invisible souverain [565].
Mort de Numérien.
L’armée romaine avait quitté les bords du Tigre dès que Carus avait eu les yeux fermés : elle n’arriva qu’après huit mois d’une marche lente sur les rives du Bosphore de Thrace. Les légions s’arrêtèrent à Chalcédoine en Asie, tandis que la cour passait à Héraclée, ville d’Europe, baignée par la Propontide [566]. Tout à coup on parle de la mort de l’empereur, et de la présomption d’un ministre ambitieux, qui continuait à exercer le pouvoir souverain au nom d’un prince qui n’était plus. Ces bruits se répandirent d’abord secrètement ; bientôt ils éclatèrent dans tout le camp. L’impatience des soldats ne leur permet pas de rester plus long-temps incertains. Entraînés par la curiosité, ils forcent la tente impériale, où ils n’aperçoivent que le cadavre de Numérien [567]. L’affaiblissement graduel de sa santé aurait pu les porter à croire que sa mort était naturelle ; mais le soin que l’on avait pris de la cacher, parut une preuve du crime ; et les mesures d’Aper pour assurer son élection devinrent la cause immédiate de sa ruine. Cependant, même dans les transports de leur rage et de leur douleur, les troupes observèrent un ordre qui montre combien la discipline avait été fermement rétablie par les belliqueux successeurs de Gallien. L’armée tint à Chalcédoine une assemblée générale, où le préfet du prétoire fut amené chargé de fers comme un criminel. Un tribunal vide fut placé au milieu du camp, et les généraux formèrent, avec les tribuns, un grand conseil militaire. [Élection de l’empereur Dioclétien. A. D. 284. 27 septemb.]Ils annoncèrent bientôt à la multitude qu’ils avaient choisi Dioclétien, commandant des domestiques ou gardes du palais, comme la personne la plus capable de venger un prince chéri, et de lui succéder. Ce moment était important pour le candidat ; et sa fortune pouvait en quelque sorte dépendre de la conduite qu’il allait tenir. Persuadé que l’emploi dont il avait été chargé l’exposait à quelques soupçons, Dioclétien monte sur le tribunal, tourne les yeux vers le soleil, et en présence de ce dieu qui voit tout [568], il proteste solennellement de son innocence. Prenant alors le ton d’un souverain et d’un juge, il fait amener Aper au pied du tribunal : « Cet homme, dit-il, est le meurtrier de Numérien. » Et, sans lui donner le temps d’entrer dans une justification dangereuse, il tire son épée, et la plonge dans le sein de l’infortuné préfet. Une accusation, appuyée d’une preuve si décisive, est admise sans aucune contradiction ; et les troupes, avec des acclamations réitérées, reconnaissent l’autorité et la justice de l’empereur Dioclétien [569].
Défaite et mort de Carin.
Avant de décrire le règne mémorable de ce prince, voyons quelle fut la destinée de l’indigne frère de Numérien. Les armes et les trésors de Carin le mettaient en état de soutenir ses droits au trône ; mais ses vices personnels détruisaient tous les avantages qu’il pouvait tirer de sa naissance et de sa situation. Les plus fidèles serviteurs du père méprisaient l’incapacité du fils, et redoutaient sa cruelle arrogance. Son rival avait pour lui le cœur des peuples ; le sénat même préférait un usurpateur à un tyran. Les artifices de Dioclétien entretinrent le mécontentement général. L’hiver fut employé en intrigues secrètes et en préparatifs ouverts pour une guerre civile. [A. D. 285. Mai.]Au printemps, les armées de l’Orient et de l’Occident se rencontrèrent dans les plaines de Margus, petite ville de Mœsie, non loin des rives du Danube [570]. Les troupes qui venaient de faire trembler le grand roi, se trouvaient épuisées par les maladies et par les fatigues de leur dernière expédition ; elles ne pouvaient disputer la victoire aux légions d’Europe, dont la force n’avait éprouvé aucune altération. Les lignes de Dioclétien furent rompues, et ce prince désespéra pendant quelque temps de la pourpre et de la vie. Mais Carin perdit, par l’infidélité de ses officiers, l’avantage que lui avait procuré la valeur de ses soldats. Un tribun dont il avait séduit la femme saisit l’occasion de se venger, et d’un seul coup il éteignit les discordes civiles dans le sang de l’adultère [571].
CHAPITRE XIII.
Règne de Dioclétien et de ses trois associés, Maximien, Galère et Constance. Rétablissement général de l’ordre et de la tranquillité. Guerre de Perse. Victoire et triomphe des empereurs romains. Nouvelle forme d’administration. Abdication de Dioclétien et de Maximien.
Élévation et caractère de Dioclétien. A. D. 285.
AUTANT le règne de Dioclétien fut plus illustre que celui de ses prédécesseurs, autant sa naissance était plus basse et plus obscure. Les droits puissans du mérite et de la violence avaient souvent renversé les prérogatives idéales de la noblesse ; mais il existait toujours une ligne de séparation entre les hommes libres et ceux qui vivaient dans la servitude. Les parens du prince qui succéda aux fils de Carus, avaient été esclaves dans la maison d’Anulinus, sénateur romain. Le nom qui servait à distinguer Dioclétien, lui venait d’une petite ville de Dalmatie, d’où sa mère tirait son origine [572]. Il paraît cependant que son père, après avoir obtenu la liberté, exerça le métier de scribe, emploi réservé communément aux personnes de son état [573]. Des oracles favorables ou plutôt l’impulsion d’un mérite supérieur, éveillèrent l’ambition du fils, l’engagèrent à suivre la profession des armes, et lui annoncèrent une fortune brillante. Le hasard et son propre génie contribuèrent à son élévation. Ce serait un spectacle très-curieux que d’observer l’enchaînement des circonstances qui lui fournirent les moyens de remplir ses hautes destinées, et de développer aux yeux de l’univers les talens qu’il avait reçus de la nature. Dioclétien obtint successivement le gouvernement de la Mœsie, les honneurs du consulat, et le commandement important des gardes du palais. Il se distingua par son habileté dans la guerre de Perse. Enfin, après la mort de Numérien, au jugement et de l’aveu de ses rivaux, l’esclave fut déclaré le plus digne du trône impérial. La malignité du zèle religieux, qui n’a pas épargné la férocité sauvage de Maximien son collègue, s’est efforcée de jeter des soupçons sur le courage personnel de l’empereur Dioclétien [574]. Nous croirons difficilement à la lâcheté d’un soldat de fortune, qui mérita et qui sut conserver l’estime des légions, aussi-bien que la faveur de tant de princes belliqueux. Cependant la calomnie ne manque pas de sagacité pour découvrir et pour attaquer le côté le plus faible. Dioclétien eut toujours le courage que son devoir ou l’occasion exigeait ; mais on ne voit point en lui cet esprit entreprenant, cette intrépidité d’un héros qui, brûlant du désir de se faire un nom, brave les dangers, dédaigne l’artifice, et force ses égaux à reconnaître sa supériorité. Des qualités moins brillantes qu’utiles, une tête forte, éclairée par l’expérience et par une étude approfondie de l’humanité ; de la dextérité et de l’application dans les affaires ; un mélange judicieux d’économie et de libéralité, de sévérité et de douceur ; une dissimulation profonde, cachée sous le voile de la franchise militaire ; de la constance pour parvenir à son but, de la flexibilité pour varier ses moyens, et, par-dessus tout, le grand art de soumettre ses passions et celles des autres à l’intérêt de son ambition, de colorer cette ambition des prétextes les plus spécieux de justice et de bien public, tels sont les traits qui forment le caractère de Dioclétien. Comme Auguste, il jeta eu quelque sorte les fondemens d’un nouvel empire. Semblable au fils adoptif de César, il se distingua plutôt par les talens de l’homme d’état, que par ceux du guerrier ; et jamais ces princes n’employèrent la force, toutes les fois qu’ils purent réussir par la voie de la politique.
Sa victoire et sa clémence.
Dioclétien usa de sa victoire avec une douceur singulière. Depuis long-temps les Romains applaudissaient à la clémence du vainqueur lorsque les peines ordinaires de mort, d’exil et de confiscation étaient infligées avec quelque degré de modération et de justice : ils furent agréablement surpris de l’issue d’une guerre civile dont la rage ne s’étendit pas au-delà du champ de bataille. L’empereur donna sa confiance au principal ministre de la maison de Carus, Aristobule. Il respecta la vie, la fortune, la dignité de ses adversaires ; et même les serviteurs de Carin [575] conservèrent, pour la plupart, leurs emplois. La prudence contribua vraisemblablement à l’humanité de l’artificieux Dalmate. Parmi tous ces officiers, les uns avaient acheté sa faveur par une trahison secrète ; il estimait dans les autres les sentimens de fidélité et de reconnaissance qu’ils avaient montrés pour un maître infortuné. Aurélien, Probus et Carus, princes habiles, avaient placé dans les différens départemens de l’état et de l’armée des sujets d’un mérite reconnu, dont l’éloignement serait devenu nuisible au service public, sans servir à l’intérêt du prince. D’ailleurs, une pareille conduite donnait à l’univers romain les plus magnifiques espérances. L’empereur eut soin de fortifier ces impressions favorables, en déclarant que de toutes les vertus de ses prédécesseurs, il se proposait surtout d’imiter la philosophie pleine d’humanité de Marc-Aurèle [576].
Élévation et caractère de Maximien. A. D. 286. 1er avril.
La première action considérable de son règne parut un garant de sa modération et de sa sincérité. Il prit pour collègue Maximien, et il lui accorda d’abord le titre de César, ensuite celui d’Auguste [577]. Marc-Aurèle avait déjà donné un pareil exemple ; mais en couronnant un jeune prince livré à ses passions, il avait sacrifié le bonheur de l’état pour acquitter une dette de reconnaissance particulière. Les motifs de Dioclétien et l’objet de son choix furent d’une nature entièrement différente. En associant aux travaux du gouvernement un ami, un compagnon d’armes, il s’assurait, en cas de danger, les moyens de pouvoir défendre à la fois l’Orient et l’Occident. Maximien, né paysan, et, de même qu’Aurélien, dans le territoire de Sirmium, n’avait reçu aucune éducation. Sans lettres [578], sans égard pour les lois, la rusticité de ses manières décela toujours, dans le rang le plus élevé, la bassesse de son extraction. Il ne connaissait d’autre science que celle de la guerre. Il s’était distingué pendant plusieurs années de service sur toutes les frontières de l’empire ; et quoique ses talens militaires le rendissent plus propre à obéir qu’à commander, quoique peut-être il ne soit jamais parvenu à acquérir l’habileté d’un général consommé, sa valeur, sa fermeté et son expérience, le mirent en état d’exécuter les entreprises les plus difficiles. Ses vices même ne furent pas inutiles à son bienfaiteur. Insensible à la pitié, prêt à se porter aux actions les plus violentes, sans en redouter les suites, Maximien était toujours l’instrument des cruautés que son rusé collègue savait à la fois suggérer et désavouer. Dès qu’un sacrifice sanglant avait été offert à la nécessité ou à la vengeance, Dioclétien, par une prudente intercession, sauvait le petit nombre de ceux qu’il n’avait jamais eu l’intention de punir, il reprenait avec douceur la sévérité de son impitoyable associé ; et il jouissait de l’amour des peuples, qui ne cessaient de comparer à l’âge d’or et au siècle de fer des maximes de gouvernement si opposées. Malgré la différence des caractères, les deux empereurs conservèrent sur le trône l’amitié qu’ils avaient contractée dans une condition privée. Maximien, dont l’esprit altier et turbulent lui devint par la suite si fatal, et troubla la tranquillité publique, était accoutumé à respecter le génie de Dioclétien, et il avouait l’ascendant de la raison sur une violence brutale [579]. La superstition ou l’orgueil engagea ces princes à prendre les titres, l’un de Jovius, l’autre d’Herculius. Tandis que, selon le langage des mercenaires orateurs de ce siècle, la sagesse clairvoyante de Jupiter imprimait le mouvement à l’univers, le bras invincible d’Hercule purgeait la terre des monstres et des tyrans [580].
Association des deux Césars Galère et Constance. A. D. 292. 1er mars.
Mais la toute-puissance même de Jovius et d’Herculius ne suffisait pas à supporter le fardeau de l’administration publique. Le sage Dioclétien s’aperçut que l’empire, assailli de tous côtés par les Barbares, exigeait de tous côtés la présence d’une armée et d’un empereur. Il prit donc la résolution de diviser encore une fois cette masse énorme de pouvoir, et de donner, avec le titre inférieur de César, une portion égale d’autorité souveraine à deux généraux d’un mérite reconnu [581]. Son choix tomba sur Galère, dont le nom d’Armentarius rappelait l’état de pâtre qu’il avait d’abord exercé, et sur Constance, nommé Chlore [582], par allusion à la pâleur de son teint. Tout ce que nous avons dit de la patrie, de l’extraction et des mœurs d’Herculius, s’applique exactement à Galère, qui fut souvent, et avec raison, appelé Maximien le jeune, quoique dans plusieurs occasions il ait montré plus de talens et de vertus que le prince de ce nom. L’origine de Constance était moins obscure que celle de ses collègues. Eutrope, son père, tenait un rang considérable parmi les nobles de Dardanie, et sa mère était nièce de l’empereur Claude [583]. Quoique Constance eût passé sa jeunesse dans les armées, son caractère était doux et aimable. Depuis long-temps la voix du peuple le jugeait digne du rang qu’il avait enfin obtenu. Pour resserrer les liens de la politique par ceux de l’union domestique, les empereurs adoptèrent les Césars, et leur donnèrent leurs filles en mariage [584], après les avoir obligés de répudier leurs femmes. Dioclétien fut père de Galère ; Maximien, de Constance. Ces quatre princes se distribuèrent entre eux la vaste étendue de l’Empire romain. [Départemens et harmonie des quatre princes.]La défense de la Gaule, de l’Espagne [585] et de la Bretagne, fut confiée à Constance. Galère resta campé sur les rives du Danube, pour veiller à la sûreté des provinces d’Illyrie. L’Italie et l’Afrique formèrent le département de Maximien. Dioclétien se réserva la Thrace, l’Égypte et les contrées opulentes de l’Asie. Chacun régnait en souverain dans les provinces qui lui avaient été assignées ; mais leur puissance réunie s’étendait sur tout l’empire. Ils se tenaient tous préparés à voler au secours d’un collègue, ou à l’aider de leurs conseils. Les Césars, dans le poste élevé qu’ils occupaient, révéraient la majesté des empereurs ; et les trois princes qui devaient leur fortune à Dioclétien, conservèrent toujours le souvenir de ses bienfaits, et lui restèrent invariablement attachés. La jalousie du pouvoir n’altérait point une union si parfaite. On comparait cet accord singulier à un chœur de musique, dont la main habile du premier artiste règle et entretient l’harmonie [586].
Ordre des faits.
L’élection des deux Césars n’eut lieu que six ans environ après l’association de Maximien. Dans cet intervalle il se passa plusieurs événemens mémorables ; mais, pour mettre de la clarté dans notre narration, nous avons préféré d’exposer d’abord dans son ensemble la forme du gouvernement établi par Dioclétien, et de rapporter ensuite les événemens de son règne, en suivant plutôt l’ordre naturel des faits que les dates d’une chronologie fort incertaine.
État des paysans de la Gaule. A. D. 287.
Le premier exploit de Maximien, dont les monumens imparfaits de ce siècle ne parlent qu’en peu de mots, mérite, par sa singularité, de trouver place dans une histoire destinée à peindre les mœurs du genre humain. Il réprima les paysans de la Gaule, qui, sous le nom de Bagaudes [587], désolaient cette province : ce soulèvement général peut être comparé à ceux qui dans le quatorzième siècle troublèrent successivement la France et l’Angleterre [588]. Plusieurs des institutions que nous avons coutume de rapporter au système féodal, paraissent venir originairement des Barbares celtes. Lorsque César subjugua les Gaulois, cette grande nation se trouvait déjà divisée en trois ordres ; le clergé, la noblesse et le peuple. Le premier gouvernait par la superstition ; le second par les armes ; le troisième, entièrement oublié, n’avait aucune influence dans les conseils publics. Des plébéiens, accablés de dettes ou exposés à des injures continuelles, devaient naturellement implorer la protection de quelque chef puissant, qui disposât de leurs personnes et de leurs propriétés avec une autorité semblable à celle que, parmi les Grecs et les Romains, un maître exerçait sur ses esclaves [589]. La plus grande partie de la nation, insensiblement réduite en esclavage, et condamnée à des travaux perpétuels dans les terres des nobles, éprouva la servitude de la glèbe, et gémit sous le poids réel des chaînes, ou sous le joug puissant et non moins cruel des lois. Durant les troubles qui agitèrent la Gaule depuis le règne de Gallien jusqu’à celui de Dioclétien, la condition de ces paysans esclaves avait été singulièrement misérable ; ils subirent à la fois la tyrannie de leurs maîtres, celle des Barbares, des soldats et des officiers du fisc [590].
Leur rebellion.
Ces vexations les jetèrent enfin dans le désespoir. De tous côtés ils s’élevèrent en foule, armés des instrumens de leurs professions, et guidés par une fureur capable de tout renverser. Le laboureur devint un fantassin. Les bergers montèrent à cheval. Les villages abandonnés, les villes ouvertes furent livrées aux flammes ; et les paysans commirent autant de ravages que le plus terrible ennemi [591]. Ils réclamaient les droits naturels de l’homme ; mais ils réclamaient ces droits avec la cruauté la plus farouche. Les nobles Gaulois, redoutant à juste titre leur vengeance, cherchèrent un abri dans les villes fortifiées, ou s’éloignèrent d’un pays devenu le théâtre de l’anarchie. Les paysans régnèrent sans obstacle. Deux de leurs chefs eurent même la folie et la témérité de prendre les ornemens impériaux [592]. Leur puissance expira bientôt à l’approche des légions. La force unie à la discipline obtint une victoire facile sur une multitude confuse et licencieuse [593]. [Leur punition.]On punit sévèrement les paysans qui furent trouvés les armes à la main. Les autres, effrayés, retournèrent à leurs habitations ; et leurs efforts inutiles pour la liberté, ne servirent qu’à appesantir leurs chaînes. Le cours des passions populaires est si impétueux et en même temps si uniforme, que malgré la disette des matériaux, nous aurions pu décrire les particularités de cette guerre. Mais nous ne sommes pas disposés à croire que les principaux chefs de la révolte, Ælianus et Amandus, aient été chrétiens [594], ni que leur rebellion, ainsi qu’il arriva du temps de Luther, ait été occasionnée par l’abus des principes bienfaisans du christianisme, qui tendent à établir la liberté naturelle de l’homme.
Révolte de Carausius en Bretagne. A. D. 287.
Maximien n’eut pas plus tôt arraché la Gaule aux paysans de cette province, que l’usurpation de Carausius lui enleva la Bretagne. Depuis l’heureuse témérité des Francs sous le règne de Probus, leurs hardis compatriotes avaient construit de légers brigantins, et ravageaient continuellement les contrées voisines baignées par l’Océan [595]. Pour repousser leurs incursions, il parut nécessaire de créer une marine ; ce sage projet fut exécuté avec vigueur et avec prudence. L’empereur fit équiper une flotte à Gessoriacum ou Boulogne, située sur le détroit qui sépare la Gaule de la Bretagne. Il en confia le commandement à Carausius, Ménapien [596] de la plus basse origine [597], qui avait long-temps signalé son habileté comme pilote, et son courage comme soldat. L’intégrité du nouvel amiral ne répondit pas à ses talens. Lorsque les pirates de la Germanie sortaient de leurs ports, il favorisait leur passage ; mais il avait soin d’intercepter leur retour, dans la vue de s’approprier une partie considérable des dépouilles qu’ils avaient enlevées. Les richesses que Carausius amassa par ce moyen, parurent avec raison la preuve de son crime. Déjà Maximien avait ordonné sa mort. Le rusé Menapien avait prévu l’orage ; il sut se dérober à la sévérité de son maître. Les officiers de la flotte, séduits par la libéralité de leur commandant, lui étaient entièrement dévoués. S’étant assuré des Barbares, il partit de Boulogne pour se rendre en Bretagne, gagna la légion et les auxiliaires qui défendaient l’île ; et, prenant audacieusement avec la pourpre impériale le titre d’Auguste, il défia la justice et les armes de son souverain irrité [598].
Importance de la Bretagne.
Lorsque la Bretagne eut été démembrée de l’empire, son importance fut plus vivement sentie, et sa perte sincèrement déplorée. Les Romains célébrèrent et exagérèrent peut-être l’étendue de cette île florissante, pourvue de tous côtés de ports commodes, la température du climat et la fertilité du sol, également propre à produire du blé ou du vin, les minéraux précieux, dont le pays est rempli, ses riches pâturages couverts de troupeaux innombrables, et ses bois où l’on n’avait point à redouter la bête sauvage ni le serpent venimeux. Ils regrettaient surtout le revenu considérable de la Bretagne, et ils avouaient cependant, qu’une pareille province méritait bien de devenir le siége d’un royaume indépendant [599]. Elle fut, pendant sept ans, entre les mains de Carausius ; et pendant sept ans, la fortune favorisa une rebellion soutenue par le courage et par l’habileté. [Pouvoir de Carausius.]Le souverain de la Bretagne défendit les frontières de ses domaines contre les Calédoniens du Nord ; il attira du continent un grand nombre d’excellens artistes. Plusieurs médailles qui nous sont parvenues, attestent encore son goût et son opulence. Né sur les confins de la patrie des Francs, il rechercha l’amitié de ce peuple formidable, en imitant leur habillement et leurs manières : il enrôla les plus braves de leur jeunesse dans ses troupes de terre et de mer ; et, pour reconnaître les services que lui procurait une alliance si utile, il leur enseigna la science dangereuse de l’art militaire et de la navigation. Carausius resta toujours en possession de Boulogne et de son territoire. Ses flottes triomphantes couvraient le détroit, commandaient les bouches du Rhin et de la Seine, ravageaient les côtes de l’Océan, et répandaient la terreur de son nom au-delà des colonnes Hercule. Sous son administration, la Bretagne, destinée à posséder l’empire des mers, avait déjà pris son rang naturel de puissance maritime, qui devait un jour la rendre si respectable [600].
Reconnu par les empereurs. A. D. 289.
En s’emparant de la flotte de Boulogne, Carausius avait enlevé à l’empereur les moyens de le poursuivre et de se venger. Lorsque après un temps considérable et des travaux immenses, on mit en mer une nouvelle flotte [601], les troupes impériales, qui n’avaient jamais porté les armes sur cet élément, furent bientôt défaites par les matelots expérimentés de l’usurpateur. Cet effort inutile amena un traité de paix. Dioclétien et son collègue, qui redoutaient avec raison l’esprit entreprenant de Carausius, lui cédèrent la souveraineté de la Bretagne, et admirent, quoique avec répugnance, un sujet rebelle aux honneurs de la pourpre [602]. Mais l’adoption des Césars rendit une nouvelle vigueur aux armes romaines. Tandis que Maximien assurait par sa présence les frontières du Rhin, son brave associé Constance prit la conduite de la guerre de Bretagne. Sa première entreprise fut le siége de l’importante place de Boulogne. Un môle d’une prodigieuse grandeur, construit à l’entrée du port, ôta à la ville tout espoir de secours. Elle se rendit après une résistance opiniâtre ; et la plupart des vaisseaux de Carausius tombèrent entre les mains des assiégeans. [Ann. 292.]Constance se disposa ensuite à la conquête de la Bretagne. Pendant les trois années qui furent employées à la construction d’une flotte, il s’assura des côtes de la Gaule, envahit le pays des Francs, et priva l’usurpateur de l’assistance de ces puissans alliés.
Mort de Carausius. A. D. 294.
Les préparatifs n’étaient point encore terminés, lorsque Constance apprit la mort du tyran. Cet événement parut un présage certain des victoires du César. Les sujets de Carausius imitèrent l’exemple de trahison qu’il avait donné ; il fut tué par Allectus, son premier ministre, qui hérita de sa puissance et de ses dangers. Mais l’assassin n’avait pas assez de talens pour exercer l’autorité souveraine, ni pour la défendre. Il vit avec effroi sur le continent la rive opposée déjà couverte d’armes, de troupes et de vaisseaux. En effet, Constance avait prudemment divisé ses forces, afin de diviser pareillement l’attention et la résistance de l’ennemi. [Constance reprend la Bretagne. A. D. 296.]Enfin, l’attaque fut faite par la principale escadre, qui, sous le commandement du préfet Asclépiodate, officier d’un mérite distingué, avait été assemblée à l’embouchure de la Seine. L’art de la navigation était alors si imparfait, que les orateurs ont célébré le courage intrépide des Romains, qui osèrent mettre à la voile un jour d’orage et avec le vent de côté. Le temps concourut au succès de leur entreprise. À la faveur d’un brouillard épais, ils échappèrent à la flotte placée par Allectus à l’île de Wight pour les arrêter, descendirent en sûreté sur la côte occidentale, et montrèrent aux Bretons que la supériorité des forces navales ne défendrait pas toujours leur patrie d’une invasion étrangère. À peine Asclépiodate fut-il débarqué, qu’il brûla ses vaisseaux ; et comme la fortune seconda son expédition, cette action héroïque fut universellement admirée. L’usurpateur attendait aux environs de Londres l’attaque formidable de Constance, qui commandait en personne la flotte de Boulogne. Mais la descente d’un nouvel ennemi demandait la présence d’Allectus dans la partie occidentale de l’île. Sa marche fut si précipitée, qu’il parut devant le préfet avec un petit nombre de troupes harassées et découragées. Le combat fut bientôt terminé par la défaite totale et par la mort d’Allectus. Une seule bataille, comme il est souvent arrivé, décida du sort de cette île importante. Lorsque Constance débarqua sur la côte de Kent, il la trouva couverte de sujets soumis. Le rivage retentissait des acclamations unanimes des habitans. Les vertus du vainqueur nous portent à croire que leur joie fut sincère : ils se félicitaient d’une révolution qui, après dix ans, réunissait la Bretagne à la monarchie romaine [603].
Défense des frontières.
L’île n’avait plus à redouter que des ennemis domestiques. Tant que les gouverneurs restaient fidèles et les troupes disciplinées, les incursions des sauvages à demi nus de l’Écosse et de l’Irlande, ne pouvaient inquiéter la sûreté de la province. La paix du continent et la défense des grands fleuves, qui servaient de limites à l’empire, étaient des objets beaucoup plus difficiles, et d’une plus grande importance. La politique de Dioclétien, qui dirigeait les conseils de ses associés, pourvut à la sûreté de l’état en semant la discorde parmi les Barbares, et en augmentant les fortifications des frontières romaines. [Fortifications.]En Orient, il traça une ligne de camps depuis l’Égypte jusqu’aux domaines des Perses. Chaque camp fut rempli d’un certain nombre de troupes stationnaires, commandées par leurs officiers respectifs, et fournies de toutes sortes d’armes qu’elles tiraient des arsenaux nouvellement établis dans les villes d’Antioche, d’Émèse et de Damas [604]. L’empereur ne prit pas moins de précautions contre la valeur si souvent éprouvée des Barbares de l’Europe. De l’embouchure du Rhin à celle du Danube, les anciens camps, les villes et les citadelles furent réparés avec soin, et l’on construisit de nouvelles forteresses dans les lieux les plus exposés. La plus exacte vigilance fut introduite parmi les garnisons des frontières. Enfin, on n’oublia rien pour assurer et pour mettre à l’abri de toute insulte cette longue chaîne de fortifications [605]. Une barrière si respectable fut rarement forcée, et les nations ennemies, contenues de toutes parts, tournèrent souvent leur rage les unes contre les autres. [Dissension des Barbares.]Les Goths, les Vandales, les Gépides, les Bourguignons, les Allemands, détruisaient leur propre force par de cruelles hostilités : quel que fut le vainqueur, le vaincu était un ennemi de Rome. Les sujets de Dioclétien jouissaient de ce spectacle sanglant, et ils voyaient avec joie les Barbares exposés, seuls alors, à toutes les horreurs de la guerre civile [606].
Conduite des empereurs.
Malgré la politique de Dioclétien, il ne lui fut pas toujours possible, pendant son règne de vingt ans, de maintenir la paix le long d’une frontière de plusieurs centaines de milles. Quelquefois les Barbares suspendaient leurs animosités domestiques. La vigilance des garnisons cédait quelquefois à l’adresse ou à la force. Lorsque les provinces étaient envahies, Dioclétien se conduisait avec cette dignité calme qu’il affecta toujours ou qu’il possédait réellement. Se réservant pour les occasions dignes de sa présence, il n’exposait jamais sa personne ni sa réputation à d’inutiles dangers. Après avoir employé tous les moyens que dictait la prudence pour assurer ses succès, il usait avec ostentation de sa victoire. Dans les guerres plus difficiles, et dont l’événement paraissait plus douteux, il se servait du bras de Maximien ; et ce soldat fidèle attribuait modestement ses exploits aux sages conseils et à l’heureuse influence de son bienfaiteur. Mais après l’adoption des deux Césars, les empereurs préférant un théâtre moins agité, confièrent à leurs fils adoptifs la défense du Rhin et du Danube. [Valeur des Césars.]Le vigilant Galère ne fut jamais réduit à la nécessité de combattre les Barbares sur le territoire de l’empire [607]. Le brave et infatigable Constance délivra la Gaule d’une terrible invasion des Allemands. Vainqueur à Vindonesse et à Langres, où il courut un grand danger, il y développa les talens d’un général habile. Comme il traversait le pays avec une faible escorte, il se trouva tout à coup environné d’une troupe d’ennemis supérieurs en nombre ; et ce ne fut qu’avec peine qu’il gagna Langres. Les habitans, dans la consternation générale, refusèrent d’ouvrir leurs portes, et le prince blessé fut, à l’aide d’une corde, tiré au-dessus des murs. À cette nouvelle, les troupes romaines volèrent de toutes parts à son secours : avant la fin de la journée, Constance satisfit à la fois sa vengeance et son honneur par le massacre de six mille Allemands [608]. Les monumens de ce siècle nous feraient peut-être connaître plusieurs autres victoires remportées sur les Germains et sur les Sarmates ; mais le récit de ces exploits exigerait des recherches dont l’ennui ne saurait être compensé par le plaisir ni par l’instruction.
Traitement fait aux Barbares.
Dioclétien et ses collègues suivirent, dans la manière dont ils disposèrent des vaincus, la conduite qu’avait adoptée l’empereur Probus. Les Barbares captifs, échangeant la mort contre l’esclavage, furent distribués parmi les habitans des provinces, et fixés dans les pays qu’avaient dépeuplés les calamités de la guerre. On spécifie particulièrement dans la Gaule les territoires d’Amiens, de Beauvais, de Cambrai, de Trèves, de Langres et de Troyes [609]. Ces esclaves furent employés utilement à garder les troupeaux et à cultiver les campagnes. Ils n’avaient la permission de porter les armes que lorsqu’on jugeait à propos de les faire entrer au service militaire. Les Barbares qui sollicitèrent la protection de Rome, obtinrent des terres à des conditions moins serviles. Les empereurs accordèrent un établissement à différentes colonies de Carpiens, de Bastarnes et de Sarmates ; et ils eurent l’imprudence de les laisser en quelque sorte conserver leurs mœurs et leur indépendance naturelle [610]. Cependant les campagnes prirent bientôt un aspect riant. Quel triomphe pour les habitans des provinces de voir le sauvage du Nord si long-temps un objet de terreur, défricher leurs terres, mener leurs troupeaux dans les marchés publics, et contribuer, par ses travaux, à l’abondance générale ! Ils félicitaient leur maître d’un accroissement si utile de sujets et de soldats ; mais ils ne réfléchissaient pas que l’empire nourrissait dans son sein une foule d’ennemis secrets, dont les uns étaient devenus insolens par la faveur, tandis que l’oppression pouvait précipiter les autres dans un désespoir funeste [611].
Guerres d’Afrique et d’Égypte.
Pendant que les Césars exerçaient leur valeur sur les rives du Rhin et du Danube, l’Afrique exigeait la présence des empereurs. Du Nil au mont Atlas tout était en armes. Cinq nations maures [612], sorties de leurs déserts, avaient réuni leurs forces pour envahir des provinces tranquilles. Julien avait pris la pourpre à Carthage [613], Achillée dans Alexandrie. Les Blemmyes même renouvelaient ou plutôt continuaient leurs hostilités dans la Haute-Égypte. Il reste à peine quelques détails des exploits de Maximien dans l’occident de l’Afrique. Il paraît, par l’événement, que les progrès de ses armes furent rapides et décisifs, qu’il vainquit les plus fiers Barbares de la Mauritanie, et qu’il les chassa de leurs montagnes, dont la force inaccessible leur inspirait une confiance sans bornes, et les accoutumait à une vie de rapine et de violence [614]. [Conduite de Dioclétien en Égypte. A. D. 296.]De son côté, Dioclétien ouvrit la campagne en Égypte par le siége d’Alexandrie. Lorsqu’il eut coupé les aqueducs destinés à porter les eaux du Nil dans toutes les parties de cette ville immense [615], et qu’il eut mis son camp en état de résister aux sorties des assiégés, il pressa les attaques avec précaution et avec vigueur. Après un siége de huit mois, Alexandrie, ruinée par le fer et par le feu, implora la clémence du vainqueur ; mais elle éprouva toute sa sévérité. Plusieurs milliers de citoyens furent massacrés, et presque tous les coupables en Égypte subirent la peine de mort, ou du moins l’exil [616]. Le sort de Busiris et de Coptos fut encore plus déplorable que celui d’Alexandrie. Les armes et l’ordre sévère de Dioclétien détruisirent entièrement ces villes [617], la première, fameuse par son antiquité ; l’autre, enrichie par le passage des marchandises de l’Inde. Le caractère de la nation égyptienne, insensible à la douceur, mais extrêmement susceptible de crainte, peut seul justifier cette rigueur excessive. Les séditions d’Alexandrie avaient souvent altéré la tranquillité de Rome elle-même qui tirait sa subsistance des fertiles contrées arrosées par le Nil. Depuis l’usurpation de Firmus, la Haute-Égypte, en proie à des factions continuelles, avait embrassé l’alliance des sauvages de l’Éthiopie. Les Blemmyes, répandus entre l’île de Méroé et la mer Rouge, étaient en très-petit nombre. Sans inclination pour la guerre, ils se servaient d’armes grossières et peu redoutables [618]. Cependant, au milieu des désordres publics, ces peuples, que l’antiquité, choquée de la difformité de leur figure, avait presque exclus de l’espèce humaine, osèrent se mettre au nombre des ennemis de Rome [619]. Tels étaient les indignes alliés des rebelles de l’Égypte ; et leurs incommodes incursions pouvaient troubler le repos de la province, pendant que l’état se trouvait engagé dans des guerres plus sérieuses. Dans la vue d’opposer aux Blemmyes un adversaire convenable, Dioclétien engagea les Nobates, ou peuples de Nubie, à quitter leurs anciennes habitations dans les déserts de la Libye ; et il leur céda un pays considérable, mais inutile, situé au-delà de Syène et des cataractes du Nil, en exigeant d’eux qu’ils respectassent et défendissent a jamais la frontière de l’empire. Le traité subsista long-temps ; et jusqu’à ce que l’établissement du christianisme eût introduit des notions plus rigides de culte religieux, on ratifiait tous les ans ce traité par un sacrifice solennel offert dans l’île Éléphantine, où les Romains et les Barbares se rassemblaient pour adorer les mêmes puissances visibles ou invisibles de l’univers [620].
Dans le temps que Dioclétien punissait les crimes de l’Égypte, il assurait le repos et le bonheur futur de cette province par de sages règlemens, qui furent confirmés et perfectionnés sous le règne de ses successeurs [621]. Un édit très remarquable de ce prince, loin de paraître l’effet d’une tyrannie jalouse, doit être applaudi comme un acte de prudence et d’humanité. [Il détruit les livres d’alchimie.]« On rechercha soigneusement, par ses ordres, tous les anciens livres qui traitaient de l’art admirable de faire de l’or et de l’argent. Dioclétien les livra sans pitié aux flammes, craignant, comme on nous l’assure, que l’opulence des Égyptiens ne leur inspirât l’audace de se révolter contre l’empire [622]. » Mais s’il eût été convaincu de la réalité de ce secret inestimable, au lieu de l’ensevelir dans un éternel oubli il s’en serait servi pour augmenter les revenus publics. Il est bien plus vraisemblable que ce prince sensé connaissait l’extravagance de ces prétentions magnifiques, et qu’il voulut préserver la raison et la fortune de ses sujets d’une occupation funeste. [Nouveauté et progrès de cet art.]Ou peut remarquer que ces ouvrages anciens, attribués si libéralement à Pythagore, à Salomon ou au fameux Hermès, n’étaient cependant qu’un funeste présent de quelques adeptes plus modernes. Les Grecs ne s’attachèrent ni à l’abus ni à l’usage de la chimie. Dans ce recueil immense, où Pline a consigné les découvertes, les arts et les erreurs de l’esprit humain, il n’est point parlé de la transmutation des métaux. La persécution de Dioclétien est le premier événement authentique dans l’histoire de l’alchimie. La conquête de l’Égypte par les Arabes répandit cette vaine science sur tout le globe. Née de la cupidité, l’alchimie fut étudiée à la Chine comme en Europe, avec la même ardeur et avec un succès égal. L’ignorance du moyen âge favorisait toute espèce de chimère. La renaissance des lettres ouvrit de nouvelles espérances à la crédulité, et lui fournit des moyens plus spécieux. Enfin, la philosophie, aidée de l’expérience, a banni l’étude de l’alchimie ; et le siècle présent, quoique avide de richesses, se contente de les chercher par les voies moins merveilleuses du commerce et de l’industrie [623].
Guerre de Perse.
La réduction de l’Égypte fut immédiatement suivie de la guerre de Perse. La fortune avait réservé au règne de Dioclétien la gloire de vaincre cette puissante nation, et de forcer les successeurs d’Artaxercès à reconnaître la supériorité de l’empire romain.
Tiridate l’Arménien.
Nous avons déjà dit que sous le règne de Valérien les armes et la perfidie des Perses avaient subjugué l’Arménie, et qu’après l’assassinat de Chosroès, Tiridate son fils, encore enfant, sauvé par des amis fidèles, avait été élevé sous la protection des empereurs. Tiridate tira de son exil des avantages qu’il n’aurait jamais pu se procurer sur le trône de ses pères. Il apprit de bonne heure à connaître l’adversité, le genre humain et la discipline romaine. Ce prince signala sa jeunesse par des actions de bravoure ; il déploya une force et une adresse peu communes dans tous les exercices militaires, et même dans les combats moins glorieux des jeux olympiques [624]. Ces qualités furent plus noblement employées à la défense de son bienfaiteur Licinius [625]. [A. D. 282..]Cet officier, dans la sédition qui causa la mort de Probus, avait couru les plus grands dangers. Les soldats furieux étaient sur le point de forcer sa tente ; le bras seul du prince d’Arménie les arrêta. La reconnaissance de Tiridate contribua bientôt après à son rétablissement. Licinius avait toujours été l’ami et le compagnon de Galère ; et le mérite de celui-ci, long-temps avant qu’il parvînt au rang de César, lui avait attiré l’estime de Dioclétien. La troisième année du règne de cet empereur, Tiridate obtint l’investiture du royaume d’Arménie. Cette démarche, fondée sur la justice, ne semblait pas moins avantageuse à l’intérêt de Rome. Il était temps d’arracher à la domination des Perses une contrée importante, qui, depuis le règne de Néron, avait toujours été gouvernée, sous la protection de l’empire, par la branche cadette de la maison des Arsacides [626].
Il remonte sur le trône. A. D. 286.
Lorsque Tiridate parut sur les frontières de l’Arménie, il fut reçu avec des protestations sincères de joie et de fidélité. Durant vingt-six ans ce royaume avait éprouvé les malheurs réels et imaginaires d’un joug étranger. Les monarques persans avaient orné leur nouvelle conquête de bâtimens magnifiques ; mais le peuple contemplait avec horreur ces monumens élevés à ses frais, et qui attestaient la servitude de la patrie. [État de l’Arménie.]L’appréhension d’une révolte avait inspire les précautions les plus rigoureuses. L’insulte aggravait l’oppression ; et le vainqueur, chargé de la haine publique, prenait, pour en prévenir l’effet, toutes les mesures qui pouvaient la rendre encore plus implacable. Nous avons déjà remarqué l’esprit intolérant de la religion des Mages. Les statues des souverains de l’Arménie placés au rang des dieux, et les images sacrées du Soleil et de la Lune furent mises en pièces par le zèle des Perses. Ils érigèrent sur la cime du mont Baghavan [627] un autel, où brûla le feu perpétuel d’Ormuzd. [Révolte du peuple et des nobles.]Une nation irritée par tant d’injures, devait naturellement s’armer avec ardeur pour la défense de sa liberté, de sa religion et de la souveraineté de ses monarques héréditaires. Le torrent renversa tous les obstacles ; et les Perses, incapables de résister à son impétuosité, prirent la fuite avec précipitation. Les nobles d’Arménie accoururent sous les étendards de Tiridate, tous vantant leurs mérites passés, offrant leurs services pour l’avenir, et demandant au nouveau roi les honneurs et les récompenses qu’on leur avait dédaigneusement refusés sous un gouvernement étranger [628]. On nomma pour commander l’armée Artavasdès, fils de ce sénateur fidèle qui avait sauvé Tiridate dans son enfance, et dont la famille avait été victime de cette action généreuse. Le frère d’Artavasdès obtint le gouvernement d’une province. Un des premiers grades militaires fut donné au satrape Otas, homme d’un courage et d’une tempérance singulière. Il offrit au roi sa sœur [629] et un trésor considérable, qui, renfermés dans une citadelle, avaient échappé l’un et l’autre à la cupidité des Perses. [Histoire de Mamgo.]Parmi les seigneurs d’Arménie parut un allié dont la destinée est trop remarquable pour être passée sous silence. Il se nommait Mamgo, et il avait pris naissance en Scythie. Fort peu d’années auparavant, la horde qui lui obéissait campait sur les confins de l’empire chinois [630], qui s’étendait alors jusqu’au voisinage de la Sogdiane [631]. Ayant encouru la disgrâce de son maître, Mamgo, suivi de ses partisans, se retira sur les rives de l’Oxus, et implora la protection de Sapor. L’empereur chinois réclama le fugitif, en faisant valoir les droits de souveraineté. Le monarque persan allégua les lois de l’hospitalité ; mais ce ne fut pas sans quelque difficulté qu’il évita la guerre, en promettant de bannir Mamgo à l’extrémité de l’Occident ; punition, disait-il, non moins terrible que la mort même. L’Arménie fut choisie pour le lieu de l’exil, et on assigna aux Scythes un territoire considérable où ils pussent nourrir leurs troupeaux, et transporter leurs tentes d’un lieu à l’autre, selon les différentes saisons de l’année. Ils eurent ordre de repousser l’invasion de Tiridate ; mais leur chef, après avoir pesé les services et les injures qu’il avait reçus du monarque persan, résolut d’abandonner son parti. Le prince arménien, qui connaissait le mérite et la puissance d’un pareil allié, traita Mamgo avec distinction ; et en l’admettant à sa confiance, il acquit un brave et fidèle serviteur, qui contribua très-efficacement à le faire remonter sur le trône de ses ancêtres [632].
Les Perses reprennent l’Arménie.
La fortune sembla favoriser pendant quelque temps la valeur entreprenante de Tiridate. Non-seulement il chassa de l’Arménie les ennemis de sa famille et de son peuple ; mais encore, animé du désir de se venger, il porta ses armes, ou du moins fit des incursions dans le cœur de l’Assyrie. L’historien qui a sauvé de l’oubli le nom de Tiridate, célèbre avec l’enthousiasme national sa valeur personnelle ; et, suivant le véritable esprit des romans orientaux, il décrit les géans et les éléphans qui tombèrent sous son bras invincible. D’autres monumens nous apprennent que le prince arménien dut une partie de ses avantages aux troubles qui déchiraient la monarchie persane. Des frères rivaux se disputaient alors le trône. Hormuz, après avoir épuisé sans succès toutes les ressources de son parti, implora le secours dangereux des Barbares qui habitaient les bords de la mer Caspienne [633]. Au reste, la guerre civile fut bientôt terminée, soit par la défaite d’un des deux partis, soit par un accommodement ; et Narsès, universellement reconnu roi de Perse, tourna toutes ses forces contre l’ennemi étranger. La victoire ne pouvait être disputée ; la valeur du héros fut incapable de résister à la puissance du monarque. Tiridate, obligé de descendre une seconde fois du trône d’Arménie, vint encore se réfugier à la cour des empereurs. Narsès rétablit bientôt son autorité dans la province rebelle ; et, se plaignant hautement de la protection accordée par les Romains à des séditieux et à des fugitifs, il médita la conquête de l’Orient [634].
Guerre entre les Perses et les Romains. A. D. 296.
Ni la prudence ni l’honneur ne permettaient aux souverains de Rome d’abandonner la cause du roi d’Arménie. La guerre de Perse fut résolue. Dioclétien, avec cette dignité calme qui se montrait toujours dans sa conduite, fixa sa résidence à Antioche, d’où il préparait et dirigeait les opérations militaires [635]. Le commandement des légions fut donné à l’intrépide valeur de Galère, qui, pour cet objet important, se transporta des rives du Danube à celles de l’Euphrate. Les armées se rencontrèrent bientôt dans les plaines de la Mésopotamie, et se livrèrent deux combats où les succès furent douteux et balancés. [Défaite de Galère.]La troisième bataille fut plus décisive. Les troupes romaines essuyèrent une défaite totale, attribuée généralement à la témérité de Galère, qui osa attaquer avec un petit corps de troupes l’armée innombrable des Perses [636]. Mais, en examinant le théâtre de l’action, il est aisé de découvrir à cet échec une cause différente. Le même terrain où Galère fut vaincu avait été célèbre par la mort de Crassus, et par le massacre de dix légions. C’était une plaine de plus de soixante milles, qui, s’étendant depuis la hauteur de Carrhes jusqu’à l’Euphrate, présentait une surface unie et stérile de déserts sablonneux, sans une seule éminence, sans un seul arbre, sans une source d’eau fraîche [637]. L’infanterie pesante des Romains, accablée par la chaleur, éternellement tourmentée de la soif, ne pouvait espérer de vaincre en conservant ses rangs, ni rompre ses rangs, sans s’exposer aux plus grands périls. Dans cette extrémité, elle fut successivement environnée de troupes supérieures en nombre, harassée par les évolutions rapides de la cavalerie des Barbares, et détruite par leurs flèches redoutables. Le roi d’Arménie avait signalé sa valeur sur le champ de bataille, et s’était couvert de gloire au milieu des malheurs publics. Il fut poursuivi jusqu’aux bords de l’Euphrate. Son cheval était blessé, et il ne paraissait pas pouvoir échapper à un ennemi victorieux. Aussitôt Tiridate embrasse le seul parti qui lui reste à prendre : il met pied à terre, et s’élance dans le fleuve. Son armure était pesante, l’Euphrate très-profond, car il avait en cet endroit au moins quatre cents toises de large [638] : cependant la force et l’adresse du prince le servirent si heureusement, qu’il arriva en sûreté sur la rive opposée [639]. Pour le général romain, nous ignorons comment il se sauva. [Réception que lui fait Dioclétien.]Lorsqu’il retourna dans la ville d’Antioche, Dioclétien le reçut non avec la tendresse d’un ami et d’un collègue, mais avec l’indignation d’un souverain irrité. Vêtu de la pourpre impériale, humilié par le souvenir de sa faute et de son malheur, le plus orgueilleux des hommes fut obligé de suivre à pied le char de l’empereur l’espace d’un mille environ, et d’étaler devant toute la cour le spectacle de sa disgrâce [640].
Seconde campagne de Galère. A. D. 297.
Dès que Dioclétien eut satisfait son ressentiment particulier, et qu’il eut soutenu la majesté de la puissance impériale, ce prince, cédant aux instances du César, lui permit de réparer son honneur et celui des armes romaines. Aux troupes efféminées de l’Asie, qui avaient probablement été employées dans la première expédition, on substitua des vétérans et de nouvelles levées tirées des frontières de l’Illyrie ; et le prince prit à son service un corps considérable de Goths auxiliaires [641]. Galère repassa l’Euphrate à la tête d’une armée choisie de vingt-cinq mille hommes ; mais au lieu d’exposer ses légions dans les plaines découvertes de la Mésopotamie, il s’ouvrit une route à travers les montagnes de l’Arménie, dont il trouva les habitans dévoués à sa cause, et dont le terrain était aussi favorable aux opérations de l’infanterie que peu propre aux mouvemens de la cavalerie [642]. [Sa victoire.]L’adversité avait affermi la discipline des Romains, tandis que les Barbares, enflés de leur succès, étaient tombés dans une telle négligence et un tel relâchement, qu’au moment où ils s’y attendaient le moins, ils furent surpris par l’activité de Galère. Ce prince, accompagné seulement de deux cavaliers, avait examiné lui-même secrètement l’état et la position de leur camp. Il le fit attaquer au milieu de la nuit. Une pareille surprise était presque toujours fatale aux soldats perses. « Ils liaient leurs chevaux, et leur mettaient des entraves aux pieds pour les empêcher de s’échapper. En cas d’alarme, le Persan avait son cheval à brider, sa housse à poser et sa cuirasse à mettre, avant d’être en état de combattre [643]. » L’impétuosité de Galère porta le désordre et le découragement parmi les Barbares. Une faible résistance fut suivie d’un horrible carnage. Au milieu de la confusion générale, le monarque blessé (car Narsès commandait ses armées en personne) prit la fuite vers les déserts de la Médie. Le vainqueur trouva des richesses immenses dans la tente magnifique de ce prince et dans celles de ses satrapes. On rapporte un trait curieux de l’ignorance rustique mais martiale des légions, qui prouve combien elles connaissaient peu les élégantes superfluités de la vie. Une bourse faite d’une peau luisante, et remplie de perles, tomba entre les mains d’un simple soldat. Il garda soigneusement la bourse, mais il jeta ce qu’elle contenait, jugeant que ce qui ne servait à aucun usage ne pouvait être d’aucun prix [644]. [Et sa conduite envers les prisonniers de la famille de Narsès.]La perte principale de Narsès était d’une nature infiniment plus sensible. Plusieurs de ses femmes, ses sœurs, ses enfans, qui accompagnaient l’armée, avaient été pris dans la déroute. Mais quoique le caractère de Galère eût en général peu de rapport avec celui d’Alexandre, le César, après sa victoire, imita la belle conduite du héros macédonien envers la famille de Darius. Les femmes et les enfans de Narsès furent mis à l’abri de toute violence, menés en lieu de sûreté, et traités avec le respect et les tendres égards qu’un ennemi généreux devait à leur âge, à leur sexe et à leur dignité [645].
Négociation pour la paix.
Dans le temps que l’Asie attendait avec inquiétude la décision de la fortune, Dioclétien ayant levé en Syrie une forte armée d’observation, déployait à quelque distance du théâtre de la guerre les ressources de la puissance romaine, et se réservait pour les événemens importans. À la nouvelle de la victoire remportée sur les Perses, il s’avança sur la frontière, dans la vue de modérer, par sa présence et par ses conseils, l’orgueil de Galère. Les princes romains se virent à Nisibis, où ils se donnèrent les témoignages les plus signalés, l’un de respect, l’autre d’estime. Ce fut dans cette ville qu’ils reçurent bientôt après l’ambassadeur du grand roi [646]. La force ou du moins, l’ambition de Narsès avait été abattue par sa dernière défaite. La paix lui parut le seul moyen d’arrêter le progrès des armes romaines. Il députa Apharban, qui [Discours de l’ambassadeur persan.]possédait sa faveur et sa confiance, pour négocier un traité, ou plutôt pour recevoir les conditions qu’il plairait au vainqueur d’imposer. Apharban commença par exprimer combien son maître était reconnaissant du traitement généreux qu’éprouvait sa famille ; il demanda ensuite la liberté de ces illustres captifs. Il célébra la valeur de Galère, sans dégrader la réputation de Narsès, et il ne rougit pas d’avouer la supériorité du César victorieux sur un monarque qui surpassait, par l’éclat de sa gloire, tous les princes de sa race. Malgré la justice de la cause des Perses, il était chargé de soumettre les différends actuels à la décision des empereurs romains, persuadé qu’au milieu de leur prospérité, ces princes n’oublieraient pas les vicissitudes de la fortune. Apharban termina son discours par une allégorie dans le goût oriental. Les monarchies persane et romaine, disait-il, étaient les deux yeux de l’univers, qui resterait imparfait et mutilé, si l’on arrachait l’un des deux.
Réponse de Galère.
« Il convient bien aux Persans, répliqua Galère dans un transport de rage qui semblait agiter tous ses membres, il convient bien aux Persans de s’étendre sur les vicissitudes de la fortune, et de nous étaler froidement des préceptes de vertu, qu’ils se rappellent leur modération envers l’infortuné Valérien : après avoir vaincu ce prince par trahison, ils l’ont traité avec indignité ; ils l’ont retenu jusqu’au dernier moment de sa vie dans une honteuse captivité, et après sa mort ils ont exposé son corps à une ignominie perpétuelle. » Prenant ensuite un ton plus adouci, Galère insinua que la pratique des Romains n’avait jamais été de fouler aux pieds un ennemi vaincu ; que dans la circonstance présente, ils consulteraient plutôt ce qu’ils devaient à leur dignité que ce que méritait la conduite des Perses. En congédiant Apharban, il lui fit espérer que Narsès apprendrait bientôt à quelles conditions il obtiendrait de la clémence des empereurs une paix durable et la liberté de sa famille. On peut apercevoir dans cette conférence les passions violentes de Galère, en même temps que sa déférence pour l’autorité et pour la sagesse supérieure de Dioclétien. Le premier de ces princes aspirait à la conquête de l’Orient ; il avait même proposé de réduire la Perse en province ; [Modération de Dioclétien.]l’autre, plus prudent, qui avait adopté la politique modérée d’Auguste et des Antonins, saisit l’occasion favorable de terminer une guerre heureuse par une paix honorable et utile [647].
Conclusion.
Pour remplir leur promesse, les empereurs envoyèrent à la cour de Narsès Sicorius-Probus, un de leurs secrétaires, qui lui communiqua leur dernière résolution. Comme ministre de paix, il fut reçu avec la plus grande politesse et avec les marques de la plus sincère amitié ; mais sous prétexte de lui accorder un repos nécessaire après un si long voyage, on remit son audience de jour en jour, et il fut obligé de suivre le roi dans plusieurs marches très-lentes. Il fut enfin admis en présence de ce monarque, près de l’Asprudus, rivière de la Médie. Quoique Narsès désirât sincèrement la paix, le motif secret de ce prince, dans un pareil délai, avait été de rassembler des forces qui le missent en état de négocier avec plus de dignité, et de rétablir en quelque sorte l’équilibre. Trois personnes seulement assistèrent à cette conférence importante, le ministre Apharban, le capitaine des gardes, et un officier qui avait commandé sur les frontières d’Arménie [648]. La première proposition de l’ambassadeur romain n’est pas maintenant de nature à être bien entendue : il demandait que Nisibis fût l’entrepôt des marchandises des deux empires. On conçoit facilement l’intention des princes romains, qui voulaient augmenter leurs revenus en soumettant le commerce à quelques règlemens prohibitifs ; mais comme Nisibis leur appartenait, et qu’ils étaient les maîtres de l’importation et de l’exportation, de pareils droits semblaient devoir être plutôt l’objet d’une loi intérieure que d’un traité étranger. Pour les rendre plus effectifs, on exigeait peut-être du roi de Perse quelques conditions qui lui parurent si contraires à son intérêt ou à sa dignité, qu’il ne put se résoudre à les accepter. Cet article était le seul auquel il refusât de consentir ; aussi les empereurs n’insistèrent pas davantage ; ils laissèrent le commerce prendre son cours naturel, ou ils se contentèrent des règlemens qu’ils étaient maîtres d’établir.
Articles du traité.
Dès que cette difficulté eut été levée, une paix solennelle fut conclue et ratifiée entre les deux nations. Les conditions d’un traité si glorieux pour l’empire, et devenu si nécessaire aux Perses, méritent une attention d’autant plus particulière, que l’histoire de Rome présente rarement de pareils actes : en effet, la plupart de ses guerres ont été terminées par une conquête absolue, ou entreprises contre des Barbares qui ignoraient l’usage des lettres. [L’Aboras fixé comme la limite des deux empires.]1o. L’Aboras, appelé l’Araxe dans Xénophon, fut désigné comme la limite des deux monarchies [649]. Cette rivière, qui prend sa source près du Tigre, recevait, à quelques milles au-dessous de Nisibis, les eaux du Mygdonius ; elle passait ensuite sous les murs de Singara, et tombait dans l’Euphrate à Circesium [650], ville frontière, que Dioclétien avait singulièrement fortifiée [651]. La Mésopotamie, si long-temps disputée, fut cédée à l’empire, et par le traité les Perses renoncèrent à toute prétention sur cette grande contrée. [Cession de cinq provinces au-delà du Tigre.]2o. Ils abandonnèrent aux Romains cinq provinces au-delà du Tigre [652], qui formaient une barrière très-utile, et dont la force naturelle fut bientôt augmentée par l’art et par la science militaire. Il y en avait quatre de peu d’étendue, l’Intiline, la Zabdicène, l’Arzanène et la Moxoène, noms d’ailleurs peu connus ; mais à l’orient du Tigre, l’empire acquit le pays montueux et considérable de la Carduène, l’ancienne patrie des Carduques, qui, placés dans le centre du despotisme de l’Asie, conservèrent, pendant plusieurs siècles, leur mâle indépendance. Les dix mille Grecs traversèrent leur contrée après sept jours d’une marche pénible ou plutôt d’un combat perpétuel. Le chef de cette fameuse entreprise avoue, dans son admirable relation, que ses concitoyens eurent plus à souffrir des flèches des Carduques que de toutes les forces du grand roi [653]. La postérité de ces Barbares, les Curdes, qui ont conservé presque en entier le nom et les mœurs de leurs ancêtres, vivent indépendans sous la protection du sultan des Turcs. [Arménie.]3o. Il est presque inutile de dire que Tiridate, ce fidèle allié de Rome, occupa le trône de ses pères. Les empereurs soutinrent et assurèrent d’une manière irrévocable leurs droits de souveraineté sur l’Arménie. Les limites de ce royaume s’étendirent jusqu’à la forteresse de Sintha dans la Médie. Une pareille augmentation de domaine était moins un acte de libéralité que de justice. Des cinq provinces au-delà du Tigre, dont nous avons déjà parlé, les Parthes avaient démembré les quatre premières de la couronne d’Arménie [654]. Les Romains, lorsqu’elles leur furent cédées, obligèrent l’usurpateur à donner l’Atropatène en dédommagement à leur allié. La ville principale de cette grande et fertile contrée fut souvent honorée de la présence du monarque arménien ; et comme cette place, dont la situation est peut-être la même que celle de Tauris, porta quelquefois le nom d’Ecbatane, Tiridate y fit construire des édifices et des fortifications sur le modèle de la superbe capitale des Mèdes [655]. [Ibérie.]4o. L’Ibérie, pays stérile, avait pour habitans des peuples grossiers et sauvages ; mais ils étaient accoutumés à l’usage des armes, et ils séparaient l’empire d’avec des Barbares plus féroces et plus formidables. Maîtres des défilés étroits du mont Caucase, les Ibériens pouvaient à leur gré admettre ou exclure les tribus errantes des Sarmates, toutes les fois qu’entraînées par l’esprit de rapine, elles voulaient pénétrer dans les climats opulens du Midi [656]. La nomination des rois d’Ibérie, que les monarques persans cédèrent aux empereurs, contribua beaucoup à la force et à la sûreté de la puissance romaine en Asie [657]. L’Orient goûta pendant quarante années les douceurs d’une tranquillité profonde ; le traité conclu entre les deux monarchies rivales fut régulièrement observé jusqu’à la mort de Tiridate. À cette époque, le gouvernement de l’univers se trouva entre les mains d’une nouvelle génération, dirigée par des intérêts opposés et par des passions différentes. Ce fut alors que le petit-fils de Narsès entreprit une guerre longue et mémorable contre les princes de la maison de Constantin.
Triomphe de Dioclétien et de Maximien. A. D. 303. 20 novemb.
L’empire venait d’être délivré des tyrans et des Barbares ; cet ouvrage difficile avait été entièrement achevé par une succession de paysans d’Illyrie. Dès que Dioclétien fut entré dans la vingtième année de son règne, il se rendit à Rome pour y célébrer par la pompe d’un triomphe cette ère fameuse et le succès de ses armes [658]. Maximien, qui l’égalait en pouvoir, partagea seul la gloire de cette journée. Les deux Césars avaient combattu et remporté des victoires ; mais le mérite de leurs exploits fut attribué, selon la rigueur des anciennes maximes, à l’heureuse influence de leurs pères et de leurs empereurs [659]. Le triomphe de Dioclétien et de Maximien, moins magnifique peut-être que ceux d’Aurélien et de Probus, brillait de l’éclat d’une renommée et d’une fortune supérieures à plusieurs égards. L’Afrique et la Bretagne, le Rhin, le Danube et le Nil, fournissaient chacun leurs trophées ; mais ce qui faisait le plus bel ornement de cette fête, c’était une victoire remportée sur les Perses, et suivie d’une conquête importante. On portait devant le char impérial les représentations des rivières, des montagnes et des provinces. Les images [660] des femmes, des sœurs et des enfans du grand Roi formaient un spectacle nouveau, et flattaient la vanité du peuple. Une considération d’une nature moins brillante rend ce triomphe remarquable aux yeux de la postérité. C’est le dernier qu’ait jamais vu Rome. Bientôt après, les empereurs cessèrent de vaincre, Rome cessa d’être la capitale de l’empire.
Rome privée de la présence des empereurs.
Le terrain sur lequel Rome était bâtie avait été consacré par d’anciennes cérémonies et des miracles imaginaires. La présence de quelque dieu ou la mémoire de quelque héros semblait animer toutes les parties de la ville ; et le sceptre de l’univers avait été promis au Capitole [661]. L’habitant de Rome sentait et reconnaissait l’empire de cette agréable illusion, qui lui venait de ses ancêtres, et qui, fortifiée par l’éducation, était en quelque sorte soutenue par l’idée qu’on avait de son utilité politique. La forme du gouvernement et le siége de l’empire semblaient inséparables ; et l’on ne croyait pas pouvoir transporter l’un sans anéantir l’autre [662]. Mais la souveraineté de la capitale se perdit insensiblement dans l’étendue de la conquête. Les provinces s’élevèrent au même niveau ; et les nations vaincues acquirent le nom et les priviléges des Romains, sans adopter leurs préjugés. Cependant les restes de l’ancienne constitution et la force de l’habitude maintinrent pendant long-temps la dignité de Rome. Les empereurs, quoique nés en Afrique, ou en Illyrie, respectaient leur patrie adoptive, comme le siége de leur grandeur et comme le centre de leurs vastes domaines. La guerre exigeait souvent leur présence sur les frontières. Mais Dioclétien et Maximien furent les premiers princes qui, en temps de paix, fixèrent leur résidence ordinaire dans les provinces. Leur conduite, quel qu’en ait été le motif particulier, pouvait être justifiée par des vues spécieuses de politique. [Leur résidence à Milan.]L’empereur de l’Occident tenait ordinairement sa cour à Milan, dont la situation au pied des Alpes le mettait bien plus à portée de veiller aux mouvemens des Barbares de la Germanie, que s’il eût fixé son séjour à Rome. Milan eut bientôt la splendeur d’une ville impériale ; ses maisons étaient aussi nombreuses et aussi bien bâties ; le même goût et la même politesse régnaient parmi les habitans. Un cirque, un palais, un théâtre, une cour des monnaies, des bains, qui portaient le nom de Maximien, leur fondateur ; des portiques ornés de statues, une double enceinte de murs, tout contribuait à la beauté de la nouvelle capitale, qui ne paraissait pas éclipsée par la proximité de l’ancienne [663]. Dioclétien voulut aussi que le lieu de sa résidence égalât la majesté de Rome. [À Nicomédie.]Il employa son loisir et les richesses de l’Orient, à décorer Nicomédie, qui, placée sur les bords de l’Asie et de l’Europe, se trouvait à une distance presque égale de l’Euphrate et du Danube. En peu d’années Nicomédie s’éleva, par les soins du monarque et aux dépens du peuple, à un degré de magnificence qui semblait avoir exigé des siècles de travaux. Elle ne le cédait qu’aux villes de Rome, d’Alexandrie et d’Antioche pour l’étendue et pour la population [664]. La vie de Dioclétien et de Maximien fut très active ; ils en passèrent la plus grande partie dans les camps ou dans des marches longues et fréquentes ; mais toutes les fois que les affaires publiques leur permettaient de prendre du repos, ils se retiraient avec plaisir à Milan et à Nicomédie, leurs résidences favorites. Jusqu’au moment où Dioclétien célébra son triomphe dans la vingtième année de son règne, il est fort douteux qu’il ait jamais visité l’ancienne capitale de l’empire ; et même, dans cette circonstance mémorable, il n’y resta pas plus de deux mois. On croyait qu’il paraîtrait devant le sénat avec les marques de la dignité consulaire ; mais, blessé de l’excessive familiarité du peuple, il quitta Rome avec précipitation treize jours avant celui où devait avoir lieu cette cérémonie [665].
Abaissement de Rome et du sénat.
Le dégoût qu’il montra pour Rome et pour le ton de liberté qui régnait parmi ses habitans, ne fut point l’effet d’un caprice momentané ; toutes ses démarches étaient le résultat de la politique la plus artificieuse. Ce prince habile avait adopté un nouveau système d’administration, qui fut entièrement exécuté dans la suite par la famille de Constantin. Comme le sénat conservait religieusement l’image de l’ancien gouvernement, Dioclétien résolut d’enlever à cet ordre le peu de pouvoir et de considération qui lui restait. Rappelons-nous quelles furent la grandeur passagère et les espérances ambitieuses des sénateurs huit ans environ avant l’avènement de ce monarque. Tant que l’enthousiasme subsista, quelques nobles eurent l’imprudence de déployer leur zèle pour la cause de la liberté ; et lorsque les successeurs de Probus eurent abandonné le parti de la république, ces fiers patriciens furent incapables de déguiser leur inutile ressentiment. Comme souverain de l’Italie, Maximien fut chargé d’anéantir cet esprit d’indépendance, plus incommode que dangereux. Une pareille commission convenait parfaitement au caractère cruel de ce prince, les plus illustres du sénat, que Dioclétien affectait toujours d’estimer, furent enveloppés, par son impitoyable collègue, dans des accusations de complots imaginaires ; la possession d’une belle maison de campagne ou d’une terre bien cultivée les rendait évidemment coupables [666]. Les prétoriens, qui avaient opprimé si long-temps la majesté de Rome, commençaient à la protéger. [Nouveaux corps de gardes, les Joviens et les Herculiens.]Ces troupes hautaines, voyant que leur puissance, autrefois si formidable, leur échappait, étaient disposées à réunir leurs forces avec l’autorité du sénat. Dioclétien, par de prudentes mesures, diminua insensiblement le nombre des prétoriens, abolit leurs priviléges [667] et leur substitua deux fidèles légions d’Illyrie, qui, sous les nouveaux titres de Joviens et d’Herculiens, firent le service des gardes impériales [668]. Mais le coup le plus terrible que Dioclétien et Maximien portèrent au sénat, fut la révolution que, sans bruit et sans éclat, devait nécessairement amener leur longue absence. Tant que les empereurs résidèrent à Rome, cette assemblée, souvent opprimée, ne pouvait être négligée. Les successeurs d’Auguste avaient établi toutes les lois que leur dictait leur sagesse ou leur caprice ; mais ces lois avaient été ratifiées par la sanction du sénat, dont les délibérations et les décrets présentaient toujours l’image de l’ancienne liberté. Les sages monarques qui respectèrent les préjugés du peuple romain, avaient été en quelque sorte obligés de prendre le langage et la conduite convenables au général et au premier magistrat de la république. Dans les camps et dans les provinces ils déployèrent la dignité de souverain ; et dès qu’ils eurent fixé leur résidence loin de la capitale, ils abandonnèrent à jamais la dissimulation qu’Auguste avait recommandée à ses successeurs. En exerçant la puissance exécutive et législative de l’état, le prince prenait l’avis de ses ministres, au lieu de consulter le grand conseil de la nation. Le nom du sénat fut cependant cité avec honneur jusqu’à la destruction totale de l’empire : ses membres jouissaient de plusieurs distinctions honorables qui flattaient leur vanité [669]. Mais on laissa respectueusement tomber dans l’oubli l’assemblée auguste qui, pendant si long-temps, avait d’abord été la source et ensuite l’instrument du pouvoir. Le sénat, n’ayant plus de liaison avec la nouvelle constitution ni avec la cour impériale, resta sur le mont Capitolin comme un monument vénérable, mais inutile, d’antiquité.
Magistratures civiles négligées.
Lorsque les souverains de Rome eurent perdu de vue le sénat et leur ancienne capitale, ils oublièrent aisément l’origine et la nature du pouvoir qui leur était confié. Les emplois civils de consuls, de proconsul, de censeur et de tribun, dont la réunion avait formé l’autorité des princes, rappelaient encore au peuple une origine républicaine. Ces titres modestes disparurent [670] ; et si le souverain se fit toujours appeler empereur ou imperator, ce mot fut pris dans un sens nouveau et plus relevé. Au lieu de signifier le général des armées romaines, il désigna le maître de l’univers. [Dignité et titre de l’empereur.]Au nom d’empereur, dont l’origine tenait aux institutions militaires, on en joignit un autre qui marquait davantage l’esprit de servitude. La dénomination de seigneur ou dominus exprimait originairement, non l’autorité d’un prince sur ses sujets, ou celle d’un commandant sur ses soldats, mais le pouvoir arbitraire d’un maître sur des esclaves domestiques [671]. Considéré sous cet odieux aspect, il fut rejeté avec horreur par les premiers Césars. Leur résistance devint insensiblement plus faible et le nom moins odieux. Enfin la formule de notre seigneur et empereur fut non-seulement adoptée par la flatterie, mais encore régulièrement admise dans les lois et dans les monumens publics. Ces expressions pompeuses devaient satisfaire la vanité la plus excessive ; et si les successeurs de Dioclétien refusèrent le nom de roi, ce fut moins l’effet de leur modération que de leur délicatesse. Parmi les peuples qui parlaient latin (et cette langue était celle du gouvernement dans tout l’empire), le titre d’empereur, particulièrement, réservé aux monarques de Rome, imprimait plus de vénération que celui de roi. Ces princes auraient été forcés de partager ce dernier nom avec une foule de chefs barbares, et ils n’auraient pu le tirer que de Romulus ou de Tarquin. Mais l’Orient avait des principes bien différens. Dès les premiers âges dont l’histoire fasse mention, les souverains de l’Asie avaient été nommés en grec basileus ou roi ; et comme cette dénomination désignait dans ces contrées le rang le plus élevé, les habitans s’en servirent bientôt dans les humbles requêtes qu’ils portaient au pied du trône romain [672]. [Dioclétien prend le diadème, et introduit à la cour les manières persanes.]Les attributs mêmes ou du moins les titres de la divinité furent usurpés par Dioclétien et par Maximien, qui les transmirent aux princes chrétiens leurs successeurs [673]. Au reste, ces expressions extravagantes perdirent leur impiété en perdant leur signification primitive. Dès qu’une fois l’oreille est accoutumée au son, un pareil langage n’excite que l’indifférence, et est reçu comme une protestation de respect aussi vague qu’exagérée.
Depuis le temps d’Auguste jusqu’au règne de Dioclétien, les Romains n’avaient eu pour leurs princes que les égards dus aux simples magistrats. L’empereur conversait familièrement avec ses concitoyens. Le manteau impérial ou robe militaire, entièrement de pourpre, était leur principale marque de distinction ; la toge des sénateurs était simplement bordée d’une large bande aussi de poupre, et les chevaliers en portaient une plus étroite sur leurs habits [674]. L’orgueil ou plutôt la politique engagea Dioclétien à introduire dans sa cour la magnificence des monarques persans [675]. Il osa ceindre le diadème, cette marque odieuse de la royauté dont les Romains avaient reproché l’usage à Caligula comme l’acte de la plus insigne folie. Le diadème était un large bandeau blanc et brodé de perles, qui entourait la tête de l’empereur. Dioclétien et ses successeurs portèrent de superbes robes d’or et de soie, et l’on ne vit qu’avec indignation leurs souliers même couverts de pierres précieuses. De nouvelles formes et de nouvelles cérémonies rendaient tous les jours plus difficile l’abord de leurs personnes sacrées. Les avenues du palais étaient sévèrement gardées par des officiers de différentes écoles (ainsi qu’on commençait à les nommer alors). Les appartemens intérieurs étaient confiés à la vigilance des eunuques dont le nombre et l’influence, augmentant sans cesse, marquaient visiblement les progrès du despotisme. Lorsqu’un sujet obtenait enfin la permission de paraître en présence de l’empereur, il était obligé, quel que fût son rang, de se prosterner contre terre et d’adorer, selon la coutume des Orientaux, la divinité de son seigneur et maître [676]. Dioclétien avait l’esprit éclairé avant de monter sur le trône. Dans le cours d’un long règne ce prince avait appris à se connaître, et il avait apprécié les hommes. Il est difficile de croire qu’en substituant les manières de la Perse à celles de Rome, il ait été dirigé par un motif aussi bas que la vanité. Il se flattait qu’une ostentation de splendeur et de luxe subjuguerait l’imagination de la multitude ; que le monarque serait moins exposé à la licence grossière des soldats et du peuple, tant qu’il se déroberait aux regards publics ; et que l’habitude de la soumission produirait insensiblement des sentimens de respect. Semblable à la modestie affectée d’Auguste, le faste de Dioclétien fut une représentation de théâtre. Mais, il faut l’avouer, de ces deux comédies la première renfermait plus de noblesse et de véritable grandeur que la dernière : l’une avait pour but de cacher, et l’autre de développer le pouvoir immense que les empereurs exerçaient sur leurs vastes domaines.
Nouvelle forme d’administration. Deux Augustes et deux Césars.
L’ostentation avait été le premier principe du système de Dioclétien ; la division en fut le second. Il divisa l’empire, les provinces et toutes les branches de l’administration civile et militaire. Il multiplia les roues de la machine politique ; et si ses opérations furent moins rapides, elles devinrent plus sûres. Tous les avantages et tous les défauts que l’on a pu remarquer dans le nouveau système doivent être attribués, en grande partie, à son premier inventeur. Mais, comme ce plan d’administration fut perfectionné par degrés, et qu’il ne fut achevé que sous les princes suivans, nous examinerons l’édifice lorsque nous serons arrivés au temps où il fut entièrement fini [677]. Réservant donc pour le règne de Constantin une description plus exacte du nouvel empire, nous nous contenterons de tracer les traits principaux et caractéristiques du tableau dessiné par la main de Dioclétien. Ce prince avait associé trois collègues au pouvoir suprême. Persuadé que les talens d’un seul homme ne suffisaient pas pour défendre de si vastes domaines, il ne considéra pas seulement l’administration réunie de quatre souverains comme un expédient momentané ; Dioclétien en fit une loi fondamentale de la constitution. Il décida que les deux premiers princes seraient distingués par le diadème et par le titre d’Auguste ; qu’ils choisiraient, selon les mouvemens de leur affection ou de leur estime, deux collègues subordonnés qui les aideraient à supporter le poids du gouvernement, et que les Césars, élevés à leur tour à la première dignité, fourniraient une succession non interrompue d’empereurs. La monarchie fut divisée en quatre parties. Les départemens honorables de l’Orient et de l’Italie jouissaient de la présence des Augustes ; la garde pénible du Rhin et du Danube était confiée aux Césars. Les quatre souverains disposaient de la force des légions ; et l’extrême difficulté de vaincre successivement quatre rivaux formidables devait intimider l’ambition d’un général entreprenant. Dans le gouvernement civil, les empereurs étaient supposés exercer en commun le pouvoir indivisible de la monarchie ; les édits signés de leurs noms avaient force de loi dans toutes les provinces, et paraissaient émanés de leurs conseils et de leur autorité. Malgré toutes ces précautions, l’on vit se dissoudre par degrés l’union politique de l’univers romain, et il s’introduisit un principe de division qui, au bout d’un petit nombre d’années, causa la séparation perpétuelle des empires d’Orient et d’Occident.
Augmentation des taxes.
Le système de Dioclétien renfermait un autre inconvénient très-essentiel, qui, même a présent, n’est pas indigne de notre attention. Un établissement plus dispendieux entraîna nécessairement une augmentation de taxes et l’oppression du peuple. Au lieu de la suite modeste d’esclaves et d’affranchis dont s’était contentée la noble simplicité d’Auguste et de Trajan, trois ou quatre cours magnifiques furent établies dans les différentes parties de l’empire, et autant de rois romains cherchèrent à se surpasser par leur somptuosité, et à éclipser le faste du monarque persan. Le nombre des magistrats, des ministres et des officiers qui remplissaient les charges de l’état, n’avait jamais été si considérable ; et (si nous pouvons emprunter la vive expression d’un auteur contemporain) « lorsque la proportion de ceux qui recevaient excéda la proportion de ceux qui contribuaient ; les provinces furent opprimées par le poids des tributs [678]. » Depuis cette époque jusqu’à la ruine de l’empire il serait aisé de former une suite de clameurs et de plaintes ; chaque écrivain, suivant sa religion ou sa situation, choisit Dioclétien, Constantin, Valens ou Théodose pour l’objet de ses invectives. Mais ils s’accordent tous à représenter le fardeau des impositions publiques, principalement de la capitation et de la taxe sur les terres, comme une calamité intolérable et toujours croissante, particulière au temps où ils vivent. D’après cette conformité, un historien impartial, obligé de tirer la vérité de la satire aussi-bien que du panégyrique, sera disposé à distribuer le blâme entre tous ces princes ; il attribuera leurs exactions bien moins à leurs vices personnels qu’au système uniforme de leur gouvernement. À la vérité, Dioclétien est l’auteur de ce système ; mais pendant son règne, le mal naissant fut contenu dans les bornes de la discrétion et de la modération ; et il mérite le reproche d’avoir donné un exemple pernicieux plutôt que celui d’avoir opprimé ses sujets [679]. On peut ajouter que ses revenus furent administrés avec une prudente économie, et qu’après avoir fourni à toutes les dépenses courantes, il restait toujours dans le trésor impérial des sommes considérables pour satisfaire à une sage libéralité ou aux besoins imprévus de l’état.
Abdication de Dioclétien et de Maximien.
Ce fut la vingt-unième année de son règne que Dioclétien exécuta le projet de descendre du trône : résolution mémorable, plus conforme au caractère d’Antonin ou de Marc-Aurèle qu’à celui d’un prince qui, dans l’acquisition et dans l’exercice du pouvoir suprême, n’avait jamais pratiqué les leçons de la philosophie. Dioclétien eut la gloire de donner le premier à l’univers un exemple [680] que les monarques imitèrent rarement dans la suite. [Parallèle de Dioclétien et de Charles-Quint]Si pour nous Charles-Quint vient ici se présenter naturellement en parallèle, ce n’est pas seulement parce que l’éloquence d’un historien moderne a rendu ce nom familier à tout lecteur anglais, c’est aussi un effet de la ressemblance frappante qui a existé entre le caractère de ces deux princes, dont l’habileté politique surpassa les talens militaires, et dont les qualités spécieuses furent moins l’effet de la nature que celui de l’art. L’abdication de Charles paraît avoir été déterminée par les vicissitudes de la fortune. Le chagrin de voir échouer ses projets favoris lui fit prendre le parti de résigner une puissance qu’il ne trouvait pas proportionnée à son ambition. Le règne de Dioclétien, au contraire, avait été marqué par des succès continuels. Ce ne fut qu’après avoir triomphé de tous ses ennemis, et accompli tous ses desseins, qu’il paraît s’être occupé sérieusement de quitter l’empire. Ni Charles ni Dioclétien n’avaient atteint un âge bien avancé lorsqu’ils descendirent du trône, puisque l’un n’avait encore que cinquante-cinq ans, et l’autre cinquante-neuf seulement. Mais la vie active de ces princes, leurs guerres, leurs voyages, les soins de la royauté, et leur application aux affaires, avaient affaibli leur constitution ; ils ressentaient déjà les infirmités d’une vieillesse prématurée [681].
Longue maladie de Dioclétien.
Malgré la rigueur d’un hiver pluvieux et très-froid, Dioclétien quitta l’Italie fort peu de temps après la cérémonie de son triomphe. Il prit sa route par la province de l’Illyrie pour se rendre en Orient. L’inclémence de la saison et les fatigues du voyage, lui causèrent bientôt une maladie de langueur. Quoiqu’il ne marchât qu’à petites journées, et qu’il fût porté dans une litière fermée, son état était devenu très-alarmant, lorsqu’il arriva, vers la fin de l’été, à Nicomédie. Il ne sortit point de son palais durant tout l’hiver. Le danger de ce prince inspirait un intérêt général et sincère ; mais le peuple ne pouvait juger des variations de sa santé que par la consternation ou par la joie peintes tour à tour sur le visage des courtisans. Le bruit se répandit pendant quelque temps qu’il avait rendu les derniers soupirs. L’opinion générale était qu’on cachait sa mort pour prévenir les troubles en l’absence du César Galère. À la fin cependant, Dioclétien parut encore un fois en public le premier mars ; mais si pâle et si exténué, que ceux avec lesquels il avait vécu le plus familièrement auraient eu de la peine à le reconnaître. [Sa prudence.]Il était temps de finir le combat pénible qu’il avait soutenu pendant plus d’une année pour accorder le soin de sa conservation avec les devoirs de son rang. Sa santé exigeait qu’il suspendît ses travaux ; sa dignité lui imposait la loi de veiller du sein de la maladie à l’administration d’un grand empire. Il résolut de finir ses jours dans un repos honorable, de placer sa gloire hors de la portée des traits de la fortune, et de laisser le théâtre du monde à des princes plus jeunes et plus actifs [682].
A. D. 305. 1er mai.
La cérémonie de son abdication eut lieu dans une grande plaine, à trois milles environ de Nicomédie, où s’étaient assemblés les soldats et le peuple. L’empereur, monté sur un tribunal élevé, leur déclara son intention dans un discours rempli de raison et de noblesse. Dès qu’il eut ôté le manteau de pourpre, il se déroba aux regards de la multitude frappée d’étonnement ; et, traversant la ville dans un chariot couvert, il prit aussitôt la route de Salone, sa patrie, qu’il avait choisie pour sa retraite. Le même jour, qui était le premier de mai [683], Maximien, comme ils en étaient convenus, résigna la dignité impériale dans la ville de Milan. [Soumission de Maximien.]C’était au milieu de son triomphe que Dioclétien avait formé le projet d’abdiquer le gouvernement. Voulant dès lors s’assurer de l’obéissance de Maximien, il en avait exigé une assurance générale qu’il soumettrait toutes ses actions à l’autorité de son bienfaiteur, ou une promesse particulière qu’il descendrait du trône au premier signal, et lorsqu’on lui en donnerait l’exemple. Un pareil engagement, quoique confirmé par un serment solennel devant l’autel de Jupiter Capitolin [684], n’aurait point eu assez de force pour contenir le caractère violent d’un prince dont la passion était l’amour du pouvoir, et qui n’ambitionnait ni le repos pour la fin de sa vie, ni la gloire après sa mort ; mais il céda, quoique avec répugnance, à l’ascendant qu’avait pris sur lui un collègue plus sage ; et il se retira, immédiatement après son abdication, dans une maison de campagne en Lucanie, où il était presque impossible à cet esprit turbulent de trouver aucune tranquillité durable.
Retraite de Dioclétien à Salone.
Dioclétien, qui de l’esclavage était monté sur le trône, passa les neuf dernières années de sa vie dans une condition privée. La raison lui avait conseillé de renoncer aux grandeurs ; le contentement semble l’avoir accompagné dans sa retraite. Il s’attira jusqu’au dernier moment la vénération des princes entre les mains desquels il avait remis le sceptre de l’univers [685]. Il est rare qu’un homme chargé pendant long-temps de la direction des affaires publiques se soit formé l’habitude de converser avec lui-même. Lorsqu’il a perdu le pouvoir, son malheur principal est le défaut d’occupation. La dévotion et les lettres, qui offrent tant de ressources dans la solitude, ne pouvaient fixer l’attention de Dioclétien ; mais il avait conservé, ou du moins il reprit bientôt du goût pour les plaisirs les plus purs et les plus naturels. Il passait son temps à bâtir, à planter et à cultiver son jardin ; ces amusemens innocens occupaient suffisamment son loisir. [Sa philosophie.]On a justement vanté sa réponse à Maximien. Ce vieillard inquiet le sollicitait de reprendre la pourpre impériale et les rênes du gouvernement. Dioclétien rejeta cette proposition avec un sourire de pitié, en disant que s’il pouvait montrer à Maximien les beaux choux qu’il avait plantés de ses mains à Salone, celui-ci ne le presserait plus d’abandonner la jouissance du bonheur pour courir après le pouvoir [686]. Dans ses entretiens familiers, il avouait fréquemment que de tous les arts le plus difficile est celui de régner ; et il avait coutume de s’exprimer sur ce sujet avec une chaleur que l’expérience seule peut donner. « Qu’il arrive souvent, disait-il, que l’intérêt de quatre ou cinq ministres les porte à se concerter pour tromper leur maître ! Séparé du genre humain par son rang élevé, la vérité ne peut trouver accès auprès de lui. Il est réduit à voir par les yeux de ses courtisans ; rien n’arrive jusqu’à lui que défiguré par eux. Le souverain confère les dignités les plus importantes au vice et à la faiblesse ; il écarte le talent et la vertu. C’est par ces indignes moyens, ajoutait-il, que les princes les meilleurs et les plus sages sont vendus à la corruption vénale de leurs flatteurs [687]. » Une juste appréciation des grandeurs et l’assurance d’une réputation immortelle nous rendent plus chers les plaisirs de la solitude ; mais l’empereur romain avait joué sur la scène du monde un rôle trop important, pour qu’il lui fût possible de goûter sans mélange les douceurs et la sécurité d’une condition privée. Il ne pouvait ignorer les troubles qui déchirèrent l’empire après son abdication, ni rester indifférent sur leurs tristes conséquences. La crainte, le chagrin et l’inquiétude le poursuivirent quelquefois dans sa retraite. Les malheurs de sa femme et de sa fille blessèrent cruellement sa tendresse, ou du moins son orgueil. Enfin, des affronts que Constantin et Licinius auraient dû épargner au père de tant d’empereurs, au premier auteur de leur fortune, répandirent l’amertume sur les derniers momens de Dioclétien. [Et sa mort. A. D. 313.]On a prétendu, quoique sans aucune preuve certaine, qu’il se déroba prudemment à leur pouvoir par une mort volontaire [688].
Description de Salone et des environs.
Avant de perdre entièrement de vue le tableau de la vie et du caractère de ce prince, jetons nos regards sur le lieu de sa retraite. Salone, capitale de la Dalmatie, son pays natal, était, selon la mesure des grands chemins de l’empire, à deux cents milles romains d’Aquilée et des confins d’Italie, et à deux cent soixante-dix environ de Sirmium, résidence ordinaire des empereurs lorsqu’ils visitaient la frontière d’Illyrie [689]. C’est un misérable village qui porte aujourd’hui le nom de Salone ; mais encore dans le seizième siècle, les restes d’un théâtre et des débris d’arches rompues et de colonnes de marbre attestaient son ancienne splendeur [690]. Ce fut à six ou sept milles de la ville que Dioclétien construisit un palais magnifique. La grandeur de l’ouvrage doit nous faire juger combien il avait médité long-temps le projet d’abdiquer l’empire. L’attachement de ce prince pour sa patrie n’était pas nécessaire pour le déterminer au choix d’un séjour où se trouvait réuni tout ce qui servait au luxe et à la santé. « Le sol est sec et fertile, l’air pur et salubre. Quoique extrêmement chaud pendant l’été, le pays éprouve rarement ces vapeurs étouffantes et nuisibles que les vents amènent sur la côte de l’Istrie et dans quelques parties de l’Italie. Les superbes vues du palais ne contribuent pas moins que la beauté du climat à rendre ce séjour agréable. Du côté de l’occident on découvre le fertile rivage qui s’étend le long du golfe Adriatique. Les petites îles dont cette partie de la mer est parsemée, lui donnent l’air d’un grand lac. Au nord du bâtiment est située la baie qui menait à l’ancienne ville de Salone. La contrée que l’on aperçoit au-delà, forme un heureux contraste avec cette immense perspective qui s’ouvre à l’orient et au midi sur les eaux de la mer Adriatique. La vue est terminée vers le nord par de hautes montagnes placées à une distance avantageuse, et couvertes en quelques endroits de vignes, de bois et de villages [691]. »
Palais de Dioclétien.
Quoique Constantin, par un motif facile à pénétrer, ait affecté de mépriser le palais de Dioclétien [692], cependant un de ses successeurs qui n’avait pu le voir que dans un état de décadence, en parle avec la plus grande admiration [693]. Ce palais renfermait un espace de neuf à dix acres anglaises. Il était de forme quadrangulaire et flanqué de seize tours. Deux des côtés avaient près de six cents pieds de longueur, et les deux autres environ sept cents. Tout l’édifice avait été construit en pierres de taille tirées des carrières voisines de Trau ou Tragutium, et presque aussi belles que le marbre. Quatre rues, qui se coupaient à angles droits, divisaient les différentes parties de ce vaste bâtiment. L’appartement principal s’annonçait par une entrée magnifique, que l’on appelle encore la porte dorée. Le vestibule menait à un péristyle de colonnes de granit, où l’on voyait d’un côté le temple carré d’Esculape, et de l’autre le temple octogone de Jupiter. Dioclétien adorait le dernier de ces dieux comme l’auteur de sa fortune, et le premier, comme le protecteur de sa santé. En comparant les restes de ce palais avec les préceptes de Vitruve, il paraît que les différentes parties de l’édifice, les bains, la chambre à coucher, le vestibule, la basilique, les salles cyzicène, égyptienne et corinthienne, ont été décrites avec précision, ou du moins d’une manière vraisemblable. Les formes de ces édifices étaient variées, les proportions justes ; mais il existait dans leur construction particulière deux défauts qui choquent singulièrement nos idées de goût et de convenance. Ces salles magnifiques n’avaient ni fenêtres ni cheminées. Elles recevaient le jour d’en haut (car le bâtiment semble n’avoir eu qu’un étage), et des tuyaux placés le long des murs servaient à les échauffer. Les principaux appartemens étaient garantis du côté du sud-ouest par un portique long de cinq cents dix-sept pieds, et qui devait former une superbe promenade, lorsque les beautés de la vue se trouvaient jointes à celles de la peinture et de la sculpture. Si ce magnifique édifice eût été construit dans un pays solitaire, il aurait été exposé au ravage du temps ; mais peut-être aurait-il échappé à l’industrie destructive de l’homme. Ses débris ont servi a bâtir le village d’Aspalathe [694] et, long-temps après, la ville de Spalatro. La porte dorée conduit maintenant dans le marché public. Saint Jean Baptiste a usurpé les honneurs d’Esculape, et le temple de Jupiter est converti en église cathédrale, sous l’invocation de la Vierge. Nous sommes principalement redevables de la description du palais de Dioclétien à un artiste anglais de notre siècle, qu’une curiosité bien louable a transporté dans le cœur de la Dalmatie [695]. Cependant nous avons lieu de croire que l’élégance de ses dessins et de ses gravures a un peu flatté les objets qu’il avait intention de représenter. [Décadence des arts.]Un voyageur plus moderne et très-judicieux, nous assure que les ruines majestueuses de Spalatro n’attestent pas moins la décadence des arts que la grandeur romaine sous le règne de Dioclétien [696]. Si l’architecture éprouvait ces symptômes de décadence, nous devons naturellement imaginer que la peinture et la sculpture se ressentaient encore plus de la corruption du siècle. L’architecture est subordonnée à quelques règles générales et même mécaniques ; la sculpture et la peinture, surtout, se proposent d’imiter non-seulement les formes de la nature, mais encore les caractères et les passions de l’esprit humain. Dans ces arts sublimes, la dextérité de la main ne suffit pas, il faut que l’imagination anime l’artiste, et que son pinceau soit guidé par le goût le plus correct et par l’observation la plus exacte.
Des lettres.
Il est presque inutile de remarquer que les discordes civiles de l’empire, la licence des soldats, les incursions des Barbares, et les progrès du despotisme, avaient été funestes au génie et même au savoir. Les paysans d’Illyrie qui montèrent successivement sur le trône, rétablirent la monarchie sans rétablir les sciences. Leur éducation militaire ne tendait pas à leur inspirer l’amour des lettres. L’esprit même de ce Dioclétien, si actif, si propre aux affaires, n’avait point été cultivé par l’étude ni par la méditation. L’usage de la jurisprudence et de la médecine est si universel, l’exercice de ces professions est si avantageux, qu’elles seront toujours embrassées par un nombre suffisant de personnes assez instruites et douées de quelques talens. Mais cette période paraît n’avoir produit dans ces deux arts aucun maître célèbre dont les ouvrages méritent d’être étudiés. La poésie ne faisait plus entendre sa voix : l’histoire était réduite à des abrégés secs et informes, également dénués d’agrémens et d’instruction. L’éloquence, sans force et vouée à l’affectation, était d’ailleurs vendue aux empereurs dont la munificence n’encourageait que les arts qui pouvaient satisfaire leur orgueil, ou servira la défense de leur autorité [697].
Nouveaux platoniciens.
Ce siècle, si funeste aux sciences, est cependant marqué par l’élévation et par les progrès rapides des nouveaux platoniciens. L’école d’Alexandrie imposa silence à celle d’Athènes. Les anciennes sectes s’enrôlèrent sous les étendards de quelques enthousiastes, dont les opinions étaient plus goûtées, et qui appuyaient leur système par une nouvelle méthode et par l’austérité de leurs mœurs. Plusieurs de ces philosophes, Ammonius, Plotin, Amélius et Porphyre [698], étaient des hommes singulièrement appliqués, et absorbés dans de profondes méditations. Mais comme ils ne connurent point le véritable objet de la philosophie, leurs travaux servirent bien moins à perfectionner qu’à corrompre l’esprit humain. Ils négligèrent la morale, les mathématiques et l’étude de la nature, les connaissances qui conviennent le mieux à notre situation et à nos facultés. Les nouveaux platoniciens s’épuisaient en disputes de mots sur la métaphysique. Occupés à découvrir les secrets du monde invisible, ils s’appliquaient à concilier Platon avec Aristote sur des matières aussi peu connues de ces philosophes que du reste des mortels ; et, tandis qu’ils consumaient leur raison dans des méditations profondes, mais illusoires, leur esprit demeurait exposé à toutes les chimères de l’imagination. Ils prétendaient posséder l’art de dégager l’âme de sa prison corporelle ; ils se vantaient d’avoir un commerce familier avec les esprits et avec les démons et, par une révolution bien étrange, l’étude de la philosophie était devenue l’étude de la magie. Les anciens sages avaient méprisé la superstition du peuple : après en avoir déguisé l’extravagance sous le voile léger de l’allégorie, les disciples de Plotin et de Porphyre s’en montrèrent les plus zélés défenseurs. Comme ils s’accordaient avec les chrétiens sur quelques points mystérieux de la foi, ils attaquèrent les autres parties de leur système théologique avec toute la fureur des guerres civiles. Les nouveaux platoniciens méritent à peine d’occuper une place dans l’histoire des sciences ; mais on les voit très-souvent paraître dans celle de l’Église.
CHAPITRE XIV.
Troubles après l’abdication de Dioclétien. Mort de Constance. Élévation de Constantin et de Maxence. Six empereurs dans le même temps. Mort de Maximien et de Galère. Victoires de Constantin sur Maxence et sur Licinius. Réunion de l’empire sous l’autorité de Constantin.
Temps de guerres civiles et de confusion. A. D. 305-323.
LE système d’administration qu’avait établi Dioclétien perdit son équilibre dès qu’il ne fut plus soutenu par la main ferme et adroite du fondateur. Ce système exigeait un mélange si heureux de talens et de caractères différens, qu’il eût été difficile de les rassembler de nouveau. Pouvait-on se flatter de voir encore une fois deux empereurs sans jalousie, deux Césars sans ambition, et quatre princes indépendans animés du même esprit, et invariablement attachés à l’intérêt général ? L’abdication de Dioclétien et de Maximien fut suivie de dix-huit ans de confusion et de discordes ; cinq guerres civiles déchirèrent le sein de l’empire ; et les intervalles de paix furent moins un état de repos qu’une suspension d’armes entre des monarques ennemis, qui, s’observant mutuellement avec l’œil de la crainte et de la haine, s’efforçaient d’accroître leur puissance aux dépens de leurs sujets.
Caractère et situation de Constance.
Dès que Dioclétien et Maximien eurent quitté la pourpre, le poste qu’ils avaient occupé fut, en vertu des règles de la nouvelle constitution, rempli par les deux Césars. Constance et Galère prirent aussitôt le titre d’Auguste [699]. Le droit de préséance et les honneurs dus à l’âge, furent accordés au premier de ces princes. Il gouverna sous une nouvelle dénomination son ancien département, la Gaule, l’Espagne et la Bretagne. L’administration de ces vastes provinces suffisait pour exercer ses talens et pour satisfaire son ambition. La modération, la douceur et la tempérance, caractérisaient principalement cet aimable souverain, et ses heureux sujets avaient souvent occasion, d’opposer les vertus de leur maître aux passions violentes de Maximien, et même à la conduite artificieuse de Dioclétien [700]. Au lieu d’imiter le faste et la magnificence asiatique qu’ils avaient introduits dans leurs cours, Constance conserva la modestie d’un prince romain. Il disait avec sincérité que son plus grand trésor était dans le cœur de ses peuples, et qu’il pouvait compter sur leur libéralité et sur leur reconnaissance toutes les fois que la dignité du trône et que les dangers de l’état exigeraient quelque secours extraordinaire [701]. Les habitans de la Gaule, de l’Espagne et de la Bretagne, pleins du sentiment de son mérite et du bonheur dont ils jouissaient, ne songeaient qu’avec anxiété à la santé languissante de leur souverain, et ils envisageaient avec inquiétude l’âge encore tendre des enfans qu’il avait eus de son second mariage avec la fille de Maximien.
De Galère.
Les qualités de Constance formaient un contraste frappant avec le caractère dur et sévère de son collègue. Galère avait des droits à l’estime de ses sujets ; il daigna rarement mériter leur affection. Sa réputation dans les armes, et surtout le succès brillant de la guerre de Perse, avaient enorgueilli son esprit naturellement altier, et qui ne pouvait souffrir de supérieur ni même d’égal. S’il était possible de croire le témoignage suspect d’un écrivain peu judicieux, nous pourrions attribuer l’abdication de Dioclétien aux menaces de Galère, et il nous serait facile de rapporter les particularités d’une conversation secrète entre ces deux princes, dans laquelle le premier montra autant de faiblesse que l’autre développa d’ingratitude et d’arrogance [702]. Mais un examen impartial du caractère et de la conduite de Dioclétien suffit pour détruire ces anecdotes obscures. Quelles qu’aient pu être les intentions de ce prince, s’il eût eu à redouter la violence de Galère, sa prudence lui aurait donné les moyens de prévenir un débat ignominieux ; et comme il avait tenu le sceptre avec éclat, il serait descendu du trône sans rien perdre de sa gloire.
Les deux Césars, Sévère et Maximin.
Lorsque Galère et Constance eurent été élevés au rang d’Auguste, le nouveau système du gouvernement impérial exigeait deux autres Césars. Dioclétien désirait sincèrement de se retirer du monde : regardant Galère, qui avait épousé sa fille, comme l’appui le plus ferme de sa famille et de l’empire, il consentit sans peine à lui laisser le soin brillant et dangereux d’une nomination si importante. On ne consulta pour ce choix ni l’intérêt ni l’inclination des princes d’Occident. Ils avaient chacun un fils qui était parvenu à l’âge d’homme, et l’on devait naturellement espérer que leurs enfans seraient revêtus de la pourpre. Mais la vengeance impuissante de Maximien n’était plus à craindre ; et Constance, supérieur à la crainte des dangers, cédait à son humanité qui lui faisait redouter pour ses peuples les maux d’une guerre civile. Les deux Césars élus par Galère convenaient bien mieux à ses vues ambitieuses : il paraît que leur principale recommandation consistait dans leur peu de mérite et de considération personnelle. L’un d’eux, fils d’une sœur de Galère, se nommait Daza, ou, comme on l’appela dans la suite, Maximin. Il était jeune, sans expérience ; ses manières et son langage décelaient l’éducation rustique qu’il avait reçue. Quels furent son étonnement et celui de tout l’empire, lorsque après avoir reçu la pourpre des mains de Dioclétien, il fut élevé à la dignité de César, et qu’on lui confia le commandement suprême de l’Égypte et de la Syrie [703] ! Dans le même instant, Sévère, serviteur fidèle, bien que livré aux plaisirs, et qui ne manquait pas de capacité pour les affaires, se rendit à Milan, où Maximien lui remit à regret les ornemens de César et la possession de l’Italie et de l’Afrique [704]. Selon les formes de la constitution, Sévère reconnut la suprématie de l’empereur d’Occident ; mais il demeura entièrement dévoué aux ordres de son bienfaiteur Galère, qui, se réservant les provinces situées entre les confins de l’Italie et ceux de la Syrie, établit solidement son autorité sur les trois quarts de l’empire. Persuadé que la mort de Constance le rendrait bientôt seul maître de l’univers romain, Galère avait déjà, dit-on, réglé dans son esprit l’ordre d’une longue succession de princes ; et il comptait après avoir accompli vingt années d’un règne glorieux, passer tranquillement le reste de ses jours dans la retraite [705].
Ambition de Galère trompée par deux révolutions.
Mais en moins de dix-huit mois deux révolutions inattendues détruisirent ses vastes projets. L’espoir qu’avait Galère de réunir à ses domaines les provinces occidentales, fut renversé par l’élévation de Constantin, et bientôt la révolte et les succès de Maxence lui enlevèrent l’Italie et l’Afrique.
Naissance, éducation et fuite de Constantin. A. D. 274.
I. La réputation de Constantin a rendu intéressantes aux yeux de la postérité les plus petites particularités de sa vie et de ses actions. Le lieu de sa naissance, et la condition de sa mère Hélène sont devenus un sujet de dispute, non-seulement parmi les savans, mais encore parmi les nations. Malgré la tradition récente qui donne pour père à Hélène un roi de la Bretagne, nous sommes forcés d’avouer qu’elle était fille d’un aubergiste [706]. D’un autre côté, nous pouvons défendre la légitimité de son mariage contre ceux qui l’ont regardée comme la concubine de Constance [707]. Constantin-le-Grand naquit, selon toute apparence, à Naissus, ville de la Dacie [708]. Il n’est pas étonnant que dans une province, et au sein d’une famille distinguée seulement par la profession des armes, il n’ait point cultivé son esprit, et qu’il ait montré, dès ses premières années, peu de goût pour les sciences [709]. [Ann. 292.]Il avait environ dix-huit ans lorsque son père fut nommé César ; mais cet heureux événement fut accompagné du divorce de sa mère ; et l’éclat d’une alliance impériale réduisit le fils d’Hélène à un état de disgrâce et d’humiliation. Au lieu de suivre Constance en Occident, il resta au service de Dioclétien. L’Égypte et la Perse furent le théâtre de ses exploits ; et il s’éleva par degrés au rang honorable de tribun de la première classe. Constantin avait la taille haute et l’air majestueux : il était adroit dans tous les exercices du corps, intrépide à la guerre, affable en temps de paix ; dans toutes ses actions, la prudence tempérait le feu de la jeunesse ; et tant que l’ambition occupa son esprit, il se montra froid et insensible à l’attrait du plaisir. La faveur du peuple et des soldats qui le déclaraient digne du rang de César, ne servit qu’à enflammer la jalousie inquiète de Galère ; et quoique ce prince n’osât point employer ouvertement la violence, un monarque absolu manque rarement de moyens pour se venger d’une manière sûre et secrète [710]. Chaque instant augmentait le danger de Constantin et l’inquiétude de son père, qui, par des lettres multipliées, marquait le désir le plus vif d’embrasser son fils. La politique de Galère lui suggéra pendant quelque temps des excuses et des motifs de délai ; mais il ne lui était plus possible de rejeter une demande si naturelle de son associé, sans maintenir son refus par les armes. Enfin, après bien des difficultés, Constantin eut la permission de partir, et sa diligence incroyable déconcerta les mesures [711] que l’empereur avait prises, peut-être, pour intercepter un voyage dont il redoutait, avec raison, les conséquences. Quittant le palais de Nicomédie pendant la nuit, le fils de Constance traversa en poste la Bithynie, la Thrace, la Dacie, la Pannonie, l’Italie et la Gaule, au milieu des acclamations du peuple ; et il arriva au port de Boulogne au moment même où son père se préparait à passer en Bretagne [712].
Mort de Constance et élévation de Constantin.
L’expédition de Constance dans cette île, et une victoire facile qu’il remporta sur les Barbares de la Calédonie, furent les derniers exploits de son règne. [A. D. 306. 25 juillet.]Il expira dans le palais impérial d’York, près de quatorze ans et demi après qu’il eut été revêtu de la dignité de César, Il n’avait joui que quinze mois du rang d’Auguste. Sa mort fut suivie immédiatement de l’élévation de Constantin. Les idées de succession et d’héritage sont si simples, quelles paraissent presque à tous les hommes fondées non-seulement sur la raison, mais encore sur la nature elle-même. Notre imagination applique facilement au gouvernement des états les principes adoptés pour les propriétés particulières ; et toutes les fois qu’un père vertueux laisse après lui un fils dont le mérite semble justifier l’estime du peuple ou seulement ses espérances, la double influence du préjugé et de l’affection agit avec une force irrésistible. L’élite des armées d’Occident avait suivi Constance en Bretagne. Aux troupes nationales se trouvait joint un corps nombreux d’Allemands, qui obéissaient à Crocus, un de leurs chefs héréditaires [713]. Les partisans de Constantin inspirèrent avec soin aux légions une haute idée de leur importance, et ils ne manquèrent pas de les assurer que l’Espagne, la Gaule et la Bretagne approuveraient leur choix. Ils demandaient aux soldats s’ils pouvaient balancer un moment entre l’honneur de placer à leur tête le digne fils d’un prince qui leur avait été si cher, et la honte d’attendre patiemment l’arrivée de quelque étranger obscur, que le souverain de l’Asie daignerait accorder aux armées et aux provinces de l’Occident. On insinuait en même temps que la gratitude et la générosité tenaient une place distinguée parmi les vertus de Constantin. Ce prince adroit eut soin de ne se montrer aux troupes que lorsqu’elles furent disposées à le saluer des noms d’Auguste et d’empereur. Le trône était l’objet de ses désirs, et le seul asile où il pût être en sûreté, quand même il eût été moins dirigé par l’ambition. Connaissant le caractère et les sentimens de Galère, il savait assez que s’il voulait vivre, il devait se déterminer à régner. Le résistance convenable et même opiniâtre qu’il crut devoir affecter [714], avait pour objet de justifier son usurpation ; et il ne céda aux acclamations de l’armée, que lorsqu’elles lui eurent fourni la matière convenable d’une lettre qu’il envoya aussitôt à l’empereur d’Orient. Constantin lui apprend qu’il a eu le malheur de perdre son père ; il expose modestement ses droits naturels à la succession de Constance, et il déplore en termes bien respectueux la violence affectueuse des troupes, qui ne lui a pas permis de solliciter la pourpre impériale d’une manière régulière et conforme à la constitution. Les premiers mouvemens de Galère furent ceux de la surprise, du chagrin et de la fureur ; et comme il savait rarement commander à ses passions, il menaça hautement le député de le livrer aux flammes avec la lettre insolente qu’il avait apportée. [Il est reconnu par Galère, qui lui donne seulement le titre de César, et qui accorde à Sévère celui d’Auguste.]Mais son ressentiment s’apaisa par degrés. Lorsqu’il eut calculé les chances incertaines de la guerre ; lorsqu’il eut pesé le caractère et les forces de son compétiteur, il consentit à profiter de l’accommodement honorable que la prudence de Constantin lui avait offert. Sans condamner et sans ratifier le choix de l’armée de Bretagne, Galère reconnut le fils de son ancien collègue pour souverain des provinces situées au-delà des Alpes ; mais il lui accorda seulement le titre de César, et il ne lui donna que le quatrième rang parmi les princes romains : ce fut son favori Sévère qui remplit le poste vacant d’Auguste. L’harmonie de l’empire parut toujours subsister ; et Constantin, qui possédait déjà le réel de l’autorité suprême, attendit patiemment l’occasion d’en obtenir les honneurs.
Frères et sœurs de Constantin.
Constance avait eu de son second mariage six enfans : trois fils et trois filles [715]. Leur extraction impériale semblait devoir être préférée à la naissance plus obscure du fils d’Hélène. Mais Constantin, âgé pour lors de trente-deux ans, possédait déjà toute la vigueur de l’esprit et du corps, dans un temps où l’aîné de ses frères ne pouvait avoir plus de treize ans. L’empereur, en mourant [716], avait reconnu et ratifié les droits que la supériorité de mérite donnait à l’aîné de tous ses fils ; c’était à lui que Constance avait légué le soin de la sûreté aussi-bien que de la grandeur de sa famille ; et il l’avait conjuré de prendre, à l’égard des enfans de Théodora, les sentimens et l’autorité d’un père. Leur excellente éducation, leurs mariages avantageux, la vie qu’ils passèrent tranquillement au milieu des honneurs, et les premières dignités de l’état dont ils furent revêtus, attestent la tendresse fraternelle de Constantin. D’un autre côté, ces princes, naturellement doux et portés à la reconnaissance, se soumirent sans peine à l’ascendant de son génie et de sa fortune [717].
Mécontentement des Romains lorsqu’on veut leur imposer des taxes.
II. À peine l’ambitieux Galère avait-il pris son parti sur le mécompte qu’il venait d’essuyer dans la Gaule, que la perte imprévue de l’Italie blessa de la manière la plus sensible son orgueil et son autorité. La longue absence des empereurs avait rempli Rome de mécontentement et d’indignation. Le peuple avait enfin découvert que la préférence donnée aux villes de Milan et de Nicomédie, ne devait point être attribuée a l’inclination particulière de Dioclétien, mais à la forme constante du gouvernement qu’il avait institué. En vain ses successeurs, peu de mois après son abdication, avaient-ils élevé, au nom de ce prince, ces bains magnifiques dont la vaste enceinte renferme aujourd’hui un si grand nombre d’églises et de couvens [718], et dont les ruines ont servi de matériaux à tant d’édifices modernes : les murmures impatiens des Romains troublèrent la tranquillité de ces élégantes retraites, siége du luxe et de la mollesse. Le bruit se répandit insensiblement que l’on viendrait bientôt leur redemander les sommes employées à la construction de ces bâtimens. Vers le même temps, l’avarice de Galère, ou peut-être les besoins de l’état l’avaient engagé à faire une perquisition exacte et rigoureuse des propriétés de ses sujets, pour établir une taxe générale sur leurs terres et sur leurs personnes. Il paraît que leurs biens fonds furent soumis au plus sévère examen ; et, dans la vue d’obtenir une déclaration sincère de leurs autres richesses, on appliquait à la question les personnes soupçonnées de quelque fraude à cet égard [719]. Les priviléges qui avaient élevé l’Italie au-dessus des autres provinces, furent oubliés. Déjà les officiers du fisc s’occupaient du dénombrement du peuple romain, et ils commençaient à établir la proportion des nouvelles taxes. Lors même que l’esprit de liberté a été entièrement éteint, les sujets les plus accoutumés au joug ont osé quelque-fois défendre leurs propriétés contre une usurpation dont il n’y avait point encore eu d’exemple. Mais ici l’insulte aggrava l’injure, et le sentiment de l’intérêt particulier fut réveillé par celui de l’honneur national. La conquête de la Macédoine, comme nous l’avons déjà observé, avait délivré les Romains du poids des impositions personnelles. Depuis près de cinq cents ans, ils jouissaient de cette exemption, quoique durant cette époque ils eussent subi toutes les formes de despotisme. Ils ne purent supporter l’insolence d’un paysan d’Illyrie, qui, du fond de sa résidence en Asie, osait mettre Rome au rang des villes tributaires de son empire. Ces premiers mouvemens de fureur furent encouragés par l’autorité, ou du moins par la connivence du sénat. Les faibles restes des gardes prétoriennes, qui avaient lieu de craindre une entière dissolution, saisirent avidement un prétexte si honorable de tirer l’épée, et se déclarèrent prêts à défendre leur patrie opprimée. Tous les citoyens désiraient, bientôt ils espérèrent chasser de l’Italie les tyrans étrangers, et remettre le sceptre entre les mains d’un prince qui, par le lieu de sa résidence et par ses maximes de gouvernement, méritât désormais de reprendre le titre d’empereur romain. Le nom et la situation de Maxence déterminèrent en sa faveur l’enthousiasme du peuple.
Maxence déclaré empereur à Rome. A. D. 306. 28 octobre.
Maxence, fils de l’empereur Maximien, avait épousé la fille de Galère. Ce mariage et sa naissance semblaient lui frayer le chemin au trône ; mais ses vices et son incapacité le firent exclure de la dignité de César, que, par une dangereuse supériorité de talent, Constantin avait mérité de ne pas obtenir. Galère voulait des associés qui ne pussent ni déshonorer le choix de leur bienfaiteur, ni résister à ses ordres. Un obscur étranger fut donc nommé souverain de l’Italie, et on laissa le fils du dernier empereur, redescendu à l’état de simple particulier, jouir de tous les avantages de la fortune dans une maison de campagne à quelques milles de Rome. Les sombres passions de son âme, la honte, le dépit et la rage, furent enflammées par l’envie, lorsqu’il apprit les succès de Constantin. Le mécontentement public ranima bientôt les espérances de Maxence. On lui persuada facilement d’unir ses injures et ses prétentions personnelles avec la cause du peuple romain. Deux tribuns des gardes prétoriennes et un intendant des provisions furent l’âme du complot ; et comme tous les esprits concouraient au même but, l’événement ne fut ni douteux ni difficile. Les gardes massacrèrent le préfet de la ville et un petit nombre de magistrats qui restaient attachés à Sévère. Maxence, revêtu de la pourpre, fut déclaré, au milieu des applaudissemens du sénat et du peuple, protecteur de la dignité et de la liberté romaine. [Maximien reprend la pourpre.]On ne sait si Maximien avait été informé de la conspiration avant qu’elle éclatât : mais dès que l’étendard de la révolte eut été arboré dans Rome, le vieil empereur sortit tout à coup de la retraite où l’autorité de Dioclétien l’avait condamné à mener tristement une vie solitaire. Lorsque Maximien parut de nouveau sur la scène, il cacha son ambition sous le voile de la tendresse paternelle. À la sollicitation de son fils et du sénat, il voulut bien reprendre la pourpre. Son ancienne dignité, son expérience, sa réputation dans les armes, donnèrent de l’éclat et de la force au parti de Maxence [720].
Défaite et mort de Sévère.
L’empereur Sévère, pour suivre l’avis ou plutôt les ordres de son collègue, se rendit en diligence à Rome, persuadé que la promptitude inattendue de ses mesures dissiperait facilement le tumulte d’une populace timide, dirigée par un jeune débauché. Mais à son arrivée il trouva les portes de la ville fermées, les murs couverts d’hommes et de machines de guerre, et les rebelles commandés par un chef expérimenté. Les troupes même de l’empereur manquaient de courage ou d’affection. Un détachement considérable de Maures attirés par la promesse d’une grande récompense, passa du côté de l’ennemi ; et s’il est vrai que ces Barbares eussent été levés par Maximien dans son expédition en Afrique, ils préférèrent les sentimens naturels de la reconnaissance aux liens artificiels d’une fidélité promise. Le préfet du prétoire, Anulinus, se déclara pour Maxence, et il entraîna avec lui la plus grande partie des soldats accoutumés à recevoir ses ordres. Rome, selon l’expression d’un orateur, rappela ses armées ; et l’infortuné Sévère, sans force et sans conseil, se retira, ou plutôt s’enfuit avec précipitation à Ravenne. Il pouvait y être pendant quelque temps en sûreté. Les marais qui environnaient cette ville suffisaient pour empêcher l’approche de l’armée d’Italie ; et les fortifications de la place étaient capables de résister à ses attaques. La mer, que Sévère tenait avec une flotte puissante, assurait ses approvisionnemens, et ouvrait ses ports aux légions d’Illyrie et des provinces orientales, qui, au retour du printemps, auraient marché à son secours. Maximien, qui conduisait le siége en personne, redoutait les suites d’une entreprise qui pouvait consumer son temps et son armée. Persuadé qu’il n’avait rien à espérer de la force et de la famine, il eut recours à des moyens qui convenaient bien moins à son caractère qu’à celui de son ancien collègue ; et ce ne fut pas tant contre les murs de Ravenne, que contre l’esprit de Sévère, qu’il dirigea ses attaques. La trahison que ce malheureux prince avait éprouvée, le disposait à douter de la sincérité de ses plus fidèles amis. Les émissaires de Maximien persuadèrent facilement Sévère qu’il se tramait un complot pour livrer la ville ; et, dans la crainte qu’il avait de se voir remis à la discrétion d’un vainqueur irrité, ils le déterminèrent à recevoir la promesse d’une capitulation honorable. Il fut traité d’abord avec humanité et avec respect. Maximien mena l’empereur captif à Rome, et lui donna l’assurance la plus solennelle que sa vie était en sûreté, puisqu’il avait abandonné la pourpre. Mais Sévère ne put obtenir qu’une mort douce et les honneurs funèbres réservés aux empereurs. [A. D. 307. Février.]Lorsque la sentence lui fut signifiée, on le laissa maître de la manière de l’exécuter. Il se fit ouvrir les veines à l’exemple des anciens. Dès qu’il eut rendu les derniers soupirs [721], son corps fut porté au tombeau qui avait été construit pour la famille de Gallien.
Maximien donne sa fille Fausta à Constantin, et il lui confère le titre d’Auguste. Ann. 307. 21 mars.
Quoique le caractère de Maxence et celui de Constantin eussent très-peu de rapport l’un avec l’autre, leur situation et leur intérêt étaient les mêmes, et la prudence exigeait qu’ils réunissent leurs forces contre l’ennemi commun. L’infatigable Maximien, quoique d’un rang supérieur, et malgré son âge avancé, passa les Alpes, sollicita une entrevue personnelle avec le souverain de la Gaule, et lui offrit sa fille Fausta, qu’il avait amenée avec lui, comme le gage de la nouvelle alliance. Le mariage fut célébré dans ville d’Arles avec une magnificence extraordinaire ; et l’ancien collègue de Dioclétien, ressaisissant tous les droits qu’il prétendait avoir à l’empire d’Occident, conféra le titre d’Auguste à son gendre et à son allié. En recevant cette dignité des mains de son beau-père, Constantin paraissait embrasser la cause de Rome et du sénat ; mais il ne s’exprima que d’une manière équivoque ; et les secours qu’il fournit furent lents et incapables de faire pencher la balance. Il observait avec attention les démarches des souverains de l’Italie et de l’empereur d’Orient, qui allaient bientôt mesurer leurs forces, et il se préparait à consulter, dans la suite, sa sûreté et son ambition [722].
Galère envahit l’Italie.
Une guerre si importante exigeait la présence et le talens de Galère. À la tête d’une armée formidable, rassemblée dans l’Illyrie et dans les provinces orientales, il entra en Italie, résolu de venger la mort de Sévère, et de châtier les Romains rebelles, ou, comme s’exprimait ce Barbare furieux, avec le projet d’exterminer le sénat et de passer tout le peuple au fil de l’épée. Mais l’habile Maximien avait formé un plan judicieux de défense. Son rival trouva toutes les places fortifiées, inaccessibles et remplies d’ennemis ; et quoiqu’il eût pénétré jusqu’à Narni, à soixante milles de Rome, sa domination en Italie ne s’étendait pas au-delà des limites étroites de son camp. À la vue des obstacles qui naissaient de toutes parts, le superbe Galère daigna le premier parler de réconciliation. Il envoya deux de ses principaux officiers aux souverains de Rome pour leur offrir une entrevue. Ces députés assurèrent Maxence qu’il avait tout à espérer d’un prince qui avait pour lui les sentimens et la tendresse d’un père, et qu’il devait bien plus compter sur sa générosité que sur les chances incertaines de la guerre [723]. La proposition de l’empereur d’Orient fut rejetée avec fermeté, et sa perfide amitié refusée avec mépris. Il s’aperçut bientôt que s’il ne se déterminait à la retraite, il avait tout lieu d’appréhender le sort de Sévère. Pour hâter sa ruine, les Romains prodiguaient ces mêmes richesses qu’ils n’avaient pas voulu livrer à sa tyrannique rapacité. Le nom de Maximien, la conduite populaire de son fils, des sommes considérables distribuées en secret, et la promesse de récompenses encore plus magnifiques, réprimèrent l’ardeur des légions d’Illyrie, et corrompirent leur fidélité. Enfin, lorsque Galère donna le signal du départ, ce ne fut qu’avec quelque peine qu’il put engager ses vétérans à ne pas déserter un étendard qui les avait menés tant de fois à l’honneur et à la victoire. Un auteur contemporain attribue le peu de succès de cette expédition à deux autres causes ; mais elles ne sont point de nature à pouvoir être raisonnablement adoptées. Galère, dit-on, d’après les villes de l’Orient qu’il connaissait, s’était formé une idée fort imparfaite de la grandeur de Rome ; et il ne se trouva pas en état d’entreprendre le siége de l’immense capitale de l’empire. Mais l’étendue d’une place ne sert qu’à la rendre plus accessible à l’ennemi. Depuis long-temps Rome était accoutumée à se soumettre dès qu’un vainqueur s’approchait de ses murs ; et l’enthousiasme passager du peuple aurait bientôt échoué contre la discipline et la valeur des légions. On prétend aussi que les soldats eux-mêmes furent frappés d’horreur et de remords, et que ces enfans de la république, plein de respect pour leur antique mère, refusèrent d’en violer la sainteté [724]. Mais lorsqu’on se rappelle avec quelle facilité l’esprit de parti et l’habitude de l’obéissance militaire avaient, dans les anciennes guerres, armé les citoyens contre Rome, et les avaient rendus ses ennemis les plus implacables, on est bien tenté d’ajouter peu de foi à cette extrême délicatesse d’une foule d’étrangers et de Barbares, qui, avant de porter la guerre en Italie, n’avaient jamais aperçu cette contrée. S’ils n’eussent pas été retenus par des motifs plus intéressés, leur réponse à Galère eût été celle des vétérans de César : « Si notre général désire nous mener sur les rives du Tibre, nous sommes prêts à tracer son camp. Quels que soient les murs qu’il veuille renverser, il peut disposer de nos bras ; ils auront bientôt fait mouvoir les machines. Nous ne balancerons pas, la ville dévouée à sa colère fût-elle Rome elle-même. » Ce sont, il est vrai, les expressions d’un poète ; mais ce poète avait étudié attentivement l’histoire, et on lui a même reproché de n’avoir point osé s’en écarter [725].
Sa retraite.
Les soldats de Galère donnèrent une bien triste preuve de leurs dispositions par les ravages qu’ils commirent dans leur retraite. Le meurtre, le pillage, la licence la plus effrénée marquèrent partout les traces de leur passage. Ils enlevèrent les troupeaux des Italiens ; ils réduisirent les villages en cendres ; enfin, ils s’efforcèrent de détruire le pays qu’ils ne leur avaient pas été possible de subjuguer. Pendant toute la marche, Maxence harcela leur arrière-garde ; il évita sagement une action générale avec ces vétérans braves et désespérés. Son père avait entrepris un second voyage en Gaule, dans l’espoir d’engager Constantin, qui avait levé une armée sur la frontière, à poursuivre l’ennemi, afin de compléter la victoire. Mais la prudence et non le ressentiment dirigeait toutes les actions de Constantin. Il persista dans la sage résolution de maintenir une balance égale de pouvoir entre les divers souverains de l’empire. Il ne haïssait déjà plus Galère depuis que ce prince entreprenant avait cessé d’être un objet de terreur [726].
Licinius est élevé au rang d’Auguste. A. D. 307. 11 novemb.
L’âme de Galère, quoique susceptible des passions les plus violentes, n’était point incapable d’une amitié sincère et durable. Licinius, qui avait à peu près les mêmes inclinations et le même caractère, paraît avoir toujours eu son estime et sa tendresse. Leur intimité avait commencé dans les temps peut-être plus heureux de leur jeunesse et de leur obscurité. L’indépendance et les dangers de la vie militaire avaient cimenté cette première union ; et ils avaient parcouru d’un pas presque égal la carrière des honneurs attachés à la profession des armes, il paraît que Galère, du moment où il fut revêtu de la dignité impériale, forma le projet d’élever un jour son compagnon au même rang. Durant le peu de temps que dura sa prospérité, il ne crut pas le titre de César digne de l’âge et du mérite de Licinius ; il lui destinait la place de Constance avec l’empire de l’Occident. Tandis qu’il s’occupait de la guerre d’Italie, il envoya son ami sur le Danube pour garder cette frontière importante. Aussitôt après cette malheureuse expédition, Licinius monta sur le trône vacant par la mort de Sévère, et il obtint le gouvernement immédiat des provinces de l’Illyrie [727]. [Élévation de Maximin à la même dignité.]Dès que la nouvelle de son élévation fut parvenue en Orient, Maximin, qui gouvernait ou plutôt opprimait l’Égypte et la Syrie, ne put dissimuler sa jalousie et son mécontentement. Dédaignant le nom inférieur de César, il exigea hautement celui d’Auguste ; et Galère après avoir inutilement employé les prières et les raisons les plus fortes, souscrivit à sa demande [728].
Six empereurs. A. D. 308.
L’univers romain fut gouverné, pour la première et pour la dernière fois, par six empereurs. En Occident, Constantin et Maxence affectaient de respecter leur père Maximien. Licinius et Maximin en Orient, montraient une considération plus réelle à Galère leur bienfaiteur. L’opposition d’intérêt et le souvenir récent d’une guerre cruelle divisèrent l’empire en deux grandes puissances ennemies ; mais leurs craintes respectives produisirent une tranquillité apparente et même une feinte réconciliation, jusqu’à ce que la mort des deux plus anciens souverains, de Maximien et surtout de Galère, donnât une nouvelle direction aux vues et aux passions ambitieuses des princes qui leur survécurent.
Malheurs de Maximien.
Lorsque Maximien avait, malgré sa répugnance, abdiqué l’empire, la bouche vénale des orateurs de ce siècle avait applaudi à sa modération philosophique. Ils le remercièrent de son généreux patriotisme, lorsque son ambition alluma, ou du moins attisa le feu de la guerre ; et ils le reprirent doucement de cet amour pour le repos et pour la solitude, qui l’avaient éloigné du service public [729]. Mais il était impossible que l’harmonie subsistât long-temps entre Maximien et son fils, tant qu’ils seraient assis sur le même trône. Maxence, qui se regardait comme le souverain de l’Italie, légitimement élu par le sénat et par le peuple romain, ne pouvait supporter les prétentions arrogantes de son père. D’un autre côté, Maximien déclarait que son nom et ses talens avaient seuls établi sur le trône un jeune prince téméraire et sans expérience. Une cause si importante fut plaidée devant les gardes prétoriennes. Ces troupes, qui redoutaient la sévérité du vieil empereur, embrassèrent le parti de Maxence [730]. On respecta toutefois la vie et la liberté de Maximien, qui se retira en Illyrie, affectant de déplorer son ancienne conduite, et méditant en secret de nouveaux complots. Mais Galère, qui connaissait son caractère turbulent, le força bientôt à quitter ses domaines, et le dernier asile du malheureux fugitif fut la cour de Constantin [731]. Ce prince habile eut pour son beau-père les plus grands égards : et l’impératrice Fausta le reçut avec toutes les marques de la tendresse filiale. Maximien, pour éloigner tout soupçon, résigna une seconde fois la pourpre [732], protestant qu’il était enfin convaincu de la vanité des grandeurs et de l’ambition. S’il eût suivi constamment ce dessein, il aurait pu finir ses jours avec moins de dignité, il est vrai, que dans sa première retraite ; cependant, il aurait encore goûté les douceurs d’un repos honorable. La vue du trône qui frappait ses regards lui rappela le poste brillant d’où il était tombé ; et il résolut de tenter, pour régner ou périr, le dernier effort du désespoir. Une incursion des Francs avait obligé Constantin de se rendre sur les bords du Rhin. Il n’avait avec lui qu’une partie de son armée : le reste de ses troupes occupait les provinces méridionales de la Gaule, qui se trouvaient exposées aux entreprises de l’empereur d’Italie, et l’on avait déposé dans la ville d’Arles un trésor considérable. Tout à coup le bruit se répand que Constantin a perdu la vie dans son expédition. Maximien, qui avait inventé cette fausse nouvelle, ou qui y avait ajouté foi trop légèrement, monte sur le trône sans hésiter, s’empare du trésor, et, le dispersant avec sa profusion ordinaire parmi les soldats, il leur remet devant les yeux ses exploits et son ancienne dignité. Il paraît même qu’il s’efforça d’attirer à son parti son fils Maxence ; mais il n’avait point encore pu terminer cette négociation ni affermir son autorité, lorsque la célérité de Constantin renversa toutes ses espérances. Ce prince ne fut pas plutôt informé de l’ingratitude et de la perfidie de son beau-père, qu’il vola avec une diligence incroyable des bords du Rhin à ceux de la Saône. Il s’embarqua à Châlons sur cette dernière rivière. Arrivé à Lyon, il s’abandonna au cours rapide du Rhône, et parut aux portes d’Arles avec des forces auxquelles Maximien ne pouvait espérer de résister ; il eut à peine le temps de se réfugier dans la ville de Marseille, voisine de la ville d’Arles. La petite langue de terre qui joignait cette place au continent était fortifiée, et la mer pouvait favoriser la fuite de Maximien ou l’entrée des secours de son fils, si Maxence avait intention d’envahir la Gaule, sous le prétexte honorable de défendre un père malheureux, et qu’il pouvait prétendre outragé. Prévoyant les suites fatales d’un délai, Constantin ordonna l’assaut ; mais les échelles se trouvèrent trop courtes, et l’empereur d’Occident aurait pu demeurer arrêté devant Marseille aussi long-temps que le premier des Césars. La garnison elle-même mit fin à ce siége : les soldats ne pouvant se dissimuler leur faute et les dangers qui les menaçaient, achetèrent leur pardon en livrant la ville et la personne de Maximien. [Sa mort. A. D. 310. Février.]Une sentence irrévocable de mort fut prononcée en secret contre l’usurpateur. Il obtint seulement la même grâce qu’il avait accordée à Sévère ; et l’on publia, qu’oppressé par les remords d’une conscience tant de fois coupable, il s’était étranglé de ses propres mains. Depuis qu’il avait perdu l’assistance de Dioclétien, et dédaigné les avis modérés de ce sage collègue, il n’avait vécu que pour attirer sur l’état une foule de malheurs, et sur lui-même d’innombrables humiliations. Enfin, après trois ans de calamités, sa vie active fut terminée par une mort ignominieuse. Ce prince méritait sa destinée ; mais nous applaudirions davantage à l’humanité de Constantin, s’il eût épargné un vieillard dont il avait épousé la fille, et qui avait été le bienfaiteur de son père. Dans cette triste scène, il paraît que Fausta sacrifia au devoir conjugal les sentimens que lui put inspirer la nature [733].
Mort de Galère. A. D. 311. Mai.
Les dernières années de Galère furent moins honteuses et moins infortunées. Quoiqu’il eût rempli avec plus de gloire le poste subordonné de César que le rang suprême d’Auguste, il conserva jusqu’à l’instant de sa mort la première place parmi les princes de l’Empire romain : il vécut encore quatre ans environ après sa retraite d’Italie ; et, renonçant sagement à ses projets de monarchie universelle, il ne songea plus qu’à mener une vie agréable. On le vit même alors s’occuper de travaux utiles à ses sujets ; il fit écouler dans le Danube le superflu des eaux du lac Pelson, et couper les forêts immenses qui l’entouraient ; ouvrage important qui rendait à la Pannonie une grande étendue de terres labourables [734]. Ce prince mourut d’une maladie longue et cruelle. Son corps, devenu d’une grosseur excessive par une suite de l’intempérance à laquelle il s’était livré toute sa vie, se couvrit d’ulcères et d’une multitude innombrable de ces insectes qui ont donné leur nom à un mal affreux [735]. Mais, comme Galère avait offensé un parti zélé et très-puissant parmi ses sujets, ses souffrances, loin d’exciter leur compassion, ont été signalées comme l’effet visible de la justice divine [736], [Ses états partagés entre Maximin et Licinius.]Il n’eut pas plutôt rendu les derniers soupirs dans son palais de Nicomédie, que les deux princes dont il avait été le bienfaiteur, commencèrent à rassembler leurs forces, dans l’intention de se disputer ou de se partager les états qui lui avaient appartenu. On les engagea cependant à renoncer au premier de ces projets, et à se contenter du second. Les provinces d’Asie tombèrent en partage à Maximin, celles d’Europe augmentèrent les domaines de Licinius : l’Hellespont et le Bosphore de Thrace formèrent leurs limites respectives ; et les rives de ces détroits, qui se trouvaient dans le centre de l’Empire romain, furent couvertes de soldats, d’armes et de fortifications. La mort de Maximien et de Galère réduisait à quatre le nombre des empereurs. Un intérêt commun unit bientôt Constantin et Licinius : Maximin et Maxence conclurent ensemble une secrète alliance. Leurs infortunés sujets attendaient avec effroi les suites funestes d’une dissension devenue inévitable depuis que ces souverains n’étaient plus retenus par la crainte ou par le respect que leur inspirait Galère [737].
Administration de Constantin dans la Gaule. A. D. 306-312.
Parmi cette foule de crimes et de malheurs enfantés par les passions des princes romains, on éprouve quelque plaisir à rencontrer seulement une action qui puisse être attribuée à leur vertu. Constantin, dans la sixième année de son règne, visita la ville d’Autun, et lui remit généreusement les arrérages du tribut. Il réduisit en même temps la proportion des contribuables. On comptait vingt-cinq mille personnes sujettes à la capitation. Ce nombre fut fixé à dix-huit mille [738] ; cependant cette faveur même est la preuve la plus incontestable de la misère publique. Cette taxe était si oppressive, soit en elle-même, soit dans la manière de la percevoir, que le désespoir diminuait un revenu dont l’exaction s’efforçait d’augmenter la masse. Une grande partie du territoire d’Autun restait sans culture : une foule d’habitans aimaient mieux vivre dans l’exil et renoncer à la protection des lois, que de supporter les charges de la société civile. Le bienfaisant empereur, en soulageant les peines de ses sujets par cet acte particulier de libéralité, laissa vraisemblablement subsister les autres maux qu’avaient introduits ses maximes générales d’administration. Mais ces maximes mêmes étaient moins l’effet de son choix que celui de la nécessité ; et si nous en exceptons la mort de Maximien, le règne de Constantin dans la Gaule paraît avoir été le temps le plus innocent et même le plus vertueux de sa vie. Sa présence mettait les provinces à l’abri des incursions des Barbares, qui redoutaient ou qui avaient éprouvé son active valeur. Après une victoire signalée sur les Francs et sur les Allemands, plusieurs de leurs princes furent exposés par son ordre aux bêtes sauvages dans l’amphithéâtre de Trêves ; et le peuple, témoin de ce traitement envers de si illustres captifs, semble n’avoir rien aperçu dans un pareil spectacle qui blessât les droits des nations ni ceux de l’humanité [739].
Tyrannie de Maxence en Italie et en Afrique. Ann. 306-312.
Les vices de Maxence répandirent un nouvel éclat sur les vertus de Constantin. Tandis que les provinces de la Gaule goûtaient tout le bonheur dont leur condition paraissait alors susceptible, l’Italie et l’Afrique gémissaient sous le despotisme d’un tyran aussi méprisable qu’odieux. À la vérité, le zèle de la faction et de la flatterie a trop souvent sacrifié la réputation des vaincus à la gloire de leurs heureux rivaux ; mais les écrivains même qui ont révélé avec le plus de plaisir et de liberté les fautes de Constantin, conviennent unanimement que Maxence était cruel, avide, et plongé dans la débauche [740]. Il avait eu le bonheur d’apaiser une légère rebellion en Afrique. Le gouverneur, et un petit nombre de personnes attachées à son parti, avaient seuls été coupables : la province entière porta la peine de leur crime. Toute l’étendue de cette fertile contrée, et les villes florissantes de Cirta et de Carthage furent dévastées parle fer et par le feu. L’abus de la victoire fut suivi de l’abus des lois et de la jurisprudence ; une armée formidable d’espions et de délateurs envahit l’Afrique. Les riches et les nobles furent aisément convaincus de connivence avec les rebelles ; et ceux d’entre eux que l’empereur daigna traiter avec clémence, furent punis seulement par la confiscation de leurs biens [741]. Une victoire si éclatante fut célébrée par un triomphe magnifique. Maxence exposa aux yeux du peuple les dépouilles et les captifs d’une province romaine. L’état de la capitale ne méritait pas moins de compassion que celui de l’Afrique. Les richesses de Rome fournissaient un fonds inépuisable aux folles dépenses et à la prodigalité du monarque ; et les ministres de ses finances connaissaient parfaitement l’art de piller les sujets. Ce fut sous son règne que l’on inventa la méthode d’exiger des sénateurs un don volontaire. Comme la somme s’augmenta insensiblement, les prétextes que l’on imagina pour la lever, tels qu’une victoire, une naissance, un mariage, ou le consulat du prince, furent multipliés dans la même proportion [742]. Maxence nourrissait contre le sénat cette même haine implacable qui avait caractérisé la plupart des premiers tyrans de Rome. Ce cœur ingrat ne pouvait pardonner la généreuse fidélité qui l’avait élevé sur le trône, et qui l’avait soutenu contre tous ses ennemis. La vie des sénateurs était exposée à ses cruels soupçons ; et, pour assouvir ses infâmes désirs, il portait le déshonneur dans le sein des plus illustres familles. On peut croire qu’un amant revêtu de la pourpre, se trouvait rarement réduit à soupirer en vain ; mais toutes les fois que la persuasion manquait son effet, il avait recours à la violence. L’histoire nous a conservé l’exemple mémorable d’une femme de grande naissance qui conserva sa chasteté par une mort volontaire [743]. Les soldats furent la seule classe d’hommes que Maxence parut respecter, ou dont il s’empressa de gagner l’affection. Il remplit Rome et l’Italie de troupes dont il favorisa secrètement la licence : sûres de l’impunité, elles avaient la liberté de piller, de massacrer même le peuple [744]., et elles se livraient aux mêmes excès que leur maître. On voyait souvent Maxence gratifier l’un de ses favoris de la superbe maison de campagne ou de la belle femme d’un sénateur. Un prince de ce caractère, également incapable de gouverner dans la guerre et dans la paix, pouvait bien acheter l’appui des légions, mais non pas leur estime. Cependant son orgueil égalait ses autres vices. Tandis qu’éloigné du bruit des armes, il passait honteusement sa vie dans l’enceinte de son palais ou dans les jardins de Salluste, on l’entendait répéter que lui seul était empereur, que les autres princes n’étaient que ses lieutenans, et qu’il leur avait confié la garde des provinces frontières afin de pouvoir goûter sans interruption les plaisirs et les agrémens de sa capitale. Durant les six années de son règne, Rome, qui avait si long-temps regretté l’absence de son maître, regarda sa présence comme un affreux malheur [745].
Guerre civile entre Constantin et Maxence. A. D. 312.
Quelle que pût être l’horreur de Constantin pour la conduite de Maxence, quelque compassion que lui inspirât le sort des Romains, de pareils motifs ne l’auraient probablement pas engagé à prendre les armes. Ce fut le tyran lui-même qui attira la guerre dans ses états : il eut la témérité de provoquer un adversaire formidable, dont jusqu’alors l’ambition avait été plutôt retenue par des considérations de prudence que par des principes de justice [746]. Après la mort de Maximien, ses titres, selon l’usage reçu, avaient été effacés, et ses statues renversées avec ignominie. Son fils, qui l’avait persécuté et abandonné pendant qu’il vivait, affecta les plus tendres égards pour sa mémoire, et il ordonna que l’on fit éprouver le même traitement à toutes les statues élevées, en Italie et en Afrique, en l’honneur de Constantin. Ce sage prince, qui désirait sincèrement éviter une guerre dont il connaissait l’importance et les difficultés, dissimula d’abord l’insulte ; il employa la voie plus douce des négociations, jusqu’à ce qu’enfin, convaincu des dispositions hostiles et des projets ambitieux de l’empereur d’Italie, il crut nécessaire d’armer pour sa défense. Maxence avouait ouvertement ses prétentions à la monarchie tout entière de l’Occident. Une grande armée, levée par ses ordres, se préparait déjà à envahir les provinces de la Gaule du côté de la Rhétie ; et quoiqu’il n’eût aucun secours à espérer de Licinius, il se flattait que les légions d’Illyrie, séduites par ses présens et par ses promesses, abandonneraient l’étendard de leur maître, et viendraient se mettre au rang de ses sujets et de ses soldats [747]. Constantin n’hésita pas plus long-temps : il avait délibéré avec circonspection, il agit avec vigueur. Le sénat et le peuple de Rome lui avaient envoyé des ambassadeurs pour le conjurer de les délivrer d’un cruel tyran ; il leur donna une audience particulière ; et, sans écouter les timides représentations de son conseil, il résolut de prévenir son adversaire, et de porter la guerre dans le cœur de l’Italie [748].
Préparatifs.
L’entreprise ne présentait pas moins de dangers que de gloire. Le malheureux succès des deux premières invasions suffisait pour inspirer les plus sérieuses alarmes. Dans ces deux guerres, les vétérans qui respectaient le nom de Maximien, avaient embrassé la cause de son fils. L’honneur ni l’intérêt ne leur permettaient pas alors de penser à une seconde désertion. Maxence, qui regardait les prétoriens comme le plus ferme rempart de son trône, les avait reportés au nombre que leur avait assigné l’ancienne institution. Ces soldats composaient, avec les autres Italiens qui étaient entrés au service, un corps formidable de quatre-vingt mille hommes. Quarante mille Maures et Carthaginois avaient été levés depuis la réduction de l’Afrique. La Sicile même envoya des troupes. Enfin, l’armée de Maxence se montait a cent soixante-dix mille fantassins et dix-huit mille chevaux. Les richesses de l’Italie fournissaient aux dépenses de la guerre, et les provinces voisines furent épuisées pour former d’immenses magasins de blé et de provisions de toute espèce. Les forces réunies de Constantin ne consistaient que dans quatre-vingt-dix mille hommes de pied et huit mille de cavalerie [749]. Comme, durant l’absence de l’empereur, la défense du Rhin exigeait une attention extraordinaire, à moins qu’il ne sacrifiât la sûreté publique à ses querelles particulières, il ne pouvait mener en Italie plus de la moitié de ses troupes [750]. À la tête de quarante mille soldats environ, il ne craignit pas de se mesurer avec un rival suivi d’une armée au moins quatre fois supérieure en nombre ; mais depuis long-temps les armées de Rome, éloignées de tout danger, vivaient au sein de la mollesse, et avaient été énervées par le luxe et l’indiscipline. Accoutumés aux bains délicieux et aux théâtres de la capitale, les soldats ne se traînaient qu’avec peine sur le champ de bataille. Parmi ces troupes, on voyait surtout des vétérans qui avaient presque oublié l’usage des armes, et de nouvelles levées qui n’avaient jamais su les manier. Les légions de la Gaule, endurcies aux fatigues de la guerre, défendaient depuis plusieurs années les frontières de l’empire contre les Barbares du Nord ; et ce service pénible, en exerçant leur valeur, avait affermi leur discipline. On observait entre les chefs la même différence que parmi les armées. Le caprice et la flatterie avaient d’abord inspiré à Maxence des idées de conquêtes. Bientôt ces espérances ambitieuses cédèrent à l’habitude du plaisir et à la conviction de son inexpérience. L’âme intrépide de Constantin avait été formée dès les premières années de sa jeunesse à la guerre, à l’activité, à la science du commandement : nourri dans les camps, il savait agir, et il avait appris l’art de commander.
Constantin passe les Alpes.
Lorsque Annibal passa de la Gaule en Italie, il fut obligé de chercher d’abord, ensuite de s’ouvrir un chemin à travers des montagnes habitées par des peuples barbares, qui n’avaient jamais accordé le passage à une armée régulière [751]. Les Alpes étaient alors gardées par la nature ; de nos jours l’art les a fortifiées. Des citadelles construites avec autant d’habileté que de peines et de dépenses, commandent toutes les avenues qui conduisent à la plaine, et rendent, du côté de la France, l’Italie presque inaccessible aux ennemis du roi de Sardaigne [752]. Mais avant que l’on eût pris ces précautions, les généraux qui ont voulu tenter le passage, ont rarement éprouvé de la difficulté ou de la résistance. Dans le siècle de Constantin, les paysans des montagnes avaient perdu leur rudesse, et ils étaient devenus des sujets obéissans. Le pays fournissait des vivres en abondance ; et de superbes chemins tracés sur les Alpes, monumens étonnans de la grandeur romaine, ouvraient plusieurs communications entre la Gaule et l’Italie [753]. Constantin préféra la route des Alpes Cottiennes, aujourd’hui le mont Cenis, et il conduisit ses troupes avec une diligence si active, qu’il descendit dans la plaine de Piémont, avant que la cour de Maxence eût reçu aucune nouvelle certaine de son départ des bords du Rhin. La ville de Suze cependant, située au pied du mont Cenis, était entourée de murs, et renfermait une garnison assez nombreuse pour arrêter les progrès du conquérant. L’impatience des troupes de Constantin dédaigna les formes ennuyeuses d’un siége. Le jour même qu’elles parurent devant Suze, elles mirent le feu aux portes, appliquèrent des échelles à la muraille, et, montant à l’assaut au milieu d’une grêle de pierres et de flèches, elles entrèrent dans la place l’épée a la main, et taillèrent en pièces la plus grande partie de ceux qui la défendaient. Constantin fit éteindre les flammes, et les restes de Suze furent préservés, par ses soins, d’une destruction totale. À quarante milles environ de cette place, une résistance plus vigoureuse l’attendait. [Bataille de Turin.]Les lieutenans de Maxence avaient assemblé dans les plaines de Turin un corps nombreux d’Italiens. La principale force de cette armée consistait en une espèce de cavalerie pesante, que les Romains, depuis la décadence de leur discipline, avaient empruntée des nations de l’Orient. Les chevaux, aussi-bien que les hommes, étaient revêtus d’une armure complète, dont les joints s’adaptaient merveilleusement aux mouvemens du corps. Une pareille cavalerie avait un aspect formidable ; il paraissait impossible de résister à son choc ; et comme en cette occasion les généraux l’avaient disposée en colonne compacte ou coin, qui présentait une pointe aiguë, et dont les flancs se prolongeaient à une grande profondeur, ils espéraient pouvoir renverser facilement et écraser l’armée de Constantin. Peut-être leur projet aurait-il réussi, si leur habile adversaire n’avait embrassé le même plan de défense adopté et suivi par l’empereur Aurélien dans une circonstance semblable. Les savantes évolutions de Constantin divisèrent et harassèrent cette masse de cavalerie ; les troupes de Maxence prirent la fuite avec confusion vers Turin, dont elles trouvèrent les portes fermées ; aussi en échappa-t-il très-peu à l’épée du vainqueur. Par ce service signalé, Turin mérita la clémence et même la faveur du conquérant. Il fit son entrée dans le palais impérial de Milan ; et, depuis les Alpes jusqu’aux rives du Pô, presque toutes les villes d’Italie, non-seulement reconnurent l’autorité de Constantin, mais embrassèrent avec ardeur le parti de ce prince [754].
Siége et bataille de Vérone.
Les voies Émilienne et Flaminienne conduisaient de Milan à Rome par une route facile de quatre cents milles environ ; mais quoique Constantin brûlât d’impatience de combattre le tyran, il tourna prudemment ses armes contre une autre armée d’Italiens, qui, par leur force et par leur position, pouvaient arrêter ses progrès et intercepter sa retraite, si la fortune ne favorisait pas son entreprise. Ruricius-Pompeianus, général d’un courage et d’un mérite distingués, avait sous son commandement la ville de Vérone et toutes les troupes de la province de Vénétie. Dès qu’il fut informé que Constantin marchait à sa rencontre, il envoya contre lui un détachement considérable de cavalerie, qui fut défait dans une action près de Brescia, et que les légions de la Gaule poursuivirent jusqu’aux portes de Vérone. La nécessité, l’importance et les difficultés du siége de cette place frappèrent à la fois l’esprit pénétrant de Constantin [755]. On ne pouvait approcher des murs que par une péninsule étroite à l’occident de la ville. Les trois autres côtés étaient défendus par l’Adige, rivière profonde, qui couvrait la province de Vénétie, d’où les assiégés tiraient un secours inépuisable d’hommes et de vivres. Ce ne fut pas sans peine que Constantin trouva moyen de passer la rivière : après plusieurs tentatives inutiles, il la franchit dans un endroit où le torrent était moins impétueux, à quelque distance au-dessus de la ville. Alors il entoura Vérone de fortes lignes, conduisit ses attaques avec une vigueur mêlée de prudence, et repoussa une sortie désespérée de Pompeianus. Cet intrépide général, lorsqu’il eut mis en usage tous les moyens de défense que lui pouvait offrir la force de la place ou celle de la garnison, s’échappa secrètement de Vérone, moins inquiet de son propre sort que de la sûreté publique. Il rassembla bientôt, avec une diligence incroyable, assez de troupes pour combattre Constantin dans la plaine, ou pour l’attaquer s’il persistait à rester dans ses lignes. L’empereur, attentif aux mouvemens d’un ennemi si redoutable, et informé de son approche, laisse une partie de ses légions pour continuer les opérations du siége ; et, suivi des troupes sur la valeur et sur la fidélité desquelles il comptait le plus, il s’avance en personne au-devant du général de Maxence. L’armée de la Gaule avait d’abord été rangée sur deux lignes égales, selon les principes généraux de la tactique ; mais leur chef expérimenté, voyant que le nombre des Italiens excédait de beaucoup celui de ses soldats, change tout à coup ses dispositions : il diminue sa seconde ligne, et donne à la première une étendue aussi considérable que le front de l’ennemi. De pareilles évolutions, que de vieilles troupes peuvent seules exécuter sans confusion au moment du danger, sont presque toujours décisives : cependant, comme le combat commença vers la fin du jour, et qu’il fut disputé durant toute la nuit avec une grande opiniâtreté, l’habileté des généraux devint moins nécessaire que le courage des soldats. Les premiers rayons du soleil éclairèrent la victoire de Constantin ; il aperçut la plaine couverte de plusieurs milliers d’Italiens vaincus. Leur général Pompeianus fut trouvé parmi les morts. Vérone se rendit aussitôt à discrétion ; et la garnison fut faite prisonnière de guerre [756]. Lorsque les officiers de l’armée victorieuse félicitèrent leur maître sur cet important succès, ils mêlèrent à leurs félicitations quelques-uns de ces reproches respectueux qui ne sauraient blesser le monarque le plus jaloux de son autorité ; ils représentèrent à Constantin que, non content de remplir tous les devoirs d’un commandant, il avait exposé sa personne avec une bravoure dont l’excès dégénérait presque en témérité, et ils le conjurèrent de veiller désormais davantage à sa propre conservation, et de penser que de sa vie dépendait la sûreté de Rome et de l’empire [757].
Indolence et craintes de Maxence.
Tandis que Constantin signalait sa valeur et son habileté sur le champ de bataille, le souverain de l’Italie paraissait insensible aux calamités et aux périls d’une guerre civile qui déchirait le sein de ses états. Le plaisir était la seule occupation de Maxence. Cachant ou affectant de cacher en public le mauvais succès de ses armes [758], il s’abandonnait à une vaine confiance qui éloignait le remède du mal, sans éloigner le mal lui-même [759]. Plongé dans une fatale sécurité, les progrès rapides de ses ennemis [760] furent à peine capables de l’en tirer. Il se flattait que sa réputation de libéralité, et la majesté du nom romain, qui l’avaient déjà délivré de deux invasions, dissiperaient avec la même facilité l’armée rebelle de la Gaule. Les officiers habiles et expérimentés qui avaient servi sous les étendards de Maximien, furent enfin forcés d’apprendre à son indigne fils le danger imminent où il se trouvait réduit : s’exprimant avec une liberté qui l’étonna, et qui seule pouvait le convaincre, ils lui représentèrent la nécessité de prévenir sa ruine en développant avec vigueur les forces qui lui restaient. Les ressources de Maxence en hommes et en argent étaient encore considérables. Les prétoriens sentaient combien leur intérêt et leur sûreté se trouvaient fortement liés à la cause de leur maître. On assembla bientôt une nouvelle armée, plus nombreuse que celles qui avaient été ensevelies dans les champs de Turin et de Vérone. L’empereur était loin de songer à prendre le commandement de ses troupes. Totalement étranger aux travaux de la guerre, il tremblait de la seule idée d’une lutte si dangereuse ; et, comme la crainte est ordinairement superstitieuse, il écoutait avec une sombre inquiétude le rapport des augures, et des présages qui semblaient menacer sa vie et son empire. Enfin, la honte lui tint lieu de courage, et le força de paraître sur le champ de bataille. Ce lâche tyran ne put supporter le mépris du peuple romain : partout le cirque retentissait des clameurs de l’indignation ; la multitude assiégeait tumultueusement les portes du palais, accusant la lâcheté d’un prince indolent, et célébrant le courage héroïque de son rival [761]. Maxence, avant de quitter Rome, consulta les livres sibyllins. Si les gardiens de ces anciens oracles ignoraient les secrets du destin, du moins étaient-ils versés dans la science du monde : ils rendirent une réponse très-prudente, qui pouvait s’adapter à l’événement et sauver leur réputation, quel que fût le sort des armes [762].
Victoire de Constantin près de Rome. A. D. 312. 28 octobre.
On a comparé la célérité de la marche de Constantin à la conquête rapide de l’Italie par le premier des Césars : ce parallèle flatteur est assez conforme à la vérité de l’histoire, puisque entre la reddition de Vérone et la fin décisive de la guerre, il ne s’écoula que cinquante-huit jours. Constantin avait toujours appréhendé que le tyran ne suivît les conseils de la crainte, peut-être même de la prudence, et qu’au lieu d’exposer ses dernières espérances au risque d’une action générale, il ne s’enfermât dans Rome : d’amples magasins auraient alors rassuré Maxence contre les dangers de la famine ; et comme la situation de Constantin ne souffrait aucun délai, il se serait peut-être vu réduit à la triste nécessité de détruire par le fer et par le feu la ville impériale, le plus noble prix de sa victoire, et dont la délivrance avait été le motif, ou plutôt le prétexte de la guerre civile [763]. Ce fut avec un plaisir égal à sa surprise, qu’étant arrivé dans un lieu appelé Saxa-Rubra, à neuf milles environ de Rome [764], il aperçut Maxence et ses troupes disposées à livrer bataille [765]. Le large front de cette armée remplissait une plaine très-spacieuse, et ses lignes profondes s’étendaient jusqu’au bord du Tibre, qui couvrait l’arrière-garde, et lui coupait la retraite. On assure, et nous pouvons le croire, que Constantin rangea ses légions avec une habileté consommée, et qu’il choisit pour lui-même le poste du danger et de l’honneur. Distingué par l’éclat de ses armes, il chargea en personne la cavalerie de son rival. Cette attaque terrible détermina la fortune de cette journée mémorable. La cavalerie de Maxence consistait principalement en une troupe légère de Maures et de Numides, et en cuirassiers dont l’armure pesante arrêtait tous les mouvemens. Elle fut obligée de céder à l’impétuosité des cavaliers gaulois, qui, plus fermes que les Africains, surpassaient en activité les autres escadrons. La défaite des deux ailes laissait a découvert les flancs de l’infanterie. Les Italiens indisciplinés se décidèrent sans peine à fuir loin des drapeaux d’un tyran qu’ils avaient toujours détesté, et qu’ils ne redoutaient plus. Les prétoriens, persuadés que la grandeur de leur offense les rendait indignes du pardon, combattaient animés par la vengeance et par le désespoir : malgré leurs efforts réitérés, ces braves vétérans ne purent rappeler la victoire ; ils obtinrent cependant une mort honorable, et l’on observa que leurs corps couvraient le même terrain qui avait été occupé par leurs rangs [766]. La confusion devint alors générale. Incapables de se rallier, les soldats de Maxence, poursuivis par un ennemi implacable, se précipitèrent par milliers dans les eaux profondes et rapides du Tibre. L’empereur lui-même voulut se sauver dans la ville par le pont Milvius ; mais la multitude des fuyards qui se pressaient en foule sur cet étroit passage, le fit tomber dans le fleuve, où, embarrassé du poids de ses armes, il fut aussitôt noyé [767]. Le lendemain on eut peine à trouver son corps profondément enfoncé dans le limon. La vue de sa tête, élevée au haut d’une pique, assura le peuple de sa délivrance. À ce spectacle, les Romains reçurent avec les acclamations de la fidélité et de la reconnaissance, l’heureux Constantin, qui avait ainsi terminé, par ses talens et par sa valeur, l’entreprise la plus éclatante de sa vie [768].
Sa réception.
Si la clémence de ce prince après sa victoire ne mérite point d’éloges, on ne saurait non plus lui reprocher une rigueur excessive [769]. Il fit aux vaincus le même traitement que sa personne et sa famille auraient éprouvé s’il eût été défait. Les deux fils de Maxence furent mis à mort, et l’on détruisit soigneusement toute sa race. Il était naturel que les plus fidèles serviteurs du tyran partageassent sa destinée comme ils avaient partagé sa prospérité et ses crimes ; mais lorsque les Romains demandèrent à haute voix un plus grand nombre de victimes, l’empereur sut résister avec force et avec humanité à ces clameurs serviles, dictées par la flatterie aussi-bien que par le ressentiment : les délateurs furent punis et découragés ; ceux qu’une injuste tyrannie avait condamnés à l’exil reparurent dans leur patrie, et leurs biens leur furent rendus ; une amnistie générale tranquillisa l’esprit des habitans, et assura leurs propriétés d’Italie et d’Afrique [770]. La première fois que Constantin honora le sénat de sa présence, il exposa, dans un discours modeste, ses services et ses exploits ; il exprima le respect le plus sincère pour cette illustre assemblée, et lui promit de la rétablir dans sa première dignité et ses anciennes prérogatives. Ces protestations furent payées des vains titres d’honneur dont le sénat pouvait encore disposer : sans prétendre confirmer l’autorité de Constantin, il lui assigna, par un décret solennel, le premier rang entre les trois Augustes qui gouvernaient l’univers romain [771]. On institua des jeux et des fêtes pour perpétuer le souvenir de cette victoire célèbre, et plusieurs édifices élevés aux dépens de Maxence furent dédiés à son heureux rival. L’arc de triomphe de Constantin est encore maintenant une triste preuve de la décadence des arts, et un témoignage singulier de la plus basse vanité. Comme il ne fut pas possible de trouver dans la capitale de l’empire un sculpteur capable de décorer ce monument public, l’arc de Trajan, sans aucun respect pour la mémoire d’un si grand prince ou pour les règles de la convenance, fut dépouillé de ses plus beaux ornemens. On n’eut point égard à la différence des temps et des personnes, des actions et des caractères ; les Parthes captifs paraissent prosternés aux pieds d’un monarque qui n’a jamais porté ses armes au-delà de l’Euphrate, et les antiquaires curieux peuvent encore apercevoir la tête de Trajan sur les trophées de Constantin. Les nouveaux ornemens qu’il fallut ajouter aux anciennes sculptures, pour en remplir les vides, sont exécutés de la manière la plus informe et la plus grossière [772].
Et sa conduite à Rome.
Le politique, aussi-bien que le ressentiment, exigeait l’entière abolition des prétoriens : ces troupes hautaines, dont Maxence avait rétabli et même augmenté le nombre et les priviléges, furent pour jamais cassées par Constantin ; on détruisit leur camp fortifié, et le reste des prétoriens, qui avait échappé à la fureur du combat, fut dispersé parmi les légions, et relégué sur les frontières de l’empire, où ces guerriers pouvaient être utiles sans devenir encore dangereux [773]. En supprimant les troupes qui avaient leur poste à Rome, Constantin porta le coup fatal à la dignité du sénat et du peuple ; la capitale désarmée resta exposée, sans protection, à la négligence et aux insultes d’un maître éloigné. Nous pouvons observer que, dans ce dernier effort des Romains pour conserver leur liberté expirante, l’appréhension d’un tribut les avait d’abord engagés à placer Maxence sur le trône. Ce prince ayant exigé du sénat ce tribut sous le nom de don gratuit, ils implorèrent alors l’assistance du souverain des Gaules. Constantin vainquit le tyran, et convertit le don gratuit en taxe perpétuelle. Les sénateurs, suivant leurs facultés, dont ils furent forcés de donner une déclaration, furent partagés eu différentes classes : les plus opulens payaient annuellement huit livres d’or ; on en exigea quatre de la seconde classe, et deux de la dernière ; ceux qui, par leur pauvreté, méritaient une exemption, furent cependant taxés à sept pièces d’or. Outre les membres de cette assemblée, leurs fils, leurs descendans, leurs parens même, jouissaient des vains priviléges attachés à la dignité de sénateurs, et ils en supportaient les charges onéreuses. On ne s’étonnera plus que Constantin ait pris tant de soin pour augmenter le nombre des personnes comprises dans une classe si utile [774]. Après la défaite de Maxence, le victorieux empereur ne resta que deux ou trois mois à Rome. Il retourna deux fois dans cette capitale pendant le reste de sa vie, pour célébrer les fêtes solennelles de la dixième et de la vingtième année de son règne. Constantin, presque toujours en action, s’occupait à exercer ses soldats et à examiner l’état des provinces. Il résida tour à tour, et selon les occasions, à Trêves, à Milan, à Aquilée, à Sirmium, à Naissus et à Thessalonique, jusqu’à ce qu’il eût bâti une NOUVELLE ROME sur les confins de l’Europe et de l’Asie [775].
Son alliance avec Licinius. A. D. 313. Mars.
Avant de marcher en Italie il s’était assuré de l’amitié ou du moins de neutralité de Licinius, souverain des provinces illyriennes. Constantin avait promis à ce prince sa sœur Constantia ; mais la célébration du mariage avait été différée jusqu’à ce que la guerre eût été terminée. L’entrevue des deux empereurs à Milan, lieu désigné pour cette cérémonie, parut cimenter l’union de leurs intérêts et de leurs familles [776]. Au milieu de la joie publique ils furent tout à coup obligés de se séparer. Constantin, à la nouvelle d’une incursion des Francs, vola sur les rives du Rhin ; et l’approche du souverain de l’Orient, qui s’avançait les armes à la main, força Licinius de marcher en personne à sa rencontre. [Guerre entre Maximin et Licinius. A. D. 313.]Maximin avait été l’allié secret de Maxence : sans être découragé par le sort funeste de ce tyran, il résolut de tenter la fortune d’une guerre civile. De la Syrie il se transporta, dans le fort de l’hiver, sur les frontières de la Bithynie. La saison était rigoureuse ; un grand nombre d’hommes et de chevaux périrent dans la neige ; et comme les pluies abondantes avaient rompu les chemins, Maximin fut obligé de laisser derrière lui une partie considérable du gros bagage, qui ne pouvait suivre la rapidité de ses marches forcées. Par cet effort extraordinaire de diligence, il parvint aux rivages du Bosphore de Thrace avec une armée harassée, mais formidable, sans que les lieutenans de Licinius eussent été informés de ses intentions hostiles. Byzance ouvrit ses portes à Maximin après onze jours de résistance. Ce prince fut arrêté quelque temps au siége d’Héraclée : dès qu’il se fut emparé de cette ville, il fut étonné d’apprendre que Licinius campait à la distance de dix-huit milles seulement. Après une négociation infructueuse, dans laquelle les deux empereurs s’efforcèrent chacun de corrompre la fidélité de leurs partisans respectifs, ils eurent recours aux armes. [Défaite. 30 avril.]Le souverain de l’Asie commandait une armée de plus de soixante-dix mille hommes, composée de vétérans bien disciplinés. Licinius, qui n’avait environ que trente mille Illyriens, fut d’abord accablé par la supériorité du nombre. Ses talens militaires et la fermeté de ses troupes rétablirent le combat ; il remporta une victoire décisive. La diligence incroyable de Maximin dans sa fuite a été beaucoup plus célébrée que sa valeur sur le champ de bataille. Vingt-quatre heures après, on le vit pâle, tremblant et dépouillé de ses ornemens impériaux à Nicomédie, ville éloignée de cent soixante milles du lieu de sa défaite. Les richesses de l’Asie n’avaient cependant pas encore été épuisées ; et, quoique l’élite des vétérans de Maximin eût péri dans la dernière action, il pouvait encore, avec du temps, lever de nombreuses troupes dans la Syrie et dans l’Égypte ; mais il ne survécut que trois ou quatre mois à son infortune. Sa mort, arrivée à Tarse, a été diversement attribuée au désespoir, au poison et à la justice divine. [Et mort du premier de ces princes. Août.]Comme Maximin manquait également de talent et de vertu, il ne fut regretté ni du peuple ni des soldats. Les provinces de l’Orient, délivrées des terreurs d’une guerre civile, reconnurent avec joie l’autorité de Licinius [777].
Cruauté de Licinius.
L’empereur vaincu laissait deux enfans, un fils de huit ans et une fille de sept environ. L’innocence d’un âge si tendre pouvait inspirer quelque compassion ; mais la compassion de Licinius était une bien faible ressource, et elle ne l’empêcha pas d’éteindre le nom et la mémoire de son adversaire. La mort du fils de Sévère est encore moins excusable, puisque ni la vengeance ni la politique ne le condamnaient à périr. Le vainqueur n’avait point à se plaindre du père de l’infortuné Sévérien ; on avait déjà oublié le règne court et obscur de Sévère dans une partie de l’empire fort éloignée. Mais l’exécution de Candidianus est un acte de la cruauté et de l’ingratitude la plus noire. Il était fils naturel de Galère, l’ami et le bienfaiteur de Licinius : le père, en mourant, l’avait jugé trop jeune pour soutenir le poids du diadème. Il espérait que, sous la protection des princes qu’il avait lui-même revêtus de la pourpre impériale, son fils mènerait une vie tranquille et honorable. Candidianus avait alors près de vingt ans. Sa naissance, quoiqu’elle ne fût soutenue ni par le mérite ni par l’ambition, suffit pour enflammer la jalousie de Licinius [778]. À ces victimes innocentes et illustres de sa tyrannie, nous pouvons ajouter la femme et la fille de Dioclétien. Ce prince, en donnant à Galère le titre de César, lui avait accordé en mariage sa fille Valérie, dont les aventures funestes pourraient devenir le sujet d’une tragédie fort intéressante. [Sort infortuné de l’impératrice Valérie et de sa mère.]Elle avait rempli et même surpassé les devoirs d’une femme. Comme elle n’avait point d’enfans, elle avait bien voulu adopter le fils illégitime de son mari, et avait constamment montré pour l’infortuné Candidianus la tendresse et les soins d’une véritable mère. Lorsque Galère eut rendu les derniers soupirs, les biens immenses de sa veuve irritèrent l’avarice de son successeur Maximin, et les attraits de sa personne excitèrent les désirs de ce prince [779]. Il était alors marié ; mais les lois romaines permettaient le divorce, et les passions violentes du tyran demandaient une prompte satisfaction. La réponse de Valérie fut celle qui convenait à la fille et à la veuve d’un souverain. Elle y mêla seulement la prudence que sa malheureuse situation la forçait d’observer. « Si l’honneur, dit-elle aux personnes que Maximin avait employées auprès d’elle, permettait à une femme de mon caractère de penser à un second mariage, la décence me défendrait au moins d’écouter la proposition du prince dans un temps où les cendres de mon mari, son bienfaiteur, ne sont pas encore refroidies. Voyez ces vêtemens lugubres, ils expriment la douleur dans laquelle mon âme est plongée. Mais quelle confiance, ajouta-t-elle avec fermeté, puis-je avoir aux protestations d’un homme dont la cruelle inconstance est capable de répudier une épouse tendre et fidèle [780]? » À ce refus, l’amour de Maximin se changea en fureur : comme il avait toujours à sa disposition des témoins et des juges, il ne lui fut pas difficile de cacher son ressentiment sous le voile d’une procédure légale, et d’attaquer la réputation aussi-bien que la tranquillité de Valérie. Les biens de cette malheureuse princesse furent confisqués ; ses eunuques, ses domestiques livrés aux plus cruels supplices. Enfin, plusieurs vertueuses et respectables matrones qu’elle avait honorées de son amitié, souffrirent la mort sur une fausse accusation d’adultère. L’impératrice elle-même et sa mère Prisca furent condamnées à vivre en exil dans un village situé au milieu des déserts de la Syrie. Traînées ignominieusement de ville en ville, elles exposèrent ainsi leur honte et leur misère à ces mêmes provinces de l’Orient, qui, pendant trente ans, avaient respecté leur dignité auguste. Dioclétien fit plusieurs tentatives inutiles pour adoucir le sort de sa fille ; il demandait que Valérie eût la permission de venir partager sa retraite de Salone, et fermer les yeux d’un père affligé [781] ; c’était, disait-il à Maximin, la seule grâce qu’il attendît d’un prince auquel il avait donné la pourpre impériale. Dioclétien conjurait, mais il ne pouvait plus menacer ; ses prières furent reçues avec froideur et avec dédain. Le fier tyran paraissait prendre plaisir à traiter Dioclétien en suppliant, et sa fille en criminelle. La mort de Maximin semblait annoncer aux impératrices un changement favorable dans leur fortune. Les discordes civiles relâchèrent la vigilance de leurs gardes ; elles trouvèrent moyen de s’échapper du lieu de leur exil, et de se rendre, quoique avec précaution et déguisées, à la cour de Licinius. La conduite de ce prince dans les premiers jours de son règne, et la réception honorable qu’il fit au jeune Candidianus, inspirèrent à Valérie une satisfaction : elle crut que désormais ses jours et ceux de son fils adoptif ne seraient plus mêlés d’amertume. À ces espérances flatteuses succédèrent bientôt la surprise et l’horreur ; et les exécutions qui ensanglantèrent le palais de Nicomédie, apprirent à l’impératrice que le trône de Maximin était occupé par un tyran encore plus barbare. Valérie pourvut à sa sûreté par la fuite ; et, toujours accompagnée de sa mère Prisca, elle erra pendant plus de quinze mois dans les provinces de l’empire [782], revêtues toutes les deux de l’habillement le plus commun. Elles furent enfin découvertes à Thessalonique ; et, comme la sentence de mort avait déjà été prononcée, elles eurent aussitôt la tête tranchée, et leurs corps furent jetés dans la mer. Le peuple contemplait avec effroi et avec étonnement ce triste spectacle ; mais la crainte qu’inspirait une garde nombreuse, étouffa sa douleur et son indignation. Telle fut la cruelle destinée de la femme et de la fille de Dioclétien. Nous déplorons leurs infortunes ; nous ne pouvons découvrir quels furent leurs crimes ; et, quelque juste idée que l’on se forme de la cruauté de Licinius, il paraît toujours surprenant qu’il ne se soit pas contenté d’assurer sa vengeance d’une manière plus secrète et plus décente [783].
Rivalité entre Constantin et Licinius. A. D. 314.
L’univers romain se trouvait alors partagé entre Constantin et Licinius ; le premier gouvernait l’Occident, l’autre donnait des lois aux provinces Orientales. On devait peut-être espérer que les vainqueurs, fatigués des guerres civiles et liés entre eux par des traités et par l’alliance de leurs familles, renonceraient à tout projet d’ambition, ou du moins qu’ils en suspendraient l’exécution ; cependant douze mois s’étaient à peine écoulés depuis la mort de Maximin, que les princes victorieux tournèrent leurs armes l’un contre l’autre. Le génie, les succès, l’esprit entreprenant de Constantin semblent le désigner comme le premier auteur de la rupture ; mais le caractère perfide de Licinius justifie les soupçons les moins favorables. À la faible lueur que l’histoire jette sur cet événement [784], on aperçoit une conspiration tramée par ses artifices contre l’autorité de son collègue. Constantin venait de donner sa sœur Anastasie en mariage à Bassianus, homme d’une grande fortune et d’une naissance illustre, et il avait élevé son beau-frère au rang de César. Selon le système de gouvernement institué par Dioclétien, l’Italie et peut-être l’Afrique devait former le département du nouveau prince dans l’empire ; mais l’accomplissement de la promesse souffrit tant de délais, ou fut accompagné de conditions si peu avantageuses, que la fidélité de Bassianus fut plutôt ébranlée qu’affermie par la distinction honorable qu’il avait obtenue. Licinius avait ratifié son élection. Ce prince artificieux trouva bientôt, pas ses émissaires, le moyen d’entretenir une correspondance secrète et dangereuse avec le nouveau César, d’irriter ses mécontentemens, et de le porter au projet téméraire d’arracher par la violence ce qu’il attendait en vain de la justice de l’empereur. Mais le vigilant Constantin découvrit le complot avant que toutes les mesures eussent été prises pour l’exécuter. Aussitôt, renonçant solennellement à l’alliance de Bassianus, il le dépouilla de la pourpre et lui infligea la peine que méritaient sa trahison et son ingratitude. Lorsqu’on vint demander à Licinius la restitution des criminels qui avaient cherché un asile dans ses états, son refus altier confirma les soupçons que l’on avait déjà de sa perfidie ; et les indignités commises à Æmone, sur les frontières de l’Italie, contre les statues de Constantin, devinrent le signal de la discorde entre les deux princes [785].
Première guerre civile entre ces deux princes. Bataille de Cibalis. A. D. 315, 8 octobre.
La première bataille se livra près de Cibalis, ville de Pannonie, située sur la Save, à cinquante milles au-dessus de Sirmium [786]. Les forces peu considérables que ces deux puissans monarques avaient rassemblées dans une occasion si importante, donnent lieu de croire que l’un fut provoqué subitement, et l’autre surpris tout à coup. Le souverain de l’Orient n’avait que trente-cinq mille hommes ; vingt mille soldats composaient toute l’armée de l’empereur d’Occident. L’infériorité du nombre était compensée toutefois par l’avantage du terrain. Posté dans un défilé large environ d’un demi-mille, entre une colline escarpée et un marais profond, Constantin attendait l’ennemi avec assurance, et il repoussa son premier choc. Habile à profiter de cet avantage, il descendit dans la plaine ; mais les vétérans d’Illyrie se rallièrent sous les étendards d’un chef qui avait appris le métier des armes à l’école de Probus et de Dioclétien. Des deux côtés les armes de trait furent bientôt épuisées ; les armées rivales, animées d’un même courage, s’élancèrent avec impétuosité l’une contre l’autre, et se battirent à coups de lances et d’épées. Le combat était demeuré incertain depuis la pointe du jour jusqu’aux approches de la nuit, lorsque l’aile droite, que Constantin commandait en personne, détermina la victoire par une attaque vigoureuse. Une sage retraite sauva le reste des troupes de Licinius. Mais dès que ce prince eut reconnu sa perte, qui se montait à plus de vingt mille hommes, il ne se crut pas en sûreté pendant la nuit devant un adversaire actif et victorieux : abandonnant son camp et ses magasins il marcha secrètement et avec diligence à la tête de la plus grande partie de sa cavalerie, et il se trouva bientôt hors de tout danger. Sa célérité fut le salut de sa femme, de son fils et de ses trésors qu’il avait laissés dans Sirmium. Licinius traversa cette ville ; et après avoir rompu le pont sur la Save, il se hâta de lever une nouvelle armée dans la Dacie et en Thrace : tandis qu’il fuyait, il accorda le titre de César à Valens, un de ses généraux, qui commandait sur la frontière d’Illyrie [787].
Bataille de Mardie.
La plaine de Mardie, dans la Thrace, fut le théâtre d’une seconde bataille aussi opiniâtre et non moins sanglante que la première. Les troupes des deux partis déployèrent une valeur et une discipline égales ; la victoire fut encore une fois fixée par l’habileté supérieure de Constantin. Ce prince avait envoyé un corps de cinq mille hommes s’emparer d’une hauteur avantageuse, d’où, pendant la chaleur de l’action, ils tombèrent sur l’arrière-garde de l’ennemi et en firent un grand carnage. Cependant les légions de Licinius, présentant un double front, conservèrent toujours le terrain, jusqu’à ce que la nuit mît fin au combat, et favorisât leur retraite vers les montagnes de la Macédoine [788]. La perte de deux batailles et de ses plus braves vétérans força l’esprit altier de Licinius à demander la paix. Mistrianus, son ambassadeur, admis à l’audience de Constantin, s’étendit sur ces maximes générales de modération et d’humanité, si familières à l’éloquence des vaincus. Il représenta, dans les termes les plus insinuans, que l’événement de la guerre était encore douteux, et que ses calamités inévitables entraîneraient la ruine des deux partis, et finit en disant, qu’il était autorisé par les deux empereurs ses maîtres, à proposer une paix solide et honorable. Ce fut avec mépris et indignation que Constantin l’entendit faire mention de Valens. (Nous ne sommes pas venus, répliqua-t-il fièrement, des bords de l’Océan occidental ; nous n’avons pas parcouru d’immenses contrées en livrant tant de combats, en remportant un si grand nombre de victoires, pour couronner un vil esclave, après avoir puni un parent ingrat. L’abdication de Valens est le premier article du traité [789].» La nécessité contraignit d’accepter cette condition humiliante. Après un règne de quelques jours, le malheureux Valens perdit la pourpre et la vie. Dès que cet obstacle eut été levé, la tranquillité de l’univers romain fut bientôt rétablie. Si les défaites successives de Licinius avaient épuisé ses forces, elles avaient développé son courage et ses talens. Sa situation était presque désespérée ; mais les efforts du désespoir sont souvent formidables. La prudence de Constantin préférait un avantage considérable et certain au hasard douteux d’une troisième bataille.
Traité de paix. Décembre.
Il consentit à laisser son rival, ou comme il appelait de nouveau Licinius, son ami et son frère, en possession de la Thrace, de l’Asie Mineure, de la Syrie et de l’Égypte. Mais les provinces de la Pannonie, de la Dalmatie, de la Dacie, de la Macédoine et de la Grèce, furent cédées à l’empereur d’Occident ; et les états de Constantin s’étendirent depuis les confins de la Calédonie jusqu’à l’extrémité du Péloponnèse. Il fut stipulé par le même traité, que trois jeunes princes, fils des empereurs, seraient désignés successeurs de leurs pères. Crispus et le jeune Constantin furent bientôt après déclarés Césars en Occident. Dans l’Orient, le jeune Licinius parvint à la même dignité. Par cette double portion d’honneurs, réunie dans sa famille, le vainqueur constatait la supériorité de ses armes et de sa puissance [790].
Paix générale. Lois de Constantin. A. D. 315-323.
La réconciliation de Constantin et de Licinius, quoique envenimée par le ressentiment et par la jalousie, par le souvenir des injures récentes et par l’appréhension de nouveaux dangers, maintint cependant durant plus de huit années la tranquillité de l’univers romain. Comme vers cette époque commence une suite très-régulière des lois impériales, il ne serait pas difficile de rapporter les règlemens civils qui employèrent le loisir de Constantin. Mais ses institutions les plus importantes se trouvent étroitement liées au nouveau système de politique et de religion, qui ne fut parfaitement établi que dans les derniers temps et dans les années paisibles de son règne. Plusieurs de ses lois, en tant qu’elles concernent les droits et les propriétés des individus et la pratique du barreau, se rapportent plutôt à la jurisprudence particulière qu’à l’administration publique de l’empire, et il publia un grand nombre d’édits, dont la nature tient tellement aux lieux et aux circonstances, qu’ils ne sont pas dignes de trouver place dans une histoire générale. On peut cependant tirer de la foule deux lois qui méritent d’être connues, l’une pour son importance, l’autre pour sa singularité ; la première respire la plus grande humanité ; la sévérité excessive de la seconde la rend très-remarquable. 1o. La pratique horrible et si familière aux anciens, d’exposer ou de faire mourir les enfans nouveau-nés, devenait tous les jours plus fréquente, spécialement en Italie. C’était l’effet de la misère ; et la misère avait surtout pour principe le poids intolérable des impositions, et les voies aussi injustes que cruelles employées par les officiers du fisc contre leurs débiteurs insolvables. Les sujets pauvres ou dénués d’industrie, loin de voir avec plaisir augmenter leurs familles, croyaient suivre les mouvemens d’une véritable tendresse, en délivrant leurs enfans des malheurs dont les menaçait une vie qu’ils ne pouvaient eux-mêmes supporter. L’humanité de Constantin, excitée peut-être par quelques exemples nouveaux et frappans de désespoir [791], engagea ce prince à publier un édit dans toutes les villes de l’Italie, ensuite de l’Afrique. En vertu de ce règlement, on devait donner un secours immédiat et suffisant à ceux qui produiraient devant le magistrat les enfans que leur pauvreté ne leur permettrait pas d’élever. Mais la promesse était trop magnifique, et les moyens de la remplir avaient été fixés d’une manière trop vague, pour produire aucun avantage général ou permanent [792]. La loi, quoiqu’elle mérite quelques éloges, servit moins à soulager qu’à exposer la misère publique. Elle demeure aujourd’hui comme un monument authentique, pour contredire et confondre des orateurs vendus, trop contens de leur propre situation, pour supposer que le vice et la misère pussent exister sous le gouvernement d’un prince si généreux [793].
II. Les lois de Constantin contre le rapt marquent bien peu d’indulgence pour une des faiblesses les plus pardonnables de la nature humaine, puisqu’elles regardaient comme ravisseur, et punissaient comme tel tout homme qui enlevait de la maison de ses parens une fille âgée de moins de vingt-cinq ans ; soit qu’il eût employé la violence, ou que par une douce séduction il l’eût déterminée à une fuite volontaire, le ravisseur était puni de mort ; et si la mort simple ne se trouvait pas proportionnée à l’énormité de son crime, il était ou brûlé vif ou déchiré en pièces par les bêtes sauvages au milieu de l’amphithéâtre. Si la jeune fille déclarait avoir été enlevée de son propre consentement, loin de sauver son amant par cet aveu, elle s’exposait à partager son sort. Les parens de la fille infortunée ou coupable étaient obligés de poursuivre en justice le ravisseur : si, cédant aux mouvemens de la nature, ils fermaient les yeux sur l’insulte, et réparaient par un mariage l’honneur de leur famille, ils étaient eux-mêmes condamnés à l’exil, et leurs biens confisqués. Les esclaves de l’un ou de l’autre sexe, convaincus d’avoir favorisé le rapt ou la séduction, étaient brûlés vifs, ou mis à mort par un supplice plus raffiné, qui consistait à leur verser dans la bouche du plomb fondu. Comme le crime était un crime public, l’accusation en était permise même aux étrangers. Quel que fût le nombre des années écoulées depuis le crime, l’accusation était toujours recevable ; et les suites de la sentence s’étendaient jusqu’aux fruits innocens de cette union irrégulière [794]. Mais toutes les fois que l’offense inspire moins d’horreur que la punition, la rigueur de la loi pénale est forcée de céder aux mouvemens naturels imprimés dans le cœur de l’homme. Les articles les plus odieux de cet édit furent adoucis ou annullés sous le règne suivant [795]. Constantin lui-même tempera souvent, par des actes particuliers de clémence, l’esprit cruel de ses institutions générales ; et telle était l’humeur singulière de ce prince, qu’il se montrait aussi indulgent, aussi négligent même dans l’exécution de ses lois, qu’il avait paru sévère et même cruel en les publiant. Il serait difficile de découvrir un symptôme plus marqué de faiblesse, soit dans le caractère du prince, soit dans la constitution du gouvernement [796].
Guerre contre les Goths. A. D. 322.
L’administration civile fut quelquefois interrompue par des expéditions militaires entreprises pour la défense de l’empire. Crispus, jeune prince du caractère le plus aimable, qui avait reçu, avec le titre de César, le commandement du Rhin, signala sa valeur et son habileté par plusieurs victoires sur les Francs et sur les Allemands. Il apprit aux Barbares de cette frontière à redouter le fils aîné de Constantin et le petit-fils de Constance [797]. L’empereur s’était réservé le département plus important et bien plus difficile du Danube. Les Goths, qui, sous les règnes de Claude et d’Aurélien, avaient senti le poids des armes romaines, respectèrent la puissance de l’empire, même au milieu des discordes intestines qui le déchirèrent après la mort de ces princes. Mais cinquante ans de paix avaient alors réparé les forces de cette nation belliqueuse. Il s’était élevé une nouvelle génération qui ne se ressouvenait plus des malheurs des anciens temps. Les Sarmates des Palus Méotides suivirent les étendards des Goths, comme sujets ou comme alliés ; et ces Barbares réunis fondirent tout à coup sur les provinces illyriennes. Campona, Margus et Bononia [798], paraissent avoir été le théâtre de plusieurs siéges et de plusieurs combats [799] mémorables. Quoique Constantin trouvât une résistance opiniâtre, il vint à bout de terrasser ces redoutables adversaires ; et les Goths achetèrent la permission de se retirer honteusement, en rendant le butin qu’ils avaient pris. Cet avantage ne satisfaisait pas l’indignation de l’empereur. Décidé à châtier, en même temps qu’il les repoussait, des Barbares insolens qui avaient osé envahir le territoire de Rome, après avoir réparé le pont construit par Trajan, il passa le Danube à la tête de ses légions, et pénétra dans les retraites les plus inaccessibles de la Dacie [800] ; et, après avoir exercé une vengeance sévère, il consentit à donner la paix au peuple suppliant des Goths, à condition qu’ils lui fourniraient un corps de quarante mille soldats toutes les fois qu’il l’exigerait [801]. De pareils exploits honorent sans doute ce prince, et furent utiles à l’empire ; mais on doute qu’ils puissent justifier une assertion exagérée d’Eusèbe. Selon cet auteur, toute la Scythie, pays immense, divisé en tant de nations, de noms si différens, et de mœurs si sauvages, fut, jusqu’à son extrémité septentrionale, ajoutée à l’Empire romain par les armes victorieuses de Constantin [802].
Seconde guerre civile entre Constantin et Licinius. Ann. 323.
Parvenu à ce haut point de gloire, il eût été difficile à Constantin de souffrir que l’empire fût plus long-temps partagé. Plein de confiance en la supériorité de son génie et de sa puissance militaire, il se détermina, sans avoir eu à se plaindre d’aucune injure, à précipiter du trône un collègue dont l’âge avancé et les vices détestés semblaient rendre la destruction facile [803]. Mais à l’approche du danger, le vieil empereur trompa l’attente de ses amis aussi-bien que de ses adversaires. Rappelant tout à coup cette bravoure et ces talens qui lui avaient mérité l’amitié de Galère et la pourpre impériale, il se prépara au combat, assembla les forces de l’Orient, et remplit bientôt de ses troupes les plaines d’Andrinople, tandis que ses vaisseaux couvraient l’Hellespont. Son armée consistait en cent cinquante mille fantassins et quinze mille cavaliers. Comme cette cavalerie avait été principalement tirée de la Phrygie et de la Cappadoce, on peut se former une idée plus favorable de la beauté des chevaux que du courage et de l’habileté de ceux qui les montaient. Trois cent cinquante galères à trois rangs de rames composaient la flotte. L’Égypte et la côte adjacente de l’Afrique en avaient fourni cent trente. Cent dix de ces bâtimens venaient des ports de la Phénicie et de l’île de Chypre. Enfin, les contrées maritimes de la Bithynie, de l’Ionie et de la Carie avaient été forcées de donner les cent dix autres. Constantin assigna le rendez-vous de ses troupes à Thessalonique. Elles se montaient à plus de cent vingt mille hommes, tant infanterie que cavalerie [804]. Leur chef contemplait avec plaisir leur air martial ; et son armée, quoique inférieure en nombre à celle de son rival, renfermait plus de soldats. Les légions de Constantin avaient été levées dans les provinces belliqueuses de l’Europe ; leur discipline avait été éprouvée ; leurs anciennes victoires enflaient leurs espérances, et elles avaient dans leur sein une foule de vétérans qui, après dix-sept campagnes glorieuses sous le même général, se préparaient à mériter une retraite honorable par un dernier effort de courage [805]. Mais sur mer les préparatifs de Constantin, ne pouvaient en aucune façon être comparés à ceux de Licinius. Les villes maritimes de la Grèce avaient envoyé chacune au célèbre port du Pirée les hommes et les bâtimens qu’elles pouvaient fournir ; et toutes ces forces réunies ne formaient que deux cents petits vaisseaux : armement très-faible, si on le compare à ces flottes formidables équipées et entretenues par la république d’Athènes durant la guerre du Péloponnèse [806]. Depuis que l’Italie avait cessé d’être le siége du gouvernement, les établissemens maritimes formés dans les ports de Misène et de Ravenne avaient été insensiblement négligés ; et comme la marine de l’Empire était soutenue par le commerce plutôt que par la guerre, il devait naturellement se trouver un bien plus grand nombre de matelots et de bâtimens dans les provinces industrieuses de l’Égypte et de l’Asie. On est seulement étonné que l’empereur d’Orient, dont les forces navales étaient si considérables, ait négligé de porter la guerre dans le centre des états de son rival.
Bataille d’Andrinople. A. D. 323. 3 juillet.
Au lieu d’embrasser une résolution si active, qui aurait pu changer toute la face de la guerre, le prudent Licinius attendit l’ennemi près d’Andrinople ; et le soin avec lequel il fortifia son camp, décelait assez ses inquiétudes. Après avoir quitté Thessalonique, Constantin s’avançait vers cette partie de la Thrace, lorsqu’il fut tout à coup arrêté par l’Hèbre, fleuve large et rapide ; et il aperçut les nombreuses troupes de Licinius, qui, postées sur la pente d’une montagne, s’étendaient depuis le fleuve jusqu’à la ville. Plusieurs jours se passèrent en escarmouches à quelque distance des deux armées. Enfin l’intrépidité de Constantin surmonta les difficultés du passage et de l’attaque. Ce serait ici le lieu de rapporter un exploit prodigieux de ce prince. Quoiqu’il ne s’en trouve peut-être aucun dans la poésie ou dans les romans qui puisse lui être comparé, cependant il a été célébré ; non par un de ces orateurs vendus à sa fortune, mais par un historien ennemi de sa gloire. On assure que le vaillant empereur se jeta dans l’Hèbre, accompagné seulement de douze cavaliers, et que, par la force ou la terreur de son bras invincible, il renversa, massacra et mit en pièces une armée de cent cinquante mille hommes. La crédulité remportait tellement sur la passion dans l’esprit de Zosime, qu’au lieu de s’attacher aux événemens les plus importans de cette fameuse bataille, il paraît avoir choisi et embelli les plus merveilleux. La valeur et le péril de Constantin sont attestés par une blessure légère qu’il reçut à la cuisse ; mais nous pouvons découvrir, même dans cette narration imparfaite, et peut-être dans un texte corrompu, que la victoire ne fut pas moins due à l’habileté du général qu’à la bravoure du héros. Il assembla d’abord des matériaux, comme s’il eût eu dessein de jeter un pont sur le fleuve ; et tandis que les ennemis étaient occupés de ces préparatifs, il envoya un corps de cinq mille archers s’emparer d’un bois épais qui couvrait leur arrière-garde. Licinius, embarrassé par une multiplicité d’évolutions trompeuses, sortit avec regret de son poste avantageux pour combattre dans la plaine sur un terrain uni, où la victoire ne fut plus disputée. Les vétérans expérimentés de l’Occident taillèrent facilement en pièces cette multitude confuse de nouvelles levées. Il périt, dit-on, trente-quatre mille hommes. Le soir même, le camp fortifié de Licinius fut pris d’assaut, et la plus grande partie des fuyards, qui avaient gagné les montagnes, se rendirent le lendemain à la discrétion du vainqueur [807]. Son rival, incapable désormais de tenir la campagne, s’enferma dans les murs de Byzance.
Siége de Byzance et victoire navale de Crispus.
Constantin mit aussitôt le siége devant cette ville. Une pareille entreprise exigeait de grands travaux, et le succès pouvait en paraître tort incertain. Dans les dernières guerres civiles, les fortifications d’une place si importante, regardée avec raison comme la clef de l’Europe et de l’Asie, avaient été réparées et augmentées ; et tant que Licinius restait maître de la mer, la garnison avait bien moins à craindre de la famine que l’armée des assiégeans. Les commandans de la flotte de Constantin eurent ordre de se rendre auprès de lui, et il leur prescrivit de forcer le passage de l’Hellespont, puisque les vaisseaux de Licinius, au lieu de chercher et de détruire un ennemi plus faible, demeuraient dans l’inaction et continuaient à occuper un détroit où la supériorité du nombre était si peu utile et si peu avantageuse. Crispus, fils aîné de Constantin, fut chargé de cette entreprise hardie : il l’exécuta si heureusement et avec tant de courage, qu’il mérita l’estime de son père, et qu’il excita probablement sa jalousie. Le combat dura deux jours. À la fin de la première journée, les deux flottes, après une perte considérable et réciproque, se retirèrent l’une en Europe, l’autre du côté de l’Asie. Le second jour, il s’éleva vers le midi un vent du sud [808], qui, soufflant avec violence, poussa les vaisseaux de Crispus contre ceux de l’ennemi. Ce prince profita, par son habile intrépidité, de cet heureux hasard, et remporta bientôt une victoire complète. Cent trente bâtimens furent coulés à fond, cinq mille hommes perdirent la vie, et Amandus, l’amiral de la flotte asiatique, ne parvint qu’avec la plus grande difficulté aux rivages de Chalcédoine. Dès que l’Hellespont fut libre, un grand convoi arriva au camp de Constantin, qui avait déjà avancé les opérations du siége. Après avoir construit un rempart de terre égal en hauteur aux fortifications de Byzance, il posa sur cette terrasse des machines de toute espèce, et de hautes tours d’où ses soldats lançaient aux assiégés des dards et des pierres énormes. Les béliers avaient ébranlé les murs en plusieurs endroits ; si Licinius persistait à se défendre plus long-temps, il s’exposait à être enseveli sous les ruines de la ville. Avant d’être entièrement bloqué, il passa prudemment, avec ses trésors, à Chalcédoine en Asie ; et n’ayant pas perdu le désir d’associer des compagnons à l’espoir et aux dangers de sa fortune, il donna le titre de César à Martinianus, qui remplissait un des emplois les plus importans de son empire [809].
Bataille de Chrysopolis.
Telles étaient les ressources et les talens de Licinius, qu’après tant de défaites réitérées, pendant que Constantin exerçait son activité au siége de Byzance, il assembla en Bithynie une nouvelle armée de cinquante ou soixante mille hommes. Le vigilant empereur ne crut cependant pas devoir négliger les derniers efforts de son rival. Une partie considérable de l’armée victorieuse passa le Bosphore dans de petits bâtimens ; bientôt après l’arrivée de ces troupes, la bataille décisive se donna sur les hauteurs de Chrysopolis, aujourd’hui Scutari. Les soldats de Licinius, quoique nouvellement levés, mal armés et plus mal disciplinés, résistèrent au vainqueur avec un courage inutile, mais animé par le désespoir, jusqu’à ce que la défaite totale et le massacre de vingt-cinq mille hommes eussent irrévocablement déterminé le sort de leur chef [810]. [Soumission et mort de Licinius.]Il se rendit à Nicomédie, moins dans l’espoir de se détendre que dans la vue de gagner du temps pour négocier. Constantia, femme de Licinius et sœur de Constantin, sollicita son frère en faveur de son mari ; elle obtint plutôt de la politique que de la compassion du vainqueur, la promesse solennelle, confirmée par un serment, que Licinius, après s’être dépouillé de la pourpre, et après avoir sacrifié Martinianus, aurait la permission de passer le reste de ses jours dans un repos honorable. La conduite de Constantia et ses liaisons avec les deux princes rivaux, rappellent naturellement le souvenir de cette vertueuse Romaine, sœur d’Auguste et femme de Marc-Antoine ; mais les idées des hommes étaient changées, et l’on ne pensait plus que ce fût une tache pour un Romain de survivre à son honneur et à sa liberté. Licinius demanda et accepta le pardon de ses fautes ; il déposa la pourpre aux pieds de son seigneur et maître ; et lorsqu’il eut été relevé de terre avec une pitié insultante, il fut admis au banquet impérial. On l’envoya aussitôt à Thessalonique, qu’on avait choisie pour sa prison : il fut bientôt condamné à mourir [811]. On ne sait si, pour motiver son exécution, on eut recours à un tumulte élevé parmi les soldats, ou bien à un décret du sénat. Selon l’usage de la tyrannie, Licinius fut accusé de tramer une conspiration et d’entretenir une correspondance criminelle avec les Barbares ; mais comme il ne fut jamais convaincu ni par sa conduite ni par aucune preuve légale, sa faiblesse doit faire présumer [812] qu’il était innocent. La mémoire de ce malheureux prince fut dévouée a une infamie perpétuelle ; on renversa ses statues avec ignominie ; et par un edit précipité, dont les suites parurent si funestes qu’il fut presque aussitôt modifié, on annulla toutes les lois et toutes les procédures judiciaires de son règne [813]. [Réunion de l’empire. A. D. 324.]Cette victoire de Constantin réunit de nouveau les membres épars de l’univers romain sous l’autorité d’un seul monarque, trente-sept ans après que Dioclétien eut partagé avec Maximien, son associé, sa puissance et ses provinces.
Les degrés successifs de l’élévation de Constantin, depuis sa première élection dans la ville d’York, jusqu’à l’abdication de Licinius à Nicomédie, ont été représentés avec détail et précision, non-seulement parce que ces événemens sont en eux-mêmes fort intéressans et de la plus grande importance, mais encore parce qu’ils ont contribué à la décadence de l’empire par tout le sang et par les richesses immenses qui furent alors prodigués, et par l’accroissement perpétuel des taxes aussi-bien que des forces militaires. La fondation de Constantinople et l’établissement de la religion chrétienne furent les suites immédiates et à jamais mémorables de cette révolution.
FIN DU TOME SECOND.
Notes (h) du chapitre VIII
Notes (i) du chapitre IX
Notes (j) du chapitre X
Notes (k) du chapitre XI
Notes (l) du chapitre XII
Notes (m) du chapitre XIII
Notes (n) du chapitre XIV
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
CHAPITRE VIII. De l’état de la Perse après le rétablissement de cette monarchie par Artaxercès.
1
CHAPITRE IX. État de la Germanie jusqu’à l’invasion des Barbares sous le règne de l’empereur Dèce
41
CHAPITRE X. Les empereurs Dèce, Gallus, Émilien, Valérien et Gallien. Irruption générale des Barbares. Les trente tyrans
95
CHAPITRE XI. Règne de Claude. Défaite des Goths. Victoires, triomphe et mort d’Aurélien
182
CHAPITRE XII. Conduite de l’armée et du sénat après la mort d’Aurélien. Règne de Tacite, de Probus, de Carus et de ses fils
244
CHAPITRE XIII. Règne de Dioclétien et de ses trois associés, Maximien, Galère et Constance. Rétablissement général de l’ordre et de la tranquillité. Guerre de Perse. Victoire et triomphe des empereurs romains. Nouvelle forme d’administration. Abdication de Dioclétien et de Maximien
305
CHAPITRE XIV. Troubles après l’abdication de Dioclétien. Mort de Constance. Élévation de Constantin et de Maxence. Six empereurs dans le même temps. Mort de Maxence et de Galère. Victoires de Constantin sur Maximien et sur Licinius. Réunion de l’empire sous l’autorité de Constantin
384
FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
BARBARES de l’Orient et du Nord.
1
Révolutions d’Asie.
2
Monarchie des Perses rétablie par Artaxercès.
4
Réformation du culte des mages.
6
Théologie des Perses : deux principes.
10
Culte religieux.
13
Cérémonies et préceptes moraux.
15
Encouragement de l’agriculture.
16
Pouvoir des mages.
18
Esprit de persécution.
21
Établissement de l’autorité royale dans les provinces.
23
Étendue et population de la Perse.
24
Récapitulation des guerres entre les Parthes et les Romains.
26
Séleucie et Ctésiphon.
27
A. D. 165-198.
28
Conquête de l’Oshroène par les Romains.
29
Artaxercès réclame les provinces de l’Asie, et déclare la guerre aux Romains. A. D. 230.
31
Prétendue victoire d’Alexandre-Sévère. A. D. 233.
32
Relation plus probable de la guerre.
34
Caractère et maximes d’Artaxercès. A. D. 240.
36
Puissance militaire des Perses.
37
Leur infanterie méprisable.
38
Leur cavalerie excellente.
Ibid.
Étendue de la Germanie.
43
Climat.
49
Ses effets sur les naturels.
51
Origine des Germains.
53
Fables et conjectures.
54
Les Germains n’avaient pas l’usage des lettres.
56
Des arts, de l’agriculture.
58
Et des métaux.
60
Leur indolence.
62
Leur goût pour les liqueurs fortes.
64
Population de la Germanie.
65
Liberté.
67
Assemblées du peuple.
69
Autorité des princes et des magistrats.
71
Plus absolue sur les propriétés que sur les personnes des Germains.
72
Service volontaire.
Ibid.
Chasteté des Germaines.
74
Ses causes probables.
75
Religion.
78
Son influence dans la paix.
79
Dans la guerre.
80
Les Bardes.
81
Causes qui ont arrêté les progrès des Germains.
83
Manque d’armes.
84
Et de discipline.
85
Dissensions civiles des Germains.
87
Fomentées par la politique de Rome.
88
Union passagère contre Marc-Aurèle.
90
Distinction des tribus germaniques.
92
Leur nombre.
93
Nature du sujet. A. D. 248-268.
95
L’empereur Philippe.
Ibid.
Services, révoltes, victoires et règne de l’empereur Dèce. A. D. 249.
96
Il marche contre les Goths. A. D. 250.
98
Origine des Goths.
99
Religion des Goths.
101
Institutions d’Odin ; sa mort.
102
Hypothèse agréable, mais incertaine, touchant Odin.
103
Migrations des Goths de la Scandinavie en Prusse.
104
De la Prusse en Ukraine.
107
La nation des Goths s’accroît dans sa marche.
108
Distinction des Germains et des Sarmates.
110
Description de l’Ukraine.
111
Les Goths envahissent les provinces romaines.
112
Divers événemens de la guerre des Goths. A. D. 250.
114
Dèce rétablit l’office de censeur dans la personne de Valérien.
116
A. D. 251, 27 octobre.
117
Ce projet impraticable et sans effet.
118
Défaite et mort de Dèce et de son fils.
119
Élection de Gallus. A. D. 251. Décembre.
121
Retraite des Goths.
122
Gallus achète la paix en payant aux Barbares un tribut annuel.
Ibid.
Mécontentement public.
123
Victoire et révolte d’Émilien. A. D. 253.
124
Gallus abandonné et tué. A. D. 253. Mai.
125
Valérien venge la mort de Gallus, et est proclamé empereur.
126
A. D. 253. Août.
Ibid.
Caractère de Valérien.
127
Malheur général des règnes de Valérien et de Gallien. A. D. 253-258.
128
Incursions des Barbares.
129
Origine et confédération des Francs.
Ibid.
Ils envahissent la Gaule.
131
Ils ravagent l’Espagne.
132
Et passent en Afrique.
133
Origine et renommée des Suèves.
134
Différentes tribus de Suèves prennent le nom d’Allemands.
135
Les Allemands envahissent la Gaule et l’Italie.
137
Ils sont repoussés de devant Rome par le sénat et par le peuple.
Ibid.
Gallien interdit aux sénateurs le service militaire.
138
Traité de ce prince avec les Allemands.
Ibid.
Incursions des Goths.
139
Ils s’emparent du royaume du Bosphore.
140
Ils acquièrent des forces navales.
142
Première expédition maritime de ces peuples.
143
Les Goths assiégent et prennent Trébisonde.
144
Seconde expédition des Goths.
146
Les villes de Bithynie saccagées.
Ibid.
Retraite des Goths.
147
Troisième expédition maritime des Goths.
149
Ils passent le Bosphore et l’Hellespont.
Ibid.
Ravagent la Grèce et menacent l’Italie.
151
Leur séparation et leur retraite.
Ibid.
Ruine du temple d’Éphèse.
153
Conduite des Goths à Athènes.
155
Conquête de l’Arménie par les Perses.
156
Valérien marche en Orient.
157
Il est vaincu et fait prisonnier par Sapor. A. D. 260.
Ibid.
Sapor ravage la Syrie, la Cilicie et la Cappadoce.
159
Hardiesse et succès d’Odenat contre Sapor.
162
Sort de Valérien.
163
Caractère et administration de Gallien.
164
Les trente tyrans.
167
Ils n’étaient réellement que dix-neuf.
168
Caractère et mérite de ces tyrans.
Ibid.
Leur naissance obscure.
169
Cause de leur rébellion.
171
Leur mort violente.
172
Suites fatales de ces usurpations.
173
Désordres de la Sicile.
175
Tumulte d’Alexandrie.
176
Rebellion des Isauriens.
178
Famine et peste.
179
Diminution de l’espèce humaine.
180
Auréole envahit l’Italie, est vaincu et assiégé dans Milan.
182
A. D. 268.
Ibid.
Mort de Gallien. A. D. 268, 20 mars.
184
Caractère et avénement de l’empereur Claude.
185
Mort d’Auréole.
188
Clémence et justice de Claude.
189
Il entreprend la réforme de l’armée.
Ibid.
Les Goths envahissent l’empire. A. D. 269.
191
Détresse et fermeté de Claude.
192
Sa victoire sur les Goths.
193
A. D. 270.
195
Mort de Claude, qui recommande Aurélien pour son successeur. Mars.
195
Usurpation et chute de Quintilius.
196
Avril.
197
Origine et services d’Aurélien.
197
Règne heureux d’Aurélien.
198
Sa discipline sévère.
199
Traité de ce prince avec les Goths.
200
Il leur cède la Dacie.
202
Guerre contre les Allemands.
204
A. D. 270. Septembre.
205
Les Allemands envahissent l’Italie.
207
Et sont enfin vaincus par Aurélien.
208
Cérémonies superstitieuses.
209
A. D. 271, 11 janvier.
210
Fortifications de Rome.
210
Aurélien défait entièrement deux usurpateurs.
212
Succession d’usurpateurs en Gaule.
213
Règne et défaite de Tetricus.
214
A. D. 271.
215
Caractère de Zénobie. A. D. 272.
217
Sa beauté et son érudition.
Ibid.
Sa valeur.
218
Elle venge la mort de son mari.
219
A. D. 267.
Ibid.
Et règne dans l’Orient et en Égypte.
220
Expédition d’Aurélien. A. D. 272.
222
L’empereur défait les Palmyréniens dans les batailles d’Antioche et d’Émèse.
223
Description de Palmyre.
224
Cette ville est assiégée par Aurélien.
226
Zénobie tombe entre les mains de l’empereur.
227
A. 273.
228
Conduite de Zénobie.
229
Révolte et ruine de Palmyre.
230
Aurélien détruit la rébellion de Firmus en Égypte.
231
Triomphe d’Aurélien. A. D. 274.
232
Sa clémence envers Tetricus et Zénobie.
234
Sa magnificence et sa dévotion.
236
Il éteint une sédition à Rome.
237
Observations sur cet événement.
239
Cruauté d’Aurélien.
241
Il marche en Orient, et est assassiné.
242
A. D. 274, Octobre.
Ibid.
A. D. 275. Janvier.
243
Contestation singulière entre le sénat et l’armée pour le choix d’un empereur.
244
A. D. 275. 3 février
246
Interrègne paisible de huit mois.
246
Le consul assemble le sénat. A. D. 275. 25 septembre.
248
Caractère de Tacite.
249
Il est élu empereur.
250
Et il accepte le pourpre.
251
Autorité du sénat.
252
Joie et confiance des sénateurs.
254
Tacite est reconnu par l’armée. A. D. 276.
255
Les Alains envahissent l’Asie et sont repoussés par Tacite.
256
Mort de l’empereur.
257
A. D. 276, 12 avril.
258
Usurpation et mort de son frère Florianus. Juillet.
259
Leurs enfans subsistent dans l’obscurité.
260
Caractère et avènement de l’empereur Probus.
261
Sa conduite respectueuse envers le sénat.
262
A. D. 276, 3 août.
263
Victoires de Probus sur les Barbares.
265
Il délivre les Gaules des invasions des Germains. A. D. 277.
267
Probus porte ses armes en Germanie.
269
Il bâtit un mur depuis le Rhin jusqu’au Danube.
271
Les Barbares introduits dans l’empire : leurs établissemens.
273
Entreprise hardie des Francs.
275
Révolte de Saturnin en Orient.
276
A. D. 279.
278
De Bonosus et de Proculus en Gaule. A. D. 280.
278
Triomphe de l’empereur Probus. A. D. 281.
279
Sa discipline.
280
A. D. 282, Août.
282
Élévation et caractère de Carus.
283
Sentimens du sénat et du peuple.
284
Carus défait les Sarmates et marche en Orient.
285
Il donne audience aux ambassadeurs persans. A. D. 283.
286
Ses victoires, et sa mort extraordinaire.
287
A. D. 283, 25 décembre.
288
Ses deux fils Carin et Numérien lui succèdent.
289
Vices de Carin. A. D. 284.
290
Il célèbre des jeux à Rome.
293
Speclacles de Rome.
294
L’amphithéâtre.
296
Retour de Numérien avec l’armée de Perse.
299
Mort de Numérien.
301
Élection de l’empereur Dioclétien. A. D. 284. 27 sept.
302
Défaite et mort de Carin.
303
A. D. 285. Mai.
304
Élévation et caractère de Dioclétien. A. D. 285.
305
Sa victoire et sa clémence.
307
Élévation et caractère de Maximien. A. D. 286, Ier avr.
309
Association des deux Césars Galère et Constance. A. D. 292, 1er mars.
311
Départemens et harmonie des quatre princes.
313
Ordre des faits.
314
État des paysans de la Gaule. A. D. 287.
Ibid.
Leur rebellion. Leur punition.
316
Révolte de Carausius en Bretagne. A. D. 287.
317
Importance de la Bretagne.
319
Pouvoir de Carausius.
Ibid.
Reconnu par les empereurs. A. D. 289.
320
Mort de Carausius. A. D. 294.
322
Constance reprend la Bretagne. A. D. 296.
Ibid.
Défense des frontières.
323
Fortifications.
324
Dissensions des Barbares.
325
Conduite des empereurs.
Ibid.
Valeur des Césars.
326
Traitement fait aux Barbares.
327
Guerres d’Afrique et d’Égypte.
328
Conduite de Dioclétien en Égypte. A. D. 296.
329
Il détruit les livres d’alchimie.
332
Nouveauté et progrès de cet art.
Ibid.
Guerre de Perse.
333
Tiridate l’Arménien.
Ibid.
A. D. 282.
334
Il remonte sur le trône. A. D. 286.
335
État de l’Arménie.
Ibid.
Révolte du peuple et des nobles.
336
Histoire de Mamgo.
337
Les Perses reprennent l’Arménie.
338
Guerre entre les Perses et les Romains. A. D. 296.
340
Défaite de Galère.
Ibid.
Réception que lui fait Dioclétien.
342
Seconde campagne de Galère. A. D. 297.
Ibid.
Sa victoire.
343
Et sa conduite envers les prisonniers de la famille de Narsès.
344
Négociation pour la paix.
345
Discours de l’ambassadeur persan.
346
Réponse de Galère.
Ibid.
Modération de Dioclétien.
347
Conclusion.
Ibid.
Articles du traité.
349
L’Aboras fixé comme la limite des deux empires.
Ibid.
Cession de cinq provinces au-delà du Tigre.
350
Arménie.
351
Ibérie.
352
Triomphe de Dioclétien et de Maximien. A. D. 303.
353
Rome privée de la présence des empereurs.
355
Leur résidence à Milan.
356
À Nicomédie.
357
Abaissement de Rome et du sénat.
358
Nouveaux corps de gardes, les Joviens et les Herculiens.
359
Magistratures civiles négligées.
361
Dignité et titre de l’empereur.
Ibid.
Dioclétien prend le diadème, et introduit à la cour les manières persanes.
363
Nouvelle forme d’administration : deux Augustes et deux Césars.
366
Augmentation des taxes.
368
Abdication de Dioclétien et de Maximien.
369
Parallèle de Dioclétien et de Charles-Quint.
370
Longue maladie de Dioclétien.
371
Sa prudence.
372
A. D. 305, 1er mai.
Ibid.
Soumission de Maximien.
373
Retraite de Dioclétien à Salone.
Ibid.
Sa philosophie.
374
Et sa mort. A. D. 313.
376
Description de Salone et des environs.
Ibid.
Palais de Dioclétien.
378
Décadence des arts.
380
Des lettres.
381
Nouveaux platoniciens.
382
Temps de guerres civiles et de confusion. A. D. 305-323.
384
Caractère et situation de Constance.
384
De Galère.
386
Les deux Césars, Sévère et Maximin.
387
Ambition de Galère trompée par deux révolutions.
389
Naissance, éducation et fuite de Constantin. A. D. 274.
Ibid.
Mort de Constance et élévation de Constantin.
393
A. D. 306, 25 juillet.
Ibid.
Il est reconnu par Galère, qui lui donne seulement le titre de César, et qui accorde à Sévère celui d’Auguste.
396
Frères et sœurs de Constantin.
Ibid.
Mécontentement des Romains lorsqu’on veut leur imposer des taxes.
397
Maxence déclaré empereur à Rome. A. D. 306, 28 oct.
400
Maximien reprend la pourpre.
401
Défaite et mort de Sévère.
Ibid.
A. D. 307. Février.
403
Maximien donne sa fille Fausta à Constantin, et il lui confère le titre d’Auguste. A. D. 307.
403
Galère envahit l’Italie.
404
Sa retraite.
407
Licinius est élevé au rang d’Auguste. A. D. 307, 11 nov.
408
Élévation de Maximin à la même dignité.
409
Six empereurs. A. D. 308.
Ibid.
Malheurs de Maximien.
410
Sa mort. A. D. 310. Février.
413
Mort de Galère. A. D. 311. Mai.
414
Ses états partagés entre Maximin et Licinius.
416
Administration de Constantin dans la Gaule. A. D. 306-312.
416
Tyrannie de Maxence en Italie et en Afrique.
418
Guerre civile entre Constantin et Maxence. A. D. 312.
421
Préparatifs.
423
Constantin passe les Alpes.
425
Bataille de Turin.
427
Siège et bataille de Vérone.
429
Indolence et craintes de Maxence.
432
Victoire de Constantin près de Rome. A. D. 312. 28 octobre.
434
Sa réception.
437
Et sa conduite à Rome.
439
Son alliance avec Licinius. A. D. 313. Mars.
441
Guerre entre Maximin et Licinius. A. D. 313.
442
Défaite. 30 avril.
443
Et mort du premier de ces princes.
Ibid.
Cruauté de Licinius.
444
Sort infortuné de l’impératrice Valérie et de sa fille.
445
Rivalité entre Constantin et Licinius. A. D. 314.
449
Première guerre civile entre ces deux princes. Bataille de Cibalis. A. D. 315. 8 oct.
451
Bataille de Mardie.
452
Traité de paix. Décembre.
454
Paix générale. Lois de Constantin. A. D. 315-323.
455
Guerre contre les Goths. A. D. 322.
460
Seconde guerre civile entre Constantin et Licinius.
463
Bataille d’Andrinople. A. D. 323, 3 juillet.
466
Siége de Byzance, et victoire navale de Crispus.
468
Bataille de Chrysopolis.
470
Soumission et mort de Licinius.
Ibid.
Réunion de l’empire. A. D. 324.
472
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.
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Un ancien chronologiste cité par Vell.-Paterculus (l. I, c. 6), observe que les Assyriens, les Mèdes, les Perses et les Macédoniens régnèrent en Asie mille neuf cent quatre-vingt-quinze ans depuis l’avènement de Ninus jusqu’à la défaite d’Antiochus par les Romains. Comme le dernier de ces deux événemens arriva cent quatre-vingt-neuf ans avant Jésus-Christ, le premier peut être placé deux mille cent quatre-vingt-quatre ans avant la même époque. Les observations astronomiques trouvées à Babylone, par Alexandre, remontaient cinquante ans plus haut.
L’histoire de Perse fait mention de quatre dynasties depuis les premiers âges jusqu’à l’invasion des Sarrasins : celle des Pischdadides, celle des Céanides, celle des Aschkanides ou Arsacides, celle des Sassanides.
La première commence à Kaiomaros, que l’on confond souvent avec Noé. C’est le temps fabuleux ; on y trouve des règnes de sept cents et de neuf cents ans. Les combats de ces premiers rois contre les Giels ou mauvais esprits, et leurs disputes subtiles avec les Dews ou Fées, sont aussi visibles que les combats de Jupiter, de Vénus, de Mars et des autres divinités grecques.
L’histoire de la dynastie des Céanides rappelle les héros grecs ou nos paladins : elle renferme les actions héroïques de Rostam, et ses combats contre Affendiar, le fils aîné de Guschtasps. Le grand Cyrus fut, pendant la durée de cette dynastie, le véritable fondateur du royaume des Perses. Le dernier de ces rois, Iskander, confia les satrapies aux grands du pays : l’un d’eux, Aschek ou Arsaces, se fit roi, et fut la tige de la dynastie des Arsacides.
Les historiens perses n’ont conservé le nom que d’un très-petit nombre de ces monarques, dont la race fut enfin chassée par Ardschir-Babekan ou Artaxercès, fondateur de la dynastie des Sassanides, qui dura quatre cent vingt-cinq ans. Voyez une dissert. de Fréret, Mémoires de l’Acad. des inscript. et belles-lettres, t. XVI. (Note de l’Éditeur.)
Dans la cinq cent trente-huitième année de l’ère de Séleucus. Voyez Agathias, l. II, p. 63. Ce grand événement (tel est le peu d’exactitude des Orientaux) est avancé par Eutychius jusque dans la dixième année du règne de Commode, et reculé par Moïse de Chorène jusque sous l’empereur Philippe. Ammien-Marcellin a puisé dans de bonnes sources pour l’histoire de l’Asie ; mais il copie ses matériaux si servilement, qu’il représente les Arsacides encore assis sur le trône des Perses dans le milieu du quatrième siècle.
Le nom du tanneur était Babek ; celui du soldat, Sassan : d’où Artaxercès fut nommé Babekan, et tous les descendans de ce prince ont été appelés Sassanides.
D’Herbelot, Bibliothéque orientale, au mot Ardshir.
Dion-Cassius, l. LXXX ; Hérodien, l. VI, p. 207 ; Abul-pharage, Dyn., p. 80.
Voyez Moïse de Chorène, l. II, c. 65-71.
Hyde et Prideaux, qui ont composé, d’après les légendes persanes et leurs propres conjectures, une histoire très-agréable, prétendent que Zoroastre fut contemporain de Darius-Hystaspes ; mais il suffit de faire remarquer que les écrivains grecs, qui vivaient presque dans le même siècle, s’accordent à placer l’ère de Zoroastre quelques centaines d’années ou même mille ans plus haut. Cette observation n’a pas échappé à M. Moyle, qui, à l’aide d’une critique judicieuse, a soutenu contre le docteur Prideaux, son oncle, l’antiquité du prophète persan. Voyez son ouvrage, vol. II.
Cet ancien idiome était appelé le zend. Le langage du commentaire, le pehlvi, quoique beaucoup plus moderne, a cessé depuis plusieurs siècles d’être une langue vivante. Ce seul fait, s’il est authentique, garantit suffisamment l’antiquité des ouvrages apportés en Europe par M. Anquetil, et que ce savant a traduits en français (*).
(*) Zend signifie vie, vivant. Ce mot désigne, soit la collection des livres canoniques des disciples de Zoroastre, soit la langue même dans laquelle ils sont écrits. Ce sont aussi les livres qui renferment la parole de vie, soit que la langue ait porté originairement le nom de Zend, soit qu’on le lui ait donné à cause du contenu des livres. Avesta signifie parole, oracle, révélation, leçon : ce mot ne désigne pas non plus le titre d’un ouvrage particulier, mais la collection des livres de Zoroastre, comme Révélation d’Ormuzd. Cette collection se nomme ainsi tantôt Zend-Avesta, tantôt Zend tout court.
Le Zend était l’ancienne langue de la Médie, comme le prouve son affinité avec les dialectes de l’Arménie et de la Géorgie ; il était déjà langue morte, sous les Arsacides, dans les pays même qui avaient servi de théâtre aux événemens que le Zend-Avesta rapporte. Quelques critiques, entre autres Richardson et sir W. Jones, ont révoqué en doute l’antiquité de ces livres : le premier a prétendu que le Zend n’avait jamais été une langue écrite et parlée ; qu’elle avait été inventée, dans des temps postérieurs, par les magiciens, pour servir à leur art ; mais Kleuker, dans les dissertations qu’il a ajoutées à celles d’Anquetil et de l’abbé Foucher, a prouvé :
1o. Que le Zend était réellement une langue autrefois vivante et parlée dans une partie de la Perse ;
2o. Que la langue dans laquelle sont écrits les livres qui renferment la doctrine de Zoroastre est bien l’ancien Zend ; en sorte qu’ils n’ont pu être écrits que dans un temps où cette langue était encore vivante et parlée ;
3o. Que le Zend, depuis qu’il est une langue parlée, n’a plus été en usage comme langue écrite ; de sorte que les livres écrits en Zend n’ont pu l’être que dans le temps où le Zend était langue vivante.
Quant à l’époque où le Zend a été langue parlée et où Zoroastre a vécu, elle est encore parmi les érudits un objet de discussion : les uns, tels que Hyde et Anquetil lui-même, placent Zoroastre sous la dynastie des rois perses, commencée par Cyrus, et le font contemporain de Darius-Hystaspes ; ce qui placerait sa vie au milieu du 6e siècle avant Jésus-Christ ; les autres, tels que MM. Tychsen, Heeren, etc., le placent sous la dynastie des Mèdes, et pensent que le roi Guschtasps, sous lequel Zoroastre lui-même dit avoir vécu, est le même que Cyaxare 1er, de la race des Mèdes, qui régnait soixante-dix ans avant Cyrus, et cent ans avant Darius-Hystaspes. Cette opinion, appuyée sur plusieurs passages du Zend-Avesta, paraît la plus vraisemblable : la description que donne Zoroastre lui-même, au commencement de son Vendidad, des provinces et des principales villes du royaume de Guschtasps, ne saurait convenir aux rois perses, et s’applique à la dynastie des Mèdes. Quelques critiques, entre autres l’abbé Foucher, reconnaissent deux Zoroastre : le plus ancien (autrement appelé Zerduscht), véritable fondateur de la religion des mages, a dû vivre sous Cyaxare 1er ; et le second, simple réformateur, sous Darius-Hystaspes. Cette opinion n’est fondée que sur un passage de Pline l’Ancien, dont l’autorité est très douteuse, parce que les connaissances des Grecs et des Latins sur Zoroastre sont pleines d’incertitudes et de contradictions. Voyez Hyde, De rel. vet. Pers., p. 303, 312, 335 ; une dissertation du professeur Tychsen, De religionum zoroastricarum, apud veteres gentes vestigiis. In comment. soc. Goet., t. II, p. 112 ; une dissertation de l’abbé Foucher sur la personne de Zoroastre, Mémoires de l’Acad. des inscript. et belles lettres, t. XXVII, p. 255-594.
Le pehlvi était la langue des pays limitrophes de l’Assyrie, et vraisemblablement de l’Assyrie elle-même. Pehlvi signifie force, héroïsme ; le pehlvi était aussi la langue des anciens héros et des rois de Perse, des forts. On y trouve une foule de racines araméennes. Anquetil le croit formé du Zend ; Kleuker ne partage pas cette idée : « Le pehlvi, dit-il, est beaucoup plus coulant et moins surchargé de voyelles que le Zend. » Les livres de Zoroastre, écrits d’abord en Zend, furent traduits dans la suite en pehlvi et en parsi. Le pehlvi était déjà tombé en désuétude sous la dynastie des Sassanides, mais les savans l’écrivaient encore. Le parsi, originaire du Pars ou Farsistan, était alors le dialecte régnant. Voy. Kleuker, Anhang zum Zend-Avesta, t. II, part. I, p. 158 ; part. II, p. 5 et seq. (Note de l’Éditeur).
Hyde, De relegione veterum Persarum, c. 21.
J’ai principalement tiré ce tableau du Zend-Avesta de M. Anquetil, et du Sadder qui se trouve joint au traité du docteur Hyde : cependant, il faut l’avouer, l’obscurité étudiée d’un prophète, le style figuré des Orientaux, et l’altération qu’a pu souffrir le texte dans une traduction française ou latine, nous ont peut-être induits en erreur, et peuvent avoir introduit quelques hérésies dans cet abrégé de la théologie des Perses.
Il y a ici une erreur : Ahriman n’est point forcé, par sa nature invariable, à faire le mal ; le Zend-Avesta reconnaît expressément (voyez l’Izeschné) qu’il était né bon ; qu’à son origine il était lumière, mais l’envie le rendit mauvais ; il devint jaloux de la puissance et des attributs d’Ormuzd : alors la lumière se changea en ténèbres, et Ahriman fut précipité dans l’abîme. Voyez l’Abrégé de la doctrine des anciens Perses, en tête du Zend-Avesta, par Anquetil, c. 2, §. 2. (Note de l’Éditeur.)
D’après le Zend-Avesta, Ahriman ne sera point anéanti ou précipité pour jamais dans les ténèbres : à la résurrection des morts, il sera entièrement défait par Ormuzd, sa puissance sera détruite, son royaume bouleversé jusque dans ses fondemens : il sera purifié lui-même dans des torrens de métal embrasé ; il changera de cœur et de volonté, deviendra saint, céleste, établira dans son empire la loi et la parole d’Ormuzd, se liera avec lui d’une amitié éternelle, et tous deux chanteront des hymnes de louange en l’honneur de l’Éternité par excellence. Voyez l’Abrégé précité, ibid. ; Kleuker, Anhang., IIIe partie, p. 85, no 36 ; l’Izeschné, l’un des livres du Zend-Avesta.
D’après le Sadder Bun-Dehesch, ouvrage plus moderne, Ahriman doit être anéanti ; mais cela est contraire et au texte même du Zend-Avesta, et à l’idée que son auteur nous donne du royaume de l’Éternité tel qu’il doit être après les douze mille ans assignés à la durée de la lutte entre le bien et le mal. (Note de l’Éditeur.)
Aujourd’hui les Parsis (et en quelque façon le Sadder) érigent Ormuzd en cause première et toute-puissante, tandis qu’ils abaissent Ahriman, et le représentent comme un esprit inférieur, mais rebelle. Leur désir de plaire aux mahométans a peut-être contribué à épurer leur système théologique.
Hérodote, l. I, c. 131 ; mais le docteur Prideaux pense, avec raison, que l’usage des temples fut permis par la suite dans la religion des mages.
Mithra n’était point le Soleil chez les Perses : Anquetil a combattu et victorieusement réfuté l’opinion de ceux qui les confondent, et elle est évidemment contraire au texte du Zend-Avesta. Mithra est le premier des génies ou Jzeds créés par Ormuzd ; c’est lui qui veille sur toute la nature : de là est venue la croyance de quelques Grecs, qui ont dit que Mithra était le summus Deus des Perses. Il a mille oreilles et dix mille yeux. Les Chaldéens paraissent lui avoir assigné un rang plus élevé que les Perses. C’est lui qui a donné à la terre la lumière du Soleil ; le Soleil, nommé Khor (éclat) est ainsi un génie inférieur, qui, avec plusieurs autres génies, prend part aux fonctions de Mithra. Ces génies collaborateurs d’un autre génie sont appelés ses Hamkars, mais ils ne sont jamais confondus dans le Zend-Avesta. Dans les jours consacrés à un génie, le Persan doit réciter, non-seulement les prières qui lui sont destinées, mais celles qui lui sont destinées à ses Hamkars : ainsi l’hymne ou iescht de Mithra se récite dans le jour consacré au Soleil (Khor), et vice versâ. C’est probablement là ce qui parfois les a fait confondre ; mais Anquetil avait lui-même relevé cette erreur, qu’ont signalée Kleuker et tous ceux qui ont étudié le Zend-Avesta. Voyez la huitième dissertation d’Anquetil ; Kleuker, Anhang., part. III, p. 132. (Note de l’Éditeur.)
Hyde, De rel. Pers., c. 8. Malgré toutes leurs distinctions et toutes leurs protestations, qui paraissent assez sincères, leurs tyrans, les mahométans, leur ont toujours reproché d’être adorateurs idolâtres du feu.
Zoroastre était beaucoup moins exigeant en fait de cérémonies, que ne le furent dans la suite les prêtres de sa doctrine : telle a été la marche de toutes les religions ; leur culte, simple dans l’origine, s’est graduellement surchargé de pratiques minutieuses. La maxime du Zend-Avesta rapportée ci-après, prouve que Zoroastre n’avait pas attaché à ces pratiques autant d’importance que Gibbon paraît le croire. C’est ce que prouve cette maxime, citée par Gibbon lui-même : « Celui qui sème des grains avec soin et avec activité amasse plus de mérites que s’il avait répété dix mille prières. » Aussi n’est-ce point du Zend-Avesta que Gibbon a tiré la preuve de ce qu’il avance ; mais du Sadder, ouvrage très-postérieur. (Note de l’Éditeur.)
Voyez le Sadder, dont la moindre partie consiste en préceptes de morale : les cérémonies prescrites sont infinies, et la plupart ridicules. Le fidèle Persan est obligé à quinze génuflexions, prières, etc., lorsqu’il coupe ses ongles ou satisfait à des besoins naturels, etc., ou toutes les fois qu’il met la ceinture sacrée. Sadder art. 14, 50, 60.
Zend-Avesta, tome I, p. 224 ; et Précis du système de Zoroastre, tom. III.
Hyde, De rel. Pers., c. 19.
Le même, c. 28. Hyde et Prideaux affectent d’appliquer à la hiérarchie des mages les termes consacrés à la hiérarchie chrétienne.
Ammien-Marcellin, XXIII, 6. Il nous apprend (si cependant nous pouvons croire cet auteur) deux particularités curieuses : la première, que les mages tenaient des brames de l’Inde quelques-uns de leurs dogmes les plus secrets ; la seconde, que les mages étaient une tribu ou une famille aussi-bien qu’un ordre.
N’est-il pas surprenant que les dîmes soient d’institution divine dans la loi de Zoroastre comme dans celle de Moïse ? Ceux qui ne savent pas comment expliquer cette conformité peuvent supposer, si cela leur convient, que dans des temps moins reculés, les mages ont inséré un précepte si utile dans les écrits de leur prophète (*).
(*) Le passage que cite Gibbon n’est point tiré des écrits de Zoroastre lui-même, mais du Sadder, ouvrage, comme je l’ai déjà dit, fort postérieur aux livres qui composent le Zend-Avesta, et fait par un mage pour servir au peuple : il ne faut donc pas attribuer à Zoroastre ce qu’il contient. Il est singulier que Gibbon paraisse s’y tromper, car Hyde lui-même n’a pas attribué le Sadder à Zoroastre, et fait remarquer qu’il est écrit en vers, tandis que Zoroastre a toujours écrit en prose. (Hyde, c. 1, p. 27.) Quoi qu’il en soit de cette dernière assertion, qui paraît peu fondée, la postériorité du Sadder est incontestable : l’abbé Foucher ne croit pas même que ce soit un extrait des livres de Zoroastre. Voyez sa dissertation déjà citée, Mém. de l’Acad. des inscript. et belles-lettres, t. XXVII. (Note de l’Éditeur.)
Sadder, art. 8.
Platon, dans l’Alcibiade.
Pline (Hist. nat., l. XXX, c. 1) observe que les magiciens tenaient le genre humain sous la triple chaîne de la religion, de la médecine et de l’astronomie.
Agathias, l. IV, p. 134.
M. Hume, dans l’Histoire naturelle de la Religion, remarque avec sagacité que les sectes les plus épurées et les plus philosophiques sont constamment les plus intolérantes.
Cicéron, De legibus, II, 10. Ce furent les mages qui conseillèrent à Xerxès de détruire les temples de la Grèce.
Hyde, De rel. Pers., c. 23, 24 ; d’Herbelot, Bibliothéque orientale, au mot Zerdusht ; Vie de Zoroastre, t. II du Zend-Avesta.
Comparez Moïse de Chorène, l. II, c. 74, avec Ammien-Marcellin, XXIII, 6. Je ferai usage par la suite de ces passages.
Rabbi, Abraham, dans le Tarickh-Schickard, p. 108, 109.
Basnage, Histoire des Juifs, 1, VIII, c. 3. Sozomène, l. II, c. 1. Manès, qui souffrit une mort ignominieuse, peut être regardé comme hérétique de la religion des mages aussi bien que comme hérétique de la religion chrétienne.
Hyde, De rel. Pers., c. 21.
Ces colonies étaient extrêmement nombreuses. Séleucus-Nicator fonda trente-neuf villes, qu’il appela de son nom ou de celui de ses parens. (Voyez Appien, in Syriac., p. 124.) L’ère de Séleucus, toujours en usage parmi les chrétiens de l’Orient, paraît, jusque dans l’année 508, la cent quatre-vingt-seizième de Jésus-Christ, sur les médailles des villes grecques renfermées dans l’empire des Parthes. Voyez les Œuvres de Moyle, vol. I, p. 273, etc., et M. Fréret, Mém. de l’Académie, t. XIX.
Les Perses modernes appellent cette période la dynastie des rois des nations. Voyez Pline, Hist. nat., VI, 25.
Eutychius (tom. I, p. 367, 371, 375) rapporte le siége de l’île de Mesène dans le Tigre, avec des circonstances assez semblables à l’histoire de Nisus et de Scylla.
Agathias, II, 164. Les princes du Segestan défendirent leur indépendance pendant quelques années. Comme les romanciers, en général, placent dans une période reculée les événemens de leur temps, cette histoire véritable a peut-être donné lieu aux exploits fabuleux de Rostam, prince du Segestan.
On peut à peine comprendre dans la monarchie persane la côte maritime de Gedrosie ou Mekran, qui s’étend le long de l’océan Indien, depuis le cap de Jask (le promontoire Capella) jusqu’au cap Goadel. Du temps d’Alexandre, et probablement plusieurs siècles après, ce pays n’avait pour habitans que quelques tribus de sauvages ichtyophages, qui ne possédaient aucun art, qui ne reconnaissaient aucun maître, et que d’affreux déserts séparaient d’avec le reste du monde. (Voyez Arrien, De reb. indicis.) Dans le douzième siècle, la petite ville de Taiz, que M. d’Anville suppose être la Tesa de Ptolémée, fut peuplée et enrichie par le concours des marchands arabes. (Voyez Géographie nubienne, p. 58, et Géographie ancienne, tom. II, p. 283.) Dans le siècle dernier, tout le pays était divisé entre trois princes, l’un mahométan, les deux autres idolâtres, qui maintinrent leur indépendance contre les successeurs de Shaw Abbas (Voyag. de Tavernier, part. I, l. V, p. 635).
Pour l’étendue et pour la population de la Perse moderne, voyez Chardin, tom. III, c. 1, 2, 3.
Dion, l. XXVIII, p. 1335.
Pour connaître la situation exacte de Babylone, de Séleucie, de Ctésiphon, de Modain et de Bagdad, villes souvent confondues l’une avec l’autre, voyez une excellente dissertation de M. d’Anville, Mémoires de l’Académie, tom. XXX.
Tacite, Ann., XI, 42 ; Pline, Hist. nat., VI, 26.
C’est ce que l’on peut inférer de Strabon, l. VI, p. 743.
Bernier, ce voyageur curieux qui suivit le camp d’Aurengzeb depuis Delhi jusqu’à Cachemire (Voyez Hist. des Voyages, tom. X), décrit avec une grande exactitude cette immense ville mouvante. Les gardes à cheval consistaient en trente-cinq mille hommes, les gardes à pied en dix mille. On compta que le camp renfermait cent cinquante mille chevaux, mulets et éléphans, cinquante mille chameaux, cinquante mille bœufs, et entre trois et quatre cent mille personnes. Presque tout Delhi suivait la cour, dont la magnificence soutenait l’industrie de cette grande capitale.
Dion, l. LXXI, p. 1178 ; Histoire Auguste, p. 38. Eutrope, VIII, 10. Eusèbe, in Chron. Quadratus (cité dans l’Histoire Auguste ) entreprend d’excuser les Romains, en assurant que les habitans de Séleucie s’étaient d’abord rendus coupables de trahison
Dion, l. LXXV, p. 1263 ; Hérodien, l. III, p. 120 ; Hist. Aug., p. 70.
Les habitans policés d’Antioche appelaient ceux d’Édesse un mélange de Barbares. Il faut cependant dire, en faveur de ceux-ci, qu’on parlait à Édesse l’araméen, le plus pur et le plus élégant des trois dialectes du syriaque. M. Bayer a tiré cette remarque (Hist. Edess., p. 5) de George de Malatie, auteur syrien.
Dion, l. LXXV, p. 1248, 1249, 1250. M. Bayer a négligé ce passage important.
Depuis Oshroès, qui donna un nouveau nom au pays jusqu’au dernier Abgare, ce royaume a duré trois cent cinquante-trois ans. Voyez le savant ouvrage de M. Bayer : Historia. Oshroena et Edessena.
Xénophon, dans la préface de la Cyropédie, donne une idée claire et magnifique de l’étendue de la monarchie de Cyrus. Hérodote (l. III, c. 79, etc.) rend un compte très-détaillé et très curieux de la division de l’empire en vingt grandes satrapies, par Darius-Hystaspes.
Hérodien, VI, 209, 212.
À la bataille d’Arbelles, Darius avait deux cents chariots armés de faux. Dans l’armée nombreuse de Tigrane, qui fut vaincu par Lucullus, on ne comptait que soixante-dix mille chevaux complètement armés. Antiochus mena cinquante-quatre éléphans contre les Romains. Ce prince, au moyen des guerres et des négociations fréquentes qu’il avait eues avec les souverains de l’Inde, était parvenu à rassembler cent cinquante de ces animaux ; mais on peut douter que le plus puissant monarque de l’Indostan ait formé sur le champ de bataille une ligne de sept cents éléphans. Au lieu de trois ou quatre mille éléphans que le grand Mogol avait, comme on le prétendait, Tavernier (Voyages, part. II, l. I, p. 198) découvrit, après des recherches exactes, que ce prince en avait seulement cinq cents pour son bagage, et quatre-vingts ou quatre-vingt-dix pour le service de la guerre. Les Grecs ont varié sur le nombre de ceux que Porus mena sur le champ de bataille ; mais Quinte-Curce (VIII, 13), qui dans cet endroit est judicieux et modéré, se contente de quatre-vingt-cinq éléphans remarquables par leur force et par leur grandeur. Dans le royaume de Siam, où ces animaux sont les plus nombreux et les plus estimés, dix-huit éléphans paraissent suffisans pour chacune des neuf brigades dont est composée une armée complète. Le nombre entier, qui est de cent soixante-deux éléphans de guerre, peut quelquefois être doublé. (Histoire des voyages, tom. IX, p. 260.)
Histoire Auguste, p. 133.
Voyez une note ajoutée au chap. 6, sur le règne d’Alexandre Sévère et sur cet événement. (Note de l’Éditeur.)
M. de Tillemont a déjà observé que la géographie d’Hérodien est un peu confuse.
Moïse de Chorène (Hist. d’Arménie, l. II, c. 71) explique cette invasion de la Médie, en avançant que Chosroès, roi d’Arménie, défit Artaxercès, et qu’il le poursuivit jusqu’aux confins de l’Inde. Les exploits de Chosroès ont été exagérés : ce prince agissait comme un allié dépendant des Romains.
Voyez, pour le détail de cette guerre, Hérodien, l. VI, p. 209, 212. Les anciens abréviateurs et les compilateurs modernes ont aveuglément suivi l’Histoire Auguste.
Eutychius, tom. II, p. 180, publié par Pococke. Le grand Chosroès-Noushirwan envoya le code d’Artaxercès à tous ses satrapes, comme la règle invariable de leur conduite.
D’Herbelot, Bibl. orient., au mot Àrdshir. Nous pouvons observer qu’après une ancienne période remplie de fables, et un long intervalle d’obscurité, les annales de Perse ont commencé, avec la dynastie des Sassanides, à prendre un air de vérité.
Hérodien, l. VI, p. 214. Ammien Marcellin, l. XXIII, c. 6. On peut observer entre ces deux historiens quelque différence ; effet naturel des changemens produits par un siècle et demi.
Les Perses sont encore les cavaliers les plus habiles, et leurs chevaux les plus renommés de l’Orient.
Hérodote, Xénophon, Hérodien, Ammien, Chardin, etc., m’ont fourni des données probables sur la noblesse persane. J’ai tiré de ces auteurs les détails qui m’ont paru convenir généralement à tous les siècles, ou en particulier à celui des Sassanides.
Les Scythes, même d’après les anciens, ne sont point les Sarmates. Les Grecs, après avoir divisé le monde en Grecs et Barbares, divisèrent les Barbares en quatre grandes classes : les Celtes, les Scythes, les Indiens et les Éthiopiens. Ils appelaient Celtes tous les habitans des Gaules. La Scythie s’étendait depuis la mer Baltique jusqu’au lac Aral ; les peuples renfermés dans l’angle qui se trouvait au nord-ouest entre la Celtique et la Scythie furent nommés Celto-Scythes, et les Sarmates furent placés dans la partie méridionale de cet angle. Mais ces noms de Celtes, de Scythes, de Celto-Scythes et de Sarmates ont été inventés, dit Schloezer, par la profonde ignorance des Grecs en cosmographie, et n’ont point de réalité : ce sont des divisions purement géographiques qui n’ont aucun rapport avec la véritable filiation des peuples. Ainsi tous les habitans des Gaules sont appelés Celtes par la plupart des anciens ; cependant les Gaules renfermaient trois nations tout-à-fait différentes : les Belges, les Aquitains, et les Gaulois proprement dits. Hi omnes linguá, institutis, legibus inter se differunt (Cæsar., Comm., c. 1). C’est ainsi que les Turcs appellent tous les Européens des Francs. (Schlœzer, Allgemeine Nordische Geschichte, p. 289, 1771. — Bayer, De origine et priscis sedibus Scytharum, in Opusc., p. 64, dit : Primus corum, de quibus constat, Ephorus in quarto historiarum libro orbem terrarum inter Scythas, Indos, Æthiopas et Celtas divisit. Fragmentum ejus loci Cosmas Indicopleustes in topographiâ christianâ, f. 148. conservavit. Video igitur Ephorum, cum locorurn positus per certa capita distribuere et explicare constitueret insigniorum nomina gentium vastioribus spatiis adhibuisse ; nuila mala fraude at successu infelici. Nam Ephoro quoquo modo dicta pro exploratis habebant Græci plerique et Romani : ita gliscebat error posteritate. Igitur tot tamque diversæ stirpis gentes non modò intra communem quandam regionem definitæ, unum omnes Scytharum nomen his auctoribus subierunt, sed etiam ab illâ regionis adpellatione in eandem nationem sunt conflatæ. Sic Cimmeriorum res cum Scythicis, Scytharam cum Sarmaticis, Russicis, Hunnicis, Tataricis commiscentur. (Note de l’Éditeur).
La Germanie n’avait pas une si grande étendue. « C’est d’après César, et surtout d’après Ptolémée, dit Gatterer, que nous pouvons connaître ce qu’était l’ancienne Germanie avant que les guerres des Romains eussent changé la situation des peuples. La Germanie, changée par ces guerres, nous a été décrite par Strabon, par Pline et par Tacite… La Germanie proprement dite, ou grande Germanie, était bornée à l’ouest par le Rhin, à l’est par la Vistule, au nord par la pointe méridionale de la Norwège, par la Suède et par l’Estonie. Quant au midi, le Mein et les montagnes du Nord de la Bohême en faisaient les limites. Avant César, le pays compris entre le Mein et le Danube était occupé en partie par les Helvétiens et par d’autres Gaulois, en partie par la forêt Hercynienne ; mais depuis César jusqu’à la grande migration des peuples, ces bornes furent reculées jusqu’au Danube, ou, ce qui revient au même, jusqu’aux Alpes de la Souabe, quoique la forêt Hercynienne occupât encore, du sud au nord, un espace de neuf jours de marche sur les deux rives du Danube. » (Gatterers Versuch einer allgemeinen Weltgeschichte, p. 424, édit. de 1792.)
Cette vaste contrée était loin d’être habitée par une seule nation partagée en différentes tribus d’une même origine : on pouvait y compter trois races principales, très-distinctes par leur langage, leur origine et leurs moeurs : 1o. à l’orient, les Slaves ou Vandales ; 2o. à l’occident, les Cimriens ou Cimbres ; 3o. entre les Slaves et les Cimbres se trouvaient les Allemands proprement dits (les Suèves de Tacite). Le midi était habité, avant Jules-César, par des nations d’origine gauloise ; les Suèves l’occupèrent dans la suite.
1o. Les Slaves, appelés depuis Vandales (Wenden), étaient, selon quelques savans, aborigènes de la Germanie, et, selon d’autres, ne s’y sont introduits que plus tard, en s’emparant d’abord de la partie occidentale, abandonnée par les Vandales proprement dits, dont ils prirent aussi le nom. « Ces derniers appartenaient, dit Adelung, à la race des Suèves ; Pline, Tacite et Dion-Cassius les nomment. Ils conquirent la Dacie sur les Goths ; mais, chassés à leur tour, ils errèrent dans la Pannonie, dans les Gaules, en Espagne, et vinrent enfin trouver leur tombeau en Afrique, un peu avant l’an 534 de Jésus-Christ. Adelungs ælteste Geschichte der Deutschen, ihrer sprache bis zur Vœlkerwanderung.
Schlœzer, au contraire, dans son Histoire universelle du Nord, y fait considérer les Slaves comme originaires de la Germanie orientale, quoique inconnus aux Romains ; il les divise en Slaves méridionaux, qui occupaient les pays que nous nommons aujourd’hui la Carniole et la Carinthie, la Styrie et le Frioul ; et en Slaves septentrionaux qui occupaient le Mecklenbourg, la Poméranie, le Brandebourg, la Haute-Saxe et la Lusace. Leur langue, l’esclavon, est la tige d’où sont sortis le russe, le polonais, le bohémien, les dialectes de la Lusace, de quelques parties du duché de Lunebourg, de la Carniole, de la Carinthie et de la Styrie, etc., ceux de la Croatie, de la Bosnie et de la Bulgarie. (Voyez Schlœz., Histoire universelle du Nord, p. 323-335.)
Gatterer, dans son Essai d’une Histoire universelle, a mieux traité cette question, et son opinion me paraît prouvée. Il a montré que les pays situés à l’ouest du Niémen, de la Vistule et de la Theiss avaient été habités jusqu’au troisième siècle par des peuples non Slaves, d’origine germanique : les Slaves occupaient alors les terres situées à l’est de ces trois fleuves : ils étaient divisés, d’après Jornandès et Procope, en trois classes : les Vénèdes ou Vandales, les Antes et les Slaves proprement dits. Les premiers prirent le nom de Vénèdes, au troisième siècle, après avoir chassé des pays situés entre le Mémel et la Vistule, les Vandales ou Vénèdes, Germains qui s’étendaient jusqu’aux monts Krapaks. Les Antes habitaient entre le Dniester et le Dnieper, au nord-ouest de la Crimée. Les Slaves proprement dits, ou Esclavons, habitaient, au sixième siècle, le nord de la Dacie, et paraissent avoir été le peuple que Trajan chassa de la Dacie méridionale. Pendant et après la grande migration des peuples, ces diverses tribus slaves s’avancèrent et envahirent tout le pays jusqu’aux rives de l’Elbe et de la Saal, occupé auparavant par les Germains que Tacite appelle Suèves. Ce n’est donc que depuis cette époque que les Slaves, du moins les Antes et les Esclavons, peuvent être compris dans la Germanie. Les Vandales slaves sont les seuls dont l’établissement en Germanie soit d’une date plus reculée. Gatterers Versuch einer Allgeimeinen Weltgeschichte, p. 538, éd. de 1792.
2o. Adelung, dans son Histoire ancienne de l’Allemagne, divise les peuples germains (d’après César et dès les temps les plus anciens) en deux races principales, les Suèves et les non Suèves : il donne à ces derniers, qui habitaient la Germanie occidentale, la dénomination générale de Cimbres : c’était le nom des peuples qui avaient passé le Rhin long-temps avant César, et s’étaient emparés d’une grande partie de la Gaule, entre autres de la Belgique ; César et Pline les appellent aussi Belges. Les habitans de la presqu’île du Jutland s’appelaient aussi Cimbres. Pline fait aussi mention de Cimbres qui se trouvaient sur la rive droite du Rhin ; il paraît vraisemblable, d’après cela, que tous les habitans de la Germanie occidentale étaient des Cimbres. Les restes des Cimbres se retrouvent dans le pays de Galles et dans la Basse-Bretagne, où leur nom s’est conservé dans celui de Cymri, C’est à la race des Cimbres allemands, c’est-à-dire habitans de la rive droite du Rhin, qu’appartenaient plusieurs des tribus dont les noms se retrouvent dans les auteurs anciens, telles que les Gutthones, ceux du Jutland ; Usipeti, dans la Westphalie ; Sigambri, dans le duché de Berg, etc. (Adelungs ælteste geschichte der Deutschen, p. 239 et suiv.)
3o. À l’orient des tribus cimbriques se trouvait la nation des Suèves, que les Romains ont connue très-anciennement, puisque L. Corn. Sisenna, qui vivait cent vingt-trois ans avant Jésus-Christ, en fait déjà mention. (Nonius v. Lancea.) Elle s’étendait jusqu’aux bords de la Vistule, et depuis la forêt Hercynienne jusqu’à la mer Baltique. À l’Orient, elle fut constamment pressée par les Slaves, qui la forcèrent à se jeter sur les Cimbres, dont une partie passa le Rhin et envahit le nord de la Gaule : de là vint la haine qui régnait entre les deux nations. Les écrivains grecs et romains comprennent ordinairement, sous le titre de Suèves, toutes les tribus qui habitaient dans l’espace que nous venons de déterminer ; mais ils donnent parfois ce nom à des tribus particulières à qui ils n’en connaissaient point d’autre : ainsi César appelle presque toujours les Cattes (aujourd’hui les Hessois) Suèves. Plus tard, ce nom ne fut donné qu’aux Marcomans et aux Quades, qui le portaient lors de leur invasion dans la Gaule et en Espagne. (Les Marcomans habitaient d’abord le royaume de Wurtemberg et le pays compris entre la Forêt Noire et le Danube, dont ils avaient chassé les Helvétiens. Poussés par les Romains, ils s’établirent en Bohème, en Moravie et en Autriche, où ils subjuguèrent les Quades et où ils restèrent jusqu’à leur irruption dans l’Occident). Le nom de Suèves s’est conservé dans celui de Souabe. (Adel. ælt. gesch. der Deutsch., p. 192 et suiv.)
Telles sont les principales races qui habitaient la Germanie : elles se sont poussées d’orient en occident, et ont servi de tige aux races modernes ; mais l’Europe septentrionale n’a pas été peuplée uniquement par elles ; d’autres races d’origine différente, et parlant d’autres langues, l’ont habitée et y ont laissé des descendans. (Voyez Schlœzer, Hist. univ. du Nord, p. 291.)
Les tribus germaniques s’appelaient elles-mêmes, dans les temps très-reculés, du nom générique de Teutons (Teuten Deutschen), que Tacite fait dériver de celui de l’un de leurs dieux, Tuisco. Il paraît plus vraisemblable que ce mot signifiait simplement hommes, peuple : une foule de nations sauvages n’ont pas su se donner un autre nom ; ainsi les Lapons s’appellent Almag, peuple ; les Samoïèdes, Nilletz, Nissetsch, hommes, etc. Quant au nom de Germains (Germani), César le trouva en usage dans la Gaule, et s’en servit comme d’un nom déjà connu des Romains. Plusieurs savans, d’après un passage de Tacite (De mor. Germ., c. 2), ont cru qu’il n’avait été donné aux Teutons que depuis César ; mais Adelung a combattu victorieusement cette opinion. Le nom de Germains se retrouve dans les Fastes capitolins. (Voyez Gruter, incript. 2899, où le consul Marcellus, l’an de Rome 531, est dit avoir défait les Gaulois, les Insubriens et les Germains, commandés par Virdomar. Voyez Adel., ælt. gesch. der Deutsch., p. 102. (Note de l’Éditeur.)
Les philosophes modernes de la Suède semblent convenir que les eaux de la mer Baltique diminuent dans une proportion régulière ; et ils ont calculé que cette diminution est d’environ un demi-pouce par an. Le pays bas de la Scandinavie devait être, il a vingt siècles, couvert de la mer, tandis que les hauteurs s’élevaient au-dessus des eaux, comme autant d’îles différentes par leur forme et par leur étendue. Telle est réellement l’idée que Mela, Pline et Tacite nous donnent des contrées baignées par la mer Baltique. Voyez dans la Bibliothéque raisonnée, tom. XL et XLV, un extrait étendu de l’Histoire de Suède, de Dalin, composée en suédois.
En particulier M. Hume, l’abbé Dubos et M. Pelloutier. Hist. des Celtes, t. I.
Diodore de Sicile, l. V, p. 340. édit. Wessel ; Hérodien, liv. VI, p. 221 ; Jornandès, c. 55. Sur les rives du Danube, le vin était souvent gelé, et on l’apportait à table en gros morceaux : frusta vini. (Ovide, Epist. ex ponto, l. IV, 7, 9, 10 ; Virgile, Géorg., l. III, 355). Ce fait est confirmé par un observateur, soldat et philosophe, qui avait senti le froid rigoureux de la Thrace. Voyez Xénophon, Retraite des dix mille, l. VII, p. 560, édit. Hutchinson.
Buffon, Hist. nat., tom. XII, p. 79, 116.
César, De bell. gall., VI, 23, etc. Les Germains les plus instruits ne connaissaient pas les dernières limites de cette forêt, quoique quelques-uns d’entre eux y eussent fait plus de soixante journées de chemin.
Cluvier (Germania antiqua, l. III, c. 47) recherche de tous côtés les plus petits restes de la forêt Hercynienne.
Charlevoix, Hist. du Canada.
Olaus-Rudbek assure qu’en Suède les femmes ont dix ou douze enfans, et quelquefois vingt ou trente, mais l’autorité de Rudbek est très-suspecte.
In hos artus, in hæc corpora, quæ miramur excrescunt. Tacite, Germ., III, 20. Cluvier, l. I, c. 14.
Plutarque, Vie de Marius. Les Cimbres s’amusaient souvent à descendre, sur leurs larges boucliers, des montagnes de neige.
Les Romains faisaient la guerre dans tous les climats ; partout leur vigueur et leur santé se soutenaient, en grande partie, par leur discipline excellente. On peut remarquer que l’homme est le seul animal qui puisse vivre et se reproduire dans toutes les contrées, depuis l’équateur jusqu’aux pôles. Sous ce rapport, le cochon est celui de tous les animaux qui semble approcher le plus de notre espèce.
Tacite, Germ., c. 3. Les Gaulois, dans leurs migrations, suivirent le cours du Danube, et se répandirent dans la Grèce et en Asie. Tacite n’a pu découvrir qu’une très-petite tribu, qui conservât quelques traces d’une origine gauloise (*).
(*) Gothines, qu’il ne faut pas confondre avec les Goths (Gothen) tribu suève. Il y avait le long du Danube, du temps de César, plusieurs autres tribus d’origine gauloise, qui ne purent long-temps tenir contre les attaques des Suèves. Les Helvétiens qui habitaient à l’entrée de la forêt Noire, entre le Mein et le Danube, avaient été chassés long-temps avant César. Il fait aussi mention des Volces Tectosages, venus du Languedoc, établis autour de la forêt Noire. Les Boïens, qui avaient pénétré dans cette forêt, et qui ont laissé dans la Bohème des traces de leur nom, furent subjugués, au premier siècle, par les Marcomans. Les Boïens établis dans la Norique se fondirent dans la suite avec les Lombards, et reçurent le nom de Boïo-arii (Bavière). (Note de l’Éditeur).
Selon le docteur Keating (Hist. d’Irlande, p. 13, 14), le géant Partholanus, qui était fils de Seara, fils d’Esra, fils de Sru, fils de Framant, fils de Fathaclan, fils de Magog, fils de Japhet, fils de Noé, débarqua sur la côte de Munster le 14 mai de l’année du monde 1978. Quoiqu’il réussit dans cette grande entreprise, la conduite déréglée de sa femme le rendit très-malheureux dans sa vie domestique, et l’irrita à un tel point, qu’il tua un lévrier qu’elle aimait beaucoup. Selon la remarque judicieuse du savant historien, ce fut le premier exemple de fausseté et d’infidélité parmi les femmes, que l’on vit alors en Irlande.
Histoire généalogique des Tartares, par Abulghazi Bahadur Khan.
Son ouvrage, qui a pour titre, Atlantica, est singulièrement rare. Bayle en a donné deux extraits fort curieux. (Rép. des lettres, janvier et février 1685).
Tacite, Germ., II, 19. Literarum secreta viri pariter ac feminæ ignorant. Nous pouvons nous contenter de cette autorité décisive, sans entrer dans des disputes obscures, concernant l’antiquité des caractères runiques. Selon le savant Celsius, suédois, qui joignit l’érudition à la philosophie, ces caractères n’étaient autre chose que les lettres romaines, avec les courbes changées en lignes droites pour la facilité de la gravure. Voyez Pelloutier, Histoire des Celtes, l. II, c. 2 ; Dictionnaire diplomatique t. I, p. 223. Nous pouvons ajouter que les plus anciennes inscriptions runiques sont supposées être du troisième siècle, et que le plus ancien écrivain qui ait parlé des caractères runiques est Venantius-Fortunatus (Carm. VII, 18), qui vivait vers la fin du sixième siècle.
Barbara Fraxineis pingatur ruua tabellis.
Recherches philosophiques sur les Américains, t. III, p. 228. Cet ouvrage curieux est, dit-on, d’un Allemand.
Le géographe d’Alexandrie est souvent critiqué par l’exact Cluvier.
Voyez César et le savant M. Whitaker, dans son Histoire de Manchester, tom. I.
Tacite, Germ., 15.
Lorsque les Germains ordonnèrent aux Ubiens, habitans de Cologne, de secouer le joug des Romains, et de reprendre, avec leur nouvelle liberté, leurs anciennes mœurs, ils exigèrent d’eux qu’ils démoliraient immédiatement les murailles de la colonie. Postulamus à vobis, muros coloniæ, munimenta servilii detrahatis ; etiam fera animalia, si clausa teneas, virtutis obliviscuntir. (Tacite, Hist., IV, 64.)
Les maisons dispersées, qui forment un village en Silésie, s’étendent sur une longueur de plusieurs milles. Voyez Cluvier, l. I, c. 13.
Cent quarante ans après Tacite, quelques bâtimens plus réguliers furent construits près les bords du Rhin et du Danube. (Hérodien, l. VII, p. 234.)
Tacite, Germ., 17.
Tacite, Germ., 5.
César, De bell. gall., VI, 21.
Tacite, Germ., 26 ; César, VI, 22.
Tacite, Germ., 6.
On prétend que les Mexicains et les Péruviens, sans connaître l’usage de la monnaie ou du fer, ont fait de grands progrès dans les arts. Ces arts, et les monumens qu’ils ont produits, ont été singulièrement exagérés. Voyez les Recherches sur les Américains, t. II, p. 153, etc.
Tacite, Germ., 15.
Idem, 22, 23.
Tacite, Germ., 24. Les Germains avaient peut-être tiré leurs jeux des Romains ; mais la passion du jeu est singulièrement inhérente à l’espèce humaine.
Tacite, Germ., 14.
Plutarque, Vie de Camille ; Tite-Live, V, 33.
Dubos, Hist. de la Monarchie française, tom. I, p. 193.
La nation helvétienne, qui sortit du pays appelé maintenant la Suisse, contenait trois cent soixante-huit mille personnes de tout âge et de tout sexe. (César, De bell. gall., l. I, 29.) Aujourd’hui le nombre des habitans du pays de Vaud (petit district situé sur le bord du lac de Genève, et plus distingué par la politesse des mœurs que par l’industrie) se monte à cent douze mille cinq cent quatre-vingt-onze. Voyez une excellente dissertation de M. Muret, dans les Mémoires de la Société de Berne.
Paul-Diacre, c. 1, 2, 3. Davila, Machiavel, et le reste de ceux qui ont suivi Paul-Diacre, n’ont point assez connu la nature de ces migrations, lorsqu’ils les ont représentées comme des entreprises concertées et régulières.
Sir William Temple et M. de Montesquieu s’abandonnent sur ce sujet à la vivacité ordinaire de leur imagination.
Machiavel, Histoire de Florence, liv. I ; Mariana, Hist. d’Espagne, l. V, c. 1.
Robertson, Hist. de Charles-Quint ; Hume, Essais polit.
Traduction de l’abbé de La Bléterie.
Tacite, Germ., 44, 45. Frenshemius, qui a dédié son Supplément de Tite-Live à Christine, reine de Suède, croit devoir paraître très-fâché contre le Romain qui traite avec si peu de respect les reines du Nord.
Les Suéones et les Sitones étaient les anciens habitans de la Scandinavie ; leur nom se retrouve dans celui de Suède : ils n’appartenaient point à la race des Suèves, mais à celle des peuples non Suèves ou Cimbres que les Suèves, dans des temps très-anciens, repoussèrent en partie vers l’occident, en partie vers le nord : ils se mêlèrent dans la suite avec les tribus suèves, entre autres avec les Goths, qui ont laissé les traces de leur nom et de leur domination dans l’île de Gothland. (Note de l’Éditeur.)
Ne pouvons-nous pas imaginer que la superstition enfanta le despotisme ? Les descendans d’Odin, dont la race existait encore en 1060, régnèrent, dit-on, en Suède plus de mille ans. Le temple d’Upsal était l’ancien siége de la religion et de l’empire. En 1153, je trouve une loi singulière qui défendait l’usage et la profession des armes à toute personne, excepté aux gardes du roi. N’est-il pas vraisemblable que cette loi fut colorée par le prétexte de faire revivre une ancienne institution ? (Voyez l’Histoire de Suède, par Dalin, dans la Biblioth. raisonnée, t. XL et XLV.)
Tacite, Germ., c. 43.
Id., c. 11, 12, 13, etc.
Grotius change une expression de Tacite, pertractantur, en prætractantur : cette correction est également juste et ingénieuse.
Souvent même, dans l’ancien parlement d’Angleterre, les barons emportaient une question, moins par le nombre des voix que par celui de leurs suivans armés.
César, De bell. gall., VI, 23.
Minuunt controversias ; expression très-heureuse de César.
Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt. Tacite, Germ., 7.
Cluvier, Germ. ant., l. I, c. 38.
César, VI, 22 ; Tacite, Germ., 26.
Tacite, Germ., 7.
Tacite, Germ., 13, 14. Traduction de Montesquieu, Esprit des Lois, l. XXX, c. 3.
Esprit des Lois, l. XXX, c. 3. Au reste, l’imagination brillante de Montesquieu est corrigée par la logique exacte de M. l’abbé de Mably, Observ. sur l’Hist. de France, t. I, page 356.
Gaudent muneribus, sed nec data imputant, nec acceptis obligantur. (Tacite, Germ., 21).
La femme coupable d’adultère était fouettée dans tout le village. Ni la richesse ni la beauté ne pouvaient exciter de compassion, ni lui procurer un second mari. (Tacite, Germ., 18, 19.)
Ovide emploie deux cents vers à chercher les endroits les plus favorables à l’amour. Il regarde surtout le théâtre comme le lieu le plus propre à rassembler les beautés de Rome, et à leur inspirer la tendresse et la sensualité.
Tacite, Hist., IV, 62, 65.
Le présent de mariage était une paire de bœufs, des chevaux et des armes. (Germ., c. 18.) Tacite traite ce sujet avec un peu trop de pompe.
Le changement de exigere en exugere est une excellente correction.
Tacite, Germ., 7 ; Plutarque, Vie de Marius. Les femmes des Teutons, avant de se tuer et de massacrer leurs enfans, avaient offert de se rendre, à condition qu’elles seraient reçues comme esclaves des vestales.
Tacite a traité cet obscur sujet en peu de mots, et Cluvier en cent vingt-quatre pages. Le premier aperçoit en Germanie les dieux de la Grèce et de Rome ; l’autre assure positivement que, sous les emblèmes du soleil, de la lune et du feu, ses pieux ancêtres adoraient la Trinité dans l’unité.
Le bois sacré, décrit par Lucain avec une horreur si sublime, était dans le voisinage de Marseille ; mais il y en avait plusieurs de la même espèce en Germanie.
Les anciens Germains avaient des idoles informes, et, dès qu’ils commencèrent à se bâtir des demeures plus fixes, ils élevaient aussi des temples, tels que celui de la déesse Tanfana, qui présidait à la divination. Voyez Adelung, Hist. anc. des Germains, p. 296. (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Germ., 7.
Tacite, Germ., 40.
Robertson, Hist. de Charles-Quint, vol. I, note 21.
Tacite, Germ., 7. Ces étendards n’étaient que des têtes d’animaux sauvages.
Voyez un exemple de cette coutume. Tacite, Ann., XIII, 57.
César, Diodore et Lucain paraissent attribuer cette doctrine aux Gaulois ; mais M. Pelloutier (Hist. des Celtes, l. III, c. 18) travaille à réduire leurs expressions à un sens plus orthodoxe.
Pour connaître cette doctrine grossière, mais séduisante, voyez la fable IXe de l’Edda, dans la trad. curieuse de ce livre, donnée par M. Mallet, Introduction à l’Histoire du Danemarck.
Tacite, Germ. 3 ; Diodore de Sicile, l. V ; Strab., l. IV, p. 197. On peut se rappeler le rang que Démodocus tenait à la cour du roi des Phéaciens, et l’ardeur que Tyrtée inspira aux Spartiates découragés. Cependant il est peu vraisemblable que les Grecs et les Germains fussent le même peuple. Nos antiquaires s’épargneraient beaucoup d’érudition frivole, s’ils se donnaient la peine de réfléchir que des situations semblables produiront naturellement des mœurs semblables.
Outre ces chants de guerre, les Germains chantaient dans leurs repas de fête (Tacite, Ann., l. I, c. 65), et auprès du cadavre des héros morts. Le roi Théodoric, de la tribu des Goths, tué dans une action contre Attila, fut honoré par des chants, tandis qu’on l’emportait du champ de bataille. (Jornandès, c. 41). Le même honneur fut rendu aux restes d’Attila. (Jornandès, c. 49.)
Selon quelques historiens, les Germains chantaient aussi à leurs noces ; mais cela me paraît peu d’accord avec leurs coutumes, qui ne faisaient guère du mariage que l’achat d’une femme. D’ailleurs on n’en trouve qu’un seul exemple ; celui du roi goth Ataulphe, qui chanta lui-même l’hymne nuptial en épousant Placidie, sœur des empereurs Arcadius et Honorius (Olympiodor., p. 8) ; encore ce mariage fut-il célébré selon les rites des Romains, dont les chants faisaient partie. Adelung, Hist. anc. des Germains, p. 382. (Note de l’Éditeur).
Missilia spargunt. Tacite, Germ., 6. Soit que cet historien ait employé une expression vague, soit qu’il ait voulu dire que ces dards étaient lancés au hasard.
Traduction de l’abbé de La Bléterie. (Note du Trad.)
C’était en quoi les Germains étaient principalement distingués des Sarmates, qui combattaient généralement à cheval.
La relation de cette entreprise occupe une grande partie du IVe et du Ve livre de l’Histoire de Tacite, qui a traité ce sujet avec plus d’éloquence que de clarté. Sir Henry Saville relève, dans sa narration, plusieurs inexactitudes.
Tacite, Hist., IV, 13. Comme eux il avait perdu un œil.
Ces îles étaient renfermées entre les deux anciennes branches du Rhin, telles qu’elles subsistaient avant que la face du pays eût été changée par l’art et par la nature. (Voyez Cluvier, Germ. ant., l. II, c. 30, 37).
César, De bel. gall., l. VI, 23.
Les Bructères étaient une tribu non suève qui habitait au-dessous des duchés d’Oldenbourg et de Lauenbourg, sur les bords de la Lippe et dans les montagnes du Hartz. Ce fut chez eux que la prêtresse Velleda se rendit célèbre. (Note de l’Éditeur).
Traduction de l’abbé de La Bleterie. (Note du Trad.)
Nazarius, Ammien, Claudien, etc., en font mention dans le quatrième et dans le cinquième siècle, comme d’une tribu de Francs. Voyez Cluvier, Germ. ant., l. III, c. 13.
On lit communément urgentibus ; mais le bon sens, Juste-Lipse et quelques manuscrits, se déclarent pour vergentibus.
Tacite, Germ., 33. Le dévot abbé de La Bléterie, très-irrité contre Tacite, rappelle ici le diable, qui fut homicide dès le commencement, etc.
On peut voir dans Tacite et dans Dion plusieurs traces de cette politique ; et l’on peut juger, en considérant les principes de la nature humaine, qu’il en existait bien davantage.
Hist. Aug., p. 31 ; Ammien-Marcellin, l. XXXI, c. 5 ; Aurel.-Victor. L’empereur Marc-Aurèle fut réduit à vendre les meubles magnifiques du palais, et à enrôler les esclaves et les malfaiteurs.
Les Marcomans, colonie qui, venue des rives du Rhin, occupait la Bohème et la Moravie, avaient, dans des temps plus anciens, érigé une grande monarchie, et s’étaient rendus formidables sous leur roi Maroboduus. Voyez Strabon, l. VII ; Velleius-Paterculus, II, 105 ; Tacite, An., II, 63.
M. Wotton (Histoire de Rome, p. 166) prétend qu’ils eurent ordre de se retirer dix fois plus loin. Son raisonnement est spécieux sans être décisif : cinq milles suffisaient pour une barrière fortifiée.
Dion, l. LXXI et LXXII.
Voyez une excellente dissertation sur l’origine et sur les migrations des peuples dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, tom. XVIII, p. 48-71. Il est bien rare que l’antiquaire et le philosophe se trouvent si heureusement réunis.
Croirions-nous qu’Athènes ne contenait que vingt-un mille citoyens, et Sparte trente-neuf mille seulement ? Voy. Hume et Wallace, sur la population des temps anciens et modernes.
L’expression dont se servent Zosime et Zonare peut signifier également que Marinus commandait une centurie, une cohorte ou une légion.
Il naquit à Bubalie, petit village de la Pannonie. (Eutrope, IX ; Victor, in Cæsarib. et epit.) Cette circonstance, à moins qu’elle ne soit purement accidentelle, semble détruire l’opinion qui faisait remonter l’origine de ce prince aux Decius. Six cents ans d’illustration avaient anobli cette famille ; mais les Decius n’avaient d’abord été que des plébéiens d’un mérite distingué : on les voit paraître parmi les premiers qui partagèrent le consulat avec les superbes patriciens. Plebeiæ Deciorum animæ, etc. Juvénal, sat. VIII, 254. Voyez le beau discours de Decius, dans Tite-Live, X, 9, 10.
Zosime, l. I, p. 20 ; Zonare, l. XII, p. 624, édition du Louvre.
Voyez les préfaces de Cassiodore et de Jornandès. Il est surprenant que la dernière ait été omise dans l’excellente édition des écrivains goths, donnée par Grotius.
Les Goths ont habité la Scandinavie, mais n’en sont point originaires. Cette grande nation était anciennement de la race des Suèves ; elle occupait, du temps de Tacite et long-temps auparavant, le Mecklenbourg, la Poméranie, la Prusse méridionale et le nord-ouest de la Pologne. Peu avant la naissance de Jésus-Christ, et dans les premières années qui la suivirent, ils appartenaient à la monarchie de Marbod, roi des Marcomans ; mais Cotualda, jeune prince goth, les délivra de cette tyrannie, et établit lui-même son pouvoir sur le royaume des Marcomans, déjà très-affaibli par les victoires de Tibère. La puissance des Goths, à cette époque, doit avoir été assez grande ; ce fut probablement d’eux que le Sinus Codanus (mer Baltique) prit ce nom, comme il prit celui de mare Suevicum et de mare Venedicum lors de la supériorité des Suèves proprement dits et des Vénèdes. L’époque à laquelle les Goths ont passé en Scandinavie est inconnue. Voyez Adel., Hist. anc. des Allem., p. 200 ; Gatterer, Essai d’une histoire univers., p. 458. (Note de l’Éditeur.)
Jornandès cite, d’après l’autorité d’Ablavius, quelques anciennes chroniques des Goths composées en vers. De reb. geticis, c. 4.
Jornandès, c. 3.
Voyez les extraits assez étendus des ouvrages d’Adam de Brème, et de Saxon le Grammairien, qui se trouvent dans les Prolégomènes de Grotius. Adam de Brème écrivait en 1077, et Saxon le Grammairien vers l’année 1200.
Voltaire, Histoire de Charles, XII, l. III. Lorsque les Autrichiens demandaient du secours à Rome contre Gustave-Adolphe, ils ne manquaient jamais de représenter ce conquérant comme le successeur direct d’Alaric. Harte, Hist. de Gustave, vol. II, p. 123.
Voyez Adam de Brème, dans les Prolégomènes de Grotius, p. 104. Le temple d’Upsal fut détruit par Ingo, roi de Suède, qui monta sur le trône en 1075 ; et environ quatre-vingts ans après, on éleva sur ses ruines une cathédrale chrétienne. Voyez l’histoire de Suède, par Dalin, dans la Bibliot. raisonnée.
Mallet, Introd. à l’hist. de Danemarck.
Mallet, c. 4, p. 55, a tiré de Strabon, de Pline, de Ptolémée et d’Étienne de Byzance, les vestiges de ce peuple et de cette ville.
Il ne peut l’être. Bayer a prouvé que la ville d’Asof ne paraissait que dans le douzième siècle de l’histoire. Voyez sa dissertation sur l’histoire d’Asof dans le deuxième volume de la collection de l’Hist. russe. (Note de l’Édit.)
Il est difficile d’admettre comme un fait authentique l’expédition merveilleuse d’Odin, qui pourrait fournir le sujet d’un beau poème épique, en faisant remonter à une époque si mémorable l’inimitié des Goths et des Romains. Selon le sens le plus naturel de l’Edda, et l’interprétation des plus habiles critiques, As-gard n’est point réellement une ville de la Sarmatie asiatique ; c’est le nom du séjour mystérieux des dieux ; c’est l’Olympe de la Scandinavie. Le prophète était supposé en descendre, lorsqu’il vint annoncer sa nouvelle religion à la nation des Goths, qui étaient déjà établis dans la partie méridionale de la Suède (*).
(*) On peut consulter sur ce sujet une lettre curieuse du Suédois Ihre, conseiller de chancellerie à Upsal, imprimée à Upsal, chez Edman, en 1772, et traduite en allemand par M. Schlœzer ; à Gættingue, chez Dieterichs,1773. (Note de l’Éditeur.)
Tacite, Germ., 44.
Tacite, Ann., II, 62. Si l’on pouvait ajouter foi aux voyages de Pythéas de Marseille, il faudrait convenir que les Goths avaient passé la mer Baltique au moins trois cents ans avant Jésus-Christ.
Ptolémée, l. II.
Par les colonies allemandes qui suivirent les armes des chevaliers teutoniques. Ces aventuriers terminèrent, dans le treizième siècle, la conquête et la conversion de la Prusse.
Pline (Hist. nat., IV, 14) et Procope (in bell. vand., l. I, c. 1) ont suivi la même opinion. Ces deux auteurs vivaient dans des siècles éloignés, et ils employèrent différentes voies pour chercher la vérité (*).
(*) Cette opinion est peu vraisemblable. Les Vandales et les Goths appartenaient également à la grande division des Suèves, mais ces deux tribus étaient très-différentes. Ceux qui ont traité cette partie de l’histoire me paraissent avoir négligé de remarquer que les anciens donnaient presque toujours le nom du peuple puissant et vainqueur à toutes les tribus faibles et vaincues : ainsi Pline appelle Vindili, Vandales, tous les peuples du nord-est de l’Europe, parce qu’à cette époque les Vandales étaient sans doute la tribu conquérante. César, au contraire, rangeait sous le nom de Suèves plusieurs des tribus que Pline met sous celui de Vandales, parce que les Suèves proprement dits étaient alors la tribu la plus puissante de la Germanie. Quand les Goths, devenus à leur tour conquérans, eurent soumis les peuplades qui se trouvaient sur leur chemin, ces peuplades perdirent leur nom en perdant leur liberté, et devinrent d’origine gothique. Les Vandales eux-mêmes furent considérés alors comme des Goths ; les Hérules, les Gépides, etc., eurent le même sort. Une origine commune fut ainsi attribuée à des peuples qui n’avaient été réunis que par les conquêtes d’une nation, et cette confusion a causé une foule d’erreurs en histoire. (Note de l’Éditeur.)
(**) Ce n’est point en Scandinavie que les Goths ont été divisés en Ostrogoths et Visigoths ; cette division eut lieu après leur irruption en Dacie au troisième siècle : ceux qui venaient du Mecklenbourg et de la Poméranie furent appelés Visigoths ; ceux qui venaient du midi de la Prusse et du nord ouest de la Pologne se nommaient Ostrogoths. Adel., Hist. anc. des Allem., p. 202 ; Gatt., Hist. univ., p. 431. (Note de l’Éditeur.)
Les Ostrogoths et les Visigoths, ou les Goths orientaux et occidentaux, avaient été ainsi désignés lorsqu’ils habitaient la Scandinavie (**). Par la suite, dans toutes leurs marches et dans tous leurs établissemens, ils conservèrent avec leurs noms la même situation respective qui les leur avait fait donner. La première fois qu’ils sortirent de Suède, la colonie, dans son enfance, était contenue dans trois vaisseaux. Un de ces bâtimens, qui n’était pas si bon voilier que les deux autres, fut retardé dans sa route ; et l’équipage, qui forma ensuite une grande nation, reçut le nom de Gépides ou Traîneurs. Jornandès, c. 17.
Voyez un fragment de Pierre Patrice, dans l’ouvrage intitulé, Excerpta legationum ; et pour la date la plus probable, voyez Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 346.
Omnium harum gentium, insigne, rotunda scuta, breves gladii, et erga reges obsequium. Tacite, Germ., 43. Le commerce de l’ambre procura vraisemblablement du fer à la nation des Goths.
Jornandès, c. 13, 14.
Les Hérules et les Bourguignons sont particulièrement nommés. Voyez l’Histoire des Germains, par Mascou, l. V. Un passage de l’Histoire Auguste, p. 28, paraît faire allusion à cette grande migration. La guerre des Marcomans fut occasionnée en partie par la pression des tribus barbares, qui fuyaient devant les armes de Barbares plus septentrionaux.
D’Anville, Géographie ancienne, et la troisième partie de son incomparable carte d’Europe.
Tacite, Germ., 46.
Cluvier, Germ. ant., l. III, c. 43.
Les Basternes ne sauraient être regardés comme originaires de la Germanie : Strabon et Tacite paraissent en douter, Pline est le seul qui les appelle positivement Germains : Ptolémée et Dion les traitent de Scythes, dénomination vague à cette époque de l’histoire ; Tite-Live, Plutarque et Diodore de Sicile les nomment Gaulois, et cette opinion est la plus vraisemblable ; ils descendaient des Gaulois venus en Germanie sous la conduite de Sigovèse. On les trouve toujours associés à des tribus gauloises, telles que les Boïens, les Taurisques, etc., et non aux tribus germaniques : les noms de leurs chefs ou princes, Chlonix, Chlondicus, Deldon, ne sont pas des noms germains. Ceux qui s’étaient établis dans l’île Peuce, sur le Danube, prirent le nom de Peucins.
Les Carpiens paraissent en 237 comme une tribu suève qui fit une irruption dans la Mœsie. Dans la suite ils reparaissent sous les Ostrogoths avec lesquels ils se sont probablement amalgamés. (Voy. Adel., Hist. anc. des All., p. 236 et 278.) (Note de l’Éditeur.)
Les Vénèdes, les Slaves et les Antes étaient trois grandes tribus du même peuple. Jornandès, c. 24 (*)
(*) Ces trois tribus formaient la grande nation des Slaves. (Note de l’Éditeur.)
Tacite mérite certainement ce titre ; et même sa prudente incertitude prouve l’exactitude de ses recherches.
Jac. Reineggs croit avoir trouvé dans les montagnes du Caucase quelques descendans de la nation des Alains ; les Tartares les appellent Edeki-Alan ; ils parlent un dialecte particulier de l’ancienne langue des Tartares du Caucase. V. J. Reineggs, Descr. du Caucase (en allem.), p. 11, p. 15. (Note de l’Éd.)
Histoire généalogique des Tartares, p. 593. M. Bell (vol. II, p. 379) traversa l’Ukraine, en voyageant de Pétersbourg à Constantinople. La face du pays représente exactement aujourd’hui ce qu’il était autrefois, puisque entre les mains des Cosaques il reste toujours dans un état de nature.
Aujourd’hui Prebislaw, chez les Bulgares. D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 311. (Note de l’Éditeur.)
Dans le seizième chapitre de Jornandès, au lieu de secundo Mœsiam, on peut substituer secundam, la seconde Mœsie, dont Marcianopolis était certainement la capitale. (Voyez Hiéroclès, De Provinciis, et Wesseling, ad locum, p. 636, Itineraria.) Il est étonnant qu’une faute si palpable du copiste ait échappé à la correction judicieuse de Grotius.
Le lieu qu’occupait cette ville est encore appelé Nicop. La petite rivière sur les bords de laquelle elle était située tombe dans le Danube. (D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 307.)
Aujourd’hui Philippopolis ou Philiba : sa situation entre des collines la faisait aussi appeler Trimontium. (D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 295). (Note de l’Éditeur.)
Étienne de Byzance, De urbibus, p. 740 ; Wesseling, Itineraria, p. 136. Zonare, par une méprise singulière, attribue la fondation de Philippopolis au prédécesseur immédiat de l’empereur Dèce.
Ammien, XXXI, 5.
Aurelius-Victor, c. 29.
Les mots victoriæ carpicæ, qui se trouvent sur quelques médailles de l’empereur Dèce, insinuent ces avantages.
Claude, qui régna depuis avec tant de gloire, gardait les Thermopyles avec deux cents Dardaniens, cent hommes de cavalerie pesante et cent soixante de cavalerie légère, soixante archers crétois, et mille hommes de nouvelles troupes bien armées. Voyez une lettre originale de l’empereur à cet officier, dans l’Hist. Auguste, p. 200.
Jornandès, c. 16-18 ; Zosime, l. I, p. 22. Il est aisé de découvrir, dans le récit général de cette guerre, les préjugés opposés de l’auteur grec et de l’historien des Goths. Ils ne se ressemblent que par le manque d’exactitude.
Montesquieu, Grandeur et décadence des Romains, c. 8. Il parle de la nature et de l’usage de la censure avec sa sagacité ordinaire et avec une précision peu commune.
Vespasien et Titus furent les derniers censeurs. (Pline, Hist. nat., VII, 49 ; Censorin, De die natali). La modestie de Trajan ne lui permit pas d’accepter un honneur dont il était digne, et son exemple fut une loi pour les Antonins. Voy. le Panégyrique de Pline, c. 45 et 60.
Malgré cette exemption, Pompée parut cependant devant le tribunal du censeur pendant son consulat. L’occasion était, à la vérité, également singulière et honorable. (Plutarque, Vie de Pompée, p. 630.)
Voyez le discours original dans l’Histoire Auguste, p. 173, 174.
C’est peut-être ce qui a trompé Zonare. Cet auteur suppose que Valérien fut alors déclaré le collègue de Dèce, l. XII, p. 625.
Histoire Auguste, p. 174. La réponse de l’empereur est omise.
Telles que les tentatives d’Auguste pour la réforme des mœurs. (Tacite, An., III, 24).
Tillemont, Histoire des Empereurs, tom. III, p. 598. Comme Zosime et quelques-uns de ceux qui l’ont suivi prennent le Danube pour le Tanaïs, ils placent le champ de bataille dans les plaines de la Scythie.
Aurélius-Victor place la mort des deux Dèces dans deux actions différentes ; mais j’ai préféré le récit de Jornandès.
J’ai hasardé de tirer de Tacite (An. I, 64) le tableau d’une action semblable entre une armée romaine et une tribu germanique. La traduction est de l’abbé de La Bléterie.
Jornandès, c. 18 ; Zosime, l. I, p. 22 ; Zonare, l. XII, p. 627 ; Aurelius-Victor.
Les Dèces furent tués avant la fin de l’année 251, puisque les nouveaux princes prirent possession du consulat dans les calendes de janvier qui suivirent.
L’Histoire Auguste, p. 223, leur donne une place très-honorable parmi le petit nombre des bons princes qui régnèrent entre Auguste et Dioclétien.
Hæc ubi patres comperere… decernunt. (Victor, in Cæsaribus.)
Zonare, l. XII, p. 628.
Le riche monarque d’Égypte accepta avec joie et avec reconnaissance une chaise (sella), une robe (toga), et une coupe (patera) d’or du poids de cinq livres (Tite-Live, l. XXVII, 4). Quina millia æris (qui valaient environ dix-huit livres st. en monnaie de cuivre) étaient le présent ordinaire que la république donnait aux ambassadeurs étrangers. (Tite-Live, XXXI, 9.)
Voyez quelle fut encore la fermeté d’un général romain sous le règne d’Alexandre Sévère. Excerpta legationum, p. 25, édition du Louvre.
Pour la peste, voyez Jornandès, c. 19 ; et Victor, in Cæsaribus.
Ces accusations improbables sont rapportées par Zosime, l. I, p. 23, 24.
Jornandès, c. 19. L’écrivain goth a du moins observé la paix que ses compatriotes victorieux avaient jurée à Gallus.
Zosime, l. I, p. 25, 26.
Victor, in Cæsaribus.
Zonare, l. XII, p. 628.
Banduri numismata, p. 94.
Eutrope, l. IX, c. 6, dit tertio mense. Eusèbe ne parle pas de cet empereur.
Zosime, l. I, p. 28. Eutrope et Victor placent l’armée de Valérien dans la Rhétie.
Aurel.-Victor dit qu’Émilien mourut de maladie ; Eutrope, en parlant de sa mort, ne dit point qu’il fut assassiné. (Note de l’Éditeur.)
Il avait environ soixante-dix ans lorsqu’il fut pris par les Perses, ou, comme il est plus probable, lorsqu’il mourut. (Hist. Aug., p. 173 ; Tillem., Hist. des Emp., t. III, p. 893, n. I.)
Inimicus tyrannorum, Hist. Aug., p. 173. Dans la lutte glorieuse du sénat contre Maximin, Valérien se montra de la manière la plus courageuse. (Hist. Aug., p. 156.)
Selon la distinction de Victor, il paraît que Valérien reçut de l’armée le titre d’Imperator, et du sénat, celui d’Auguste.
D’après Victor et quelques médailles, M. de Tillemont (tom. III, p. 710) conclut, avec raison, que Gallien fut associé à l’empire vers le mois d’août de l’année 253.
On a formé différens systèmes pour expliquer un passage difficile de Grégoire de Tours, l. II, c. 9.
Le géographe de Ravenne (l. I, II), en parlant de Mauringania, sur les confins du Danemarck, comme de l’ancienne demeure des Francs, a fourni à Leibnitz la base d’un système ingénieux.
Voyez Cluvier, Germ. ant., III, c. 20 ; M. Fréret, Mém. de l’Académie, tom. XVIII.
Vraisemblablement sous le règne de Gordien. La circonstance particulière qui y donna lieu a été pleinement examinée par Tillemont, tom. III, p. 710, 1181.
Pline, Hist. nat., XVI, I. Les panégyristes font souvent allusion aux marais des Francs.
La confédération des Francs paraît avoir été formée, 1o. des Chauques (Chauci) ; 2o. des Sicambres, habitans du duché de Berg ; 3o. des Attuariens, au nord des Sicambres, dans la principauté de Waldeck, entre la Dimel et l’Eder ; 4o. des Bructères, sur les bords de la Lippe et dans le Hartz ; 5o. des Chamaviens (Gambrivii de Tacite), qui s’étaient établis dans le pays des Bructères, lors de la confédération des Francs ; 6o. des Cattes, dans la Hesse. (Note de l’Éditeur).
Tacite, Germ., 30, 37.
On voit paraître la plupart de ces anciens noms dans une période moins éloignée. Voyez-en des vestiges dans Cluvier, Germ. ant., l. III.
Simler, De repub. helv., cum notis Fuselin.
Zosime, l. I, p. 27.
M. De Bréquigny (Mémoires de l’Académie, t. XXX) nous a donné une Vie très-curieuse de Posthume. On a formé plusieurs fois le projet d’écrire la vie des empereurs d’après les médailles et les inscriptions, et jusqu’à présent cet ouvrage manque (*).
(*) M. Eckhel, conservateur du cabinet des médailles, et professeur d’antiquités à Vienne, et mort dernièrement, a rempli cette lacune par son excellent ouvrage : Doctrina numorum veterum conscripta à Jos. Eckhel, 8 vol. in-4o, Vindobonæ, 1797. (Note de l’Éditeur)
Aurelius-Victor, c. 33. Au lieu de penè direpto, le sens et l’expression demandent deleto, quoiqu’à la vérité il soit également difficile, par des raisons fort différentes, de corriger le texte des meilleurs écrivains et des plus mauvais.
Du temps d’Ausone (à la fin du quatrième siècle), Ilerda ou Lerida était dans un état de ruine, suite vraisemblablement de cette invasion. (Ausone, épit. XXV, 58.)
M. Valois se trompe donc lorsqu’il suppose que les Francs ont envahi l’Espagne par mer.
Aurelius-Victor ; Eutrope, IX, 6.
Tacite, Germ., 38.
Cluvier, Germ. ant., III, 25.
Sic Suevi à cæteris Germanis, sic Suevorum ingenui à servis separantur. Quelle orgueilleuse distinction !
César, De bell. gall., IV, 7.
Victor, in Caracalla ; Dion-Cassius, l. LXVII, p. 1350.
La nation des Allemands n’a point été formée originairement par les Suèves proprement dits ; ceux-ci ont toujours conservé leur nom particulier : ils firent peu après, l’an de Jésus-Christ 357, une irruption dans la Rhétie, et ce ne fut que long-temps après qu’ils furent réunis aux Allemands, encore en ont-ils toujours été distingués dans les archives : aujourd’hui même les peuples qui habitent le nord-ouest de la Forêt-Noire s’appellent Schwaben, Souabiens, Suèves, tandis que ceux qui habitent près du Rhin, dans l’Ortenau, le Brisgaw, le margraviat de Bade, ne se regardent point comme Souabiens, et sont originairement Allemande.
Les Tenctères et les Usipiens, habitans de l’intérieur et du nord de la Westphalie, ont été, selon Gatterer, le noyau de la nation allemande : ils occupaient le pays où l’on vit paraître pour la première fois le nom des Allemands, vaincus, en 213, par Caracalla. Ils étaient, selon Tacite (Germ., c. 32), très-exercés à combattre à cheval, et Aurelius-Victor donne aux Allemands le même éloge ; enfin ils n’ont jamais fait partie de la ligue des Francs. Les Allemands devinrent dans la suite le centre autour duquel se rassemblèrent une foule de tribus germaniques. Voyez Eumène, Panégyr., c. 2 ; Ammien-Marcellin, XVIII, 2. — XXIX, 4. (Note de l’Éditeur.)
Cette étymologie, bien différente de celles qui amusent l’imagination des savans, nous a été conservée par Asinius-Quadratus, historien original cité par Agathias, I, c. 5.
Ce fut ainsi que les Suèves combattirent contre César ; et cette manœuvre mérita l’approbation du vainqueur. De bell. gall., I, 48.
Hist. Aug., p. 215, 216 ; Dexippus, Excerpta legationum, p. 8 ; saint Jérôme, Chron. ; Orose, VII, 22.
Zosime, l. I, p. 34.
Aurelius Victor, in Gallieno et Probo. Ses plaintes respirent un grand esprit de liberté.
Zonare, l. XII, p. 631.
L’un des Victor l’appelle roi des Marcomans ; l’autre, roi des Germains.
Voyez Tillemont, Histoire des Empereurs, tom. III, p. 398, etc.
Voyez les Vies de Claude, d’Aurélien et de Probus, dans Histoire Auguste.
Sa largeur est environ d’une demi-lieue. Hist. générale des Tartares, p. 598.
M. de Peyssonnel, qui avait été consul français à Caffa, dans ses Observations sur les peuples barbares qui ont habité les bords du Danube.
Euripide, dans sa tragédie d’Iphigénie en Tauride.
Strabon, l. VII, p. 309. Les premiers rois du Bosphore furent alliés d’Athènes.
Appien, in Mithrid.
Ce royaume fut réduit par les armes d’Agrippa. Orose, VI, 21 ; Eutrope VII, 9. Les Romains s’avancèrent une fois à trois journées du Tanaïs. Tacite, Ann., XII, 17.
Voyez le Toxaris de Lucien, s’il est possible de croire à la sincérité et aux vertus du Scythe qui raconte une grande guerre de sa nation contre les rois du Bosphore.
Zosime, l. I, p. 28.
Strabon, l. XI ; Tacite, Hist., III, 47. On les appelait Camaræ.
Voyez une peinture très-naturelle de la navigation du Pont-Euxin, dans la seizième lettre de Tournefort.
Aujourd’hui Pitchinda. D’Anville, Géogr. anc., l. II, p. 115. (Note de l’Éditeur).
Arrien place la garnison frontière à Dioscurias ou Sebastopolis, à quarante-quatre milles à l’est de Pityus (*). De son temps, la garnison du Phase ne consistait qu’en quatre cents hommes d’infanterie. Voy. le Périple du Pont-Euxin.
(*) Aujourd’hui Iskuriah, D’Anville, Géogr. anc., tom. I, p. 115. (Note de l’Éditeur.)
Zosime, l. I, p. 30.
Arrien (in Periplo maris Eux. 130) dit que la distance est de deux mille six cent dix stades.
Xénophon, Retraite des dix mille, l. IV, p. 348, édit. de Hutchinson.
Arrien, p. 129. L’observation générale est de Tournefort.
Voyez une lettre de saint Grégoire Thaumaturge, évêque de Neo-Césarée, citée par Mascou, V. 37.
Zosime, l. I, p. 32, 33.
Elle a conservé son nom joint à la préposition de lieu dans celui d’Is-Nikmid. (D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 23.) (Note de l’Éditeur).
Itiner. Hierosolym., p. 572 ; Wesseling.
Aujourd’hui Is-nik, Bursa, Mondania, Ghio ou Kemlik. (D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 21, 22.) (Note de l’Éditeur.)
Zosime, l. I, p. 32, 33.
Il assiégea la place avec quatre cents galères, cent cinquante mille hommes de pied et une nombreuse cavalerie. Voyez Plutarque, in Lucul. ; Appien, in Mithrid. ; Cicéron, pro lege Manilia, c. 8.
Strabon, l. XII, p. 573.
Pococke, Description de l’Orient, l. II, c. 23, 24.
Zosime, l. I, p. 33.
George Syncelle rapporte une histoire inintelligible du prince Odenat, qui défit les Goths et qui fut tué par le prince Odenat.
Voyages de Chardin, t. I, p. 45. Il navigua avec les Turcs, de Constantinople à Caffa.
George Syncelle, p. 382, parle de cette expédition comme si elle eût été entreprise par les Hérules.
Strabon, l. XI, p. 495.
Pline, Hist. nat., II, 7.
Hist. Aug., p. 181 ; Victor, c. 33 ; Orose, VII, 42 ; Zosime, l. I, p. 35 ; Zonare, l. XII, p. 635 ; George Syncelle, p. 382. Ce n’est pas sans quelque attention que nous pouvons expliquer et concilier leurs récits imparfaits : on aperçoit toujours des traces de la partialité de Dexippus dans la relation de ses exploits et de ceux de ses compatriotes.
George Syncelle, p. 382. Ce corps d’Hérules fut pendant long-temps fidèle et fameux.
Claude, qui commandait sur le Danube, avait des vues très-justes, et se conduisait avec courage. Son collègue fut jaloux de sa réputation. Hist. Aug., p. 181.
Jornandès, c. 20.
Zosime et les autres Grecs (tel que l’auteur du Philopatris) donnent le nom de Scythes aux peuples que Jornandès et les auteurs latins appellent constamment du nom de Golhs.
Hist. Aug., p. 178 ; Jornandès, c. 20.
Strabon, l. XIV, p. 640 ; Vitruve, l. I, c. 1 ; préface, l. VII ; Tacite, Annal., III, 61 ; Pline, Histor. nat., XXXVI, 14.
La longueur de Saint-Pierre de Rome est de huit cent quarante palmes romaines : chaque palme est de huit pouces trois lignes. Voyez les Mélanges de Greaves, vol. I, p. 233, sur le pied romain.
Au reste, la politique des Romains les avait engagés à resserrer les limites du sanctuaire ou asile que différens priviléges avaient successivement étendu jusqu’à deux stades autour du temple. (Strabon, l. XIV, p. 641 ; Tacite, Ann., III, 60, etc.)
Ils n’offraient aucun sacrifice aux dieux de la Grèce. Voyez les Lettres de saint Grégoire Thaumaturge.
Zonare, l. XII, p. 635. Une pareille anecdote convenait parfaitement au goût de Montaigne : il en fait usage dans son agréable chapitre sur le pédantisme, l. I, c. 24.
Moïse de Chorène, l. II, c. 71, 73, 74 ; Zonare, l. XII, p. 628. La relation authentique de l’auteur arménien sert à rectifier le récit confus de l’historien grec. Celui-ci parle des enfans de Tiridate, qui alors était lui-même un enfant.
Hist. Aug., p. 191. Comme Macrien était ennemi des chrétiens, ils l’accusèrent de magie.
Zosime, l. I, p. 33.
Hist. Aug., p. 174.
Victor, in Cæsarib. ; Eutrope, IX, 7.
Zosime, l. I, p. 33 ; Zonare, l. XII, p. 630 ; Pierre Patrice, excerpta legationum, p. 29.
Hist. Aug., p. 185. Le règne de Cyriades est placé dans cette collection avant la mort de Valérien ; mais j’ai préféré une suite probable d’événemens à la chronologie douteuse d’un écrivain très-peu exact.
Le témoignage décisif d’Ammien-Marcellin (XXIII, 5) fixe sous le règne de Gallien le sac d’Antioche, que plusieurs auteurs placent quelque temps plus haut.
Zosime, l. I, p. 35.
Malala (t. I, p. 391) dénature ce qu’il y a de probable dans cet événement par quelques circonstances fabuleuses.
Zonare, l. XII, 630. Les corps de ceux qui avaient été massacrés remplissaient de profondes vallées. Des troupes de prisonniers étaient conduites à l’eau comme des bêtes, et un grand nombre de ces infortunés périssaient faute de nourriture.
Zosime (l. I, p. 25) assure que Sapor aurait pu rester maître de l’Asie s’il n’eût point préféré le butin aux conquêtes.
Pierre Patrice, excerpta legat., p. 29.
Syrorum agrestium manu. Sextus-Rufus, c. 23. Selon Rufus, Victor, l’Hist. Aug. (p. 192), et plusieurs inscriptions, Odenat était un citoyen de Palmyre.
Il jouissait d’une si grande considération parmi les tribus errantes, que Procope (De bell. pers., l. II, c. 5) et Jean Malala (t. I, p. 391) l’appellent prince des Sarrasins.
Pierre Patrice, p. 25.
Les auteurs chrétiens insultent aux malheurs de Valérien ; les païens le plaignent. M. de Tillemont a rassemblé avec soin leurs divers témoignages, tom. III, p. 739, etc. L’histoire orientale, avant Mahomet, est si peu connue, que les Perses modernes ignorent entièrement la victoire de Sapor, événement si glorieux pour la nation. Voyez la Biblioth. orientale.
Une de ces lettres est d’Artavasdes, roi d’Arménie. Comme l’Arménie était alors une province de Perse, le roi, le royaume ni la lettre ne peuvent avoir existé.
Voyez sa Vie dans l’Histoire Auguste.
Il existe encore une très-jolie épithalame composé par Gallien, pour le mariage de ses neveux :
Ite ait, o juvenes, pariter sudate medullis
Omnibus inter vos ; non murmura vestra columbæ,
Brachia non hederæ, non vincant oscula conchæ.
Il était sur le point de donner à Plotin une ville ruinée de la Campanie, pour essayer d’y réaliser la république de Platon. Voyez la vie de Plotin, par Porphyre, dans la Bibliothéque grecque de Fabricius, l. IV.
Une médaille, qui porte la tête de Gallien, a fort embarrassé les antiquaires, par les mots de la légende, Gallienæ Augustæ, et par ceux qu’on voit sur le revers, Ubique pax. M. Spanheim suppose que cette médaille fut frappée par quelques ennemis de Gallien, et que c’était une satire sévère de la conduite efféminée de ce prince. Mais comme l’ironie paraît indigne de la gravité de la monnaie romaine, M. de Vallemont a tiré d’un passage de Trebellius-Pollion (Hist. Aug., p. 198) une explication ingénieuse et naturelle. Galliena était la cousine-germaine de l’empereur ; en délivrant l’Afrique de l’usurpateur Celsus, elle mérita le titre d’Augusta. On voit sur une médaille de la collection du cabinet du roi, une pareille inscription de Faustina Augusta autour de la tête de Marc-Aurèle. Pour les mots ubique pax, il est facile de les expliquer par la vanité de Gallien, qui aura peut-être saisi quelque calme momentané. (Voy. Nouvelles de la république des lettres, janvier 1700, p. 21-34.)
Je crois que ce caractère singulier nous a été fidèlement transmis. Le règne de son successeur immédiat fut court et agité ; et les historiens, qui écrivirent avant l’élévation de la famille de Constantin, ne pouvaient avoir aucune espèce d’intérêt à représenter sous de fausses couleurs le caractère de Gallien.
Pollion paraît singulièrement embarrassé pour compléter le nombre.
L’histoire n’a pas désigné d’une manière précise le pays où Saturnin prit la pourpre ; mais il y avait un tyran dans le Pont, et l’on connaît les provinces qui furent le théâtre de la rebellion de tous les autres.
Tillemont, tom. III, p. 1163, les compte d’une manière un peu différente.
Voyez le discours de Marius, dans l’Histoire Auguste, p. 197. La conformité des noms a pu seule engager Pollion à imiter Salluste.
Marius fut tué par un soldat qui lui avait jadis servi d’ouvrier dans sa boutique, et qui lui dit en le frappant : « Voilà le glaive que tu as forgé toi-même. » Treb. in ejus vitâ. (Note de l’Éditeur.)
Vos ô Pompilius sanguis ! C’est ainsi que s’exprime Horace, en s’adressant aux Pisons. Voyez l’Art poët. V, 292, avec les notes de Dacier et de Sanadon.
Tacite, Ann., XV, 48. Hist., I, 15. Dans le premier de ces passages, on peut hasarder de changer paterna en materna. Depuis Auguste jusqu’au règne d’Alexandre Sévère, chaque génération a vu un ou plusieurs Pisons revêtus du consulat. Un Pison fut jugé digne du trône par Auguste (Tacite, Annal., I, 13). Un autre fut le chef d’une conspiration formidable contre Néron. Un troisième fut adopté et déclaré César par Galba.
Hist. Aug., p. 195. Le sénat, dans un moment d’enthousiasme, semble avoir compté sur l’approbation de Gallien.
Hist. Aug., p. 196.
L’association du brave Palmyrénien fut l’acte le plus populaire de tout le règne de Gallien. (Hist. Aug., p. 180.)
Gallien avait donné le titre de César et d’Auguste à son fils Salonin, tué dans la ville de Cologne par l’usurpateur Posthume. Un second fils de Gallien prit le nom et le rang de son frère aîné. Valérien, frère de Gallien, fut aussi associé à l’empire. D’autres frères, des sœurs, des neveux et des nièces de l’empereur formaient une famille royale très-nombreuse. Voyez Tillemont, tom. III, et M. de Brequigny, dans les Mém. de l’Académie, tom. XXXII, p. 262.
Hist. Aug., p. 188.
Régilien avait quelques bandes de Roxolans à son service ; Posthume, un corps de Francs. Ce fut peut-être en qualité d’auxiliaires que ces derniers pénétrèrent en Espagne.
L’Hist. Auguste, p. 177, l’appelle servile bellum. Voy. Diodore de Sicile, l. XXXIV.
Pline, Hist. nat., V, 10.
Diodore de Sicile, l. XVII, p. 590, édition de Wesseling.
Voyez une lettre très-curieuse d’Adrien, dans l’Histoire Auguste, p. 245.
Tel que le meurtre d’un chat sacré. Voyez Diodore de Sicile, l. I.
Histoire Auguste, p. 195. Cette longue et terrible sédition fut occasionnée par une dispute qui s’éleva entre un soldat et un bourgeois, au sujet de souliers.
Denis, apud Euseb., Hist. Ecclés., vol. VII, p. 21 ; Ammien, XXII, 16.
Le Bruchion était un quartier d’Alexandrie qui s’étendait sur le plus grand des deux ports, et qui renfermait plusieurs palais qu’habitèrent les Ptolémées. (D’Anville, Géogr. anc., tom. III, p. 10.) (Note de l’Éditeur.)
Scaliger, animadver. ad Euseb. chron., p. 258. Trois dissertations de M. Bonamy, dans les Mém. de l’Acad., tom. IX.
Strabon, l. XII, p. 569.
Hist. Auguste, p. 197.
Voyez Cellarius, Géogr. ant., tom. II, p. 137, sur les limites de l’Isaurie.
Hist. Aug., p. 177.
Hist. Aug., p. 177 ; Zosime, l. I, p. 24 ; Zonare, l. XII, p. 623 ; Eusèbe, Chronicon ; Victor, in Epitom. ; Victor, in Cæsar. ; Eutrope, IX, 5 ; Orose, VII, 21.
Eusèbe, Hist. ecclés., VII, 21. Le fait est tiré des lettres de Denis, qui, dans le temps de ces troubles, était évêque d’Alexandrie.
Dans un grand nombre de paroisses, onze mille personnes ont été trouvées entre les âges de quatorze et de quatre-vingts ; cinq mille trois cent soixante-cinq entre ceux de quarante et de soixante-dix. Voy. M. de Buffon, Hist. nat., tom. II, p. 590.
Pons Aureoli, à treize milles de Bergame, et à trente-deux de Milan. Voyez Cluvier, Ital. ant., tom. I, p. 245. Ce fut près de cette place que se livra la bataille de Cassano, où les Français et les Autrichiens combattirent, en 1705, avec tant d’opiniâtreté. L’excellente relation du chevalier de Folard, qui était présent, donne une idée très distincte du terrain. Voyez le Polybe de Folard, tom. III, p. 223-248.
Sur la mort de Gallien, voyez Trébellius-Pollion, dans l’Histoire Auguste, p. 181 ; Zosime, l. I, p. 37 ; Zonare, l. XII, p. 634 ; Eutrope, IX, II ; Aurel.-Victor, in Epit. ; Victor, in Cæsar. J’ai comparé tous ces auteurs, et j’en ai tiré parti ; mais j’ai principalement suivi Aurel.-Victor, qui paraît avoir eu les meilleurs mémoires.
Quelques-uns ont voulu assez ridiculement le supposer bâtard du jeune Gordien. La province de Dardanie a donné lieu à d’autres de prétendre qu’il tirait son origine de Dardanus et des anciens rois de Troie.
Notoria, dépêche que les empereurs recevaient, à certains temps marqués, des frumentarii ou agens dispersés dans les provinces. Nous pourrons en parler dans la suite.
Hist. Aug. p. 208. Gallien décrit la vaisselle, les habits, etc., en homme qui aimait ces objets de luxe, et qui s’y connaissait.
Julien (orat. I, p. 6) assure que Claude obtint l’empire d’une manière juste et même sainte ; mais on peut se méfier de la partialité d’un parent.
Hist. Aug., p. 203. Il se trouve dans les divers historiens quelques légères variations concernant les circonstances de la dernière défaite et de la mort d’Auréole.
Aurel.-Victor, in Gallien. Le peuple demanda hautement aux dieux que Gallien fût livré aux supplices de l’enfer. Le sénat condamna, par un décret, ses amis et ses parens à être précipités du Capitole. Un officier du revenu public, accusé de malversation, eut les yeux arrachés, tandis que l’on instruisait son procès.
Zonare, l. XII, p. 137.
Zonare fait ici mention de Posthume ; mais les registres du sénat (Hist. Aug., p. 203) prouvent que Tetricus était déjà empereur des provinces occidentales.
L’Histoire Auguste rapporte le plus petit nombre ; Zonare le plus grand ; l’imagination vive de M. de Montesquieu lui a fait donner la préférence à ce dernier auteur.
Trebellius-Pollion, dans l’Histoire Auguste, p. 204.
Hist. Aug., dans Claude, Aurélien et Probus ; Zosime, l. I, p. 38-42 ; Zonare, l. XII, p. 638 ; Aur.-Victor, Epitom. ; Victor le jeune, in Cæsar. ; Eutr., IX, II ; Eusèbe, in Chron.
Aujourd’hui Nissa. C’est la patrie de Constantin. D’Anville, Géogr. anc., t. I, p. 308. (Note de l’Éditeur).
Selon Zonare (l. XII, p. 638), Claude, avant sa mort, le revêtit de la pourpre ; mais ce fait singulier n’est point confirmé par les autres historiens, qui paraissent plutôt le contredire.
Voyez la Vie de Claude par Pollion, et les discours de Mamertin, d’Eumène et de Julien. Voyez aussi les Césars de Julien, p. 313. Ce n’est point l’adulation qui fait parler ainsi Julien, mais la superstition et la vanité.
C’est ce que rapportent la plupart des anciens historiens ; mais le nombre de ses médailles, la variété des types qu’elles portent, semblent exiger plus de temps, et rendent plus probable le rapport de Zosime, qui le fait régner quelques mois. (Note de l’Éditeur.)
Zosime, l. I, p. 42. Pollion (Hist. Aug., p. 207) lui accorde des vertus, et dit que, semblable à Pertinax, il mourut, comme lui, de la main de ses soldats indisciplinés. Selon Dexippus, il mourut de maladie.
Théoclius (tel qu’il est cité dans l’Hist. Aug., p. 211) assure que, dans un jour, il tua de sa main quarante-huit Sarmates, et neuf cent cinquante dans plusieurs autres actions. Les soldats, pleins d’admiration pour cette valeur héroïque, la célébrèrent dans leurs chansons grossières, dont le refrain était mille, mille, mille, occidit.
Acholius (ap. Hist. Aug., p. 213) décrit la cérémonie de l’adoption célébrée à Byzance en présence de l’empereur et de ses grands officiers.
Hist. Aug., p. 211. Cette lettre laconique est vraiment d’un soldat ; elle est remplie de phrases et d’expressions militaires, dont quelques-unes ne peuvent être entendues sans difficulté. Saumaise explique très-bien ferramenta samiata : le premier de ces mots signifie toute arme offensive, et contraste très-bien avec arma, arme défensive ; le second signifie tranchant et bien affilé.
Zosime, l. I, p. 45.
Dexippus (excerpta legat., p. 12), en rapportant ce trait, l’attribue aux Vandales. Aurélien fit épouser une de ces princesses barbares à son général Bonosus, qui était très-disposé à boire avec les Goths, et très-propre à découvrir leurs secrets. Hist. Aug., p. 247.
Hist. Aug., p. 222 ; Eutrope, IX, 15 ; Sextus-Rufus, c. 9 ; Lactance, De mortibus persecutorum, c. 9.
Les Valaques conservent encore plusieurs vestiges de la langue latine, et se sont vantés, dans tous les siècles, d’être descendus des Romains. Ils ne se sont pas mêlés avec les Barbares, dont ils sont entourés de tous côtés. Voyez un Mémoire de M. d’Anville, sur l’ancienne Dacie, Mém. de l’Académie, t. XXX.
Voyez le premier chapitre de Jornandès. Cependant les Vandales (c. 22) conservèrent quelque temps leur indépendance entre les rivières Marisia et Crissia (Maros et Keres), qui tombent dans la Teiss.
Dexippus, p. 7-12 ; Zosime, l. I, p. 43 ; Vopiscus, Vie d’Aurélien, dans l’Hist. Auguste. Quoique ces historiens diffèrent dans les noms (Alemanni, Juthungi et Marcomanni) il est évident qu’ils ont voulu parler du même peuple et de la même guerre ; mais il faut beaucoup de soin pour les concilier et pour les expliquer.
Chanteclerc, avec son exactitude ordinaire, traduit trois cent mille : sa version est également contraire au sens commun et à la grammaire.
On peut remarquer, comme un exemple de mauvais goût, que Dexippus applique à l’infanterie légère des Allemands les termes techniques propres seulement à la phalange des Grecs.
On lit à présent dans Dexippus, Rhodanus : c’est avec raison que M. de Valois a substitué le mot Eridanus.
L’empereur Claude était certainement du nombre ; mais nous ignorons jusqu’où s’étendait cette marque de respect. Si elle remontait à César et à l’empereur Auguste, elle devait former un spectacle bien imposant, une longue suite des maîtres du monde.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 210.
Dexippus leur fait prononcer un discours recherché et prolixe, digne d’un sophiste grec.
Hist. Aug., p. 215.
Dexippus, p. 12.
Victor le Jeune, dans Aurélien.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 216.
La petite rivière, ou plutôt le torrent du Métaure, près de Fano, a été immortalisée par le bonheur qu’elle a eu de trouver un historien tel que Tite-Live et un poète tel qu’Horace.
Elle nous est parvenue par une inscription trouvée à Pesaro. Voyez Gruter, CCLXXVI, 3.
On s’imaginerait, dit-il, que vous êtes assemblés dans une église chrétienne, non dans le temple de tous les dieux.
Vopiscus (Hist. Aug., p. 215, 216) donne un long détail de ces cérémonies, tiré des registres du sénat.
Pline, Hist. nat., III, 5. Pour appuyer cette observation, examinons l’état de la ville dans le temps de la république. Le mont Célien fut pendant long-temps un bois de chênes, et le mont Viminal était couvert d’osiers. Dans le 4e siècle, le mont Aventin était une retraite solitaire sans habitation ; jusqu’au règne d’Auguste, le mont Esquilin fut un terrain malsain, destiné à enterrer les morts ; et les nombreuses inégalités que les anciens remarquaient sur le mont Quirinal, prouvent qu’il n’était pas couvert de bâtimens. Des sept collines, le Capitole et le mont Palatin seulement, avec les vallées adjacentes, furent occupés par les premiers habitans de Rome. Ce sujet demanderait une dissertation.
Exspatiantia tecta multas addidere urbes. Telle est l’expression de Pline.
Hist. Aug., p. 222. Juste-Lipse et Isaac-Vossius ont adopté avec empressement cette mesure.
Voyez Nardini, Roma ant., l. I, c. 8.
Tacite, Hist., IV, 23.
Pour la muraille d’Aurélien, voyez Vopiscus, Hist. Aug., p. 216, 222 ; Zosime, l. I, p. 43 ; Eutrope, IX, 15. Aurel.-Victor., in Aurel. ; Victor le jeune, in Aurel. ; Eusèbe, saint Jérôme et Idatius, Chron.
Son compétiteur était Lollien ou Ælien, si toutefois ces noms désignent la même personne (*). Voyez Tillemont, tome III, p. 1177.
(*) Les médailles qui portent le nom de Lollianus sont réputées fausses, excepté une seule, qui se trouvait dans le musée du prince de Waldeck : il en existe plusieurs qui portent le nom de Lœlianus, qui paraît avoir été celui du compétiteur de Posthume. (Eckh., Doct. num vet., t. VII, p. 449) (Note de l’Éditeur.)
Le caractère de ce prince, tel que nous l’a laissé Julius-Aterianus (ap. Hist. Aug., p. 187), paraît si bien tracé, et d’une manière si impartiale, qu’il mérite d’être rapporté :
Victorino, qui post Junium Posthumium Gallias rexit, neminem existimo præferendum : non in virtute Trajanum ; non Antoninum in clementia ; non in gravitate Nervam ; non in gubernando ærario Vespasianum ; non in censura totius vitæ ac severitate militari Pertinacem vel Severum. Sed omnia hæc libido, et cupiditas voluptatis mulierariæ sic perdidit, ut nemo audeat virtutes ejus in litteras mittere, quem constat omnium judicio meruisse puniri.
Il viola la femme d’Attitianius, employé de l’armée. Hist. Aug., p. 186. Aurel.-Victor., in Aurel.
Pollion lui donne une place parmi les trente tyrans. Hist. Aug., p. 200.
Pollion, Hist. Aug., p. 196 ; Vopiscus, Hist. Aug., p. 220 ; les deux Victor, Vies de Gallien et d’Aurélien ; Eutrope, IX, 13 ; Eusèbe, in Chron. De tous ces écrivains, les deux derniers seulement, non sans de fortes raisons, placent la chute de Tetricus avant celle de Zénobie. M. de Boze (Académ. des inscriptions, tom. XXX) ne voudrait pas les suivre, et M. de Tillemont (tom. III, p. 1189) ne l’ose pas. J’ai été de meilleure foi que l’un, et plus hardi que l’autre.
Victor le jeune, in Aurel. On lit dans Eumène Batavicæ ; quelques critiques, sans aucune raison, voudraient changer ce mot en Bagaudicæ.
Eumène, in vet. Paneg., IV, 8.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 246. Autun ne fut rétabli que sous le règne de Dioclétien. Voyez Eumène, De restaurandis scholis.
Presque tout ce que l’on rapporte des mœurs de Zénobie et d’Odenat est pris dans l’Hist. Aug., où leurs vies ont été écrites par Trebellius-Pollion. Voy. p. 192, 198.
Elle ne recevait jamais les caresses de son mari que dans la vue d’avoir des enfans. Si ses espérances étaient trompées, elle faisait un nouvel essai le mois suivant.
Selon Zosime, Odenat était d’une famille illustre de Palmyre, et, selon Procope, il était prince des Sarrasins (qui habitaient sur les bords de l’Euphrate. (Eckh., Doct. num. vet., t. VII, p. 489.) (Note de l’Éditeur.)
Hist. Aug., p. 192, 193 ; Zosime, l. I, p. 36 ; Zonare, l. XII, p. 633. Le récit de ce dernier est clair et probable ; celui des autres, confus et contradictoire. Le texte de George Syncelle, s’il n’est pas corrompu, est absolument inintelligible.
Odenat et Zénobie tiraient souvent des dépouilles de l’ennemi des bijoux et des pierres précieuses, qu’ils lui envoyaient ; et il recevait ces présens avec un plaisir singulier.
On a jeté des soupçons fort injustes sur Zénobie, comme si elle eût été complice de la mort de son mari.
Hist. Aug., p. 180, 181.
C’est ce qui paraît fort douteux : Claude, pendant tout son règne, a été traité d’empereur par les médailles d’Alexandrie, qui sont en grand nombre. Si Zénobie a eu quelque pouvoir en Égypte, ce n’a pu être qu’au commencement du règne d’Aurélien. La même cause rend peu probables ses conquêtes jusqu’en Galatie. Peut-être Zénobie a-t-elle administré l’Égypte au nom de Claude, et, devenue plus audacieuse après la mort de ce prince, la soumit-elle à son propre pouvoir. (Note de l’Éditeur.)
Voyez l’Histoire Auguste, p. 198, le témoignage qu’Aurélien rend au mérite de cette princesse ; et, pour la conquête de l’Égypte, Zosime, l. I, p. 39, 40.
Timolaüs, Herennianus et Vaballathus. On suppose que les deux premiers étaient déjà morts avant la guerre. Aurélien donna au dernier une petite province d’Arménie, avec le titre de roi. Il existe encore plusieurs médailles de ce jeune prince. Voyez Tillemont, tom. III, p. 1190.
Zosime, l. I, p. 44.
Vopiscus (Hist. Aug., p. 217) nous donne une lettre authentique d’Aurélien, et une vision douteuse de cet empereur. Apollonius de Tyane était né environ dans le même temps que Jésus-Christ. Sa vie (celle d’Apollonius) est écrite d’une manière si fabuleuse par ses disciples, qu’on est en peine, d’après leur récit même, de savoir si c’était un sage, un imposteur ou un fanatique.
Zosime, l. I, p. 46.
Dans un endroit nommé Immæ. Eutrope, Sextus-Rufus et saint Jérôme, ne parlent que de cette première bataille.
Vopiscus (Hist. Aug., p. 217) ne rapporte que la seconde.
Zosime, l. I, p. 44-48. Le récit que cet historien fait des deux batailles est clair et circonstancié.
Cette ville était à cinq cent trente-sept milles de Séleucie, et à deux cent trois de la côte la moins éloignée de la Syrie, selon le calcul de Pline, qui donne en peu de mots une excellente description de Palmyre. (Hist. nat., V. 21.)
Vers la fin du dernier siècle, quelques Anglais, qui étaient partis d’Alep, découvrirent les ruines de Palmyre. Notre curiosité a depuis été pleinement satisfaite par MM. Wood et Dawkins. Pour l’histoire de Palmyre, on peut consulter l’excellente dissertation du docteur Halley dans les Transact. philosoph., abrégé de Lowthorp, t. III, p. 518.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 218.
J’ai tâché de tirer une date très-probable d’une chronologie très-obscure.
Hist. Aug., p. 218 ; Zosime, l. I, p. 50. Quoique le chameau soit une bête de charge fort lourde, le dromadaire, qui est de la même espèce, ou du moins d’une espèce approchante, sert aux habitans de l’Asie et de l’Afrique dans toutes les occasions qui demandent de la vitesse. « Les Arabes disent que le dromadaire peut faire autant de chemin en un jour qu’un de leurs meilleurs chevaux en huit ou dix. » M. de Buffon, Hist. nat., tome XI, p. 222. Voyez aussi les Voyages de Shaw, p. 167.
Pollion, Hist. Aug., p. 199.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 219. Zosime, l. I, p. 51.
Hist. Aug., p. 219.
Voyez Vopiscus, Hist. Aug., p. 220, 242. On remarque, comme un exemple de luxe, qu’il avait des fenêtres vitrées. Il était célèbre pour sa force et pour son appétit, pour sa valeur et pour son adresse. On peut conclure de la lettre d’Aurélien que Firmus fut le dernier des rebelles, et qu’ainsi Tetricus avait déjà été vaincu.
Voyez la description du triomphe d’Aurélien, par Vopiscus : il en rapporte les particularités avec l’esprit de détail qui caractérise cet auteur. Il se trouve, dans cette occasion, que ces particularités sont intéressantes. Hist. Aug., p. 220.
Parmi les nations barbares, les femmes ont souvent combattu avec leurs maris ; mais il est presque impossible qu’une société d’amazones ait jamais existé dans l’ancien continent ou dans le Nouveau-Monde.
L’usage des braccæ, culottes ou chausses, était toujours regardé en Italie comme une mode gauloise et barbare ; cependant les Romains commençaient à s’en rapprocher. S’envelopper les cuisses et les jambes de bandes, fasciæ, c’était, du temps de Pompée et d’Horace, une preuve de mollesse ou de mauvaise santé. Dans le siècle de Trajan, cet usage était réservé aux personnes riches et somptueuses ; il fut insensiblement adopté par les derniers du peuple. Voy. une note très-curieuse de Casaubon, ad Suet. in Aug., c. 82.
Le char était, selon toutes les apparences, traîné par des cerfs : les éléphans que l’on voit sur les médailles d’Aurélien marquent seulement, selon le savant cardinal Noris, que ce prince avait soumis l’Orient.
L’expression de Calphurnius (Eclog. I, 50) nullos ducet captiva triumphos, appliquée à Rome, renferme une allusion et une censure très-manifeste.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 199 ; saint Jérôme, in Chron. ; Prosper, in Chron. Baronius suppose que Zenobius, évêque de Florence, du temps de saint Ambroise, était de sa famille.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 222 ; Eutrope, IX, 13; Victor le jeune ; mais Pollion, dans l’Histoire Auguste, p. 196, prétend que Tetricus fut fait co-recteur de toute l’Italie.
Hist. Aug., p. 197.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 222 ; Zosime, l. I, p. 56. Il y plaça les images de Belus et du Soleil, qu’il avait apportées de Palmyre. Le temple fut dédié la quatrième année de son règne (Eusèbe, in Chron.) ; mais Aurélien commença certainement à le bâtir aussitôt après son avénement.
Voyez dans l’Histoire Auguste, p. 210, les présages de sa fortune. Sa dévotion pour le Soleil paraît dans ses lettres et sur ses médailles, et Julien en parle dans les Césars, Comment. de Spanheim, p. 109.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 221.
Hist. Aug., p. 222. Aurélien appelle ses soldats Hiberi Riparienses, Castriani et Dacisci.
Zosime, l. I, p. 56 ; Eutrope, IX, 14 ; Aurel.-Victor.
Hist. Aug., p. 222 ; Aurel.-Victor.
La discorde était déjà excitée avant qu’Aurélien revint de l’Égypte. Voyez Vopiscus, qui cite une lettre originale. Hist. Aug., p. 224.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 222 ; les deux Victor ; Eutrope, IX, 14. Zosime (l. I, p. 43) ne parle que de trois sénateurs, et place leur mort avant la guerre d’Orient.
Nulla catenati feralis pompa senatûs
Carnificum lassabit opus ; nec carcere pleno
Infelix raros numerabit curia patres.
CALPHURN., Églog I, 60.
Selon Victor le jeune, il porta quelquefois le diadème. On lit sur ses médailles : Deus et Dominus.
Cette observation est de Dioclétien. Voyez Vopiscus, Hist. Aug., p. 224.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 221 ; Zosime, l. I, p. 57, Eutrope, IX, 15 ; les deux Victor.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 222. Aurel.-Victor parle d’une députation formelle des troupes au sénat.
Vopiscus, notre autorité principale, écrivait à Rome, seize ans seulement après la mort d’Aurélien. Outre la notoriété récente des faits, il tire constamment ses matériaux des registres du sénat et des papiers originaux de la bibliothéque Ulpienne. Zosime et Zonare paraissent aussi ignorans de ce fait qu’ils l’étaient en général de la constitution romaine.
Cet interrègne fut tout au plus de sept mois : Aurélien fut assassiné vers le milieu de mars, l’an de Rome 1028 ; Tacite fut élu le 25 septembre de la même année. (Note de l’Éditeur.)
Tite-Live, I, 17 ; Denys d’Halycarnasse, l. II, p. 115 ; Plutarque, Vie de Numa, p. 60. Le premier de ces historiens rapporte ce fait comme un orateur, le second comme un homme de loi, le troisième comme un moraliste ; et aucun d’eux probablement n’en parle sans un mélange de fable.
Vopiscus (Hist. Aug., p. 227) l’appelle primæ sententiæ consularis, et bientôt princeps senatûs. Il est naturel de supposer que les monarques de Rome, dédaignant cet humble titre, le cédaient au plus ancien des sénateurs.
La seule objection que l’on puisse faire à cette généalogie, est que l’historien se nommait Cornelius, et l’empereur Claudius ; mais dans le Bas-Empire les surnoms étaient extrêmement variés et incertains.
Zonare, l. XII, p. 637. La Chronique d’Alexandrie, par une méprise évidente, attribue cet âge à l’empereur Aurélien.
Il avait été consul ordinaire en 273 ; mais il avait sûrement été suffectus plusieurs années auparavant, vraisemblablement sous Valérien.
Bis millies octingenties. Vopiscus, Hist. Aug., p. 229. Sur le pied où avait été mise la monnaie, cette somme équivalait à huit cent quarante mille livres romaines d’argent, chacune valant environ trois livres sterling ; mais dans le siècle de Tacite, la monnaie avait beaucoup perdu de son poids et de sa pureté.
Après son avénement, il ordonna que l’on fit tous les ans dix copies des ouvrages de Tacite, et qu’on les plaçât dans les bibliothéques publiques. Il y a long-temps que les bibliothéques romaines ont péri. La partie la plus précieuse des ouvrages de Tacite a été conservée dans un seul manuscrit, et découverte dans un monastère de Westphalie. Voyez Bayle, Diction., article Tacite, et Juste-Lipse, ad Annal. II, 9.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 227.
Hist. Aug., p. 228. L’empereur Tacite, en parlant aux prétoriens, les appelle sanctissimi milites, et, en adressant la parole au peuple, il lui donne le nom de sacratissimi quirites.
Dans tous ses affranchissemens, il ne passa jamais le nombre de cent. Ce nombre avait été limité par la loi caninienne, établie sous Auguste et annulée par Justinien. Voyez Casaubon, ad locum Vopisci.
Voyez les Vies de Tacite, de Florianus et de Probus, dans l’Histoire Auguste. Nous pouvons être bien assurés que tout ce que donna le soldat, le sénateur l’avait déjà donné.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 216. Le passage est très-clair ; cependant Casaubon et Saumaise voudraient le corriger.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 230, 232, 233. Les sénateurs célébrèrent cet heureux rétablissement par des hécatombes et par des réjouissances publiques.
Hist. Aug., p. 228.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 230 ; Zosime, l. I, p. 57. Zonare, l. XII, p. 637. Deux passages, dans la Vie de Probus, p. 236, 238, me prouvent que ces Scythes, qui envahirent le Pont, étaient Alains. Si nous pouvions en croire Zosime (l. I, p. 58), Florianus les poursuivit jusqu’au Bosphore Cimmérien ; mais ce prince eut à peine assez de temps pour une expédition si longue et si difficile.
Eutrope et Aurelius-Victor disent simplement qu’il mourut ; Victor le jeune ajoute que ce fut d’une fièvre. Selon Zosime et Zonare, il fut tué par les soldats. Vopiscus rapporte ces différentes opinions et semble hésiter ; il est cependant bien aisé sans doute de concilier ces sentimens opposés.
Selon les deux Victor, il régna exactement deux cents jours.
Hist. Aug., p. 231 ; Zosime, l. I, p. 58, 59 ; Zonare, l. XII, p. 637. Aurel.-Victor avance que Probus prit la pourpre en Illyrie. Une pareille opinion, quoique adoptée par un homme très-savant, jetterait cette période de l’histoire dans la plus grande confusion.
Hist. Aug., p. 229.
Ce héros devait envoyer des juges aux Parthes, aux Perses et aux Sarmates, un président dans la Taprobane, et un proconsul dans l’île Romaine (que Casaubon et Saumaise supposent être la Bretagne). Une Histoire telle que la mienne (dit Vopiscus avec une juste modestie) ne subsistera plus dans mille ans pour faire connaître cette prédiction fausse ou vraie.
Pour la vie privée de Probus, voyez Vopiscus, Hist. Aug., p. 234-237.
Selon la Chronique d’Alexandrie, il avait cinquante ans lorsqu’il mourut.
La lettre était adressée au préfet du prétoire. Ce prince lui promet, s’il se conduit bien, de le conserver dans cette charge importante. Voyez Hist. Aug., p. 237.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 237. La date de la lettre est assurément fausse : au lieu de non. februar., on peut lire non. august.
Hist. Aug., p. 238. Il est singulier que le sénat ait traité Probus moins favorablement que Marc-Aurèle. Celui-ci avait rien, même avant la mort d’Antonin-le-Pieux, jus quintæ relationis. Voyez Capitolin, Hist. Aug., p. 24.
Voyez la lettre respectueuse de Probus au sénat, après ses victoires sur les Germains. Hist. Aug., p. 239.
La date et la durée du règne de Probus sont fixés avec beaucoup d’exactitude par le cardinal Noris, dans son savant ouvrage De epochis Syro-Macedonum, p. 96-105. Un passage d’Eusèbe lie la seconde année du règne de Probus avec les ères de plusieurs villes de Syrie.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 239.
L’Isaurie était une petite province de l’Asie Mineure, entre la Pisidie et la Cilicie : les Isaures exercèrent long-temps le métier de voleurs et de pirates. Leur principale ville, Isaura, fut détruite par le consul Servilius, qui reçut le surnom d’Isauricus. D’Anville, Géogr. anc., t. II, p. 86. (Note de l’Éditeur).
Zosime (l. I, p. 62-65) rapporte une histoire très-longue et très-peu intéressante de Lycius, voleur isaurien.
Les Blemmyes habitaient le long du Nil, près des grandes cataractes. D’Anville, Géogr, anc., t. III, p. 48. (Note de l’Éditeur).
Zosime, l. I, p. 65 ; Vopiscus, Hist. Aug., p. 239, 240. Mais il ne paraît pas vraisemblable que la défaite des sauvages d’Éthiopie pût affecter le monarque persan.
Outre ces chefs bien connus, Vopiscus (Hist. Aug., p. 241) en nomme plusieurs autres dont les actions ne nous sont pas parvenues.
Voyez les Césars de Julien, et l’Hist. Auguste, p. 238, 240, 241.
Ce ne fut que sous les empereurs Dioclétien et Maximien que les Bourguignons, de concert avec les Allemands, firent une invasion dans l’intérieur de la Gaule : sous le règne de Probus, ils se bornèrent à passer le fleuve qui les séparait de l’Empire romain ; ils furent repoussés. Gatterer présume que ce fleuve était le Danube ; un passage de Zosime me paraît indiquer plutôt le Rhin. Zosime, l. I, p. 37 de l’édition d’Henri Étienne, 1581. (Note de l’Éditeur.)
Zosime, l. I, p. 62. L’Histoire Auguste (p. 240) suppose que les Barbares furent châtiés du consentement de leurs rois : s’il en est ainsi, la punition fut partielle comme l’offense.
Voyez Cluvier, Germ. ant., l. III. Ptolémée place dans leur pays la ville de Calisia, probablement Calish en Silésie.
Feralis umbra, qu’on lit dans Tacite, est, à coup sûr, une expression bien hardie.
Tacite, Germ., 43, traduction de l’abbé de la Bléterie.
Vopiscus, Hist. Aug., 238.
Hist. Aug., p. 238, 239. Vopiscus cite une lettre de l’empereur au sénat, dans laquelle ce prince parle du projet de réduire la Germanie en province.
Strabon, l. VII. Selon Velleius-Paterculus (II, 108), Maroboduus mena ses Marcomans en Bohême. Cluvier (Germ. ant., III, 8) prouve qu’il partit de la Souabe.
Le payement du dixième fit donner à ces colons le nom de Decumates. Tacite, Germ., 29.
Voyez les notes de l’abbé de La Bléterie à la Germanie de Tacite, p. 183. Ce qu’il dit de la muraille est principalement tiré (comme il écrit lui-même) de l’ouvrage de M. Schœpflin, intitulé Alsatia illustrata.
Voyez les Recherches sur les Égyptiens et les Chinois, tome II, p. 81-102. L’auteur anonyme de cet ouvrage connaît très-bien le globe en général, et l’Allemagne en particulier. À l’égard de ce pays, il cite un ouvrage de M. Hanselman ; mais il paraît confondre la muraille de Probus, bâtie contre les Allemands, avec la fortification des Mattiaces, construite dans le voisinage de Francfort, contre les Cattes.
Il plaça cinquante ou soixante Barbares environ dans un numerus, comme on l’appelait alors. Nous ne connaissons pas exactement le nombre fixé de ceux qui composaient un pareil corps.
Britannia, de Camden, introduction, p. 136 ; mais il est appuyé sur une conjecture bien douteuse.
Zosime, l. I, p. 62. Selon Vopiscus, un autre corps de Vandales fut moins fidèle.
Hist. Aug., p. 240. Ils furent probablement chassés par les Goths. Zosime, l. I, p. 66.
Hist. Aug., p. 240.
Panegyr. Vet., V, 18 ; Zosime, l. I, p. 66.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 245, 246. Cet orateur infortuné avait étudié la rhétorique à Carthage, et nous sommes portés à croire qu’il était Maure (Zosime, l. I, p. 60) plutôt que Gaulois, comme le dit Vopiscus.
Zonare, l. XII, p. 638.
On rapporte un exemple fort surprenant des prouesses de Proculus : cet officier avait pris cent vierges sarmates. Il vaut mieux l’entendre raconter dans sa langue le reste de l’histoire. Ex his unâ nocte decem inivi : omnes tamen, quod in me erat, mulieres intra dies quindecim reddidi. Vopiscus, Hist. Auguste, p. 246.
Proculus, qui était natif d’Albenga, sur la côte de Gênes, arma deux mille de ses esclaves. Il avait acquis de grandes richesses, mais il les devait à ses brigandages. Par la suite, sa famille avait coutume de dire : Nec latrones esse nec principes sibi placere. Vopiscus, Hist. Aug., p. 247.
Hist. Aug., p. 240.
Zosime, l. I, p. 66.
Hist. Aug., p. 236.
Aurel.-Victor, in Prob. Mais la politique d’Annibal, dont aucun auteur plus ancien n’a parlé, ne s’accorde pas avec l’histoire de sa vie. Il quitta l’Afrique à l’âge de neuf ans ; il en avait quarante-cinq lorsqu’il y retourna ; et immédiatement après, il perdit son armée dans la bataille décisive de Zama. Tite-Live, XXX, 37.
Hist. Aug., p. 240 ; Eutrope, IX, 17 ; Aurel.-Victor. in Prob. ; Victor le jeune. Ce prince révoqua la défense de Domitien, et il accorda aux Gaulois, aux Bretons et aux Pannoniens une permission générale de planter des vignes.
Julien blâme avec trop de sévérité la rigueur de Probus, qui, selon lui, mérita presque sa malheureuse destinée.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 241. Il fait sur ce vain espoir un grand et ridicule étalage d’éloquence.
Turris ferrata. Il paraît que cette tour était mobile et garnie de fer.
Prohus, et vere probus situs est : Victor omnium gentium barbararum : Victor etiam tyrannorum.
Tout ceci cependant peut être concilié. Il était né à Narbonne en Illyrie, qu’Eutrope a confondue avec la ville plus fameuse de ce nom, située dans la Gaule. Son père pouvait être Africain, et sa mère une noble romaine. Carus lui-même fut élevé dans la capitale. Voyez Scaliger, Animad. ad Euseb. Chron., p. 241.
Probus avait demandé au sénat que l’on élevât à Carus, aux dépens du public, une statue équestre et un palais de marbre, comme une juste récompense de son mérite extraordinaire. Vopiscus, Hist. Aug., 249.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 242, 249. Julien exclut l’empereur Carus et ses fils du banquet des Césars.
Jean Malala, tom. I, p. 401. Mais l’autorité de ce Grec ignorant est très-faible : il fait venir ridiculement de Carus la ville de Carrhes et la Carie, province dont Homère a parlé.
Hist. Aug., p. 249. Carus félicite le sénat de ce qu’un de ses membres est fait empereur.
Hist. Aug., p. 242.
Voy. la première églogue de Calphurnius, dont M. de Fontenelle préfère le plan à celui du Pollion de Virgile. Voy. tom. III, p. 148.
Hist. Aug., p. 353 ; Eutrope, IX, 18 ; Pagi, Annal.
Agathias, l. IV, p. 135. On trouve une de ses maximes dans la Bibliothéque orientale de d’Herbelot : La définition de l’humanité renferme toutes les autres vertus.
Synesius attribue cette histoire à Carin : il est bien plus naturel de la donner à Carus qu’à l’empereur Probus, comme l’ont fait Tillemont et Petau.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 250 ; Eutrope, IX, 18 ; les deux Victor.
C’est à la victoire de Carus sur les Perses que je rapporte le dialogue du Philopatris, qui a été si long-temps un objet de dispute parmi les savans ; mais il faudrait une dissertation pour expliquer et pour justifier mon opinion.
Hist. Aug., p. 250. Cependant Eutrope, Festus, Rufus, les deux Victor, saint Jérôme, Sidonius-Apollinaris, George Syncelle et Zonare, prétendent tous que Carus fut tué de la foudre.
Voyez Némésien, Cynegeticon, V, 71, etc.
Voyez Festus et ses commentateurs sur le mot scribonianum. Les lieux frappés de la foudre étaient entourés d’un mur ; les choses étaient enterrées avec des cérémonies mystérieuses.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 250. Aurelius-Victor semble croire à la prédiction et approuver la retraite.
Némésien, Cynegeticon, v. 69. Il était contemporain, mais poète.
Cancellarius. Ce mot, si humble dans son origine, est devenu, par un hasard singulier, le titre de la première place de l’état dans les monarchies de l’Europe. Voy. Casaubon et Saumaise, ad Hist. Aug., p. 253.
Carus se désolait de ce que son fils Numérien était encore trop jeune pour qu’il pût lui confier, à la place de son frère Carin, le gouvernement des provinces occidentales. (Vopisc., in Caro.) (Note de l’Éditeur.)
Vopiscus, Hist. Aug., p. 253, 254 ; Eutrope, IX, 19 ; Victor le jeune. À la vérité, le règne de Dioclétien fut si long et si florissant, qu’il a dû nuire beaucoup à la réputation de Carin.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 254. Il l’appelle Carus ; mais le sens paraît d’une manière assez claire : d’ailleurs les noms du père et du fils étaient souvent confondus.
Voyez Calphurnius, éclog. VII, 43. Nous pouvons observer que les spectacles de Probus étaient encore récens, et que le poète est secondé par l’historien.
Le philosophe Montaigne (Essais, l. 3, c. 6) donne une idée très-juste et très-agréable de la magnificence romaine dans ces spectacles.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 240.
On leur donna le nom d’onagri ; mais le nombre est trop petit pour qu’il ne soit question que d’ânes sauvages. Cuper (De elephantis exercitat, II, 7) a prouvé, d’après Oppien, Dion et un Grec anonyme, que l’on avait vu des zèbres à Rome. Ces animaux venaient de quelque île de l’Océan, peut-être de Madagascar.
Carin donna un hippopotame. (Voyez Calphurnius, eclog. VII, 66). Auguste avait autrefois exposé trente-six crocodiles ; je ne vois pas qu’il en ait paru dans les spectacles donnés depuis ce prince. (Dion-Cassius, l. LV, p. 781.)
Capitolin, Hist. Aug., p. 164, 165. Nous ne connaissons pas les animaux qu’il appelle archeleontes ; quelques-uns disent argoleontes, d’autres agrioleontes. Ces deux corrections sont ridicules.
Pline, Hist. nat., VIII, 6. Cette particularité est tirée des Annales de Pison.
Voyez Maffei, Verona illustrata, p. IV, l. I, c. 2.
Maffei, l. II, c. 2. La hauteur a été beaucoup trop exagérée par les anciens. Elle touchait presque les cieux, selon Calphurnius (eclog. VII, 23), et elle surpassait la portée de la vue de l’homme, selon Ammien-Marcellin (XVI, 10). Mais que cette hauteur était peu considérable, si on la compare avec celle de la grande pyramide d’Égypte, qui s’élevait à cinq cents pieds en ligne perpendiculaire !
Selon les différentes copies de Victor, nous lisons soixante-dix-sept mille ou quatre-vingt-sept mille spectateurs ; mais Maffei (l. II, c. 12) ne trouve place sur les siéges découverts que pour trente-quatre mille ; le reste se tenait dans les galeries couvertes du haut.
Voyez Maffei, l. II, c. 5-12. Il traite un sujet si difficile avec toute la clarté possible, et en architecte aussi-bien qu’en antiquaire.
Calphurn., eclog. VII, 64, 73. Ces vers sont curieux, et toute l’églogue a été d’un très-grand secours à Maffei. Calphurnius et Martial (voyez son premier livre) étaient poètes ; mais lorsqu’ils ont décrit l’amphithéâtre, ils ont peint ce qu’ils voyaient, et ils voulaient parler aux sens des Romains.
Voyez Pline, Hist. nat., XXXIII, 16 ; XXXVII, 11.
Balteus en gemmis, en inlita porticus auro
Certatim radiant, etc.
CALPHURN, VII.
Et Martis vultus et Appollinis esse putavi, dit Calphurnius ; mais Jean Malala, qui avait peut-être vu des portraits de Carin, dit que ce prince était petit, épais et blanc, tom. I, p. 403.
Par rapport au temps où ces jeux romains furent célébrés, Scaliger, Saumaise et Cuper se sont donné bien de la peine pour embrouiller un sujet très-clair.
Némésien (Cynegeticon) paraît anticiper dans son imagination cet heureux jour.
Il gagna toutes les couronnes sur Némésien, son rival dans la poésie didactique. Le sénat éleva une statue au fils de Carus, avec une inscription très-équivoque : Au plus puissant des orateurs. Voyez Vopiscus, Hist. Aug., p. 251.
Cause plus naturelle au moins que celle dont parle Vopiscus, Hist. Aug., p. 251. Cet historien attribue la faiblesse de ses yeux aux pleurs qu’il ne cessa de verser sur la mort de son père.
Dans la guerre de Perse, Aper fut soupçonné d’avoir eu le projet de trahir Carus, Hist. Aug., p. 250.
Nous devons à la Chronique d’Alexandrie, p. 274, la connaissance du temps et du lieu où Dioclétien fut nommé empereur.
Hist. Aug., p. 251 ; Eutrope, IX, 18 ; saint Jérôme, in Chron. Selon ces judicieux écrivains, la mort de Numérien fut découverte par l’infection de son cadavre. Ne pouvait-on pas trouver d’aromates dans la maison de l’empereur ?
Aurel.-Victor ; Eutrope, IX, 20 ; saint Jérôme, in Chron.
Vopiscus, Hist. Aug., p. 252. Ce qui engagea Dioclétien à tuer Aper (en latin un sanglier), ce furent une prédiction et une pointe aussi ridicules que connues.
Eutrope marque sa situation avec beaucoup d’exactitude. Cette ville était entre le Mons Aureus et Viminiacum, M. d’Anville (Géogr. anc., t. I, p. 304) place Margus à Kastolatz en Servie, un peu au-dessous de Belgrade et de Semendrie.
Hist. Aug., p. 254 ; Eutrope, IX, 20 ; Aurel.-Victor ; Victor, in Epit.
Eutrope, IX, 19 ; Victor, in Epit. La ville paraît avoir été nommée Doclia, d’une petite tribu d’Illyriens. Voyez Cellarius, Géogr. anc., t. I, p. 393. Le premier nom de l’heureux esclave fut probablement Doclès ; il l’allongea ensuite pour lui donner un son convenable à l’harmonie grecque, et il s’appela Dioclès ; enfin il en fit Diocletianus (Dioclétien), qui répondait mieux à la majesté romaine. Il prit le nom patricien de Valerius, et c’est ainsi qu’Aurelius-Victor a coutume de le désigner.
Voyez Dacier, sur la VIe satire du IIe livre d’Horace ; Corn.-Nepos, Vie d’Eumène, c. 1.
Lactance (ou l’auteur, quel qu’il soit, du petit traité De mortibus persecutorum) accuse en deux endroits Dioclétien de timidité. Dans le chapitre 9, il dit de lui : Erat in omni tumultu meticulosus et animi disjectus.
Dans cet éloge, Aurelius-Victor paraît censurer avec raison, quoique d’une manière indirecte, la cruauté de Constance. On voit, par les Fastes, qu’Aristobule demeura préfet de la ville, et qu’il finit avec Dioclétien le consulat qu’il avait commencé avec Carin.
Aurelius-Victor appelle Dioclétien parentem potius quam dominum. Voyez Hist. Aug., p. 30.
Les critiques modernes ne s’accordent pas sur le temps où Maximien reçut les honneurs de César et d’Auguste, et cette question a donné lieu à un grand nombre de savantes querelles. J’ai suivi M. de Tillemont (Hist. des Empereurs, tom. IV, p. 500-505), qui a pesé les difficultés et les différentes raisons avec l’exactitude scrupuleuse qui lui est propre.
Dans un discours prononcé devant lui (Paneg. vet., II, 8), Mamertin doute si son héros, en imitant la conduite d’Annibal et de Scipion, a jamais entendu prononcer leurs noms ; d’où nous pouvons conclure que Maximien ambitionnait plus la réputation de soldat que celle d’homme lettré. C’est ainsi que l’on peut souvent tirer la vérité du langage même de la flatterie.
Lactance, De mort. persecut., c. 8 ; Aurel.-Victor. Comme parmi les panégyriques nous trouvons des discours prononcés à la louange de Maximien, et d’autres qui flattent ses adversaires à ses dépens, ce contraste sert à nous donner quelque connaissance du caractère de ce prince.
Voyez le second et le troisième panégyriques, et particulièrement III, 3, 10, 14 ; mais il serait ennuyeux de copier les expressions diffuses et affectées de cette fausse éloquence. Au sujet des titres, voyez Aurel.-Victor ; Lactance, De mort. persec., c. 52 ; Spanheim, De usu numismatum, etc., dissert, XII, 8.
Aurel.-Victor ; Victor, in Epit. ; Eutrope, IX, 22 ; Lactance, De mort. persec., c. 8 ; saint Jérôme, in Chron.
C’est seulement parmi les Grecs modernes que M. de Tillemont a découvert ce surnom de Chlore : le moindre degré remarquable de pâleur semble ne pouvoir s’allier avec la rougeur dont il est question dans les Panégyriques, V, 19.
Julien, petit-fils de Constance, se glorifie de tirer son origine des belliqueux Mœsiens. (Misopogon, p. 348.) Les Dardaniens habitaient sur la lisière de la Mœsie.
Galère épousa Valérie, fille de Dioclétien. Pour parler avec exactitude, Théodora, femme de Constance, était fille seulement de la femme de Maximien. Spanh., Dissert. XI, 2.
Celle division s’accorde avec celle des quatre préfectures : il y a cependant quelque raison de douter si l’Espagne n’était pas une des provinces de Maximien. Voyez Tillemont, tom. IV, p. 517.
Julien, in Cæsarib., p. 315 ; Notes de Spanheim à la traduction française, p. 122.
Le nom général de Bagaudes, pour signifier rebelles, fut employé en Gaule jusque dans le cinquième siècle. Quelques-uns le tirent du mot celtique Bagad, assemblée tumultueuse. Scaliger, ad Euseb. ; Ducange, Glossaire.
Chron. de Froissard ; t. I, c. 182 ; II, 73-79. La naïveté de cette histoire se perd dans nos meilleurs ouvrages modernes.
César, De bell. gall., VI, 13. Orgetorix, de la nation helvétienne, pouvait armer pour sa défense un corps de dix mille esclaves.
Eumène convient de leur oppression et de leur misère (Panegyr., VI, 8). Gallias efferatas injuriis.
Panegyr. vet., II, 4 ; Aurel.-Victor.
Ælianus et Amandus. Nous avons les médailles qu’ils ont fait frapper. Goltzius, in Thes. R. A., p. 117, 121.
Levibus præliis domuit. Eutrope, IX, 20.
Ce fait n’est appuyé que sur une faible autorité, une Vie de saint Babolin, qui est probablement du septième siècle. Voyez Duchesne, Scriptores rer. Francicar., t. I, p. 662.
Aurel.-Victor les appelle Germains. Eutrope (IX, 21) leur donne le nom de Saxons ; mais Eutrope vivait dans le siècle suivant, et paraît avoir employé le langage de son temps.
Les Ménapiens habitaient entre l’Escaut et la Meuse, dans la partie septentrionale du Brabant. D’Anv., Géogr. anc., t. I, p. 93. (Note de l’Éditeur.)
Les trois expressions d’Eutrope, d’Aurelius-Victor et d’Eumène, « vilissimè natus, Bataviæ alumnus, Menapiæ civis, » nous font connaître d’une manière fort incertaine la naissance de Carausius. Le docteur Stukely, cependant (Hist. de Carausius, p. 62), prétend qu’il était né à Saint-David, et qu’il était prince du sang royal de Bretagne. Il en a trouvé la première idée dans Richard de Cirencester, p. 44.
La Bretagne alors était tranquille, et faiblement gardée. Paneg., V, 12.
Paneg. vet., V, 11 ; VII, 9. Eumène voudrait élever la gloire du héros (Constance) en vantant l’importance de la conquête. Malgré notre louable partialité pour notre pays natal, il est difficile de concevoir qu’au commencement du quatrième siècle l’Angleterre méritât tous ces éloges ; un siècle et demi avant cette époque, les revenus de cette île avaient à peine suffi pour l’entretien des troupes qui y étaient en garnison. Voyez Appien, in Proæm.
Comme il nous est parvenu un grand nombre de médailles frappées par Carausius, cet usurpateur est devenu l’objet favori de la curiosité des antiquaires ; les moindres particularités de sa vie et de ses actions ont été recherchées avec le soin le plus exact. Le docteur Stukely, en particulier, a consacré un volume considérable à l’histoire de l’empereur breton. J’ai fait usage de ses matériaux, et j’ai rejeté la plupart de ses conjectures imaginaires.
Lorsque Mamertin prononça son premier panégyrique, les préparatifs de Maximien pour son expédition navale étaient achevés, et l’orateur annonçait une victoire certaine ; son silence, dans le second panégyrique, aurait pu seul nous apprendre que l’expédition n’avait pas réussi.
Aurel.-Victor, Eutrope et les médailles (Pax augg.) nous font connaître cette réconciliation momentanée ; mais je ne me hasarderai pas à rapporter textuellement les articles du traité, comme l’a fait le docteur Stukely, dans son Histoire numismatique de Carausius, p. 86, etc.
Au sujet de la soumission de la Bretagne, Aurelius-Victor et Eutrope nous fournissent quelques lumières.
Jean Malala, in Chron. Antioch., t. I, p. 408, 409.
Zosime, l. I, p. 3. Cet historien partial semble célébrer la vigilance de Dioclétien, dans la vue de mettre au jour la négligence de Constantin. Voici cependant les expressions d’un orateur : « Nam quid ego alarum et cohortium castra percenseam, toto Rheni, et Istri, et Euphratis limite restitiua. Paneg. vet., IV, 18.
Ruunt omnes in sanguinem suum populi, quibus non contigit esse Romanis, obstinatæque feritates pœnas nunc sponte persolvunt. (Panegyr. vet., III, 16.) Mamertin appuie ce fait de l’exemple de presque toutes les nations du monde.
Il se plaint, quoique avec peu d’exactitude, jam fluxisse annos quindecim in quibus in Illyrico, ad ripam Danubii relegatus cum gentibus barbaris luctaret. (Lactance, De morte persecut., c. 18.)
Dans le texte grec d’Eusèbe, on lit six mille ; j’ai préféré ce nombre à celui de soixante mille, qui se trouve dans saint Jérôme, Orose, Eutrope et son traducteur grec Pæan.
Panegyr. vet., VII, 21.
Les Sarmates avaient dans le voisinage de Trèves un établissement que ces Barbares fainéans paraissent avoir abandonné : Ausone en parle dans son poème sur la Moselle.
Unde iter ingrediens nemorosa per avia solum,
Et nulla humani spectans vestigia cultus.
…
Arvaque Sauromatûm nuper metata colonis.
Il y avait une ville de Carpiens dans la Basse-Mœsie.
Voyez les félicitations d’Eumène, écrites en style de rhéteur, Panegyr., VII, 9.
Scaliger (animad. ad Euseb., p. 243) décide, à sa manière ordinaire, que les quinque gentiani, ou cinq nations africaines, étaient les cinq grandes villes, la pentapole de la faible province de Cyrène.
Après sa défaite, Julien se perça d’un poignard, et se jeta aussitôt dans les flammes. (Victor, in Epit.)
Tu ferocissimos Mauritaniæ populos inaccessis montium jugis, et naturali munitione fidentes, expugnasti, recepisti, transtulisti. (Panegyr. vet., VI, 8.)
Voyez la description d’Alexandrie, dans Hirtius, De bell. Alex., c. 5.
Eutrope, IX, 24 ; Orose, VII, 25 ; Jean Malala, in Chron. ant., p. 409, 410. Cependant Eumène nous assure que l’Égypte fut pacifiée par la clémence de Dioclétien.
Eusèbe (in Chron.) place leur destruction quelques années plus tôt, et dans un temps où l’Égypte elle-même était révoltée contre les Romains.
Strabon, l. XVII, part. I, 172 ; Pomp.-Mela, l. I, c. 4. Ses mots sont curieux : Intra, si credere libet, vix homines, magisque semiferi ; Ægipanes, et Blemmyes, et Satyri.
Ausus sese inserere fortunæ, et provocare arma romana.
Voyez Procop., De bell. pers., l. I, c. 19.
Il fixa la distribution de blé faite au peuple d’Alexandrie à deux millions de medimni, environ trois millions deux cent mille boisseaux. Chronicon Paschale, p. 276 ; Procope, Hist. arcan., c. 26.
Jean d’Antioche, in Excerp. ; Val., p. 834 ; Suidas, dans Dioclétien.
Voyez une petite histoire et une réfutation de l’alchimie dans les ouvrages du compilateur philosophe, La Mothe-le-Vayer, t. I, p 327-353.
Voyez l’éducation et la force de Tiridate, dans l’Histoire d’Arménie, de Moïse de Chorène, l. II, c. 76. Il pouvait saisir deux taureaux sauvages par les cornes, qu’il cassait de ses mains.
Si nous nous en rapportions à Victor le jeune, Licinius, qui, selon lui, était seulement âgé de soixante ans en 323, pourrait à peine être la même personne que le protecteur de Tiridate ; mais une meilleure autorité (Eusèbe, Hist. ecclés., l. X, c. 8) nous apprend que Licinius avait alors atteint le dernier période de la vieillesse : seize ans avant, il est représenté avec des cheveux gris, et comme contemporain de Galère. (Voyez Lactance, c. 32.) Licinius était né probablement vers l’année 250.
Voyez Dion-Cassius, l. LXII et LXIII.
Moïse de Chorène, Hist. d’Arménie, l. II, c. 74. Les statues avaient été érigées par Valarsaces, qui régnait en Arménie environ cent trente ans avant Jésus-Christ. Il fut le premier roi de la famille d’Arsaces. Voyez Moïse, Hist. d’Arménie, l. II, 2, 3. Justin (XLI, 5) et Ammien-Marcellin (XXIII, 6) ont parlé de la déification des Arsacides.
La noblesse d’Arménie était nombreuse et puissante : Moïse parle de plusieurs familles qui se distinguèrent sous le règne de Valarsaces (l. II, 7), et qui subsistaient encore de son temps, vers le milieu du cinquième siècle. Voyez la préface de ses éditeurs.
Elle s’appelait Chosroiduchta, et elle n’avait point l’os patulum comme les autres femmes. (Hist. d’Arménie, l. II, c. 79). Je n’entends pas cette expression (*).
(*) Os patulum signifie tont simplement une bouche grande et largement ouverte. Ovide (Métam., l. XV, v. 513) dit, en parlant du monstre qui attaqua Hippolyte :
… Patulo partem maris evomît ore.
Probablement qu’une grande bouche était un défaut commun chez les Arméniennes. (Note de l’Éditeur.)
Dans l’Histoire d’Arménie (l. II, 78), aussi-bien que dans la Géographie (p. 367), la Chine est appelée Zenia ou Zenastan. Ce pays est caractérisé par la production de la soie, par l’opulence des habitans, et par leur amour pour la paix, en quoi ils surpassent toutes les autres nations de la terre.
Vou-ti, le premier empereur de la septième dynastie, qui régnait alors en Chine, avait des relations politiques avec Fergana, province de la Sogdiane, et l’on prétend qu’il reçut une ambassade romaine. (Hist. des Huns, t. I, p. 38). Dans ce temps, les Chinois avaient une garnison à Kasgar ; et sous Trajan, un de leurs généraux s’avança jusqu’à la mer Caspienne. Au sujet des liaisons de la Chine avec les contrées occidentales, on peut voir un mémoire très-curieux de M. de Guignes, dans l’Acad. des inscript., t. XXXII, p. 355.
Histoire d’Arménie, l. II, c. 81.
Ipsos Persas ipsumque regem ascitis Saccis, et Ruffis, et Gellis, petit frater Ormus. (Panegyr. vet., III, I.) Les Saces étaient une nation de Scythes vagabonds qui campaient vers les sources de l’Oxus et du Jaxartes. Les Gelli étaient les habitans du Ghilan, le long de la mer Caspienne. Ce furent eux qui, sous le nom de Dilemites, infestèrent si long-temps la monarchie persane. Voyez d’Herbelot, Bibl. orient.
Moïse de Chorène passe sous silence cette seconde révolution, que j’ai été obligé de tirer d’un passage d’Ammien-Marcellin (l. XXIII, 5). Lactance parle de l’ambition de Narsès. Concitatus domesticis exemplis avi sut Saporis ad occupandum Orientem magnis copiis inhiabat (De mortibus persecutorum, c. 9.)
Nous pouvons croire sans difficulté que Lactance attribue à la timidité la conduite de Dioclétien. Julien, dans son discours, dit que ce prince resta avec toutes les forces de l’empire : expression très-hyperbolique.
Nos cinq abréviateurs, Eutrope, Festus, les deux Victor et Orose, rapportent tous cette dernière et grande bataille ; mais Orose est le seul qui parle des deux premières.
On voit une belle description de la nature du pays dans Plutarque, Vie de Crassus, et dans Xénophon, au premier livre de la Retraite des dix mille.
Voyez la dissertation de Forster, dans le second volume de la traduction de la Retraite des dix mille, par Spelman, que je crois pouvoir recommander comme une des meilleures versions qui existent.
Hist. d’Arménie, l. II, c. 76. Au lieu de rapporter cet exploit de Tiridate à une défaite imaginaire, je l’ai transféré à la défaite réelle de Galère.
Ammien Marcellin, l. XIV. Entre les mains d’Eutrope (IX, 24), de Festus (c. 25), et d’Orose (VII, 25), le mille s’augmente aisément jusqu’au nombre de plusieurs milles.
Aurel.-Victor ; Jornandès, De reb. geticis, c. 21.
Aurel.-Victor dit : Per Armeniam in hostes contendit, quæ fermè sola, seu facilior vincendi via est. Galère suivit la conduite de Trajan et l’idée de Jules César.
Xénophon, Retraite des dix mille, l. III. C’est pour cette raison que la cavalerie persane campait à soixante stades de l’ennemi.
Ce trait est rapporté par Ammien, l. XXII. Au lieu de saccum, quelques-uns lisent scutum.
Les Perses avouèrent la supériorité des Romains dans la morale aussi-bien que dans les armes. (Eutrope, IX, 24) Mais ces expressions du respect et de la gratitude d’un ennemi se trouvent rarement dans sa propre relation.
Le détail de cette négociation est tiré des fragmens de Pierre Patrice, dans les Excerpta legationum, publiés dans la collection byzantine. Pierre vivait sous Justinien ; mais il est évident, par la nature de ses matériaux, qu’ils sont pris des écrivains les plus authentiques et les plus respectables.
Adeo Victor, dit Aurelius, ut ni Valerius, cujus nutu omnia gerebantur, abnuisset, Romani fasces in provinciam novam ferrentur. Verum pars terrarum tamen nobis utilior quæsita.
Il avait été gouverneur du Sumium (Pierre Patrice, Excerpta leg., p. 30). Cette province, dont il paraît que Moïse de Chorène a fait mention (Géogr., p. 360), était située à l’orient du mont Ararat.
Par une erreur du géographe Ptolémée, la position de Singara est transportée de l’Aboras au Tigre ; ce qui a peut-être occasionné la méprise de Pierre Patrice, qui assigne la dernière rivière comme la limite de l’empire, au lieu de la première. La ligne de la frontière romaine traversait le cours du Tigre, mais elle ne le suivit jamais.
Il y a ici plusieurs erreurs. Gibbon a confondu les fleuves et les villes qu’ils arrosent. L’Aboras, ou plutôt le Chaboras, l’Araxe de Xénophon, prend sa source au-dessus de Ras-Aïn ou Re-Saina (Theodosiopolis), environ à 27 lieues du Tigre ; il reçoit les eaux du Mygdonius ou Saocoras à 33 lieues environ au dessous de Nisibis, à un bourg appelé aujourd’hui Al-Nahraïm : il ne passe point sous les murs de Singara, c’est le Saocoras qui arrose cette ville ; ce dernier fleuve prend sa source près de Nisibis, à 5 lieues du Tigre. (Voy. d’Anv., l’Euphrate et le Tigre, p. 46, 49, 50 et la carte.)
À l’orient du Tigre se trouve un autre fleuve moins considérable, nommé aussi le Chaboras, et que d’Anville appelle le Centrites, Khabour, Nicephorius, sans citer les autorités d’après lesquelles il lui donne ces noms. Gibbon n’a pu vouloir parler de ce dernier fleuve, qui ne passe point à Singara, et ne tombe point dans l’Euphrate. (Voy. Michaelis, Supplem. ad lexica hebraïca. 3e part., p. 664 et 665). (Note de l’Éditeur).
Procope, De ædificiis, l. II, c. 6.
Tous les auteurs conviennent que la Zabdicène, l’Arzanène et la Carduène, furent au nombre des provinces cédées ; mais au lieu des deux autres, Pierre (Excerpta leg., p. 30) ajoute la Rehimène et la Sophène. J’ai préféré Ammien (l. XXV, 7), parce qu’on peut prouver que la Sophène ne fut jamais entre les mains des Perses avant le règne de Dioclétien, ni après celui de Jovien. Le défaut de cartes exactes, telles que celles de M. d’Anville, a fait supposer à presque tous les modernes, Tillemont et Valois à leur tête, que les cinq provinces étaient situées au-delà du Tigre par rapport à la Perse, et non par rapport à l’Empire romain.
Xénophon, Retraite des dix mille, l. IV. Leurs arcs avaient trois coudées de long, leurs flèches deux. Ils faisaient rouler des hauteurs des pierres dont chacune aurait pu faire la charge d’un chariot. Les Grecs trouvèrent un grand nombre de villages dans cette contrée barbare.
Selon Eutrope (VI, 9, tel que le porte le texte des meilleurs manuscrits), la ville de Tigranocerte était dans l’Arzanène. On pourrait retrouver, quoique assez imparfaitement, le nom et la position des trois autres.
Comparez Hérodote, l. I, c. 97, avec Moïse de Chorène, Hist. d’Arm., l. II, c. 84, et la carte d’Arménie donnée par ses éditeurs.
Hiberi, locorum potenies, Caspiâ viâ Sarmatam in Armenios raptim effundunt. Tacite, Ann., VI, 34. Voy. Strabon, Géogr., l. XI, p. 764.
Pierre Patrice (Excerpta leg., p. 30) est le seul écrivain qui parle de l’article du traité concernant l’Ibérie.
Eusèbe, in Chron. ; Pagi, ad annum. Jusqu’à la découverte du traité De mort. pers., il n’était pas certain que le triomphe et les vicennales eussent été célébrés en même temps.
Durant le temps des vicennales, Galère paraît avoir gardé son poste sur le Danube. Voyez Lactance, De mort. pers., c. 38.
Eutrope (IX, 27) parle de cette famille comme si elle eût fait partie du triomphe ; mais les personnes avaient été rendues à Narsès ; on ne pouvait donc exposer que leurs images.
On voit dans Tite-Live (V, 51-55) un discours de Camille, rempli d’éloquence et de sensibilité, que ce grand homme prononça pour s’opposer au projet de transporter à Veïes le siége du gouvernement.
On reproche à Jules-César d’avoir voulu transférer l’empire dans la ville d’Ilium ou dans celle d’Alexandrie. Selon la conjecture ingénieuse de Le Fèvre et de Dacier, la troisième ode du troisième livre d’Horace a été composée pour détourner Auguste de l’exécution d’un semblable dessein.
Voyez Aurelius-Victor, qui parle aussi des bâtimens élevés par Maximien à Carthage, probablement durant la guerre des Maures. Nous rapporterons quelques vers d’Ausone, De Clar. urb., V.
Et mediolani mira omnia : copia rerum,
Innumeræ cultæque domus ; facunda virorum
Ingenia, et mores læti, tum duplice muro
Amplificata loci species ; populique voluptas
Circus ; et inclusi moles cuneata theatri
Templa, palatinæque arces, opulensque moneta,
Et regio Herculei celebris sub honore lavacri.
Cunctaque marmoreis ornata peristyla signis ;
Mæniaque in valli formam circumdata labro,
Omnia quæ magnis operum velut æmula formis
Excellunt : nec junctæ premit vicinia Romæ.
Lactance, De mort. pers., c. 17 ; Libanius, orat., VIII, p. 203.
Lactance, De mort. pers., c. 17. Ammien-Marcellin dit, dans une occasion semblable, que dicacitas plebis n’est pas fort agréable à une oreille impartiale. (Voy. l. XVI, c. 10.)
Lactance accuse Maximien d’avoir détruit fictis criminationibus lumina senatus (De mort. pers., c. 8). Aurel.-Victor parle d’une manière très-douteuse de la bonne foi de Dioclétien envers ses amis.
Truncatæ vires urbis, imminuto prætariarum cohortium atque in armis vulgi numero. (Aurel.-Victor.) Selon Lactance (c. 26), ce fut Galère qui poursuivit le même plan.
C’étaient de vieilles troupes campées en Illyrie ; et, selon l’ancien établissement, chaque corps consistait en six mille hommes. Ils avaient acquis beaucoup de réputation par l’usage des plumbatæ ou dards chargés de plomb. Chaque soldat en portait cinq, qu’il lançait à une distance considérable avec autant de force que d’adresse. Voyez Végèce, I, 17.
Voyez le code Théodosien, l. VI, tit. II, avec le commentaire de Godefroi.
Voyez la XIIe dissertation dans l’excellent ouvrage de Spanheim, De usu num. À l’aide des médailles, des inscriptions et des historiens, il examine chaque titre séparément, et il le suit depuis Auguste jusqu’au moment où il disparaît.
Pline (Panégyr., c. 2, 55, etc.) parle avec horreur de dominus, comme synonyme de tyran, et comme opposé à prince ; et le même Pline donne régulièrement ce titre (dans le dixième livre de ses Lettres) au vertueux Trajan, son ami plutôt que son maître. Cette étrange expression embarrasse les commentateurs qui savent penser et les traducteurs qui savent écrire.
Synesius, De regno, édit. de Pétau, p. 15. Je dois cette citation à l’abbé de La Bléterie.
Voyez Van-Dale, De consecratione, p. 354, etc. Les empereurs avaient coutume de faire mention, dans le préambule des lois, de leur divinité, sacrée majesté, divins oracles, etc. Selon M. de Tillemont, Grégoire de Nazianze se plaint très-amèrement d’une pareille profanation, surtout lorsqu’un empereur arien emploie ces titres.
« Dans le temps de la république, dit Hegewisch, lorsque les consuls, les préteurs et les autres magistrats paraissaient en public pour vaquer aux devoirs de leur charge, leur dignité s’annonçait, et par les marques qu’avait consacrées l’usage, et par le brillant cortège dont ils étaient accompagnés. Mais cette dignité était attachée à la charge et non à l’individu ; cette pompe appartenait au magistrat et non à l’homme… Le consul, suivi, dans les comices, de tout le sénat, des préteurs, des questeurs, des édiles, des licteurs, des appariteurs et des hérauts, n’était servi en rentrant dans sa maison que par des affranchis et par ses esclaves. Les premiers empereurs n’allèrent pas plus loin. Tibère n’avait, pour son service personnel, qu’un nombre modéré d’esclaves et quelques affranchis (Tacite, Ann., IV, 7)… Mais à mesure que les formes républicaines s’évanouirent l’une après l’autre, le penchant des empereurs à s’entourer d’une pompe personnelle, se manifesta de plus en plus… La magnificence et le cérémonial de l’Orient s’introduisirent tout-à-fait sous Dioclétien, et Constantin acheva de les consacrer. Les palais, les garde-meubles, la table, tout l’entourage personnel, distinguèrent alors l’empereur de ses sujets, plus encore que sa haute dignité… L’organisation que Dioclétien donna à sa nouvelle cour attacha moins d’honneurs et de distinctions aux états qu’aux services rendus aux membres de la famille impériale. » (Hegewisch, Essai hist. sur les finances romaines (en allem.), p. 249.)
Peu d’historiens ont caractérisé d’une manière plus philosophique l’influence d’une nouvelle institution. (Note de l’Éditeur.)
Voyez Spanheim, De usa numism., dissert. XII.
Aurel.-Victor ; Eutrope, IX, 26. Il paraît, d’après les panégyristes, que les Romains s’accoutumèrent bientôt au nom et à la cérémonie de l’adoration.
Les innovations introduites par Dioclétien sont principalement déduites, 1o. de quelques passages de Lactance, très-expressifs ; 2o. des nouvelles charges de plusieurs espèces, qui, dans le code Théodosien, paraissent déjà établies dans le commencement du règne de Constantin.
Lactance, De mort. pers., c. 7.
Indicta lex nova, quæ sanè illorum temporum modestiâ torelabilis, in perniciem processit. Aurelius-Victor, qui a traité le caractère de Dioclétien en homme de bon sens, quoiqu’en mauvais latin.
Solus omnium, post conditum Romanum Imperium, qui ex tanto fastigio sponte ad privatæ vitæ statum civilitatemque remearet. (Eutrope, IX, 18.)
Les particularités du voyage et de la maladie sont prises de Lactance (c. 17), qui peut quelquefois servir d’autorité pour les faits publics, quoique très-rarement pour les anecdotes particulières.
Cette abdication, qui a été si diversement interprétée, est attribuée par Aurel.-Victor à deux causes, dont la première est le mépris de Dioclétien pour l’ambition ; la seconde, son appréhension des troubles qui menaçaient l’état. Un des panégyristes (VI, 9) parle de l’âge et des infirmités de Dioclétien comme de la cause naturelle de sa retraite.
Les difficultés et les méprises sur les dates de l’année et du jour de l’abdication de Dioclétien sont parfaitement éclaircies par Tillemont (Hist. des Empereurs, t. IV, p. 525, note 19) et par Pagi, ad Annum.
Voyez Panegyr. vet., VI, 9. Le discours fut prononcé après que Maximien eut repris la pourpre.
Eumène en fait le plus bel éloge. At enim divinum illum virum, qui primus imperium et participavit et posuit, consilii et facti sui non pœnitet ; nec amisisse se putat, quod sponte transcripsit. Felix beatusque verè quem vestra, tantorum principum, colunt obsequia privatum. (Panegyr. vet., VII, p. 15.)
C’est à Victor le jeune que nous devons ce mot fameux. Eutrope parle du fait d’une manière plus générale.
Hist. Aug., p. 223, 224. Vopiscus avait appris de son père cette conversation.
Victor le jeune parle légèrement de ce bruit ; mais comme Dioclétien avait déplu à un parti puissant et triomphant, sa mémoire a été chargée de toutes sortes de crimes et de malheurs. On a prétendu qu’il était mort dans les accès d’une folie furieuse ; qu’il avait été condamné comme criminel par le sénat de Rome, etc.
Voyez les Itinéraires, p. 269, 272, édit. de Wesseling.
L’abbé de Fortis, dans son Voyage en Dalmatie, p. 43 (imprimé à Venise en 1774, deux petits vol. in-4o.), cite une description manuscrite des antiquités de Salone, composée par Giambattista Giustiniani, vers le milieu du seizième siècle.
Adam, Antiquités du palais de Dioclétien à Spalatro, p. 6. Nous pouvons ajouter une circonstance ou deux, tirées du Voyage de l’abbé de Fortis. L’Hyader, petite rivière dont parle Lucain, produit des truites excellentes, qui, selon la remarque d’un écrivain très-judicieux, moine peut-être, déterminèrent Dioclétien sur le choix de sa retraite. (Fortis, p. 45.) Le même auteur (p. 38) observe qu’on voit renaître à Spalatro du goût pour l’agriculture, et qu’une société vient d’établir une ferme près de la ville, pour y faire des expériences.
Constantin, Orat. ad cœtum sanct., c. 25. Dans ce discours, l’empereur, ou l’évêque qui le composa pour lui, affecte de rapporter la fin malheureuse de tous les persécuteurs de l’Église.
Constant. Porphyr., De statû imper., p. 86.
D’Anville, Géogr. anc., tom. I, p. 162.
Messieurs Adam et Clérisseau, accompagnés de deux dessinateurs, visitèrent Spalatro au mois de juillet 1767. Le magnifique ouvrage que leur voyage a produit, a été publié à Londres sept ans après.
Je rapporterai le passage de l’abbé de Fortis.
« E’ bastevolmente nota agli amatori dell’ architettura, e dell’ antichità, l’opera del signor Adams, che a donato molto a que’ superbi vestigi coll’ abituale eleganza del suo toccalapis e del bulino. In generale la rozzezza del scalpelto, é’ l cattivo gusto del secolo vi gareggiano colla magnificenza del fabricato. » Voyez le Voyage en Dalmatie, p. 40.
L’orateur Eumène fut secrétaire des empereurs Maximien et Constance, et professeur de rhétorique dans le collège d’Autun. Ses appointemens étaient de six cent mille sesterces, qui, selon la moindre estimation de ce siècle, devaient valoir plus de trois mille livres sterling. Il demanda généreusement la permission d’employer ce revenu à rebâtir le collége. (Voyez son discours, De restaur. scholis.) Cet ouvrage, quoiqu’il ne soit pas exempt de vanité, peut lui faire pardonner ses panégyriques.
Porphyre mourut vers le temps de l’abdication de l’empereur Dioclétien. La vie de son maître, Plotin, qu’il composa, donne l’idée la plus complète du génie de la secte, et des mœurs de ceux qui la composaient. Ce morceau curieux se trouve dans la Bibliothéque grecque de Fabricius. tom. IV, p. 88-148.
M. de Montesquieu (Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, c. 17) suppose, d’après l’autorité d’Orose et d’Eusèbe, que dans cette occasion l’empire fut réellement divisé, pour la première fois, en deux parties. Cependant il serait difficile de découvrir en quoi le plan de Galère différait de celui de Dioclétien.
Hic, non modò amabilis, sed etiam venerabilis Gallis fuit, præcipuè quod Diocletiani suspectam prudentiam, et Maximiani sanguinariam violentiam imperio ejus evaserant. (Eutrope, Breviar., X, I.)
« Divitiis provincialium (mel. provinciarum) ac privatorum studens, fisci commoda non admodium affectans ; ducensque meliùs publicas opes à privatis haberi, quàm intra unum claustrum reservari. » (Id. ibid.) Il portait la pratique de cette maxime si loin, que toutes les fois qu’il donnait un repas, il était obligé d’emprunter de la vaisselle.
Lactance, De mort. persec., c. 18. Quand les particularités de cette conversation se rapprocheraient davantage de la bienséance et de la vérité, on pourrait toujours demander comment elles sont parvenues à la connaissance d’un rhéteur obscur. Mais il y a beaucoup d’historiens qui nous rappellent ce mot admirable du grand Condé au cardinal de Retz : « Ces coquins nous font parler et agir comme ils auraient fait eux-mêmes à notre place (*). »
(*) Cette sortie contre Lactance est sans fondement : Lactance était si loin d’être un obscur rhéteur, qu’il avait enseigné la rhétorique publiquement et avec le plus grand succès, d’abord en Afrique, ensuite à Nicomédie. Sa réputation lui valut l’estime de Constantin, qui l’appela à sa cour et lui confia l’éducation de son fils Crispas. Les faits qu’il rapporte dans ses ouvrages se sont passés de son temps ; il ne saurait être accusé de fraude et d’imposture. Satis me vixisse arbitrabor et officium hominis implesse si labor meus aliquos homines ab erroribus liberatos, ad iter cœleste direxerit. (De opificio Dei, cap. 20.) L’éloquence de Lactance l’a fait appeler le Cicéron des chrétiens. » Voyez Hist. litterar. du docteur Cave, t. I, p. 115. (Anon. gentl.) (Note de l’Éditeur.)
Sublatus nuper à pecoribus et silvis (dit Lactance, De mort. persec., c. 19) statim scutarius, continuo protector, mox tribunus, postridiè Cæsar, accepit Orientem. Aurel.-Victor lui donne trop libéralement toute la portion de Dioclétien.
Son exactitude et sa fidélité sont reconnues, même par Lactance, De mort. persec., c. 18.
Au reste, ces projets ne sont appuyés que sur l’autorité très-suspecte de Lactance, De mort. persec., c. 20.
Cette tradition, inconnue aux contemporains de Constantin, et fabriquée dans la poussière des cloîtres, fut embellie par Geoffroy de Monmouth, et par les écrivains du douzième siècle ; elle a été défendue, dans le dernier siècle, par nos antiquaires, et elle est sérieusement rapportée dans la volumineuse Hist. d’Angleterre compilée par M. Carte (vol. I, p. 147). Il transporte cependant le royaume de Coil, ce prétendu père d’Hélène, du comté d’Essex à la muraille d’Antonin.
Eutrope (X, 2) indique en peu de mots la vérité, et ce qui a donné lieu à l’erreur : « Ex obscuriori matrimonio, ejus filius. » Zosime (l. II, p. 78) a saisi avec empressement l’opinion la plus défavorable ; il a été suivi par Orose (VII, 25), à l’autorité duquel il est assez singulier que M. de Tillemont, auteur infatigable, mais partial, n’ait pas fait attention. En insistant sur le divorce de Constance, Dioclétien reconnaissait la légitimité du mariage d’Hélène.
Il y a trois opinions sur le lieu de la naissance de Constantin : 1o. les antiquaires anglais avaient coutume de s’arrêter avec transport sur ces mots de son Panégyriste : Britannias illic oriendo nobiles fecisti ; mais ce passage tant relevé peut s’appliquer aussi bien à l’avènement de Constantin qu’à sa naissance. 2o. Quelques Grecs modernes ont fait naître ce prince à Drepanum, ville située sur le golfe de Nicomédie (Cellarius, tom. II, p. 174), que Constantin honora du nom d’Hélenopolis, et que Justinien embellit de superbes édifices (Procope, De ædif., V, 2). À la vérité, il est assez probable que le père d’Hélène tenait une auberge à Drepanum, et que Constance put y loger lorsqu’il revint de son ambassade en Perse, sous le règne d’Aurélien. Mais, dans la vie errante d’un soldat, le lieu de son mariage et celui de la naissance de ses enfans ont très-peu de rapport l’un avec l’autre. 3o. La prétention de Naissus est fondée sur l’autorité d’un auteur anonyme dont l’ouvrage a été publié à la fin de l’Histoire d’Ammien, p. 710, et qui travaillait en général sur de très-bons matériaux. Cette troisième opinion est aussi confirmée par Julius Firmicus (De Astrologiâ, l. I, c. 4), qui florissait sous le règne de Constantin. On a élevé quelques doutes sur la pureté du texte de Firmicus et sur la manière d’entendre ce passage ; mais ce texte est appuyé sur les meilleurs manuscrits ; et, quant à la manière dont il faut l’entendre, cette interprétation a été habilement défendue par Juste-Lipse, De Magnitudine rom., l. IV, c. 11, et supplément.
Litteris minùs instructus, Anon., ad Ammianum, p. 710.
Galère, ou peut-être son propre courage, exposa sa vie dans deux combats qu’il eut à soutenir, l’un contre un Sarmate (Anon., p. 710) et l’autre contre un lion monstrueux. (Voyez Praxagoras, apud Photium, p. 63.) Praxagoras, philosophe athénien, avait écrit une vie de Constantin en deux livres, qui sont maintenant perdus. Il était contemporain de ce prince.
Zosime, l. II, p. 78, 79 ; Lactance, De mort. persec., c. 24. Le premier rapporte une histoire très-ridicule : il prétend que Constantin fit couper les jarrets à tous les chevaux dont il s’était servi. Une exécution si sanglante n’aurait point empêché qu’on ne le poursuivît, et elle aurait certainement donné des soupçons qui auraient pu l’arrêter dans son voyage (*).
(*) Zosime n’est pas le seul qui fasse ce récit ; Victor le jeune le confirme : Ad frustrandos insequentes, publica jumenta quaquà iter ageret interficiens (t. I, p. 633). Aurelius-Victor, De Cæsaribus, dit la même chose (t. I, p. 623.) (Anon. gentl.) (Note de l’Éditeur.)
Anon., p. 710 ; Panegyr. vet., VII, 4. Mais Zosime (l. II, p. 79), Eusèbe (De vitâ Constant., l. I, c. 21) et Lactance (De mort, persec., c. 24), supposent, avec moins de fondement, qu’il trouva son père au lit de mort.
« Cunctis qui aderant annitentibus, sed præcipuè Croco (alii Eroco) Alamannorum rege, auxilii gratiâ Constantium comitato, imperium capit. » Victor le jeune, c. 41. C’est peut-être le premier exemple d’un roi barbare qui ait servi dans l’armée romaine avec un corps indépendant de ses propres sujets. Cet usage devint familier ; il finit par être fatal.
Eumène, son panégyriste (VII, 8), ose assurer, en présence de Constantin, que ce prince donna des éperons à son cheval, et qu’il essaya, mais en vain, d’échapper à ses soldats.
Lactance, De mort. pers., c. 25 ; Eumène (VII, 8) décrit toutes ces circonstances en style de rhéteur.
Il est naturel d’imaginer, et Eumène insinue que Constance, en mourant, nomma Constantin pour son successeur. Ce choix paraît confirmé par l’autorité la plus incontestable, le témoignage réuni de Lactance (De mort. persec., c. 24) et de Libanius (Orat., 1), d’Eusèbe (in vitâ Constant., l. I, c. 18, 21) et de Julien. (Orat., I)
Des trois sœurs de Constantin, Constantia épousa l’empereur Licinius ; Anastasie, le césar Bassianus, et Eutropie, le consul Népotien. Ses trois frères étaient Dalmatius, Jules-Constance et Annibalien, dont nous aurons occasion de parler dans la suite.
Voyez Gruter, Inscript., p. 178. Les six princes sont tous nommés : Dioclétien et Maximien, comme les plus anciens Augustes et comme pères des empereurs. Ils consacrent conjointement ce magnifique édifice à l’usage de leurs chers Romains. Les architectes ont dessiné les ruines de ces thermes et les antiquaires, particulièrement Donatus et Nardini, ont déterminé le terrain qu’ils occupaient. Une des grandes salles est maintenant l’église des chartreux ; et même un des logemens du portier s’est trouvé assez vaste pour former une autre église qui appartient aux feuillans.
Voyez Lactance, De mort. pers., c. 26, 31.
Le sixième panég. présente la conduite de Maximien sous le jour le plus favorable ; et l’expression équivoque d’Aurelius-Victor, retractante diù, peut également signifier qu’il trama la conjuration, ou qu’il s’y opposa. Voy. Zosime (l. II, p. 79), et Lactance (De mort. persec., c. 26).
Les circonstances de cette guerre et la mort de Sévère sont rapportées très-diversement et d’une manière fort incertaine dans nos anciens fragmens. (Voy. Tillemont, Hist. des empereurs, tom. IV, part. I, p. 555.) J’ai tâché d’en tirer une narration conséquente et vraisemblable.
Le sixième panégyrique fut prononcé pour célébrer l’élévation de Constantin ; mais le prudent orateur évite de parler de Galère ou de Maxence. Il ne se permet qu’une légère allusion à la majesté de Rome, et aux troubles qui l’agitent.
Voyez, au sujet de cette négociation, les fragmens d’un historien anonyme, que M. de Valois a publiés à la fin de son édition d’Ammien-Marcellin, p. 711. Ces fragmens nous ont fourni plusieurs anecdotes curieuses, et, à ce qu’il paraît, authentiques.
Lactance, De mort. persec., c. 28. La première de ces raisons est probablement prise de Virgile, lorsqu’il fait dire à un de ses bergers :
Illam ego huic nostræ similem, Mœlibœe, putavi, etc.
Lactance aime ces allusions poétiques.
Castra super Tusci si ponere Tibridis undas ;
(Jubeas).
Hesperios audax veniam metator in agros
Tu quoscunque voles in planum effundere muros,
His aries actus disperget saxa lacertis ;
Illa licet penitùs tolli quam jusseris urbem,
Roma sit.
Lucain, Phars. I, 381.
Lactance, De mort. persec., c. 27. Zosime, l. II, p. 82. Celui-ci fait entendre que Constantin, dans son entrevue avec Maximien, avait promis de déclarer la guerre à Galère.
M. de Tillemont (Hist. des emp., tom. IV, part. I, p. 559) a prouvé que Licinius, sans passer par le rang intermédiaire de César, fut déclaré Auguste le 11 novembre de l’année 307, après que Galère fut revenu de l’Italie.
Lactance, De mort. persec., c. 32. Lorsque Galère éleva Licinius à la même dignité que lui, et qu’il le déclara Auguste, il essaya de satisfaire ses jeunes collègues en imaginant pour Constantin et pour Maximin (et non Maxence, Voyez Baluze, p. 81) le nouveau titre de Fils des Augustes ; mais Maximin lui apprit qu’il avait déjà été salué Auguste par l’armée ; Galère fut obligé de reconnaître ce prince, aussi-bien que Constantin, comme associés égaux à la dignité impériale.
Voyez Panegyr. vet., VI, 9. Audi doloris nostri liberam vocem, etc. Tout le passage est dicté par la flatterie la plus adroite, et exprimé avec une éloquence facile et agréable.
Lactance, De mort. persec., c. 28. Zosime, l. II, p. 82. On fit courir le bruit que Maxence était le fils de quelque Syrien obscur, et que la femme de Maximien l’avait substitué à son propre enfant. Voyez Aurelius-Victor, Anon., Val. et Panegyr. vet., IX, 3, 4.
Ab urbe pulsum, ab Itallâ fugatum, ab Illyrico repudiatum, tuis provinciis, tuis copiis, tuo palatio recepisti. (Eumène, Paneg. vet., VII, 14.)
Lactance, De mort. persec., c. 29. Cependant lorsque Maximien eut résigné la pourpre, Constantin lui conserva la pompe et les honneurs de la dignité impériale ; et dans toutes les occasions publiques, il donnait la droite à son beau-père. (Panégyr. vet., VII, 15.)
Zosime, l. II, p. 82 ; Eumène, Paneg. vet., VII, 16-21. Le dernier de ces auteurs a, sans contredit, exposé toute l’affaire dans le jour le plus favorable à son souverain. Cependant, d’après même sa narration partiale, on peut conclure que la clémence répétée de Constantin et les trahisons réitérées de Maximien, telles qu’elles ont été rapportées par Lactance (De mort. persec., c. 29, 30), et copiées par les modernes, sont dépourvues de tout fondement historique (*).
(*) Cependant quelques auteurs païens les rapportent et y ajoutent foi. Aurélius Victor dit en parlant de Maximien : Cumque specie officii, dolis, compositis, Constantinum generum tentaret acerbè jure tamen interierat. (Aurel.-Victor, de Cæsar., t. I, p. 623). Eutrope dit aussi : Indè ad Gallas profectus est (Maximianus) dolo composito, tanquam à filio esset expulsus, ut Constantino genero jungeretur ; moliens tamen Constantinum repertâ occasione, interficere, pœnas dedit, justissimo exitu. Eutrope, t. I, l. X, p. 661. (Anon. gentl.) (Note de l’Éditeur.)
Aurelius-Victor, c. 40. Mais ce lac était dans la Haute-Pannonie, près des confins de la Norique, et la province de Valeria (nom que la femme de Galère donna au pays desséché) était certainement située entre la Drave et le Danube (Sextus Rufus, c. 9). Je croirais donc que Victor a confondu le lac Pelson avec les marais volocéens, ou, comme on les appelle aujourd’hui, le lac Sabaton. Ce lac est au centre de la province de Valeria. Sa longueur est de douze milles de Hongrie (environ soixante-dix milles anglais), et il peut en avoir deux de large. Voyez Severini, Pannonia, l. I, c. 9.
Lactance (De mort. persec., c. 33), Eusèbe (l. VIII, c. 16), décrivent les symptômes et le progrès de sa maladie avec une exactitude singulière et avec un plaisir manifeste.
S’il est encore des hommes qui (semblables au docteur Jortin, Remarques sur l’Hist. ecclés., vol. II, p. 307-356) se plaisent à rapporter la mort merveilleuse des persécuteurs, je les exhorte à lire un passage admirable de Grotius (Hist., l. VII, 332), concernant la dernière maladie de Philippe II, roi d’Espagne.
Voyez Eusèbe, l. IX, 6, 10 ; Lactance, De mort. pers., c. 36. Zosime est moins exact ; il confond évidemment Maximien avec Maximin.
Voyez le huitième panégyrique, dans lequel Eumène expose, en présence de Constantin, les calamités et la reconnaissance de la ville d’Autun.
Eutrope, X, 3 ; Panegyr. vet., VII, 10, 11, 12. Un grand nombre de jeunes Francs furent aussi exposés à cette mort cruelle et ignominieuse.
Julien exclut Maxence du banquet des Césars, et il parle de ce prince avec horreur et avec mépris. Zosime, l. II, p. 85, l’accuse aussi de toutes sortes de cruautés et de débauches.
Zosime, l. II, p. 83-85 ; Aurelius-Victor.
Le passage d’Aurelius-Victor doit être lu de la manière suivante : Primus institutio pessimo, munerum specie, patres oratoresque pecuniam conferre prodigenti sibi cogeret.
Panegyr. vet., IX, 3 ; Eusèbe, Hist. ecclés., VIII, 14, et Vie de Constantin, I, 33, 34 ; Ruffin, c. 17. Cette vertueuse Romaine, qui se poignarda pour se soustraire à la violence de Maxence, était chrétienne, et femme du préfet de la ville. Elle se nommait Sophronie. Les casuistes n’ont pas encore décidé si, dans de pareilles occasions, le suicide peut être justifié.
Prætorianis cædem vulgi quondam annueret ; telle est l’expression vague d’Aurelius-Viclor. Voyez une description plus particulière, quoique différente à certains égards, d’un tumulte et d’un massacre qui eurent lieu à Rome, dans Eusèbe, l. VIII, c. 14 ; et dans Zosime, l. II, p. 84.
Voyez, dans les Panégyriques (IX, 14), une vive peinture de l’indolence et du vain orgueil de Maxence. L’orateur observe, dans un autre endroit, que le tyran, pour enrichir ses satellites, avait prodigué les trésors que Rome avait accumulés dans un espace de mille soixante ans ; redemptis ad civile latrocinium manibus ingesserat.
Après la victoire de Constantin, on convenait généralement que, quand ce prince n’aurait eu en vue que de délivrer la république d’un tyran abhorré, un pareil motif aurait, en tout temps, justifié son expédition en Italie. (Eusèbe, Vie de Constantin, l. I, c. 26 ; Panegyr. vet., IX, 2.)
Zosime, l. II, p. 84, 85 ; Nazarius, Paneg., X, 7-13.
Voyez Paneg. vet., IX, 2. Omnibus ferè tuis comitibus et ducibus non solùm tacitè mussantibus, sed etiam apertè timentibus, contra concilia hominum, contra haruspicum monita, ipse per temet liberandæ urbis tempus venisse sentires. Zonare (l. XIII) et Cedrenus (in Compend. Hist., p. 270) sont les seuls qui parlent de cette ambassade des Romains ; mais ces Grecs modernes étaient à portée de consulter plusieurs ouvrages qui depuis ont été perdus, et parmi lesquels nous pouvons compter la Vie de Constantin, par Praxagoras. Photius, p. 63, a fait un extrait assez court de cet ouvrage.
Zosime, l. II, p. 86, nous donne ces détails curieux sur les forces respectives des deux rivaux : il ne parle point de leurs armées navales. On assure cependant (Panegyr. vet., IX, 25) que la guerre fut portée sur mer aussi-bien que sur terre, et que la flotte de Constantin s’empara de la Sardaigne, de la Corse et des ports de l’Italie.
Panegyr. vet., IX, 3. Il n’est pas surprenant que l’orateur diminue le nombre des troupes avec lesquelles son souverain acheva la conquête de l’Italie ; mais il paraît en quelque sorte singulier qu’il ne fasse pas monter l’armée du tyran à plus de cent mille hommes.
Les trois principaux passages des Alpes, entre la Gaule et l’Italie, sont ceux du mont Saint-Bernard, du mont Cenis et du mont Genèvre. La tradition et une ressemblance de noms (Alpes Penninæ) avaient fait croire qu’Annibal avait pris dans sa marche le premier de ces passages. (V. Simler, De Alpibus.) Le chevalier Folard (Polybe, tom. IV) et M. d’Anville conduisent le général carthaginois par le mont Genèvre. Mais, malgré l’autorité d’un officier expérimenté et d’un savant géographe, les prétentions du mont Cenis sont soutenues d’une manière spécieuse, pour ne pas dire convaincante, par M. Grosley. (Observations sur l’Italie, tom. I, p. 40, etc.)
La Brunette, près de Suze, Demont, Exiles, Fenestrelles, Coni, etc.
Voyez Ammien-Marcellin, XV, 10. La description qu’il donne des routes percées à travers les Alpes est claire, agréable et exacte.
Zosime, ainsi qu’Eusèbe, nous transporte tout à coup du passage des Alpes au combat décisif qui se donna près de Rome. Il faut avoir recours aux panégyriques pour connaître les actions intermédiaires de Constantin.
Le marquis de Maffei a examiné le siége et la bataille de Vérone avec ce degré d’attention et d’exactitude que méritait de sa part une action mémorable arrivée dans son pays natal ; les fortifications de cette ville, construites par Gallien, étaient moins étendues que ne le sont aujourd’hui les murs, et l’amphithéâtre n’était pas renfermé dans leur enceinte. (Voy. Verona illustrata, part. I, p. 142, 150)
Ils manquaient de chaînes pour un si grand nombre de captifs, et tout le conseil se trouvait dans un grand embarras, mais l’ingénieux vainqueur imagina l’heureux expédient d’en forger avec les épées des vaincus. (Panegyr. vet., IX, II.)
Panégyr. vet., IX, 10.
Litteras calamitatum suarum indices supprimebat. (Panegyr. vet., IX, 15.)
Remedia malorum potiùs quàm mala differebat. Telle est la belle expression dont Tacite se sert pour blâmer l’indolence stupide de Vitellius.
Le marquis de Maffei a rendu extrêmement probable l’opinion que Constantin était encore à Vérone le premier septembre de l’année 312, et que l’ère mémorable des indictions a commencé lorsque ce prince se fut emparé de la Gaule cisalpine.
Voy. Panegyr. vet., XI, 16 ; Lactance, De morte pers., c. 44.
Illo die hostem Romanorum esse periturum. Le prince vaincu devenait immédiatement l’ennemi de Rome.
Voyez Panegyr, vet., IX, 16, X, 27. Le premier de ces orateurs parle avec exagération des amas de blé que Maxence avait tirés de l’Afrique et des îles ; et cependant, s’il est vrai qu’il y eût une disette, comme le dit Eusèbe, Vie de Const., l. I, c. 36, il faut que les greniers de l’empereur n’aient été ouverts que pour les soldats.
« Maxentius… tandem urbe in Saxa Rubra millia fermè novem ægerrimè progressus. » Aurelius-Victor. Voyez Cellarius, Geogr. antiq., tom. I, p. 463. Saxa-Rubra était situé près du Cremera, petit ruisseau devenu célèbre par la valeur et par la mort glorieuse des trois cents Fabius.
Le poste que Maxence fit occuper à son armée, dont le Tibre couvrait l’arrière-garde, est décrit avec beaucoup de clarté par les deux panégyristes, IX, 16, X, 28.
Exceptis latrocinii illius primis auctoribus, qui desperatâ veniâ locum quem pugnæ sumpserant texêre corporibus. (Panegyr. vet., IX, 17.)
Il se répandit bientôt un bruit très-ridicule : on disait que Maxence, qui n’avait pris aucune précaution pour sa retraite, avait imaginé un piége fort adroit pour détruire l’armée du vainqueur ; mais que le pont de bois, qui devait s’ouvrir à l’approche de Constantin, s’écroula malheureusement sous le poids des fuyards italiens. M. de Tillemont (Hist. des emp., t. IV, part. I, p. 576) examine très-sérieusement si, malgré l’absurdité de cette opinion, le témoignage de Zosime et d’Eusèbe doit l’emporter sur le silence de Lactance, de Nazarius et de l’auteur anonyme, mais contemporain, qui a composé le neuvième panégyrique.
Zosime (l. II, p. 86-88), et les deux panégyriques, dont le premier fut prononcé peu de mois après, donnent l’idée la plus claire de cette grande bataille. Lactance, Eusèbe et même les Épitomes, fournissent quelques détails utiles.
Zosime, l’ennemi de Constantin, convient (l. II, p. 88) qu’un petit nombre seulement des amis de Maxence furent mis à mort ; mais nous pouvons remarquer le passage expressif de Nazarius (Panegyr. vet., X, 6), omnibus qui labefactare statum ejus poterant cum stirpe deletis. L’autre orateur (Panegyr. vet., IX, 20, 21) se contente d’observer que Constantin, lorsqu’il entra dans Rome, n’imita point les cruels massacres de Cinna, de Marius ou de Sylla.
Voyez les deux panégyriques, et, dans le Code Théodosien les lois des années 312 et 313.
Panegyr. vet., IX, 20. Lactance, De mort, persec., c. 44. Maximin, qui était incontestablement le plus ancien des Césars, prétendait, avec quelque apparence de raison, au premier rang parmi les Augustes.
« Adhuc cuncta opera quæ magnificè construxerat, urbis fanum, atque basilicam, Flavii meritis patres sacravere. » Aurelius-Victor. À l’égard de ce vol des trophées de Trajan, voyez Flaminius-Vacca, apud Montfaucon, Diarum italicum, p. 250, et l’Antiquité expliquée, tom. IV, p. 171.
« Prætoriæ legiones ac subsidia factionibus aptiora quàm urbi Romæ, sublata penitus ; simul arma atque usus indumenti militaris. » (Aurelius-Victor.) Zosime (l. II, p. 89) parle de ce fait en historien ; et il est très-pompeusement célébré dans le neuvième panégyrique.
« Ex omnibus provinciis optimates viros curiæ tuæ pigneraveris ; ut senatûs dignitas… ex totius orbis flore consisteret. » Nazarius (Panegyr. vet., X, 35). Le mot pigneraveris pourrait presque paraître avoir été malignement choisi. Au sujet de l’impôt sur les sénateurs, voyez Zosime (l. II, p. 115), le second titre du sixième livre du Code Théodosien, avec le commentaire de Geoffroy, et les Mémoires de l’Académie des inscriptions, tom. XXVIII, p. 726.
Le Code Théodosien commence maintenant à nous faire connaître les voyages des empereurs ; mais les dates des lieux et des temps ont été souvent altérées par la négligence des copistes.
Zosime (l. II, p. 89) observe que Constantin avait promis, avant la guerre, sa sœur à Licinius. Selon Victor le jeune, Dioclétien fut invité aux noces ; mais ce prince s’étant excusé sur son âge et sur ses infirmités, reçut une seconde lettre où on lui reprochait sa partialité prétendue pour Maxence et pour Maximin.
Zosime rapporte la défaite et la mort de Maximin comme des événemens naturels ; mais Lactance (De morte persecut., c. 45-50) les attribue à l’interposition miraculeuse du ciel ; et il s’étend beaucoup sur ce sujet. Licinius était alors un des protecteurs de l’Église.
Lactance, De morte persec., c. 50. Aurel.-Victor remarque, en passant, la différence avec laquelle Licinius et Constantin usèrent de la victoire.
Maximin satisfaisait ses appétits sensuels aux dépens de ses sujets ; ses eunuques, qui enlevaient les femmes et les vierges, examinaient avec une curiosité scrupuleuse leurs charmes les plus secrets, de peur que quelque partie de leur corps ne fût pas trouvée digne des embrassemens du prince. La réserve et le dédain étaient regardés comme des crimes de trahison ; et le tyran faisait noyer celles qui refusaient de se rendre à ses désirs. Il avait introduit insensiblement cette coutume, que personne ne se mariât sans la permission de l’empereur, ut ipse in omnibus nuptiis prægustator esset. (Lactance, De morte persec., c. 38.)
Lactance, De morte persec., c. 39.
Enfin Dioclétien envoya cognatum suum, quemdam militarem ac potentem virium, pour intercéder en faveur de sa fille (Lactance, De morte persec., c. 41). Nous ne connaissons point assez l’histoire de ce temps, pour nommer la personne qui fut employée.
« Valeria quoque per varias provincias quindecim mensibus plebeio cultu pervagata. » (Lactance, De morte persec., c. 51). On ne sait si les quinze mois doivent être comptés du moment de son exil ou de celui de son évasion. L’expression de pervagata semble nous déterminer pour le dernier sens. Mais alors il faudrait supposer que le traité de Lactance a été composé après la première guerre civile entre Licinius et Constantin. Voyez Cuper, p. 254.
Ita illis pudicitia et conditio exitio fuit (Lactance, De morte persec., c. 51). Il rapporte les malheurs de la femme et de la fille de Dioclétien, si injustement maltraitées, avec un mélange bien naturel de pitié et de satisfaction.
Le lecteur qui aura la curiosité de consulter le fragment de Valois, p. 713, m’accusera peut-être d’en avoir donné une paraphrase hardie et trop libre ; mais en l’examinant avec attention, il reconnaîtra que mon interprétation est à la fois probable et conséquente.
La position d’Æmone, aujourd’hui Laybach, dans la Carniole (d’Anville, Géogr. anc., tom. I, p. 187), peut fournir une conjecture. Comme elle est située au nord-est des Alpes juliennes, une place si importante devint naturellement un objet de dispute entre le souverain de l’Italie et celui de l’Illyrie.
Cibalis ou Cibalæ (dont le nom est encore conservé dans les ruines obscures de Swilei) était à cinquante milles environ de Sirmium, capitale de l’Illyrie, et à cent milles de Taurunum, ou Belgrade, ville située au confluent de la Save et du Danube. On trouve dans les Mémoires de l’Académie des belles-lettres (tom. XXVIII) un excellent mémoire de M. d’Anville, où il fait très-bien connaître les villes et les garnisons que les Romains avaient sur ces deux fleuves.
Zosime (l. II, p. 90, 91) donne un détail très-circonstancié de cette bataille ; mais les descriptions de Zosime sont plutôt d’un rhéteur que d’un militaire.
Zosime (l. II, p. 92, 98), l’anonyme de Valois, p. 713. Les Épitomés fournissent quelques faits ; mais ils confondent souvent les deux guerres entre Licinius et Constantin.
Pierre Patrice, Excerp. legat., p. 27. Si l’on pense que γαμβρος signifie plutôt gendre que parent, on peut conjecturer que Constantin, prenant le nom de père et en remplissant les devoirs, avait adopté ses frères et sœurs, enfans de Théodora. Mais, dans les meilleurs écrivains, γαμβρος signifie tantôt un mari, tantôt un beau-père, et quelquefois un parent en général. Voyez Spanheim, observat. ad Julian. orat., I, p. 72.
Zosime (l. II, p. 93); l’anonyme de Valois, p. 713 ; Eutrope, X, 5 ; Aurelius-Victor ; Eusèbe, in chron. ; Sozomène, l. I, c. 2. Quatre de ces écrivains assurent que la promotion des Césars fut un des articles du traité. Il est cependant certain que le jeune Constantin et le fils de Licinius n’étaient pas encore nés, et il est très-vraisemblable que la promotion se fit le 1er mars de l’année 317. Il avait probablement été stipulé dans le traité que l’empereur d’Occident pourrait créer deux Césars, et l’empereur d’Orient un seulement ; mais chacun d’eux se réservait le choix des personnes.
Cette explication me paraît peu vraisemblable : Godefroy a formé une conjecture plus heureuse, et appuyée sur toutes les circonstances historiques dont cet édit fut environné. Il fut rendu, le 12 mai de l’an 315, à Naissus, lieu de la naissance de Constantin, en Pannonie. Le 8 octobre de cette année, Constantin gagna la bataille de Cibalis contre Licinius. Il était encore dans l’incertitude sur le sort de ses armes : les chrétiens, qu’il favorisait, lui avaient sans doute prédit la victoire. Lactance, alors précepteur de Crispus, venait d’écrire son ouvrage sur le christianisme (Libros divinarum institutionum) ; il l’avait dédié à Constantin : il s’y était élevé avec une grande force contre l’infanticide et l’exposition des enfans (Div. inst., l. 6, c. 20). N’est-il pas vraisemblable que Constantin avait lu cet ouvrage, qu’il en avait causé avec Lactance, qu’il fut touché, entre autres choses, du passage que je viens d’indiquer, et que, dans le premier mouvement de son enthousiasme, il rendit l’édit dont nous parlons ? Tout porte dans cet édit le caractère de la précipitation, de l’entraînement, plutôt que d’une délibération réfléchie ; l’étendue des promesses, l’indétermination des moyens, celle des conditions, du temps pendant lequel les parens auront droit aux secours de l’état. N’y a-t-il pas lieu de croire que l’humanité de Constantin fut excitée par l’influence de Lactance et par celle des principes du christianisme et des chrétiens eux-mêmes, déjà fort en crédit auprès de l’empereur, plutôt que par quelques exemples frappans de désespoir ? Cette supposition est d’autant plus gratuite, que de pareils exemples ne pouvaient être nouveaux, et que Constantin, alors éloigné de l’Italie, ne pouvait que difficilement en être frappé. Voyez Hegewisch, Essai historique sur les finances romaines, p. 378.
L’édit pour l’Afrique ne fut rendu qu’en 322 : c’est de celui-ci qu’on peut dire avec vérité, que le malheur des temps en fut l’occasion. L’Afrique avait beaucoup souffert de la cruauté de Maxence : Constantin dit positivement qu’il a appris que des parens, pressés par la misère, y vendaient leurs enfans. L’ordonnance est plus précise, plus mûrement réfléchie que la précédente ; le secours à donner aux parens et la source où il doit être puisé y sont déterminés. (Code Théod., l. XI, tit. 27, c. 2.) Si l’utilité directe de ces lois ne put étre fort étendue, elles eurent du moins le grand et heureux résultat d’établir une opposition décisive entre les principes du gouvernement et ceux qui avaient régné jusque alors parmi les sujets. (Note de l’Éditeur.)
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