Discussion utilisateur:Zyephyrus/Novembre 2013
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[modifier]- Livre:Wittengenstein - Tractatus Logico-Philosophicus, 1922.djvu, Fichier, Commons, Pages (auteur mort en 1951, traductions à recenser)
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I. Raison contre les présages des Comètes. Qu'il est fort probable qu'elles rìont point la vertu de produire quelque chose sur la terre. VOici, Monsieur, quelques raisons de Philosophie. On peut dire premièrement qu'il est fort incertain, que des corps aussi éloignez de la terre, que le font ceux-là, puissent y envoïer quelque matière qui soit capable d'une grande action. Car si c'est le sentiment universel des Philosophes , depuis qu'on a été contraint d'abandonner l'opinion commune touchant la matière des Comètes, que Patmosphere de la terre, c'est-à-dire l'espace jusqu'où s'étendent les exhalaisons , 8c les vapeurs qu'elle répand de toutes parts, se termine à la moïennc région de l'air, à trois ou quatre lieuës d'élévation tout au plus; pourquoi croira-t-on que Patraosphere des Comètes s'étend à plusieurs millions de lieuës? On ne sauroit dire précisément pourquoi les Planètes & les Comètes peuvent produire des qualitez jusques fur la terre, capables d'y causer de notables changemens , pendant que la terre n'en peut pas seulement produire à trente lieues de distance, • , $. X. Si elles envoient quelque autre chose que la lumière. I. T"\Ira-t-on que puis que les Comètes nous envoïent de la lumière, elles peuvent bien nous envoïer quelque autre chose ? Mais il est facile de répondre,que la lumière
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Raison contre les présages des Comètes : Qu'il est fort probable quelles n'ont point la vertu de produire quel- que chose sur la terre. Voicy, Monsieur, quelques raisons de Philosophie. On peut dire premièrement qu'il est fort incertain que des corps aussi éloignez de la terre, que le sont ceux-là, puis- sent y envoyer quelque matière qui soit capable d'une 5 grande action. Car si c'est le sentiment universel des Phi- losophes, depuis qu'on a été contraint d'abandonner l'opi- nion commune touchant la matière des Comètes, que l'Atmosphère de la terre, c'est-à-dire l'espace jusqu'où s'étendent les exhalaisons et les vapeurs qu'elle répand de 10 toutes parts, se termine à la moyenne région de l'air à 49. Ce J se termine ici dans A. La phrase : « Devinez si vous pouvez, etc. » a été ajoutée dans B, ainsi que la date. 1. Cette phrase manque dans A.
42 PENSÉES SUR LA COMÈTE trois où quatre lieues d'élévation tout au plus ; pourquoi croira-t-on que l'Atmosphère des Comètes s'étend à plu- sieurs millions de lieues ? On ne sauroit dire précisément pourquoi les Planètes et les Comètes peuvent produire 15 des qualitez jusques sur la terre, capables d'y causer des notables changemens, pendant que la terre n'en peut pas seulement produire à trente lieues de distance.
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I. Dira-t-on que puis que les Comètes nous envoyent de la lumière, elles peuvent bien nous envoyer quelque autre chose ?(i) Mais il est facile de repondre que la lumière |
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[modifier]PENSÉES DIVERSES
SUR LA COMÈTE
ABBEVILLE. IMPRIMERIE F. PAILLART
SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES
PIERRE BAYLE
PENSÉES DIVERSES
SUR LA COMÈTE
ÉDITION CRITIQUE AVEC UNE INTRODUCTION* ET DES NOTES
PUBLIÉE PAR
A. PRAT
TOME I À
PARIS
SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D’ÉDITION
{Ane 1 rue Cujas) EDOUARD CORNÉLY ET G*, ÉDITEURS
IOI, RUE DE VAUGIRARD, IOI
V
i 9 1 1
INTRODUCTION
En décembre 1680, vers les fêtes de Noël, le Mercure Galant annonçait l’apparition d’une Comète :
« Il paroist icy depuis quelques jours un Météore assez surprenant. On voit tous les soirs sur les cinq heures une traînée de lumière qui ressemble à celle que réfléchit une petite nuée éclairée du Soleil et qui approche de la couleur du chemin de lait. Elle est de figure courte, à peu prés comme une portion de cercle et sa largeur est presque égale à la largeur apparente de la Lune. Cette largeur est moindre vers l’Horizon et augmente peu à peu jusqu’à ce qu’elle finisse, mais c’est vers l’Horizon que la lumière est la plus forte, et en s’en éloignant elle se perd insensiblement. Ce Météore s’étend du Sud au Nord, comme s’il sortoit de l’Horizon. Voilà tout ce que je puis vous décrire n’estant pas assez habile Astronome pour l’avoir observé selon les régies. Il n’y a point à douter que ce ne soit la queue de quelque Comète dont le corps nous est caché par la terre, ou du moins par les brouillards qui en s’élevant le soir empeschent que nous ne puissions le découvrir. »
Le Journal des Savants, plus compétent et mieux renseigné, donnait à ses lecteurs des renseignements précis sur la Comète nouvelle :
« Vers la fin de Novembre dernier, il parut dans la Constellation de la Vierge une Comète qui se voyoit vers l’Orient un peu avant le jour et qui s’estant peu de jours après plongée dans les rayons du Soleil fit croire qu’elle en sortoit le 22 de Décembre, qu’on en vit une le soir vers l’Occident après le coucher du Soleil aux environs de la Constellation d’Antinous. Cependant ce sont deux Comètes différentes, comme on le voit par le rapport des Observations de la Comète de Novembre avec celles que nos Astronomes font présentement et comme ils le soup VI INTRODUCTION
çonnérent d’abord. M. Cassini mesmedés la 2e Observation qu’il en fit en remarqua la route différente et la prédisit au Roy et à toute la Cour telle qu’elle s’est trouvée jusqu’icy.
Le 26, la queue de cette 2 e Comète qui à cause des nuages n’avoit peu estre bien veùe dans toute sa grandeur, parut longue de 45 degrez et large par le bout environ de 2, passant par plusieurs Etoiles que l’on voyoit au travers.
Le 29, après que le corps de la Comète fut plus éloigné du Soleil et plus dégagé aussi des vapeurs de l’horizon, par où l’on pouvoit mieux le voir qu’auparavant, on fut étonné de la trouver si petite qu’elle n’excédoit pas la grosseur apparente des Etoiles de la troisième grandeur veùes sans lunettes, estant d’ailleurs peu lumineuse bien que sa queue fust alors longue de 50 degrés ce qui n’avoit point esté veu depuis la Comète de l’année 1618.
Le 7 de ce mois de Janvier la longueur de la queue qui a augmenté jusqu’au 3 e et qui a commencé de paroistre diminuée le 8, fut remarquée de 62 degrez, qui a esté icy de plus grande longueur, quoy que quelqu’un la juge de 80 et qu’elle ayt paru à Strasbourg de 63.
Demain 14 de ce mois, elle doit estre prés de la teste d’Andromède et l’on attend avec impatience cette proximité pour déterminer sa Parallaxe pour laquelle M. Cassini a commencé de faire ses observations depuis le 3 de ce mois. »
S’il fallait en croire Des Maiseaux, le biographe de Bayle, l’apparition de cette Comète aurait causé dans la société française tout entière une sorte de panique superstitieuse. « Il parut aux mois de Novembre et de Décembre de l’année 1680, dit-il dans sa Vie de Bayle (Ed. de la Haye, 1732, I, p. 63), une des plus grandes Comètes qu’on ait vues. Le peuple, c’est-à-dire presque tout Je monde, en ètoit saisi de frayeur et d’étonnement. On n’étoit pas encore revenu de cet ancien préjugé que les Comètes sont les présages de quelque événement funeste. Mr. Bayle, comme il nous l’apprend lui-même, se trouvoit incessamment exposé aux questions de plusieurs personnes alarmées de ce prétendu mauvais présage. Il les rassuroit autant qu’il lui ètoit possible, mais il ne gagnoit que peu de chose par les raisonnemens philosophiques ; on lui répondoit toujours que Dieu montre ces grands Phénomènes, afin de donner le tems aux pécheurs de prévenir par leur pénitence les maux qui leur pendent sur la tête. »
IKTROUUCTION VII
Des Maiseaux ne fait que reprendre textuellement la version donnée par Bayle dans Y Avertissement de sa troisième édition des Pensées diverses, et c’est encore la même explication que réédite Voltaire quand il écrit dans son Siècle de Louis XIV : « Les idées superstitieuses étaient tellement enracinées chez les hommes que les comètes les effrayaient encore en 1680. On osait à peine combattre cette crainte populaire. Jacques Bernouilli, l’un des grands mathématiciens de l’Europe en répondant, à propos de eette comète, aux partisans du préjugé, dit que la chevelure de la Comète ne peut être un signe de la colère divine, parce que cette chevelure est éternelle, mais que la queue pourrait bien en être un. Cependant, ni la tête ni la queue ne sont éternelles. Il fallut que Bavle écrivit contre le préjugé vulgaire un livre fameux que les progrès de la raison ont rendu aujourd’hui moins piquant qu’il ne l’était alors. » (Ch. XXXI. Edit. Rébelliau et Marion, p. 357.)
À la vérité, il ne semble pas que l’épouvante causée par la Comète de 1680 ait été si grande et les affirmations que je viens de citer pourraient bien avoir fait naître une tradition quelque peu légendaire. Quand on lit les gazettes et les correspondances du temps, on est précisément frappé du ton de plaisanterie légère et tout à fait « moderne » avec lequel les contemporains parlent de la Comète.
Tout autre avait été l’émotion causée par la Comète de 1654 : « Toute l’Europe, dit Petit (Dissert, sur la nat. des Coin., p. 82), fut consternée de peur, je parle du peuple ignorant, jusques à croire à la fin du monde et de se préparer à la mort ou se terrasser dans des Caves pour éviter les mauvaises influences ». En 1665, l’inquiétude avait été encore assez vive, à en croire Comiers : « Nous voyons mêmes à présent le monde tellement alarmé par les trois apparitions de nos deux Comètes que les Dames mêmes nonobstant les incommodités de la grossesse, prennent plaisir d’observer le Ciel pour y remarquer la production de quelques nouveaux Astres » (La nat. et prêsag. des Comètes, p. 198) et lui-même croit nécessaire de terminer son étude sur les Comètes par un Traité de la fin du monde où il rassure ceux que l’apparition de la Comète a épouvantés, en leur prouvant « que le monde n’est point encore en sa dernière Période d’années » (p. 447). Louis XIV enfin croit nécessaire de demander à l’Intendant des fortifications Petit de publier
VIII INTRODUCTION
un ouvrage spécialement destiné à rassurer la population effrayée.
La Comète de 1680 a très vraisemblablement soulevé un mouvement de curiosité bien plutôt qu’éveillé des terreurs réelles et l’on est même surpris de constater combien en quinze ans les craintes superstitieuses ont perdu d’empire.
Madame de Sévigné fait à son cousin Bussy une allusion plaisante à la Comète :
« Nous avons ici une Comète qui est bien étendue aussi ; c’est la plus belle queue qu’il est possible de voir. Tous les grands personnages sont alarmés et croient fermement que le Ciel, bien occupé de leur perte, en donne des avertissemens par cette Comète. On dit que le Cardinal Mazarin étant désespéré des médecins, ses courtisans crurent qu’il falloit honorer son agonie d’un prodige et lui dirent qu’il paroissoit une grande Comète qui leur faisoit peur. Il eut la force de se moquer d’eux et il leur dit plaisamment que la Comète lui faisoit trop d’honneur. En vérité on devroist en dire autant que lui et l’orgueil humain se fait trop d’honneur de croire qu’il y ait de grandes affaires dans les astres quand on doit mourir. »
(Au Comte de Bussy-Rabutin, Paris, ce 2" Janvier 1681).
Et Bussy, en réponse à cette lettre, écrit :
« La Comète qu’on voit à Paris se voit aussi eu Bourgogne et fait parler les sots de ce pays-ci comme ceux de celui-là. Chacun a son héros qui, à son avis, en doit être menacé et je ne doute pas qu’il n’y ait des gens à Paris qui croiront que la Comète a annoncé au monde la mort de Brancas. (Charles, comte de Brancas, mort le 8 janvier 168 1.)
La foiblesse de craindre les Comètes n’est pas moderne : elle a eu cours dans tous les siècles et Virgile qui avoit tant d’esprit a dit qu’on ne les voyoit jamais impunément. Peut-être ne l’a-t-il pas cru… Pour moi je ne le crois pas et je pense que tout au plus une Comète marque l’altération des saisons et qu’elle peut ainsi causer la peste et la famine. »
(Autun, 8" janvier 1681.)
Le Mercure Galant, dans son numéro de Janvier 1682, publie un Discours sur les Comètes dû à la plume autorisée de Claude Comiers, chanoine de la cathédrale d’Embrun qui avait déjà
INTRODUCTION 7 IX
publié en 1665 une longue étude sur la nature et les présages des Comètes.
Comiers soutient « que les Comètes ont leur cours aussi bien réglé que les autres Planètes, bien que la science de leur mouvement ne soit pas encore bien établi » ; il démontre « qu’il est ridicule de croire que les Comètes soient la cause, le signe ou le présage des funestes accidens qui arrivent sur la Terre » et il conclut en affirmant qu’ « elles ne présagent rien du tout et sont tout à fait indiférentes. »
Le Mercure publiait aussi des Madrigaux galants ou des impromptus plaisants inspirés par la Comète : un poète, pleurant le départ d’une belle, s’écriait :
Ce funeste départ me trouble et m’inquiète
C’est là ce qu’il faut craindre et non pas la Comète ;
un autre reprochait aux hommes de rendre la Comète responsable des fautes qu’ils commettent eux-même :
Et leur esprit ambitieux Veut dans une pauvre Comète Ou dans la matière des Cieux Trouver l’Autheur pernicieux D’une faute qu’ils auront faite.
Un troisième enfin assure plaisamment que la Comète a présagé la mort de l’éléphant de Versailles. Tout cela est d’un ton très moderne et semble prouver que le public ne crovait pas sérieusement aux menaces de la Comète.
Le théâtre lui-même trouvait dans la Comète le sujet d’une pièce d’actualité : « Ceux qui voudront se guérir de la peur de la Comète, annonçait le Mercure Galant, peuvent aller voir la petite Comédie que la Troupe Royale des Comédiens Français a commencé de représenter sous le mesme titre de la Comète (1), avec beaucoup de succès. Elle fait connoistre qu’on n’a aucun lieu de s’en effrayer et marque d’une manière très-enjouée l’opinion du fameux Descartes sur cette matière. »
(1) Comédie en un acte en prose, donnée le 29 janvier i68r, attribuée à de Visé et qui est de Fontenelle. Elle était fort rare ; mais on l’a réimprimée dans le tome dixième de la dernière édition des œuvres de l’Auteur. On en peut voir d’ailleurs un court extrait dans le Mercure de juillet. (Dictionnaire portatif des Théâtres, par de Léris, 1763.) Cf. les frères Parfaict, Histoire du théâtre français, XII, 220, et Louis Maigron, Fontenelle, l’homme, l’œuvre, f influence, p. 26.
X INTRODUCTION
De son côté, le Journal des Savants publiait une note brève et précise où il condamnait décidément la croyance aux présages, sans insister beaucoup sur cette question qui à ses yeux n’en valait évidemment pas la peine :
Si les Comètes présagent les malheurs.
« L’ancienne philosophie l’a crû, parce que comme elle vouloit que les Comètes fussent sublunaires et que leur matière ne fut qu’un amas d’exhalaisons de la terre, quand il arrivoit que ces exhalaisons prenoient feu, ce qui ne pouvoit que marquer une grande intempérie dans la Région Elémentaire, il devoit s’ensuivre suivant cette opinion quelque grande et considérable révolution.
Mais depuis quel’onasceu que les Comètes estoient des corps célestes, on s’est désabusé de cette erreur qui n’est plus qu’une erreur populaire, et on s’est aisément persuadé qu’il n’estoit pas nécessaire de leur imputer les choses qui arrivent icy bas de temps en temps, par des causes qui ne sont pas si éloignées. Outre qu’il passe bien des comètes dont on ne s’apperçoit pas et que si l’on avoit fait un fidèle rapport de toutes celles qui n’ont esté suivies d’aucun événement extraordinaire, il y en auroit peutestre autant de celles-là que des autres ausquelles on a attribué des accidens qui les ont suivies ou accompagnées.
On en peut dire autant des Eclipses dont il y en a assez souvent quatre dans une mesme année comme dans la présente et quelquefois plus, qu’on ne voit suivies d’aucun fâcheux événement (i). »
(Journal des Savons, i68r, p. 9, 10, 11, 12.)
D’autre part les Traités, Dissertations, Discours relatifs aux Comètes et pour la plupart réfutant de façon décisive et péremptoire la croyance aux présages qu’elles pouvaient apporter avaient paru en foule à partir de 1665. Parmi les ouvrages les plus importants il faut citer :
Dissertation \ sur | la nature | des Comètes | Au Roy | Avec iin Discours sur les prognostiques des Eclipses et \ autres Matières curieuses \
— n(i) Bayle reprendra en détail cette comparaison des Comètes et des (îff*, pses, §§ 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56 des Pensées Diverses.
INTRODUCTION’XI
par P. Petit, Intendant des Fortifications, etc. | À Paris | chez TJjomas Jolly | 1665. | Avec privilège du Roy.
La | Nature \ et présage \ des Comètes ouvrage Mathématique, Physique, \ Chimique et Historique ; \ enrichi des Prophéties des derniers siècles \ et de la Fabrique \ des Grandes lunettes \ par le. Sieur Claude Comiers | Prêtre, Prévôt de l’Eglise Collégiale | de Ternon et Chanoine en la | Cathédrale d’Ambrun. | Lyon, chez Charles Mathevet | 1665.
Thcatrum Comcticum par Stanislas Lubieniecki. Amsterdam, 1668. Cet ouvrage est divisé en trois parties : « Quarum prima continet communicationes de Cometis anno 1664 et 1665 cum viris per Europam clarissimis habitas eorumque observationes tabulis asneis expressas. Secunda est historia Cometarum aDiluvio ad annum Christi 1665, historia universalis synopsin quamdam continens. Tertia agit de significationibus cometarum scitis quorumdam amicorum objectionibus, responsionibus auctoris et judiciis virorum clarissimorum. » Cet ouvrage fut publié de nouveau en 168 1 à l’occasion de la Comète. La nouvelle édition est ornée d’un frontispice qui porte en exergue la devise : À signis cœli uolite metuere qux metuunt gentes. Un philosophe, dans les nuées, porte à la main droite un livre où est inscrit le mot Revelatio, dans l’autre le mot Ratio. Au-dessus de sa tête on lit ces mots : Sapiens dominabitur astris. Dans le Ciel, les signes du Zodiaque avec ces mots : Serviunt, non sasviunt.
Une autre Comète parut en avril et mai 1677. À son sujet le Journal d’Angleterre du 26 mai publia une lettre de Cassini, deux de Hevelius et une de Flamstead.
Le Journal des Savants donne des Observations communiquées à Cassini par le R. P. Zaragoza, Jésuite, Précepteur de S. M. Catholique, et des Conclusions de Cassini.
Les publications se multiplièrent à propos de la Comète de 1680.
Discours sur les Comètes, par Claude Comiers, dans le Mercure Galant de janvier 1681.
Lettre d’un Gentilhomme de Province à une dame de qualité sur le sujet de la Comète. À Paris, chez Estienne Michallet, 1681.
Il adopte comme conclusion cette phrase de Louis le Débonnaire à un Astrologue : Je vois bien que tu n’oses me dire que ce sera le présage de quelque grand malheur, mais, ajoute sagement ce prince pieux, nous devons seulement craindre celuy qui est notre
XII INTRODUCTION
Créateur et celuy de cet Astre… qui veut bien encore par ces prodiges nous donner des Avertissements de sa colère.
Dissertation \ sur \ les \ Comètes \ à Monsieur le Procureur général | du grand Conseil | par M. Mallement de Messange. | À Paris, chez Jean Cusson \ 1681.
Abrégé des Observations et des Réflexions sur la Comète présenté au Roy par M. Cassini. À Paris, chez Estienne Michallet, 1681.
Cometa di Donato Rossetti, Canonico di Livorno, Dottore in S. T. gia Lettore di Filosofia nell’Universita di Pisa e or Maestro délie Matematiche di S. A. R. In-12 à Turin et se trouve à Paris chez Jean Cusson, 1681.
Observation sur la Comète de l’année 1680 et 1681, faites au Collège de Clermont par le P. I. de Fontaney, Professeur des Mathématiques. In-12 à Paris chez G. Martin, 1681.
En 1682, Jacques Bernouilli publia son Conamen novisystemalis cometarum. Amsterdam et à Paris, chez la veuve Cellier.
Cet ouvrage annoncé dans le Journal des Savants (1682, p. 140) fut discuté dans le numéro suivant :
Démonstration physique de la fausseté du système des Comètes proposé dans le dernier Journal, par M. La Montre, professeur en Mathématiques au Collège royal de France, dans la chaire du célèbre Ramus.
Quelque temps après, nouvelle explication, celle-là assez étrange (p. 325).
Comme je l’ai dit, la plupart de ces auteurs affirmaient et démontraient qu’il n’y avait lieu d’attacher aucune importance aux prétendus présages des Comètes.
« J’espère montrer clairement, disait Petit, qu’il n’y a rien à craindre de tout ce que nous veut faire croire l’ignorance et l’imposture des Anciens et de ceux qui les suivent touchant leurs Pronostiques (p. 78) ».
<( Il est nécessaire, ajoutait Comiers dans la Préface de son Traité de 1665, que pour éviter cette contagieuse frayeur et remédier à cette maladie populaire, nous cherchions la vérité qui est la santé de la raison, afin de ne s’amuser à de vaines conjectures ».
Il se montrait plus affirmatif encore dans son Discours du Mercure Galant de janvier 1681 :
« Les anciens Philosophes souffroient cette superstition pour retenir les Peuples en leur devoir, dans le temps que la lumière
INTRODUCTION XIII
de la Foy manquant aux Gentils, la seule crainte leur faisoit révérer les Habitans du Ciel, comme dit Lucrèce ; mais les Philosophes chrestiens et tous ceux qui ont un peu de sens commun croyent que les Comètes ne présagent ni bien ni mal. »
Mallement de Messange démontrait que les comètes sont des phénomènes naturels et non des miracles de Dieu et il concluait : « que les Phénomènes que nous prenons mal à propos pour un effet de l’application particulière de ce grand Estre ne sont qu’une suite peu surprenante des règles de la nature. »
Enfin S. Lubieniecki établissait le raisonnement suivant :
Si Cornets mala denunciant, aut ut causae illa denunciant, aut ut effectus, aut ut coeffectus.
Sed nec ut causas, nec ut effectus, nec ut coeffectus Cornets denunciant mala.
Ergo nequaquam ea denunciant.
On peut conclure de tout ce qui précède, en premier lieu que la Comète de 1680 ne provoqua en France qu’une épouvante très atténuée ; ensuite que le phénomène des Comètes avait déjà été étudié par de nombreux auteurs qui presque tous avaient abondamment prouvé qu’elles étaient soumises aux lois naturelles.
Il est donc permis d’affirmer que Bayle ne se trouva en aucune manière obligé de répondre, comme il le prétend, « aux questions de plusieurs personnes curieuses ou alarmées » ; il saisit avec empressement le prétexte que lui offrait la Comète pour exposer des idées philosophiques auxquelles il songeait depuis longtemps, en les rattachant très ingénieusement à la question « d’actualité ». Les Pensées sur la Comète pourraient porter comme titre explicatif le nom de Traité contre la superstition ; or un fragment d’une lettre de Bayle à Minutoli, datée de 1679, prouve que dès cette époque il se préoccupait de ces questions :
« Messieurs Spanheim, vos illustres Compatriotes, se signalent, de mieux en mieux, par leurs savans ouvrages. On m’écrit que l’Aine fait imprimer à Amsterdam un Traité sur les Sibylles, pendant que M. Vossius, Chanoine de Windsor, en fait imprimer un autre sur le même sujet à Oxford. Je crois qu’ils donneront sur les doigts d’une étrange façon au Jésuite Crasset (a) qui a écrit
(a) Dissertât, sur les Oracles des Sibylles. [Paris, Michallet, 1678.]
XIV INTRODUCTION
depuis un an en ça contre M. Blondel en faveur des Oracles attribuez aux Sibylles. On m’a parlé de plusieurs doctes Dissertations de M. Spanheim le Professeur comme De l’incrédulité des Juifs, de la Conviction des Athées, du passage de Josephe en faveur de Jesus-Christ.
M. Thiers vient de composer un ouvrage sur la Superstition où il dit plusieurs choses qui n’ont pas plu au* Moines ni aux Bigots. »
(A M. Minutoli. Sedan, 26 mai 1679).
C’est du reste ce qu’il reconnaît à peu près lui-même dans une de ses lettres que je citerai plus loin (p. xvi).
Quoi qu’il en soit, Bayle résolut d’ajouter une nouvelle Dissertation aux nombreux traités qu’avait déjà inspirés la Comète. Pour donner le piquant de l’originalité à son argumentation, il s’avisa d’un raisonnement ingénieux : c’est que si Dieu formait miraculeusement les Comètes pour réchauffer la ferveur religieuse des peuples, il aurait par des miracles confirmé l’Idolâtrie. Cette idée lui parut neuve : « Il ne se souvenoit point de l’avoir lue dans aucun Livre ni d’en avoir jamais ouï parler. » Il résolut d’en faire le sujet d’une Lettre qu’il désirait faire insérer dans le Mercure Galant. Il se mit au travail en janvier 1681.
Son plaidoyer contre la croyance aux présages l’entraîna tout naturellement à développer quelques-unes des idées philosophiques qu’il méditait depuis longtemps. Il rattacha tant bien que mal ces pensées aux idées relatives à la Comète et s’excusa du désordre de sa composition en alléguant un penchant irrésistible qui l’entraînait aux digressions. « Je ne sais ce que c’est que de méditer régulièrement sur une chose : je prens le change fort aisément : je m’écarte très souvent de mon sujet : je saute dans des lieux dont on auroit bien de la peine à deviner les chemins ». Ne nous y laissons pas tromper ; il n’a que faire d’accuser ici son esprit primesautier : c’est quand il semble s’écarter de son sujet, qu’il le traite véritablement et les digressions sont bien l’essentiel de l’ouvrage. Ce sont elles qui en ont fait le succès, qui lui donnent sa portée et qui lui conservent encore aujourd’hui son intérêt. (Cf. Y Avis au Lecteur, p. 7.)
Grossi de ce grand nombre d’idées en apparence accessoires, l’ouvrage dépassa de beaucoup les proportions d’une Lettre. Bayle persista néanmoins dans son projet de le faire éditer et il l’envoya le 27 mai à de Visé pour obtenir la permission de la
INTRODUCTION XV
Reynie, lieutenant général de police, ou bien un Privilège du Roi. De Visé garda quelque temps le manuscrit sans en connaître l’auteur : « et quand on fut lui en demander des nouvelles, il répondit qu’il savoit d’une personne à qui il l’avoit donné à lire que Mr. de la Reynie ne prendrait jamais sur lui les suites de cette affaire, et qu’il faloit recourir à l’Aprobation des Docteurs avant que de pouvoir solliciter un Privilège du Roi ; détail pénible, long et ennuyeux, où il n’avoit pas le loisir de s’engager. On retira le manuscrit, et Mr. Bayle ne songea plus à faire imprimera Paris sa Lettre sur les Comètes. Cependant, comme il l’avoit composée dans cette vue, il avoit pris le style d’un Catholique Romain, et imité le langage et les éloges de M. de Visé sur les affaires d’Etat. Cette conduite étoit absolument nécessaire à quiconque se vouloit faire imprimer à Paris ; et il crut que l’imitation du Mercure Galant en certaines choses rendrait plus facile à obtenir ou la permission de Mr. de la Reynie ou le Privilège du Roi. C’est aussi ce qui l’obligea de feindre que sa Lettre avoit été écrite à un Docteur de Sorbone. »
L’Académie de Sedan fut cassée par arrêt du 9 juillet 1681. Bav’e resta encore quelques semaines à Sedan, puis il alla à Paris et enfin se fixa définitivement à Rotterdam où le fit venir M. Paets, Conseiller de la Ville, parent de M. Van Zœlen, élève de Bavle, qui l’avait pris en grande affection. La Ville de Rotterdam érigea en sa faveur et en celle de Jurieu une Ecole illustre où Bavle enseigna la Philosophie et l’Histoire avec cinq cens florins de pension annuelle.
« Peu de temps après, il donna sa Lettre sur les Comètes à Mr. Leers, Libraire de Rotterdam, homme d’esprit et de mérite, afin qu’il la fit imprimer. Et comme il prit toute sorte de précautions pour n’être pas reconnu Auteur de cet ouvrage, il ne changea rien dans le style de Catholique Romain, ni dans le langage et les éloges du Mercure Galant. Il crut que rien ne seroit plus propre qu’un tel langage à faire juger que cette Lettre n’étoit point l’écrit d’un homme sorti de France pour la Religion. Pendant le cours de l’impression il inséra plusieurs choses qui n’étoient pas dans le Manuscrit qu’il avoit envoyé à l’Auteur du Mercute Galant. Cet ouvrage fut achevé d’imprimer le 11 de mars 1682 et il parut sous le titre de : Lettre \ à \ M. L. A. D. C. | Docteur de Sorbone | Où il est prouvé par plusieurs raisons tirées \ de la Philosophie et de la Théologie, \ que les
XVI INTRODUCTION
Comètes ne sont point le présage d’aucun malheur. \ Avec plusieurs Réflexions Morales et Politiques, | et plusieurs Observations historiques ; et la réfutation \ de quelques erreurs populaires. À Cologne | chez Pierre Marteau. \ M.DC.LXXXII |. »
Telle est la version, fort vraisemblable, donnée par Des Maiseaux dans sa Biographie de Bayle. Dans une lettre à Minutoli, Bayle explique de façon un peu différente les circonstances dans lesquelles parut son premier ouvrage :
« Ce qu’il y a de vrai c’est qu’aiaut rencontré, à un de mes derniers voiages de Paris, un ancien condisciple qui s’étoit fait recevoir Docteur de Sorbonne et aiant raisonné avec lui sur bien des choses, je lui promis de lui écrire une petite dissertation sur ce qu’on appelle ordinairement des Prodiges et des Signes de l’avenir. Il me dit que je lui ferois plaisir, mais qu’afin qu’il la put montrer à ses Amis, il me prioit de parler en Catholique, ne voulant pas paraître en commerce avec des Hérétiques. Une Comète aiant paru quelques mois après je me servis de l’occasion et me mis à composer, mais étant passé de pensée en pensée jusqu’à des questions un peu singulières, je ne vis pas qu’il fut à propos de faire voir cela à personne. Néanmoins, étant allé à Paris, après la Cassation de notre Académie de Sedan, je cherchai mon Docteur pour lui donner mon manuscrit, je trouvai, qu’il étoit à la Campagne, dans une Province fort éloignée, sans apprendre précisément où c’était. Peu après, je fus appelle en Hollande et je montrai à un Libraire de cette Ville le Manuscrit, comme l’aiant reçu à Paris d’une Personne qui n’avait pas voulu en dire l’Auteur. Ce Libraire voiant que je parlois de la Pièce en Homme qui ne se mettoit pas fort en peine de ce qu’on en feroit, la mit bientôt sous la presse, sans me consulter ; aiant su d’un Homme, à qui il la montra, qu’il y avoit des choses qui la feroient vendre. Si bien que, sans me demander mon approbation, on imprima une Partie du Livre. On me montra même la Préface qu’on devoit y mettre.
En un mot, je me vis comme forcé à les laisser faire, espérant que jamais on ne me soupçonneroit. Je rajustai un peu la Préface ; et c’est pour cela qu’elle vous a paru peut-être du stile du Livre. Je ne crois pas que personne eut jamais su en ce Païs que j’étois l’Auteur de l’Ouvrage, si, par hasard, celui qui avoit vu le Manuscrit, n’eut vu ensuite de mon Ecriture, qu’il reconnut. » (A Minutoli, Rotterdam, 30 de mars 1683).
INTRODUCTION XVII
Il avait déjà donné des explications semblables à son frère :
« Pour la lettre des Comètes, je vous avouerai sitb sigillo confession is que j’en suis l’Auteur. Elle n’a pas été effectivement envoïée à un Docteur de Sorbonne, mais j’ai eu en vûë un Docteur de cette Faculté dont le nom répond aux lettres que j’ai fait mettre au titre, avec qui j’ai fait ma Philosophie et que je trouvais à Paris il y a deux ans (i) ; nous renouvellâmes connoissance et je lui dis même où j’étois, car il l’eût appris d’ailleurs et par cette confidence je l’engageai au secret. »
(A son frère cadet, 3 octobre 1682).
Enfin, dans une lettre postérieure il avoue les subterfuges auxquels il a eu recours pour se cacher et donner en même temps du piquant à son œuvre. Il est vrai que ces aveux ne détruisent en rien l’anecdote du Docteur de Sorbonne.
« À l’égard de la Lettre des Comètes, il faut vous dire que toutes les particularités des lieux, des entretiens, des personnages nommés et désignés sont de petites adresses pour divertir davantage les Lecteurs : je vous dis cecy confidemment ; car pour tenir le Lecteur plus agréablement attaché, il faut lui laisser penser que les circonstances sont véritables, ce qui est si nécessaire que dans la lecture des Romans, on n’auroit presque nul plaisir, si la vraisemblance bien gardée n’empêchoit le Lecteur de faire reflexion que ce sont de pures fables… Ceci sert d’éclaircissement à plusieurs endroits de la Lettre et vous délivrera de la peine d’imaginer cent choses et de chercher des voies d’application. Il n’y a dans tout cela d’autre dessein que celui de varier les matières et de faire un beau spectacle aux veux du Lecteur. »
(A son frère aîné, Rotterdam, 6 janvier 1684).
« La Préface est de l’auteur même et n’est qu’un tour qu’on a pris, comme il est ordinaire à tous les Auteurs qui se cachent. Il faut faire le même jugement des autres endroits ; quant aux expressions qui sentent le Catholique romain, elles y ont été mises exprès, afin qu’on ne reconnût pas que l’Auteur étoit
(1) 11 est réellement venu à Paris en octobre 1680 « pour les affaires de son Académie, député par Messieurs les Modérateurs. »
(Lettre à son Père, 28 octobre 1680.)
Pensées sur la Comète. **
XVIII INTRODUCTION
Protestant, ce qui étoit nécessaire pour donner plus de poids aux réflexions semées çà et là. »
(Ibid., Lettres de Bayle, La Haye, 1739.)
Peu importe après tout l’authenticité de tel ou tel menu détail : ce qu’il est intéressant de retenir, c’est le soin que prenait Bayle à dissimuler qu’il était l’auteur de la Lettre sur la Comète. Il se rendait bien compte, quoiqu’il l’ait nié plus tard, qu’elle renfermait des opinions neuves, hardies et de nature à le faire inquiéter. Un passage d’u :./e de ses lettres à Minutoli ne laisse d’ailleurs aucun doute à cet égard : il y désigne ses idées sous le nom de paradoxes (1). C’est dire qu’il prévoyait le scandale que ces opinions pouvaient causer dans le milieu étroitement orthodoxe où il vivait.
L’année suivante il publia chez Reinier Leers une seconde édition de ses Lettres sur la Comète sous le titre de Pensées \ diverses | écrites à un \ Docteur de Sorbonne |, à l’occasion de la Comète qui parut | au mois de Décembre 1680. Il avait retranché la longue préface de l’édition précédente et mis un petit Avertissement « pour marquer en quoi cette 2 e édition était préférable à la i re ». C’est dans cette seconde édition que l’ouvrage de Bayle prend sa forme définitive : il a corrigé son premier travail, divisé son essai en un grand nombre de sections et surtout donné un plus ample développement à quelques-unes de ses idées. Les polémiques postérieures se déchaîneront autour de cette édition de 1683.
Les Pensées sur la Comète semblent avoir d’abord été bien accueillies dans la société protestante. Bayle assure même qu’il fut l’objet d’un succès flatteur : « Mon livre des Comètes avoit joui neuf ans de suite d’une paix assez glorieuse ; il me fit connoître avec assez d’avantage : la modestie ne me permet pas de rapporter les éloges qu’il m’attira de la part de plusieurs personnes d’Etat et d’érudition. On ne me connoissoit en Frise que par cet endroit, et l’on me jugea digne d’une chaire de Profes (1) S’il vous tombe entre les mains un Livre intitulé Lettre à un Docteur de Sorbonne contre les Présages des Comètes que l’on réfute par la Philosophie et la Théologie, je vous prie de m’en dire votre sentiment. Il a fait du bruit en ce Pais à cause de quelques Paradoxe : dont il traite.
(A M. Minutoli, Rotterdam, 16 juin 1682.)
INTRODUCTION XIX
seur en Philosophie dans la très-florissante Académie de Franeker. Presque tous les François, soit Laïques, soit Ecclésiastiques qui me firent l’honneur de me venir voir quand ils arrivèrent en ce pais, m’encensèrent sur cet Ouvrage ; les uns disoient qu’ils l’avoient lu avec un très-grand plaisir ; les autres qu’ils en avoient oui dire mille biens, et qu’ils l’alloient dévorer. » (Addition aux Pensées diverses, Avertissement au Lecteur).
Il est probable que Jurieu lui-même, à cette époque, ne fut pas choqué outre mesure de ces théories audacieuses contre lesquelles il devait fulminer plus tard. Les Pensées avaient paru sans nom d’auteur et Bayle n’avait pas mis Jurieu dans le secret. Pourtant on ne tarda pas à savoir que Bayle en était l’auteur.
L’éditeur Leers avait montré le manuscrit à M. Psets et celui-ci confia à des amis ce qu’il savait. (Chimère démontrée, Préface). Il crut même rendre service à l’auteur en le faisant connaître. (Cabale chimérique, p. 206). Des Maiseaux insinue qu’il n’est pas impossible que Jurieu en ait conçu quelque jalousie. Il n’en laissa pourtant rien paraître. Il affirma plus tard qu’il était venu trouver Bayle pour « lui porter plainte, jusqu’à déclarer qu’il regardait le livre des Comètes comme le plus méchant et le plus dangereux qui ait été fait en ce siècle (1) ». Bayle traite cette affirmation de « fausseté indigne » ; il ajoute : « Toute sa plainte consista à me dire qu’on trouvoit que je m’étois trop étendu sur la parallèle de l’idolâtrie et de l’Athéisme, et qu’il craignoit que des gens mal intentionnez ne donnassent un mauvais tour à cela auprès de ceux qui ne me connoîtroient pas. Il parut content de ce que je lui repondis et ne m’en a jamais parlé depuis (2) ».
Entre les deux éditions de son livre sur la Comète, Bayle avait publié une Critique générale de l’Histoire du Calvinisme de Mr. Maimboarg. Toujours préoccupé de chercher dans la jalousie les motifs de la violence avec laquelle Jurieu devait plus tard attaquer Bayle, Des Maiseaux remarque malicieusement que cet ouvrage eut un succès beaucoup plus grand que le livre de Jurieu paru l’année suivante : L’Histoire du Calvinisme et celle du Papisme mises en parallèle… contre un Libelle intitulé Histoire du Calvinisme par Mr. Maimbourg. « Les Catholiques
(1) Courte revue,., p. 7, col 2. 2. Addit. aux Pensées, ch. 11.
XX INTRODUCTION
mêmes, dit-il, malgré les préjugés de la Religion, ne pouvoient s’empêcher de faire l’éloge du Livre de Mr. Bayle, dans le tems qu’ils affectoient de mépriser celui de Mr. Jurien. »
Il n’est certes pas invraisemblable qu’un mouvement de vanité froissée ait commencé à mal disposer contre Bayle l’esprit acerbe de Jurieu : mais la raison de son hostilité est plus profonde. Jurieu représente dajs toute sa véhémente ardeur l’esprit d’intolérance et de rigueur qui a jusqu’alors caractérisé le calvinisme : tous les ouvrages de Bayle, au contraire, depuis les Pensées sur la Comète, manifestent une tendance de plus en plus évidente au scepticisme rationnel et à la tolérance. Plus la pensée de Bayle se précisait, plus le mécontentement de Jurieu grandissait ; en toute sincérité il voyait un danger dans les opinions que répandait son ancien ami et entraîné par sa fougue naturelle il considéra comme un devoir de les dénoncer et de les poursuivre. Le nouvel ouvrage que Bayle publia en 1686 était fait plus que tout autre pour choquer Jurieu dans ses convictions et dans ses passions. Dans le Commentaire philosophique sur’ces paroles de Jesus-Christ, Contrains-les d’entrer ; où Von prouve par plusievrs raisons démonstratives qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte, Bayle présente le plaidoyer le plus fort et le plus irréfutable que l’on ait jamais fait en faveur de la tolérance. La thèse déplut étrangement à Jurieu. Comme le remarque justement Des Maiseaux, il ne pouvait goûter « un ouvrage où la douceur, la modération, ou pour tout dire en un mot, la tolérance était si fortement établie. » Sur-lechamp, il se mit en devoir de réfuter le Commentaire dans un livre intitulé : Des droits des deux Souverains en matière de religion, la Conscience et le Prince : Pour détruire le dogme de l’indifférence des Religions et de la tolérance universelle, contre un Livre intitule Commentaire philosophique sur ces paroles de la Parabole Contrains-les d’entrer.
La publication de Y Avis important aux Réfugiés sur leur prochain retour en France et l’affaire du Projet de Paix mirent le comble à la fureur de Jurieu. Il attaque violemment Bayle dans un pamphlet intitulé Examen d’un Libelle contre la Religion, contre l’Etat, et contre la Révolution d’Angleterre, intitulé Avis important aux Réfugiés sur leur prochain retour en France. À la Haye, che\ Abraham Troyel, iôçi. Cet écrit était précédé d’un Avis important au public, où il traitait Bayle d’impie, de profane,
INTRODUCTION XXI
d’homme sans honneur et sans Religion, de traître, de fourbe, et d’ennemi de l’Etat, digne d’être détesté et puni corporellement.
Bayle s’émut de ces invectives et il s’empressa d’aller dire « à M. le Grand Baillifde Rotterdam que si son Accusateur vouloit entrer en prison avec lui et subir la peine qui lui seroit due si lui (Mr. Bayle) n’étoit pas coupable ; il étoit tout prêt à v entrer. » De plus il riposta aux attaques de Jurieu par la Cabale chimérique : ou Réfutation de l’Histoire fabuleuse qu’on lient de publier malicieusement touchant un certain Projet de Paix, dans l’Examen d’un Libelle, etc., intitule Avis important aux Réfugiés sur leur prochain retour en France. À Rotterdam, che^ Reinier Leers, M.DC.XCI.
Jurieu se sentit atteint dans son honneur et il adressa à « Messieurs les Vénérables Bourguemestres de Rotterdam » la Requête suivante :
« Le sieur Jurieu, qui a l’honneur de défendre la cause de Dieu depuis tant d’années et par tant de travaux, demande justice à vos seigneuries d’un Libelle horrible composé par le sieur Bayle, où ledit Bayle le traite comme un fripon, un scélérat, un fourbe, un calomniateur, un méchant homme ; et où il traite les Princes qui ont secoué le joug du Papisme de scélérats et d’assassinateurs et dit plusieurs autres choses infamantes contre la Reformation. Le sieur Jurieu implore la protection de son innocence et que ledit Livre soit défendu, lacéré et déchiré ; l’Auteur puni ainsi qu’il appartient pour des injures si atroces ; et qu’il soit permis audit S r Jurieu de se défendre en public ; promettant pourtant de le faire avec la modestie et la modération chrétienne ; et que défenses soient faites au Sieur Bayle de plus composer d’autres Livres contre le Sieur Jurieu. »
Les Bourguemestres de Rotterdam prirent un parti très sage : « Ils exhortèrent tant Mr. Bayle que Mr. Jurieu à s’accorder le plus tôt que faire se pourroit ; et leur défendirent de rien écrire l’un contre l’autre, qui n’eût été examiné par Mr. Bayer, Pensionnaire de la Ville. » Les factums anonymes, composés par Jurieu ou ses amis, continuèrent pourtant à pleuvoir contre Bayle. Celui-ci, pour répliquer, donna une seconde édition de sa Cabale Chimérique, éditée cette fois chez le mystérieux Pierre Marteau de Cologne. Il insistait surtout sur l’accusation
XXII INTRODUCTION
d’Athéisme et mettait Jurieu au défi de la prouver. C’est alors que Jurieu publia sa Courte Revue des Maximes de Morale et des Principes de Religion de l’Auteur des Pensées diverses sur les Comètes, et de la Critique générale sur l’Histoire du Calvinisme de Maimbourg : pour servir de Factum aux Juges Ecclésiastiques, s’ils en veulent connoître.
Dans ce libelle, les accusations que Jurieu porte contre Bayle sont en très grande partie tirées des Pensées sur la Comète : c’est sur le Parallèle de l’Idolâtrie et de l’Athéisme et sur les chapitres relatifs aux mœurs des Athées qu’il s’appuie surtout pour accuser Bayle de défendre et de propager l’Athéisme. Le livre des Comètes devient maintenant le point central du débat. L’histoire des relations de Jurieu et de Bayle qui vient d’être esquissée permet de comprendre, par l’évolution des sentiments de Jurieu et son état d’esprit à cette époque, comment et pourquoi il s’avisa au bout de neuf ans de trouver si dangereux et d’attaquer si fougueusement un ouvrage qu’à son apparition il avait semblé considérer comme anodin et indifférent.
Alors furent lancés de part et d’autre une foule de libelles et pamphlets que je me contente de citer parce qu’ils ne se rattachent qu’indirectement aux Pensées sur la Comète.
Déclaration de Mr. Bayle, Professeur en Philosophie et en Histoire à Rotterdam, touchant un petit Ecrit qui vient de paroître sous le titre de Courte Revue des Maximes de Morale, etc.
Lettre sur les différais de Mr. Jurieu et de Mr. Bayle, par Mr. de Beauval.
Lettre d’un des amis de Mr. Bayle aux amis de Mr. Jurieu, par M. Huet.
Les Profanations qui se trouvent dans les livres de M. Jurieu. — Lettre à Messieurs les Ministres et Anciens qui composent le Synode assemblé à Leyden, le 2 de Mai 1691.
Apologie du Sr Jurieu, Pasteur et Professeur en Théologie, adressée aux Pasteurs et Conducteurs des Eglises Walones des PaysBas.
Réponse à l’Apologie de Mr. Jurieu, par de Beauval.
La Chimère de la Cabale de Rotterdam, démontrée par les Preten dues Convictions que le Sr. Jurieu a publiées contre Mr. Bayle. À Amsterdam, che\ Henri Desbordes, dans le Kalverstraat. M.D.C.XCI.
Entretiens sur le grand scandale causé par un Livre intitulé,
INTRODUCTION XXIII
la Cabale Chimérique. À Cologne, che^ Pierre Marteau, 1691 (cinq entretiens entre Phiîodeme et Agathou, par Bayle.)
Le Philosophe dégradé : pour servir de troisième suite aux Reviarques générales sur la Cabale Chimérique de Mr. Bayle.
Avis au petit Auteur des petits Livrets, sur son Philosophe dégradé (par Bayle). M.DC.XCII.
Janua Cœlorum reserata cunctis Religionibus, à celebri admodum viro Domino Petro Jurieu, Roterodami verbi divin i Pastore et Théologie Professore. Porta patens esto. Nutti daudatur honesto. Amstelodami excudebat Petrus Chayer. M.DC.XCII (sous le pseudonyme de Carus Larebonius).
Seconde Apologie pour Mr. Jurieu : ou Réponse à un Libelle sans nom présenté aux Synodes de Leyden et de Nxrden, sous le titre de Lettre à Messieurs les Ministres et Anciens qui composent le Synode assemblé à Leyden, le 2 de Mai 1691.
Examen de la doctrine de Mr. Jurieu. Pour servir de réponse à un Libelle intitulé Seconde Apologie de Mr. Jurieu.
Lettres sur les différais de Mr. Jurieu et de Mr. Bayle. Où l’on découvre les contradictions de ce dernier, qui peuvent servir de nouvelles Convictions.
Nouvel Avis au Petit Auteur des petits Livrets : concernant ses Lettres sur les differens de Mr. Jurieu et de Mr. Bayle (par Bayle).
Factum selon les Jormes, ou Disposition des preuves contre l’Auteur de l’Avis aux Réfugiés, selon les règles du Barreau : qui font voir que sur de telles preuves, dans les crimes capitaux, on condamne un criminel accusé (par Jurieu).
Jurieu avait d’abord promis à son Consistoire de prouver contre Bayle l’accusation d’Athéisme ; puis il s’était désisté, offrant seulement de fournir des mémoires sur cette affaire. Il renouvela les procédures dès que le Consistoire eut été changé au mois de janvier 1692. « L’accusateur, dit Bayle, laissa passer plusieurs semaines sans comparoître, alléguant de Dimanche en Dimanche diverses excuses… Enfin… il demanda qu’on nous renvoyât au Synode… Moi au contraire je fis tout ce qu’il me fut possible pour obtenir que le Consistoire retint en première instance le jugement de la cause ; et je proposai qu’on priât quelques Ministres des Eglises Wallones du voisinage et quelques Ministres de l’Eglise Flamande de Rotterdam, de se joindre au Consistoire ; et qu’on priât même Mrs les Magistrats de députer quelques personnes de leur Corps pour assister à la discussion de cette cause :
XXIV INTRODUCTION’
mais toutes mes demandes furent rejetées à la pluralité des voix ; ma partie obtint que l’affaire fût renvoyée au Synode. Il se trouva en personne au Synode qui se tint peu de jours après à Ziric-Zée et n’y dit pas un mot de notre procès ; il ne voulut pas même consentir qu’on communiquât les Actes du Consistoire au Synode, quoique le Consistoire eût chargé ses députés de le faire ». (Addit. aux Pensées div., p. 18).
Cependant les affaires de Bayle prirent tout à coup mauvaise tournure : c’est encore son livre des Comètes qui, en cette occasion, servit d’arme contre lui. « Je vous dirai que toutes ces calomnies sont tombées par terre et qu’il n’y a eu que le Livre des Comètes, imprimé il y a près de douze ans, qui ait esté mis en jeu. »
11 expose ces nouvelles difficultés dans une lettre à Mr. Constant :
« J’ai été dans de grands embarras depuis trois ou quatre mois, à cause des machinations de mon Accusateur qui, ayant intéressé le Consistoire Flamand dans sa querelle contre moi, a obtenu que cette Compagnie ferait examiner mon livre des Comètes, etiroit dénoncer aux Bourguemestres, que ce livre est plein de propositions dangereuses et impies, en sorte qu’il n’est nullement de leur devoir de donner pension à un Professeur qui a de tels sentimens. Voilà le biais dont ii se sert, débouté par la nullité et la témérité de ses autres accusations. Il a fallu que j’aye fait des visites, afin d’éclaircir les gens sur les prétendues Hérésies de ce Livre. » (29 juin 1693).
Les Ministres Flamands auxquels il fait allusion ici étaient, à son dire, « opiniâtres, grands ennemis des étrangers, et de la nouvelle Philosophie, et violens et séditieux ». (28 décembre). D’autre part, les poursuites étaient, affirme-t-il, clandestinement menées contre lui par quelques Ministres Hollandais. « Ces Ministres m’en voulaient de longue main parce qu’ils haïssent les Amis et les Patrons que j’ai eus d’abord en cette ville (il fait allusion à M. Paets et au parti républicain) et qu’entêtez d’Aristote qu’ils n’entendent pas, ils ne peuvent pas oùir parler de Des Cartes sans frémir de colère ».
Une triple haine religieuse, philosophique, politique animait donc ses adversaires contre lui. Ils soumirent à l’examen du Consistoire Flamand des Extraits des Pensées sur la Comète « faits par mon accusateur, dit Bayle, avec la plus grande mau INTRODUCTION XXV
vaise foi du monde. » Le Consistoire « composé presque tout de gens qui n’entendent ni le François ni autre chose qu’un peu de Lieux Communs de Théologie » se contenta de consulter la Version qui lui était soumise. Bayle fut condamné et le Consistoire le dénonça aux Bourgmestres. Le 30 octobre 1693, les Magistrats lui ôtèrent sa charge de Professeur avec la pension de cinq cents florins qui y était attachée ; ils révoquèrent même la permission qu’on lui avait donnée d’enseigner en particulier. « Par là, dit-il, on a bouché les deux sources de ma subsistance. Je n’ai jamais eu un sou de mon patrimoine, jamais eu l’humeur d’amasser du bien, jamais été en état de faire des épargnes. Je me fondois sur ma pension que je crovois devoir durer autant que ma vie. » Bayle se plaint surtout d’avoir été condamné sans même avoir été entendu : « Tout cela s’est fait avec un grand mystère, et sans m’avertir de rien, et sans avoir égard aux déclarations publiques que j’ai cent fois renouvellées aux Bourguemestres, aux Ministres, etc. en conversation, que j’étois prêt de montrer que mes Comètes ne contiennent rien qui soit contraire ou à la droite Raison, ou à la Confession de Foi des Eglises Réformées. Une infinité d’honnêtes gens sont ici dans l’indignation d’une conduite si violente, et qui ne se pratique point dans l’Eglise Romaine : car on y écoute un Auteur accusé d’Hétérodoxie, et on l’admet à donner des éclaircissemens, ou à rétracter ses erreurs. Cela, mon cher Cousin, doit diminuer vos regrets de n’être point sorti de France. Vous serez cent fois meilleur Réformé si vous ne voiez nôtre Religion qu’où elle est persécutée : vous seriez scandalizé si vous la voyiez où elle domine. »
(A M. de Naudis, 28 décembre 1693).
« Les Bourguemestres qui sont quatre en nombre et tirés de ces vingt-quatre (qui composent le Conseil de la Ville) me firent savoir cette resolution sans me dire pourquoi ils m’ôtoient ce qu’ils m’avoient accordé l’an 1681… Le prétexte dont ils colorent leur conduite quand on leur en parle en particulier et qui fut même allégué par quelques-uns en opinant le jour qu’on m’ôta ma charge, est que le Livre que je publiai ici en 1682 sur les Comètes contient des propositions pernicieuses, et telles qu’il n’est pas d’un Magistrat chrétien de souffrir que les jeunes gens en soient imbus. »
XXVI INTRODUCTION
Cependant, Bayle n’avait pas encore répondu aux accusations portées contre lui par Jurieu dans la Courte Revue. Il avait, disait-il, l’intention de présenter sa défense verbalement devant les Juges Ecclésiastiques :
« Son accusation est, I. Que je suis un ennemi de toute Religion en gênerai. (Examen, p. 35). II. Que je ne fais pas quasi de mystère de mon Athéisme (p. 50). III. Que je n’édifie le public par aucun acte de Religion. IV. Que ma première Divinité s’appelle Louis XIV (p. 37). V. Que mes Confrères dans la Cabale étendue du Midi .au Nord et moi avons toutes nos plus étroites liaisons avec des Déistes, des Spino^istes, des Indifferens et des gens suspects des plus grandes hérésies (p. 248). Ma réponse a consisté à lui demander des preuves juridiques de ces accusations. »
Les atermoiements et les intrigues de Jurieu avaient empêché Bayle de donner suite à ses projets. Il estimait aussi que son livre des Comètes contenait suffisamment en luimême la réponse aux objections de son accusateur ; enfin il méditait le projet d’en publier une troisième édition où il se serait efforcé de donner à ses doctrines encore plus de précision, en produisant « un grand nombre de nouvelles preuves, un grand nombre d’éclaircissemens nouveaux, un grand nombre de nouvelles solutions à tous les scrupules des bonnes âmes, et à toutes les chicaneries des disputeurs de mauvaise foi 3 ou d’esprit faux. » Mais il apprit au mois de février 1694 que Jurieu avait fait nommer des Commissaires dans son Consistoire pour prononcer sur les extraits qu’il avait produits dans la Courte Revue. « Il ne veut plus être ma partie, dit Bayle, il veut être mon juge et faire en sorte qu’on ne parle plus d’accusation d’Atheïsme, mais qu’on examine seulement s’il y a dans mes ouvrages quelques propositions erronées, dangereuses, et punissables canoniquement. Toutes les apparences sont qu’il veut que l’on juge sans m’entendre, et sur la seule autorité de ses extraits, et des conséquences qu’il y a jointes. C’est donc à ce coup que la dispute va paroître devant les Tribunaux Ecclésiastiques, et cela sur un nouveau pied. Or comme il pourrait bien arriver que le tout se passerait sans que j’en eusse nulle connoissance, il est absolument nécessaire que je recoure à la voye d’un Factum public, qui puisse servir d’instruction aux Juges qui en voudront, et ôter à ceux qui n’en voudraient pas, tout lieu de prétendre cause d’ignorance. » (Addit. aux Pensées, p. 25.)
INTRODUCTION XXVII
C’est alors qu’il publia : Addition | aux | Pensées diverses | sur ]es Comètes | ou \ Réponse à un libelle intitulé | Courte revue des Maximes de Morale et des \ Principes de Religion de l’Auteur des Pensées \ diverses sur les Comètes, etc. | Pour servir d’instruction aux Juges Ecclésiastiques \ qu> en voudront connaître. \ À Rotterdam | che^ Reiniet Leers \ MDCXCIV. In-12.
Ce livre est une réponse détaillée et précise à toutes les accusations de la Courte Revue : « Je me suis donc mis à la réfuter et je l’ai fait avec tant de facilité que les 3 ou 4 jours que j’ai donnez à cela auroient été un tems trop long si j’avois voulu faire une plus ample Réponse ; mais la resolutiond’etre court a été cause que j’ai eu besoin de plus de tems. J’ai tellement ruiné ce libelle, qu’il n’y reste pierre sur pierre. On verra que ma partie n’entend point sa Religion, qu’il combat les maximes qu’il a soutenues dans d’autres livres et qu’il nie les choses les plus évidentes. Le pis est que ces extraits sont si visiblement infidèles qu’il n’y a nulle apparence qu’il ait été dans l’erreur de bonne foi. » (Avertissement au Lecteur.’)
Cette fois Jurieu fut réduit au silence.
En 1699, Bavle publia une 3 e édition des Pensées. Ce n’est pas du tout la 3 e édition qu’il promettait depuis si longtemps : c’est presque purement et simplement une réimpression de l’édition de 1683. Il se contenta de modifier quelques tournures et de corriger l’orthographe de certains mots : « J’en ai relu toutes les feuilles, avant qu’on les imprimât et quoique je n’y aie fait aucune addition, mais seulement quelque petit changement de style, cela n’a pas laissé de me faire perdre assez de momens. » Cette affaire des Pensées lui tenait au cœur et il trouvait qu’il n’avait pas encore suffisamment élucidé ses idées. Aussi au mois de Novembre 1703, il commença à travailler à une défense nouvelle de son livre. Elle parut au mois d’Août 1704, sous le titre : Continuation j des \ Pensées j diverses \ écrites à un Docteur de Sorbonne \ à l’occasion de la Comète qui parut au \ mois de Décembre 16S0. \ Ou \ réponse \ à plusieurs difficulté^ que Monsieur*** \ a proposées à V Auteur. \ À Rotterdam \ che% Reinier Leers, | MDCCV. 2 vol. in-12. Cet ouvrage ranima la polémique : Bernard publia son Extrait critique de la Continuation des Pensées sur la Comète. Il attaque Bayle sur deux points : d’abord sur la question du Consentement général des peuples considéré comme preuve de l’existence de Dieu ; et puis, encore
XXVIII INTRODUCTION
une fois, sur la comparaison de l’Athéisme et du Paganisme. Bayle répondit à ces critiques dans les Nouvelles de la République des Lettres, Février et Mars 1705 et dans la Réponse aux questions d’un Provincial (tome second).
Jaquelot, à son tour, prolongea la controverse dans son Examen de la Tlieologie de M. Bayle, répandue dans son Dictionnaire Critique, dansses Pensées sur les Comètes, et dans les Réponses à un Provincial, où l’on dépend la Conformité de la Foi avec la Raison contre sa Réponse. Bayle se défendit une dernière fois dans les Entretiens de Maxime et de Thémiste ou réponse à l’Examen.
Il ne convient pas dans cette Introduction purement historique de juger les idées qui furent débattues dans cette querelle, ni d’insister sur la portée et la valeur des Pensées sur la Comète. Je crois pourtant indispensable de donner quelques indications qui permettront de mieux apprécier l’intérêt que peut offrir une nouvelle édition des Pensées. Malgré sa violence et ses exagérations, Jurieu avait discerné avec clairvoyance les tendances de cette œuvre, en matière religieuse. À vrai dire, ce sont les fondements mêmes de la Religion que ce Livre risquaient d’ébranler. Sans faire violence au texte, on pouvait en dégager par exemple les conclusions suivantes :
La peur ou la fourberie se trouvent à l’origine de toute Religion ; la Religion n’a pour ainsi dire pas d’influence sur l’amélioration morale des Peuples et par conséquent à ce point de vue toutes les Religions sont indifférentes ; il n’y a rien de commun entre la Foi et la Raison. Ainsi, séparée d’une part de la science rationnelle, détachée d’autre part de la morale, la Religion restait dans son isolement, sans utilité ni raison d’être. Ce sont bien là en effet les arguments dont vont se munir contre la Religion les Philosophes du xvin e siècle.
On peut dire que le livre des Comètes a établi les principes de toute la polémique antireligieuse qui va suivre.
Les sources de l’ouvrage nous permettent de comprendre sous quelles influences s’est formée la pensée de Bayle et d’analyser en même temps la genèse de ce que l’on commence à appeler la Philosophie. Quand, à trente-cinq ans, Bayle écrit ce premier livre, il est muni d’une très solide érudition antique : il doit à la philosophie païenne une entière liberté de pensée. Il se rattache directement à cet égard aux humanistes de la Renaissance. Montaigne l’aida du reste puissamment à dégager de son érudi INTRODUCTION XXIX
tion les principes directeurs de sa pensée. Il affermit ses idées dans la lecture de ce Charron (i), que le P. Mersenne trouvait si dangereux pour la religion (cf. L’impiété des déistes, athées, 1624) et aussi dans les ouvrages libertins de La Mothe le Vayer. La philosophie cartésienne exerça sur son esprit une influence profonde en le dirigeant toujours dans les mêmes voies de rationalisme critique. La doctrine de Malebranche acheva de façonner sa pensée.
À cette date de 1683, Bavle représente de façon caractéristique le mouvement de pensées si curieux et si actif de cette fin du xvn e siècle. C’est le moment où le Cartésianisme enfin triomphant va ramener à lui pour se les approprier toutes les tendances d’idées, les plus différentes mêmes, du siècle. La pensée protestante, qui jusqu’alors s’est montrée inflexible et intransigeante, s’assouplit sous l’effort de la persécution et, avide de tolérance, se rattache à la philosophie libertine du xvi e et du xvn e siècle. Pour la première fois, l’esprit de la Réforme semble coïncider avec celui de la Renaissance. Le jansénisme qui pendant un demi-siècle a entravé les progrès du Cartésianisme semble devenir maintenant son allié pour fonder, avec la liberté de pensée et la tolérance, la Philosophie nouvelle.
Le livre des Comètes est l’œuvre la plus représentative de cette époque de transition où Bossuet voyait « un grand combat se préparer contre l’Eglise sous le nom de la philosophie cartésienne ». L’esprit de Bayle, tout imbu qu’il soit encore de théologie chrétienne, a déjà des tendances novatrices toutes modernes. Par exemple, il admet sans discussion la théorie chrétienne de la perversité de la nature humaine, mais il laisse entendre que loin d’être incompatible avec l’idée de progrès, elle en est au contraire le fondement nécessaire.
Tout en s’astreignant dans ses raisonnements à la logique abstraite du cartésianisme, il commence à discerner les avantages et la fécondité de la méthode expérimentale ; le scepticisme purement négatif et stérile des libertins fait naître chez lui la critique historique et devient le gage de la probité scientifique.
(1) Cf. en particulier Les Trois Vérités contre tous Athées, idolâtres, Juifs, Mahomelans, hérétiques et schismatiques, par Pierre Charron, 1593.
(2) Au fond, ni Bayle ni ses contradicteurs de Hollande ni ses adversaires de Paris n’ont l’esprit laïque. La société où ils se meuvent est imprégnée de théologie. Léon-G. Pelissier, (Qq. lettres de Bayle et de Balu^e. Toulouse, 1891).
XXX INTRODUCTION
Bayle n’est pas seulement le précurseur des philosophes du xvm e siècle, il est leur ancêtre ; mais il conserve un sentiment qui est l’apanage du xvn e siècle et que ses descendants ne posséderont plus, la modération et le sens de la mesure. Montaigne lui a trop bien appris les insuffisances de la raison humaine pour qu’il proclame sa toute-puissance ou sa souveraineté ; il est trop pessimiste et trop peu imaginatif pour s’abandonner à d’illusoires déclamations sur le progrès indéfini ou l’avenir illimité de la science. Mais sans s’exagérer sa puissance, il ne croit plus qu’à la raison ; il est convaincu de l’existence du progrès, mais limité et relatif ; il espère enfin que la science par ses méthodes rationnelles parviendra à dissiper quelques erreurs et à faire peut-être un peu de lumière dans les ténèbres de notre ignorance.
Ce premier ouvrage de Bayle reflète fidèlement tous les aspects de sa pensée ; il n’est peut-être pas pour l’histoire des idées en France de livre plus instructif ni plus curieux.
Vieux-Moulin, 22 Août 1910.
La présente édition reproduit exactement le texte de l’édition de 1683. La Lettre sur les Comètes de 1682 n’était qu’une ébauche ; l’édition de 1699 n’introduit dans l’ouvrage que quelques corrections presque insignifiantes. L’édition de 1683 est donc la première édition, celle où la pensée de l’auteur a pris sa forme définitive, celle enfin qui a donné matière à toutes les discussions postérieures.
On trouvera en note les variantes des deux autres éditions. Dans ces variantes, la Lettre de 1682 est désignée par À et les éditions de 1683 et de 1699 par B et C.
Dans les notes du Commentaire, l’indication des sources et les rapprochements permettront de replacer dans son milieu l’ouvrage de Bayle. Les ouvrages sur les Comètes en particulier, les présages et les superstitions en général étaient à cette époque très nombreux. Bayle en a profité largement. Quand les auteurs étaient connus ou les ouvrages faciles à trouver, je me suis contenté d’indiquer les références. J’ai au contraire donné les citations entières pour les ouvrages qui n’ont pas d’édition moderne. J’en ai fait autant pour les passages extraits des Additions aux Pensées ou à la Continuation des Pensées.
INTRODUCTION’XXXT
Je n’ai pas voulu charger cette édition des variantes purement orthographiques qui n’offraient aucun intérêt. Cependant Bayle semble avoir eu le souci, parfois même minutieux de l’orthographe. C’est pourquoi j’ai cru devoir donner ici quelques indications générales (i).
Bavle dit dans la préface de l’édition de 1699 :
« Je n’ai rien changé, excepté l’orthographe. » Les corrections orthographiques sont en effet nombreuses dans cette 3 e édition et ne manquent pas d’intérêt. Elles indiquent un effort réfléchi pour simplifier l’orthographe d’une part et lui donner d’autre part plus d’uniformité. Malgré ces corrections, il subsiste encore un grand désordre et d’inutiles complications, mais pourtant considérable est le progrès depuis 1683.
Voici un tableau d’ensemble de ces corrections qui permettra de bien discerner les intentions qui ont guidé l’auteur :
C disparaît dans : effet, saint, nuit, lit ; mais il écrit : se picquer, se mocquer, se mocquant, etc. C remplace T dans : négocier, négociation.
D tombe dans : ajourne, pié, Piémont.
H est : supprimée dans : auteur, trône, trésor, caractère, Lépante.
I remplace Y dans un grand nombre de mots : Voici, ceci, ici, lui, oui, Druide, asile, tigre, chimérique, favori, hirondelle, hiver, satire, ivrogne, autrui, pluie, abime, Sulli, d’Ailli, Denis, Henri, Tibre, Tibère, Transitante, fat, j’aime, mai, foi, roi, reine, païen ; même dans : pais, païsan, Pirénécs. Par contre, l’y est rétabli dans : moyen, voye%, croye%, ennuyerait.
M s’assimile dans : colonne, solennel.
P est supprimé dans : semaine. Conter est distingué de compter.
S est supprimé dans : même.
T remplace D dans : il conclut, il vit, garant.
AS se contracte en â dans : dégât, À la 3 e personne singulier du subjonctif : tombât, présageât, etc.
ES est contracté en c dans : Evêque, Archevêque, Chêne, bête, fête, être, vous êtes.
(1) Les questions de grammaire l’intéressaient. Cf. les lettres à M. Rou des 10, 15 et 24 octobre et 22 décembre 1690 (Mémoires inédits et opuscules de Jean Rou, par Francis Waddington, Paris, 1857, II, 349 sqq.)
XXXII INTRODUCTION
IS devient I dans : dîner et à la 3 e personne du subjonctif : rendit.
US est contracté en U dans : la plupart, plutôt, la 3e personne : voulût, fût, eût.
AI devient À dans : gagner, allions.
El devient E dans : Hélène, amené, règle, e’iràie.
EU devient U dans : pu, In, vu, apperçû, sûr, pourvu.
AN et EN sont encore souvent confondus : il corrige dans : indépendamment, épouvantable, garant, ranger, encre, s’amender ; mais il écrit : avanlure, amendement, garentir. Sergeant devient sergent.
La 3 e personne du passé défini des verbes en cer devient ça au lieu de cea : renonça, commença.
Ferait remplace fairoit.
Le redoublement de la consonne est supprimé dans : conclure, exclure, souhaiter, traite, faite, défaite, cabale, exagération, flater, générale, date, adresser, saper, il plaira, défendre, suite, ensuite, réduite, honorer, Espagnole, troupe, souplesse, volerie. Il écrit même : efronterie, couroux, paneau, échaper, suposer, aplication.
Au contraire, il redouble la consonne dans : il fallut, apprendre, suppression, apporter, rapporter, carrosse, battre, abattre, combattre, allarmes, il feuillette, étouffer, accroire. Il écrit aussi : soupper, secrette, secrettement, parroissien.
Enfin il supprime le trait-d’union dans : bienséance, bienaise, entredonner, longtems, malfaire, maltraiter ; mais il écrit : malmener. Il corrige tout à fait en tout-à-fait.
Quoique plus régulière, l’accentuation reste encore bien insuffisante. Il supprime le circonflexe dans toujours, soutenir, déjà ou déjà ; il le remplace par l’accent aigu dans : Chrétien ; il le restitue à : paroître, ils ajoutent, il plaît.
L’accent aigu manque encore très souvent : expérience, compétence, Athénien, représente, gênerai, élévation, félicité, vérité, indépendamment, espérance, etc.
L’accent grave n’est jamais employé pour distinguer l’e ouvert : désolèrent, célèbre, espèce, caractère, manière, Comète, après, Infidèle. On trouve pourtant : succès et après.
Il est essentiel de remarquer pour toutes ces variantes orthographiques qu’à côté des formes corrigées les anciennes graphies reparaissent encore très souvent.
Malgré tout, on sent la volonté d’imposer une règle au désordre orthographique.
AVIS AU LECTEURS
Il seroit inutile d’exposer comment cette Lettre m’est
tombée entre les mains. Je dirai seulement qu’après l’avoir
leiie avec beaucoup d’attention, j’ay cru qu’elle n’étoit pas
5 indigne de la curiosité du public, et qu’on y trouver oit, je ne
sai quoi de nouveau, qui seroit fort propre à desabuser entière (i) Ei tête de l’édition de 1682, Lettre à M. L. A. D. C.
Les Lettres sur la Comète parurent sans nom d’auteur. Bayle y prenait le style d’un Catholique Romain et, pour mieux dérouter le public, il ajoutait un Avis au Lecteur où l’éditeur déclarait publier une lettre qu’il avait eu la bonne fortune de se procurer. Ce procédé ne doit pas étonner : « De son temps, dit M. Delvolvé, l’anonymat était l’ordinaire pour toute production exposant à quelque danger son auteur ; et pour dérouter le public tous les tours étaient de bonne guerre. » Essai sur Bayle, p. 193. Bayle avoue lui-même ingénuement son goût pour l’anonymat : « Je ne blâme point ceux qui se nomment à la tête de leurs ouvrages, mais j’ai toujours eu une secrète antipathie pour cela. » (Préface du Dict.).
Pour se cacher il imagine toute sorte de subterfuges : quand il publia la Réfutation de l’Histoire du Calvinisme du P. Maimbourg, « il prit, dit Desmaiseaux, toutes les précautions possibles pour se cacher. Dans Y Avertissement, il faisait dire au Libraire que ce recueil de lettres lui étant tombé entre les mains, il avait cru devoir le publier incessamment et qu’on l’avait prié de faire savoir au Lecteur que ces Lettres avaient été effectivement écrites à un Gentilhomme de Campagne du Pays du Maine ». La France toute catholique est supposée imprimée à Saint-Omer et dans Y Avertissement, il prétend que le manuscrit a été donné par un missionnaire nouvellement revenu d’Angleterre.
Le Commentaire historique est attribué à Jean Fox de Bruggs. L’anonymat de Y Avis aux Réfugiés a été si bien sauvegardé qu’aujourd’hui encore on n’est pas tout à fait sûr que Bayle soit l’auteur de ce pamphlet. Bientôt, ces artifices prudents de Bayle trouveront en Voltaire un magistral imitateur.
Pensées sur la Comète.
2 PENSEES SUR LA COMETE
ment ceux qui persistent à s’imaginer, que les Comètes présagent de grands malheurs.
On avoit tant travaillé sur cette matière, et de tant de io biais differens, qu’il ne paroissoit pas possible d’y donner tin nouveau tour. Feu Mr. de Salo remarqua fort bien dans le Journal des scavans du 16 Février i66$. qu’on fairoit tant de Discours sur la Comète qui paroissoit en ce tems là, qu’enfin chacun en trouveroit qui lui seroit propre. On en fit 1 5 pour ceux qui ayment l’Astronomie : on eu fit aussi pour ceux qui ne prennent point la peine d’observer le Ciel, et qui ont pourtant de la curiosité pour les nouveauté^ qui s’y passent. Les Physiciens se mirent de la partie : les Beaux Esprits s’en mêlèrent en faveur des Dames qui leur detnan20 doient ce qu’il faloit penser de tout cela. Ravis d’une si belle occasion de faire paroitre, que leur talent ne se bornoit pas à faire des vers, et des billets doux, ils tranchèrent des Philosophes, sans oublier pourtant qu’ils avoient à faire au beau sexe, à qui on ne doit rien présenter, qui ne sente son homme l’y du monde. C’est pourquoi ils firent des efforts incroyables, pour égayer la matière, et pour la tourner galamment. Il y en eut qui n’y réussirent pas trop bien ; mais ce ne fut pas faute de bonne volonté, ils eurent bonne envie de plaire, et d’instruire en même tems. Le mal est que la Republique des 30 Lettres n’est pas un pays où l’on se contente des bonnes intentions. Les Rieurs pour qui toutes choses sont de bonne prise, ne manquèrent pas de plaisanter sur les Comètes, et sur les imaginations bigarres des Philosophes, et sur les terreurs paniques du Peuple ; on vit des Dissertations de cet air là. 35 Les Astrologues, de leur côté, ne manquèrent pas de publier des prédictions raisonnèes à leur manière. La Comédie, qui se
AVIS AU LECTEUR 3
vante d’être le souverain remède des maladies de l’esprit, s’est enfin mise sur les rangs, et a joué les Comètes avec la même liberté, qu’elle joue les autres choses. Qui croirait après cela
40 qu’on ne se fust pas accommodé à toute sorte de goûts et qu’on ne fust pas entré dans tous les e.xpediens capables de mettre le inonde à la raison sur ce sujet ?
Il est pourtant vrai que le plus grand coup restait à faire, et c’est celui que l’Auteur de cette Dissertation a entrepris. Il
45 y a un très grand nombre de bonnes aines à qui les raisonnemens les plus subtils et les plus solides des Philosophes, sont aussi suspects que les cnjoùemens de la Comédie. Il n’y a rien {disent-elles) qu’on ne puisse tourner en ridicule, et fort souvent la vérité se trouve plus propre à y être tournée
50 que l’erreur. Pourquoi donc croirions nous que tout ce que l’on dit ordinairement, sur les présages des Comètes, sont des imaginations chymeriques, sous prétexte que les Comédiens en ont diverti le monde ? Le même Auteur qui plaisante sur nôtre prétendue crédulité, ne fairoit il
55 pas bien, s’il vouloit, une aussi agréable Comédie sur l’incrédulité des esprits forts ? Pour ce qui est des Philosophes, ne sait on pas qu’ils prennent à tache de réduire tout à la Nature, et qu’ils affectent de se distinguer, par un caractère d’esprit, opposé à celui qui prend volontiers
60 les choses, pour des faveurs particulières de la Providence de Dieu ? Laissons les donc pousser tant qu’il leur plaira, des raisonnemens difficiles à comprendre contre les pronostics des Comètes, et demeurons à nôtre bien heureuse simplicité, qui nous fait avoir des sentimens plus
£5 favorables à la bonté et à la miséricorde de Dieu.
Qu’on raisonne de son mieux avec des gens préoccupe^ de
PENSEES SUR LA COMETE
ces pensées, on n’y gagnera jamais rien. Plus vos raisons de Philosophie seront convaincantes, plus s’imaginer a-t’on que ce sont des subtilite\ inventées à plaisir, pour se jouer de la
70 vérité, et pour embarrasser les bonnes Ames. Non seulement ce sont les pensées d’une infinité de bonnes Ames, mais aussi d’une très grande quantité de gens, qui ne sont ni Dévots, ni entete\ de l’Astrologie : qui rient dans l’occasion, qui se divertissent à voir tourner tout en ridicule sur le Théâtre,
75 mais qui ne croyant pas que pour cela les choses soient ridicules en elles-mêmes : qui d’ailleurs se persuadent qu’en se soumettant, en dépit de la Philosophie, à une opinion, qui établit également le soin que Dieu a de châtier les Pécheurs, et celui qu’il a de les appeller à la repentance, ils font une
80 chose qui leur tiendra lieu de vertu.
L’Auteur de cette lettre a sans doute fait réflexion sur cecy plus d’une fois, puis qu’on voit que le fort de ses raisons est destiné à combat re ceux qui prétendent se faire un mérite devant Dieu, de ce qu’ils ne défèrent pas en cecy, aux lumières
85 de la Philosophie. Comme c’est là leur fort, et leur principale ressource, l’Auteur ne pouvait mieux faire que de les en débusquer : et l’on peut dire qu’il n’y a point de chemin plus droit ni plus seur, pour aller à eux avec avantage, que de leur montrer, comme il a fait, que leur Préjugé choque la Nature
90 de Dieu dans ses plus nobles attributs, f’ay bieu leu de livres : mais je n’avois pas encore veu qu’on se fust avisé d’attaquer les erreurs populaires par cet endroit là, qui est proprement le jugulum causse, et le véritable moyeu d’abréger cette controverse. Car comme il n’y a rien de plus propre à multi 95 plier les Incidens d’un procei, que de contester sur la validité d’un Acte, c’est avoir beaucoup gagné que de convenir
AVIS AU LECTEUR 5
que l’on s en tiendra à ce que portent les termes de l’Acte. Vous voulez qu’on mette la Philosophie à part, et qu’on ne juge des présages des Comètes que sur les idées que la Theoioo logie nous donne de la bonté, et de la sagesse de Dieu. Si on vous dispute votre prétention, vous vous batre% toute votre vie sur un Incident, jamais vous n’aurez terminé la question, s’il faut juger du fond de l’affaire par la Philosophie ou par la Théologie. Mais si on vous accorde vôtre prétention, 105 vous voilà en termes d’accommodement, ou du moins voilà un fort long embarras de Préliminaires oté.
Or c’est ce que fait cet Auteur, puis qu’il ne demande point ^ d’autre Juge que la Théologie, et qu’il veut bien se servir contre les présages de la Comète, des mêmes armes de la pieté 110 et de la Religion, desquelles ou s’est servi jusquicy en faveur de ces présages.
je dis la même chose pour l’autre grand retranchement
de l’opinion publique, c’est-à-dire l’expérience, dont on se
glorifie beaucoup. Faites voir par des exemples, et par des
115 raisons solides, que deux choses peuvent aller ensemble, sans
que l’une soit la cause ou le signe de l’autre, à peine vous
écouter a-t’on. Si vous pressez, les gens de vous répondre, ils
vous diront, qu’il paroit bien que vous avez étudié, et que
vous seriez capable avec vos souplesses de Rhétorique,
120 et de Philosophie de prouver que le blanc est noir, mais
que pour eux qui ne se piquent pas de tant d’esprit, ils
ne vont pas chercher tant de détours, qu’ils s’en tiennent
à l’expérience. He bien, leur dit cet Auteur, tenons nous
y, ne disputons plus sur l’autorité de l’expérience ;
125 voyons seulement si elle fait pour vous, ou contre vous,
je pretens qu’elle ne fait point pour vous. C’est ainsi qu’il
6 PENSÉES SUR LA COMETE
met ses Adversaires hors des gonds, et c’est ce qu’on appelle, batre les gens jusques sur leur propre fumier.
Ces manières m’ont fait concevoir bonne opinion de
130 l’Auteur, et j’ay cru facilement qu’un homme qui savoit si bien trouver le point de veiie, et le nœud d’une difficulté, méritait bien que l’on publiast son ouvrage. Si j’avois eu l’honneur de le connaître, j’aurais pris la liberté de lui donner quelques avis, avant que de le faire imprimer, fe
135 l’eusse exhorté à retoucher sa Dissertation, à se permettre moins d’écarts, à serrer un peu son s file, et ses pensées, car il reconnoit lui-même qu’il se donne beaucoup de liberté, parce qu’il n’écrit que pour un Ami. Mais ne sachant à qui m adresser, je nay peu l’exhorter à rien. Sur cela j’ay été en
140 balance quelque tems. Enfin je me suis déterminé à publier cette Lettre, après avoir meurement considéré, que toutes les digressions de l’Auteur sont instructives, curieuses, et divertissantes ; qu’il y en a qui contiennent une morale fort fine, et fort sensée ; qu’à la reserve de quelques esprits Géomètres,
145 pour lesquels cet ouvrage n’est point écrit, les Lecteurs ne sont pas fachei qu’on les promeine de lieu en lieu, pourveu qu’à l’exemple de cet Auteur, on les instruise en chemin faisant, et qu’on les rameine au lieu d’où on les avait ecartci. Combien y a-t’il de gens d’esprit, qui s’cnnuyent à la lecture d’un
150 ouvrage, qui resserre leur imagination en le tenant toujours appliquée sur un même sujet ? Oui est-ce qui n’ayme la diversité ? Quel plus grand charme qu’une Episode bien pratiquée ? J’ay donc cru enfin que les digressions fai raient plus de bien à cet ouvrage que de tort, et que le Lecteur qui se verroit
155 toujours servi de quelque trait d’Histoire curieux, ou de quelque Reflexion de bon goût (non publici saporis) ne
AVIS AU LECTEUR 7
regretteroit pas d’avoir perdu de veiie la Comète, de teins en tems. Je ne sai même si cet ouvrage n’aura pas une destinée semblable à celle du Satyre et de la pcrdris de Protogene. Le
160 Satyre étoit proprement ce que le Peintre avoit eu en veiie, la perdris n’étoit qu’un accessoire : cependant les Connoisseurs s’arretoient si fort sur la perdris, qu’ils ne regardaient presque point le Satyre. Il pourra bien arriver aussi que ceux qui liront cette Lettre, trouvant dans les digressions je ne sais quoi de
165 plus vif, de plus libre, de plus singulier, ne fuiront cas de l’ouvrage, qu’à cause de ce qui y est hors d’œuvre.
Je sai bien qu’on me dira qu’il y a dans cette Lettre quelques passages, qu’on trouve en une infinité d’autres livres : mais ce n’est pas une affaire. Car outre que la nouvelle
170 application d’un passage le peut faire passer pour une nouvelle pensée, et qu’il faudrait condamner presque toutes les citations, si on rejettoit comme des citations de contrebande, celles qui ont été déjà faites ; outre cela, dis-je, il faut considérer que c’est icy un de ces livres, qui sont faits pour le
175 Peuple, et pour ceux qui ne font pas profession d’étudier. On sait que les personnes de cet ordre n’ayant pas beaucoup de lecture pour l’ordinaire, voy eut pour la première fois, quand ils se donnent la peine de lire un livre, les histoires les plus rebâtîtes dont ce livre fait mention. Ainsi on peut s’assurer,
180 qu’il y a tel passage dans cette lettre, qui se trouve en mille autres lieux, qui ne viendra pourtant à la connaissance de ceux qui liront ce livre, que par le moyen de ce livre, et peut être n’y viendrait il jamais, si ce livre n’en eust fait mention.
185 Ceux qui blâment les Auteurs qui redisent ce que les autres ont déjà publié, ne sont pas toujours fort raisonnables. Car
8 PENSÉES SUR LA COMÈTE
que deviendraient tant d’honnêtes gens curieux, qui pour rien du monde ne lir oient un vieux livre François ; qui ne savent ni Grec, ni Latin, et qui ne lisent que des livres fraicbement
190 sortis de dessous la presse, si on n’osoit avancer aucune chose de ce qui a déjà été imprimé il y a 20, 30, jo, 80 ou 100 ans ? N’est-il pas vrai que ces Messieurs là qui méritent tant que les personnes d’étude travaillent pour eux, seraient réduits à la nécessité d’ignorer une infinité de pensées et
195 d’actions très remarquables ? Il faut considérer de plus, que si un Auteur n’osoit parler d’une chose des qu’un autre en aurait déjà parlé, il arriverait nécessairement qu’il faudrait ou ignorer presque tout ce qu’il y a de beau, ou acheter tout ce qui s’est jamais imprimé, ce qui est au-dessus des forces de
200 la plus part des Curieux. Outre que les matières dont on traiterait seroient dénuées de mille beauté^, et de mille preuves dont ou les illustre, en ramassant des choses qui saut répandues en une infinité de livres. Apres tout il faut prendre garde, qu’on ne fait pas imprimer des livres, pour apprendre
205 aux sçavans de la volée d’un Scaliger, d’un Saumaise, d’un P. Sirmond, des secrets dont ils n’ayent jamais ouï parler : si cela êtoit on aurait tort de se servir de citations. Mais ce n’est pas pour eux qu’au fait des livres, c’est à eux à en faire pour les autres : on en fait pour les Demi-Sçavaus, et pour
210 les Ignorans qui passent quelques heures à lire, afin d’apprendre quelque chose dans leur loisir, ou. eu cherchant à se desennuyer, ou en se délassant des occupations que leurs charges, ou leur naissance leur imposent. Et pour ceux là qui doute qu’il ne soit permis de se servir du travail d’autrui,
215 pourveu qu’on ne s’approprie point la gloire de l’invent’wn ? Quoi qu’il en soit des Auteurs qui se copient les uns les
AVIS AU LECTEUR 9
autres, dont je ne prêtais pas faire ici l’Apologie (car on verra bien tôt que cet Ecrit n’est pas de ce genre là) je ne croi pas qu’il y ait personne qui ne m’avoue, que quand on
220 fait un livre à l’usage de toute sorte de gens, comme est celui cy, et sur un sujet comme des Comètes, dont tout le monde est fort curieux de s’instruire, principalement lors qu’il en paroit, ou qu’il en a paru depuis peu, il n’y a point de danger de le parsemer de quelques traits Historiques, car plus
225 il est chargé d’érudition, plus aussi apprend il des choses à un nombre infini de gens, dont la curiosité est excitée, par le sujet et par la qualité de l’ouvrage. Ceux qui écrivent en Astronomes sur les Comètes ne pourroient pas se défendre par les mêmes raisons, s’ils s amu soient à citer quelques histoires,
230 parce que leurs livres sont si difficiles, et si pleins de cercles, et d’autres figures, qu’ils font peur à ceux qui ne sont pas du métier. On a évité toutes ces épines dans cette Lettre, et à peine y a-t’il quelque chose que les Dames ne puissent comprendre asseï aisément. Ce qui n’empêche pas qu’il n’y ait
235 quantité de choses pour les sçavans, et en gênerai une agréable diversité capable ou d’instruire, ou de toucher, ou de faire naitre de nouvelles idées, de quelque profession que l’on soit, f’espère donc que le public approuvera le dessein que j’ay fait défaire imprimer cette pièce.
240 Mais j’ay été confirmé dans ce même dessein par une raison bien plus forte. J’ay seu de bonne part que le Docteur de Sorbonne à qui cette Lettre a été ecritte y prépare une réponse fort exacte et fort travaillée. Il serait fort a craindre veu son indifférence pour la qualité d’Auteur, qu’il ne se contentast de
245 travailler pour son Ami, si on ne l’engageait en publiant la lettre qu’il en a receiie, à faire part au public des belles et
10 PEXSEES SUR LA COMETE
savantes réflexions qu’il aura faites sur des points considérables ; comme sont la conduite de la Providence à l’égard des anciens Payens : la question, si Dieu a fait des miracles
250 parmi eux, quoi qu’il seust qu’ils en deviendroient plus Idolâtres : la question, si Dieu a quelquefois établi des présages parmi les Infidèles : la question, si un effet purement naturel peut être un présage asseuré d’un événement contingent : la question, si l’Athéisme est pire que
25s l’Idolâtrie, et s’il est une source nécessaire de toute sorte de crimes : la question, si Dieu pouvoit aymer mieux que le monde fust sans la connoissance d’un Dieu, qu’engagé dans le culte abominable des Idoles, et plusieurs autres sur lesquelles un grand et savant théologien comme celui là,
260 peut avoir des pensées très instructives, et très dignes de voir le jour.
Je m estimerai fort heureux si je puis être cause que le public, après avoir vcu par mon moyen les reflexions de l’Auteur de cet ouvrage, sur ces belles matières, voye aussi celles du Doc 265 teur tant sur les mêmes matières, que sur les pensées de l’Auteur. On ne connoit jamais bien la valeur d’un Paradoxe, qu’après que plusieurs sçavans personnages ont traité le poulet le contre (a).
Il est vrai aussi quelquefois qu’on la connoit moins après
270 cela. On n’y perd pas tout pourtant, car on connoit au moins les diverses veùes de ceux qui en ont parlé, ce qui augmente V étendue de nôtre esprit.
Si cet Ouvrage avoit le bonheur de déraciner entièrement de
o
(a) "Aaa Se ; jl5XXov iv eTt, r.n-zz ti as^ôvra lî/Of^s-Oa’. toodc xi\xo6<ji Ta tûv d[j.9t3|ÎT, T0, jv’tti>v Xôywv ô:/a’.ùi ; iaTi.
Sic et credibiliora erunt quz dicenlur, si prius disputautium movienta rectè expenderimus. Aristot., de cselo, 1. I. ç. 10.
AVIS AU LECTEUR I I
F esprit du Peuple, la peur qu’il a des Comètes, je tic m’en
27 5 fairois pas un eas de conscience, quoi que je ne sois pas du sentiment de l’Auteur, en ce qu’il dit, qu’il ne faut jamais faire quartier au mensonge; car je tiens au contraire qu’il y a des opinions fausses, que l’on ne doit pas tacher de détruire, lors qu’elles servent d’un puissant motif à la pieté, et qu’on
280 n’en abuse pas pour des profits sordides et frauduleux. D’où vient donc que je travaille à la destruction de celle cy, dont l’avarice de personne ne peut abuser ? C’est parce que j’ay remarqué qu’elle est absolument inutile pour la reformation des mœurs. Je n’ay pas pris garde que depuis que la Comète a
285 paru, les Belles ayent eu moins d’envie d’avoir des Galans, et que celles qui aimoient à s’ajuster de l’air le plus propre à les faire paroiire jolies, ayent eu moins de soin de s’ajuster:les unes et les autres s’en laissoient conter comme de coutume, jusques sur les lieux où elles alloient contempler cette terrible
290 et menaçeante Comète. Je n’ay pas pris garde que ceux qui joùoient, ou qui alloient au Cabaret, etc., y aient renoncé depuis l’apparition de ce nouvel astre. Personne, que je sache, n’a diminué son train afin d’avoir de quoi nourrir plus de pauvres. Si quelques uns se sont réduits à moins de dépense,
295 afin de sauver une Terre qu’on alloit leur mettre en décret, je loue leur œconomie, mais ils me permettront de croire qu’ils n ont pas fait un acte de pénitence, par la crainte des jugemens de Dieu dénonce^ par la Comète. Ainsi l’on peut desabuser le monde, de ses erreurs à l’égard de la Comète, sans faire aucun
300 préjudice à la Morale.
Je ne voudrois point d’autre raison pour dégrader les Comètes de la qualité de signes de la colère de Dieu, que de dire que ce sont des signes qui ne menacent que d’une façon
12 PENSEES SUR LA COMETE
vague et confuse, qui n’est propre à produire aucune véritable
305 conversion, car un mal qu’on voit en eloignement, ou par conjecture ne change pas nôtre conduite, comme il paroit par l’exemple des jeunes gens, qui savent qu’ils mourront un jour, ou qui songent qu’ils mourront peut être dans peu de tems. En sont ils pour cela plus prêts à mortifier leurs passions ?
310 Enfin, pour ne rien dissimuler, je confesse qu’ayant veu dans les manières de l’Auteur, cet air libre que l’on se donne quand on écrit à un Ami, mais non pas quand on veut se faire imprimer ; je me suis fait une secrette joye de produire aux yeux du Public un Ouvrage qui representast naïvement les
315 sentimens de son Auteur. Il est rare d’en voir de cette nature. Ceux qui écrivent dans la veiie de publier leurs pensées s’accommodent au tems, et trahissent en mille rencontres le jugement qu’ils forment des choses, fe me suis rencontré diverses fois pendant mes voyages avec des Autheurs qui avaient pension
320 de l’Etat, ou qui travaillaient pour en avoir, et qui avoient publié plusieurs beaux éloges du Gouvernement et des Ministres, fe n’avois garde de me démasquer en leur présence, et je ne disois pas un mot sans y avoir pensé plus d’une fois, craignant qu’il ne m’echappast quelque terme de liberté, dont
325 ils me fissent un crime de félonie. Mais je m’appercevois en peu de tems, qu’ils se donnaient eux-mêmes la plus grande licence du monde, et j’étais tout surpris qu’au lieu de trouver un Auteur, je trouvais un homme qui parloit comme les autres. Mr. Pascal a raison de dire qu’il y a des gens qui masquent
330 toute la Nature(a). Il n’y a point de Roy parmi eux, mais un Auguste Monarque, point de Paris, mais une Capitale du
(a) Dans st’s Pensées diverses.
AVIS AU LECTEUR 13
Royaume. Ils sont toujours guindé^ jusques dans le discours familier, de sorte qu’au lieu qu’où croyait trouver un homme, l’on est tout étonné de rencontrer un Auteur. Mais ilarrive aussi
335 quelquefois, qu’au lieu qu’on croyoit trouver un Auteur, l’on est tout étonné de trouver un homme qui a oublié les fateries dont il a régalé les Puissances, et qui parle tout autrement qu’il n’écrit. C’est pourquoi pour la rareté du fait, je n’ay pas voulu laisser cchaper cette occasion de publier un livre où l’on
340 parle comme l’on pense, d’autant plus que cet Auteur ayant écrit sans aucune raison d’intérêt, et sans menacer tout le monde, a revêtu, pour ainsi dire, les louanges magnifiques qu’il donne au Roy, du caractère qui fait le véritable prix d’un Eloge. Cette circonstance suffiroit à un bon François
34S comme moi, pour procurer l’impression d’un livre.
AVERTISSEMENT AU LECTEUR (l)
Deux raisons qui m’ont paru considérables, m’obligent à mettre ici une petite Préface. Il m’a semblé nécessaire d’apprendre d’abord à mes lecteurs, I. Pourquoi le style de 5 cet Ouvrage est celui d’un Catholique Romain, soit qu’il s’agisse de Religion, soit qu’il s’agisse d’affaires d’Etat. II. Pourquoi cette troisième édition n’est pas telle que je Tavois promise.
On verra l’éclaircissement de la première de ces deux choses io dans le récit que je vais faire touchant l’origine de cet Ouvrage.
Comme j’étois Professeur en Philosophie à Sedan (2) lorsqu’il parut une Comète au mois de Décembre mille six cens quatre-vingt, je mctrouvois incessamment exposé aux questions 15 de plusieurs personnes curieuses, ou allarmées. fe rassûrois autant qu’il m’étoit possible ceux qui s’inquietoient de ce prétendu mauvais présage ; mais je ne gagnois que peu de chose
(1) En tête de la 3 éd.
(2) L’Académie protestante de Sedan était alors florissante. Pierre Jurieu y enseignait la théologie. Jacques Basnage qui y achevait ses études de théologie eut l’idée d’y faire entrer son ami Bayle en qualité de Professeur de Philosophie. Celui-ci passa brillamment ses thèses, fut reçu professeur le 2 novembre 1676 et le 11 fit l’ouverture de ses leçons publiques. Il resta six ans à Sedan, jusqu’à ce que l’Académie fut dissoute, par arrêt du 6 juillet 1681. (Delvolvé, Bayle, p. 18-19 ; Desmaiseaux, Vie de M. Bayle, La Haye, 1732, p. 42 sqq.).
AVERTISSEMENT AU LECTEUR I 5
par les raisounemeus philosophiques ; ou me répondait toujours que Dieu montre ces grands Phénomènes, afin de donner le 20 tems aux pécheurs de prévenir par leur pénitence les maux qui leur pendent sur la tête. Je crus donc qu’il seroit très-inutile de raisonner davantage, à moins que je n’employasse un argument qui fit voir que les attributs de Dieu ne permettent pas qu’il destine les Comètes à un tel effet. Je méditai là-dessus, et je 25 m’avisai bien-tôt de la raison Theologiquc que l’on voit dans cet écrit. Je ne me souvenois point de l’avoir lue dans aucun livre, ni d’en avoir jamais oui parler ; cela m’y fit découvrir une idée de nouveauté qui m’inspira la pensée d’écrire une lettre sur ce sujet pour être insérée dans le Mercure Galant. 50 Je fis tout ce que je pus pour ne point passer les bornes d’une telle lettre ; mais l’abondance de la matière ne me permit pas d’être assci court, et me contraignit à prendre d’autres mesures ; c’est à dire, à considérer ma lettre comme un Ouvrage qu’il faudroit publier à part. Je n’affectai plus la 35 brièveté, je m’étendis à mon aise sur chaque chose ; mais néanmoins je ne perdis point de vue Monsieur de Visé (a). Je pris la resolution de lui envoyer ma lettre, et de le prier de la donner à son Imprimeur, et d’obtenir ou la permission de Mr. de la Reinie si elle pouvoit suffire pour l’impression de 40 mon Ouvrage, comme elle avoit suffi pour l’impression de quelques traite^ sur les Comètes; ou le privilège du Roi, s’il en falloit venir là. Il garda quelque tems mou manuscrit sans sçavoir le nom de l’Auteur, et quand on fut lui en demander des nouvelles, il répondit qu’il sçavoit d’une per45 sonne à qui il l’avoit donné à lire, que Mr. de la Reinie ne
(a) Auteur du Mercure Galant.
\6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
prendrait jamais sur soi les suites de cette affaire, et qu’il fallait recourir à l’approbation des Docteurs avant que de pouvoir solliciter un privilège du Roi, détail pénible, long et ennuyeux, où il n avait pas le loisir de s’engager. On retira le manuscrit,
50 et comme la suppression de l’Académie de Sedan fut cause que je me retirai en Hollande pendant l’automne de 1681, je ne songeai plus à faire imprimer à Paris ma lettre sur les Comètes Vous voye\ là le motif qui me fit prendre le style d’un Catholique Romain, et imiter le langage et les éloges de
55 Mr. de Visé sur les affaires d’Etat. Cette conduite était absolument nécessaire à quiconque se vouloit faire imprimer À Paris, et je crus que l’imitation du Mercure Galant en certaines choses, rendrait plus facile a obtenir ou la permission de Mr. de la Reinie, ou le privilège du Roi. Et comme je pris
60 toutes sortes de précautions pour n être pas reconnu l’Auteur de cette lettre sur les Comètes (1), qui fut imprimée en Hollande peu de mois après mon arrivée, je ne changeai rien dans le langage dont j’ai parlé. fe crus que rien ne seroit plus propre qu’un tel langage à faire juger que la lettre sur les Comètes
65 n’êtoit point l’Ecrit d’un homme sorti de France pour la Religion.
(1) « Je ne l’avois confessé à qui que ce soit au monde », écrit-il à Minutoli. Le 26 mars 1682, il envoie à son frère aîné, à Bordeaux, un paquet « contenant trois livres curieux » : le troisième, dit-il, est une Lettre contre les Présages des Comètes que je vous prie de lire avec attention pour m’dire votre sentiment. »
Il envoie de même la Lettre à son frère cadet le 9 juillet : « C’est un livre qui a fait du bruit, mandez-moi s’il est connu à Genève. » Ce n’est que le 3 octobre qu’il se décide à s’en reconnaître l’auteur : « Pour la lettre des Comètes je vous avouerai sub sigillo confessionis que j’en suis l’Auteur. » Mais il s’empresse d’ajouter : « Il ne faut pas que vous découvriez rien de tout ceci à personne. Si vous entendez dire qu’on me l’attribue, il faut dire quelque chose qui fasse connaître qu’il n’y a pas apparence à cela. »
AVERTISSEMENT AU LECTEUR 17
Ceux qui voudront prendre la peine de faire attention à ceci, trouveront sans doute tous les celai ni ssemens qu’ils auraient pu souhaiter. Je dirai encore ce mot : on insera
7° pendant l’impression un asseï grand nombre de choses qui nèioienl pas dans le manuscrit que l’on avait envoyé à l’Auteur du Mercure Galant (a).
Passons au second article, et disons pourquoi cette troisième édition ne contient rien de ce que j’avois promis.
7 S J’avois préparé mes lecteurs (b) à la trouver augmentée d’un grand nombre de nouvelles preuves, et de nouvelles réponses aux difficulté^ etc. (i), et cependant elle est tout à fait conforme à la seconde, je n’ai rien ajouté, je n’ai rien ôté, je n’ai rien changé (c). Voici mes raisons. J’ai considéré que cet Ouvrage n’étant déjà que trop semblable aux rivières qui ne font que serpenter, je n’eusse pu y joindre de nouvelles
(a) Sur tout dans ta 2° édition.
(b) Voyci V Addition aux Pensées sur les Comètes, publiée l’an 1694.
(c) Excepté l’ovtographe et l’arrangement de quelques mots eu très-peu d’endroits.
(1) Dans l’Addition aux Pensées, il expliquait en effet qu’il n’avait pas répondu à la Courte Revue de Jurieu parce qu’il avait le dessein de publier une nouvelle édition des Pensées :
« La dernière raison qui m’a obligé à laisser la Courte Revue sans réponse est qu’avant même que ce libelle parût, le Libraire qui a publié mes Pensées diverses sur les Comètes me témoigna qu’il souhaitait d’en faire une nouvelle édition et me pria d’y ajouter le plus de choses que je pourrais… Je m’engageai à cela en quelque façon : or comme si ce dessin s’exécute, (ce qui pourra bien arriver tôt ou tard) j’aurai à produire un grand nombre de nouvelles preuves, un grand nombre d’éclaircissements nouveaux, un grand nombre de nouvelles solutions à tous les scrupules des bonnes âmes et à toutes les chicaneries des disputeurs de mauvaise foi, ou d’esprit faux ; j’ai crû qu’il n’en faloit pas faire à deux fois ; et qu’il faloit renvoyer la Courte Revue au temps où les Pensées diverses reparoîtroient sur la scène avec de nouvelles décorations. » Il avait encore promis cette suite dans la 2 e édition du Dict. histar. et crit., pag. 1138 et 3140. (1702). Au lieu de cette nouvelle édition, il publia la Continuation des Pensées diverses en 1704.
Pensées sur la Comète. 2
l8 PENSÉES SUR LA COMÈTE
digressions sans en rendre la lecture très-ennuyeuse. C’eût été engager mes lecteurs dans un labyrinthe (a), on les embarquer sur le Méandre, et ils n’ont que faire de cela. Je ne sçai si
85 d’autres Auteurs auroient l’adresse de faire croître un tel Ouvrage à la manière des Corps vivaus, per intus susceptionem, c’est à dire, par de nouveaux sucs répandus et distribue^ dans toute la masse avec les proportions nécessaires ; mais pour moi je m’en reconnois incapable, et ainsi j’imiterai
90 la manière dont on dit que la nature fait croître les corps non vivons : ils croissent, dit-on, per juxta-positionem ; c’est à dire, par une matière qui se joint à leurs parties extérieures : je réserverai mes additions pour un nouveau tome qui sera imprimé à part dès que je serai plus avancé dans la composi 95 tion du Dictionnaire Critique, à quoi je continue de travailler. Si je renvoyé la partie à ce tems-la, c’est qu’ayant examiné tout de nouveau les difficulté^ qu’on se peut former sur le parallèle que j’ai établi entre le Paganisme et Y Athéisme, il m’a paru qu’on les peut résoudre toutes par les principes que
100 j’ai poseï, et par l’application des réponses que j’ai déjà employées. Il n’y a donc rien qui presse. L’objection qui me semble la plus considérable, et la plus digne d’être discutée avec beaucoup d’étendue, est celle que j’examine dans la section CCXXXIV. fe ne sçai pourtant si je m’y arrêterai beatt 105 coup dans le nouveau tome que je promets ; car c’est une matière infiniment délicate, et qu’on ne sçauroit bien éclaircir, ni bien approfondir sans remuer certaines bornes, à quoi il
(a) Non secus ac Hquidis Pbrygius Mxander xn undis ludit, et amhguo lapsu reftuitque jluitque, occurrensque sibi venturas aspicit undas, etnuncad fontes, nunc ad mare versus apertum incertas exereet aquas : ita Dxdalus implet innumeras errore vias, vixque ipse reverti ad limen potuit. (Ovidius, Metant., Jib. 8, v. 162.)
AVERTISSEMENT AU LECTEUR 19
vaut mieux peut-être fie toucher pas. Il y a je ne sçai quelle fatalité qui est cause que plus ou raisonne sur les attributs de
1 10 Dieu conformément aux notions les plus claires, les plus grandes, et les plus sublimes de la Métaphysique, plus on se trouve en opposition avec une foule de passages de l’Ecriture. Quoique cette opposition ne soit pas fondée sur les choses mêmes, mais sur la différence des styles, il est pourtant
1 1 5 malaisé de la lever d’une manière qui satisfasse tous les esprits. Au fond il ne faudroit pas trouver étrange que des Auteurs qui n’ont point eu d’autre école que l’inspiration, et qui ont dû s’accommoder à la portée des peuples, ne soient point d’accord quant à toutes les idées que leurs phrases
120 semblent renfermer, avec des Auteurs qui ont étudié les règles de l’analyse, qui les observent, qui définissent d’abord les mois, qui les employait toujours au même sens, qui n’ont en veuë que l’instruction spéculative, qui ne proportionnent point leurs dogmes au besoin où sont les peuples d’être touche^ par
125 des images grossières, etc. fe dirai quelque chose là-dessus dans mon Dictionnaire à l’article de Grégoire d’Arimini.
Voilà tout l’Avertissement que j’avois à mettre ici ; mais parce que les Imprimeurs ont souhaité que je remplisse le vuide de cette page, je ferai encore une observation qui me
130 semble propre à bien réfuter l’erreur commune touchant les Comètes.
La guerre qui a duré dans l’Occident depuis l’an 1688 jusqu’à l’an 169 ?, a été des plus violentes, et des plus désolantes qu’on eût jamais vues. Cependant il n’a point paru de
135 Comètes, ni un peu avant qu’elle commençât, ni pendant qu’elle a duré ; mais au contraire on a vu une Comète au mois de Septembre 1698, lorsque l’Europe étoit déjà délivrée
20 PENSEES SUR LA COMETE
de cette guerre, et quelle était sur le point de voir rétablir la paix entre les Chrétiens et les Ottomans. Voilà donc une
140 Comète qui s’est montrée entre deux traite^ de paix qui ont fait cesser la guerre dans tous les coins de l’Europe, et qui ont changé en mieux la situation des affaires générales : une Comète, dis-je, qui ramené les teins heureux où l’on fermoit le temple de Janus. Si nous ne pouvons pas l’espérer, souhai HS tons du moins qu’avec une longue durée ce soient des tems semblables à ceux qu’un Poète Latin a fait prédire :
Aspera tum positis mitescent saecula bellis, Cana fides, et Vesta, Remo cum fratre Quirinus, Jura dabunt : dirae ferro, et compagibus arctis 156 Claudentur belli portae. Furor impius intus
Sasva sedens super arma, et centum vinctus ahenis Post tergum nodis fremet horridos ore cruento (a).
Le 1. de Juin 1699. (a) VirgiL, /En., I. I, v. 291.
LE LIBRAIRE AU LECTEURS
Ceux qui se souviendront de la Lettre à M. L. A. D. C. Docteur de Sorbonne, contre les présages des Comètes, remarqueront bien-tôt eu lisant ce livre-ci, que ee n’est qu’une 5 nouvelle édition de l’autre. Mais il est bon qu’ils sachent, que cette nouvelle édition a été faite sur une Copie plus correcte, et plus ample que la précédente, et que le soin qu’on a pris de diviser cet Ouvrage en beaucoup plus de Sections, qu’il u’éloil auparavant, fait espérer que les lecteurs préféreront cette
10 seconde édition à la première, parce qu’ils pourront se reposer oh ils voudront, et commencer où ils voudront, sans cire obligei d’attendre, ou de chercher long-tems quelque bout. Outre cela, l’on a pris la peine de traduire eu François les passages latins qui étaient dans la première édition ; et par ce
15 moyen on croit avoir mis l’ouvrage eu état d’être plus agréable à une infinité d’honnêtes gens, et de personnes d’esprit.
Ceux qui trouveront étrange, que l’on ait parlé de certaines choses comme si elles ètoient nouvelles, quoi quelles ne le soient pas, et qu’on n’ait rien dit d’une infinité d’evenemeus
20 remarquables qui sont nouveaux effectivement, sont prie\ de
(i) Eu tête de l’édition de 1685.
22 PENSEES SUR LA COMETE
remarquer, que la datte qui est à la fin du livre repond à toutes ces difficulté^.
J’eusse bien souhaité, qu’au lieu d’une Copie du mois d’octobre 1681, on m’en eust donné à imprimer une autre
25 dattée du mois de Septembre 1683. Car je ne doute pas qu’il n’y eust eu bien des digressions qui eussent eu du raport à ce qui s’est fait dans l’Europe ces deux dernières années, et qui auroient fait valoir le livre : mais je n’ai peu avoir autre chose que ce que je donne présentement. Je souhaite que le
30 Lecteur en soit satisfait.
Achevé d’imprimer le 2. Septembre, 1683.
PENSÉES DIVERSES
ÉCRITES À UN
DOCTEUR DE SORBONNE
à l’occasion de la Comète qui parut au mois de décembre 1680.
Occasion de l’Ouvrage.
Vous aviez raison, Monsieur, de m’ecrire que ceux qui n’avoient pas eu la commodité de voir la Comète, pen 1. À : Monsieur,
Mj voila tout consolé de n’avoir point veu la Comète, pendant qu’elle paroissoit avant le jour sur la fin de novembre, et au commencement de Décembre, et qu’elle ne s’étoit pas encore plongée dans les rayons du soleil : car, comme vous l’aviez heureusement conjecturé, elle s’est reproduitte à une heure plus commode, de sorte que je la puis contempler tout à mon aise par les fenêtres de ma chambre, sans m’eloigner d’un bon feu, et sans avoir la peine de me lever avant le jour, et d’aller par un froid extrême sur des Remparts, courir grand’risque de tomber sur la glace, de gagner un bon rhume, et d’être raillé après tout cela ; toutes choses que je n’ayme pas naturellement.
J’ay souvent profité d’une occasion aussi comme de voir des étoiles à longue queue, depuis le soir du 22. de Décembre que celle cy commencea de reparoitre. Je l’ay trouvée pour sa longueur assez semblable à deux qui parurent du tems de Mithridate, et qui, au raport de Justin, (Justin, Histor., 1. 37) employaient 4. heures à monter sur l’horizon, ce qui signifie qu’elles occupoient 60. degrez, mais non pas pour l’éclat de sa lumière. On ne luy voit pas beaucoup de brillant, au lieu que les 2. autres en avoient plus que le soleil, si l’on ajoute foy au témoignage de Justin : à quoi pour mon particulier je n’ay pas trop de disposition, car je croi qu’il s’abuse en cela pour le moins autant que dans le calcul qui lui fait prendre une portion du Ciel qui se lève dans les 4. heures, pour la quatrième partie du Ciel. Mais ce n’est pas une affaire pour un Historiographe. J’ay oui raisonner plusieurs personnes là dessus… (à partir d’ici comme dans B).
C. Vous avez raison. 3. C. mais je doute que vous ayez eu.
24 PENSÉES SUR LA COMÈTE
dant qu’elle paroissoit avant le jour, sur la fin de Novem5 bre et au commencement de Décembre, n’attendroient pas long-tems à la voir à une heure plus commode ; car en effet, elle a commencé à reparoitre le 22. du mois passé, dés l’entrée de la nuit ; mais je doute fort que vous ayez eu raison de m’exhorter à vous écrire tout ce que je pen 10 serois sur cette matière, et de me promettre une réponse fort exacte à tout ce que je vous en ecrirois. Cela va plus loin que vous n’avez cru : je ne sai ce que c’est que de méditer régulièrement sur une chose : je prens le change fort aisément : je m’écarte très-souvent de mon sujet :
15 je saute dans des lieux dont on auroit bien de la peine à deviner les chemins, et je suis fort propre à faire perdre patience à un Docteur qui veut de la méthode et de la régularité partout. C’est pourquoi, Monsieur, pensez y bien : songez plus d’une fois à la proposition que vous
20 m’avez faite. Je vous donne quinze jours de terme pour prendre votre dernière resolution. Cet avis et les vœux que je fais pour votre prospérité dans ce renouvellement d’année sont toutes les etreines que vous aurez de moi pour le coup.
25 Je suis vôtre, etc.
A.., le 1 de janvier 1681.
II
Puis qu’après y avoir bien pensé, vous persistez à vouloir que je vous communique les pensées (1) qui me vien 1. C. Cette section est intitulée : Avec quelle méthode on l’écrira.
(1) Pensé… pensées… Cf., à la page suivante : ils font bien de faire ; ces répétitions de mots sont continuelles chez Bayle ; il ne se
PENSÉES SUR LA COMÈTE 25
dront dans l’esprit en méditant sur La nature des Comètes, et à vous engager à les examiner régulièrement, il faut se 5 résoudre à vous écrire. Mais vous souffrirez, s’il vous plait, que je le fasse à mes heures de loisir et avec toute sorte de liberté, selon que les choses se présenteront à ma pensée. Car pour ce plan que vous souhaitteriez que je fisse dés le commencement, et que vous voudriez que je suivisse
10 de point en point, je vous prie, Monsieur, de ne vous y attendre pas. Cela est bon pour des Auteurs de profession qui doivent avoir des veùes suivies et bien compassées. Ils font bien de faire d’abord un projet, de le diviser en livres et en chapitres, de se former une idée générale de
15 chaque chapitre et de ne travailler que sur ces idées là. Mais pour moi qui ne pretens pas à la qualité d’Auteur, je ne m’assujettirai point, s’il vous plait, à cette sorte de servitude. Je vous ai dit mes manières : vous avez eu le tems d’examiner si elles vous accommoderoient : après
20 cela si vous vous en troublez accablé, ne m’en imputez point la faute, vous l’avez ainsi voulu. Commençons.
III
Que les présages des Comètes ne sont appuyés d’aucune bonne raison.
J’entens raisonner tous les jours plusieurs personnes sur la nature des Comètes, et quoi que je ne sois Astronome ni d’effect ni de profession, je ne laisse pas d’étudier
}. A. je n’ay pas laissé d’étudier avec soin.
pique en aucune façon d’élégance de style et n’essaye même pas de corriger ces négligences dans l’édition de 1699. Les corrections de cette édition ne cherchent que la clarté et la précision.
26 PENSÉES SUR LA COMÈTE
soigneusement tout ce que les plus habiles (i) ont publié 5 sur cette matière, mais il faut que je vous avoue, Monsieur, que rien ne m’en paroit convaincant, que ce qu’ils disent contre l’erreur du peuple, qui veut que les Comètes menacent le Monde d’une infinité de désolations (2). C’est ce qui fait que je ne puis pas comprendre com 10 ment un aussi grand Docteur que vous qui, pour avoir seulement prédit au vray le retour de notre Comète, devrait être convaincu que ce sont des corps sujets aux loix ordinaires de la nature et non pas des prodiges, qui ne suivent aucune règle, s’est neantmoins laissé entraîner
1 5 au torrent et s’imagine avec le reste du monde, malgré les raisons du petit nombre choisi, que les Comètes sont comme des Hérauts d’armes qui viennent déclarer la guerre au genre humain de la part de Dieu. Si vous étiez Prédicateur, je vous le pardonnerais, parce que ces sortes
20 de pensées étant naturellement fort propres à être revê 6. A. ne m’en a paru.
(1) Les plus habiles Astronomes… principalement Cassini (Abrégé des Observations et des réflexions sur la Comète, présenté au Roy par M. Cassini. À Paris, chez Estienne Michallet, 1681.) Voir aussi le Journal des Savants et Jacques Bemouilli (Conamen novi systematis Cometarum. Amsterdam, 1682).
(2) Les astronomes eux-mêmes partageaient souvent la crédulité populaire :
Tycho-Brahé (T. I, p. 802) en parlant de la Comète de 1572 dit que : « comme la nouvelle Etoile d’Hyparchus avait été suivie de la décadence de l’Empire Grec, et de l’agrandissement de l’Empire Romain, il devait aussi arriver à ce dernier quelque chose de semblable. «
À propos de celle de 1604, Kepler affirme que ces Astres malheureux et nouveaux Ccelicoles ne brillent dans les Cieux que pour avertir les habitants de la terre de quelque chose de grande importance « ad commonefaciendum genus humanum de rébus maximis. » En 1607 il renouvelle son affirmation : « Affirmo Cometam inter sydera exhibitum ut esset testimonium universis et singulis ; utque admoneantur decretum esse Deo brevi bonam humani generis partem promiscuce conditionis, quacunque fati lege, ex hoc mundo transferre. (Lib. 3, p. m).
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 27
tués des plus pompeux et des plus pathétiques ornemens de l’éloquence, font beaucoup plus d’honneur à celui qui les débite et beaucoup plus d’impression sur la conscience des Auditeurs, que cent autres propositions prou25 vées demonstrativement. Mais je ne puis goûter qu’un Docteur qui n’a rien à persuader au Peuple et qui ne doit nourrir son esprit que de raison toute pure, ait en cecy des sentimens si mal soutenus et se paye de tradition (i) et de passages des Poètes et des Historiens.
IV
De Y autorité des Pactes.
Il n’est pas possible d’avoir un plus méchant fondement. Car, pour commencer par les Poètes (2), vous n’ignorez pas, Monsieur, qu’ils sont si entêtez de parsemer leurs
26. A. qui ne nourrit.
29. C. de Poètes et d’Historiens.
(1) Pour affirmer les présages des Comètes, on s’appuyait en effet sur l’autorité des Anciens et de la Tradition.
Mihi persuades stellam illam anni 1572, vel tune a Deo Opt. Max. procreatam esse in cœlo octavo, ut magnum aliquid portenderet (quod cujusmodi sit adhuc ignoratur)… quod quidem apertè fatentur non pauci ex antiquis Philosophis, multique ex recentioribus complures autoritates et historias adducunt quitus persuadeant saepius stellas hujus modi longis temporum intervallis alias ad aliud significandum in cœlo exortas esse. (Clavius. in Sphxram Joannis de Sacvo Bosco Commentarius. Colonix Alhbrogum, 1608, p. 193.)
(2) Et pour ce qui est de l’authorité formelle de Dante et Merlin Coccaie, elle ne peut rien conclure à notre préjudice, puisque ces deux Poètes ont tiré une telle narration de la bouche du vulgaire, pour en embellir et rehausser leurs poèmes ; et que Ciceron se mocque à bon droit de ceux qui veulent prendre ce que disent les Poètes pour des asseurez tesmoignages, parce qu’il y a bien de la différence entre les conditions d’un Poème et celles d’une Histoire, quippe cum in Ma ad veritatem referanturomnia, in hoc ad delectationcm pleraque. (Lib. \, de Legibus). Naudé, Apolog., p. 499.)
28 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Ouvrages de plusieurs descriptions pompeuses, comme 5 sont celles des prodiges et de donner du merveilleux aux avantures de leurs Héros, que pour arriver à leurs fins ils supposent mille choses étonnantes. Ainsi bien loin de croire sur leur parole que le bouleversement de la Republique Romaine ait été l’effect de deux ou trois Comètes,
io je ne croirois pas seulement, si d’autres qu’eux ne le disoient, qu’il en ait paru en ce tems là. Car enfin il faut s’imaginer qu’un homme qui s’est mis dans l’esprit de faire un poëme s’est emparé de toute la Nature en même temps. Le Ciel et la Terre n’agissent plus que par son
15 ordre ; il arrive des Eclipses ou des Naufrages si bon lui semble ; tous les Eléments se remuent selon qu’il le trouve à propos. On voit des armées dans l’air et des Monstres sur la terre tout autant qu’il en veut ; les Anges et les Démons paraissent toutes les fois qu’il
20 l’ordonne ; les Dieux mêmes montez sur des machines se tiennent prêts pour fournir à ses besoins et comme, sur toutes choses, il luy faut des Comètes à cause du préjugé où l’on est à leur égard, s’il s’en trouve de toutes faites dans l’Histoire, il s’en saisit à propos ; s’il n’en
2 5 trouve pas, il en fait lui même et leur donne la couleur et la figure la plus capable de faire paroitre que le Ciel s’est intéressé d’une manière très distinguée dans l’affaire
3. C. semer dans leurs ouvrages. 17. A. c’est luy.
dont la parole Serre et lâche la bride, aux Postillons d’^Eole :
comme l’a fort bien remarqué M. de Scudery qui en parloit par expérience : (Préface cTIhnihnnj. Ou si vous l’aimez mieux en phrases latines qu’en phrases de Bartas ;
cui fundit ab austris JEolus armatas hyemes, cui militât —Ether, Et conjurati veniunt ad classica venti.
(Claudian. de 3. Consul. Houor.)
Son pouvoir ne se borne pas à cela. Tous les Elemens, etc.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 2 9
dont il est question. Apres cela qui ne riroit de voir un très grand nombre de gens d’esprit ne donner, pour toute
30 preuve de la malignité de ces nouveaux Astres, que le terris muiantem régna Cometcn de Lucain ; le regnorum eversor, rubuit hthale Comètes de Silius Italicus ; le nec diri toties arsere Cometx de Virgile ; le nunquam terris spectatum impune Cometen de Claudien et semblables beaux
35 dictons des Anciens Poètes ?
Y
De Y autorité des Historiens.
Pour ce qui est des Historiens, j’avoue qu’ils ne se donnent pas la liberté de supposer ainsi des Phénomènes extraordinaires. Mais il paroit dans la pluspart une si grande envie de raporter tous les miracles et toutes les 5 visions que la crédulité des Peuples a autorisées, qu’il ne seroit pas de la prudence de croire tout ce qu’ils nous débitent en ce genre là (i). Je ne sai s’ils croyent que leurs
30. À : que le rubuit hthale Comètes de Silius Italicus : le nec diri toties arsere Cometx de Virgile : le nunquam terris, etc.
(1) Pour moy quand je vois Tite Live, Plutarque, Justin, Dion, Suétone et les autres qu’on estime grands Hommes, estre tousjours dans les prodiges et dans les présages de toutes leurs plus grandes affaires, des morts de leurs Empereurs, Rois et Magistrats, de leurs batailles gagnées ou perdues, de leurs séditions, pestes ou famines ; et qu’ils farcissent leurs Histoires de Miracles faux en toutes façons ; …je ne puis avoir pour eux toute l’estime et la vénération que j’aurois s’ils avoient esté moins crédules et plus Philosophes ; aussi ostez leur quelque bon sens commun, la Morale et la Politique, vous n’y trouverez rien à profiter des sciences des choses naturelles. (P. Petit, Dissertation sur la nature des Comètes, p. 84-85.)
Tant il est vray que la pluspart des Historiens sont crédules et men 30 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Histoires paroitroient trop simples, s’ils ne mêloient aux choses arrivées selon le cours du monde quantité de pro io diges et d’accidens surnaturels ; ou s’ils espèrent que par cette sorte d’assaisonnemens qui reviennent fort au goût naturel de l’homme, ils tiendront toujours en haleine leur Lecteur, en lui fournissant toujours de quoi admirer ; ou bien s’ils se persuadent que la rencontre de ces coups
15 miraculeux signalera leur Histoire dans le temps à venir ; mais, quoiqu’il en soit, on ne peut nier que les Historiens ne se plaisent (a) extrêmement à compiler tout ce qui
(a) Quidam incredibilium relata, commendationem parant et lectorem dliud acturum, si per quotidiaiia dmeretur, miraculo excitant. Quidam creduli, quidam négligentes sunt, quibusdam mendacium obrepit, quibusdam placet. Illi non évitant, hi appel tint et hoc in commune de tota nations, qux approbare opus suum et jieri populare non putat posse, nisi illud mendacio aspersit (1). (Senec, Natur. quxst., lib. 7, cap. 16.)
15. A. comme l’Empereur Domitien se persuada qu’il luy seroit glorieux que sous son Règne on eut enterré toute vive la Supérieure des Vestales, pour n’avoir pas été un assez grand exemple de continence : (PUnius, 1. 4, Epistola IL) et comme un autre Empereur souhaitta passionnément qu’il arrivast de son tems des incendies, des famines et des mortalitez : qne la terre même s’ouvrist pour abymer dss villes et des Provinces, s’imaginant qu’à moins de cela on ne parleroit point de luy, au lieu que par ce moyen on citeroit son Empire en toutes rencontres ; (Sueton. in vità Caligul.) C. ji. mais quoi qu’il en soit, etc.
17. La citation de Sènèque n’est pas dans A.
teurs, et que, par là, ils confirment tousjours la crédulité et le mensonge des Pronostiques, quand ils rapportent ces comptes sans les réfuter (p. 89).
Au fond, Bayle lui-même avait très peu de confiance dans la certitude de l’histoire : « On accommode l’histoire, écrit-il, comme les viandes dans une cuisine ; la même chose est mise en autant de ragoûts différents qu’il y a de pays au monde. » (Cf. la Critique de Mainibourg, I. et II.)
L’idée générale du Dictionnaire historique est que « la vérité n’est guère moins le désespoir de l’histoire qu’elle n’est celui de la philosophie. »
Cf. La Mothe le Voyer. Du peu de certitude qu’il y a dans l’histoire, 1668.
(1) « Je sais bien que Sénèque ne parle là que des erreurs de la morale pratique, mais on peut affirmer la même chose des erreurs de fait et
PENSÉES SUR LA COMÈTE 31
sent le miracle. Tite-Live nous en fournit une forte preuve, car quoi que ce fust un homme de grand sens et
20 d’un génie fort élevé et qu’il nous ait laissé une Histoire fort approchante de la perfection, il est tombé neantmoins dans le défaut de nous laisser une compilation insupportable de tous les prodiges ridicules que la superstition Payenne croyoit qui dévoient être expiez, ce qui
25 fut cause, à ce que disent (a) quelques uns, que ses ouvrages furent condamnés au feu par le Pape S 1 Grégoire (i). Quel desordre ne voit on pas dans ces grands et immenses Volumes, qui contiennent les Annales de tous les difterens Ordres de nos Moines, où il semble qu’on
30 ait pris plaisir d’entasser sans jugement et par la seule envie de satisfaire l’émulation ou plutôt la jalousie, que ces Societez ont les unes contre les autres, tout ce que
(a) Voy. Vossiits : De Histor. latin., p. 98.
18. A. et l’extraordinaire. L’exemple de Tite Live. 24. A. que la superstition Payenne croyoit qui dévoient être expiez. Pour ne rien dire de ces grands et immenses volumes.
des erreurs de spéculation. Une infinité de gens y tombent les uns à l’exemple des autres, ils aiment mieux croire que d’examiner. » (Cont. des Pensées div., p. 17.)
(1) Bayle corrige ironiquement sa critique dans la Continuation des Pensées diverses. (§ III).
« Je conviens aujourd’hui qu’il ne pouvoit guère se dispenser de faire ce qu’il a fait. (Il parle de Tite-Live)….Ce qu’il devoit faire, c’était de témoigner qu’il n’ajoûtoit point de foi à toutes ces choses. Or c’est ce qu’il a fait en quelques endroits que vous pouvez lire dans mon ouvrage (Voyez les pages marquées dans la table des matières des Pensées diversos au mot Livre), et que La Mothe le Vayer a citez aussi pour le disculper. (Dans son discours sur l’histoire : voyez la page 169170, du 2, tome de ses œuvres, édit. de Paris, 1681.) Ces endroits-là pouvaient suffire, il n’étoit pas obligé de renouveller ses protestations contre l’erreur populaire toutes les fois qu’il rapportoit des prodiges. Tout bien considéré, je trouve que nous lui avons de l’obligation de nous avoir conservé des faits qui nous apprennent la sotte crédulité, la superstition puérile de ce même peuple qui subjugua tant de nations, et qui se rendit si célèbre par sa politique, et par sa bravoure. »
32 PEN’SÉES SUR LA COMETE
l’on peut concevoir de miracles chymeriques ? Ce qui soit dit entre nous, Monsieur, car vous savez bien que pour ne
35 pas scandaliser le Peuple, ni irriter ces bons Pères, il ne faut pas publier les défauts de leurs Annales, nous contentant de ne les point lire.
Je m’étonne (a) que ceux qui nous parlent tant de la sympathie qu’il y a entre la Poésie et l’Histoire, qui nous
40 asseurent sur la foy deCicéron et de Quintilien que l’Histoire est une Poésie libre de la servitude de la versification, et sur le témoignage de Lucien que le vaisseau de l’Histoire sera pesant et sans mouvement, si le vent de la Poésie ne remplit ses voiles ; qui nous disent qu’il faut être Poëte pour
45 être Historien et que la descente de la Poésie à l’Histoire est presque insensible, quoi que personne n’ait entrepris jusques icy de passer de l’une à l’autre, je m’étonne, dis-je, que ceux qui nous apprennent tant de belles choses, sans savoir (b) qu’Agathias a été successi 5° vement Poëte et Historien et qu’il a cru par là ne faire autre chose que de traverser d’une patrie en une patrie, n’ayent pas appréhendé de fournir un beau prétexte aux Critiques, de reprocher aux Historiens qu’en effet ils ont une sympathie merveilleuse avec les Poètes et qu’ils
5 5 ayment aussi bien qu’eux à rapporter des prodiges et des fictions (1). Heureux ces deux excellens Poètes, qui travaillent à l’Histoire de Louis le Grand, toute remplie de prodiges effectifs (2), car sans donner dans la fiction
(a) Le P. Le Moine : Discours de l’Histoire, chap. I.
(b) Agathias, in princ. Histor.
(1) Phrase à remarquer comme exemple caractéristique de la lourdeur négligée du style de Bayle.
(2) Cet éloge de Louis XIV et tous les autres que l’on trouvera dans ce livre procèdent, jusqu’à un certain point, d’une admiration sincère du Roi. Jurieu l’accusait de ne pas avoir d’autre divinité. Il lui
PENSÉES SUR LA COMÈTE 35
ils peuvent satisfaire l’envie dominante qui possède les
60 Poètes et les Historiens de raconter des choses extraordinaires !
Avec tout cela, Monsieur, je ne suis pas d’avis que l’on chicane l’autorité des Historiens ; je consens que sans avoir égard à leur crédulité, on crove qu’il a paru des
65 Comètes tout autant qu’ils en marquent et qu’il est arrivé, dans les années qui ont suivi l’apparition des Comètes, tout autant de malheurs qu’ils nous en raportent. Je donne les mains à tout cela : mais aussi c’est tout ce que je vous accorde et tout ce que vous devez
70 raisonnablement prétendre. Voyons maintenant à quoi aboutira tout cecy. Je vous défie avec toute votre subtilité d’en conclurre, que les Comètes ont été ou la cause ou le signe des malheurs qui ont suivi leur apparition. Ainsi les témoignages des Historiens se réduisent à prou 75 ver uniquement qu’il a paru des Comètes et qu’en suitte il y a bien eu des desordres dans le monde ; ce qui est bien éloigné de prouver que l’une de ces deux choses est la cause ou le pronostic de l’autre, à moins qu’on ne veuille qu’il soit permis à une femme qui ne met jamais
80 la tête à sa fenêtre, à la rue Saint Honoré, sans voir passer des Carrosses, de s’imaginer qu’elle est la cause pourquoi ces Carrosses passent, ou du moins qu’elle doit être un présage à tout le quartier, en se montrant à sa fenêtre, qu’il passera bien tôt des Carrosses.
72. A. de conclurre de là en bonne et deùe forme. 82. C. pourquoi ils passent.
reprochait surtout d’avoir dans l’Avis aux Réfugies glorifié le roi de France et la politique française. Bayle protesta dans la Cabale Chimérique (O. II, 620-9). Quelles que soient ses rancunes de réfugié, Bayle « est attaché fortement à son pays : il est plus Français que Calviniste ». Cf. Del volve, Bayle, p. 28.
Pensées sur la Comète. 3
34 PENSÉES SUR LA COMÈTE
VI
Que les Historiens se plaisent fort aux digressions.
Vous me direz sans doute que les Historiens remarquent positivement que les Comètes ont été les signes ou même les causes des ravages qui les ont suivies et par conséquent que leur autorité va bien plus loin que je ne 5 dis. Point du tout, Monsieur, il se peut faire qu’ils ont remarqué ce que vous dites, car ils aiment fort à faire des reflexions et ils poussent quelquefois si loin la moralité, qu’un Lecteur, mal satisfait de les voir interrompre le fil de l’Histoire, leur diroit volontiers, s’il les tenoit, riser io vate questo per la predica. L’envie de paroitrè savans, jusques dans les choses qui ne sont pas de leur métier, leur fait aussi faire quelquefois des digressions très mal entendues ; comme quand Ammian Marcellin (a), à l’occasion d’un tremblement de terre qui arriva sous l’Em 15 pire de Constantius, nous débite tout son Aristote et tout son Anaxagoras ; raisonne à perte de veùe ; cite des Poètes et des Théologiens, et à l’occasion d’une éclipse de soleil arrivée sous le même Constantius, se jette (b) à corps perdu dans les secrets de l’Astronomie,
20 fait des leçons sur Ptolomée et s’écarte jusques à philosopher sur la cause des parelies. Mais il ne s’ensuit pas pour cela que les remarques des Historiens doivent autoriser l’opinion commune, parce qu’elles ne sont pas sur
(a) Ammian Marcel 1., H i si or., 1. ij.
(b) Ammian Marcel !., Histor., lïb. 20.
13. C. comme lorsqu’Ammien Marcellin.
PENSEES SUR LA COMETE 35
des choses qui soient du ressort* l’Historien. S’il 25 s’agissoit d’un Conseil d’Etat, d’une Négociation de paix, d’une bataille, d’un siège de ville, etc., le témoignage de l’Histoire pourrait être décisif, parce qu’il se peut faire que les Historiens ayent fouillé dans les Archives et dans les instructions les plus secrètes et puisé dans les plus 30 pures sources de la vérité des faits. Mais s’agissant de l’influence des Astres, et des ressorts invisibles de la nature, messieurs les Historiens n’ont plus aucun caractère autorisant et ne doivent être plus regardez que comme un simple particulier qui hazarde sa conjecture, 35 de laquelle il faut faire cas selon le degré de connoissance que son AutheurVest acqttfe dans la Physique. Or, sur ce pied là, Monsieur, avouez moi que le témoignage des Historiens se réduit à bien peu de chose, parce qu’ordinairement ils sont fort méchants Physiciens.
VII
De l’autorité de la Tradition.
Après ce que je viens de dire, il seroit superflu de réfuter en particulier le préjugé de la Tradition, car il est visible que si la prévention où l’on est de tems immémorial, sur le chapitre des Comètes, peut avoir quelque 5 fondement légitime, il consiste tout entier dans le témoignage que les Histoires et les autres livres ont rendu sur cela dans tous les siècles : de sorte que si ce témoignage ne doit être d’aucune considération, comme je l’ay justifié et comme il paroitra encore davantage par ce qui
36
PENSÉES SUR LA COMETE
io me reste à dire, il lie faut plus faire aucun conte de la multitude des suffrages qui sont fondez là dessus (i).
Que ne pouvons nous voir ce qui se passe dans l’esprit des hommes lorsqu’ils choisissent une opinion (2) ! Je suis
(1) Dans la Cont. dei Pensées div., avec plus de hardiesse, il fait application de cette idée aux croyances religieuses, montrant le rôle effacé que joue la raison en ces questions : « Ce seroit une illusion que de vous fier aux consentemens populaires. On a été persuadé avant Fâge d’examiner, et l’on continue à l’être ordinairement parlant sans examiner. Peu de gens sont en état de faire de bonnes discussions, car ou ils n’ont pas assez de lumières, ou ils ont trop d’attachement à leurs préjugez. Or de vouloir que des personnes zélées pour la Religion examinent meurement, équitablement, exactement le parti contraire, c’est prétendre que l’on peut être bon juge entre deux femmes de l’une desquelles l’on est amoureux pendant que l’on n’a pour l’autre que de l’aversion. Lycidas aime éperdument Uranie, et hait mortellement Corinne, sachez nous dire, le priera-t-on, laquelle des deux a le plus de charmes : examinez bien la chose : il promettra de le faire, mais à coup sûr il prononcera pour Uranie et ne se contentera pas de la préférer à Corinne ; il la préférera aussi à toutes les autres femmes, et même
« 11 dira qu’Uranie est seule aimable et belle.
Sa raison sera d’accord sur cela avec son cœur. C’est ainsi à peu-près que l’on en use dans l’examen des Religions. » (Cont. des Pensas divines, § XX.)
(2) Par quels moyens tontes ces fausseté^ se maintiennent ci ce que l’on doit attendre d’iccÛcs si on ne tes réprime.
Naudé distingue trois causes principales de la persistance des erreurs :
« La première desquelles est que tout le monde croit et se persuade asseurément que la plus forte preuve et la plus grande asseurance que l’on puisse avoir de la vérité dépend d’un consentement général et approbation universelle, laquelle, comme dit Aristote, dans le Septiesme de ses Ethiques, ne peut estre du tout fausse et controuvée ; joint que c’est chose plausible et qui a grande apparence de bonté et justice, que de suivre la trace approuvée d’un chacun ; et pour cette raison, il arrive tousjours que les derniers qui se meslent d’écrire et de faire des livres, autant les autres que les Demonographes, estant fondez sur cette maxime ne tiennent compte d’examiner ce qu’ils voyent avoir esté creu et présupposé pour véritable par tous ceux qui les ont précédés et qui ont escrit auparavant eux sur un pareil sujet, la fausseté, duquel s’accroist ainsi par contagion et applaudissement donné non par jugement et cognoissance de cause, mais à la suitte de quelqu’un qui a commencé la danse, sans considérer que celuy qui veut estre jugé sage et prudent doit tenir pour suspect tout ce qui plaist au peuple, pessimo Veritatis interpreti, (Seneca, de Vita beata) et est approuvé du plus grand nombre, prenant bien garde de ne se laisser emporter au
PENSÉES SUR LA COMÈTE 37
seur que si cela étoit, nous réduirions le suffrage d’une
15 infinité de gens à l’autorité de deux ou trois personnes(i), qui ayant débité une Doctrine que l’on supposoit qu’ils avoient examinée à fond, l’ont persuadée à plusieurs autres par le préjugé de leur mérite et ceux cy à plusieurs autres, qui ont trouvé mieux leur conte, pour leur paresse
20 naturelle, à croire tout d’un coup ce qu’on leur disoit qu’à l’examiner soigneusement (a). De sorte que le nombre des sectateurs crédules et paresseux s’augmentant de jour en jour a été un nouvel engagement aux autres hommes de se délivrer de la peine d’examiner une opi 25 nion qu’ils vovoient si générale et qu’ils se persuadoient bonnement n’être devenue telle que par la solidité des raisons desquelles on s’étoit servi d’abord pour l’établir ; et enfin on s’est veu réduit à la nécessité de croire ce que tout le monde croyoit, de peur de passer pour un fac 30 tieux qui veut lui seul en savoir plus que tous les autres et contredire la vénérable Antiquité ; si bien qu’il y a eu
(a) Unusquisque mavult credere quant judicare : nunquam de vila judicafur, semper créditer versatque nos et prxcipitat traditus per mamis errvr alieuisque périmas exemptes. Saiiabimur si modo separemur a cœtu. Nunc vero stat contra ratîonem defensor tnali sui popuïus. (Scneca, De Vita bcata, cap. I.)
17. C. l’ont persuadée à d’autres.
courant des opinions communes et populaires, veu que la plus part est d’ordinaire la plus grande, le nombre des fols infini, la contagion très dangereuse en la presse, que le grand chemin battu trompe facilement, que l’Ecclesiaste a dict, qui cita crédit lavis est corde, (cap. 19) et qu’il est ttes certain que quand nous suivons l’exemple et la coustume sans sonder la raison, le mérite et la vérité, nous tresbuchons et tombons le plus souvent les uns sur les autres, nous faillons i crédit, nous nous attirons au précipice et pour conclure en un mot, alienis périmas exemplis. » (Naudé, Apologie, p. 634, sqq.)
(1) Cette analyse de la vérité traditionnelle appartient en propre à Bayle. L’originalité et la force de l’argumentation consistent, pour établir le droit de la raison individuelle, du libre examen, à démontrer que la tradition peut en réalité se ramener à une opinion singulière.
38 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
du mérite à n’examiner plus rien et à s’en raporter à la Tradition. Jugez vous même si cent millions d’hommes (1) engagez dans quelque sentiment, de la manière que je
3 5 viens de représenter, peuvent le rendre probable et si tout le grand préjugé qui s’élève sur la multitude de tant de sectateurs ne doit pas être réduit, faisant justice à chaque chose, à l’autorité de deux ou trois personnes qui apparemment ont examiné ce qu’ils enseignoient. Souve 40 nez vous, Monsieur, de certaines opinions fabuleuses à qui l’on a donné la chasse dans ces derniers tems, de quelque grand nombre de témoins qu’elles fussent appuyées, parce qu’on a fait voir que ces témoins s’étant copiez les uns les autres, sans autrement examiner ce
45 qu’ils citoient, ne dévoient être contez que pour un, et sur ce pied là concluez qu’encore que plusieurs nations et plusieurs siècles s’accordent à accuser les Comètes de tous les desastres qui arrivent dans le monde après leur apparition, ce n’est pourtant pas un sentiment d’une plus
5P grande probabilité que s’il n’y avoit que sept ou huit personnes qui en sussent, parce qu’il n’y a gueres d’avantage de gens qui croyent ou qui ayent cru cela, après l’avoir bien examiné sur des principes de Philosophie (2).
(1) « J’ay une telle antipathie contre tout ce qui est populaire (vous scavez combien nous entendons loin la signification de ce mot) que je ne pourrois condamner l’aveuglement de Democrite quand il se seroit véritablement crevé les yeux pour ne plus voir les impertinences d’une sotte multitude… Pour ce qu’il n’y a rien de plus opposé à notre heureuse suspension d’esprit que la tyrannique opiniastreté des opinions communes, j’ay tousjours pensé que c’estoit contre ce torrent de la multitude que nous devions employer nos principales forces et qu’ayant dompté ce monstre du peuple, nous viendrions facilement à bout du reste. » (La Mothe le Vayer. f Dialogue d’Oratius Tubero. Francfort, 1716, p. 520.)
(2) Toute la doctrine de Bayle et son argumentation contre l’autorité de la tradition est fondée sur le principe Cartésien de l’évidence rationnelle qui a été si fortement énoncé par Malebranche :
PENSÉES SUR LA COMÈTE 5^
VIII
Pourquoi on ne parle point de l’autorité des Philosophes.
Au reste, Monsieur, voulez vous savoir pourquoy je n’ay pas mis en ligne de conte l’authorité des Philosophes, aussi bien que celle des Poètes et des Historiens : c’est parce que je suis persuadé que si le témoignage des Phi5 losophes a fait quelque impression sur votre esprit, c’est seulement à cause qu’il rend la tradition plus générale et non pas à cause des raisons sur lesquelles il est appuyé. Vous êtes trop habile pour être la dupe de quelque Philosopbe que ce soit, pourveu qu’il ne vous attaque que 10 par la voye du raisonnement, et il faut vous rendre cette justice que dans les choses que vous croyez être du ressort de la raison, vous ne suivez que la raison toute pure. Ainsi, ce ne sont pas les Philosophes, en tant que Philosophes, qui ont contribué à vous rendre peuple en cette
12. A. la raison toute pure, coume je vous l’ay déjà dit.
« L’usage donc que nous devons faire de notre liberté, c’est de nous en servir autant que nous le pouvons ; c’est-à-dire de ne consentir jamais à quoi que ce soit, jusqu’à ce que nous y soyons comme forcés par des reproches intérieurs de notre raison… Voici donc la règle que l’on peut regarder comme le fondement de toutes les sciences humaines :
On ne doit jamais donner de consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies, qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison ; c’est-à-dire que l’on connaisse clairement qu’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne voulait pas consentir, ou si l’on voulait étendre son pouvoir sur des choses sur lesquelles elle n’en a plus. » (Malebranche, De ta recherche de ta Vérité, tiv. I, eh, II).
40 PENSÉES SUR LA COMÈTE
15 occasion, puisqu’il est certain que tous leurs raisonnemens, en faveur des malignes influences, font pitié. Voulez vous donc que je vous dise en qualité d’ancien Amy, d’où vient que vous donnez dans une opinion commune sans consulter l’oracle de la raison ? C’est que vous
20 croyez qu’il y a quelque chose de divin dans tout cecv, comme on l’a dit de certaines maladies, après le fameux Hippocrate ; c’est que vous vous imaginez que le consentement gênerai de tant de nations dans la suitte de tous les siècles, ne peut venir que d’une espèce d’inspiration, voxpopiili, vox Dei ; c’est que vous étiez accoutumé par vôtre caractère de Théologien à ne plus raisonner, dés que vous croyez qu’il y a du mystère, ce qui est \une docilité fort louable, mais qui ne laisse pas quelquefois par le trop d’étendue qu’on luy donne, d’empiéter
30 sur les droits de la raison, comme l’a fort bien remarqué Monsieur Pascal (a) ; c’est enfin qu’ayant la conscience timorée vous croyez aisément que la corruption du monde arme le bras de Dieu des fléaux les plus épouvantables, lesquels pourtant le bon Dieu ne veut point lancer
35 sur la terre, sans avoir essayé si les hommes s’amanderont, comme il fit avant que d’envoyer le Déluge. Tout cela, Monsieur, fait un Sophisme d’autorité à vôtre esprit dont vous ne sauriez vous deffendre avec toute l’adresse qui vous fait si bien démêler les faux raisonnemens des Logi 40 ciens.
Cela étant, il ne faut pas se promettre de vous détromper en raisonnant avec vous sur des principes de Philosophie. Il faut vous laisser là ou bien raisonner sur des
(a) Pensées de Mous*. Pascal, ch. 5. (Edit. L. Brunschvicg, art. 253, 268, 270, 27).)
5 3. C. met entre les mains de Dieu.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 41
principes do pieté et de Religion. C’est aussi ce que je 45 ferai (car je ne veux pas que vous m’échappiez) après avoir exposé à vôtre veùe, pour me dédommager en quelque taçon, plusieurs raisons fondées dans le bon sens, qui convainquent de témérité l’opinion que l’on a touchant l’influence des Comètes. Devinez, si vous pouvez, quels 50 sont ces principes de pieté que je vous garde, devinez le, dis-je, si vous pouvez, pendant qu’à mes heures de loisir je vous préparerai une espèce de prélude qui roulera sur des principes plus communs.
A…, le 15. de Mars 1681.
IX
I re Raison contre les présages des Comètes : Qu’il est fort probable quelles n’ont point la vertu de produire quelque chose sur la terre.
Voicy, Monsieur, quelques raisons de Philosophie. On peut dire premièrement qu’il est fort incertain que des corps aussi éloignez de la terre, que le sont ceux-là, puissent y envoyer quelque matière qui soit capable d’une 5 grande action. Car si c’est le sentiment universel des Philosophes, depuis qu’on a été contraint d’abandonner l’opinion commune touchant la matière des Comètes, que l’Atmosphère de la terre, c’est-à-dire l’espace jusqu’où s’étendent les exhalaisons et les vapeurs qu’elle répand de 10 toutes parts, se termine à la moyenne région de l’air à
49. Ce J se termine ici dans A. La phrase : « Devinez si vous pouvez, etc. » a été ajoutée dans B, ainsi que la date. 1. Cette phrase manque dans A.
42 PENSÉES SUR LA COMÈTE
trois où quatre lieues d’élévation tout au plus ; pourquoi croira-t-on que l’Atmosphère des Comètes s’étend à plusieurs millions de lieues ? On ne sauroit dire précisément pourquoi les Planètes et les Comètes peuvent produire 15 des qualitez jusques sur la terre, capables d’y causer des notables changemens, pendant que la terre n’en peut pas seulement produire à trente lieues de distance.
X
I. Dira-t-on que puis que les Comètes nous envoyent de la lumière, elles peuvent bien nous envoyer quelque autre chose ? (i) Mais il est facile de repondre que la lumière
16. C. de notables changemens.
1. En titre, dans C : Si elles envoyent quelque autre chose que la lumière.
(1) Bernier, dans son abrège de la Philosophie de Gassendi (2’partie, chap. IX des Comètes, p. 229 sqq.) résume l’opinion générale des Philosophes sur les présages des Comètes. Pour les grands accidents, Famines, Guerres, etc., il conclut nettement que : « c’est notre sottise et notre folie qui se fait ces terreurs paniques et qui, non contente des maux propres, en va de tous costez chercher d’étrangers ». Mais il ajoute : « Ils (les Philosophes) ne nient néanmoins pas que si à la venue des Comètes il se fait des Vents et des impressions nouvelles dans l’Air, on ne puisse attribuer cela ou à la lumière ou à quelque autre qualité particulière de la Comète, comme il se fait à l’égard des autres Astres. Ils avouent mesme… que s’il y a quelque diversité d’effets, elle se peut commodément rapporter à la diversité de la nature des Comètes, d’autant que cette diversité de grandeur, de couleur, de mouvement, etc., semble marquer quelque diversité de nature et par conséquent une capacité à causer quelques effets particuliers.
« Au reste, comme ils se vont toujours confirmant dans la pensée qu’ils ont de l’Animation générale du Monde et qu’ainsi ils ont beaucoup de pente à croire que la terre ait quelque chose d’analogue à l’Ame, qu’elle soit animée à sa manière et qu’elle ait quelque sentiment des Aspects célestes, ils s imaginent qu’il se pourrait bien faire que la Terre fust affectée d’une certaine manière particulière à la naissance ou
PEN’SÉES SUR LA COMÈTE
43
5 qu’elles nous envoyent vient originairement du Soleil et qu’elles ne contribuent à l’envoyer sur la terre qu’en qualité de corps opaque qui oblige les rayons à se refléchir vers nous ; de sorte que de quelque supposition que l’on se serve pour expliquer la propagation de la lumière, soit
10 des principes d’Aristote, soit de ceux d’Epicure, soit de ceux de Monsieur Descartes, on concevra très clairement que les Comètes peuvent luire sur nous, sans aucune action positive de leur part et sans qu’il se détache la moindre chose de leur substance à elles, pour venir dans
J) ce bas monde (i).
XI
II. Dira-t-on que la lumière détache quantité d’atomes du corps de la Comète et les ameine dans nôtre monde
14. C. pour en venir.
apparition de ces sortes d’Astres extraordinaires et que de même que nous ressentons quelque espèce de joye ou de gayeté ou d’horreur ou de frémissement à la seule présence de certains objets, ainsi la Terre eust quelque sentiment des Comètes, en sorte que lorsqu’il en paroit quelques unes, elle repandist ou retinst diverses Exhalaisons qui changeassent la Constitution ordinaire de l’Air. » (p. 241-2).
(1) Comiers, en 1665, concluait : « Tout le mal qui nous peut arriver des Comètes est par le moyen de leur lumière qui peut icy bas naturellement causer la stérilité de la Terre, l’empoisonnement des eaux, la peste et autres maladies dangereuses, universelles, nouvelles et jusques icy inconnues aux Médecins, par les poisons et venins qu’elle tire du corps hétérogène des Comètes… C’est sans doute ces semblables Exhalaisons des Corps Astrals que s’ensuivent de temps à autre les maladies populaires desquelles Hippocrate ignorant les causes et les remèdes en fait Dieu seul l’Autheur… Je dis que les rayons du Soleil ne parviennent point jusques à nous sans nous apporter des Atomes les plus subtils de ces Exhalaisons qu’ils enlèvent du Corps et de la Queue des Comètes. » (p. 428).
44 PENSÉES SUR LA. COMÈTE
lorsqu’elle y vient elle-même par reflexion ? Mais si on ne dit que cela, je n’ay point besoin de nouvelle réponse : 5 il me suffit de dire que les atomes que la lumière du soleil enlevé de la terre et des eaux ne suivent la lumière refléchie qu’à une très petite distance et qu’il faut raisonner de même de ceux que le soleil enlevé des autres corps.
XII
III. Dira-t-on que la lumière même refléchie par les Comètes est capable de produire de grands effects ? Il n’y a pas apparence, puisqu’il est certain que cette lumière n’est plus quand les efFects qu’on attribue aux Comètes
5 sont produits et que d’ailleurs l’action de cette lumière est si foible à notre égard, qu’il n’y a point de lampe allumée au milieu d’une campagne, qui n’éclaire et qui n’échauffe l’air des environs, bien plus que ne fait une Comète : de sorte que comme il serait ridicule d’attribuer
io à la lumière de cette lampe la force de produire de grands chansfemens dans la sphère de son activité, outre l’illumination (i) ; il est ridicule aussi d’attribuer à la lu 3. C. si l’on.
1. En titre, dans C : 5 » leur lumière détache quelques atomes.
3. C. Il n’y a point d’apparence.
(1) « Il est aussi ridicule de croire que les Comètes soient la cause, le signe ou le présage des funestes accidens qui arrivent sur la
Terre que si l’on s’imaginoit que des Flambeaux qui éclairent un Théâtre, soient la cause, le signe ou le présage de la mort des Grands Hommes qui y
sont représentez. S
semé
i pendant que l’air dans la nuit d’un jour de réjouissance est paré de brillantes Fusées ou d’Etoiles artificielles que l’on jetteroit de
PENSÉES SUR LA COMÈTE 45
miere des Comètes, la force d’altérer nos Elemens et de troubler la tranquillité publique. Pour ne pas dire que
- 5 la lumière des Comètes n’étant que celle du Soleil extrêmement affaiblie, il est aussi absurde de luy attribuer des efîécts que le soleil luy-mème ne peut pas opérer, qu’il seroit absurde de se promettre qu’une chandelle allumée au milieu d’une place, echaufferoit tous les
2 o habitons d’une grande ville, qu’un bon feu allumé dans la chambre d’un chacun ne peut pas garantir du froid (i).
XIII
Qu’il est aussi difficile aux exhalaisons de descendre que
de monter.
IV. Dira-t-on qu’il y a bien de la différence entre la terre et les Comètes et qu’encore que les exhalaisons de la
dessus la mer, nous entendions les Poissons dire en leur langage, Que de malheurs, que de désastres, mus présagent ces Feux et ces Fusées ! n’aurions-nous pas raison de leur dire, Pauvres Poissons, on ne pense pas à vous, vvwz en repos, nos fusées et nos Feux ne vous présagent aucun mal ? Appliquons-nous à nous-mesmes ce que nous leur dirions. » (Comiers, dans le Mercure Galant de janvier 1681, p. 13 5-)
(1) Raisonnement de pure logique abstraite qui procède d’ailleurs par identification hasardeuse. Bayle ne considère que les phénomènes lumineux, ne peut-il pas en exister d’autres qui échappent actuellement â nos investigations et qui se découvrent un jour aux recherches scientifiques ? C’est ainsi qu’à propos de la Comète de 1910, un savant astronome contemporain, M. Deslandres, directeur de l’Observatoire ^ de Meudon, a exposé le résultat de ses recherches personnelles et s’est appliqué à montrer que le bon sens populaire était d’accord avec la science, en attribuant aux comètes une influence directe sur l’atmosphère terrestre, notamment en ce qui concerne l’abondance des pluies.
M. Deslandres soutient que la queue des comètes est une source intense des rayons X : or, on démontre expérimentalement que les rayons X condensent les atmosphères sursaturées de vapeur d’eau. Les rayons X de la queue des comètes agissent ainsi sur notre atmosphère : en condensant la vapeur d’eau, ils provoquent les pluies.
4<> PENSÉES SUR LA COMÈTE
terre ne puissent pas monter jusques à la région des Comètes, il ne s’ensuit pas que la vertu des Comètes ne 5 puisse s’étendre jusques à nous, parce qu’il est beaucoup plus facile de descendre que de monter et qu’il faut monter pour aller d’icy à la région des Comètes, au lieu qu’il faut descendre pour venir de là jusqu’icy ? Mais il n’est pas difficile de renverser cette objection ; car si elle a
10 quelque force, c’est uniquement parce qu’on suppose que la terre est au centre du monde et que tous les corps pesans ont une inclination naturelle à s’approcher de ce centre. Or, comme il n’y a rien de plus difficile que de prouver ces suppositions ; il n’y a rien aussi de plus aisé
1 5 que de détruire tous les raisonnemens que l’on fonde sur ces idées. Comment sait-on que la terre est au centre du monde ? N’est-il pas évident que pour connoitre le centre d’un corps, il en faut connoitre la superficie et qu’ainsi n’étant point possible à l’esprit humain de marquer où
20 sont les extremitez du monde, il nous est impossible de connoitre si la terre est au centre du monde ou si elle n’y est pas ?
De plus comment savons nous qu’il y a des corps qui ont une inclination naturelle à s’approcher du centre du
25 monde ? Ne savons nous pas au contraire que tous les corps qui se meuvent à l’entour d’un certain centre, s’en éloignent le plus qu’ils peuvent ? Les expériences que l’on en a n’ont-elles point forcé la plus part des Sectateurs d’Aristote, de reconnoitre avec Monsieur Descartes, que
3° c’est une des loix générales de la nature ? Il n’y a donc rien de plus absurde que de supposer qu’il y a des corps qui tendent naturellement vers le centre de la terre et il est bien plus raisonnable de dire qu’ils tendent tous à s’en éloigner ; et que ceux qui ont la force de le faire, s’en eloi 35 gnent effectivement : d’où il arrive que ceux qui ont
PEKSÉES SUR LA COMETE 47
moins Je force sont chassez vers le centre, parce que tout étant plein, il est impossible qu’un corps s’éloigne d’un lieu, sans qu’un autre s’en approche.
Il est facile de montrer après cela qu’on se trompe bien
40 grossièrement quand on s’imagine que les exhalaisons des Comètes peuvent mieux descendre sur la terre, que les exhalaisons de la terre ne peuvent monter au ciel, car de quelque système que l’on se serve, il faut nécessairement convenir qu’il se fait dans le monde un mouvement très
45 considérable à l’entour d’un centre commun. Que ce soit à l’entour de la terre comme veulent les Philosophes de l’Université, ou à l’entour du soleil comme veulent les Sectateurs de Copernic, ou en partie à l’entour du soleil, et en partie à l’entour de la terre, comme veulent les Sec 50 tateurs de Tycho-Brahé, peu m’importe pour le présent ; il est toujours vrai que les Comètes se font voir dans un lieu où il y a des corps qui tournent à l’entour d’un certain centre ; par conséquent tous ces corps tendent de toute leur force à s’éloigner de ce centre et ont plus de force
5 5 pour s’en éloigner, que tous les corps qui sont entre eux et la terre, d’où il s’ensuit que la matière qui est autour des Comètes n’a point de facilité à descendre sur la terre, et qu’il lui est aussi mal aisé d’y descendre, qu’il est malaisé à la matière terrestre de monter au ciel.
60 Si on consideroit la peine qu’on a à faire descendre dans l’eau un balon bien rempli d’air, on ne diroit pas universellement qu’il est plus malaisé de monter que de descendre ; cela n’est vrai qu’à l’égard des corps qui n’ont aucune force pour s’éloigner du centre du mouvement,
65 mais à l’égard de ceux qui ont eu la force de s’en éloigner prodigieusement, c’est à les faire descendre que l’on
43. C. qu’on se serve. 60. C. Si l’on.
48 PENSÉES SUR LA COMÈTE
trouve de la peine ; puis donc que les Comètes sont dans un eloignement prodigieux du centre du mouvement, il est juste de conclurre qu’il faudroit une peine effroyable
70 pour faire descendre quelque chose de cet endroit là jusques sur la terre : ce qui est seul capable de réfuter toutes les illusions de l’Astrologie.
Permettez-moi, s’il vous plait, Monsieur, de dire que toute la matière qu’il y a d’icy jusques au delà de Saturne
75 et des Comètes, forme un grand tourbillon ; et souffrez que je le nomme le tourbillon du Soleil ; je ne vous demande pas cela pour faire le moindre préjudice à vôtre système de Ptolomée, c’est seulement pour exprimer en moins de paroles ce que je m’en vais vous dire.
XIV
Accordons que les Comètes peuvent pousser jusques sur la terre quantité d’exhalaisons, s’ensuivra-t’il que les hommes en seront notablement altérez (1) ? Point du tout,
1. En titre, dans C : Que les exhalaisons îles Comètes, quand même elles parviendraient jusqu’à lu terre, n’y produiraient rien.
(1) « Ce sont, disent-ils, des choses narurellcs, donc elles n’ont aucun effet dans la nature. Et moy je dis, ce sont des choses naturelles et par conséquent il y a lieu de croire qu’elles peuvent avoir quelque effet boa ou mauvais dans la nature. Si c’estoit des choses surnaturelles ou spirituelles, je ne les craindrois point : mais sçachant que les corps agissent sur les corps et que les choses naturelles ont une estroite liaison les unes avec les autres, de ce que je voy que les Comètes sont de cette sorte, je prens de là occasion d’examiner si elles ne pourroient pas estre capables de quelque chose, et avoir sur moy quelque pouvoir. … C’est pourquoy, fondé sur toutes les aparences de vray-semblance qu’on peut avoir dans ces sortes de sujets, je m’imagine que les Comètes troublant la pureté de nostre air par un mélange de matière
PENSÉES SUR LA COMÈTE 49
5 car si ces exhalaisons parcouroient des espaces aussi immenses, elles se briseroient et se diviseroient en une infinité de particules insensibles, qui se repandroient dans toute l’étendue du tourbillon du soleil, à peu prés comme les particules du sel se distribuent dans toute la masse
10 d’eau qui les dissout. Or, si nous comparons la Comète avec tout le tourbillon du soleil nous trouverons qu’elle n’est pas à l’égard de ce tourbillon ce qu’est un grain de sel à l’égard d’une lieue cubique d’eau ; et par conséquent il v a lieu de croire que si toute la Comète réduite en poudre
15 étoit mise par infusion dans le grand tourbillon du soleil, elle n’y apporterait pas une altération plus considérable, que celle qu’un grain de sel jette dans une lieue cubique d’eau, produirait dans toutes les parties de cette eau. Tout le monde sait qu’afin qu’une liqueur produise des
20 effects considérables, il ne surfit pas qu’elle soit imprégnée de certains esprits ; qu’il faut qu’elle en soit chargée jusqu’à une certaine dose. Je dis pareillement qu’afin que nôtre air reçoive de grandes altérations, il ne suffit pas qu’il soit imprégné de quelques parcelles de la Comète a
25 raison de la quantité de matière qu’il contient dans l’etendûe du tourbillon ; mais qu’il faut qu’il en reçoive une dose plus copieuse. Cependant il est seur qu’il ne peut avoir que sa part, je ne dis pas de toute la Comète, (car elle ne se dissout pas dans les liqueurs du tourbillon)
5. C. des espaces aussi immenses que ceux là. 8. A. dans toute l’étendue du tourbillon. 19. C. Personne n’ignore qu’afin.
grossière que la nature avoit reléguée comme une lie à l’extrémité des tourbillons et à laquelle, nos corps ne sont pas proportionnez, peuvent causer de médians effets sur les corps terrestres, nuire à la santé, altérer les fruits, et faire mesme quelque impression sur les esprits en en faisant sur le sang. » (Mallement de Messange, Diss. sur les Corn., p. 16.)
Pensées sur la Comète. 4
50 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
30 mais des atomes qu’elle semé deçà et delà, ce qui revient à rien pour chaque partie de nôtre monde.
Je ne crains pas que l’on m’objecte qu’il n’y a que la terre qui ait part à cela, car ce seroit supposer que les Comètes lui envoyent à elle seule toutes leurs exhalaisons
35 et qu’elles empêchent que leurs traits ne fassent aucun écart dans un trajet d’une longueur prodigieuse, ce qui ne se peut dire sans extravagance. Je ne crains pas non plus qu’on me vienne dire que peut être les Comètes ne sont pas aussi éloignées de la terre que le supposent ceux
40 qui les mettent bien loin au delà de Saturne, car cette objection n’est d’aucune force pour moi, parce que soit qu’on les pose un peu en deçà, ou un peu au delà de Saturne, il faut convenir que leurs evaporations appartiennent également à toutes les parties du tourbillon du
45 soleil, aussi bien à celles qui sont entre Jupiter et Mars, qu’à celles qui environnent la terre ; aussi bien à celles qui sont au delà de Saturne, qu’à celles qui sont au deçà. En effect si une Comète posée entre Jupiter et Saturne, a la force de chasser jusques au centre la matière dont elle
50 est environnée, elle doit avoir aussi la force de la pousser à peu prés autant du côté de la circonférence, car il n’est pas plus difficile de faire monter les corps pesans, que de faire descendre les corps légers, comme il paroit par l’exemple d’un gros ballon qu’on a tant de peine à pousser
55 dans l’eau. Ainsi nous devons faire état que les ecoulemens qui sortent de la Comète, se répandent à la ronde par toute l’étendue du tourbillon du soleil, à peu prés
33. A. supposer que les Comètes la couchent en joue particulièrement, qu’elles lui décochent à elle seule toutes leurs exhalaisons.
39. A. que je le suppose avec l’Auteur de la Dissertation, qui les met.
44. A. toutes les parties du grand tourbillon.
57. A. l’étendue du grand tourbillon.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 5 I
comme les parties d’un morceau de sucre que l’on tiendroit suspendu dans un verre d’eau, se repandroient au
60 dessus et au dessous dans toute la capacité du verre, et cela d’autant plus aisément que toute la matière du tourbillon est dans un mouvement continuel. Puis donc que toute la Comète liquéfiée dans le fluide du tourbillon ne seroit pas comme un grain de sel liquéfié dans une lieue
65 cubique d’eau, qui est une proportion dans laquelle je na croi pas que ni l’antimoine ni aucun venin conservent leurs qualitez actives ; il est vrai de dire que les influences des Comètes, qui contiennent si peu de substance en comparaison des Comètes mêmes, ne seroient pas capables
70 d’un grand effect, quand même elles parviendroient jusques à nous.
XV
V. Dira-t-on enfin qu’il n’est pas impossible que les Comètes envoyent sur la terre une matière ou une qualité
71. A. À la suite du § XIV de B : Or afin que l’on ne me dise pas que tout ce que je viens de repondre au Célèbre Cartésien, n’est qu’un des arguments à la personne, qui ne décident point le fond de l’affaire, je veux bien que l’on sache qu’il n’y a point de secte contre laquelle je ne me puisse servir de ma réponse ou en tout ou en partie, parce qu’il n’y a désormais personne qui puissent nier I. que les Planètes ne soient suspendues au milieu d’une matière fluide, ce qui montre que les corps massifs et compacts ne tendent pas vers la terre, et par conséquent que les exhalaisons des Comètes ne sont pas déterminées par leur pesanteur à descendre sur la terre. II. Que les Planètes ne tournent autour du Soleil, ce qui montre qu’il y a un tourbillon de matière dans nôtre monde dont le soleil occupe le centre. III. Que tous les corps qui tournent a l’entour d’un centre commun ne s’en éloignent le plus qu’ils peuvent, ce qui montre que les parties de la matière qui sont dans la région de Saturne, et dans celle des Comètes, ont plus de force pour s’éloigner du soleil et de la terre, que toutes celles qui sont au dessous de cette région.
1. En titre, dans C : Réfutation de ceux qui disent que cela n’est pas impossible, ou qui voudraient soutenir que les influences ne sont pas des corpuscules.
52 PENSÉES SUR LA COMÈTE
fort active ? C’est tout ce qu’on peut avancer de plus raiS sonnable et cependant ce n’est rien dire, parce qu’il est non seulement possible, mais aussi très apparent que les Comètes n’envoyent sur la terre ni qualité, ni matière capables d’une grande action, et que dans les choses où il n’y a point plus de raison d’un côté que d’autre, le tort
io est toujours plutôt du côté de ceux qui affirment, que du côté de ceux qui suspendent leur jugement. Si bien que n’y ayant aucune raison positive qui nous porte à croire l’influence des Comètes et y en ayant au contraire plusieurs qui nous portent à la rejetter, ceux qui prennent le
15 premier parti ont tout le tort de leur côté.
Je vous prie, Monsieur, de bien prendre garde que je viens de distinguer les qualitez produites par les Comètes d’avec les corpuscules qu’elles envoyent, pour m’accommoder à la Philosophie de l’Université, et de peur que
20 vous ne veniez à croire que mes objections ne seroient d’aucune force si je supposois les principes ordinaires touchant la propagation des accidens. Pour prévenir cela je déclare icy qu’encore que dans toute la suitte de cet écrit je ne réfute les influences des Comètes, que sous
25 l’idée d’atomes et de corpuscules, je prétends neantmoins que mes raisons doivent avoir la même force contre des influences, qui consisteroient en pures qualitez distinctes de la matière. Et môme dans le cas présent j’aurois beaucoup plus d’avantage contre un Peripateticien, parce que
30 s’il veut raisonner consequemment, il est obligé de dire que dés que la Comète n’est plus, les qualitez malignes qu’elle avoit produittes au dehors, sont entièrement detruites par les formes substantielles de chaque sujet, qui
17. C. J’ai fait cette distinction afin de m’accommoder.
20. C. que vous ne vinssiez.
30. A. il est obligé, s’il veut raisonner consequemment, de dire.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 55
ne souffrent, selon lui, aucune qualité étrangère, qu’autant
35 de tems que la cause qui a introduit par violence cette qualité étrangère, la maintient et la conserve. D’où il resuite manifestement que rien de tout ce qui arrive après la destruction de la Comète ne peut être produit par les qualitez de la Comète, mais tout au plus par les atomes
40 qu’elle a répandus deçà et delà.
Outre que l’expérience nous faisant voir que les qualitez des corps ne se produisent que dans un certain espace qu’on appelle la sphère de leur activité, il est aussi absurde dans les principes d’Aristote, de dire que la
45 Comète communique ses qualitez à tout le tourbillon du soleil, qu’il est absurde de le dire dans les principes des autres Philosophes ; puis que les Sectateurs d’Aristote sont obligez de reconnoitre que ce qu’ils appellent de purs accidens n’a pas moins de peine à se répandre à la ronde,
50 que les ecoulemens d’atomes, en quoi les autres Sectes font consister la production des qualitez corporelles.
XVI
II e Raison : Que si les Comètes avoient la vertu de produire quelque chose sur la terre, ce pourvoit être tout aussi bien du bonheur que du malheur (i).
On peut dire en second lieu, que supposé que les Comètes répandent jusques sur la terre des corpuscules
41. Toute la fin de ce % depuis Outre que l’expérience, n’est pas dans A.
2. C. beaucoup de corpuscules.
(1) « Ceux qui prétendent que ces Etoiles chevelues sont toujours accompagnées de quelques grands malheurs n’ont pour preuves que
54 PENSEES SUR LA COMETE
capables d’une grande action, il n’y a pas plus de raison à soutenir qu’ils doivent produire la peste, la guerre, la S famine, qu’à soutenir qu’ils doivent produire la santé, la paix, et l’abondance, parce que personne ne connoit la nature de ces corpuscules, la figure, le mouvement, ou les autres qualitez de leurs parties. Et en effet y a-t-il plus de bon sens à soutenir que la présente Comète qui
io ne peut empêcher un froid excessif pendant qu’elle se montre tout entière, causera la guerre trois ans après qu’elle ne sera plus ; parce’qu’échauffant la masse du sang, elle rendra les hommes plus prompts ; qu’à soutenir qu’elle entretiendra la paix, parce que rafraîchissant
15 la masse du sang elle rendra les hommes plus sages ?
Ouy, me dira-t-on, il y a plus de bon sens dans le premier parti que dans l’autre ; car il est plus apparent que la matière grossière qui nous vient des extremitez du tourbillon du soleil, n’étant pas proportionnée aux corps
20 terrestres, fait toutes choses de travers parmi nous, qu’il n’est apparent qu’elle y apporte ou qu’elle y conserve des dispositions favorables. Il est fort probable qu’elle aug 18 A. que cette matière grossière qui nous vient des extremitez du tourbillon, où elle avoit été reléguée comme une lie.
quelques inductions ; mais par une mesme sorte de raisonnement, je pourrais conclure que les Comètes annoncent toujours quelque grand bonheur à la Terre. Il y a plus de quinze cens ans, au raport d’Origene, que le Philosophe Charemon fit un Livre des Comètes, dans lequel il remarquoit que toutes les Etoiles cheveluëes avoient toujours présagé quelque bonheur. » (Comiers, Mercure de France, Janvier 1681, p. 137-8.)
Apres avoir cité un grand nombre d’événemens heureux arrives a la suite des Comètes, il conclut :
« Enfin pour ne pas faire l’Histoire générale des Comètes, on peut conclure aussitost qu’elles sont des présages heureux autant que malheureux ; ou plustost ou doit conclure que puis qu’elles sont suivies tantost de quelque bonheur, tantost de quelque malheur, elles ne présagent rien du tout et sont tout à fait indifférentes. » (Ibid., p. 144.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 55
mente le froid en hvvcr et la chaleur en été, parce qu’étant plus difficile à ébranler, elle doit augmenter le
25 froid et le repos, lorsqu’il n’y a pas de force pour la mettre en mouvement, et qu’étant une fois échauffée, elle doit avoir beaucoup plus de chaleur que les matières subtiles, d’où vient que le fer rouge brûle bien plus que la flamme d’esprit de vin, et que le feu est plus violent lors que le
30 froid est extrême, car il y a beaucoup d’apparence que le froid dispose le bois de telle sorte, que les parties que le feu en détache à chaque fois sont plus massives.
Mais je répons que ce sont toutes conjectures en l’air, et qu’on en peut faire d’aussi vrai-semblables en prenant
35 le contre-pied. Qui m’empêchera de dire que cette matière grossière epaisissant l’air et facilitant la condensation des vapeurs, doit diminuer le froid et le chaud selon la saison où l’on se trouve : le froid, parce qu’il n’est jamais plus violent que lors que l’air est le plus serain et le plus
40 pur (a) ; le chaud, parce qu’il n’est jamais plus insupportable que lors que le soleil darde ses rayons sur nous, sans rencontrer aucune nue, et parce que les pluyes qui naissent de la condensation des vapeurs, rafraîchissent extrêmement l’air ? Je puis supposer encore, que cette
45 matière grossière venant à se précipiter, est un ferment et une graisse qui doit rendre la terre fertile, comme ces corpuscules que le Nil laisse dans les lieux qu’il a inondez. Un autre dira avec autant de raison qu’à la vérité cette matière grossière cause un froid piquant qui purifie l’air
5° de toute semence de maladie ; mais qu’elle se subtilise
(a) Et positas ut glacici nives, puro inimitié Jupiter.
(Horat., Od. 10, 1. ;.)
29. A. À quoi on pourroit ajouter, que c’est apparemment la raison pour laquelle le feu est plus violent.
30. A. y ayant apparence que le froid.
40. A. La citation d’Horace est dans le texte.
56 PENSÉES SUR LA COMÈTE
peu à peu, le plus grossier tombant à terre comme un sédiment gras et plein de principes de fécondité, pendant que le reste ne retient que la solidité nécessaire pour pouvoir tempérer la chaleur de tems en tems, par la con 55 densation des nues, et par des pluyes également salutaires à la santé et à la récolte.
Peut-on empêcher un autre de dire que cette matière crasse a bien le loisir de se filtrer et de se subtiliser avant que de venir à nous, puis qu’elle fait un trajet de plu 60 sieurs millions de lieues, et que s’il luy reste encore de quoi épaissir nôtre air, cela doit être conté pour un de ces brouillards qui durent quelquefois sept ou huit jours sans conséquence, ou pour une de ces pluyes qui troublent l’eau des rivières pour quelque tems, sans qu’on
65 remarque que les poissons s’en portent moins bien ?
XVII
III e Raison : Que T Astrologie qui est le fondement des prédictions particulières des Comètes, est la chose du monde la plus ridicule (1).
Je dis en troisième lieu que le détail des présages des Comètes ne roulant que sur les principes de l’Astrologie,
59. A. plus de 16 millions de lieues.
61. C. compté comme l’un de ces brouillards.
63. C. ou comme l’une de ces pluies.
65. A. ajoute la phrase suivante à la fin du § XVI de B : Pourquoi dirait-on que nôtre air garde des 3. et 4. ans de suitte cette lie dont une Comète le barbouille, puis que nous voyons constamment que les eaux des rivières les plus troubles se clarifient en peu de jours ?
(1) Cf. Bernier, Abrégé de la Philosophie de Gassendi, 2 e — partie. Réfutation de l’Astrologie judiciaire, particulièrement p. 252 sqq.
Petit s’autorise aussi de l’exemple de l’Astrologie judiciaire et de ses
PENSÉES SUR LA COMÈTE 57
ne peut être que très ridicule, parce qu’il n’y a jamais eu rien de plus impertinent, rien de plus chymerique que 5 l’Astrologie, rien de plus ignominieux à la nature humaine, à la honte de laquelle il sera vray de dire éternellement, qu’il y a eu des hommes assez fourbes pour tromper les autres sous le prétexte de connoitre les choses du ciel, et des hommes assez sots pour donner créance à
10 ces autres là, jusques au point d’ériger la charge d’Astrologue en titre d’Office, et de n’oser prendre un habit neuf ou planter un arbre sans l’approbation de l’Astrologue (a).
Voulez vous savoir d’un homme de cette profession,
15 quels sont en particulier les présages d’une telle ou d’une telle Comète ! (i) Il vous repondra que la vertu particu (a) Mr. Bernter : Relat. du Mogol.
fraudes niaises pour prouver la vanité de la croyance aux présages des Comètes. Bayle reprend son argumentation, mais il en profite pour ruiner la doctrine du Consentement universel et sa discussion prend ainsi une portée philosophique bien autrement importante.
(1) « Mais l’Astrologie est un vil amusement, une vaine observation indigne d’un Homme de bon sens et punissable dans la personne des Chrestiens, qui, en voulant sonder les secrets de l’avenir, entreprennent, selon Tertullien, de voler la Divinité.
Il suffit, pour détruire les présages des Astrologues, d’en raporter icy quelques uns. Les Comètes, disent-ils, estant dans le ^ signe du Bélier, malheur à l’Orient ; mais chaque Païs est oriental à l’égard d’un autre. Si elles se font voir au signe du Taureau, malheur à l’Occident et au Septentrion, etc. Si elles vont contre l’ordre des signes, elles présagent l’établissement de nouvelles Loix. Si elles paraissent au milieu du Ciel, elles annoncent l’accroissement d’un Royaume. Si elles sont près de Saturne elles engendrent la peste, la stérilité, les trahisons ; proches de Jupiter, elles causent des ebangemens de Loix et la mort des Pontifes ; proche de Mars, elles donnent le signal a de sanglantes guerres ; et proche de Mercure qui avec son Caducée et ses Talonnieres estoit le Messager des Dieux, elles découvrent les secrets des Souverains d’icy-las.
Ce sont là les beaux raisonnemeus et les éclatantes folies des Astrologues. Si ce n’estoit pas leur faire trop d’honneur que de les réfuter, il ne faudroit que leur demander s’il y a quelque apparence de croire que les Planètes ayent les vertus qu’ils leur attribuent, parce que les Anciens leur ont donné à leur fantaisie des noms de Divinitez feintes,
58 PENSÉES SUR LA COMÈTE
liere d’une Comète dépend de la qualité du signe, et de la maison, où elle a commencé d’être veùe, comme aussi de l’aspect où elle a esté avec les Planètes. Que c’est à cette
20 situation qu’il faut regarder principalement pour bien faire l’Horoscope d’une Comète (1), à quoi on ajoute la considération des signes par où elle passe successivement. Là dessus il vous apprendra qu’il y a des signes masculins et des signes féminins, qu’il y en a de terrestres et
25 d’aqueux, de froids et de chauds, de diurnes et de nocturnes, etc. ; que chaque Planète domine sur une certaine portion de la terre, et sur une certaine espèce de gens et de choses (2) ; Saturne, par exemple, sur la Bavière, la Saxe
21. C. l’on.
qui n’avoient elles-mesmes ces qualïtez que dans la fausse opinion de leurs Adorateurs. La Planète de Mars porte le nom du Dieu de la Guerre, et par conséquent elle a la vertu de présider à la guerre, mais on luy pouvoit donner le nom de Minerve et alors elle eust préside à la Paix, ou du moins aux Beaux Arts qui se cultivent pendant la Paix. » (Comiers, Disc, sur les Comètes. Mercure galant. Janvier 1681, p. 151).
(1) Horoscope, le degré de l’ascendant, ou l’astre qui monte sur l’horizon en certain moment qu’on veut observer pour prédire quelque événement, comme la qualité du temps qu’il fera, la fortune d’un homme qui vient au monde. Mercure et Venus étoient dans Yhoroscopc.
On appelle aussi horoscope, cette figure ou thème céleste contenant les douze Maisons dans lesquelles on marque la disposition du Ciel et des Astres en un certain moment pour faire des prédictions. On dit tirer Yboroscope. On appelle aussi cela Dresser une. nativité, quand il s’agit de prédictions sur la vie et la fortune des hommes, car on fait aussi les horoscopes des villes, des Estats, des grandes entreprises, etc. (Dictionnaire de Furetière, éd. de 1694).
(2) « Ils ont départy comme bon leur a semblé toute la terre, de la manière la plus extravagante qu’on puisse imaginer. Ils assujettissent à Saturne la Bavière, la Saxe, l’Espagne, une partie de l’Italie, les Juifs, les Maures, Constance, Ravenne, Ingolstad et autres villes, Peuples et Provinces. À Jupiter la Perse, la Hongrie, partie de la France, Babylone, Cologne, etc. ; à Mars tout le Nord, une partie de l’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, la Lombardie, Padoùe, Ferrare, Cracovie, etc. À Venus, l’Arabie, l’Autriche, la Pologne, la Suisse, etc. À Mercure, la Grèce, l’Egypte, la Flandre, Paris, etc. » fPetit, Diss. sur les Com., p. 109).
« Quant aux maisons… c’est une division qu’ils font de tout le Ciel
PENSÉES SUR LA COMÈTE 59
et l’Espagne, sur une partie de l’Italie, sur Ravennes et
30 sur Ingolstad, sur les Maures et sur les Juifs, sur les étangs, les cloaques et les cimetières, sur la vieillesse, sur la rate, sur le noir et le tanné et sur l’aigre ; car il n’y a pas jusqu’aux couleurs et aux saveurs qu’on ne leur partage. Il ajoutera que les signes et particulièrement ceux
3 S du Zodiaque ont aussi leurs departemens marquez sur le globe de la terre, pour y exercer leur vertu : le Bélier, par exemple, domine sur toutes les choses assujetties à la Planète de Mars son hôte (car vous remarquerez que chaque Planète a son logis arrêté dans un certain signe)
40 qui sont le Nord, une partie de l’Italie et de l’Allemagne, l’Angleterre et la Capitale de Pologne, le foye, le fiel, les soldats, les bouchers, les sergeans et les bourreaux, le rouge, l’amer et le mordicant. Et outre cela il règne sur la Palestine, sur l’Arménie, sur la mer rouge, sur la Bour 45 gogne, sur les villes de Mets et de Marseille. Il vous dira
31. A. sur les étangs, cloaques et cimetières.
Ce lu-dessous de nous et qui fait la nuict en six autres parties. Et cette division se fait par trois ou quatre diverses manières, suivant qu’il a pieu a quelques Autheurs Anciens et Modernes, qui ont chacun fait un secte à part… Ces divisions s’appellent donc les 12 maisons dont les six premières sont sous nostre Hémisphère et commencent vers l’Orient : les autres six sont au-dessus, la septiesme commençant vers l’Occident, la dixiesme estant au midy, et la douziesme finissant à l’Orient. L’Horoscope à parler proprement est donc le vray point ou de°ré du Zodiaque, qui se trouve monter en l’Orient au tems et au moment que l’on dresse la Figure sur laquelle on veut porter le jugement ou de la personne naissante, ou de la Comète qui paroist, ou du Royaume qui s’establit ou de la ville ou de la Maison, ou de la Navire qu’on bastit, de la Religion qu’on embrasse, de l’Escolier qui va au Collège, du Soldat qui prend les armes, du Marchand qui s’embarque, de l’habit que l’on prend, du Malade qui se met au lict, ou de tout ce qu’il vous plaira : parce qu’on fait l’Horoscope de toutes choses, mesmes celuy du Monde, des Religions et des Monarchies. » f Petit, Diss. sur les Coin., p. 128).
60 PENSÉES SUR LA COMÈTE
de plus qu’il y a 12 maisons à considérer dans le Ciel(i), dont chacune a ses fonctions particulières et appartient à une certaine Planète : car, par exemple, la première maison se raporte à la vie et à la complexion du corps et la
50 dernière aux ennemis, à la prison et à la fidélité des Domestiques. Mercure se plait dans la première plus que toutes les autres Planètes, et répand de là une vie heureuse et une forte complexion. Venus se plait dans la cinquième, où elle promet de la joye par les enfans.
5 5 Cela posé avec plusieurs autres remarques de même nature, l’Astrologue vous dira à quel pays et à quelles gens ou à quelles bêtes la Comète en veut principalement, et de quelle sorte de maux elle menace. Dans le Bélier (2), elle signifie de grandes guerres, et de grandes mortalitez,
(1) Cf. sur les Prédications des Astrologues et les « Maisons », Bernier, Abrégé de la Philosophie de Gassendi, 2’partie, p. 250 et 255.
(2) « Pour les signes, ils avancent donc que les Comètes dans le Bélier signifient de grandes guerres, effusions de sang, mortalité et abbaissement des grands, eslevations de Personnes basses, maladies, sécheresses, etc. Au Taureau de mesrae avec grands froids, tremblemens de terre et renversemens de Villes. Dans les Gémeaux, tonnerres, famines, morts de jeunes gens, changemens de Religion, incendies. Dans le Cancer, force rebellions, contre les Princes et les Seigneurs, grande abondance de vermine pour gaster tous les biens de la terre et famine en suite. Dans le Lyon, tous les mesmes maux et plus encore la rage des loups, des chiens et autres bestes. Dans la Vierge, des Concussions, Vexations de gens de bien, emprisonnemens, morts de femmes et avortemens dangereux, etc. Si les signes et les constellations par où passent les Comètes sont de forme humaine, comme les Gémeaux, la Vierge, l’Orion et autres, c’est aux hommes qu’elles en veulent ; si c’est par les bestes, comme le Taureau, le Bélier et autres, c’est à leur espèce, etc. (Cf. Mizauld, Cometographia, item Calalogus cometarum usquc ad annum 1540 visarum ciim portentis et eventis aux secuta sitnt. Paris, 1549).
Mais d’où ont-ils pris tant de bagatelles pour la signification des. signes ? et qui leur a donné ces proprietez et ces différences des masculins et de féminins ? de mobiles, fixes et le reste ? Si c’est à cause de leur Figure humaine ou de bestes, Aquatique ou terrestre, tout cela est arbitraire. Et l’on pourroit mettre le Taureau où l’on a mis les Pois sons et les Gémeaux à la place du Lyon, sans changer pour cela la Figure ou la situation des Estoiles, qui ne ressemblent pas plus à l’une qu’à l’autre. » CPetit, Diss. sur les Com., p. 114).
PENSÉES SUR LA COMÈTE 6l
60 l’abaissement des grands, et l’élévation des petits, des sécheresses épouvantables pour les lieux soumis à la domination de ce signe. Dans la Vierge elle signifie des avortemens dangereux, des maltotes, des emprisonnemens, la stérilité et la mort de quantité de femmes. Dans
65 le Scorpion ce sont outre les maux precedens, des reptiles et des sauterelles innombrables. Dans les Poissons, des disputes sur des points de foi, des apparitions épouvantables dans l’air, des guerres et des pestes, et toujours la mort des grands.
70 S’il arrive par malheur que les Comètes passent par des signes de figure humaine, comme sont les Gémeaux, la Vierge, l’Orion, etc. c’est aux hommes qu’elles s’en veulent prendre (1). Si elles passent par les signes du Bélier,
(1) Plusieurs disent que les Comètes participent de la nature et ont les mesmes effets que les Planètes et Estoiles auprès desquelles elles roulent. Ainsi les Comètes proches de Saturne engendrent peste, trahisons et sterilitez ; près de Jupiter : changement de loix et mort de Pontifes ; près de Mars : guerres sanglantes ; près du Soleil : guerres universelles ; près de la Lune : inondations ; près de Venus et près de la Couronne, menacent les Souverains ; près de Mercure, découvrent les secrets ; près de l’Estoile Lira, présagent rejouyssance aux Nobles ; près le Serpent et le Scorpion, causent la peste et font des tremblemens de terre ; en un signe fixe, présagent servitude et désolation, dans les constellations d’Andromède ou de la Cassiopée. Et tempestes, inondations et combat naval dans le Fleuve céleste Eridanus ou dans le vaisseau des Argonautes. Je crois même qu’on trouve des Mathématiciens qui disent que ces interprétations sont ensuite du Premier chapitre de la genèse, où il est dit que mesmes les Astres ordinaires sont mis au Ciel en signes de choses avenir, comme l’explique Eusebe de Cesarée au 9 chapitre du 6 e livre de la Préparation Evangèlique ». (Comiers, La nature et présage des Comètes, p. 360).
Ailleurs il reprend l’idée avec une ironie assez plaisante : « La Comète ayant été stationnaire dans le signe du Bélier, malheur sur les Bêtes à cornes et principalement sur les moutons et brebis… Mais pour toutes ces raisons, il semble que peu de personnes soient exemptes de ses menaces, puisqu’au 17 Décembre 1664 elle a croacé avec le Corbau, le 21 a rampé avec l’Hvdre, le 22 a fait l’Argonaute, le 28 a chassé avec le Chien, le 29 a couru avec le Lièvre, le 30 a accompagné l’Orion, le Gendarme céleste. Le 1" Janvier 1665, s’est étouffé comme un roy d’Ecosse dans la Malvoisie et a fait Fyvrongne avec l’Eridanus, avec le
6l PENSÉES SUR LA COMÈTE
du Taureau, du Cygne, de l’Aigle, des Poissons, c’est aux
75 animaux de cette espèce qu’elles en veulent, et si les signes sont masculins ce sont les maies qui en pâtissent, s’ils sont féminins ce sont les femelles. Si les Comètes passent par les parties honteuses de quelque constellation c’est un fâcheux présage pour les impudiques. Si la
So Comète est Saturnienne par sa situation, ou par son aspect, elle produit tous les mechans effects de Saturne, la jalousie, la mélancolie, les défiances et les terreurs. Si elle est dans la seconde maison qui est celle des richesses, elle traverse le gain, et faire faire des vols et des banque 85 routes, et ainsi du reste, car en gênerai un Astrologue juge de la vertu d’une Comète par les reigles selon lesquelles il prétend que tel ou tel signe dans une telle maison, et dans un tel aspect présage ceci ou cela à telle ou a telle chose (a).
90 Rarement fait-on signifier quelque bonheur aux Comètes. Il y eut neantmoins un Astrologue Suisse, qui ayant remarqué en 1 66 1 qu’une Comète avoit passé par le signe de l’Aigle, et qu’elle étoit venue mourir à ses pieds, asseura que cela presageoit la ruine de l’Empire
95 Turc par celui d’Allemagne, ce que l’événement a si peu justifié, que deux ans après les Turcs pensèrent prendre toute la Hongrie, et eussent apparemment envahi toutes les terres héréditaires de la maison d’Autriche, si le secours que le Roy envoya à l’Empereur, ne l’eût mis en
(a) Voyez M. Petit, Dissertât, sur les Comètes, p. pj.
Nectar et l’Ambroisie de ce fleuve céleste. Le 5 a été la cataracte à la Baleine et depuis le 14 Janvier garde dans Aries comme un autre Endimion, les moutons à la Lune. C’est pourquoypour tout dire on la peut apppeler Dame Gigogne, la grande afferée, maître Alibornm, maître empressé et maître Fac totinn et luy dire comme Martial à Attalus : Vis dicam quid sis 7 magnus es Ardelio. »
PENSÉES SUR LA COMÈTE 63
100 état de faire sa paix avec la Porte. Il en va des prédictions des Astrologues, comme de celles des Poëtes : elles sont volontiers funestes les unes et les autres aux Ottomans, mais sans aucune suitte. Il y a plus d’un siècle que tous les Poëtes François nous chantent d’un ton
105 d’oracle, que nos Roys iront détrôner le grand Turc (i) et dresser des Trophées sur les bords du Jourdain et de l’Euphrate. Le redoutable Monsieur Des-Preaux qui s’étoit tant moqué de ces saillies, y est tombé lui même à la fin, avec son je t’attens dans deux ans aux bords de
110 l’Hellespont, et il a été aussi faux Prophète que ses Confrères.
Ce n’est pas d’aujourd’huy que les Astrologues raisonnent sur de telles extravagances. C’étoit la même chose du temps de Pline (a) : On prétend, dit-il, que ce n’est pas
115 une chese indifférente, que les Comètes dardent leurs rayons vers certains endroits, ou reçoivent leur vertu de certains astres, ou représentent certaines choses, ou brillent en certaines parties du ciel. Si elles ressemblent à nue flûte, leurs pre (a) Lib. 2 : cap. 2 5.
112. A. Or ce n’est pas.
114. A. La citation de Pline est en latin : Referre arbitrantur (dit-il) in quas partes sese jaculetur, aut cujus stellx vires accipiat quasque similitudines reddat, et quibus in locis etnicet. Tïbiarum specie, Musiez arti portendere : Obscœnis auiem moribus, in verendis partibus signorum, ingeniis et eruditioni si triquetram figuram quadratatnve paribus angulis ad aliques perennium stellarum situs cdat. Venena fwidtre, in capite Septentrionahs, Austrinx-ve Serpentis.
(1) Leibniz lui-même conseillait à Louis XIV la conquête de l’Empire ottoman. " C’était là le moyen le plus glorieux et le plus utile de se précautionner contre l’Empereur et de mortifier les ennemis de la France. La conquête d’une belle et grande partie de la terre habitée valait mieux, ce semble, que les misérables chicanes du côté des Pays-Bas et du Rhin pour quelques villes ou bailliages ». (Ernest Lavisse, Hist. de France, VII, II, p. 572.)
64 PENSÉES SUR LA COMÈTE
sages s’addresscnt à la musique ; quand elles sont dans les
120 parties honteuses d’un signe, c’est aux impudiques qu’elles en veulent ; si leur situation fait un triangle ou un quatre cquilatéral à l’égard des étoiles fixes, c’est aux sciences et à l’esprit quelles s addressent. Elles répandent des poisons quand elles se trouvent dans la tête du serpentaire boréal ou austral.
125 Considérez, je vous prie, Monsieur, si ce n’est pas avoir perdu toute honte, que de poser des principes de cette sorte. Quoi, parce qu’une Comète nous paroit repondre à certaines Etoiles qu’il a plû aux Anciens d’appeller le signe de la Vierge, pour s’accommoder aux fic 130 tions Poétiques, qui portoient que la Justice, ou l’Astrœa Virgo, dégoûtée d’un monde aussi corrompu que le nôtre, s’en étoit envolée (a) dans le Ciel, les femmes seront stériles, ou feront de fausses couches, ou ne trouveront point de maris ? Je ne voi rien qui soit plus mal
135 lié que cela.
C’est un pur caprice qui a fait représenter ce signe sous la figure d’une femme, car au fond, il ne tient pas plus de la figure humaine, que d’une autre. Mais quand il seroit vrai qu’il tiendroit de la figure humaine, avons
140 nous les yeux assez bons avec l’aide des meilleurs Télescopes, pour discerner que c’est à une femme qu’il ressemble et non pas à un homme ? Et si nous pouvions porter notre discernement jusques là, pourrions-nous connoitre que c’est la figure d’une fille plutôt que celle
I4S d’une femme ? Et enfin quand même nous pourrions faire toutes ces subtiles distinctions, et connoitre claire (a) Astvxa Virgo, siderum magnum dccus.
(Seneca in Octav.)
132. C. s’en étoit allée au ciel.
133. A. soit en faisant de fausses couches, soit (ce qui est encore plus terrible) en ne trouvant point de maris.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 6$
ment qu’un certain nombre d’étoiles sont tellement situées qu’elles forment une figure de fille, s’ensuivrait il qu’elles communiqueroient à un corps éloigné peut être
1 5° de trente millions de lieues, des influences contraires à la multiplication du genre humain ? On aurait incomparablement plus de raison d’avancer cette impertinence, qtie si un boulanger for moi t la figure d’un homme, ou d’une femme sur un gâteau, il le convertirait en poison pour tous
155 les hommes, ou pour toutes les femmes qui eu mangeraient. Assurément ce que disent les Astrologues mérite la censure qui se lit dans Pline contre une autre espèce de menteurs, qu’avoir dit cela sérieusement, c’est témoigner qu’on a un mépris extrême pour les hommes, et que l’impunité
160 du mensonge est montée et un excès inexcusable (a).
Je ne m’amuserai pas à prouver ce que j’avance si fièrement contre la vanité de l’Astrologie Judiciaire, car outre que vous ne doutez point de ce que je dis sur ce point là, je sai qu’il y a quantité de beaux Traittez connus
165 de toute la terre, qui démontrent de la manière du monde la plus convaincante la fausseté de cet art chymerique et imposteur. Je ne croi pas que jamais personne se soit mêlé d’écrire contre les Astrologues, qui ne les ait accablez, et qui n’ait pu dire de cette matière ce que les
170 Romains disoient de l’Afrique, que c’était pour lui une moisson de triomphes. S’il y a quelque Autheur qui ait écrit contre l’Astrologie sans la blesser à mort, il a fait asseurement un exploit très difficile, et qui lui vaudrait
(a) Hxc scrio quemquam dixisse, summa homhium contcmtio est, et inicleranda mendaciorum impunitas (t. 37, cb. 2).
150. C. une influence contraire.
151 A. J’.u’merois autant dire que si un boulanger.
160. A. et cela avec plus de raison qu’un Grammairien dont parle M. de Balzac, ne le disoit des livres de Mrs. du Vair, et du Plessis. Entret. 6, cb. 4.
Pensées sur la Comète. 5
66 PENSÉES SUR LA COMÈTE
une pension considérable sous un prince de l’humeur de
175 l’Empereur Gallien, qui rit donner le prix du combat à un Cavalier, parce qu’étant entré en lice contre un Taureau, il l’avoit couru très longtems sans lui donner aucun coup, ce que Gallien (a) trouva d’une difficulté méritoire.
180 Ainsi ce n’étoit pas la peine qu’un Génie aussi prodigieux que le célèbre Comte de la Mirandole, travaillast à confondre l’Astrologie : un esprit médiocre l’eust bien fait. C’étoit employer les flèches d’Hercule à tuer des petits oiseaux, comme faisoit Philoctete pendant le siège
185 de Troye (b) et faire battre une aigle contre une mouche. Aussi est-il fort apparent que ce comte ne jugea l’Astrologie digne de sa colère, que parce que toute absurde qu’elle est, les personnes du plus haut rang ne laissoient pas par leur exemple de luy donner une grande vogue r
190 car ce sont toujours ces personnes là, qui sont les plus curieuses de l’avenir, leur ambition leur donnant une impatience extrême, de savoir si la fortune leur destine toutes les grandeurs qu’ils se souhaittent, et de posséder à tout le moins, par promesse, l’élévation où ils aspirent.
195 II est fort vrai-semblable aussi que les Astrologues de ce tems là, attendirent que ce savant Adversaire fut mort, pour lui prédire qu’il mourroit à 32 ans, qui fut toute la réponse qu’ils se sont vantez d’avoir opposée à ses livres, car il n’est pas fort seur de menacer avant coup ceux qui
(a) Toties tau ru m non fer ire, difficile est.
(Trebell. Poil, in vit. Gall).
(b) Venaturque aliturque avibus volucresque petendo, Débita Trojanis exercet spicula fatis.
(Ovid., Metam., i)).
178. La citation de Trebell. Poil, est dans le texte de A.
185. A. c’etoit faire battre une aigle.
189. A. la grand’vogue.
191. C. leur ambition leur donne.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 6"J
200 écrivent contre l’Astrologie. Témoin cet Astrologue qui assura le public que M. de Gassendi qui faisoit tant de l’entendu contre la Judiciaire mourroit vers la fin de juillet, ou au commencement d’Août 1650 et (a) qui eut la honte de voir qu’il se trouva guéri en ce tems là de la
205 maladie, sur laquelle la prédiction se fioit apparemment bien plus que sur la vertu des Astres (1).
XVIII
Du crédit de l’Astrologie parmi les Anciens Payons.
Mais il ne sera pas inutile de faire voir qu’encore que l’Astrologie soit la plus vaine de toutes les impostures, elle n’a pas laissé de s’établir dans le monde une espèce de domination. Il paroit par plusieurs passages de l’Ecri5 ture (b) que la Cour des Roys de Babylone étoit toute pleine d’Astrologues, qui semoient leurs prédictions par tout, et flattoient leur nation de mille trompeuses espérances. Il y en avoit aussi beaucoup en Egypte. Ils infa (a) Marin. Voyez M. Bernier : Abreg. de Gassendi, tom. 4, p. 489.
(b) Isaïe, cb. 44 et 47.
(1) Petit, dans un long chapitre de sa Dissertation sur tes Comètes, démontre l’Extravagance de l’Astrologie judiciaire (p. 134 sqq.).
« Personne n’ignore que l’Astrologie judiciaire n’est ny un Art ny une Science, puis qu’elle n’a aucun principe ny démontré ni plausible. Tous les Chrestiens demeurent d’accord qu’elle est contraire à la Religion et au Franc— Arbitre, parce qu’elle impose une fatalité indispensable aux actions des Hommes et les fait dépendre d’une imaginaire influence des Astres. Aussi l’Eglise ne permet l’usage de l’Astrologie qu’en ce qui peut servira la Médecine, à la Navigation et à l’Agriculture. » (Comiers, Disc, sur ks Ccmet., Mer. de Fr., janvier 1681, p. 115).
68 PENSÉES SUR LA COMÈTE
tuerent(i) tellement la. ville de Rome, qu’il falut que l’au io torité du Prince reprimast ce grand abus. Mais l’arrêt de leur bannissement étoit si mal exécuté, que cette négligence a fait dire à un Historien, qu’on chasseroil Joûjours les astrologues ci qu’on les retiendront toujours (a). Ce n’est pas que la fausseté de leurs prédictions ne les deust suffi 15 samment décrier, car le seul Empereur Claude qu’ils menaçaient incessamment de l’heure fatale, les avoit fait mentir tant de fois que Seneque (b) introduisit Mercure priant la Parque de vouloir bien permettre que les Astrologues dissent enfin la vérité. Mais que voulez vous ?
20 les hommes aiment à être trompez, et pour cela ils oublient aisément les beveùes des Astrologues, et ne se souviennent que des rencontres où leurs prédictions ont passé pour véritables.
C’est ce qui a été fort bien remarqué par Henri le
25 Grand (2). Il ne se passoit point d’année, ni de mois où les
(a) Genus hominum potentibus injidum, sperantibus fallax, quod in civtiate nostra et vetabitur semper et retinebitur. (Tarit., 1. 1, Histor.)
(b) Patere mathematicos aliquando verum diccre, qui ilîum postquam Priucepsfactus est, omnibus annis, omnibus mcnsibus, cjfcrunt. (De morte Claud. Cxsar.)
17. A. La citation de Sénèque est dans le texte.
24. C. (Voyez le Journal du Maréchal de Bassompiere, p. m. 241).
(1). Infatuer. Se laisser coëfier, prévenir par quelqu’un, par l’apparence d’un grand mérite. Ces nouvelles opinions sont propres à infatuer les ignorans. On s’infatuë de cent opinions erronées par la préoccupation. —Ce mot vient du latin iufatuare qui signifie rendre fol, mettre une personne hors de son bon sens. (Diction, de Furetière. Ed. 1694.)
(2) « Je ne vous parle pas du bon mot de Henri IV, car je l’ai rapporté sans citer personne, ce qui a pu vous persuader que je manquais de preuve imprimée. Il est pourtant vrai que je l’avois lu dans un Ouvrage dont l’Auteur avoit oui dire cela à ce grand Prince. Il y a trente ans que tous les Astrologues, et Charlatans, qui feignent del’ctrej me prédisent chaque année que je cours fortune de mourir : et en celle que je mourrai on remarquera tous les présages qui m’en ont averti en icclle, dont
PENSÉES SUR LA COMÈTE 69
Astrologues n’annonçeassent la terrible menace de sa mort. Ils diront vrai enfin (dit un jour ce prince) et le public se souviendra mieux de la seule fais où leur prédiction aura, été vraye, que de tant d’autres où ils ont prédit à faux.
3° C’est aussi ce que quelqu’un a remarqué touchant les oracles de Delphes. On aprenoit par cœur ceux qui avoient prédit la vérité, et on en parloit partout, mais on oublioit, ou bien on passoit sous silence ceux qui avoient prédit le contraire, car les Partisans d’Apollon
3 5 faisoient valoir en toutes rencontres le peu d’oracles où où il ne s’étoit point trompé, et ne disoient mot du grand nombre de ses fausses Prophéties. Pour ceux qui meprisoient les oracles, ils ne se soudoient de parler ni des véritables ni des faux, à la reserve d’un petit nombre
40 de personnes qui étoient peut être de l’humeur d’un illustre Philosophe Grec nommé Œnomanus, qui ayant été souvent trompé par les réponses d’Apollon, fit (a) par dépit une compilation fort ample de ses oracles, dont il réfuta les sottises et les faussetés. Tel étant l’esprit de
45 l’homme, il ne faut pas trouver étrange que les Astrologues se soient maintenus, contre les ordres de les chasser que l’on donnoit de tems en tems et contre les mauvais offices qu’ils se rendoient à eux mêmes en prédisant des choses qui n’arrivoient pas. Il faut s’étonner
50 plutôt de ce que l’esprit de l’homme est assez faible pour se laisser tromper par des gens qui se trompent eux
(a) Euseb., Préparât. Evaugcl. (Lib. 5, cap. 10). 41. C. Œnomaus.
l’on fera cas el on me parlera de ceux qui sont avenus les années précédentes ». Bassompierre, Journ. de sa vie, tome I, page 241, édit. de Holl.. 1666.) (Contin. des Pensées div., § XLIJ.
70 PENSÉES SUR LA COMETE
mêmes tous les jours, et c’est aussi ce qui a paru fort étonnant à un illustre Romain (a), qui avoit veu arriver à Pompée, à Crassus et à César tout le contraire de ce
S S que les Astrologues leur avoient prédit. Qu’il y a peu de gens qui fassent la reflexion de cet honnête homme qui remercioit la belle Daphné, de l’avoir délivré de la superstition des Oracles d’Apollon, en faisant échouer les entreprises amoureuses de ce Dieu, qui se vantoit
60 tant de connoitre l’avenir (1) ! Mais laissons à part toutes ces moralitez, et contentons nous de dire que l’Antiquité Payenne s’est étrangement laissé jouer aux Astrologues.
(a) Quam multa ego Pompeio, quant mulfa Crasso, quam multa buic ipsi
Cxsari a Caldxis dicta memini, neminem eortim nisi senectute, nisi domi,
nisi cum claritate esse moriturum : ut viihi permirum videatur, quemquam
exstare qui etiam nunc credat Us quorum prxdicta quotidie videat re et
• eventis refelli. (Cicero, lib. 2 de Divin.)
55. A. Comme il parle beaucoup mieux sa langue, que je ne parle la mienne, je suis seur que c’est vous faire plaisir que de vous rapporter ses propres paroles. Les voicy : Quam multa, etc.
57. C. qui loùoit la belle Daphné, d’avoir refuté dans sa Relation.
(1) « Vous m’avez trouvé blâmable d’avoir rapporté sans aucune citatation la raillerie contenue dans le remerciment qui fut fait à la belle Daphné… Je vous avoue ingénument mon ignorance, je ne savais cela que pour l’avoir lu dans un Ouvrage de l’Abbé Cotin (Œuvre ; galantes, ton. I, p. 231), et vous pouvez bien juger qu’un tel nom mis à la marge n’eût pas donné un grand relief à cette pensée… Il u’avoit pas tort°de comparer les oracles d’Apollon aux prophéties des Astrologues. Les mêmes défauts se trouvent dans ces deux espèces de prédictions, et si vous souhaitez des exemples par rapport à la première vous n’avez qu’à lire la 106 e lettre de la Mothe le Vayer, le livre de M. Van Dale de Oraculis Etbnicorum, et celui de M. de Fontenelle. » (Contin. des Pensées div., § XLVIIIJ.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE r /î
XIX
Du crédit de Y Astrologie parmi les infidèles d’aujourd’huy*
Les Mahometans et les Payensd’aujourd’huy font encore pis. Monsieur Bernier nous asseure dans sa curieuse Relation des Etats du grand Mogol, que la plus part des Asiatiques sont tellement infatuez de l’Astrologie Judi5 ciaire qu’ils consultent les Astrologues dans toutes leurs entreprises. Ouand deux armées sont prêtes à donner bataille, on se donne bien garde de combatre, que l’Astrologue n’ait pris et déterminé le moment propice pour commencer le combat. Ainsi, lors qu’il s’agit de choisir
10 un General d’Armée, de dépêcher un Ambassadeur, de conclurre un mariage, de commencer un voyage, ou de faire la moindre chose comme d’acheter un Esclave, et vêtir un habit neuf, rien de tout cela ne se peut faire sans l’arrêt de Mr. l’Astrologue.
1 5 Les voyages de Mr. Tavernier (a) nous apprennent à peu prés les mêmes choses touchant les Perses, qu’en gênerai ils tiennent les Astrologues pour des gens illustres ; qu’ils les consultent comme des oracles ; que le Roy en a toujours trois ou quatre auprès de sa personne pour
20 lui dire la bonne ou la mauvaise heure ; qu’on vend tous les ans en Perse un Almanach plein de prédictions sur les guerres, sur les maladies, et sur les disettes, avec des
(a) I. partie, liv. j, ch. 14.
1. A. les Payens et les Mahometans. 15. Le § : « Les voyages de M. Tavernier », jusqu’à : « Les Relations de la Chine », a été ajouté dans B.
72 PENSÉES SUR LA COMÈTE
remarques sur les tems qui sont bons à se saigner, à se purger, à voyager, à s’habiller de neuf, et à d’autres choses
25 de cette nature ; que les Perses donnent une entière créance à cet Almanach, de sorte que qui en peut avoir un, se gouverne en toutes choses selon les reiffles. Cela va si loin qu’en l’an 1667 (b), le Roy de Perse ChaSephi II du nom ne pouvant rétablir sa santé par toute
30 l’industrie de ses Médecins, on crut que les Astrologues en étoient la cause pour n’avoir pas seu prendre l’heure favorable, lors que le Roy fut élevé sur le throne. Et là dessus ce fut à recommencer ; car les Médecins et les Astrologues joints ensemble étant convenus d’une heure
35 propice, on ne manqua pas de refaire toutes les cérémonies du couronnement, et il fut même trouvé à propos de changer le nom du Roy. Les Médecins de la Cour furent la principale cause de toute cette Comédie, parce que craignant la disgrâce où quelques uns de leur Corps
40 étoient déjà, ils s’avisèrent de justifier la Médecine au dépens de l’Astrologie, et d’asseurer que la maladie du Roy et la disette qui affligeoit le Royaume en même tems, venoient de la faute des Astrologues, ce qu’ils s’offrirent de prouver prétendant être aussi habiles qu’eux
45 dans la connoissance de l’avenir. Leur proposition ayant plu au Roy et à son Conseil, on ordonna une Consultation d’Astrologues et de Médecins pour trouver une heure favorable à un second couronnement. L’agréable sujet que c’eust été pour Molière qu’une consultation
50 entre des Astrologues et des Médecins pour le bien public d’un grand Ro}"aume ! Combien de railleries n’eust il pas imaginé en voyant la Médecine appeller l’Astro (b) Ibid., ch. 1.
49. C. que c’eût été à Molière.
PENSÉES SUR LA COilÈTE 73
logie à son secours ! Mais en Perse ce n’est point matière de raillerie. Un homme qui se vante de connoître
5 5 l’avenir, s’v rend maître de la conduite du Rov. Une figure de Geomance fut cause que le grand Cha-Abas (a), tout plein d’esprit et tout courageux qu’il étoit, demeura trois jours aux portes d’Ispahan, sans oser mettre le pied dans la ville.
60 Les Relations de la Chine (b) nous apprennent que toutes les affaires de l’Empire s’y résolvent sur des observations Astronomiques, l’Empereur ne faisant rien sans consulter son thème natal et qu’il y a des personnes dont l’emploi consiste à contempler les Astres toute la
65 nuict de dessus une montagne pour pouvoir rendre raison à l’Empereur de leurs mouvemens et de leurs significations. Les Chinois défèrent beaucoup à ce rare précepte d’Astrologie, qu’il ne faut point se purger pendant que la Lune est dans le signe du Taureau, parce que cet
70 animal étant un de ceux qui ruminent, il seroit à craindre que la médecine ne remontast hors de l’estomac. C’est bien la plus pitovable imagination qui puisse venir dans l’esprit d’un homme, car outre que le signe du Taureau n’a pas plus de relation, ni plus de conformité avec
75 l’animal que nous appelons ainsi, qu’avec un arbre, et qu’il y auroit autant de raison de donner le nom et la figure d’un Saint à chaque signe comme quelques uns (c)
(a) Pietro delh Valle, Lit. 6.
(b) Voyc^V Ambassad. de la Compagn. Holland., part. 2, ch. 2.
(c) Julius Schillerus Augustamis J. C. in Cœlo stelhto Christiano (1).
58. C. sur une montagne.
67. A. Ce sont les Chinois qui ont débité ce rare précepte.
71. C. de l’estomac.
(1) Le P. Jules Schiller, Astronome du xvi B siècle, vivait à Augsbourg. Il joignit à la nouvelle édition de YUranometria nova de son com 74 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
ont fait, que le nom et la figure d’autre chose ; outre cela, dis-je, ne sait on pas que le signe du Taureau n’est
80 plus dans la situation où il était autrefois ; et qu’ainsi lors que nous disons que le Soleil et la Lune sont dans le signe du Taureau, cela ne signifie pas qu’ils repondent aux étoiles du Firmament qui composent ce signe, mais qu’ils repondent aux points du premier mobile
8s ausquels ces étoiles repondoient anciennement ? Les mêmes Chinois prétendent que ceux qui bâtissent, doivent éviter le quatrième degré du Scorpion, parce qu’une maison qui seroit bâtie sous un tel aspect, seroit fort sujette à se remplir de dragons, de scor 90 pions, et d’insectes. On pourroit croire sur ce fondement, qu’ils font l’Horoscope de leurs maisons, comme Tarrutius Firmanus fit l’Horoscope de la Ville de Rome : car n’en déplaise aux railleries de Ciceron (a), si les influences du ciel ont quelque vertu sur la nais 95 sance d’un homme, elles en peuvent avoir aussi sur la construction d’un Palais. On s’imagine dans le Japon, qu’il importe beaucoup pour la durée d’un édifice, et pour le bonheur de ceux qui doivent y demeurer, que lors qu’on commence de le bâtir, quelques uns se tuent
100 eux mêmes en considération de cette entreprise (b).
(a) Etianne Urbis natalis dies ad vim stellarum et Lunx pertinebat ? Fac in puero referre, ex qua affectione cœli primum spiritum duxerit : nutn hoc in latere aut in cxmento, ex quibus urbs effecta est, potnit valere ? (Ocero, l. 2 de Divin.)
(b) Voyei les nouvell. Relut, de Tavernier.
82. A. ils ne repondent pas… mais aux points.
patriote Bayer le Cœlum stellatum Cbristianum (1627) où il proposait de substituer aux dénominations empruntées à la mythologie païenne des noms tirés des Saintes Ecritures. C’est ainsi qu’il donne aux douze signes du Zodiaque les noms des douze Apôtres.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 75
Les Tonquinois ont une certaine Idole à laquelle ils offrent plusieurs sacrifices quand ils veulent bâtir une maison. Si bien que dans les principes de ces gens là, les circonstances d’un bâtiment commencé ont de merveil 105 leuses influences pour sa bonne fortune. Pourquoi donc leurs Astrologues ne pourroient ils pas deviner la bonne fortune d’une maison par le thème du Ciel, ou par l’ascendant sous lequel ont été posées les premières pierres ? Tous les peuples des Indes Orientales ont à peu prés le
no même entêtement pour l’Astrologie que les Chinois.
XX
Du crédit de l’Astrologie parmi les Chrétiens.
Mais qu’avons nous à faire de nous écarter dans le Pays des Infidelles abrutis d’une infinité d’erreurs chymeriques, et de remonter au tems du vieux Paganisme, où il n’est pas étrange que l’Astrologie ait régné, puis que la supers5 tition y étoit si prodigieuse, qu’on croyoit que les entrailles d’un veau apprenoient mieux quand il falloit donner bataille, que la capacité d’un Annibal, comme ce grand Capitaine (a) le reprocha de bonne grâce au Roy Prusias. Il ne faut pas aller si loin pour trouver ce que nous cher10 chons : car n’a-t-on pas veu nôtre Occident parmi les lumières du Christianisme tout infatué d’Horoscopes pendant plusieurs siècles ? Albert le Grand, Evesque de Ratisbonne, le Cardinal d’Ailly, et quelques autres n’ont
(a) Cicerc, lib. 2 de Divinat.
j6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
ils pas eu la témérité de faire l’Horoscope de Jésus Christ,
15 et de dire que les aspects des Planètes luv promettoient toutes les merveilles qui ont éclaté en sa personne : ce qui est visiblement faux, puis que les vertus et les miracles du fils de Dieu sont d’un ordre tout à fait surnaturel ? N’ont ils pas fait l’Horoscope non seulement des fausses
20 Religions, mais aussi de la Religion Chrétienne, et jugé de la destinée de chacune par les qualitez de sa Planète dominante ? Car ils ont distribué les Planètes aux Religions. Le Soleil est echeu à la Religion Chrétienne, et c’est pour cela que nous avons le Dimanche en singulière
25 recommandation ; que la Ville de Rome est Mlle solaire et Ville sainte ; et que les Cardinaux qui y résident, sont habillez de rouge, qui est la couleur du Soleil (1). Avoir dit cela impunément, n’est-ce pas avoir vécu dans un siècle prévenu d’une grande foy pour l’Astrologie ? Combien
30 pourrois-je nommer de Princes Chrétiens qui reigloient toutes leurs démarches sur l’avis de leurs Astrologues, un Mathias Corvin, Roy de Hongrie (a) qui ne faisoit rien que de leur consentement, un Louis Sforce, duc de Milan (b), qui ne commençeoit aucune affaire qu’au tems
35 qui lui étoit prescrit par son Astrologue, dont il suivoit les ordres avec tant de ponctualité, qu’il n’y avoit ni pluye, ni grêle, ni boue, ni orage qui l’empêchassent de
(a) Bonfinius, Decad. 4, Renan Hungar.. 1. S.
(b) Cardan, in Ptol. de Aslror. ;’; « /., /. 1. iex. 14.
(1) Cette interprétation ne souffre pas la discussion, il est superflu de le dire. Dans la symbolique chrétienne, le rouge signifie « la charité qui est ardente comme le feu et qui porte à verser notre sang pour la gloire de Dieu. C’est aussi l’image de la dignité et de l’autorité. À la Pentecôte, le Saint-Esprit, sous l’apparence de langues de feu, communique aux Apôtres la plénitude de la puissance et leur inspire un amour ardent de Dieu ». (Abbé Regnaud, Somm. du Catéchiste, IV, p. 725.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 77
monter à cheval avec toute sa Cour, afin de se retirer au lieu que l’Astrologue lui marquoit:ce qui n’empêcha 40 pas qu’il ne tombast entre les mains de ses ennemis qui le détinrent jusques à sa mort dans une dure captivité ? Cette foiblesse d’un Prince Chrétien ne vaut pas mieux que celle du grand Cha-Abas, de laquelle j’ay fait mention, il n’y a pas longtems (a).
XXI
Du créait de l’Astrologie eu France.
Que dirai je de nôtre Pays (i) ? N’a-t-il pas été un tems où la Cour de France même, qui par le caractère de la Nation naturellement fortifiée contre les Disciplines superstitieuses, est moins susceptible de ces erreurs que
(a) Cy-dessus, p. 7; .
42. La dernière phrase:« Cette faiblesse d’un Prince » n’est pas dans A, ainsi que la i™ phrase de XXI.
2. A. où la Cour de France même, moins susceptible de ces erreurs que toutes les autres, par le caractère de la nation naturellement fortifiée contre les Disciplines superstitieuses étoit toute pleine.
(1) « Toutes proscrites qu’elles sont par l’Ecriture, les Conciles, les Papes, les Saints Pères, les Théologiens, elles ne laissent pas (les superstitions) d’avoir par tout des partizans et des sectateurs. Elles trouvent accès chez les grands ; elles ont cours parmi les personnes médiocres ; elles sont en vogue parmi le simple peuple; chaque roïaurae, chaque province, chaque diocèse, chaque ville, chaque paroisse a les siennes propies. Tel les observe qui n’y pense nulLement, tel en est coupable qui ne les croit pas. (Traité \ des superstitions | selon l’écriture sainte | les décrets des conciles \ et les sentimens des saints Pcres \ et des Théologiens | par M. Jean Baptiste Ti.’iers, Docteur | en Théologie et curé de Vibraie. Paris, Ant. De^ollierj 1679. Préface). Ci’, encore, Thiers, I, Liv. III, ch. VU).
78 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 toutes les autres, étoit néanmoins toute pleine d’Astrologues, que l’on consultoit sur tout, et qui avoient prédit, à ce que l’on pretendoit, tout ce qui étoit arrivé ? Le P. Martin del Rio (a) si connu par sa grande littérature et par sa pieté, nous asseure qu’il a vu à la Cour de France
10 du tems de Catherine de Medicis, que les Dames n’osoient rien entreprendre sans avoir consulté les Astrologues, qu’elles appelloient leurs Barons.
Le mal s’accrut de telle sorte qu’il fallut non seulement employer les menaces de l’Eglise, mais aussi l’autorité du
15 bras séculier pour empêcher le débit des Almanachs, où les Astrologues se donnoient la liberté de prédire tout ce qu’ils trouvoient à propos (b). En effet le Concile Provincial de Bourdeaux de l’an 1583 deffend de lire et de garder cette sorte d’Almanachs et d’y ajouter foy. Celui
20 de Toulouse de l’an 1590 fait la même chose, ordonnant de plus l’observation exacte d’une Bulle du Pape Sixte V de l’an 158e qui enjoint aux ordinaires des lieux et aux Inquisiteurs de punir selon les Constitutions Ecclésiastiques tous ceux qui se mêlent de prédire les choses avenir.
25 Dans les Etats d’Orléans de l’an 1560 et dans ceux de Blois de l’an 1579 il fut ordonné que l’on procederoit extraordinairement et par punition corporelle contre les Autheurs de tels Almanachs, et deffenses furent faites de les imprimer ou débiter à peine de prison, et d’une
30 amende arbitraire.
Mais les Astrologues ne furent pas decreditez pour cela, car il est constant que la Cour du Roy Henry IV étoit toute pleine de prédictions. Ce n’étoient pas seulement les femmes qui, par cet esprit de crédulité et de curiosité
35 qui leur est propre, s’informoient de leur destinée : les
(a) Disquisit Magic, part. 2, quxst. 4, sert. 6.
(b) Voye\ Mr. Thiers, Traite des supers !., cb. 22.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 79
hommes les plus braves le faisoient aussi, comme vous diriez le Maréchal de Biron que le Roy Henri IV appela h plus tranchant instrument de ses victoires, en l’envoyant Ambassadeur à Londres, et qui étoit dans le fond un des
40 plus courageux hommes de la terre, et fort savant outre cela. Henri IV lui même, tout Henri le Grand qu’il étoit, n’a pas toujours connu, comme il a fait dans la suitte, la vanité de cet art. Je trouve dans les Mémoires de Mr. de Sully, que la Reine étant accouchée d’un fils qui a
45 régné si glorieusement sous le nom de Louis le Juste, Henri le Grand commanda à son premier médecin, nommé la Rivière, grand faiseur d’Horoscopes, de travailler à celle du Dauphin nouveau né. Il s’en deffendit, mais il falut obéir : et comme il ne rendait point conte de son
50 travail, le Roy lui commanda absolument et sous la peine d’encourir son indignation, de lui dire ce qu’il avoit trouvé, et il le fit (1). Peu à peu nôtre Nation s’est guérie de
(1) « L’on ne saurait nier que le Cardinal de Richelieu et des personnes d’un rang encore plus relevé que le sien n’ayent fait beaucoup de cas des prédictions Astrologiques de Jean-Baptiste Morin. 11 paroit par un ouvrage in-folio imprimé à Padouë Tau 1684, que Monsieur Reinaldini. mathématicien du grand Duc, et Professeur en philosophie à Padouë s’est hautement déclaré l’Apologiste de l’Astrologie judiciaire, et qu’il a donné beaucoup de tems à faire des horoscopes. On sait que Monsieur le Noble n’est point bigot ou superstitieux, ou engagé dans les erreurs populaires ; qu’il a infiniment de l’esprit, beaucoup de lecture ; qu’il scait traiter une matière galamment, cavalièrement ; qu’il connaît l’ancienne et la nouvelle Philosophie. Cependant il a bien voulu faire savoir au public non pas qu’il adopte toutes les chimères des Astrologues, mais qu’il croit qu’ils peuvent prédire les evenemens contingens. 11 se vante d’avoir fait beaucoup d’horoscopes qui ont réussi et il s’attache avec soin à maintenir le crédit de l’Astrologie judiciaire. (Uranie eu les tableaux des Philosophes depuis le 20, chap. du 5, livre jusques à la fin du 6, livre.) Son Ouvrage fut imprimé à Paris l’an 1697. Personne n’ignore combien les sciences et nommément la Philosophie fleurissent en Angleterre, néanmoins l’Astrologie n’y manque pas de sectateurs et de protecteurs. Témoin le livre imprimé à Londres l’an 1690, sous le titre de Astro-mctereologia sana. » (Cont. des Pensées div. § XL.)
80 PENSÉES SUR LA COMÈTE
cette foiblesse (i), soit que nous aimions le change, soit que l’attachement qu’on a eu pour la Philosophie dans ce
5 5 siècle icy, nous ait fortifié la raison, que toutes les autres sciences qu’on cultivoit avec tant de gloire depuis François I n’avoient gueres délivrée du joug des préjugez. Aussi faut-il avouer qu’il n’y a qu’une bonne et solide Philosophie (2) qui, comme un autre Hercule, puisse exter 60 miner les monstres des erreurs populaires : c’est elle seule qui met l’esprit hors de Page.
XXII
Que l’entêtement général pour l’Astrologie, deeredite l’autorité qui n’est fondée que sur le grand nombre.
Ne vous semble-t’il pas, Mr. que c’est icy une digression fort inutile ? Mais prenez y garde, vous verrez bien
60. Le dernier membre de phrase a été ajouté dans B.
(1) La duchesse de Bouillon ne fut décrétée (dans l’affaire des Poisons de 1680) que d’ajournement personnel, et n’était accusée que d’une curiosité ridicule, trop ordinaire alors, mais qui n’est pas du ressort de la justice. L’ancienne habitude de consulter des devins, de fairer tirer sou horoscope, de chercher des secrets pour se faire aimer, subsistait encore parmi le peuple et même chez les premiers du royaume.
Nous avons déjà remarqué qu’à la naissance de Louis XIV ou avait fait entrer l’Astrologue Morin dans la chambre même de la reinemère, pour tirer l’horoscope de l’héritier de la couronne. Nous avons vu même le duc d’Orléans, régent du royaume, curieux de cette charlatanerie qui séduisit toute l’antiquité et toute la philosophie du célèbre comte de Boulainvilliers ne put jamais le guérir de cette chimère. » (Il est l’auteur d’une Pratique abrégée des jugements astronomiques et d’une Pratique abrégée des jugements astrologiques sur les nativités.) (Voltaire, Siècle de Louis XII’. I£d. Rebelliau et Maria », p. 435.)
(2) Voilà une des premières fois que le mot Philosophie est nettement pris dans le sens que lui donnera le xvm c siècle.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 8l
tôt qu’elle fait à mon sujet. Car mon principal but doit être de decrediter l’autorité des opinions qui n’est fondée 5 que sur le grand nombre. Or je ne le saurois mieux faire, qu’en faisant voir que l’Astrologie qui n’a jamais peu s’appuyer sur un principe à tout le moins probable, n’a pas laissé d’infatùer la plus grande partie du monde dans tous les siècles. Et comme en tournant la médaille il est
10 vrai de dire, qu’encore que le grand nombre soit pour l’Astrologie, la foy qu’on ajoute à ses prédictions est néanmoins fausse et ridicule : il est pareillement vrai de dire que les prédictions que l’on fonde sur les Comètes sont nulles de toute nullité, quelque grand que soit le
1 5 nombre de ceux qui les croyent, puis qu’elles n’ont autre appui que les principes de l’Astrologie. Ainsi quand vous devriez m’accuser de donner dans le lieu commun, je dirai pourtant que veu l’expérience de plusieurs erreurs générales, il n’y a point d’homme qui ne soit en droit de
20 demander qu’on l’écoute parlant lui seul pour son sentiment, sauf à ceux qui l’ecouteront de se bien deffendre, non pas par la prescription, ou par le préjugé de leur nombre, mais en examinant le fond de l’affaire. J’excepte comme vous pouvez penser, et comme vous penseriez
25 asseurement quand même je ne m’en expliquerois pas ; j’excepte, dis-je, les matières de foy. Dans les autres toute la faveur qu’on doit faire à la longue possession et au grand nombre, c’est de luy donner la préférence, toutes choses étant égales dans le reste : et s’il falloit s’arrêter au préjugé
30 je le trouverais plus légitime pour celui qui seroit seul de son sentiment, que pour la foule (a), parce que les veritez naturelles étant beaucoup moins propres à reveil (a) Argumentum pessimi turba est.
31. A. La pensée latine est dans le texte.
Pensées sur la comète. 6
82 PENSÉES SUR LA COMÈTE
1er et à flater les passions, et à remuer les hommes par les divers intérêts qui les attachent à la société, que cer 35 taines opinions fausses, il est plus probable que les opinions qui se sont établies dans l’esprit de la plus part des hommes sont fausses, qu’il n’est probable qu’elles soient vrayes. Mais nous parlerons de tout cecy plus au long en un autre endroit : prenons un peu de repos en
40 attendant.
A…, le 3 d’Avril 1681.
XXIII
IV e Raison : Que quand il seroit vrai que les Comètes ont toujours été suivies de plusieurs malheurs, il n’y aurait point lieu de dire, qu’elles en ont été le signe ou la cause.
Je reviens à la charge, Mr. et je dis en quatrième lieu, que s’il est vrai qu’il n’a jamais paru de Comète, qui n’ait été suivie de beaucoup de malheurs, cela vient uniquement de la condition des choses de ce monde, qui les
5 rend sujettes à une infinité de changemens, et qu’on pourroit à coup seur attribuer la même influence à tout ce que l’on voudroit, au mariage d’un Roy, ou à la naissance d’un Prince ; parce qu’il est certain que jamais un Roy ne s’est marié, ou n’est venu au monde, sans qu’il
10 soit arrivé de très grands malheurs en quelque lieu de la terre. En un mot il est aussi probable, veu le train ordi 39. La fin de la phrase : prenons un peu de repos en attendant, ainsi que la date, ne sont pas dans A.
1. A. le § débute ainsi : On peut dire en quatrième lieu. 9. Les mots : on n’est venu au monde, ne sont pas dans A.
peksées sur la comète Bi naire du monde, qu’après quelque année que ce soit qu’il nous plairra de designer, il arrivera de grandes calamitez sur la terre, ou en un lieu ou en un autre ; qu’il est pro 15 bable qu’à quelque heure du jour que ce soit qu’un Bourgeois de Paris regarde par sa fenêtre sur le pont Saint Michel, par exemple, il voit passer des gens dans la rue. Cependant les regards de ce Bourgeois n’ont aucune influence sur les gens qui passent, et chacun passeroit tout
20 de même encore que le Bourgeois n’eut pas regardé par
sa fenêtre. Donc aussi la Comète n’a aucune influence sur
les événements, et chaque chose seroit arrivée comme
elle a fait, quand même il n’auroit paru aucune Comète.
Il est étonnant qu’un Dogme aussi perturbateur du
25 repos public que celui-cy, ne soit appuvé que sur le sophisme /w/ hoc, ergo propter hoc, que l’on apprend à cogroitre dés la sortie des Classes, et qu’il y ait eu si peu de personnes parmi le grand nombre des gens qui étudient, qui ayent apperceu qu’on raisonnoit en cette affaire icy
30 contre les premiers principes du bon sens(i). Il y a aussi de quoi s’étonner comment les hommes qui ayment tant à ne point craindre l’avenir, ont donné dans une opinion si chagrinante sans examiner si elle étoit fondée en raison. Mais ces motifs d’etonnement ne durent gueres pour
55 ceux qui ont étudié le cœur de l’homme, et qui ont de 20. A. encore que le Bourgeois n’eut jamais été au monde.
(1) « Pour cela (quand beaucoup d’événements funestes suivraient l’apparition des Comètes) faudroit-il conclure parce qu’elles l’auroient précédé, qu’elles en fussent les causes ou les signes ? Quoy, de deux evenemens qui s’entresuivent, dont l’un mesme est ordinaire et naturel, l’autre extraordinaire, le premier sera-t’il la cause ou le signe de l’autre ? je ne sçay pas en quelle Logique cela se peut conclure ; mais je sçay bien que les Pronostiqueurs des Comètes n’ont point de meilleures raisons pour authoriser leurs prédictions. » (P. Petit, Dissert, sur les Comètes, p. 96.)
84 PENSÉES SUR LA COMÈTE
couvert dans sa conduite une coutume générale de juger de tout sur les premières impressions des sens et des passions, sans attendre un examen plus exact, mais aussi un peu trop pénible. Les gens d’étude qui devroient être 40 la lumière des autres suivent beaucoup plutôt ce torrent là, qu’ils ne le détournent dans le chemin des véritables savants.
XXIV
V e Raison : Qu’il est faux, qu’il soit arrivé plus de malheurs dans les années qui ont suivi les Comètes qu’en tout autre tctns.
Outre tout cela on peut mettre en Fait, I. Qu’à conter tout ce qui s’est passé ou dans le monde, ou dans l’une de ses plus grandes parties, il est arrivé autant de malheurs dans les années qui n’ont veu ni suivi de prés aucune Co5 mete, que dans celles qui en ont veu ou suivi de prés(i). II. Que les années que l’on croit avoir été empoisonnées par l’influence des Comètes, sont remarquables par d’aussi grands bonheurs pour quelques endroits du monde, qu’aucun autre tems que ce puisse être. III. Que les evenemens ie les plus tragiques et les désolations les plus épouvantables
1. Les chiffres I, II, III, ne sont pas dans A. 9. C. les aventures les plus tragiques.
(1) « Mais quoy, toutes ces choses sinistres qui sont arrivées après les Comètes n’arrivent-elles point devant ? Et n’arriveroient-elles point sans elles ? n’y en a-t-il pas un plus grand nombre et de plus extraordinaires qui n’ont point été précédées par aucunes Comètes ? » (P. Petit, Diss. sur les Com., p. 100.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 85
n’ont été précédez d’aucune Comète, au lieu que les prosperitez les plus insignes l’ont été. Pour dire tout en peu de paroles, on peut mettre en fait que si on prend l’Histoire générale du monde, et qu’on suppute avec soin le
15 bien et le mal qui a été senti par toute la terre dans l’espace de 15 ou 20 ans, on trouvera que l’un portant l’autre, cela est fort semblable au bien et au mal qui a été par tout le monde dans l’espace d’autres 1 5 ou 20 ans, ce qui fait voir que les années qui suivent l’apparition des
20 Comètes n’ont rien qui les distingue des autres, et qu’ainsi c’est avec une très grande injustice qu’on se fait fort de l’expérience.
XXV S’il y a des jours heureux, ou malheureux (1).
On peut faire la même observation contre ceux qui prétendent qu’il y a certaines saisons affectées aux grands evenemens. Bodin qui malgré son esprit, et sa vaste literature, et son peu de Religion, a fait paroitre beaucoup 5 de crédulité superstitieuse en diverses choses, s’est amusé par ce principe à nous donner (a) un ramas de plusieurs révolutions avenues au mois de Septembre. Il n’y a qu’un mot à dire contre lui et contre tous ceux qui perdent le tems à de semblables recherches, par exemple à recueillir 10 ce qui s’est passé dans les années Climacteriques des Etats, ou sous le 21. 49. 63. Roy d’une Monarchie, 7. ou
(a) De Republic., 1. 4, c. 2.
11. C. précédées. 13. C. si l’on.
(1) Sur la croyance, aux jours heureux ou malheureux, cf. Thiers, Traité des Superstitions, I, liv. IV, ch. III.
86 PENSÉES SUR LA COMÈTE
9. d’un certain nom ; c’est que s’ils épluchent avec la même diligence les autres saisons de l’année, les autres Règnes et les autres périodes des Etats, ils y trouveront
1 5 indifféremment des révolutions toutes semblables, pourveu qu’ils se défassent de leur préjugé à tout le moins pendant la recherche qu’ils tairont : car c’est leur préjugé qui les trompe. Ils sont persuadez avant que de consulter l’Histoire, qu’il y a des mois et des nombres affectez aux
20 grands evenemens. Là dessus ils ne consultent pas tant l’Histoire pour savoir si leur persuasion est véritable, que pour trouver qu’elle est véritable : et on ne saurait dire l’illusion que cela fait aux sens et au jugement. En effet il arrive de là qu’on observe beaucoup mieux les faits que
25 l’on désire de trouver, que les autres, et que l’on grossit ou que l’on diminue la qualité des evenemens selon sa préoccupation. Ce qu’il y a donc de vrai à l’égard des mois, des jours, des années et des nombres, c’est que Dieu n’a point affecté aux uns plutôt qu’aux autres les
30 evenemens qui servent à la punition des Peuples, et à la fondation ou à la ruine des Empires. Ce serait une affectation indigne de la grandeur de Dieu, et qui ne lui peut être attribuée que par ces esprits superstitieux qui attachent sa Providence à une infinité de minuties. L’Ecriture et les
35 Pères déclament contre cet abus en divers endroits, et il est faux que l’Histoire le favorise.
XXVI
Sentiment des Payens sur les jours heureux ou malheureux.
Je ne nie pas que les Payens n’ayent cru qu’il y avoit des mois et des jours qui avoient quelque chose de fatal,
PENSÉES SUR LA COMÈTE 87
ceux par exemple où l’Etat avoit perdu quelque bataille signalée, et que sur ce fondement ils n’ayent évité d’entre5 prendre quelque chose en ces mois et en ces jours là. Le 24 de Février dans les années bissextiles étoit réputé si malheureux que Valentinien (a) ayant été elû Empereur n’osa se montrer en public de peur d’encourir la fatalité de cette journée, soit qu’il fust encore dans la superstition
10 quant à ce point là, tout bon Chrétien qu’il étoit, soit que par Politique il ne voulust pas s’exposer à être cru malheureux. Je sai aussi qu’il y a des jours où des Généraux d’armée ont constamment éprouvé les faveurs de la fortune. Timoleon (b) gagna toutes ses plus fameuses
15 batailles le jour de sa naissance. Soliman gagna la bataille de Mohacs et— prit la ville de Belgrade, comme aussi selon quelques uns (c), l’Ile de Rhodes et la ville de Bude le 29 d’Août. Mais je sai aussi que ce n’est pas une raison qui prouve que Dieu ait attaché sa bénédiction à une cer 20 taine journée plutôt qu’à une autre.
XXVII
Réfutation du sentiment des Payens.
Car I. on trouve qu’un même jour a été heureux et malheureux à un même Peuple. Ventidius à la tête d’une armée Romaine bâtit celle des Parthes, et fit périr Pacorus leur jeune Roy qui la commandoit, à pareil jour que
(a) Ammian Marcell., lib. 26, c. I.
(b) Cornet. Nepos in ej. vit a.
(c) Du Verdier, Hist. des Turcs.
88 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 Crassus General des Romains avoit été tué, et son armée taillée en pièces par les Parthes. Lucullus ayant attaqué Tigrane, Roy d’Arménie, sans s’arrêter aux vains scrupules des officiers de son armée, qui lui remontroient qu’il falloit bien se donner de garde de combattre ce jour là,
io qui avoit été mis par les Romains entre les jours malheureux, depuis la funeste victoire que les Cimbres avoient remportée sur les troupes de la Republique ; Lucullus (a), dis-je, se moquant de cette superstition, gagna une des plus mémorables batailles qui se voyent dans l’Histoire
15 Romaine, et changea le destin de ce jour là, comme il l’avoit promis à ceux qui le vouloient détourner de son entreprise. Tout le monde sait que le même jour que Valentinien regardoit comme malheureux, a été celui où Charles V autre Empereur Romain espérait le plus de sa
20 fortune.
IL Outre cela nous savons que le bonheur éprouvé par quelques Princes en certains jours n’est pas un pur effect de leur fortune, qui ait affecté de les favoriser en un tems plutôt qu’en un autre : c’est une suitte du choix qu’ils ont
25 fait de certains jours pour y entreprendre les choses les plus importantes. Ainsi Timoleon s’étant persuadé que le jour qu’il vint au monde, étoit un jour de prospérité pour lui, le choisit pour attaquer ses ennemis avec plus de confiance, et il n’oublia pas sans doute de flatter ses
30 soldats de l’espérance de la victoire, par la considération du jour. Les soldats se confiant à la bonne fortune de Timoleon se bâtirent plus vigoureusement qu’ils n’eussent fait. Timoleon de son côté ne négligea rien pour signaler le bonheur du jour de sa naissance, de quoi il voyait bien
35 qu’il pourroit tirer dans la suitte un grand profit. Il n’y a
(a) Plutarch. in ej. vit a.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 89
donc rien d’extraordinaire, qu’il ait été victorieux ce jour là, et qu’ayant persuadé à ses troupes que c’étoit le jour favori de la fortune, elles ayent toujours donné sur l’ennemi ce jour là, avec cette ardeur et cette confiance qui
40 sont un des principaux instrumens de la victoire. À quoi il faut ajouter que les ennemis s’étonnent beaucoup quand ils croyent être attaquez sous des auspices favorables à l’Aggresseur. Il paroit par l’Histoire de Soliman que la confiance qu’il avoit inspirée à ses trouppes sur le
45 29. Août, luy faisoit choisir ce jour là ou pour un assaut gênerai, ou pour une bataille, et qu’il avoit alors plus de soin de préparer toutes choses à la victoire qu’en un autre tems, afin de confirmer de plus en plus la bonne opinion de cette journée pour s’en servir dans l’occasion.
50 II ne faut donc pas s’étonner qu’il ait eu de grands succez le 29. jour d’Août.
XXVIII
Comment il arrive qu’on gagne des batailles en certains jours affecte^.
En un mot les evenemens heureux ou malheureux à une certaine Nation, qui arrivent en certains jours, ne sont pas attachez à ces jours par leur nature, ou independemment de nôtre choix : mais ils dépendent des pas5 sions, qui s’excitent dans le cœur de l’homme par la circonstance du tems, et de l’adresse qu’on a de choisir le tems propre à exciter ces passions. Ainsi un gênerai se
40. A. qui est un des principaux instrumens. 5. C. des passions que les circonstances du tems excitent dans le eœur de l’homme.
90 PENSEES SUR LA COMETE
sert de la circonstance du tems et du lieu pour encourager ses Trouppes. Il leur représente que c’est à pareil
io jour ou dans le même champ de bataille que les Ennemis furent batus autrefois, qu’il faut soutenir la gloire de la Nation : et cependant le gênerai ennemi exhorte ses soldats à effacer la honte d’une pareille journée, et à venger les Mânes de leurs Compatriotes dont ils voyent
15 encore les ossemens. Voila comment il arrive ou qu’on bat trois ou quatre fois de suitte les ennemis à pareil jour, en même lieu : ou qu’on y est alternativement batu et victorieux. Tout cela dépend après Dieu de l’adresse de l’homme à bien prendre son tems pour ménager les pas 20 sions. Or comme la naissance d’un Prince, une victoire et choses semblables qui commencent à faire juger qu’un jour est heureux, roule indifféremment sur quelque jour de l’année que ce puisse être, il faut dire qu’il n’y a point de jour ni de mois affecté au bonheur ni au
25 malheur, et quand cela ne seroit pas tout à fait vrai à l’égard de chaque jour, à cause qu’il y en a qui peuvent reveiller les passions d’une manière particulière ; du moins doit on m’avoùer que les années qui suivent les Comètes ne sont pas affectez particulièrement à la puni 30 tion des péchez de l’homme, puis qu’on ne sauroit le montrer par l’expérience.
XXIX
Ce qu’il faut repondre à ceux qui citent des exemples pour les présages des Comètes.
Il est vrai que les moins habiles dans l’Histoire vous citent quantité de desordres arrivez après l’apparition des
PENSÉES SUR LA COMÈTE 91
Comètes, sans jamais parler d’aucun bonheur arrivé dans ce tems là. Par exemple ils vous enfilent toutes les guerres qui ont travaillé l’Europe depuis l’an 1618, jus5 ques à la paix de Munster, et jettent toute cette longue suitte de maux sur le dos de la Comète qui parut en 1618 sans faire mention que de ces maux. Mais outre que c’est étendre le pouvoir des Comètes au delà de ses justes bornes ; outre que ce qu’ils appellent un mal a produit
10 un très grand bien à la meilleure partie de l’Europe Chrétienne, qui s’est délivrée par là du péril où elle étoit de perdre sa liberté ; outre tout cela, dis-je, qui ne voit que si une fois on s’arrête à tous ces citateurs d’exemples, il faudra donner gagné à toutes les superstitions et à tous
15 les contes des vieilles, car il n’y a point de femme qui ne vous cite avec mille circonstances ennuyeuses, la mort de vingt ou trente de ses parens ou amis décédez dans l’an et jour, après s’être trouvez eux treziemes dans quelque repas, et plusieurs chagrins qui lui sont arrivez constam 20 ment après la cheute de sa salière, sans vous citer jamais aucune partie de plaisir, ni aucun bonheur ?
XXX
Qu’il n’y a point de fatalité dans certains noms (1).
Ce que j’ay remarqué contre ceux qui croyent que la fortune a certains tems affectez, me fait songer à une illusion qui approche fort de celle là, c’est de s’imaginer,
13. A. à ces débiteurs d’exemples.
(1) Sur la superstition des noms, cf. Thiers, Traité des Superstitions, II, liv. I, ch. XI, p. 114.
92 PENSEES SUR LA COMETE
comme on le fait presque par tout, qu’il y a certains noms 5 de mauvais augure. Ainsi on dit que le nom de Henri est fatal aux Rois de France, et qu’il faut bien se garder de le leur donner jamais, de peur de les exposer à la destinée des trois derniers Henris, qui sont morts d’une manière tout à fait tragique. J’ay oui dire que l’on a con 10 seillé à Monsieur de ne faire plus porter à ses fils le titre de Duc de Valois, parce qu’il lui en étoit mort quelques uns de ce nom là, ce qui marquoit, disait on, qu’il étoit rempli d’une maligne influence dont il faloit arrêter le cours. On croit même qu’il y a des noms qui sont de
1 5 conséquence pour la morale et j’ay leu dans Brantôme (a) sur ce sujet que l’Empereur Severe se consoloit de la mauvaise vie de sa femme, sur ce qu’elle s’appeloit Julie, considérant que de toute ancienneté celles qui portoient ce nom, étoient sujettes aux plus impudiques dereigle 20 mens. Cet Auteur ajoute qu’il connoit beaucoup de Dames qui portent certains noms qu’il ne veut pas dire à cause du respect qu’il a pour la Religion Chrétienne, qui sont ordinairement sujettes à s’abandonner plus que d’autres, qui ne portent pas ces noms là, et qu’on n’en a gueres
25 veu qui en soient échappées. Je ne vous rapporte pas les propres termes dont il s’est servi, car ils sont un peu trop naifs, et trop Cavaliers, et trop d’un homme à bonnes fortunes qui ecrivoit comme il parloit. Mais je vous dirai bien qu’il me paroit fort étrange qu’un homme comme lui
30 ait crû que les noms fassent quelque chose dans l’affaire dont il parle là.
Apparemment le hazard avoit fait qu’il avoit eu ses
(a) Totn. prem. des Femmes galant.
17. C. de son épouse. 24. C. point.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 93
liaisons et ses intrigues, dans certaines Cahalles(i), où le plus grand nombre des femmes s’appelloient d’un certain
35 nom. S’il eust donné dans une autre trouppe, où quelque autre nom eust été celui du plus grand nombre, sa remarque seroit infailliblement tombée sur ce nom là, et c’est ce qui se peut dire de plus vrai-semblable pour raisonner sur l’observation de Brantôme, et sauver sa bonne
40 foi en même temps ; car du reste il n’y auroit rien de plus absurde que de s’imaginer, que parce que celui qui baptise un enfant, remue sa langue d’une certaine manière, qui fait entendre un certain mot plutôt qu’un autre, cette enfant a 1 5 ou 16 ans de là se porte à des actions
45 d’impudicité, qu’elle n’eust point commises si l’on eust articulé un autre mot le jour qu’elle fût baptisée. Cependant c’est l’absurdité où il en faut venir presque toujours, quand on veut que certains noms portent malheur. Un naufrage qui ruine un marchand, une conspiration qui
50 oste la vie à un Monarque, viennent de ce qu’un Prêtre avoit prononcé long tems auparavant un mot plutôt qu’un autre dans la cérémonie du baptême. Si Louis XIII eust été baptizé Henri, comme celui qui lui avoit donné la vie, il eust été tué sans doute au siège de quelque ville
55 rebelle, d’un coup de mousquet, qui se seroit extraordinairement écarté de son chemin, uniquement pour cela, car ce Prince étoit trop bon Catholique pour mourir à la manière de ses prédécesseurs, mais néanmoins son nom
55. C. les mots : comme celui qui lui avoit donné la vie, ont été supprimés.
(1) Cabale, signifie une société de personnes qui sont dans la même confidence et dans les mêmes intérêts : mais il se prend ordinairement en mauvaise part. Tous ces gens-là sont d’une même cabale. (Diction, de Furet ière, Ed. 1694.)
94 PENSÉES SUR LA COMÈTE
d’Henri lui eust valu quelque genre de mort violente, éo Quelle pitié que de raisonner ainsi !
XXXI
Grande superstition des Payetis à l’égard des noms.
Je voudrais que l’on jugeast sur ce pied là de toutes les superstitions du Paganisme à l’cgard des noms. À Rome quand on levoit des soldats, on prenoit garde que le premier qui s’enroloit, eut un nom de bon augure.
5 Les Censeurs en faisant le dénombrement des Bourgeois, nommoient toujours le premier, quelqu’un qui avoit un nom favorable, comme Valcrius, Salvius, etc. (a). Dans les sacrifices solemnels ceux qui conduisoient les victimes (b) dévoient avoir un de ces noms là. Ouand on
10 procedoit à l’adjudication des fermes publiques, on commençoit par le lac Lucrinus et tout cela, boni ominis ergo, afin de porter bonheur. Se peut il rien voir de plus extravagant que de tirer des bons ou des mauvais Augures de ce qu’un Magistrat prononce plutôt Valerius que Fnrius ?
15 Apulée a raison de se moquer de ceux qui l’accusoient d’être Magicien parce qu’il faisoit acheter des poissons qui leur sembloient propres aux sortilèges d’amour, à cause de la conformité qui se rencontrait entre leur nom et celui des parties naturelles. Pauvres ignorons, leur dit-il,
(a) Festits.
(b) Cicero, li. 1 de Divinat. — Plinius, lib. 2S, cap. 2.
éo. A. n’a pas cette dernière phrase.
15. Les dernières pages du § XXXI ont été ajoutées dans B depuis : Apulée a raison de se moquer.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 95
20 ne voyei vous pas que si vôtre raison avait lieu, les cailloux seraient un souverain remède contre la pierre, et les ecrevices contre les cancers (a) ? On peut connoître par là l’énorme et la prodigieuse étendue que les Payens donnoient à la superstition des noms. Elle étoit si grande qu’au rapport
25 de Festus (b) les femmes Romaines offroient des sacrifices à la Déesse Egerie pendant leur grossesse, parce que ce nom d’Egerie dans leur langue avoit une grande relation aux accouchemens. Une semblable raison a été cause que l’on s’est attaché dans le Christianisme à la dévotion
30 d’un Saint plutôt que d’un autre, pour obtenir certaines choses. Par exemple, il ne faut pas douter que les femmes qui ont mal au sein ne se soient mises sous la protection de St. Mammard, plustôt que sous la protection d’un autre, à cause du nom qu’il porte. Il ne faut pas
35 douter que ce ne soit pour la même raison que ceux qui ont mal aux yeux, les vitriers et les faiseurs de lanternes se recommandent à St. Clair ; ceux qui ont mal aux oreilles, à Saint Ouyn ; ceux qui sont goûteux à St. Genou ; ceux qui ont la teigne à St. Aignan ; ceux
40 qui sont aux liens ou en prison à St. Lienard (c) et ainsi de plusieurs autres.
Quoi que cette remarque se trouve dans l’Apologie pour Hérodote (d), qui est un livre très injurieux à l’Eglise Catholique, elle ne laisse pas d’être vraye, comme
45 l’ont reconnu M. de la Mothe le Vayer (i) dans son Hexa (a) Passe dicitis ad res venereas sumpta de mari spuria et fascina propier nominum s’nnilitudinem, qui minus possit ex ecdem litore calculus ad vesicam, testa ad testamentum, cancer ad ulcéra ? (Apulej., Apolog. 1.)
(b) Qaod eam putarent facile fxtum alvo egerere.
(c) Merc. François, tout. 4, ad annum 16 16.
(d) Chap. j8.
(1) La Mothe le Vayer exerça une grande influence sur la pensée de Bayle. Il s’inspira surtout des Dialogues. « Ils contiennent, dit-il, des
<)6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
meron rustique (a) et Mr. Mesnage dans ses Origines de la Langue Françoise (b). Ces Messieurs également savans et respectueux pour les choses sainctes, n’ont pas prétendu en avouant cela, condamner l’invocation des Saincts ; car,
50 dans le fond, si Saint Clair n’est pas plus propre qu’un autre à guérir le mal des yeux, il ne l’est pas moins aussi : de sorte qu’il vaut autant s’adresser à lui qu’à un autre. Ils ont seulement voulu reconnoître, que la moindre chose est capable de déterminer les Peuples à faire un
55 chois et que la conformité des noms est un puissant motif pour eux. Sur cela, Mr, je ne ferai pas difficulté de vous dire confidemment, que ce seroit une superstition la plus basse et la plus grossière du monde, que de s’imaginer que parce que St. Clair s’appelle St. Clair, Dieu
60 lui accorde la vertu de guérir le mal des yeux, plustôt qu’à un autre : de façon que si nos peuples se confient à un Saint plutôt qu’à un autre, à cause du nom qu’il a, ils sont dans une illusion épouvantable ; car enfin il faut tenir pour tout asseuré, que les noms n’ont point de
60 vertu en eux-mêmes.
(a) Sixième journée.
(b) Au mot « acariâtre ».
59. C. que de prétendre que parce que St. Clair.
choses extrêmement hardies sur le fait de la religion et de l’existence de Dieu. Il y a beaucoup d’érudition dans ces pièces… » (Lettre à M. Minutoli, 12 juillet 16J4.)
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 97
XXXII
En quel saison peut préférer un nom à un autre.
Je ne desapprouve pas cependant la préférence que l’on donne quelquefois à certains noms : car de la manière que les hommes sont faits, il y a tel nom qui empécheroit un grand Seigneur, de recevoir à son service, une
5 personne qui le porterait ; et nous lisons dans l’Histoire d’Espagne, que le Ambassadeurs de l’un de nos Rois étant allez à la Cour d’Alphonse IX pour le mariage de l’une de ses deux filles avec leur Maître, choisirent la moins belle, qui s’apelloit Blanche, et laissèrent la
10 plus belle, parce que son nom d’Urraca leur parût choquant. Ainsi il ne faut pas trouver étrange, que les Loix (a) dispensent un héritier de porter le nom que le Testateur lui prescrit, lors que c’est un nom ridicule ou mal-honnête, car c’est une condition trop onéreuse
15 veu comme le monde va. J’avoue même qu’il peut y avoir des noms qui, en certaines circonstances, contribuent aux plus grands évenemens, soit parce qu’ils excitent dans l’âme de ceux qui les portent certaines reflexions, et certaines passions ; soit parce que la supers 20 tition les fait prendre pour des Augures, et que la crainte ou l’espérance qui se répand dans une armée, à la veùe de ce que l’on prend pour des présages, est bien souvent la cause de la victoire. Je ne trouve donc pas mauvais
(a) I. /. D. ad. S. C. Trcbcll.
1. A. que l’on donne à certains noms.
Pensées sur la Comète. 7
98 PENSÉES SUR LA COMÈTE
que l’on choisisse de beaux noms, capables de faire son 25 ger souvent à son devoir ; et je suis de l’avis de Milantia, femme du Canoniste Joannes Andréas (a), qui étant consultée par son mari sur ce sujet, lui repondit, Que si les noms se vendoient, les pères et les mères seraient oblige^ d’en acheter des plus beaux, pour les donner à leurs enfans.
30 Mais je ne saurois souffrir qu’on attache à certains noms aucune espèce de fatalité naturelle soit à l’égard des mœurs, soit à l’égard de la fortune. Comme il est faux que la providence divine affecte de se déployer plus à découvert au mois de Septembre, qu’au mois d’Octobre,
35 ou le 1. de janvier, que le 1. de mars : il est faux aussi que la vertu ou le vice, le bonheur ou le malheur ayent d-es noms affectez, ou privilégiez. Il y a des Heleines et des Lucreces qui ont de la vertu, il y en a aussi qui n’en ont point. On voit des Rois malheureux et des Rois
40 heureux, de toutes sortes de noms : et si la circonstance du nom est capable de quelque chose, c’est uniquement ou par nôtre faute et nôtre peu de raison, ou par nôtre adresse. Néanmoins malgré tout ce que le moindre de tous les hommes est capable d’objecter contre la supers 45 tition des noms, qui est assurément démonstratif, il n’est pas croyable combien de manières de deviner on a bâti sur ce misérable fondement. Ce qui fait voir que sur le chapitre des présages, soit des Comètes, soit de quelque autre chose que ce soit, l’opinion universelle des Peuples
50 ne doit être contée pour rien.
(a) Quod si nomma in foro venderentur, deberent parentes pulcberrima
emere qux filiis imponerent. (Job. Andr. in Cap. ciiin sectindum, extra de prxhend.)
26. C. Jean André.
32. A. soit de quelque autre chose.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 99
XXXIII
Combien cette V. raison est décisive contre les présages des Comètes.
Mais pour venir à des reflexions plus importantes, je vous prie, Mr, de bien peser cette V. raison. Elle est décisive ou il n’en fut jamais. Il ne s’agit plus de savoir s’il est possible que les Comètes altèrent nos Elemens ; 5— si elles présagent en qualité de causes ou en qualité de signes qui se montrent à point nommé toutes les fois que les hommes ont de grands maheurs à souffrir. Il s’agit de justifie" le fait, que l’on vous nie tout court, et qui est la seule ressource que vous puissiez avoir. Toutes les
10 autres raisons ne vous pressent pas assez pour ne vous laisser pas quelque faux fuyant:car on a beau dire qu’aucune raison ne nous porte à croire, que ce qui se passe dans le monde quelques années après qu’il a paru des Comètes soit produit par leurs influences, vous repli 15 querez toujours que les Comètes n’en sont pas moins pour cela de mauvais augure, parce que n’ayant jamais paru sans avoir été suivies de grands malheurs, c’est une marque qu’il y a quelque liaison ou quelque raport naturel entre elles et ces malheurs. Que ce ne soit pas la
20 liaison d’un effet avec sa cause, à la bonne heure, c’est à tout le moins une liaison qui suffit pour faire craindre que quand l’une de ces choses se présente, l’autre ne tardera gueres à venir.
En effet si nous supposons que les Comètes roulent sur
25 des Cercles dont il n’y ait qu’une certaine portion qui
100 PENSÉES SUR LA COMÈTE
soit à la portée de notre veùe, nous concevons qu’elles retournent à nous après un certain tems. Si après cela nous supposons que c’est à peu prés le même tems qui est nécessaire afin que la terre fermente quelques exha 30 laisons malignes, capables de causer la peste, la guerre etc., comme nous savons par expérience que la matière des fièvres a besoin d’un certain nombre d’heures pour acquérir les qualitez qui causent la fièvre, et par le raport des Médecins, qu’en quelques personnes cette matière la
35 produit régulièrement des fièvres périodiques au bout d’un certain nombre d’années ; si, dis-je, nous supposons tout cela, la veùe des Comètes nous doit être un aussi asseuré présage de grands malheurs, quoi qu’elles n’y doivent rien contribuer, que si elles dévoient les produire
40 physiquement. Qu’on réplique si on veut que cette fermentation à mêmes périodes que le cours de la Comète, doit enfin se tirer de mesure, à cause que les continuels changemens qui se font et au dedans et au dehors de la terre, empêchent nécessairement la jonction de toutes les
45 causes qui y concouroient autrefois ; cela, Mr, ne vous tirera pas d’inquiétude, et je connois de gens qui plutôt que de se rendre à cette difficulté, auroient recours à l’immobilité du ciel Empirée, pour lui attribuer la régularité de la fermentation dont il s’agit, à l’exemple de
50 ceux qui le font la cause de ce que certains endroits de la terre produisent toujours les mêmes choses, bien que les aspects des autres Cieux et leurs influences par conséquent varient sans cesse à l’égard de ces endroits là. Ce qui me fait souvenir de certains Scholastiques qui veulent
55 que la vertu qu’ils attribuent aux corps de se peindre dans
26. A. il doit arriver qu’elles retournent. 40 C. si l’on.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE IOI
nos yeux par le moyen des espèces intentionnelles soit un effect des influences de ce même ciel. On trouvera donc toujours quelque deffaite pendant que l’on se pourra faire fort de l’expérience, et ainsi, Mr, c’est vous ôter tout que
60 de vous mettre en fait, que l’expérience ne vous favorise aucunement.
Je me souviens d’avoir lcu dans Ciceron (a) que la science des présages est beaucoup plus fondée sur l’observation des evenemens que sur la raison, et qu’en ces
65 choses là il ne faut pas demander les causes, comme faisoient Carneade et Panetius qui avec Epicure étoient presque les seuls tenans contre cette prétendue science. Quand ils demandoient si c’étoit Jupiter qui ordonnoit à la corneille de croasser du côté gauche, et au corbeau de
70 croasser du côté droit, on leur disoit pour toute réponse qu’i’s avoient mauvaise grâce de presser ainsi les gens, qu’il leur devoit suffire que l’expérience de tous les siècles confirmast la Divination ; qu’il y a des herbes dont on connoit la vertu sans savoir la cause des effects
75 qu’elles produisent; et qu’on ne s’avise pas pour cela de chicaner la Médecine. Sur quoi Ciceron raporte quantité de choses naturelles dont les propriétés nous sont connues, mais non pas les causes de toutes ces proprietez, et fait dire à son frère, qu’il est content de savoir que ces
80 choses là se font, quoiqu’il ignore comment elles se font. Voilà justement votre affaire, Mr. Qu’un Philosophe vous presse tant qu’il voudra sur la manière dont les
(a) Quorum quittent rerum éventa magis arbitrer quant causas quxri oportere… observata sunt kre tempore immenso et signîficatione eventus animadversa et notata… hoc sum contentus quoi etiamsi quomodo quidque fiât ignorem, quid fuit intelligo. (Lib. 1 de Divinat.)
79. A. Au lieu de la phrase : Qu’il est content de savoir, etc., trouve la citation qui est en marge de B : Quarum quidem rerum, etc.
on
102 PENSEES SUR LA COMETE
Comètes présagent nos malheurs, vous n’avez qu’à lui dire qu’encore qu’il ne sache pas comment le soleil
85 éclaire le monde, il ne laisse pas d’être asseuré avec le reste des hommes, que le soleil éclaire le monde, parce que l’expérience le fait voir évidemment ; qu’ainsi l’expérience de tous les siècles nous ayant appris que les Comètes sont suivies de malheur, il faut croire qu’elles
90 en sont un présage, quoi qu’on ne sache pas en vertu de quoi elles le sont. On pourroit, je l’avoue, vous bien maltraitter dans ce retranchement, mais pendant que vous en appellerez à l’expérience, vous trouverez toujours quelque réduit. C’est pourquoi, Mr, je vous adjourne
95 tout le premier au Tribunal de l’expérience, et je vous mets en fait qu’elle ne vous donnera pas gain de cause.
XXXIV
Observations nécessaires à ceux qui se veulent eclaircir de ce fait.
Comme il est facile à tout le monde de consulter les titres justificatifs de ce fait, qui ne sont autres que les monumens de l’Histoire, je me garderai bien de vous accabler de citations. Je remarque seulement que ni vous 5 ni nous ne devons pas faire un incident sur ce que nous n’avons pas les Annales ni des peuples de la Terre australe, ni de ceux qui habitent l’intérieur de l’Afrique et de l’Amérique, car si nous prétendions qu’elles nous fourniroient plusieurs exemples de prospérité arrivez à la 10 suitte des Comètes, vous pourriez prétendre aussi qu’elles
PENSÉES SUR LA COMÈTE IO3
nous fourniroient plusieurs exemples d’adversité. Contentons nous des Annales du monde connu, et jugeons des autres par celles là. £".v ungue leonem. Il ne faut point non plus faire un incident sur ce qu’il y a de guerres qui
15 tournent à un plus grand profit que l’on ne pense, et qui peut être font un moindre mal que la paix ; semblables à ces saignées qui guérissent la mauvaise disposition du corps. Je renonce à tous les avantages que cette considération pourrait apporter à ma cause. Je consens que
20 l’on ne conte pour rien les raisons de Palingenius (a) (i) à l’avantage de la guerre, et qu’on établisse pour principe, que la paix est une faveur de Dieu, et la guerre un de ses fléaux, quoi que la guerre soit quelque fois utile par accident, et la paix au contraire dommageable. Je
25 remarque aussi que les témoins sont beaucoup plus suspects de partialité, pour vous que pour nous, à cause du grand attachement que font paraître les Historiens à s’étendre beaucoup plus sur les calamitez que sur les félicitez publiques. Mais nous n’en sommes pas à cela prés.
30 Nous les admettons tels qu’ils sont. Voyez donc, Mr, par
(a) In Capricor.
27. A. qui se remarque dans les Historiens.
(1) Pierre-Ange Manzoli, connu sous le pseudonyme de Marcellus Palingenius, né à la Stellata, territoire de Ferrare. (A moins que le mot Stellatus, qu’il joint à son pseudonyme ne soit une simple allusion aux sujets qu’il traite.) Auteur d’un ouvrage qui a pour titre Marcelli Palingenii Stellati Zodiacus vita ?, hoc est de Hominis vita studio ac moribus optimis instituendis, (en XII livres). Bâle, 1537, in-8. C’est un poème latin où il fait valoir les objections libertines contre la Religion. Une particularité de cet ouvrage, qui est à l’index des hérétiques de 1" classe, c’est que les titres n’ont aucun rapport avec les sujets traités dans l’Ouvrage. Il a été traduit en 1731 par M. de la Monnerie, maître paveur. Cf. le Dictionnaire critique de Bayle.
104 PENSÉES SUR LA COMÈTE
vous même ce que raportent ces témoins, sans vous laisser préoccuper par tout ce qu’ils pourront vous apprendre non pas en qualité de témoins, mais en qualité de faiseurs de complaintes et de reflexions.
XXXV
Comparaison des aimées qui ont suivi les Comètes de l’an 1665 avec les années qui ont précédé la Comète de l’an
l6j2.
Je ne saurois m’empécher quoi que je ne veuille entrer en aucun détail, de vous faire jetter la veùe sur ce qui s’est passé comme sous nos yeux, pendant les sept années qui ont suivi les deux horribles Comètes de l’an 1665. 5 Pouvez vous dire en conscience que l’Europe ait été affligée pendant ces années là, d’une manière à se recrier que tout étoit perdu ? Y voyez vous des malheurs qui passent le train ordinaire ? A-t-on veu que des nations Barbares comme autrefois les Huns, les Goths, les Alains,
10 les Normans, ayent porté la désolation dans une infinité de Provinces ? A-t-on veu la peste dépeupler les plus florissans Royaumes, et coucher dans le tombeau la plus considérable partie des hommes ? A-t-on crié famine dans la plus part des Pays ? A-t-on veu des Rois mis à
15 bas de leur throne par la rébellion de leurs sujets, ou par l’usurpation de leurs voisins ? A-t-on veu naitre des Hérésies ou des Schismes ? A-t-on veu l’impunité des crimes autorisée par les magistrats ? N’a-t-on pas veu au contraire que la peste, la guerre et la famine, les trois
PENSÉES SUR LA COMÈTE IO5
20 grands fléaux du genre humain, ont épargné les Peuples autant qu’on se le peut promettre dans la condition de nôtre nature ?
Je ne voi guère que quatre guerres dans l’espace du tems que j’ai pris, savoir celle des Turcs et des Vénitiens :
25 celle des Espagnols et des Portugais : celle de la Hollande et de l’Angleterre : et la Campagne de l’Isle. Les deux premières qui avoient commencé long tems avant que les Comètes parussent, ont été terminées heureusement dans le temps que j’ay marqué ; et les deux autres
3° ont commencé et fini presque en même tems, ce qui montre que les influences des deux Comètes de question, étoient bien plus porté pour la paix que pour la guerre, puis qu’elles ont terminé les guerres qui avoient commencé sans leur participation, et calmé bien tôt celles qui
35 s’étoient élevées durant leur re< ? ne.
XXXVI
Guerre des Turcs et des Vénitiens.
Vous vous souvenez sans doute, Monsieur, d’un de nos communs Amis, qui n’a jamais voulu se délivrer de l’envie de dire des pointes, selon la mauvaise coutume du vieux tems, quoi que nous l’en ayons souvent raillé : 5 mais je ne sai si vous vous souvenez de la surprise où il fut quand il apprit que la paix conclue après la journée du Raab entre l’Empereur et le Grand Turc, avoit été ratifiée. Quoi, s’écria-t-il, on fait la paix à la barbe d’une Comète et au milieu des plus belles dispositions du monde à 10 reparer les pertes que les Turcs ont fait souffrir aux Chrê 10e PENSÉES SUR LA COMÈTE
tiens ? Sans doute la Comète recule pour mieux sauter, elle nous attend en Candie, et c’est là quelle déchargera toute sa rage. Cependant, Mr, vous m’avouerez que tout ce qui s’est fait en Candie depuis l’an 1665 jusques au Traitté 15 de paix ne peut être nullement conté pour un de ces grands malheurs que le Ciel annonce à la Terre par des prodiges : car si vous y prenez garde, tout cela se réduit à la perte d’une ville qui étoit bloquée depuis très long tems. Si c’est un malheur pour la Chrétienté que d’avoir 20 perdu l’Isle de Candie, c’est un malheur qu’il faut raporter à un autre tems qu’à celui qui s’est écoulé depuis l’an 1665, puis qu’il est de notoriété publique que les Turcs s’étoient emparez de l’Isle plusieurs années avant celle là, et que par le blocus qu’ils tenoient devant la Capitale, ils 25 rendoient tout le Royaume aussi inutile aux Chrétiens, qu’il le sauroit être à présent et même beaucoup plus, car encore est il permis présentement aux Vénitiens de profiter de ce qui leur reste dans cette Isle, sans faire les dépenses à quoi ils étoient engagez pendant la guerre. 30 De sorte que tout bien conté il se trouvera que la paix faitte l’an 1669, au lieu d’empirer les affaires des Vénitiens, les a améliorées, et par conséquent que la Comète ne s’est pas dédommagée en Candie de ce que la paix d’Allemagne lui avoit fait perdre. Apres tout est ce une 35 chose si étonnante qu’un Prince aussi puissant que le Grand Seigneur, pressant une Ville pendant deux ans de la plus furieuse manière du monde, favorisé du voisinage de ses autres Etats, la prenne sur une Republique qui est contrainte de mendier du secours à éoo lieues loin de là ? 40 N’est ce pas un grand bonheur à cette Republique d’en être quitte à si bon marché.
56. C. pressant de la plus furieuse manière du monde, une ville pendant deux ans.
PENSEES SUR LA COMETE 10" ;
XXXVII
Guerre des Espagnols et des Portugais.
Le Traitté de Paix de l’an 1668 entre l’Espagne et le Portugal, fut un bien inestimable pour ces deux Couronnes. Pour la première, parce que bien loin d’être en état de se faire rendre ce qu’Elle demandoit, Elle avoit 5 lieu de craindre de nouvelles pertes sous une minorité qui n’étoit pas exempte de broùilleries. Et pour la seconde, parce qu’outre la paisible possession de ses Etats, et la décharge des incommoditez de la guerre, Elle acquit l’avantage de voir sa Souveraineté reconnue par
10 ceux qui l’avoient contredite jusques alors. Quoi qu’il en soit, me direz vous, c’est un malheur pour l’Espagne d’avoir perdu le Portugal, et de n’avoir pas eu la force de le recouvrer. Je l’avoue, mais c’est un malheur qu’il faut raporter à l’an 1640 et aux pertes que cette Couronne
1 5 avoit faites dés avant que les Comètes parussent, qui par là demeurent déchargées de l’accusation qu’on voudroit leur intenter. Vous avez oui dire peut être, ce bon mot du Comte de Villa-Mediana, sur une figure à cheval du Roy Philippe IV où l’on avait mis Philippe le Grand :
20 si lo es, es como un ojo, que mas tierra le llevan, mas le engrande\en. En effet c’est sous le règne de Philippe IV que l’Espagne a le plus perdu de ses Etats, et par conséquent ces pertes ne doivent pas être imputées aux Comètes de l’an 1665.
2. A. est 17 La fin de XXXVII manque dans À depuis : Vous avez oui dire peut être.
108 PENSÉES SUR LA COMÈTE
XXXVIII
Guerre des Anglois et des Hollandois.
Pour ce qui est de la guerre des Anglois et des Hollandois, je ne nie pas qu’elle n’ait été fort rude pendant le peu de tems qu’elle a duré, mais comme deux ou trois Campagnes en ont fait la raison, elle n’a été ni ruineuse S ni fort dommageable aux deux partis. En effet après h Traitté de Breda les Anglois se trouvèrent ce qu’ils étoient avant la guerre, et les Hollandois si peu affoiblis, que leur fortune en devint plus florissante, qu’il n’eut été à souhaitter pour leur repos, car toutes ces prospe io ritez leur ayant fait concevoir une trop grande opinion de leurs forces, leur firent oublier qu’ils avaient d’assez grandes obligations à Louis le Grand, pour lui laisser conquérir la Flandre. Il leur en a coûté bon, mais ce n’est pas la faute des Comètes de 1665. C’est une suitte
1 S de la nécessité où ils crurent être de s’opposer à l’aggrandissement d’un voisin redouté de toute l’Europe. Ils crurent que la bonne politique les engageoit à conserver l’équilibre parmi leurs voisins, et qu’ils se dévoient servir de l’état florissant de leur Republique pour empêcher
20 l’entière invasion des Pays-Bas. S’ils se sont mal trouvez d’avoir raisonné sur ces Principes, et si la fortune n’a pas secondé l’usage qu’ils ont fait du bonheur qui les accom 11. A. oublier ce qu’ils dévoient à Louis le Grand.
15. A. mais ce n’est pas la faute des Comètes de 1665. C’est un abus du bonheur qui accompagne cette Republique les 5 ou 6 premières années qui suivirent ces Comètes. La suite est une addition de B jusqu’à : Si on me dit que.
PENSÉES SUR LA COMETE IO9
pagna pendant les cinq ou six premières années qui suivirent les Comètes, c’est une autre affaire.
25 Si on me dit que la prospérité est quelquefois le plus terrible châtiment que Dieu puisse envoyer à l’homme, je dirai moi que l’adversité est quelquefois la plus grande grâce qu’il luy puisse faire : de sorte que toute nôtre Dispute ne sera plus qu’un jeu de mots. Ainsi pour nous
30 fixer à quelque chose, il faut que nous convenions qu’il s’agit de savoir, non pas si les Comètes ameinent aux hommes des biens dont ils ne font pas un bon usage ou des maux qui les convertissent à Dieu ; mais si elles leur ameinent ce qu’on a de coutume d’appeller simple 35 ment des adversitez.
XXXIX
Guerre des François et des Espagnols.
Pour la Campagne de l’Isle on m’avouera qu’elle a fait beaucoup plus de bien que de mal. Comme ce n’étoit pas tant une guerre qu’une prise de possession des biens qui appartenoient à la Reine, et qu’on refusoit de luy
5 rendre, quoi que son droit eût été justifié et signifié à toute l’Europe, par les savans livres que le Roy fit publier en diverses langues, on entra dans les terres des Espagnols sans y faire aucun degast. Ce ne fût pas assez pour la bonté de ce grand Prince : il tacha de délivrer les Pays
10 par où ses trouppes dévoient passer, des alarmes que
25. C. Si l’on. 9. C. il fit en sorte que les païs par où ses troupes dévoient passer, fussent délivrez des allarmes.
110 PENSÉES SUR LA COMÈTE
l’approche d’une armée a de coutume de jetter dans les esprits, ayant fait publier par avance, qu’il ne pretendoit pas rompre la paix des Pyrénées, ni troubler les artisans dans l’exercice de leur métier, ni les laboureurs dans la
1 5 culture des terres, ni les moissonneurs dans le travail de la récolte, ni les marchands dans leur trafic, ni rien faire de tout ce qui rend la marche des armées incommode aux Peuples.
Le progrés de ses armes fut à la vérité surprenant, et
20 tout ce qui osa lui résister succomba bien tôt sous le poids de sa valeur, de sa vigilance, et de cette sage activité avec laquelle il vient promptement à bout des choses les plus difficiles. On le vit percer comme un foudre tous les Pays-Bas Catholiques, et y faire plusieurs tours et retours,
25 laissant par tout des marques éclatantes de sa victoire. Mais après tout la manière dont il traittoit les vaincus ne leur étoit nullement à charge. Bien loin de dire comme ce Prince dont il est parlé dans la Parabole de l’Evangile : (a) Inimicos meos illos, qui nolucrunt me regnare super se,
30 adducite hue, et interficite ante me : Ameinei moi ces ennemis qui n’ont pas voulu me reconnoitre pour leur Roy et les tuez. en ma présence ; Sa Majesté leur donnoit mille marques de sa bonté Royale, et c’a été un bonheur insigne aux villes qui furent conquises cette Campagne là, de n’avoir pas
35 pas eu la force de résister, car si elles fussent demeurées sous la domination d’Espagne, elles n’eussent pas joui de la sécurité où elles ont été plongées pendant la dernière guerre. La puissance du Roy les mettoit à couvert de toute sorte d’inquiétude ; elles ne craignoient ni siège ni
(a) Euangel. secundum Luc, cap. 19, v. 29.
12. C. Il fit publier.
27. A. Bien loin d’user de la sévérité de ce Prince.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 1 1 i
40 blocus, au lieu que toutes les villes qui n’étoient pas à la France, étoient dans de continuelles frayeurs, au milieu de leurs marais, de leurs inondations, de leurs Citadelles, et d’une prodigieuse quantité de troupes. Rien ne les assurait. S. M. n’avoit qu’à partir dans une saison qui
45 eust été seule un ennemi invincible à d’autres Conquerans, pour jetter une si grande peur dans toutes ces Villes, que la veùe d’un siège formé devant les plus fortes n’en pouvoit rasseurer aucune.
Ça donc été un grand bien pour les Villes qui passe 50 rent au pouvoir du Roy l’an 1667 d’avoir été subjuguées par nôtre Invincible Monarque. Ça été d’ailleurs un bien au Roy d’avoir uni à ses Etats d’une manière si glorieuse tant de Villes florissantes : et un bien beaucoup plus considérable, qu’il n’est desavantageux à l’Espagne de les
55 avoir perdues, parce que leur situation fait que nôtre Roy en peut tirer de grandes utilitez, au lieu que la même situation est cause que le Roy d’Espagne ne s’en peut presque point servir. Ainsi j’ay droit de conclurre, que les evenemens de la Campagne de l’Isle, ont fait plus
60 de bien que de mal.
XL
Que l’Espagne f air oit bien d’abandonner les Pays-Bas.
J’ay ouy dire à un habile homme que tous ces Etats
que le Roy d’Espagne possède dans des Pays éloignez,
détachez les uns des autres luy sont plus à charge, qu’ils
ne luy servent, et que s’il connoissoit ses véritables inte 5 rets, il serait dans les sentimens du Roy Antiochus, qui
112 PENSEES SUR LA COMETE
ayant été contraint après la perte de la bataille de Magnésie de céder aux Romains tout ce qu’il possedoit au deçà du mont Taurus, déclara qu’il s’estimoit fort obligé à ces Mrs. de ce qu’ils l’avoient déchargé du soin de garder
io un grand Pays, qu’il n’eust peu deffendre qu’avec des peines et des pertes continuelles (a). C’est à dire que si le Conseil d’Espagne connoissoit bien les véritables intérêts de la Couronne, il nous remercieroit d’avoir si considérablement diminué les soins qu’il
1 5 lui faloit prendre pour la conservation de tant de Villes, et souhaitteroit d’être entièrement délivré de cet embarras. On faisoit dire aux Espagnols pendant la longue guerre qu’ils ont eue avec la Hollande, Que leur maître aurait puni ces Rebelles il y a long-tems, si des considérations d’Etat
20 ne l’en empêchaient, mais qu’il conservoit ce Pays de contradiction comme le manège et la sale d’escrime de ses légitimes sujets, afin de les tenir en haleine par un exercice continuel (h). Je vous assure, Mr., que cette raison ne subsiste plus, et qu’il y a présentement si peu d’Espagnols, qui profitent
25 de l’occasion de s’aguerrir, que les guerres de Flandre leur fournissent, que ce n’est pas la peine d’en parler. Il vaudrait mieux dire qu’il faut conserver les Pays-Bas afin que l’humeur Françoise naturellement bouillante et ennemie du repos, trouvant là de quoi s’occuper, laisse
30 les Espagnols dans la paisible possession de leurs biens,
(a) Antiochus Magnus ille Rex Asix cum posteaquàm à Scipione devictus, Tauro tenus regnare jussus esset, omnemque banc Asiam qnx est mine nostra Provincia, amisisset, diccre est solitus, bénigne sibi à Populo Romano esse factuin, quod niiuis magna procurations libérâtes, modicis Regni tenninis ■uteretur. (Ciccr., Orat. pro Dcjot.)
(b) Voy. les Poésies Latines de Balsac, p. 43.
11. A. La citation de Cicevon est dans le texte. — C’est à dire que si le Conseil d’Espagne, etc., jusqu’à : Il est seur que S. M. C. est une addition de B.
PENSEES SUR LA COMETE I I 3
et n’aille pas troubler la fainéantise qui s’est emparée de la Nation. Mais cela même devroit obliger le Conseil d’Espagne à se défaire de la Flandre, parce que si les Espagnols venoient à être attaqués dans leur pays, il est probable
35 qu’ils réveilleraient cette ancienne valeur qui les a rendus
si célèbres, et qu’ils ne se reposeraient pas, comme ils font,
du soin des affaires générales, sur la vigilance d’autrui.
Il est seur que S. M. C. gagnerait beaucoup à faire
cession des Pays-Bas qui lui restent, car outre qu’elle se
40 délivrerait de la peine de conserver un pays, d’où elle ne retire rien, et qui pour tout revenu n’envoyé en Espagne depuis plus de 50 ans, que des nouvelles à blanchir les cheveux à tous les Ministres d’Etat, il lui serait bien plus glorieux de s’en défaire de bonne grâce, que de s’en voir
45 dépouiller peu à peu en cent manières honteuses, comme sont, par exemple, les arrêts qu’on lui fait signifier par un sergent. Cette même cession ferait aussi l’avantage des Pays-Bas Espagnols, où on ne saurait voyager sans escorte, qu’on ne soit mis en chemise par les voleurs des
50 grands chemins, ce qui ne se fairoit pas sous la domination de la France. C’est dommage qu’un si beau Pays soit entre les mains d’un Maître qui ne peut pas seulement le deffendre contre les voleurs ; et doit on trouver mauvais que notre grand Prince, qui a toujours aimé les
55 Flamans, leur témoigne tant d’envie de les délivrer des Garnisons Espagnolles, qui au lieu de les protéger, volent impunément par tout, comme si les voyageurs dévoient porter la peine de ce qu’on n’a pas assez d’argent à Madrit, pour payer les Soldats de Flandre ?
38. C. sa Majesté Catholique. 48. C. où l’on.
54. Notre Grand Monarque. 56. A. au lieu de les deffendre.
Pensées sur la Comète,
114 PENSÉES SUR LA COMÈTE
60 D’ailleurs quelle mortification n’est-ce pas pour la Nation Espagnolle, qui affectoit tant de l’emporter sur nous, et qui autrefois remplissoit de jalousie toutes les Cours de l’Europe, de les accabler à présent de plaintes, de mémoires, et de supplications, pour en être protégée 65 contre la France, sans trouver aucun Prince qui la secoure ? Ce n’est pas qu’on soit bien aise que le Roy s’aggrandisse comme il fait, ou qu’on soit persuadé de la justice de ses prétentions, car encore que nôtre Invincible Monarque ne prenne que ce qu’il prouve lui appartenir 70 légitimement, et que selon la remarque de l’Auteur des Droits de la Reine, il imite Josùé qui faisoit marcher à la tête de ses troupes l’Arche où étoit enfermée la loy de Dieu, nos Voisins néanmoins ne goûtent pas la force de nos raisons. Ils disent qu’il faut avoir un esprit soutenu 75 de cent mille soldats pour trouver dans les Traittez de Munster et de Nimegue, le sens que nous y trouvons ; qu’assurément ceux qui en ont dressé les articles n’ont jamais cru qu’on peust les interpréter de la sorte, et que s’ils ont dit ce que nous leur faisons dire, ils ont agi 80 comme ceux qui font les Canons des Conciles, qui en disent plus qu’ils n’en entendent ; d’où vient que plusieurs siècles après on découvre dans leurs expressions des Mystères à quoi il ne songeoient pas. Qu’est ce donc qui empêche nos Voisins d’écouter les conseils des Espars 5 gnols ? La pure crainte d’attirer sur eux la foudre qui menace les autres. Mais revenons à nôtre sujet.
83. C. bien des mystères.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 1 1 5
XLI
Bonheur de l’année 1668.
L’année 1668 a été encore plus universellement heureuse que la précédente, puis que par le Traitté d’Aix-laChapelle, le Roy d’Espagne recouvra une Province, qu’il n’eust jamais peu reconquérir, et s’asseura la pos5 session de tout ce qui lui restoit aux Pays-Bas, qu’il eust perdu infailliblement si la guerre eust continué. Par le même Traitté, les Villes conquises la Campagne précédente eurent le bonheur de demeurer à un Prince, qui leur a sauvé une infinité d’inquiétudes (a), comme j’ay
10 déjà dit, et qui les maintient dans une prospérité que la crainte de l’avenir ne traverse pas. La paix se trouva générale dans tout l’Occident, ce qui seul est un très grand bien pour les Peuples. Tous les Princes Chrétiens calmèrent leurs jalousies et leurs soupçons. Et nôtre Roy
15 enfin se couronna d’une gloire qui suftiroit pour l’immortaliser, quand même il n’auroit pas fait depuis tant de prodiges qui ont porté sa réputation aux quatre coins du monde, car il rendit généreusement des conquêtes que personne ne pouvoit lui ôter, et renonçea à tous les
20 avantages que la fortune lui presentoit. Exemple de modération qui mérite plus de louanges que la conquête d’un Empire.
Après cela peut on dire que les Comètes de 1665 ont été suivies d’un horrible déluge de maux, et ne doit on
25 pas se bien moquer des Astrologues qui avoient publié
(a) Cy dessus, § 40.
I 1 6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
qu’elles presageoient des choses épouvantables, des Schismes, et des Hérésies prodigieuses. Il y en eut qui conseillèrent à l’Empereur de s’enfermer pendant vingt jours dans un Palais bâti sur de très bons fondemens, 30 dans quelque vallée ténébreuse, et tout entouré de montagnes, comme vous le pourrez voir plus au long dans le Tbeatrum Cometicum d’un Gentilhomme Polonois, nommé Stanislaus Lubienietzki (a) (1).
XLII
Pacification du démêlé des Jésuites et des Jansénistes.
Mais ce n’est pas seulement par la cessation de la guerre, que l’année 1668 a été heureuse : elle l’a été encore par un autre accommodement très nécessaire au bien de l’Eglise, et très difficile à procurer, puis qu’il s’agissoit de mettre la paix entre plusieurs Théologiens, 5 qui étoient aux prises depuis long tems, et qui étoient capables de causer un schisme très scandaleux, si on les eust laissé faire. Vous n’ignorés pas, Mr., qu’on accuse fort les gens de vôtre métier de s’échauffer pour des
(a) Vol. I, p. 17. 1. La section XLII tout entière a été ajoutée dans B.
1. Stanislas Lubieniecki (en latin Lubienicius), Socinien Polonais, né à Cracovie en 1625. Pasteur de l’église de Lublin, il fut poursuivi ponr ses opinions religieuses et se réfugia à Hambourg où il mourut en 1675. Il est l’auteur du Theatrum Cometicum (voir Introduction, p. xi). Après avoir, dans la première partie de cet ouvrage, donné tous les détails sur les comètes de 1664 et 166s, il étudie dans la deuxième les 415 comètes comètes connues jusqu’en 1665. Par la comparaison des événements qui ont suivi les comètes, il s’efforce de montrer qu’elles ne présagent rien. Cf. Bayle, Diction. Histor. et Critiq.
PEXSEES SUR LA COMETE I I J
Disputes de rien, et de remuer ciel et terre pour avoir
io raison de leurs ennemis, quand ils les croyent dans des erreurs considérables. Un livre ne leur coûte rien à faire dans ces sortes d’occasions, rien ne leur est aussi difficile que de mettre les armes bas. C’est pour cela que l’on regarde dans le monde la pacification des Théologiens
15 comme un ouvrage très difficile. Je n’examine point si l’on a raison de faire ce jugement, mais je ne laisserai pas de remarquer que la querelle des Jésuites et des Jansénistes étoit regardée avec raison comme une affaire de conséquence et très mal aisée à terminer. Ce n’est pas
20 que le sujet n’en fust fort petit, puis que les Jansénistes ne cessoient de dire, qu’ils convenoient avec leurs Adversaires dans les questions de droit, et qu’ils ne pretendoient autre chose, sinon que les propositions condamnées par le Pape n’étoient pas dans le livre de Jan 25 senius, ce qui est une bagatelle dans le fond, car comme il n’importe au salut de personne de sçavoir que Jansenius a été au monde, il n’est nullement nécessaire de sçavoir si les livres de Jansenius disent cecy ou cela, et on se fust fort bien passé de faire commandement à des Reli 30 gieuses qui n’entendoient pas le latin, de signer que Jansenius avait enseigné telles et telles Doctrines. Ouelle nécessité y avoit il qu’elles s’embarrassassent la tête d’une semblable chose ? Mais néanmoins de la manière que cette dispute avoit tourné, ce n’étoit plus une affaire
35 indifférente ; l’autorité du Pape s’y trouvoit intéressée, les droits des Evesques s’y trouvoient mêlez, une infinité d’injures publiées de part et d’autre, avoient étrangement aigri les esprits, on ne parloit que de Brefs du Pape, d’Arrêts du Conseil d’Etat ou du Parlement, de lettres
28. C. et l’on.
I 1 8 PENSÉES SUR LA COMÈTE
40 Circulaires, de Mandemens Episcopaux ; on prechoit contre les Jansénistes, on employoit quelquefois contre eux le bras séculier, en un mot tout étoit dans une étrange confusion, lors que S. M. justement touchée de ces desordres, et voyant bien par ce grand discernement
45 et cette profonde sagesse qui lui sont propres, qu’à moins d’imposer silence aux parties, on ne verroit jamais la fin de ces divisions, interposa son autorité pour faire que l’on acquiesçât aux signatures qui avoient été faites sous certains temperamens dont la cour de Rome se contenta,
50 et pour empêcher qu’à l’avenir ses sujets ne dissent ni ne publiassent rien sur les matières contestées qui pust renouveller la querelle. Ce fut le 23 d’octobre 1668 que l’Arrêt de Pacification fut donné, et par ce coup d’une sage Politique l’on arrêta le progrés d’une Dispute qui
55 avoit agité la France plus de vingt ans et qui étoit capable de déchirer les entrailles de l’Eglise. Or comme ce grand démêlé avoit pris naissance long tems avant que les Comètes de l’an 1665 parussent, et qu’il a été heureusement assoupi trois ans après leur apparition, il seroit
60 plus à propos de soutenir que leurs influences ont été fort salutaires, puis qu’elles ont fait cesser les desordres qu’elles ont trouvés dans le monde, que de soutenir qu’elles ont été malignes.
Il n’est pas nécessaire, Monsieur, que je vous circons 65 tancie les avantages que la France a retirés de cette pacification, car c’est une chose que vous devez sçavoir, et que vous savez effectivement mieux que moi. Quand on ne nous auroit procuré par là que la permission de lire les livres de Mrs. de Port-Royal, je soutiens qu’il nous
70 en seroit arrivé un grand avantage, non seulement parce que ce sont des livres très bien écrits, et un grand modèle d’éloquence et de raisonnement, mais aussi parce
PENSÉES SUR LA COMÈTE 119
qu’ils nous apprennent une infinité do belles choses qu’on n’avoit jamais bien éclaircies. Par exemple, aviez
75 vous jamais oui dire à vos précepteurs jusqu’où doit aller nôtre soumission pour ceux qui veillent pour nos âmes ? Aviez vous jamais oui parler exactement à d’autres qu’à ces Mrs. de la distinction du fait et du droit, et des choses qu’on est obligé de croire de foi divine, ou de foi
80 humaine ? Avouez qu’on vous avoit élevé dans une grande ignorance de ces choses, car on nous fait tant de peur dans nôtre Eglise de cet esprit qui veut connoitre et raisonner, qu’on ne nous recommande rien aussi expressément que de nous abandonner les yeux fermez à nos
85 Directeurs. Il est néanmoins certain comme ces Mrs. l’ont clairement établi, qu’il y a de la distinction à faire, et qu’il est très dangereux de donner dans ces maximes sanr discernement, si bien que nous leur avons tous des obligations immortelles de nous avoir ouvert les yeux
90 sur beaucoup de choses, que l’on nous rend suspectes mal à propos.
Quelle obligation ne leur a-t-on pas d’avoir enfin introduit en France l’usage de la parole de Dieu en langue vulgaire, et d’avoir délivré l’Eglise de la honte et de
95 l’ignominie qu’il lui faloit essuyer continuellement, par les reproches que les Protestans lui faisoient, qu’elle deroboit aux fidèles le thresor des Ecritures ? Avant que l’on eust terminé tous ces differens, la version de Mons étoit fort persécutée et faisoit peur à la plus grande partie
100 du Peuple, mais depuis la paix que le Roy a donnée à l’Eglise, on a secoué le joug et non seulement on lit sans scrupule tous les ouvrages de Port-Royal, que l’on n’osoit lire autrefois, tant on étoit épouvanté par les Confesseurs Molinistes, mais aussi on lit avec beaucoup
105 d’édification l’Ecriture Saincte que ces Mrs. ont mise en
u^
120 PENSEES SUR LA COMETE
François. Je ne dis rien de tant de beaux livres de Morale et de Controverse qu’ils ont publiés depuis l’Arrêt du 23 d’Octobre 1668 ni de tous les traittez qui ont si bien éclairci cette célèbre question de la lecture de la parole
110 de Dieu en langue vulgaire, où nos Controversistes s’étoient trouvez jusques ici extrêmement embarassez ; car vous savez assez, Mr., de quel prix sont ces livres là pour être pleinement persuadé de ce que je veux vous prouver icy, savoir qu’il s’est passé des choses très avanta iiSgeusesau public, quelque temps après l’apparition de deux effroyables Comètes.
XLIII
Considération des malheurs arrivés pendant les sept années que l’on a examiné.
Qu’on ne m’allègue point la peste de Londres de l’an 1665 ; l’embrasement de la même ville de l’année suivante ; le tremblement de terre qui abyma la Republique de Raguse en 1667 ; les embrasemens du Mont 5 Etna en 1669 et tels autres accidens, car ce sont des choses à la vérité funestes pour ceux qui en souffrent en particulier, mais qui ne sont ni d’une conséquence générale, ni fort extraordinaires, et il seroit facile de montrer qu’il est arrivé en d’autres tems des malheurs de cette
(a) Casus multis hic cognitus, ac jeun tritus et e medio fortanx ductus acervo. (Juven., Satyr. 13.)
9. qu’en d’autres tems il est arrivé.
PENSEES SUR LA COMETE 121
10 espèce bien plus tragiques (a), comme l’incendie de Moscou Capitale de Moscovie, qui fût toute reduitte en cendres par les Tartares l’an 1571 ; le tremblement de terre qui abyma dans une nuit douze grandes villes d’Asie sous l’empire de Tybere ; celui qui tua vingt mille habi 15 tans de Lacedemone, et accabla la ville toute entière sous les ruines d’une portion du mont Taygetus 469 ans avant Jésus Christ ; celui qui arriva dans le Canada en 1663 et dans le Pérou en 1604 qui fit des bouleversemens prodigieux en moins d’une heure dans une étendue de
20 300 lieues de côte et de 70 en largeur ; l’embrasement du Vésuve de l’an 163 1 ; la peste qui a désolé depuis peu la Capitale de l’Empire, qui a poursuivi l’Empereur dans Prague où il s’étoit réfugié, et qui s’est en suitte répandue dans plusieurs Provinces avec un dégât funeste. D’ail 25 leurs ces trois ou quatre desordres doivent ils balancer le bonheur, apporté par tant de Traittez de paix, et la prospérité particulière de la France, qui par l’application infatigable de son Roi à tout ce qui peut contribuer à la félicité de la Nation, par ses lumières et par celles de ses
30 Ministres les mieux choisis, et les plus capables du monde, a veu établir des Manufactures, des Compagnies de Commerce, des nouvelles loix pour l’extirpation de la chicane, un ordre merveilleux dans les Finances, et plusieurs autres choses qui sont une source de biens infinis
35 tant pour le gênerai que pour le particulier ? Ne me dites point, je vous prie, que je n’ay pas pris un assez grand terme, car il est du sens commun que si les Comètes présagent quelque chose, c’est pour les six ou sept premières années qui les suivent, et c’est sur ce pied là que
40 l’on prouve leur malignité par l’Histoire.
122 PENSÉES SUR LA COMETE
XLIV
Malheurs arrivez, dans l’Europe depuis l’an 164J jusqu’en 16 52
Voulez vous voir par plaisir, Mr., une autre sepmaine d’années prise à discrétion d’un tems repurgé (1) de tout le mauvais air des Comètes ? Repassez un peu dans vôtre mémoire ce qui s’est fait dans l’Europe depuis l’an 1645
5 jusques à la Comète qui parût sur la fin de l’an 1652. Et remarquez bien que je prens justement le tems où les longues guerres d’Allemagne, auxquelles tant de Princes se trouvoient intéressez, et qu’on veut à toute force avoir été présagées par la Comète de l’an 161 8 se pacifièrent à
10 Munster. Il me semble que c’est donner à la Comète un assez bon loisir de se purger, pour prétendre qu’elle n’a plus rien à faire dans les années que je marque ; sur tout si on considère que je lui abandonne encore les trois dernières Campagnes de la guerre des Alliez contre la maison
15 d’Austriche, lesquelles se trouvent dans les sept ans que j’ay choisis, et qui sont remarquables par plusieurs sanglantes expéditions, entre autres par la bataille de Norlingen, où Mr. le Prince de Condé (a) vangea si glorieusement l’affront que les Suédois avoient reçeu quatorze ans
20 auparavant au même lieu ; et par le saccagement de Prague (b), qui réduisit plusieurs Dames de la première
(a) Le $ Mav 1646.
(b) 36 de Juillet 164S.
15. C si l’on.
19. C avoient reçu dix ou douze ans auparavant.
1. Repurger. Purger plusieurs fois. Les fusions des métaux et les distillations réitérées que font les Chymistes, c’est pour repurger ces corps de toutes les impuretez. On a du mal à trouver du mercure bien repurgé. (Dictionn. cte Furetière, édit. de 1694).
PENSÉES SUR LA COMETE 12}
dualité à la dure condition d’être en chemise dans la rue. Sans conter tout cela je trouve des maux épouvantables dans les années que j’ay choisies, et particulièrement un esprit de sédition furieuse.
25 J’y trouve le Rov d’Angleterre condamné à mort (a) et décapité par ses propres sujets avec des circonstances horribles. J’y trouve le Roy son fils contraint de se cacher dans un chesne après avoir veu tailler en pièces toutes ses troupes à la bataille de Worcester (b), et enfin de
30 sortir de son Royaume dans le plus triste equippage du monde, trop heureux de tromper à la faveur de ce déguisement la recherche exacte que l’on faisoit de sa personne, pour lui faire le même traittement qu’à son Père. Je trouve la France déchirée d’une cruelle guerre civile, qui lui fait
35 perdre presque toutes les conquêtes de douze Campagnes, et sentir la pernicieuse honte de se détruire elle même, dans un tems où elle seule se pouvoit faire du mal, comme il est arrivé à la Republique Romaine (c). Je trouve le Royaume de Naples soulevé contre son Prince.
40 Je trouve les François en guerre avec les Espagnols dans la Flandre, dans l’Italie, dans la Catalogne. Je voi le Portugal armé contre la Hollande et contre l’Espagne tout à la fois. Je voi Kmielniski, gênerai des Cosaques révolté contre la Pologne (d) et ligué avec les Tartares remplir
45 ce Royaume de désolation. Je le voi qui profitant de la mort du brave Roy Uladislas fait entrer le Cham dans la
(a) Le 9 de Février 164p.
(b) Le ij de Septembre 16 51.
(c) Majus erat imperium Romanum, quam ut illis externis viribus extingui posset, etc. (Florus, 1. 4, c. 2.)
(d) Voy. l’Histoire des Cosaques par le Sr. Chevalier.
26. Les deux dates ne sont pas dans A.
43. A. contre l’Espagne et contre la Hollande.
124 PENSÉES SUR LA COMETE
Pologne, et se joignant à luy assiège avec une armée qui n’avoit point eu sa pareille depuis Attila, les Polonois dans leurs Retranchemens, et les réduit aux dernières
50 extremitez. Je voi que la paix conclue le 17 Août 1649 à des conditions très desavantageuses à la Pologne, ayant duré fort peu de tems, l’irruption des Cosaques et des Tartares recommence de plus belle, cause mille saccagemens, se termine à la vérité par leur déroute, mais ne
55 laisse pas d’être une enchainure de ravages et de maux. Je voi les Moscovites (a) dans un soulèvement si furieux, que les premiers Ministres de l’Etat, ne trouvent point dans le Palais de l’Empereur un Asyle qui les mette à couvert de l’insolence des mutins. Il faut que le Czar leur
60 abandonne les victimes qu’ils demandent, qu’il endure que ses principaux Officiers soient assommez à coups de bâton, et qu’après avoir fait évader son beau frère qui étoit aussi son Favory, il demande sa grâce au Peuple. Je trouve dans Constantinople des séditions si horribles (b)
65 que le Sultan Ibrahim après avoir été contraint d’abandonner le Vizir Azem à la fureur des mutins qui l’étranglèrent, fut étranglé lui même (c). Ce n’est pas tout. Les Jannissaires et les Spahis, qni sont les principales forces de l’Empire Ottoman, s’aigrissent de telle manière les
70 uns contre les autres, qu’ils sont prêts à décider leurs differens par la voye des armes. La Sultane Kiosem qui gouverne l’Etat pendant la minorité du jeune Sultan son petit fils, se prépare a le faire étrangler par les Jannis (a) L’an 164S.
(b) Voy. l’Etat de l’Emp. Ottom. par le Si : Ricaut.
(c) Le iy Août 164S.
56. Je voi les Moscovites, jusqu’à : Je trouve dans Constantinople, est une addition de B.
57. C. Ministres d’Etat.
67. Les deux dates et la référence ne sont pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMÈTE I25
saires, mais la mère du Sultan par une contre-ligue la
75 prévient, la fait étrangler, et fait périr les principaux Officiers des Jannissaires. Je trouve les Vénitiens aux prises avec les Turcs, ce qui cause des saccagemens et des malheurs épouvantables à tous les Peuples de la Dalmatie et de l’Archipel. Je trouve cent autres desordres dont le
80 détail vous ennuierait, et qui ne me paroit pas nécessaire pour vous faire avouer, qu’il s’en faut beaucoup que les sept années que j’ay prises à la suitte de deux Comètes, ne soient remplies d’autant d’evenemens fâcheux, que les sept qui n’ont été prises à la suitte d’aucune Comète, mais
85 au contraire au devant de celle de 1652 et à la suitte du tems où l’on achevoit l’expiation de la Comète précédente, par la paix générale qui se negotioit à Munster.
Avouez donc, Mr., Qu’il est des malheurs sans Comètes et des Cimetes sans malheurs (1), et qu’à raisonner comme l’on
90 fait ordinairement, les Negotiations de Munster devraient
passer pour un signe des fléaux de Dieu, puis qu’elles ont
été suivies de tant de malheurs presque par toute l’Europe.
Nôtre Ami à proverbes ne manquera pas de dire, qu’une
hvrondelle ne fait pas leprintems. Je lui répons par avance
87. À des Comètes précédentes.
(1) « Les vrais Philosophes ont toujours pris les Comètes pour des Signes indiferens ; et le docte Scaliger assure qu’il en a veu plusieurs qui n’ont esté suivies d’aucun malheur dans l’Europe ; que beaucoup de puissans Etats ont esté renversez et plusieurs grands personnages ont pery malheureusement, sans qu’aucune Etoile chevelue se soit montrée dans le Ciel pour prédire leur Ruine. » fComiers, Merc. Gai., p. 124.J
« Multi sunt a nobis Cometx visi, quos nulla usquam tota in Europa subsecuta est pernicies mortalium : et multi clarissimi viri suo fato functi sunt, multi eversi principatus, pessumdatœ familirc illustrissima ;, sine ullo Comètes indicio. » (Scaliger, Exercit. 7 9, in Cari.)
I2Ô PENSÉES SUR LA COMÈTE
95 que s’il feuilleté diligemment les Histoires, il trouvera des exemples de même nature tout autant qu’il en voudra. Le Theatrutn Cometicum que je vous ai déjà cité (a), en fournit deux bien remarquables. Un Auteur Allemand du dernier siècle nommé Elias Major (b) en fournit un très
ioo grand nombre, et remarque expressément que les plus célèbres Traittez de paix se sont conclus fort peu après l’apparition de quelque Comète ; que plusieurs Nations Idolâtres ont été converties à l’Evangile dans un tems qui avoit ce même caractère là, et qu’on peut dire la même
105 chose de la fondation de plusieurs célèbres Universitez. Le philosophe Charemon (c) nous apprendroit bien des choses sur ce sujet si nous avions le livre qu’il avoit composé, pour faire voir que la plus part des Comètes avoient été le présage de grands bonheurs. Que nôtre
no Ami feuilleté donc les Histoires, et il trouvera des exemples abondamment. Je n’oserois vous dire la même chose, à vous Mr. qui n’avez pas tant de loisir que lui, et qui occupez si bien vôtre tems à la lecture des S. Pères et de St. Thomas. Ainsi je me retracte des exhortations que je
115 vous ai faites (d) et je me vois obligé à ne conter pas plus sur cette V. Raison toute décisive qu’elle est, que sur les autres, parce que vous n’en sauriez voir la force sans
(a) Vol. I, pag. 116.
(b) In libelle de Cornet.
(c) Origeues, l. I, contra Cchum.
(d) Cy dessus, p. 86.
95. À Je lui répons par avance qu’il feuilleté diligemment les histoires (Le Theatrutn Cometicum, vol. I, p— S5> m fournit deux exemples) et qu’il trouvera des exemples de
même nature tout autant qu’il en voudra. Je n’oserois vous dire la même chose, etc.
97. Le passage : Le Theatrutn Cometicum que je vous ai déjà cité, jusqu’à : Je n’oserois vous dire, est une addition de B.
115. Le commencement de phrase : Ainsi je me retracte des exhortations que je vous ai faites, et, n’est pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 1 27
entrer dans la discussion de plusieurs faits, et sans bien calculer le bien et le mal arrivé en divers tems par tout le
120 monde, ce qui ne s’accorde nullement avec la lecture de tant de Canons, de tant de Conciles, de tant de Pères, de tant de Théologiens, de tant de Casuistes, à laquelle vous vous êtes consacré. Je tacherai de remédier à cet inconvénient par une raison qui ne demande aucune lecture, et
125 qui est d’une espèce toute particulière, comme je vous l’ay déjà dit (a). Mais avant que d’en venir là, je prévois que je vous dirai encore bien d’autres choses.
A…, le 2 de May, 1681.
XLV
VI. Raison : Que la persuasion gêner aile des Peuples n’est d’aucun poids pour prouver les mauvaises influences des Comètes.
Je n’ay pas encore épuisé les raisons Philosophiques, car en voici encore une, Mr., qui n’est pas peu considérable. On peut ajouter en sixième lieu, qu’on ne prescrit pas contre la vérité par la tradition generalle, et par le 5 consentement unanime des hommes : autrement il faudroit dire que toutes les superstitions que les Romains avoient apprises des Toscans sur le fait des augures et des
(a) P. I S.
124. A. Je tacherai de remédier à cet Inconvénient par une raison de nouvelle espèce que je vous garde, et qui ne demande aucune lecture. Cette phrase termine le §.
1. Cette première phrase manque dans A.
128 PENSÉES SUR LA COMÈTE
prodiges, et toutes les impertinences des— Payens sur le chapitre de la Divination, étoient autant de veritez incon io testables, puis que tout le monde en étoit aussi prévenu que des présages des Comètes (i). Il faudrait dire que le Diable, qui est le père du mensonge selon le témoignage de Jésus Christ (a), a rendu néanmoins pendant une longue suitte de siècles, des Oracles pleins de vérité, de
1 5 sincérité et de fidélité ; car il a été un tems où toute la terre rendoit honneur et hommage à ces Oracles. Il ne seroit pas possible de repondre à ce raisonnement raporté par Ciceron, Que jamais l’Oracle de Delphes ne fust devenu si célèbre, et que jamais tous les Peuples et tous les Rois n’y
20 eussent envoyé tant de presens, si tous les siècles n’eussent expérimenté la vérité de ses réponses (b). Cela paroit assez plausible, et l’Auteur de cette pensée ne croit pas qu’après une raison de cette force, il soit nécessaire de justifier, comme avoit fait le Philosophe Chrysippus, par des tes (a) Non est veritas in eo, cuiu loquitur mendacium, ex propriis loquitur, quia mendax est et pater ejus. (Euangel. sec. Job., cap. S, v. 44.)
(b) Defendo unum hoc ; nunquam illud Oraculum Delpbis tant célèbre et tant clarum fuisset, ncque tantis donis refertum omnium populorum atque Regum, nisi omnis xtas oraculorum illorum veritatem esset experta. (Cicer., de Divinat., lib. I.)
17. A. ce raisonnement de Ciceron. 22. A. Ciceron ne croit pas.
(1) « En effet laissant à part les dogmes, les cultes et la Religion mesme dans le fond, on ne pouvoit contester à la société des Payens toutes ces marques extérieures sur lesquelles on veut fonder l’Autorité et les Chrétiens n’étaient pas en état de s’égaler à eus à cet égard. Voulez-vous le consentement des Peuples ? Toute la terre estoit à eux. Cherchez-vous l’antiquité ? ils estoient presque de tout tems…
Il n’y avoit donc rien qui pust ouvrir la bouche aux Apôtres que la fausseté de la Religion Payenne et la vérité de la Chrétienne. Mais il faloit entrer pour cela dans la voye de l’examen et y faire entrer les Peuples qu’ils desiraient convertir. » (La défense de la Reformation, par Claude, p. 67-8).
PEXSËES SUR LA COMÈTE 129
25 moignages bien autorisez, qu’Apollon avoit rendu une infinité de vrais Oracles. Mais ce n’est rien dans le fond, pourveu qu’on nie le Principe sur lequel ce raisonnement est appuyé savoir, que les opinions généralement établies sont vrayes ( i), et qu’on fasse voir qu’il n’y a rien de plus faux que
30 cette maxime, par l’exemple même de l’Oracle d’Apollon que l’on consultoit de toutes parts, quoi que ses réponses ambiguës eussent été un piège funeste à plusieurs Nations, et ne fussent après tout qu’une imposture abominable. Il n’est pas d’ailleurs fort difficile de prouver qu’on nie ce
35 principe avec raison, car on découvre tous les jours mille beveiies dans les opinions les plus générales, comme sont par exemple celles qui regardent la Canicule. Non seulement la raison nous montre qu’il n’y a rien de plus faux que la prétendue chaleur de cet Asterisme, mais l’expe 40 rience aussi nous fait voir, quand on se donne la peine d’y prendre garde, qu’il arrive plus souvent, que le mois d’Août n’est pas le plus chaud de toute l’année, qu’il n’arrive qu’il le soit.
(1) Van Dale affirmera avec une égale énergie les droits de la critique rationnelle qui ne peut se « résoudre à recevoir des Positions non prouvées, sur l’autorité de qui que ce soit au monde. » (Lettre de Monsieur Van Dale à un de ses amis au sujet des livres des Oracles des Payais. (Nouvelles de la Repub. des Lettres, mai 1687.) Cf. Hist. des Oracles, éd. Maigron. Introduction.
Dans sa réponse au livre de Fontenelle (1707) le P. Baltus se fait le défenseur du Consentement universel. « Il faut en effet avoir bien du courage pour s’opposer au sentiment de tout le monde et encore plus pour attaquer, non pas quelques Poètes ou quelques Orateurs payens ; mais tout ce qu’il y a de plus sçavant et de plus respectable dans toute l’antiquité chrétienne ; et pour entreprendre de faire passer les Pères de l’Eglise pour des gens qui raisonnaient mal, et qui avançoient souvent bien des choses qu’ils ne pouvoient prouver par des raisons suffisantes. » P. 7-9.
Pensées sur la Comète.
130 PENSÉES SUR LA COMÈTE
XLVI
Exemples de quelques opinions générales qui sont fausses.
Ce qu’on a coutume de dire de certains remèdes, qu’il faut y avoir de la foy si on veut qu’ils fassent leur effet, se peut appliquer à quantité de Traditions. Voulez vous n’en être pas desabusé, croyez les sans les examiner, car 5 si vous vous amusez à vous en eclaircir par vous même avec un esprit difficile, vous trouverez bien tôt que l’expérience ne s’accorde pas avec la voix publique (1). En voici des exemples.
S’il y a des corps alertes dont les influences puissent
10 être de quelque vertu à l’égard de la Terre, c’est sans doutte la Lune à cause qu’elle en est fort proche. Ainsi est on fort persuadé qu’elle est cause de bien de choses. C’est elle qui fait croitre et decroitre la moûelle et la cervelle des animaux : qui ronge les pierres : qui reigle le
! ^ froid et le chaud, les pluyes et les orages. Car si le tems est à la pluie lors qu’on a nouvelle Lune, ne vous attendez pas à voir revenir le beau tems avant que la Lune soit pleine. Si alors la pluie ne cesse pas, faites vôtre conte qu’elle durera jusqu’au renouveau de la Lune : et ainsi
(1) Depuis longtemps, Bayle autant par tournure d’esprit que par sujte de son éducation cartésienne avait défiance des opinions fondées sur le consentement général. En 1671, il écrit à son père que parmi ses maîtres de Genève, il préfère M. Tronchin parce qu’il est<r dégagé de toutes les opinions populaires et de ces sentiments généraux qui n’ont point d’autre fondement que parce qu’ils ont été crus par ceux qui nous ont précédés, sans être soutenus de l’autorité de l’Ecriture. » (Œuv. div. Tom. I. Lettre III à sou père, p. 106. Cité par Delvolvé, p. 13.) Cf. Répons, aux questions d’un provincial, 2° partie, ch. 99.
PENSÉES SUR LA COMÈTE I 3 I
20 de la sécheresse, de la gelée, etc. par la raison, que c’est aux Conjonctions et aux Oppositions de la Lune qu’il appartient de changer le tems. Et de là vient que parce que dans la Conversation on retombe fort souvent sur le discours de la pluye, du froid, de la sécheresse, ou de
25 choses semblables, on entend si souvent ceux qui se plaignent du tems qu’il fait, s’entre-consoler par l’espérance de la nouvelle ou de la pleine Lune, qui, à ce qu’ils prétendent, v apportera du changement. Vous ne me nierez pas, Mr., que ce ne soient là de ces sentimens qui sont de
30 tout Pays, et communs à toute sorte de personnes.
Cependant ceux (a) qui ont pris la peine d’examiner l’article de la moùelle des animaux des vingt et trente années de suitte, ont remarqué qu’en quelque état que soit la Lune, on trouve des os qui ont beaucoup de
35 moùelle, et d’autres qui en ont fort peu : ce qui fait voir que la Lune n’a point de part à tout cela non plus qu’à la plénitude plus ou moins grande des ecrevices et des huitres, car on a remarqué aussi qu’elle ne roule point selon les vicissitudes de la Lune, quoi qu’en dise l’erreur popu 40 laire. Je dis la même chose touchant le changement du tems et je soutiens après y avoir souvent pris garde, qu’il n’est affecté à aucun état de la Lune que ce puisse être, et qu’il n’y a aucun jour dans le mois Lunaire où le passage de la pluye au beau tems, du dégel à la gelée, par exem 45 pie, se fasse plutôt que dans tous les autres. Si nous avions des observations bien suivies nous trouverions que la température de l’air se conforme si peu à la nouvelle ou à la pleine Lune, qu’on conteroit autant de mois où le
(a) Mr. Rohault, Phys., 2. part., ch. 2J. — L’Art de Pens., ch. 18, part. ].
31. C. ceux qui ont pris la peine 20 et 30 années de suite d’examiner la moùelle des.inimaux.
132 PENSÉES SUR LA COMÈTE
tems a été sec quoi que le retour de la Lune eût été plu50 vieux, que des mois pluvieux après un retour de Lune pluvieux, et au contraire : tant il est vrai que les changemens du tems ne suivent aucune reigle qui nous soit connue.
Il me seroit aisé de montrer que la raison est en cecy 5 5 tout à fait contre le sentiment commun : mais j’ayme mieux me servir de l’expérience, et mettre en fait que si on y prend garde exactement, on la trouvera contraire à ce que tout le monde débite, et sur cela je remarque qu’il n’est pas étonnant qu’une erreur devienne générale veu le 60 peu de soin qu’ont les hommes de consulter la raison quand ils ajoutent foy à ce qu’ils entendent dire à d’autres, et le peu de profit qu’ils font des occasions qui leur sont offertes de se détromper (1).
56. C. si l’on y prend bien garde.
(1) Bayle revient longuement sur ces idées dans la Continuation des Pensées diverses :
« Qui peut révoquer en doute qu’il n’y ait beaucoup d’erreurs capitales qui ont plus de sectateurs, que les doctrines à quoi elles sont opposées ? Ceux qui connoissent la véritable Religion, ne sont-ils pas en plus petit nombre que ceux qui errent sur le culte du vrai Dieu ? La vertu et l’orthodoxie sont à peu près dans les mêmes termes. Les gens de bien sont fort rares, apparent ravi liantes in gurgite vaste.. En un mot la vérité perdrait hautement sa cause si elle étoit décidée a la pluralité des voix. » (§ IV.)
« La justice, la raison et la prudence sont du côté du petit nombre en cent occasions, et tel qui est seul de son avis opine plus sagement que tout le reste de la compagnie. Les plus sages tètes d’une assemblée ont trèssouvent le déplaisir de voir que la cabale des jeunes gens emportez et peu éclairez obtient à la pluralité des suffrages une décision inique, téméraire et pernicieuse. »
(Voyez M. Arnauld Apol. pour les Cathol., p. 94 où il parle du décret de la Sorbonne contre Henri III.)
Il est naturellement amené à étendre sa critique à la preuve de l’existence de Dieu par le consentement universel qu’il discute et combat à l’aide d’une argumentation serrée et ingénieuse dans les 5 7-58 de la Continuation des Pensées diverses. Il rappelle qu’un Docteur en Théologie, Anglais de Nation, et Protestant de Religion,
PENSÉES SUR LA COMÈTE I 3 3
Permettez moi de vous demander, Mr., si vous avez
65 jamais pris garde à cette multitude d’Autheurs, qui ont dit les uns après les autres, qu’un homme pesé plus à jeun, qu’après Je repas ; qu’un tambour de peau de brebis se crevé au son d’un tambour de peau de loup ; que les vipères font mourir leurs meres en sortant de leur ventre, et donnent occasion à la
70 mort de leurs pères au premier moment qu’elles sont formées, et plusieurs autres choses de cette nature. On ne s’est pas contenté de raporter cela comme des faits avérez, on a pris encore la peine d’en rechercher la cause, on a fait des exclamations là dessus à perte de veùe, les moralitez ont
75 été de la partie, les Avocats s’en sont fait honneur dans le Barreau, les Prédicateurs en ont tiré mille belles comparaisons, on a donné dans les Classes une infinité de Thèmes sur ce sujet. Cependant ce sont toutes choses contraires à l’expérience, comme l’ont vérifié ceux qui
80 ont eu la curiosité de s’en eclaircir.
XLVII
Quelle est la véritable cause de l’autorité d’une opinion.
Il paroit de là que les Sçavans sont quelquefois une aussi méchante caution que le Peuple, et qu’une Tradition fortifiée de leur témoignage n’est pas pour cela exemte
Samuel Parker a rejeté tout à fait la preuve de l’existence de Dieu par le consentement général des Peuples. (Disput. 6, de Deo et Providentia divina. Sect. ij, p. 541 sqq.)
Il contredit par là ce qu’il soutient lui-même au § CCXIX de ses Pensées diverses.
134 PENSÉES SUR LA COMÈTE
de fausseté. Il ne faut donc pas que le nom et le titre de 5 sçavant nous en impose (i). Que savons nous si ce grand Docteur qui avance quelque doctrine a aporté plus de façon à s’en convaincre qu’un ignorant qui l’a crue sans l’examiner ? Si le Docteur en a fait autant, sa voiK n’a pas plus d’autorité que celle de l’autre, puis qu’il est certain
10 que le témoignage d’un homme ne doit avoir de force qu’à proportion du degré de certitude qu’il s’est acquis en s’instruisant pleinement du fait.
Je vous l’ay déjà dit et je le répète encore ; un sentiment ne peut devenir probable par la multitude de ceux
15 qui le suivent, qu’autant qu’il a paru vrai à plusieurs independemment de toute prévention et par la seule force d’un examen judicieux, accompagné d’exactitude, et d’une grande intelligence des choses : et comme on a fort bien dit qu’un témoin qui a veu est plus croyable que dix qui
20 parlent par ouï dire (a) ; on peut aussi asseurer qu’un habile homme qui ne débite que ce qu’il a extrêmement médité, et qu’il a trouvé à l’épreuve de tous ses doutes, donne plus de poids à son sentiment, que cent mille
(z)Phtris est oculatus testis niais, qttam auriti decem. (Plan !.)
(1) « Il n’y a rien de plus dangereux que d’avoir trop de déférence pour l’autorité de celui qui nous enseigne (a) ; car le préjugé de son mérite fait adopter tous ses dogmes, sans que l’on se donne la peine d’examiner s’il les prouve par de solides raisons. Les sectateurs qu’il se fait augmentent l’autorité de sa doctrine, et ainsi l’on se dispense de plus en plus de la peine de l’examen, on se contente de grossir le nombre. Les erreurs passent des pères aux fils, et se multiplient, et se greffent les unes sur les autres. » (Cont. des Pensées, p. 18).
(a) Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum gui se docere profitentur. Dtsinunt enim suum judicium adhibere : id habent ratum quod ab eo quetu probant judicattttn vident. [Cicero de Mat. Deor. lib. I, circa init.)
Montaigne cite également cette pensée de Cicéron dans son chapitre de l’Institution des enfants.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 135
esprits vulgaires qui se suivent comme des moutons, et se -25 reposent de tout sur la bonne foy d’autruy. Et c’est à cause de cela sans doute que Themistius et Ciceron ont déclaré si nettement, le premier qu’il croiroit plutôt à ce que Platon lui feroit entendre d’un signe de tête, qu’à ce que tous les autres Philosophes lui affirmeroient avec ser30 ment : et le dernier que la seule autorité de Platon sans aucune preuve briseroit toute l’incrédulité de son esprit (a).
XLVIII
Qu’il ne faut pas juger en Philosophie par la pluralité
des voix.
Je n’approuve pas ces manières, mais j’en reviens toujours là, qu’il ne faut pas conter les voix, qu’il faut les peser, et que la méthode de décider une controverse à la pluralité des voix, est sujette à tant d’injustices (b), qu’il
5 n’y a que l’impossibilité de faire autrement qui la rende légitime en certains cas. Vous voyez assez d’où nait cette impossibilité, c’est qu’il n’y a personne sur la terre qui puisse déterminer au juste combien un suffrage vaut plus que l’autre, qui ait ni la jurisdiction ni les lumières
10 nécessaires pour réduire les opinions des membres d’une compagnie, chacune à son juste prix, de sorte qu’il faut
(a) Ut enim rationem Plato nullam afferret, vide quid bomini trihuam, tpsà autoritate me frangeret. (Tusculan, I.)
(b) Sed hoc pluribus visum est, numerantur enim sententix non ponderantur, nec aliud in publico consilio potest fieri, in quo nihil est tam inzquale, quant xqualitas ipsa, nom cum sit împar pruaentia, par omnium jus. est. (Plinius, epist. 12, 1. 2.)
13e PENSÉES SUR LA COMÈTE
nécessairement tolérer que l’une vaille autant que l’autre dans certains cas. Mais puis que les Controverses de Philosophie ne sont pas de cette espèce, il nous est fort per 15 mis de conter pour rien les suffrages d’une infinité de gens crédules et superstitieux, et d’acquiescer plutôt aux raisons d’un petit nombre de Philosophes. Ainsi, Mr., sans avoir égard à vôtre Vox pûpuli, vox Dei, qui autoriseroit les pensées les plus ridicules, si on y votlloit déférer •
20 je serois fort d’avis qu’on examinast premièrement s’il est vrai que les années qui ont suivi de prés les Comètes ayent toujours été remarquables par des evenemens plus tragiques que ceux qu’on voit arriver dans d’autres tems. Si on trouvoit que la chose fust ainsi, on pousseroit ses
25 recherches plus loin, et on examineroit quelle peut être la cause de la liaison de ces evenemens tragiques avec les Comètes. Si on trouvoit que la chose fust autrement, on tacheroit de desabuser le monde de ses fausses imaginations sur ce point là, et on ne fairait pas plus de cas de la
30 fausseté, sous prétexte qu’elle seroit répandue par tout le monde, que si elle n’étoit que la maladie de deux ou trois personnes, aussi bien comme le remarque Ciceron, n’y a-t-il point d’apparence de faire cas d’un jugement rendu par une multitude de personnes, dont chacune prise à
3 S part est si peu capable de connoître la chose, que son sentiment n’est d’aucune considération (a).
(a) An qtticquam stvltius qnam qtws singiilcs, sicut operarios barharosque Contettlnat, eos aliquidputare esse unhersos ? (Tusculnii, On.rst. 5.)
18. C. aforisme qui autoriseroit.
19. C. si l’on.
24. C. si l’on, 25, C. et l’on. 27. C. si l’on 20. C. et l’on.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 1 37
XLIX
Combien il est ridicule de chercher les causes de ce qui n’est point.
Cet ordre est assurément plus naturel, et d’une plus grande commodité, que celui par lequel on cherche ce que c’est qu’une chose, avant que d’avoir vuidé la question, si elle existe véritablement (i). Il y a tant de choses effectives
2. A. on traitte la qnestion quid sit, qualc sit, avant que d’avoir vuidé la question an sit.
(i) « Assurons-nous du fait, avant que de nous inquiéter de la cause. 11 est vray que cette méthode est bien lente pour la plupart des Gens, qui courent naturellement à la cause, et passent par dessus la vérité du fait ; mais enfin nous éviterons le ridicule d’avoir trouvé la cause de ce qui n’est point.
Ce malheur arriva si plaisamment sur la fin du siècle passé à quelques Sçavans d’Allemagne, que je ne puis m’empecher d’en parler icy. » Suit l’histoire de la dent d’or. (Foutenelle, Hist. des Oracles, édit. crit. L. Maigron, pag. 29 sqq.)
L’Histoire des Oracles est une Adaptation française de deux longues dissertations latines publiées en 1683, par un médecin hollandais, Van Dale. Bayle en avait rendu compte dans les Nouvelles de la République des Lettres (mars 1684) et c’est cet article qui vraisemblablement avait donné à Fontenelle l’idée de lire les dissertations et de les mettre à la portée du public Français (Cf. Maigron, Introd.)
Cf. aussi Bayle. Nom : de la Rép. des Lettres, fév. 1687.
« Quoique je susse que M. de Fontenelle a dit des choses qui confirment le ch. 49 de mon Ouvrage, je ne laisse pas de vous remercier très humblement de m’en avoir averti. Je vous avoue qu’il représente si bien la conduite absurde de ceux qui cherchent la cause d’un effet imaginaire, que je ne saurais donner une marque plus solide de mon peu d’ambition qu’en exhortant mes lecteurs à joindre le commencement de son chap. 4, de l’histoire des Oracles avec mon chap. 49. Ils auront par ce moyen une broderie d’or sur une étoffe grossière, et ils connoîtront plus facilement le petit prix de ma fourniture.
Je les avertirai aussi de consulter Monsieur Van Dale vers la fin de sa première dissertation de Oraculis Ethnicorum, et l’endroit où Photius a censuré un docte compilateur qui avoit taché d’expliquer les causes de certains faits fabuleux. C’est ce qu’il trouve de plus absurde dans l’ouvrage. » (Cont. des Pensées div., § XLVII.)
I38 PENSÉES SUR LA COMÈTE
S dont la recherche peut occuper nôtre étude, qu’on ne sauroit trop blâmer ceux qui employent leur tems à trouver la raison de ce qui n’est pas, et qui se plaisent à faire diversion des forces de leur esprit au préjudice de la vérité, comme ce Philosophe qui apprit avec chagrin que
10 la laine qu’on voyoit sur des figues apportées sur la table, venoit de quelques brebis qui s’étoient accrochées à un buisson planté au pied du figuier (a), parce qu’il perdoit par là le fruit d’une asses longue rêverie, et la gloire d’avoir imaginé à force d’y penser une raison qui mon 15 trast comment cette laine avoit été produitte par un arbre (1). Je voudrois pour l’amour de Plutarque qu’il eust répondu à la question, Pourquoi les poulains qui ont été courus du loup deviennent meilleurs coureurs que les autres, ce que l’Auteur de l’Art de penser (b), lui fait dire fort
20 spirituellement, que c’est parce que peut être cela n’est pas vrai. Mais ayant leu et releu l’Original du 8. Chapitre du 2. livre des propos de table, dans lequel cette question est examinée, je n’y ay point trouvé cette réponse. C’est dans Seneque (c) que j’ay trouvé quelque
25 chose de fort approchant sur un sujet assez curieux, savoir sur la superstition des habitans de Cleone ville de Péloponnèse, qui commettoient certaines personnes pour
(a) Voy. les Essais ck Mont., liv. 2, ch. 12, où cecy est attribué à Democrite un peu autrement.
(b) Part. 3, ch. iS.
(c) Lib. 4, natural. quzst., cap. 7.
12. Le renvoi à Montaigne n’est pas dans A.
(1) « Je n’ai pu rapporter cette avanture que sur la foi de Montaigne. Ce qui me consoloit un peu est que M. Kuhnius qui a été l’un des plus doctes humanistes du xvir= siècle n’a cité personne en la rapportant, d’où vous pouvez à coup sûr conclure qu’il en ignoroit la source. » (Cont. des Pensées dti., § XLVIII.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 139
prendre garde s’il devoit grêler, afin d’en avertir le public, parce que sur l’avis qui en étoit donné, chacun offroit
30 promptement quelque sacrifice, ou se faisoit quelque incision à la main, et detournoit ainsi la grêle de dessus son champ. On raisonnoit sur cela et quelques uns se tourmentoient fort pour trouver la cause qui faisoit qu’une petite incision contraignoit les nues à reculer ou à se
35 détourner, de combien valoit il mieux (dit Seneque) soutenir que c’étoit une fourberie, et une fable (a).
Montagne, de qui Mrs. de Port-Royal qui ne sont gueres de ses amis, disent quelque part (b), que n’ayant jamais connu les véritables grandeurs de l’homme, il en a asseï
40 bien connu les défauts ; est en cecy du sentiment de Seneque. Ecoutez le parler en son vieux Gaulois, qui a souvent plus de grâces, que les périodes les plus étudiées de nos Puristes, fe revassois présentement comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et
45 vague. Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la vérité. Ils passent par dessus les presuppositions, mais ils examinent curieusement les conséquences. Ils laissent les choses et courent aux causes. Plaisans Causeurs. Ils
50 commencent ordinairement ainsi, comment est ce que cela se fait ? Mais, se fait il, faudroit il dire ? Je trouve quasi par tout qu’il faudroit dire, il n’en est rien, et employerois souvent cette réponse, mais je n’ose, etc. (c).
Il y a bien de gens qui font ce que dit Montagne, qui
(a) Quanto expeditius erat dicere, mendacium et fabula est.
(b) Dans l’Art de penser, 3. part. ch. i’j.
(c) Essais, Jiv. ], ch. 11.
28. C. et pour en avertir.
54. Le § : 11 y a bien des gens… jusqu’à la fin de la section XLIX est une addition de B.
140 PENSEES SUR LA COMÈTE
55 laissent les choses, et courent aux causes ; c’étoit le défaut d’Avicenne, grand Médecin en raisonnement, mais sans expérience. Pourveu qu’une chose ne lui parust point impliquer contradiction, cela lui suffisoit pour en faire l’objet de ses études, encore qu’elle n’eust jamais été. Il y
60 avoit du tems de Galien plusieurs Médecins frappez de la même maladie, qui raisonnoient et qui disputoient à perte de veùe sur des choses qui ne furent jamais. Par exemple, ils se donnoient bien de la peine pour trouver la raison qui faisoit qu’il ne se forme point de cal aux
65 fractures de la tête, Vous êtes bien de loisir, leur dit Galien, et bien ridicules, de rendre raison d’une chose qui n’arrive pas, car il est faux que ces fractures ne se reprennent et ne se rendurcissent point (a).
Superstitions des Anciens pour les éclipses.
Je croyois avoir tout dit, mais je m’apperçois que j’ay oublié une remarque très-essentielle, agréez donc que je ne vous laisse pas si tôt. Le fait est qu’on se forme encore aujourd’huy une idée affreuse des éclipses, comme si 5 c’étoient les présages des plus funestes afflictions. Les anciens Payens avoient là dessus d’étranges pensées. Vous en verrez des exemples dans la suitte où j’en parle par occasion, mais en voie)’qui ne sont destinez qu’à cela.
Nicias General de l’Armée que les Athéniens avoient 10 envoyée en Sicile, se vit réduit après plusieurs pertes à
(a) IlwpoûvTat |j.sv yàp 0’. péXtiHTOi %<x\ û[ieï ; ojtoj ; stté X-rçpûôsiç 6>TCE Tôiv où/. Ôvtwv ÀÉyeiv a’.TÎa ;. (Galen., lib. 6, ij.3600. 6eoxtc.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE I4I
prendre le parti de s’en retourner en Grèce. Toutes choses ayant été sagement préparées pour lever l’ancre sans que les ennemis s’en apperçeussent, il survint une éclipse de Lune (a). Nicias au lieu de profiter d’une occasion aussi
15 favorable de faire sa retraite à l’insçeu des Ennemis, se trouva saisi de tant de crainte superstitieuse, qu’il n’osa branlerdesonposte.il fût d’avis au contraire qu’avant que de partir on laissast passer toute une révolution du cours entier de la Lune, ce qui étoit beaucoup plus que
20 n’en demandoient les Devins, qui se contentoient pour l’ordinaire qu’on fust trois jours sans rien entreprendre après les éclipses. Mais Nicias qui s’imaginoit apparemment que les influences de la Lune prenoient tout à la fois leur pli ou pour un mois ou pour quinze jours,
25 comme presque tout le monde se l’imagine encore, prétendant que le tems qu’il fait, quand on a nouvelle Lune ou pleine Lune, reigle toute la lunaison, Nicias, dis-je, ne crut point que trois jours suffisent pour éviter la persécution de l’eclipse. Il eût sujet de s’en repentir, car
30 toutes les voves de se retirer lui furent fermées. Il fût pris lui même, et toutes ses troupes ruinées en diverses façons.
Tous les beaux discours qu’Agathocles (b) fit à ses soldats lors qu’ils furent débarquez en Affrique, ne pou 35 voient les rassurer contre la terreur qui les avoit saisis, pour avoir veu le soleil éclipsé pendant leur vovage. Par
(a) Plutarch. in ejus vita.
(b) Justin, Hist., lib. 22.
14. C. si favorable.
22. A. Mais Nicias qui s’imaginoit apparemment, comme ceux dont j’ay parlé, que les influences de la Lune prenoient tout à la fois leur pli ou pour un mois ou pour 15 jours, ne crût pas que 3 jours suffisent…
35. A. dont ils étoient saisis.
142 PENSÉES SUR LA COMÈTE
bonheur Agathocles se trouva moins superstitieux que Nicias, et plus en état par conséquent de se servir de sou esprit. Il se rendit l’interprète du prodige, et avoua à ses
40 trouppes que si l’eclipse fût survenue avant leur embarquement, le présage leur auroit été desavantageux ; mais qu’étant survenue après leur départ, le présage se tournoit contre ceux à qui on alloit faire la guerre. Il ajouta que les éclipses présagent toujours le changement de
45 l’état présent des choses, si bien que quant à eux ils avoient lieu d’espérer que leurs affaires qu’ils avoient laissées en très mauvaise posture en Sicile, s’accommoderoient, et que celles de Carthage qui étoient très florissantes, seraient ruinées. Il calma leur frayeur par ce
50 moyen. Cent autres exemples encore plus exprés montrent évidemment, que les éclipses ont été regardées comme des présages funestes.
LI
Superstition des Modernes pour les éclipses.
C’est encore le sentiment du grand nombre. Les Historiens ne font guère mention des éclipses sans ajouter qu’elles pronostiquèrent la mort d’un tel Roy, la sédition dune telle Province, ou quelque malheur semblable qu’ils 5 rencontrent dans leur chemin. Depuis les Astrologues faiseurs d’Almanachs, jusqu’à ceux qui ne se mêlent que des Horoscopes de qualité, il n’y en a point qui ne vous dise que les éclipses présagent la guerre, la famine, la
41. A. le présage auroit été contre elles.
PEXSÉES SUR LA COMETE I43
peste, les inondations, la mort d’un Grand et telles autres
10 choses, et ils trouvent en cela beaucoup plus de créance, que lors qu’ils prédisent simplement la pluie ou le froid. L’eclipse de soleil qui arriva le 12 Août 1654 devoit à leur dire mettre tout sens dessus dessous. Quelques uns ne couchoient pas de moins que d’un Déluge semblable à
1 5 celui qui arriva du tems de Noë, ou plutôt d’un Déluge de feu qui nous devoit ameiner la fin du monde. D’autres se contentoient d’un bouleversement considérable du monde, et de la ruine entière de Rome. On avoit si bien épouvanté les Gens que ceux qui se contentoient de se
20 vouloir enfermer dans des caves ou dans des chambres bien closes, bien échauffées et bien parfumées pour se mettre à l’abri des mauvaises influences, par l’ordre des Médecins, croyoient être en droit de se moquer des esprits timides, et de trancher quant à eux des Esprits
25 forts. En effet en comparaison de tant d’autres qui craignoient la fin du monde, c’étoit une grande force d’esprit. La consternation étoit si grande qu’un Curé de la Campagne ne pouvant suffire à confesser tous ses Paroissiens, qui en croyoient mourir, fut contraint de leur dire au
30 Prone, qu’ils ne se pressassent pas tant, et que l’eclipse avoit été remise à la qu’urbaine. C’est ce que vous pourrez voir dans un livre de Mr. Petit, Intendant des Fortifications, qui étoit habile homme sans superstition, et qui se bâtit contre l’erreur populaire avec beaucoup de courage (a).
35 Voila donc les Anciens et les Modernes, les Payens et les Chrétiens parfaitement unis à penser que les éclipses
(a) Dissertât, sur les Cornet., p. u ;.
17. C. bouleversement considérable des Etats.
22. A. à l’abri, par l’ordre des médecins, des mauvaises influences.
24. C. et de faire les esprits forts.
144 PENSEES SUR LA COMETE
présagent de grands malheurs. Cependant c’est une pensée très fausse, I. parce que les éclipses ne peuvent point faire de mal. II. parce qu’elles n’en peuvent pas être un 40 signe.
lu
Que les Eclipses ne peuvent point causer de mal.
Je dis qu’une éclipse soit de Lune soit de Soleil ne peut point faire de mal, parce qu’elle ne fait tout au plus qu’empêcher que la terre ne soit illuminée pour un peu de tems, ce qui ne peut être d’aucune conséquence. Vous 5 savez quelle a été sur cela la pensée de Pericles, l’un des premiers hommes de l’antiquité. Il étoit prêta faire partir pour une grande expédition la Flotte dont il étoit General, lors qu’une éclipse de Soleil épouvanta si fort son Pilote qu’il ne savoit plus où il en étoit ni ce qu’il y avoit
10 à faire (a) : Pericles qui avoit été délivré de toutes ces vaines appréhensions par le Philosophe Anaxagoras, étendit son manteau devant les yeux de son Pilote, et lui demanda s’il trouvoit que ce fût un mal. Non, répondit le Pilote. Ce n’est donc point un mal, reprit Pericles, que le
15 Soleil soit éclipsé, car toute la différence qu’il y a entre mon manteau qui te dérobe la lumière du Soleil, et le corps qui cause l’eclipse, c’est que celui là est plus grand que mon manteau. Cette reflexion est tellement de la compétence de tout le monde, qu’il y a lieu de s’étonner
20 du peu de gens qui la font.
(a) En la vie de Pericles.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 145
Il n’y a personne qui ne soit capable de comprendre que sans faire aucun préjudice à sa santé, on peut être des jours entiers dans des lieux beaucoup plus obscurs que les ténèbres de la plus grande éclipse, et qu’on pourroit cou25 vrir sous des tentes fort épaisses un poirier ou un pommier pendant trois ou quatre heures sans craindre que les fruits ou les feuilles s’en ressentissent pour tout le reste de l’année. Il n’y a point de Paysan qui ne voulût quelquefois allonger les nuicts de quelques heures, afin que 30 l’ardeur du Soleil ne vinst pas si tôt desseicher les biens de la terre. On demeure d’accord que des nues très épaisses qui obscurcissent l’air pendant cinq ou six jours de suitte plus qu’une éclipse de soleil de cinq ou six doigts qui arrive sans aucun nuage, sont quelquefois très 5 5 utiles à la récolte. On comprend que si la Lune s’amusoit à demeurer un jour entier avec le Soleil lors qu’elle est nouvelle, en sorte que pendant 24 heures elle n’eust aucune clarté pour la terre, cela ne causeroit aucun dommage. Personne n’ignore qu’on peut souffrir pour un 40 jour le retranchement du boire et du manger, ou en tout ou en partie, sans qu’on en meure, ou qu’on en tombe malade, ou qu’on s’en sente à deux jours de là, et d’ailleurs on sait fort bien que les alimens sont plus nécessaires à la vie que le Soleil, puis qu’il y a des Nations qui 45 passent commodément plusieurs mois de suitte sans que le Soleil se levé sur leur Horizon. Cependant parmi toutes ces lumières on ne veut ou on ne peut comprendre, que la Lune ou l’ombre de la terre puissent intercepter pour très peu de tems les rayons du Soleil, 50 sans qu’il en arrive des desordres infinis. On s’imagine même que la malignité de ces ténèbres va choisir un Roy
47. C. ou l’on.
Pensées sur la Comète. 10
I46 PENSÉES SUR LA COMÈTE
au milieu de toute sa Cour, et le distinguant de toutes les autres personnes, luy cause à luy seul une maladie mortelle, ce qui est d’une absurdité inimaginable. Y a-t-ilrien
55 de moins sensé que de voir des gens qui se retranchent contre les rayons du Soleil, par toute sorte d’artifices, derrière des fenêtres, des volets, et des rideaux, qui n’oseroient sortir que de nuict, ou sans se couvrir d’un masque ou d’un parasol, trembler néanmoins à la pensée
60 d’une éclipse, qui n’est à proprement parler pour certaines saisons de l’année, qu’un bon office que la Lune rend à la terre en lui servant de parasol ?
LUI
Que les Eclipses ne peuvent pas être le signe d’aucun mal.
Voyons maintenant si à tout le moins les éclipses peuvent être un signe des maux qui affligent le monde. Je dis que non Mr. (1) et c’est icy que je vous attens, car je sai que c’est la dernière ressource de ceux qui tiennent
5 pour la malignité des éclipses et des Comètes. Je me contente pour les chasser de ce dernier retranchement dédire deux choses. La I. est que les éclipses sont un etfect d’un ordre si naturel, qu’il n’y a si petit Astrologue qui ne prédise l’heure, le jour et l’endroit du ciel où elles arri 10 veront, plusieurs siècles avant qu’elles arrivent. La IL est qu’il en arrive en tout tems, et en tout Pays ; quelquefois plus de quatre dans une même année ; souvent à des
(1) Petit avait déjà démontre « que les Eclipses ne pronostiquent point les maux qui arrivent après. » p. 341, sqq.
PENSÉES SUR LA COMÈTE I47
heures où personne ne s’en apperçoit excepté des gens payez pour cela ; souvent aussi lors que les nues empêchent
1 5 tout le monde de les observer.
Je trouve bien forte la I. de ces deux raisons, car enfin Mr. si les éclipses sont une suitte nécessaire et naturelle du mouvement des Astres, elles arrivent independemment de l’homme et sans aucune relation à ses mérites ou à
20 ses démérites, et par conséquent elles arriveroient tout de même, soit que Dieu ne voulust point châtier les hommes, soit qu’il voulust les châtier, de sorte que ce ne peut point être un signe précurseur de la justice divine. De plus il faut renoncera la raison ou demeurer d’accord,
25 qu’un effet de la Nature ne peut être le signe de quelque chose si ce n’est lors qu’il produit cette chose là, ou qu’il en est produit lui même, ou qu’ils dépendent tous deux d’une même cause. Nous examinerons ailleurs les autres manières de signifier. Pour le présent je me contente de
30 dire que les éclipses ne signifient point les maux à venir, en aucune de ces manières, puis que j’ay montré qu’elles ne sont point la cause d’aucun mal. Ce seroit abuser de la patience d’un habile homme que de luy expliquer cecy plus au long. Mais comme je me souviens d’un passage
35 de Plutarque (a) qui porte que les Philosophes ont tort de penser qu’en expliquant la cause naturelle d’un effect, on lui ôte toute sa vertu significative, j’en toucherai ici quelque chose.
(a) Plutarch. in ej. vita.
I48 PENSÉES SUR LA COMÈTE
LIV
En quel sens un effet naturel est un signe de quelque chose.
Je dis donc que pourveu que les Philosophes n’excluent pas les evenemens qui dépendent de cette même cause naturelle, ils ont raison. Par exemple si ayant trouvé la 5 véritable cause des mouvemens de certaines bêtes que l’on dit présager la pluie, ils trouvoient que cette même cause produit la pluie, ou qu’elle a une liaison nécessaire avec celle qui produit la pluie, ils auroient tort de nier, que les mouvemens de ces bêtes présagent la pluie ;
10 autrement ils fairoient fort bien de le nier, car c’est sur ce pied là que l’on a raison de rejetter les superstitions des anciens Payens, qui s’imaginoient que le vol d’un oiseau presageoit le gain ou la perte d’une bataille. Plutarque ajoute que l’industrie des hommes fait divers
15 ouvrages pour signifier quelque chose, comme il paroit par l’exemple des quadrans : d’où on peut inférer qu’encore que l’on sache comment une chose se fait, on ne doit pas nier qu’elle n’ait été faite pour être le signe d’une autre. La réponse est aisée. Les hommes peuvent
20 convenir d’un certain signe comme bon leur semble, et se servir pour cela des qualitez naturelles d’un corps, desquelles ils savent le Principe, mais ce n’est qu’à l’égard des choses qui dépendent d’eux. Par exemple, ils peuvent se servir de l’ombre d’un quadran, pour signifier qu’il
25 faut aller au sermon. Ce n’est pas la même chose pour les evenemens qui ne sont pas en leur puissance, comme
17. C. qu’on sache.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 149
sont la peste, la famine, les victoires, etc. Il n’y a que Dieu qui puisse nous en donner des présages, ou en nous taisant connoitre les causes d’où ces evenemens dépendent
30 nécessairement, ou en nous avertissant que telle chose nous est montrée pour nous avertir de tel malheur. Si donc les éclipses étoient des présages des maux à venir, il faudroit que Dieu nous les eust données pour signes, ou en nous faisant connoitre que ces maux dépendent des
55 éclipses comme de leur cause naturelle, ou en nous disant qu’il veut que nous soyons avertis de nos malheurs par le moyen des éclipses. Dieu n’a fait ni l’un ni l’autre, par conséquent les éclipses ne sont point des signes. 11 est clair aussi que Dieu ne nous a point avertis qu’il vouloit
40 que les éclipses nous servissent de présages, non seulement parce que cela n’a point été révélé, mais aussi parce que les éclipses n’ont rien qui nous porte raisonnablement à les prendre pour des signes, et c’est ma seconde raison.
LV
Remarques pour connoitre si une chose est un signe envoyé
de Dieu.
En effet quelle apparence que Dieu ait choisi pour les signes de ses chàtimens, une chose qui arrive des quatre et cinq fois l’année, et qui le plus souvent ne vient à la connoissance de personne ? Il faut que ces signes pour 5 avoir de quoi faire impression sur des créatures raisonnables, soient rares, soient destinés non pas à présager les incommoditez ordinaires qui traversent la vie de l’homme tous les ans, mais à dénoncer les fléaux dont
150 PEN’SÉES SUR LA COMÈTE
Dieu visite les hommes dans sa plus grande colère. 11 taut
10 qu’ils ne paraissent pas dépendre purement et simplement du cours naturel des causes secondes, et qu’ils ne se produisent pas sous des nuages, ou de nuict pendant que les hommes sont couchez. Comment ne voit on pas qu’une chose qui arrive tous les ans ne peut pas moins être prise
15 pour un signe de bonheur que pour un signe de malheur ? Si un Historien s’en vouloit donner la peine, ne trouveroit-il pas des éclipses à sa poste pour leur faire présager le mariage de son Prince, les feux de joye allumez dans tous ses Etats pour la naissance de ses enfans, les vic 20 toires remportées sur les Ennemis, les renouvellemens d’Alliance, les Traittez de paix, la cessation de la peste, la guerison des personnes de la famille Royale, et tout ce qu’on appelle des prosperitez publiques. J’ai déjà raporté (a) qu’Origene fait mention d’un Philosophe qui
25 fit un livre pour montrer que la plus part des Comètes avoient présagé de grands bonheurs : il serait encore plus aisé de montrer la même chose touchant les éclipses et comme on dit qu’un Auteur (b) fort versé dans l’Astrologie ayant dressé l’Horoscope de tous les grands hommes
30 de l’antiquité a fait voir que par les règles de l’art ils dévoient être tout autres que l’Histoire ne les représente : il serait facile de montrer que les éclipses ont été suivies par des evenemens tout differens de ceux qui les dévoient suivre selon ces mêmes règles. Si vous voulei deviner
35 (disoit autrefois Martianus) dites justement le contraire de ce que disent les Astrologues.
(a) Cy-dessus, § 47.
(b) Sextns ab Heminga.
24. A. Origene fait mention (Lib. I, contra Cehum.) 33. C. ceux qui les doivent suivre.
PENSEES SUR LA COMETE I 5 I
LVI
Application aux Comètes de ce qui a été dit touchant les éclipses.
Si vous y prenez garde, Mr., je n’ay rien dit contre les éclipses qui ne porte coup contre les Comètes (i), et c’est la raison pour quoi j’en ay tant dit. Voulez vous vous réduire à soutenir que les Comètes ne causent point les malheurs 5 qui les suivent, mais seulement, qu’elles les présagent, j’y consens, je ne demande pas mieux, et je vous prépare une belle Tablature sur cela. En attendant permettez moi de remarquer, comme j’ay fait touchant les éclipses, que les Comètes sont accompagnées de quelques circonstances 10 qui les empêchent d’être des présages.
Elles sont fort fréquentes (2). On en conte sept depuis
Ci) Calvin, tout en s’élevant contre l’Astrologie, fait une distinction entre les éclipses et les Comètes : « Qu’on puisse par les éclipses, dit-il, deviner ce qui doit avenir aux Royaumes et aux Principautez, ou aux hommes particuliers : c’est à faire aux idiots de le penser…
Que s’il faut qu’il y ait miracle extraordinaire pour signifier, comment trouveront-ils telle propriété et vertu en l’ordre commun ? Il en est quasi autant des Comètes, combien que non pas du tout. Tant y a, que ce sont inflammations qui se procréent, non point à terme prefix, ains selon qu’il plait à Dieu. En cela desja on voit combien ies Comètes différent des estoiles : veu qu’elles se.procréent de causes survenantes. Et néanmoins je n’accorde pas que leurs prédictions soyent certaines, comme aussi l’expérience le monstre. Car si une Comète est apparue et que tantost après un Prince meure : on dira qu’elle l’est venue adjourner. S’il ne s’ensuit nulle mort notable, on le laisse passer sans mot dire. Cependant je ne nie pas, lorsque Dieu veut estendre sa main pour faire quelque jugement digne de mémoire au monde qu’il ne nous advertisse quelquesfois par les cornettes ! » Calvin, Discours contre l’Astrol. judiciaire, p. 1291, 1292, de ses opuscules, édit de Genève, 1611, cité par Bavle, Contin. des Pensées aiv., i XLII.)
(2) Comiers, dans le Mercure, résume ainsi son opinion :
« Ces Devins et faux Prophètes… ne remarquent pas que ces signes prophétisez doivent estre extraordinaires et que les Comètes ne sont
I52 PENSÉES SUR LA COMÈTE
l’an 1298. jusqu’à l’an 13 14. Vint et six depuis l’an 1500. jusqu’à l’an 1543. Quinze ou seize depuis l’an 1556. jusqu’à l’an 1597. H en a paru tous les ans pendant plusieurs
15 années de suite. Ce n’est point une chose fort rare d’en voir deux dans une même année, soit en differens mois, soit à différentes heures d’un même jour. On en vit quatre tout à la fois l’an 1529. On en conte huit ou neuf pour la seule année 161 8. Nous croyons nous autres qui ne
20 sommes pas Astronomes qu’il n’en a point paru depuis l’an 1665. jusqu’à 1680. Cependant il en a paru aux Astronomes dans les années 1668. 1672. 1676. et 1677 (a). Il y a des Comètes qui se vont plonger dès le second jour dans les rayons du Soleil, et ne paroissent plus. Il est
25 probable même qu’il y en a qui font toute leur promenade sans se faire voir, à cause qu’elles se tiennent toujours auprès de cet astre. De ce nombre étoit celle dont parle Seneque que l’on vit par hazard pendant une éclipse de Soleil, et qu’on n’eust point veùe sans cela (b).
30 Avouez moi, Mr. que ces circonstances ne conviennent gueres à un signe que Dieu fait exprez pour nous avertir de nos malheurs. Faut il que les signes soient si frequens ? Ne perdent ils pas leur force dés qu’on s’y accoutume ? Et si les hommes n’ont pas laissé de croire que ce sont
35 des signes, quoi qu’ils en ayent veu vingt-six dans l’espace de quarante-trois ans, n’est-ce pas à cause qu’ils ne font aucun usage de leur raison ? Faut-il que Dieu nous
(a) Voyei le Traittè de Mr. Comiers, de la nouvelle science des Comètes.
(b) Multos Cometas non videmus, quod obscurantur radiis solis, quo déficiente, quemdam Cometen apparaisse quem soi vicinus obtexerat, Possidonms tradit. (Seneca, lib. J, natural. Quxst., cap. 20.)
pas de ce nombre, puisqu’elles n’arrêtent pas sur un lieu particulier et qu’elles paroissent très fréquemment et mesme plusieurs à la fois, dans un même temps. » (Comiers, Disc, sur les Com., Merc. Gai., Janv. 1681, p. 106.)
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 153
envoyé des signes, qui ne sont reconnus pour signes, que parce que l’homme est ignorant ? Pourquoi tant de
40 Comètes en une même année ? N’est-ce pas assez qu’il paroisse un signe d’une certaine espèce en même tems ? Mais sur tout pourquoi ces Comètes, qui ne sont veùes que par deux ou trois Astronomes ? N’est-ce pas un signe perdu que celui-là, et qui frustre la Providence des fins
45 qu’on dit qu’elle se propose ? Comment se peut-on imaginer que Dieu envoyé aux hommes des signes invisibles(i), ou que voulant les faire connoitre à deux ou trois personnes, il choisisse justement des Astronomes qui n’y ont aucune foy, et qui assurément n’exhorteront personne à
40 la repentance ? Pourquoi souffrir que des signes qui ne peuvent servir aux usages ausquels on les destine, qu’entant qu’ils sont veus de tout le monde, se jettent à corps perdu dans un endroit du ciel où le Soleil les rend invisibles ?
55 Examinez bien tout cecy, Mr. et vous verrez que la Providence de Dieu infiniment sage ne fait pas des inutilitez comme celles-là.
Ne m’allez pas dire que ce n’est pas à nous à gloser sur ce que Dieu fait ; car je vous avertis que c’est une chicane
60 toute pure, comme je vous le montrerai dans la suitte. Reconnoissez plutôt que pour se tirer des difficultez que
46. C. que Dieu nous envoie.
(1) « Supposons maintenant que les Comètes annoncent quelque grand desastre, quel prognostic tirera-t’on du très grand nombre de Comètes qui sont invisibles aux Habitans de la Terre ? Car en effet il y en a beaucoup que nous ne voyons pas, parce qu’elles ne sortent jamais de la trop grande lumière du soleil qui les offusque et Possidonius raporte qu’une Comète parut seulement pendant une éclipse de soleil. Mais ce desastre qu’elles annoncent, où et à qui l’annoncent-elles ? Il y a tant de Roys, tant de Princes, tant de grands Hommes que, s’il faloit allumer une Comète pour la mort de chacun d’eux, le Ciel en seroit épuisé il y a longtemps. » (Comiers, Merc. Galant., p. 13 ?.)
154 PENSÉES SUR LA COMÈTE
je viens de vous proposer, il faut croire que les Comètes sont des ouvrages de la Nature, qui sans aucun raport au bonheur ou au malheur de l’homme, sont portez d’un
65 lieu en un autre selon les loix générales du mouvement, et qui s’approchent plus ou moins du Soleil, et paroissent en un tems plutôt qu’en un autre, parce que la rencontre des autres corps à laquelle Dieu accommode son concours, le demande ainsi. Et comme vous ne sauriez soutenir que
70 les Comètes qui ont paru à deux ou trois personnes seulement, aycntété des signes, avouez qu’il y a des Comètes qui ne signifient rien. D’où il s’ensuit qu’il n’y en a aucune qui présage quelque chose, parce que la différence qu’il y a entre une Comète qui ne paroit pas au public, et
75 une Comète qui paroit à tout le monde, consiste uniquement en ce que l’une est plus éloignée de nous, ou plus petite, ou plus proche du Soleil que l’autre, ce qui ne fait pas une diversité de nature. Au premier jour je vous écrirai quelque chose qui sera plus de vôtre ressort.
A…, ce 25 de May, 1681.
LVII
VII. Raison, tirée de la Théologie. One si les Comètes étaient un présage de malheur, Dieu auroit fait des miracles, pour confirmer ïldolatrie dans le monde.
Je pourrais, Mr. me servir de toutes ces raisons et de plusieurs autres encore, et les fortifier contre toutes les objections qu’on me pourrait faire : mais j’y renonce puis
78. La phrase : Au premier jour… et la date ne sont pas dans A.
PENSEES SUR LA COMÈTE 155
que vous n’êtes prenable que par des argumens ThcologiS ques. En voicy un que je ne me souviens pas d’avoir jamais leu, et qui me vint dans l’esprit l’un de ces jours en reveillant les vieilles idées de la Comète de 1665.
Un Ecclésiastique de mes amis qui avoit souvent essayé en vain de me persuader, que ce Phénomène étoit de
10 mauvais augure, n’eût pas plutôt seu la mort de Philippe IV Roy d’Espagne, qu’il me vint voir exprez pour m’accabler de cette grande objection, et débuta par me demander d’un air triomphant, si j’aurois encore l’opiniâtreté de soutenir après un tel exemple, que les Comètes ne font
15 aucun mal au monde ? Il y a beaucoup d’apparence qu’il n’eust pas été fâché de me pouvoir dire, pour fortifier son objection, ce que Mr. de Bassompierre écrivit à Mr. de Luines, l’an 1621 peu après la mort du Roy Philippes III. 77 me semble que la Comète, dont nous nous mocquions à
20 St. Germain, ne s’est pas moquée, d’avoir mis par terre en deux mois un Pape, un Grand Duc, et un Roy d’Espagne (a) ; car comme on a dit des railleurs de profession, qu’ils aiment mieux, perdre un ami qu’un bon mot, ceux qui sont entêtez des présages, pourraient bien souhaiter plutôt
25 la mort de deux ou de trois Souverains, que de voir la nullité de leurs prophéties à l’exemple de ces Médecins qui voyent de mauvais œil la guerison des malades qu’ils avoient abandonnez.
Je répondis à mon Ami, pour m’accommoder à sa Pro 30 fession, que Dieu ne faisant rien en vain, n’avoit point sans doute montré des Comètes, ou pour avancer la mort du Roy d’Espagne, ou pour la présager ; qu’un Prince
(a) Bassomp., Ambassad. d’Esp.
11. A. du Roy d’Espagne, Père de nôtre Incomparable Reyne. 15. Il y a beaucoup d’apparence jusqu’à : Je répondis à mon Ami manque dans À qui continue par : Je lui répondis…
156 PENSÉES SUR LA COMÈTE
accablé de maux et d’infirmitez, et qui ne vivoit depuis assez long tems qu’à force de chicaner le terrain contre la
35 Nature, par toutes les inventions de la Médecine, pouvoit assurément mourir, sans qu’il fust besoin afin de lui ôter la vie, d’allumer dans les cieux un corps cent fois plus grand que la terre, et rempli, comme la boëte de Pandore, de toute sorte de malédictions, et qu’il étoit si peu neces 40 saire que Dieu avertit le monde qu’il vouloit retirer le Roy d’Espagne, que toute l’Europe s’étonnoit qu’il eust peu résister si long tems à ses maladies. On n’eût rien à me répliquer. Faisant reflexion l’autre jour sur cette pensée, il me vint dans l’esprit que ceux qui soutiennent
45 les présages des Comètes font faire à Dieu des choses non seulement très inutiles, mais aussi très indignes de sa sainteté. Voici comment je le prouve.
LVIII
Que les Comètes ne peuvent présager le mal qu’en qualité de signes.
Il est de Foy que la liberté de l’homme est au dessus des influences des Astres, et qu’aucune qualité physique ne la porte nécessairement au mal. Je conclus de là que les Comètes ne sont point la cause des guerres qui s’allu5 ment dans le monde, puis que le dessein de faire la guerre, aussi bien que les actes d’hostilité qui se commettent en
35. A. pouvoit assurément mourir, sans qu’il fust besoin d’allumer dans les cieux un corps cent fois plus grand que la terre, et rempli, comme la boëte de Pandore, de toute sorte de malédictions, afin de lui
ôter la vie.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 1 57
conséquence sont tous effects du libre arbitre de l’homme. Ainsi les Comètes ne peuvent être tout au plus qu’un signal des maux, qui sont prêts à fondre sur la terre,
10 lequel Dieu étale aux veux de l’Univers, afin de porter les hommes à prévenir par leur pénitence, l’horrible tempête dont ils sont menacez ; car je ne vois point qu’on puisse seulement soutenir que les atomes d’une Comète ayent la vertu de produire la peste, la famine, ou quelque autre
15 altération dans nos Elemens. Ma première raison le prouve d’une manière invincible.
Soit donc conclu, que les Comètes ne sont qu’un signe des maux à venir.
LIX
Que les Comètes ne peuvent être des signes du mal à venir sans être formées miraculeusement.
Il s’ensuit de là que ce sont des corps formez extraordinairement, et hors de l’enchainure des causes secondes. Car s’ils étoient produits par la vertu et selon le progrez naturel des causes secondes, ils ne pourroient signifier S pour le teins à venir, que les effects que nous connoîtrions avoir une liaison nécessaire avec eux, et ainsi ils ne pre 15. A. Au lieu de la phrase : Ma première raison le prouve d’une manière invincible, on lit : ou que s’ils ont cette vertu, ce soit d’eux qu’il faudroit faire venir de si loin, que Dieu se veuille servir pour produire ces effets là, au préjudice de tant d’autres causes plus à portée de les produire, et de cette sagesse adorable qui met en action les differens corps de l’Univers par les voyes les plus simples et les plus courtes. Soit donc conclu tant pour cette raison, que pour celles que j’ay raportées cy dessus, que les Comètes ne sont qu’un signe des maux à venir.
158 PENSÉES SUR LA COMÈTE
sageroient ni la guerre, ni la peste, ni la famine, parce qu’il est de foi, que les actes libres de l’homme, tels que sont les guerres, n’ont point de liaison nécessaire avec les
10 qualitez d’aucun corps, et que la raison ne nous fait appercevoir dans la peste ni dans la famine aucune dépendance nécessaire des Comètes. C’est donc Dieu qui forme miraculeusement les Comètes afin qu’elles avertissent les hommes des malheurs qui leur sont préparez s’ils ne se
1 5 repentent, et qui leur donne une élévation et un mouvement qui les rendent visibles à tous les Peuples de la Terre, afin qu’il n’y ait personne qui en puisse prétendre cause d’ignorance.
LX
Etrange conséquence qui naîtroit de ce que les Comètes seroient formées par miracle.
Or voyez un peu, Mr. la terrible conséquence qui nait de cela ; c’est que Dieu a fait quantité de miracles des plus insignes, pour ranimer presque par toute la terre le zèle languissant des Idolâtres, et pour les obliger à offrir des 5 sacrifices, des vœux, et des prières à leurs fausses Divinitez avec plus de dévotion qu’ils n’avoient accoutumé de faire car comme avant l’établissement du Christianisme, Dieu n’étoit connu que dans un petit coin de la Judée, et qu’il avait abandonné toutes les autres Nations du monde 10 dans les voyes de leur égarement (a), on ne savoit dans le monde ce que c’étoit que d’appaiser le vrai Dieu quand il
(a) Act. ApostoL, Cap. 14, v. 1$.
■
PENSÉES SUR LA COMÈTE I 5 9
paroissoit irrite. Tout ce qu’on savoit faire dans cette consternation, c’étoit de se prosterner devant les Idoles, de leur immoler des victimes, de consulter les Démons, 15 et de faire par leur conseil tout ce qui étoit le plus désagréable à Dieu. De sorte qu’allumer des Comètes dans les Cieux, n’étoit à proprement parler, que faire redoubler les actes d’Idolâtrie ; et naturellement parlant c’étoit tout ce que Dieu s’en devoit promettre. 20 Je ne nie pas qu’il n’y ait eu des gens de bon sens parmi les Payens, qui ont reconnu que le véritable moyen de plaire à la Divinité, n’étoit pas d’offrir de somptueuses Hécatombes en son honneur, mais de vivre justement, et que c’étoit là le véritable sacrifice qui appaisoit le Ciel 25 irrité.
Immunis aram si tetigit matins,
Non sumptuosa blandior hostia,
Mollibit aversos Pénates
Faire pio et saliente mica (a).
30 Mais quoi qu’il en soit, ce n’étoit pas à cela qu’ils avoient recours, quand ils vouloient desarmer la colère de Dieu. Ils ne s’avisoient pas de renoncer à leur orgueil et à la haine qu’ils avoient pour leurs ennemis ; de pardonner les injures qu’ils avoient receiis ; de mortifier leur convoitise ;
35 de rompre avec leurs Maîtresses ; de s’humilier intérieurement devant Dieu par une vive douleur de n’avoir pas été vertueux ; de promettre une conversion de cœur, et une reforme générale de leurs pensées, de leurs discours, et de leurs actes. C’étoient des choses trop difficiles et qui
40 ne s’achettent pas. Ils aimoient mieux qu’il leur en coutast de l’argent à faire construire des chapelles, à remplir de dons et d’oblations les Temples des Dieux, et à contri (fi)Horat., Od. 2}, 1. ;.
l6û PENSÉES SUR LA COMÈTE
buer aux frais de toutes les expiations que les livres Sybillins, ou les Oracles, ou les Augures, ou les Prêtres
45 en gênerai ordonneroient. Et c’est la raison pourquoi les Démons qui par des Jugemens de Dieu que nous devons adorer avec humilité, se joiioient de la crédulité des Peuples, excitoient le plus qu’ils pouvoient de Phénomènes extraordinaires, voyant bien qu’à coup seur cela fomente 50 roit l’Idolatrie(i), et maintiendroit en vigueur les sacrifices, les fêtes, et la superstition du Paganisme.
LXI
Les Démons entretenaient les superstitions en produisant des prodiges.
Si Brennus à la tête des Gaulois eut pillé le Temple de Delphes, le zèle de tous les Peuples à consulter le Démon qui y rendoit des oracles, et à lui faire des presens magnifiques, eut été fort exposé au péril d’un grand relâche5 ment. Aussi le Diable ne s’épargna-t-il pas pour prévenir ce rude coup. Il fit dire par la Prêtresse, qu’il n’abandon 4. C. eût été exposé.
6. Il asseura la Prêtresse effrayée qu’il n’abandonnerait point la deffense de son poste : J’en aurai soin, lui dit-il, avec les vierges Manches.
(i)Naudé avait déjà montré que par l’Idolâtrie le Démon « usurpe un honneur qui n’appartient qu’à Dieu ».
« Ce que pour effectuer plus facilement nous voyons qu’il^ s’est efforce de mettre en pratique toutes les ruses et subtilitez que l’on pourrait imaginer, prenant toute sorte de faces et abusant de toutes les manières pour rendre cette idolâtrie plus universelle, et par conséquent plus odieuse à celuy qui pour l’amour et l’affection qu’il nous porte s’est autrefois qualifié le Dieu jaloux de son honneur. » (Apolog., p. 55).
PENSÉES SUR LA COMÈTE l6l
neroit point la deffense de son poste, et qu’il se chargeait de tout ce soin là, avec les vierges blanches, entendant les neiges horribles qu’il devoit faire tomber sur les Gaulois.
10 On ne peut rien voir de plus affreux que les descriptions qui nous ont été laissées de tous les prodiges qui se firent en cette occasion. La terre trembla et s’ouvrit en mille lieux sous les Assiegeans : le tonnerre fit un fracas si épouvantable, qu’on eust dit que toute la machine du
15 monde alloit éclater en morceaux : la foudre tomboit de toutes parts : il sedetachoit du Parnasse des rochers d’une grosseur énorme qui écrasoient parleur chute une infinité de Gaulois : Brennus se tua luy même de desespoir (a) : ce qui se pût sauver de ses gens périt peu après de faim,
20 de froid et de misère : en un mot, la Divinité de Delphes ne pouvoit pas plus hautement soutenir ses intérêts, ni confondre la témérité de Brennus, d’un air qui sentit mieux sa Divinité. Il étoit arrivé quelque chose d’approchant, lors que Xerxes envoya des troupes, pour piller le
25 même Temple. Pourquoi tout cela ? Ce n’étoit pas afin que les hommes devinssent sages et vertueux, et qu’ils conçeussent de l’horreur pour le vice, et de l’amour pour la saincteté. Le Diable eust plutôt laissé piller tous les Temples du monde que de faire la moindre chose pour
30 produire ce changement dans les esprits. Qu’étoit-ce donc ? C’est qu’il vouloit des sacrifices et nourrir dans l’âme des hommes la superstition et l’Idolâtrie. Se souciant fort peu qu’on se repentist des véritables crimes, au
(a) Justin, Mit., 1. 24.
21. G. soutenir ses intérêts plus hautement.
23. La phrase : Il étoit arrivé quelque chose d’approchant etc., n’est pas dans À.
26. A. sages et vertueux, qu’ils conçeussent. 30. Qu’étoit-ce donc ? est une addition de B.
Pensées sur la Comète. 11
IÔ2 PENSÉES SUR LA COMÈTE
contraire tâchant de l’empêcher de toute sa force, il vou 35 loit qu’on regardast avec horreur et avec tremblement, le manque de respect pour les cérémonies de la Religion, et pour les choses consacrées aux fausses Divinitez.
Que n’a-t-il point fait pour se faire sacrifier des enfans ? Denys d’Halicarnasse nous raconte (a) que Jupiter et
40 Apollon affligèrent les Pelasgiens de la manière la plus désolante. Leurs fruicts et leurs grains étoient tout gâtez avant que de meurir. Leurs fontaines tarissoient, ou devenoient si puantes, qu’on n’en pouvoit boire. On ne voyoit que des avortemens, ou des femmes qui mouroient en
4S travail d’enfant, elles et leur fruict, ou qui ne mettoient au monde que des enfans estropiez, aveugles et contrefaits. Les hommes et les bêtes perissoient de toutes parts de diverses maladies inconnues. En voulez-vous savoir la raison ? C’est que les Pelasgiens ayant voué à ces Dieux
50 là par un tems de stérilité, la dîme de tous leurs fruicts, oublièrent en s’acquittant de leur vœu de sacrifier la dime de leurs enfans. Ce fût sans supercherie, car ils n’avoient jamais eu intention de vouer la disme de cette sorte de fruicts. Mais comme ils avoient à faire à plus fin
55 qu’eux, on leur fit chicane sur un mot, on leur déclara que qui dit tout, n’excepte rien, et par conséquent que la disme de leurs enfans devoit être aussi sacrifiée, à quoi ils se soumirent pour avoir la paix.
L’Histoire ancienne est pleine de faits semblables (b)
(a) Lib. I.
(b) Voi. Peucer, de Divination, generibus, p. 15 (1).
(1) Gaspar Peucer né à Bautzen (Lusace) en 1525 ; mort en 1602. Enseigna les mathématiques, puis devint docteur et professeur en médecine à Wittemberg. Ami de Melanchthon, il épousa une de ses filles. Poursuivi pour ses opinions religieuses, il resta onze ans en prison. Il fut l’éditeur des œuvres de Melanchthon. Sa principale œuvre
PENSÉES SUR LA COMÈTE 163
60 qui établissent clair comme le jour, que le moyen le plus efficace dont les Démons se soient servis pour fomenter le culte sacrilège des Idoles, et pour étendre les cérémonies superstitieuses des Gentils jusqu’aux crimes les plus affreux, a été d’épouvanter le monde par des prodiges, et
65 d’accoutumer les hommes à juger que c’étoit une dénonciation des maux à venir, et un reproche de négligence dans le service des Dieux ; qu’il falloit donc multiplier les cérémonies Religieuses, ordonner des processions et des vœux solennels, tel qu’étoit celui qu’on appelloit ver
70 sacrum, faire couler le sang d’une infinité de victimes, bâtir des Temples et des Autels, instituer des Fêtes et des Jeux publics en l’honneur des Dieux, et faire venir de nouvelles Divinitez, comme quand les Romains envoyèrent chercher à Epidaure (a) le Dieu Esculape en suite d’une
75 cruelle peste ; et à Pessinunte (b), la Déesse Cybele en suite de quelques pluies de pierre qu’on avoit veu tomber en Italie.
(a) L\m de Rome 461. Livius, lib. 10.
(b) L’an de Rome 548. Livius, dcc. 3, lib. p.
77. C. dans l’Italie.
est le Commentarius \ de Prxcipuis Divi | nationum generibus, m | quo a prophetiis divina autoritate traditis, et Pby | sicis prxdictionibus, separantur Diabolicx frau | des et superstitiosx observatioiies, et explicantur | fontes ac causs Physicarum przdictionum, Diabo | liez et superstitiosz damnantur, | ea série, quant tabula indicis vice \ przfixa osten | dit. Wittebergz, M. D. LUI. Le Commentarius eut sept éditions ; il fut traduit en français par S. Goulart, Senlisien, sous ce titre : Les devins ou Commentaire des principales sortes de Divination. Lyon, 1584.
164 PENSÉES SUR LA COMÈTE
LXII
Que les Payetis ne faisoient rien qui pust appaiser la colère de Dieu, quand ils voy oient des prodiges.
Il s’ensuit de là que tout ce que faisoient les Payens à la veùe des prodiges, pour appaiser le courroux de Dieu, n’étoit aucunement propre à appaiser le vrai Dieu, et ne 5 diminuoit en façon du monde l’empire du péché dans le cœur de l’homme, (car si cela eust été, les Démons se fussent bien gardez de tenir la conduitte qu’ils tenoient à cet égard) et par conséquent que les prodiges qui epouvantoient ces peuples Idolâtres, n’étoient aucunement
10 propres à les porter à une pénitence qui pust détourner les fléaux de la justice divine, mais qu’au contraire ils étoient très propres à les porter à tout ce qui enflamme d’avantage la colère de Dieu. D’où il resuite évidemment que Dieu n’a point créé des Comètes dans la veûe d’éton 15 ner les Peuples, et de leur déclarer que s’ils n’expioient leurs fautes, ils seroient punis sévèrement.
LXIII
Les Démons faisoient prendre pour des prodiges, plusieurs effects de la Nature.
Il est si vrai que les prodiges n’étoient propres qu’à soutenir le culte des fausses Divinitez, que les Démons qui travailloient à la propagation de l’Idolâtrie par toute
PENSÉES SUR LA COMÈTE l6$
sorte de voyes, s’attachoient principalement à faire 5 prendre pour des prodiges annonciateurs du courroux du Ciel, le plus de choses qu’ils pouvoient. Etoit-il né à la Campagne quelque monstre, un chien à deux têtes, un veau à six pieds, par exemple ? C’étoit de quoi assembler tout ce qu’il y avoit de Prêtres dans la ville Capitale,
io pour aviser aux moyens de détourner les malheurs que cela signifioit. Il falloit voir quel Dieu ou quelle Déesse n’avoit pas eu son conte, et reparer la négligence passée par quantité de sacrifices ; autrement on eust crû faire passer la victoire dans le parti des ennemis, et exposer les
15 affaires publiques aux dernières infortunes. Les embrasemens du mont Etna, ou du Vésuve ; les tremblemens de terre ; les météores un peu rares, comme le Tonnerre en tems serain ; les éclipses du Soleil et de la Lune ; la chute de la foudre, tout cela passoit pour des présages de
20 malheur si infaillibles, qu’on n’epargnoit rien pour parer le coup. Un ouragan pareil à celui qu’on vit dans la Champagne, et en Pologne l’année passée, eust occupé deux ou trois mois tous les Collèges des Augures et des Haruspices, eût fait consulter les Oracles, les sorts de
25 Preneste, les livres des Sybilles, les vieux bouquins où étoit contenue la Discipline des Hetruriens, et tout ce qui eust peu apprendre la manière de conjurer la tempête pronostiquée. Les inondations des fleuves étoient aussi des choses de mauvais augure, comme il paroit par le
30 dénombrement qu’Horace (a) nous a laissé des prodiges
(a) Vidimus flavum Tyberim retortis, etc. (Horat., Od. 2, lih. 1.)
30. A. La citation d’Horace est dans le texte et les quatre vers sont cités :
Vidimus flavum Tyberim retortis Littore Etrusco violenter undis, Ire dejectum monumenta Régis, Teir.plaque Vestce.
l6é PENSÉES SUR LA COMÈTE
qui suivirent la mort de César, et qui firent craindre que Jupiter n’envoyast un second Déluge sur la terre ; car après avoir parlé de la neige, de la grêle, et de la foudre, il passe aux debordemens du Tybre. Virgile témoigne la
35 même chose, faisant le même dénombrement avec beaucoup plus de particularitez, car il y fait entrer des spectres et des fantômes, des hurlemens de loups, des cliquetis d’armes entendus dans l’air, des bêtes parlantes, des sources de sang, des statues couvertes de sueur, des
40 Comètes, et plusieurs autres choses que je vous prie de relire, tant elles me paroissent bien exprimées. Vous y verrez les debordemens duPo(a). Lisez aussi le Commentaire de Servius sur ces paroles de Virgile, vous y verrez que les debordemens des rivières ne sont pas seulement à
45 craindre à cause du mal présent qu’ils apportent, mais aussi à cause de ce qu’ils présagent pour l’avenir, ce que l’on debitoit aussi dans Paris l’an 1649 au sujet d’une furieuse crue de la Seine. Plutarche (b), Tacite (c), Tite Live (d) et plusieurs autres, font foi que les debor 50 démens du Tybre passoient pour de tres-mechans présages.
Je voudrais qu’il vous plust aussi de lire la fin du premier livre de la Pharsale de Lucain, et le commencement du second, parce que vous y verriez une confirmation fort
55 exacte de tout ce que j’ay à prouver en cet endroit. Vous
(a) Proluit in sano contorquens vortice sylvas, Fluviorum Rcx Eridanus, etc. (Virgil. Géorgie, lib. I.)
(b) In vit a Othon.
(c) Annal., lib. I.
(d) Lib. j et 7 et 50.
42. A. La citation de Virgile également dans le texte :
Proluit insano contorquens vortice Sj/lvas Huvioruu : Rex Eridanus. cainposque per omnes Cuin stabulis armenta tulit.
48. La phrase : Plutarche, Tacite, etc., n’est pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMÈTE l6j
y verriez que la guerre civile de César et de Pompée eut pour avant-coureurs une infinité de prodiges menaçans, dont les Dieux remplirent la mer, le ciel et la terre. Vous y verriez des Comètes, et plus de météores ignées
60 que vous n’en avez dictez dans vôtre célèbre Cours de Philosophie. Vous y verriez des éclipses, des embrasemens du mont Etna, des tremblemens de terre, des inondations, des statues parlantes et suantes, des tombeaux gemissans, des monstres, des apparitions d’Esprits, des
65 Enthousiastes, et plusieurs autres telles choses. Vous y verriez que l’effect de tout cela fut, non la reformation des mœurs, et l’abolition des fausses créances touchant le service divin, qui sont les seules choses que Dieu demande de nous par les signes qu’il nous donne de sa
70 colère : mais des consultations de Devins, dont le plus vieux impose pour toute pénitence aux Romains, quelques processions autour de la ville, et quelques traits de superstition, comme de faire main basse sur tous les monstres. Vous, y verriez que le vieux Devin et une
75 Fanatique ayant remply la ville de consternation, celui là par les funestes présages qu’il trouva dans le sacrifice qu’il offrit aux Dieux ; celle-cy par les prédictions qu’elle publia dans les rues ; furent cause que les femmes coururent en foule à l’adoration des statues, pendant que les
? o hommes murmuroient contre la cruauté du destin. Toutes choses, comme vous voyez, directement opposées à la volonté de Dieu. Silius Italicus fait un pareil
71. A. des processions.
74. A. sur tous les monstres ; ce qui me fait souvenir de Vaivode et de ce Cady Turc qui, en l’année 1665, firent le procez à un enfant monstrueux qui étoit né dans Athènes, et le condamnèrent à être jette dans une fosse qui seroit comblée de pierres, ce qui fût exécuté. (Me. Spon, Voyage de Grèce, tome 2.)
82. La fin de cette section, depuis : Silius Italicus fait un pareil dénombrement n’est pas dans A.
l68 PENSÉES SUR LA COMÈTE
dénombrement de prodiges sur la fin du 8. livre de la guerre de Carthage, prétendant que la Republique Romaine
85 fut avertie par là des ruines efFroiables qu’Annibal lui devoit causer. Stace fait un semblable dénombrement dans le septième livre de la Thebaïde. Claudien n’en fait pas moins dans la seconde invective contre Eutropius. Et Pétrone, ce fameux Débauché et cet insigne Libertin, fait
90 pis que tous les autres dans ce modèle ou dans cet essai de Poëme sur la guerre civile, qu’il a inséré dans son ouvrage. Ils prétendent tous que les desordres de l’Etat furent présagés par ces prodiges, mais ils ne nous aprennent pas que personne devint pour cela plus sainct.
LXIV
Ne m’allez point dire, que j’ay tort de me prévaloir du témoignage des Poètes, après l’avoir décrié dés le commencement. Car je ne vous l’allègue pas pour prouver S que tous ces prodiges sont effectivement arrivez, mais seulement pour prouver que les Peuples regardoient ces sortes de choses comme des mauvais présages, et qu’ils
89. C. fait pis que les autres. Voyez l’essai ou le modèle.
1. En titre, dans C : Si je me prevaus du témoignage des Poètes.
7. A. et qu’ils en devenoient plus criminels. L’endroit de Virgile où je vous renvoyé est si éloquent, qu’il étoit de l’intérêt de sa veine poétique, que ces prodiges fussent arrivez, et il a eu tant d’envie de se faire honneur de ces pompeuses descriptions et d’en faire sa cour à Auguste, qu’il les a fourrées dans un ouvrage d’Agriculture, aimant mieux en faire un Episode très mal placé que d’attendre fort long tems une occasion plus favorable : si bien que son témoignage n’est guère propre à établir la certitude du fait à moins qu’on n’aye égard à la circonstance du tems où il a écrit, qui est fort voisin de celui où il asseure que ces prodiges arrivèrent. Mais c’est de quoi je me mets fort peu en peine, non seulement parce que je pourrais vous citer le témoignage des plus célèbres Historiens, au lieu de celui de
PENSÉES SUR LA COMÈTE 169
en devenoient plus criminels. Outre cela je puis vous dire, qu’il me seroit aussi aisé de vous alléguer le temoi 10 gnage des plus célèbres Historiens, que celui des Poètes. Et déplus il est d’une si grande notoriété publique que les Payens regardoient comme des présages de mauvais augure, et dont il faloit détourner l’effet par mille cérémonies de leur fausse Religion, cent choses qui arrivent
1 5 naturellement, et qui sont tout à fait indifférentes, qu’il n’est pas nécessaire de le justifier par leurs livres, ni de renvoyer personne à Julius Obsequens, bon et fidèle compilateur en cette matière.
LXV
Comment les hommes eussent peu d’eux-mêmes prendre certaines choses pour des prodiges.
Je remarquerai seulement, que les Démons n’avoient pas beaucoup de peine à persuader aux hommes, qu’il y avoit du mystère et du prodige par tout. Car il faut avouer à la honte de nôtre espèce, qu’elle a un penchant 5 naturel à cela (a). Et apparemment le terroir étoit si bon pour cette sorte de fruicts, qu’il en eust produit en abondance sans être cultivé. Je comprens fort bien que les hommes plongez dans l’ignorance, se fussent portez d’eux mômes à craindre pour l’avenir, en voyant des 10 éclipses de Soleil et de Lune, et que l’idée naturelle que
(a) Facile erat vincere non répugnantes.
Lucain et de Virgile, mais aussi parce qu’il est d’une si grande notoriété publique que les Anciens Payens ont regardé comme des présages de mauvais augure, etc.
I70 PENSÉES SUR LA COMÈTE
nous avons d’un Dieu dispensant par sa Providence les biens et les maux, les eust fait penser que cette lumière céleste qui se cachoit ainsi à la terre, leur signifioit quelque indignation qui eclateroit dans la suite. Je comprens aussi 15 que les tonnerres et les foudres les eussent remplis de terreur, et pour le présent, et pour l’avenir, dans la pensée que le Maitre du monde declaroit par ce bruit horrible dont ils ignoroient les causes, qu’il n’étoit pas content du genre humain.
20 Primus in orbe Deos fecit titnor, ardua cœlo
Fulmina atin caderent, àiscussaque mxnia flammis Atque ictus flagrant Athos (a).
Je dis la même chose des tremblemens de terre, des inondations, des ouragans, des tempêtes, et des feux
25 sortans impétueusement d’une montagne. Et parce que des esprits saisis de frayeur pour des sujects qui le méritent, sont facilement ébranlez par d’autres qui ne le méritent pas tant, il me semble aussi que les hommes ayant été une fois saisis de peur pour ces grands spec 30 tacles, eussent peu s’étonner dans la suite pour de moindres choses, et insensiblement passer dans une crainte générale de tout ce qui n’eust pas été commun ; ne sachant pas, faute d’être bons Philosophes, que les erïects peu ordinaires, comme la production des monstres, sont
35 aussi bien de purs effects de la Nature, que ceux qui se produisent journellement ; de sorte que la même loi naturelle qui fait qu’en certaines circonstances il nait un chien d’une chienne, fait qu’en d’autres circonstances il nait d’une chienne un animal monstrueux (1).
(a) Petronius.
(1) Sut les Monstres, cf. Malebranche, Méditations chrétiennes et metaphysiques, VII, xix, p. 139.
PENSÉES SUR LA COMÈTE l"Jl
LXVI
Que ce qu’on appelle des prodiges, est souvent aussi naturel que les choses les plus communes.
Ceux qui savent cela se tirent aisément d’affaire et
voyent bien que soit qu’un animal produise un monstre, soit
qu’il produise son semblable, l’Auteur de la Nature va
toujours son grand chemin, et suit la loy générale qu’il
5 a etabiic(i). D’où ils concluent que la production d’un
(i) Jurieu reproche à Bayle » son dessein d’établir que Dieu ne fait jamais de prodiges et de choses extraordinaires pour être des présages de l’avenir, et que les tremblemens de terre, les météores extraordinaires, les signes qui se voyent au ciel et en la terre, les apparitions, les voix, les monstres, les debordemens, les inondations extraordinaires, se font par des voyes naturelles et nécessaires, et que Dieu n’a aucunement dessein de présager par ces sortes de choses ses jugemens à venir sur les hommes, ni même de manifester sa Divinité ». Bayle répond : « Je ne pretens point nier que Dieu ne fasse jamais en aucun pais du monde ce qu’on appelle prodiges, présages : je pretens seulement que les choses qui paraissent également et indifféremment parmi les nations infidelles et parmi les enfants de Dieu, ne sont point des productions miraculeuses destinées à menacer le genre-humain… On n’a qu’à lire la page où après avoir remarqué qu’on serait impie si l’on soûtenoit que Dieu a pour but d’avertir les Idolâtres par l’apparition des Comètes, qu’il les châtiera rudement en cas qu’ils ne rallument point leur dévotion pour leurs fausses Divinitez, j’ajoute tout aussi-tôt : Bien entendu que s’il y a quelque part des feux extraordinaires, visibles seulement ou à quelque ville ou à quelque païs qui connaisse le vrai Dieu, comme il en parut autrefois sur la ville de Jérusalem, on peut les prendre pour des signes envoyez par une Providence toute particulière. » Il montre ensuite que le principe sur lequel il se fonde est la perfection infinie de Dieu : « N’est-ce point poser un Dieu infini en ses perfections, que de rejetter une doctrine parce qu’on la trouve peu conforme aux attributs infinis de Dieu ? Or je rejette la doctrine des Comètes, parce que je la trouve peu conforme aux attributs infinis de Dieu ; il faut donc nécessairement que je pose pour la base, et pour le principe de mon raisonnement, l’existence d’un Dieu infini en ses perfections ».
Jurieu établit la croyance aux présages par quatre raisons : i° Par le sentiment commun des hommes. 2" Par le sentiment de toute l’Eglise.
IJ2 PENSÉES SUR LA COMÈTE
monstre n’est pas une marque de sa colère, puis que cette production est tellement dans l’ordre de la loy qu’il a établie, que pour empêcher qu’elle n’arrivast, il eût fallu déroger à cette loi, c’est à dire faire des miracles. Ce
10 qui fait voir que la production de ce monstre est aussi naturelle que celle d’un chien, et qu’ainsi l’une ne nous menace pas plus que l’autre de quelque calamité. La même chose se peut dire des éclipses:car il n’est pas plus naturel à la Lune d’illuminer la terre dans les circons I S tances où elle l’illumine, et de se trouver dans ces circonstances lors qu’elle s’y trouve, qu’il luy est naturel d’être sans lumière lors qu’elle n’en a point, et d’être dans la situation, qui la prive de lumière, lors qu’elle est dans cette situation; et je ne doute nullement qu’il n’y eust
20 eu des éclipses de Soleil et de Lune, quand même les hommes n’auroient jamais péché:d’où s’ensuit que ce ne sont pas là des menaces faites à l’homme. Cela est si vray, que quand Dieu a voulu que le Soleil rendist témoignage
3° Par le chapitre 24 de Saint Matthieu. 4 Par l’histoire ancienne et nouvelle. « On ne peut rien voir de plus mince que ces raisons, répond Bayle; car le sentiment commun, celui de l’Eglise, le chapitre 24 de S. Matthieu, l’Histoire ancienne et nouvelle ne sont pas moins favorables aux présages des éclipses et à ceux des Comètes, qu’aux autres espèces de présages, et néanmoins je suis bien sûr que ma partie n’oseroit soutenir que les éclipses soient des présages des fléaux de Dieu, car il est désormais trop manifeste qu’elles arrivent naturellement. Pour ce qui est des Comètes, Mr Desmarets (1) Professeur en Théologie à Groningue, l’homme du monde le plus rigide contre tout ce qui avoit la moindre apparence d’hétérodoxie, n’a-t-il pas soutenu publiquement qu’elles ne présagent rien ? Monsieur Grasvius n’a-t-il pas soutenu la même chose, dans une harangue qu’il a dédiée aux Etats d’Utrecht ? N’a-t-il pas même réfuté nommément et expressément les objections que quelques Ministres empruntoient de l’Ecriture ? Ainsi les 4 raisons du délateur ont été publiquement méprisées par les plus célèbres Professeurs du Païs-Bas à l’égard du phénomène qui a été le plus universellement reconnu pour un présage. »
(1) Samuel Desmarets est allé jusques à dire que c’est le Diable qui a fomenté parmi les Payens l’opinion des présages des Comètes. Mr Grœvius le cite.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 175
par ses ténèbres aux mystères adorables de la passion de 25 Jésus Christ, il a choisi un tems où ces ténèbres ne pouvoient être naturelles. Mais comme il faut de la Philosophie pour s’élever à ces sortes de connoissances, je comprens aisément que le Peuple se fust porté de luymême à l’erreur et à la superstition, en voyant des effects 30 de la Nature moins communs que les autres.
LXVII
De la prodigieuse superstition des Payais sur le chapitre
des prodiges.
Pour revenir aux dispositions superstitieuses que le Diable a trouvées dans l’esprit humain, je dis que cet ennemi de Dieu et de nôtre salut a tellement poussé à la roue, et tellement profité de l’occasion, pour faire de ce
5 qu’il y a de meilleur au monde, sçavoir de la Religion, un amas d’extravagances, de bizarreries, de fadaises, et de crimes énormes, qui pis est, qu’il a précipité les hommes par ce penchant là, à la plus ridicule et à la plus abominable Idolâtrie qui se puisse concevoir.
10 Ce ne lui a pas été assez que les hommes regardant pour des signes malencontreux, les éclipses, les orages et les tonnerres, ayent établi plusieurs faux cultes de Religion, dans la veùe d’éviter le mal dont ils croyoient avoir des présages:il a voulu encore les rendre ingénieux à
15 inventer des cérémonies superstitieuses, et à multiplier le nombre des Dieux à l’infini, en leur faisant trouver pal tout matière de bien et de mal, en leur suggérant qu’un tel Dieu declaroit sa volonté par le vol des oiseaux, un
174 PENSÉES SUR LA COMÈTE
autre par les entrailles des bêtes, un autre par la rencontre
20 d’une corneille à droite ou à gauche, un autre par un eternuement, par un mot dit à l’aventure, par un songe, par le cri d’une souris et par une infinité d’autres moyens qu’il seroit ennuyeux de dire; de sorte que ce n’étoit jamais fait. Le songe d’une femme tourmentée, peut-être,
2 s des maux de mère, faisoit faire cent consultations de Religion, et obligea une fois (a) le Sénat de Rome à ordonner la réparation d’un Temple de Junon. La nouvelle du moindre prodige mettoit quelquefois en défaut le grand Pontife et tous ses Prêtres, car il arrivoit
30 qu’après avoir bien égorgé des victimes, selon qu’ils l’avoient trouvé à propos, une disgrâce survenue à l’armée apprenoit que l’expiation n’avoit pas été faite et qu’il falloit recommencer. Annibal ayant gagné la bataille de Thrasymene, le Dictateur Fabius Maximus représenta
35 au Sénat, que ce malheur avoit été attiré sur la Republique bien plus par la négligence des cérémonies de la Religion, que par la témérité, ou par l’incapacité du General de l’armée. Sur quoi les livres des Sybilles ayant été consultez, on trouva que le vœu solemnel qui avoit
40 été fait au Dieu Mars, n’avoit pas été exécuté dans les formes, et qu’il faloit y revenir tout de nouveau, et même avec plus d’appareil, et faire plusieurs autres actes de Religion, dont le détail se peut voir dans le 22. livre de Tite-Live.
45 II y avoit outre cela tant de choses qui pouvoient empêcher l’expiation, qu’il est étonnant qu’on ait peu vaquer à autre chose qu’au culte des fausses Divinitez.
(a) Cicero, lib. I de Divinat.
46. A. ou affaiblir la vertu des Auspices.
47. A. de ces fausses Religions.
PENSÉES SUR LA COMÈTE IJ5
Plutarque (a) nous asseure que les Romains firent recommencer tout de nouveau une de ces Processions
50 solennelles, où l’on trainoit par la ville sur des Brancars les Images des Dieux, et autres Reliques sacrées, parce que d’un côté l’un des chevaux de l’equippage s’arrêta en un certain endroit sans tirer, et de l’autre que le Charrier prit les rênes de la bride de la main gauche. Qu’en une
55 autre rencontre ils refirent trente fois un même sacrifice, parce qu’ils crurent qu’il y étoit toujours survenu quelque manque de formalité. Que Q— Sulpitius (b) fut déposé de sa Prelature, parce que le chapeau sacerdotal luy étoit tombé de dessus la tête en sacrifiant, et que C. Flaminius,
6o qui avoit été nommé Colonel de la Cavalerie par le Dictateur Minutius, fut destitué, parce qu’au moment que le Dictateur le nommoit, on ouït le bruit d’une souris. On peut voir plusieurs exemples de cette force dans le même Auteur, et dans d’autres livres non suspects, sans qu’il
65 soit besoin de recourir à ce beau passage d’Arnobe (c) qui tourne si bien en ridicule les Payens, quoi qu’il n’outre point la matière, et qu’il ne dise rien qui ne se
(a) 7m vita Coriolani.
(b) Idem, Plutarch. in vita Marcel.
(c) lu cxrimoniis vestris rebusque divinis postuliouibus locus est, et piaculi dicitur contracta esse commissio, si per imprudentix lapsum aut in verbo quispiam, aut simpuvio dcerràrit, aut si cursu in solcmnibus ludis, curriculisque divinis : commissum omîtes statim in reliçiones clamatis sacras, si ludiits coustitit, aut Tibicen repente conticuit, aut si patrimus ille qui vocal 11 r puer omisit per ignorantiam loritm, aut terrain tenere non potuit. (Arnob., lib. 4, advers. Gentes.)
48. C. Plutarque raconte que l’une de ces processions solennelles, où l’on trainoit par la ville sur des brancars, les Images des Dieux, autres Reliques, fut recommencée tout de nouveau à Rome.
55. C. on refit.
56. C. parce qu’on crut.
66. A. qui tourne si bien en ridicule le Paganisme. Incœrimoniis, ete. De plus qu’on ne dise que c’est le discours d’un Chrétien qui a outré la matière, il est bon que l’on sache que Ciceron dit en substance la même chose dans la harangue de Aruspic. responsis.^
Ij6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
trouve en substance dans la harangue de Ciceron de Haruspicum responsis.
70 Vous voyez, Mr. quel étoit l’esprit de la Religion Payenne. Tout lui paroissoit rempli de signes et de prodiges et on eut raison à Rome, lors que Ventidius y fut fait Consul, de muletier qu’il étoit auparavant, de faire courir un Vaudeville (a) qui exhortoit tous les Augures
75 et tousles Aruspices à s’assembler en diligence, pour voir ce qu’une avanture si prodigieuse signifioit ; car ils s’assembloient à moins, et ordonnoient des purifications po ur des sujets de plus petite conséquence. Mais je m’étonne qu’ils ne se soient pas regardez eux-mêmes
80 comme un prodige, ou comme disoit Caton (b), qu’ils ayent peu s’empêcher de rire quand ils s’entre-regardoient. Je m’étonne qu’ils n’ayent pas pris la crédulité de tant de grands personnages pour un monstre qui demandoit les plus rafinées expiations. En effet, c’est un
85 dereiglement de la Nature beaucoup plus monstrueux, de
(a) Concurrite omîtes Augures, Aruspices. Portentum inusilaium conflaium est recens. Nam mulos qui fricabat, Consul factus est.
(b) Mirari se a, j ébat quod non rideret aruspex, amspicem cuin vilisset. (Cicero, 1. 2 de Divinat.)
72. C. l’on.
77. C. et ils ordonnoient.
84. A. Prodigiosa fies, et Thuscis digna libellis,
Quxque coronatà lustrari debeat aquà.
Juvenal Sat., 13.
85. A. bimembri
Hoc monstrum puero, vel mirandis sub aralro Piscibus inventis, et foetal compara Mulœ.
(u., nu.)
C’est un dereiglement aussi énorme que de voir marier un homme avec un autre homme, à l’occasion de quoi Juvenal s’écrie si aigrement : Ô Proceres, Censore opus est, an Aruspice nabis ? Seilicet borreres ; majoraque monstra pulares, Si millier vitulum, vel si bos ederet agiunn.
(U. Sat. 2.)
PENSÉES SUR LA COMETE 177
voir le Sénat de Rome composé de tant de Héros et de Personnes illustres par leur esprit, par leur courage et par leur sagesse, approuver toutes les ridicules superstitions qui regardoient l’art des augures, que de voir naître un 90 chien à deux têtes. Il faut donc demeurer d’accord, que les artifices du Démon ont fait de merveilleux progrès dans l’esprit de l’homme pour combler la mesure de sa crédulité naturelle, et pour luy faire trouver par tout de quoi craindre le ressentiment des Dieux Immortels.
LXVIll
Artifices du Démon pour fomenter la superstition des
Payens.
Afin que ce tour d’esprit ne s’effaçast pas, il faloit entretenir les hommes dans la pensée, que les effets de la Nature qui avoient quelque chose de remarquable, venoient immédiatement du Ciel, et faire bien valoir tous S les tremblemens de terre, tous les debordemens des fleuves, tous les feux qui apparoissoient de nouveau sur nos têtes, etc., c’est aussi ce qui a été fait, comme je l’ay justifié.
Il faloit outre cela exciter dans l’occasion plusieurs de ces Phénomènes quand la Nature n’en fournissoit pas, ou
10 plutôt quand elle en fournissoit déjà quelques-uns : car jamais les hommes ne sont plus faciles à prendre les effects de la Nature pour des miracles, que lors qu’en divers endroits et en même tems il arrive plusieurs choses extraordinaires. Chacun se met aisément dans l’esprit, que
15 ce concours et ce concert ne peut venir que d’enhaut : et quoi qu’en toute autre chose le moyen de n’être pas
Pensées sur la. Comète. 12
I78 PENSÉES SUR LA COMÈTE
cru soit d’en dire trop ; sur le fait des miracles tout au contraire, le moyen de persuader, c’est de ne garder aucune mesure. Plus on en dit, et plus on persuade 20 que c’est le doigt de Dieu. C’est pourquoi dés que la chose avoiî été mise une fois en train par les favorables conjonctures que la Nature avoit fournies, il importoit extrêmement de produire en divers lieux plusieurs effects extraordinaires, en appliquant la vertu des causes 25 secondes (a) ; ou à tout le moins de se servir de l’imagination foible de plusieurs personnes, qui croyent voir souvent dans les niies des armées en bataille, et entendre des bruits et des hurlemens effroiables où il n’y en eut jamais ; il importoit, dis-je, extrêmement de se servir de 30 tout cela pour répandre par tout la nouvelle d’une infinité de prodiges. C’est aussi ce que les Démons ont pratiqué fort adroitement. Quand ils ont peu bouleverser la Nature fort à propos pour leurs fins, ils l’ont fait, du tems de Brennus par exemple. Quand ils ont veu que les 35 causes secondes avoient déjà donné le branle à la superstion, s’ils n’ont pas peu y ajouter quelque chose d’effectif par leur industrie, à tout le moins ont-ils fait répandre le bruit de mille prodiges imaginaires, qui, tout imaginaires qu’ils étoient, ne laissoient pas de se fortifier les uns 40 les autres, et par la créance qu’ils trouvoient dans les esprits, de faire naître l’envie au monde d’en publier encore d’aussi mal fondez. Il y eût à Rome (c’est Tite Live qui parle) et aux environs de Rome plusieurs prodiges pendant cet hyver, ou du moins on en raporta et on en crut 45 beaucoup fort légèrement, comme c’est la coutume, quand une
(a) Applicando activa passivis.
20. A. C’est pourquoi il importoit extrêmement, des que la chose. 23. A. plusieurs effects surprenons. 44. C. l’on… l’on.
)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 1 79
fois les esprits ont tourné les choses du côté de la religion… On publia cette année beaucoup de prodiges, et plus ou trouvoit des gens simples et dévots qui y ajoutaient foy, plus aussi on en publiait (a). 50 Voila sans doute la raison qui a fait dire à Claudien (b), qu’aussi tôt que quelques prodiges ont peu eclorre, tous les autres s’empressent de naître, pour ne pas laisser échapper leur raison.
LXIX
Que les Payeus atlribuoient leurs malheurs à la négligence de quelque cérémonie, et non pas à leurs vices.
Mais de peur que ce même tour d’esprit ne portast les hommes à honorer la Divinité de la manière que la droite raison nous enseigne, c’est à dire en renonçeant au vice, et en pratiquant la vertu ; il falloit entièrement 5 appliquer la dévotion des Peuples à cette pensée, que les signes de la colère des Dieux ne temoignoient pas qu’ils fussent fâchez contre le dereiglement des mœurs, mais seulement contre la négligence ou le non-usage de quelque sacrifice, ou de quelque cérémonie, et qu’ainsi
(a) Romse autem, et cirai Urbem multa ea hyeme prodigia fada, mit, quod evenire solet, rnotis semé ! in religionem animis, multa nunciata et iemere crédita sunt… Prodigia eo anno multa nunciata sunt, qux quo magis credebanl simplices ac rcligiosi homines, eo etiam plura nunciabanlur. (T. Lit :, lib. I, dcc. ].)
(b) Ulque semel patuit monstris iter, omnia tetnpus nacta su uni properant nasci. (Claud., lib. 2, in Eutrop.)
50. La phrase : Voila sans doute la raison et la citation de Claudien ne sont pas dans A.
l80 PENSÉES SUR LA COMÈTE
io la seule chose qu’il falloit faire pour les appaiser, étoit de remettre en vigueur la cérémonie, ou d’en inventer quelques autres, sans se mettre en peine de corriger ses passions. C’est aussi à quoi les Démons se sont particulièrement étudiez, et avec un succès dont ils ont eu lieu
15 de s’applaudir. Car il est clair par toute l’Histoire profane, que les Payens raportoient la source des châtimens que les Dieux leur envoioient, à l’oubli de quelque superstition, et non pas à l’impureté de leur vie, et que dans cette veue ils croyoient avoir assez fait, pourveu
20 qu’ils eussent rétabli le culte qui avoit été oublié.
Les Carthaginois (a) se voyant batus par Agathocles, Roy de Syracuse, et assiégez dans leur ville, ne crurent pas avoir mérité cette disgrâce pour aucune autre raison, si ce n’est parce qu’ils avoient changé la cruelle coutume
25 d’immoler à Saturne de leurs propres enfans au chois du sort, en celle d’immoler des enfans achetez ou nourris secrètement pour cela. Si bien que pour reparer leur faute, et pour appaiser le Ciel irrité, ils rétablirent la vieille coutume par le sacrifice public de deux cens
30 jeunes garçons de qualité tirez au sort (b). Et cette coutume s’affermit si bien dans ce pays là, qu’elle y étoit encore pratiquée en secret du tems de Tertullien (c), quoi que Tybere se fût servi pour l’abolir d’un moyen fort efficace, qui fût de faire attacher en croix les Prêtres
35 qui immoloient ces innocentes victimes. Pendant qu’Annibal faisoit trembler l’Italie, le sort destina son fils aine à cette barbare immolation. Mais sa mère qui n’avoit peut-être jamais fait reflexion sur l’enormité de cette coutume, la comprit alors, et la représenta si vivement, que
(a) Denys d’Halicarnass., liv. I.
(b) Lactant., de fais rclig., lib. I, cap. 21.
(c) Apologet., cap. 9.
PENSÉES SUR LA COMÈTE iSl
40 le Sénat de Cartilage qui étoit embarrassé entre la crainte des Dieux et celle d’Annibal, et qui franchement craignoit plus de l’irritation de l’un qu’il n’esperoit de l’appaisement des autres, n’osa passer outre et dépêcha vers Annibal pour savoir sa volonté. Annibal ne voulut
45 point que son fils mourust, et dit qu’il valoit mieux le conserver pour le service de la patrie ; qu’il auroit soin de faire périr tant de Romains, que les Dieux n’auroient pas sujet de se plaindre de ce qu’il leur avoit détourné une victime. Il les appelle au spectacle du carnage qu’il
50 s’en va faire,
Vos quoque DU patrii quorum délabra piantur Cxclibus, atque coli gaudent formidine malrum, Hue txlos voltits Masque advertite mentes, etc. (a).
Je vous fatiguerais trop, Mr. si je vous citois tous les 55 exemples que j’ay leus sur cette matière ; et d’ailleurs l’Histoire Ecclésiastique, que vous savez si parfaitement, vous en fournit assez pour me dispenser de cette compilation. On y voit que les Payens accusoient incessamment les chrétiens d’être la cause de tous les malheurs qui 60 affligeoient l’Empire, parce qu’ils prêchoient contre le culte des Dieux, et le faisoient cesser dans les lieux où ils étoient les plus forts. Le Tyran Maximin leur fait ce reproche dans ses Edicts, comme nous l’apprenons d’Eusebe (a). Se faut-il étonner, dit Porphyre (b), si la ville est 6) affligée de peste depuis si hvigtems, puis qu’Esculape et les autres Dieux en ont été chasseï ; depuis qu’on adore Jésus, nous ne pouvons tirer aucune assistance des Dieux. Le but gênerai de St. Augustin dans son livre de la Cité de Dieu,
(a) Silius Italiens, lïb. 4.
(a) LU. 9, cap. 7, Hist. Eccîes.
(b) Apud Eusebittm de Prxpar. Euangel.
l82 PENSÉES SUR LA COMÈTE
est de répondre aux Payens qui se plaignoicnt que le
70 saccagement de Rome, et tous les ravages que les Goths avoient faits dans l’Empire, avoient eu pour cause le mépris que l’on faisoit des Idoles. L’irruption de Radasraise dans l’Italie à la tête de 200 mille hommes fit murmurer d’une étrange sorte contre la Religion chrê 75 tienne (a). On exaggeroit les desordres qui arrivoient sous les Empereurs Chrétiens, et la félicité de Rome Payenne ; et c’est à quoi l’éloquent Symmaque s’employoit de tout son cœur (b). Il osa bien écrire à des Empereurs Chrétiens, que la famine et les autres incom 80 moditez qui desoloient l’Etat, étoient le châtiment du mépris que l’on avoit pour les Dieux et pour les Ministres ; qu’il n’en falloit point accuser ni les influences des Astres, ni la rigueur des hyvers, ni la sécheresse des étez, mais la colère qu’avoient les Dieux de voir qu’on avoit retran 85 ché aux Prêtres et aux Vestales les pensions qui servoient à les nourrir. Les mêmes Empereurs Chrétiens ayant fait cesser les sacrifices que les Egyptiens Idolâtres offroient solemnellement au Nil, lors que ses eaux ne se repandoienr pas sur leurs terres, se virent sur le point d’avoir
90 sur les bras une furieuse sédition en ce pays là, les Egyptiens voulant à toute force recommencer leurs sacrifices, persuadez qu’ils étoient, que l’interruption de cette saincte cérémonie leur attirait la stérilité en les privant des inondations du Nil (c).
(a) Sigebert. Gcmblac. in Coron, ad atin. 407.
(b) Epist. $4, l. 10.
(c) Histor. tripart., 1. 9, c. 42.
78. A. aux Empereurs Chrétiens.
89. C. virent presque une furieuse sédition en ce païs-là.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 183
LXX
Application des remarques précédentes à la raison Urée de la Théologie.
■ S’
Que direz-vous de cette longue digression ? Mr. assurément vous croirez que j’ay tout à fait oublié mon argument Theologique. Mais donnez vous un peu de patience, vous verrez que je me retrouverai sur les voyes, et que la
5 course que j’ay faite dans les Pays Idolâtres, ne m’aura pas été infructueuse. Car ayant établi comme j’ay fait, I. Que les choses que l’on prenoit pour des signes de la colère du Ciel, n’étoient propres qu’à fomenter le culte sacrilège des Idoles, bien loin de mortifier le péché dans
10 le cœur de l’homme ; II. Que les Démons ne trouvoient pas un meilleur secret pour étendre l’Idolâtrie, que celui d’étonner les Peuples par des prodiges véritables ou supposez ; III. Que l’apparition vraye ou fausse d’un prodige faisoit toujours rendre de nouveaux honnneurs aux
15 faux Dieux ; ayant, dis-je, établi tout cela, j’ay prouvé manifestement que si Dieu avoit formé par miracle ces grandes et vastes Comètes, qui passoient pour des signes de la colère du Ciel, il eust concouru par ses miracles avec les Démons pour abrutir de plus en plus les hommes
20 dans la superstition Payenne, ce qui ne se peut dire ni penser sans impieté. Encore un coup, Mr. allumer des Comètes dans les Cieux, veu comme les Payens étoient faits, n’étoit. à proprement parler, que faire redoubler les actes d’Idolâtrie par toute la terre, excepté peut-être
6. Les divisions I… II…, ie sont pas dans A.
184 PENSÉES SUR LA COMÈTE
25 un petit coin de la Palestine ; et naturellement parlant, c’étoit tout ce que Dieu s’en devoit promettre.
LXXI
De l’horreur que Dieu a pour l’Idolâtrie.
Jugez un peu si cette conduite se rapporte à l’idée que nous avons de Dieu, et s’il est possible que le même Dieu qui déclare par ses Prophètes, que rien ne luy est plus abominable que le culte des Idoles ; qui témoigne 5 plus d’indignation contre son Peuple, lors qu’il sacrifie sur les montagnes et sous le feuillage des arbres, et qu’il honnore les Divinitez des Gentils, que lors qu’il tombe dans le larcin, dans le meurtre, et dans l’adultère ; qui commence sa loy par une double défense de servir aucun
10 autre Dieu que lui ; qui pour donner plus de poids à sa défense se propose sous l’idée d’un Dieu tout-puissant et jaloux, étendant la punition des rebelles jusqu’aux enfans de la quatrième génération, et sa bonté pour les Pères obeissans jusqu’aux enfans de la millième ; c’est à
15 dire que pour témoigner combien il veut être obeï dans ce point là, il prend les hommes par l’endroit le plus sensible, par la menace d’un Dieu jaloux, (dont l’idée ne peut reveiller que la frayeur d’une vengeance également prompte et severe) et par les promesses d’une miséricorde
20 incomparablement plus étendue que la rigueur de la jalousie ; qui pour faire voir combien le crime des Idolâtres surpasse tous les autres, prend le soin en le défendant d’accompagner sa défense de tout ce que je viens de dire ; au lieu qu’il se contente de défendre simplement
PENSÉES SUR LA COMÈTE l8)
25 le meurtre, le larcin, l’impudicité, la calomnie ; qui punit l’adoration du veau d’or par le plus funeste de tous les châtimens, puis que ce fut en abandonnant son Peuple à servir à l’armée des Cieux, par où il s’attira les misères d’un exil et d’une captivité lamentable, comme nous
30 l’asseure le glorieux premier Martyr de l’Evangile St. Etienne (a) ; qui enfin ne veut pas seulement souffrir que l’on mange des choses sacrifiées aux Idoles ; considérez, dis-je, Monsieur, s’il est possible que le même Dieu, qui a fait toutes ces choses, ait fait néanmoins luire dans
35 le ciel des nouveaux astres de tems en tems, pour intimider tous les Peuples de la terre, et pour les porter infailliblement par là à tous les actes d’Idolâtrie que chacun regardoit comme plus propres à expier ses crimes, et à desarmer la colère de Dieu, les Gaulois et les Cartha 40 ginois par exemple, à sacrifier des hommes en quantité : abomination exécrable que Dieu déteste si fort par la bouche de ses Prophètes dans le Peuple Juif, qui à l’imitation de plusieurs autres, faisoit brûler des enfans à la gloire des Idoles, et pour laquelle il chastia si exemplaire 45 ment les Roys Achas et Manassé.
(a) Actor., cb. 7, v. 41.
^4. C. ait mis néanmoins de nouveaux astres de temps en temps dans le ciel.
l86 PENSÉES SUR LA COMÈTE
LXXII
Que la raison pourquoy les Comètes ne pouvoient pas être des présages, avant la venue de Jésus Christ, subsiste encore.
Si cette raison prouve que les Comètes qui ont paru avant la publication de l’Evangile, n’ont pas été formées extraordinairement, pour avertir les hommes de la part de Dieu des malheurs qu’il leur preparoit en sa colère ; 5 il est évident que celles qui ont paru depuis ce tems là, n’ont pas été non plus des productions miraculeuses destinées à présager les maux à venir.
Premièrement, parce que si les Comètes, avant la vocation des Gentils, n’ont pas été des signes envoyez de
10 Dieu, elles ont été des effects de la Nature tout purs, aussi bien que les éclipses et les tremblemens de terre. Et si cela est, il seroit très ridicule de dire, que depuis la conversion des Payens les Comètes ont changé d’espèce, et ne sont plus des ouvrages de la Nature, mais des signes
15 miraculeux ; comme il seroit très ridicule de prétendre que depuis ce tems là les éclipses sont devenues des effets surnaturels. Or si les Comètes sont de purs ouvrages de la Nature, il est évident qu’elles ne sont point un signe des maux à venir, tant parce qu’elles n’ont aucune liaison
20 naturelle avec les maux à venir, comme je l’ay déjà fait voir, et comme je le montrerai plus à fond dans la suite, que parce qu’il n’y a aucune révélation qui nous apprenne que Dieu les ait établies pour signes des maux à venir, à
PENSÉES SUR LA COMÈTE 187
peu prés comme il a établi l’Arc-en-ciel pour nous être
25 un avertissement qu’il n’y aura plus de Déluge (i).
Secondement, parce que la raison qui prouve pour le tems qui a précédé la Religion Chrétienne, prouve aussi pour les siècles du Christianisme, à cause que malgré tous les admirables progrès de la Croix du Fils de Dieu,
30 la pluspart des hommes sont demeurez Idolâtres, ou se sont faits Mahometans. À présent même que le Christianisme est si répandu, et qu’il s’est fait jour dans le nouveau monde, il est certain que la pluspart des Peuples de la terre sont encore plongez dans les affreuses ténèbres
35 de l’infidélité. De sorte que si Dieu se proposoit d’annoncer les fléaux de sa colère par des Comètes, il seroit vrai de dire qu’il auroit pour but de ranimer presque par tout le monde la fausse et la sacrilège dévotion ; d’augmenter le nombre des Pèlerins de la Meque, et des
40 offrandes que l’on y consacre incessamment au plus infâme Imposteur qui fut jamais ; de faire bâtir de nouvelles Mosquées ; de faire inventer de nouvelles superstitions aux Torlaquis et aux Dervisches ; en un mot de faire commettre un plus grand nombre de
45 choses abominables qu’on n’en commettroit. Car quoi qu’on ne connoisse plus ni Jupiter, ni Saturne, on ne laisse pas d’être aussi prostitué qu’anciennement dans les plus extravagantes et les plus criminelles Idolâtries.
(1) Fromondus (Meteor., 1. I, c. 3) soutient que « les Comètes sont des signes célestes dont Dieu se sert pour effrayer les hommes et en les effrayant les obliger à résipiscence ; de même qu’il employé l’Arcen-Ciel pour nous délivrer de la crainte d’un second Déluge. •
(Froidmont Libert, né à Haccour, bourg entre Liège et Maestricht, en 1587, Professeur de philosophie à Louvain, mort en 1653. Auteur d’une Dissertatio de Cometa anni 1618, de Meteorologicorum libri Y. Descartes l’estimait.)
l88 PENSÉES SUR LA COMÈTE
LXXIII
De l’abominable Idolâtrie des Payens d’aujourd’hui.
Sans parler de toutes les abominations qui se commettoient dans le Pérou et dans le Mexico il n’y a pas bien long tems, et de ces sacrifices d’hommes que l’on martyrisoit pour honorer les Idoles (a), et que les Espagnols 5 ont fait cesser dans les lieux où ils se sont établis ; qui ne sait que les Indiens, les Chinois, et les Japonnois, sont dans les plus effroyables egaremens qui se puissent dire sur le chapitre de la Religion ; qu’ils adorent des singes et des vaches ; qu’ils consultent le Démon dans des mon 10 tagnes brûlantes (b) ; qu’ils honorent leurs faux Dieux jusqu’à s’enterrer tout vivans, ou à se noyer, par la dévotion qu’ils leur portent, ce qui est un degré pour monter à la Canonisation ; qu’ils bâtissent des Temples au Diable, et au Prince des Diables nommément et directe 1 5 ment (ce que les anciens Payens ne faisoient pas) ; qu’ils se portent enfin à tous les excez qu’une aveugle et furieuse superstition peut inspirer ? Or comme vous savez, Mr. il y a une si grande liaison entre croire que le Dieu qu’on adore est irrité, et lui rendre avec plus d’atta (a) Voy. Vigenere, annotât, sur César, pag. 317. Essays de Montag., liv. I, ch. 29.
(b) Voy. la Relat. du Japon par la Compag. Hollandoise.
15. A. et cela sans avoir le prétexte dont se servent les Jepides, (Etat présent de la Turquie imprimé chez Couterot, 167s) Peuple de Turquie, pour se défendre de maudire le Diable, quand même on les ecorche tout-vifs sur leur refus ; qui est que peut être le Diable faira sa paix un jour avec Dieu, et se vangera de toutes les injures qu’on aura vomies contre lui.
PENSÉES SUR LA. COMÈTE 189
20 chement le culte établi par la coutume, qu’il est impossible de vouloir qu’une Nation Idolâtre connoisse que le Ciel est en colère, sans vouloir qu’elle exerce avec un zèle redoublé les exercices de sa Religion. Et par conséquent si Dieu formoit les Comètes, afin d’apprendre aux
25 hommes qu’il est irrité contre eux, et que s’ils n’appaisent sa juste indignation, il les châtiera sévèrement, il voudrait que tous les Peuples infidelles recourussent avec une nouvelle ardeur, chacun à ses cultes et à ses cérémonies abominables : ce qui étant faux et impie, nous sommes
30 obligez par des principes de Religion à dire, que dans l’intention de Dieu les Comètes ne peuvent présager aucun mal. Bien entendu, que s’il y a quelque part des feux extraordinaires, visibles seulement ou à quelque ville, on à quelque Pays qui connoisse le vrai Dieu,
35 comm ; il en parût autrefois sur la ville de Jérusalem, on peut les prendre pour des signes envoyez par une providence toute particulière.
LXXIV
Que les Comètes ont des Caractères particuliers, qui montrent qu’elles ne sont point des signes.
Mais de s’imaginer qu’un Astre qui fait le tour du monde chaque jour, et qui ne parait pas en vouloir plutôt aux Chrétiens qu’aux Infidèles, aux François qu’aux Espagnols, soit un prodige, que chaque Nation
35. C. comme il parut.
36. C. pas.
Î90 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 soit obligée de croire que Dieu a fait tout exprés, pour lui annoncer son mal à venir, c’est ce qui ne se peut pas : parce qu’outre mes autres raisons, il est impossible que chaque Nation soit obligée de craindre des adversitez à la veùe des Comètes. Car il paroitpar l’Histoire, et même
io par la considération de ce qui arrive dans le monde pendant qu’on y est, que Dieu ne châtie pas tous les hommes en même teins. Les afflictions les plus générales épargnent des Nations toutes entières. La Providence Divine dispense ses biens et ses maux de telle sorte, que chacun
1 5 y a part à son tour. Mais on n’a jamais veu depuis le Déluge, un châtiment gênerai tout à la fois ; on n’a jamais veu une profusion de bonne fortune générale en même tems par toute la terre. Il faudrait que Dieu bouleversast tout le train de sa Providence pour agir autrement.
20 Or comme l’expérience d’un très grand nombre de Comètes qui ont paru ne nous aprend pas que Dieu ait jamais usé d’une conduite si extraordinaire, il n’y a point lieu de s’imaginer, quand on voit de ces nouveaux Astres, que Dieu veut faire plus qu’il n’a jamais fait en pareilles occa 25 sions. Nous savons par les evenemens qui ont suivi les Comètes, que quand il en a paru le dessein de la Providence n’a pas été de plonger toutes les Nations du monde dans un abyme de maux. Bien loin de là, nous savons qu’elle a eu dessein de combler de prosperitez
30 plusieurs Peuples de la terre. Par conséquent tous les Peuples de la terre n’ont pas été obligez de juger en voyant les Comètes qu’ils alloient être accablez de maux ; et il n’est pas même possible, veu le train de la Providence, qu’ils soient tous obligez à croire cela, car la
35 pluspart du tems Dieu se sert d’une Nation pour châtier l’autre, donnant à celle-cy les biens qu’il ote à celle-là. Si dans le tems que les Perses dévoient craindre la des PENSÉES SUR LA COMÈTE 191
truction de leur Empire, les Macédoniens eussent craint le renversement de leur Royame, n’est-il pas vrai qu’ils
40 eussent été dans l’erreur ? J’infère de là, que si c’étoit l’intention de Dieu que tous les Peuples qui vovent des Comètes crussent leur ruine prochaine, l’intention de Dieu seroit que plusieurs Peuples se trompassent ; ceux, par exemple, qu’il destine à conquérir les Royaumes que
45 sa sagesse trouve à propos de renverser. Or comme ce seroit une impiété de croire que Dieu a de telles intentions, il est impossible que les Macédoniens, par exemple, ayent été obligez sous peine de péché mortel, à croire que la Comète qui parut au commencement du Règne
50 d’Alexandre, les menaçoit d’une ruine épouvantable. Ainsi Dieu n’étant pas capable d’obliger les hommes à juger faussement des choses, il est impossible qu’il prétende engager tous les hommes du monde à juger qu’une Comète est un signe de leur malheur. Ce seroit nean 5 s moins son intention, si l’opinion commune estoit véritable. Donc c’est une opinion fausse et qu’on ne peut excuser d’impiété, que sous le bénéfice du peu de reflexion que font les hommes sur les circonstances des Comètes, lors qu’ils les prennent pour un signe de malédiction. 60 II y a beaucoup d’apparence qu’on ne les prendrait pas pour des prodiges envoyez de Dieu, si on consideroit avec un esprit solide I. Qu’elles n’ont rien de particulier, qui fasse connoitre aux Peuples, que c’est à eux nommément que l’on s’adresse. II. Que si elles ont quelque charge de 65 dénoncer la colère de Dieu, elles la dénoncent généralement à tous les Peuples de la Terre, aussi bien à ceux que Dieu veut bénir, qu’à ceux qu’il veut châtier. III. Que ce sont des signes fort équivoques (i), qui ne peuvent, par
(1) « J’adjouste qu’on peut les appeller aussi bien bonnes que mauvaises, puis qu’ordinairement le malheur des uns est le bonheur des
I9 2 PENSÉES SUR LA COMÈTE
exemple, avoir présagé la ruine de l’Empire Grec, sans présager la prospérité des Ottomans : la mort d’un Pape,
70 sans présager l’élévation de son Successeur : la mort d’un Conquérant, sans présager les feux de joye qui s’allument dans tous les Pays qui craignoient de tomber sous le pesant joug de sa puissance. IV. Que ce sont des signes si généraux et si obscurs, qu’on n’y voit aucune marque
75 de ce qui doit effectivement arriver, plutôt que de ce qui n’arrivera jamais. V. Enfin que ce sont des signes accompagnez de plusieurs circonstances indignes de la sagesse et de lasaincteté de Dieu. J’en ay touché quelques-unes en parlant des éclipses, et mon argument Theologique ne porte
80 que sur cela.
Vous en penserez ce que vous voudrez, Mr. mais pour moi je ne sçaurois me mettre dans l’esprit, que Dieu se propose autre chose dans la formation des Comètes par raport à nous, que ce qu’il se propose dans tous les effects
85 de la Nature. Tous ceux qui s’elevent à Dieu par la connoissance des choses naturelles, entrent assurément dans les veùes que Dieu s’est proposées en faisant les Créatures. Mais je ne sçaurois comprendre, qu’un homme qui prend pour un miracle ce qui ne l’est point, donne dans
90 la fin que Dieu s’est proposée, parce qu’il ne me semble pas que Dieu puisse jamais avoir pour but de nous faire
autres. Elles ne sauraient signifier la perte d’une bataille sans signifier aussi la victoire : si elles sont fatales à un party elles sont favorables à l’autre… et si elles sont des foudres menaçeans pour les uns, ce sont des feux de joie allumez dans le Ciel pour les autres : on peut donc aussi bien les appeller heureuses comme malheureuses et les désirer autant qu’on les craint. » (Petit, Diss. sur les Coin., p. 143).
Cabeus (Lib. I, Met., text. 37, q. 9) dit aussi « qu’il n’arrive rien de si funeste à une personne qui ne soit bon-heur à une autre, que si l’un tombe sa couronne, un autre la relevé ; si l’un perd, l’autre acquiert et que dans les combats les cyprès des uns sont les lauriers des autres. » (Cité par Comiers, p. 398).’
PENSÉES SUR LA COMETE I93
faire de faux jugemens. Et sur ce pied-là je crois que si Dieu vouloit avertir les hommes des malheurs qui les menacent, il le feroit par des moyens, qui non seulement
95 seroient tres-intelligibles à ceux qu’il voudroit menacer, mais aussi qui ne menaçeroient pas ceux qu’il auroit dessein de favoriser de ses grâces. Cela suffit pour dégrader les Comètes du rang qu’on leur donne parmi les prodiges dénonciateurs de la colère de Dieu, car il n’ap 100 partient qu’à la fabuleuse Divinité de Pan et d’Apollon, de jetter des fausses allarmes dans les esprits, et de ne s’expliquer que par des énigmes.
LXXV
En quel sens on peut dire que Dieu menace ceux qu’il ne veut pas fraper.
I. Je sçai bien ce qu’on a dit de la foudre (a), qu’elle frappe peu de gens, quoi qu’elle en épouvante plusieurs. Je sçai aussi que cela se pratique fort sagement dans le supplice d’une troupe de séditieux (b). Mais cela ne 5 prouve autre chose, sinon que les fléaux que Dieu envoyé sur un Peuple, doivent faire craindre sa justice à tous les peuples voisins, et les induire à mériter par leurs bonnes œuvres la continuation de la prospérité dont ils jouissent : ce qui est bien éloigné de l’erreur où se portent ceux qui
(a) Cum feriant unum, non unum fulmina terrent. {Ovide, 3 de Pont, tleg., 2.)
(b) Statuerunt ita majora nostri, ut si à multis esset flagitium rei militaris admissum, sortitione in quosdam animadverteretur, ut met us videlicet ad omîtes, pœna ad paucos perveniret. (Cicer., pro Cluent.)
Pensées sur la Comète. 13
194 PENSEES SUR LA COMETE
io affirment qu’un certain effet de la Nature est un miracle fait exprés, pour prédire de la part de Dieu à tous les Peuples de la terre leur prochaine destruction ; à quoi néanmoins, Dieu ne pense pas : car quelquefois c’est alors qu’il prépare à plusieurs Nations des joyes et des triomphes.
15 Joignez à cela, que la foudre est si à portée de nous faire du mal, et qu’elle en fait si souvent de terribles auprès de nous, qu’il n’y a point d’erreur à croire qu’il nous en peut arriver du préjudice ; au lieu que nous n’avons aucune raison de penser qu’une Comète ait jamais fait, ou
20 ait jamais peu faire le moindre mal. Outre que ce seroit un jugement faux et tres-incapable de passer pour une œuvre méritoire, que de dire que la foudre a été formée nommément et expressément pour châtier les pécheurs.
LXXVI
Qu’il est faux que les Peuples qui sont heureux après V apparition des Comètes ayent mérité cette distinction par leur pénitence.
II. Quant à ceux qui pourraient dire, que les Comètes menacent tous les Peuples du monde, parce qu’en effet Dieu a dessein de les punir tous ; mais qu’il y en a quelques-uns dont la repentance desarme sa colère : je ne 5 leur répons autre chose, sinon qu’ils se trompent manifestement. Ils m’obligeroient fort de me montrer par quelle mortification les Macédoniens ont appaisé la Justice Divine, et mérité les richesses et les couronnes de Darius,
14. C. des joies et des triomphes à plusieurs nations.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 195
au lieu des châtimens qui leur étoient destinez par la
10 Comète dont j’ay déjà fait mention (a).
Je serois bien aise aussi qu’ils m’apprissent les actes de dévotion et de pénitence, qui sauvèrent Mahomet II des infortunes, dont il devoit avoir sa part en vertu des Comètes qui parurent sous son Règne. C’étoit le plus grand
1 5 Athée qui fût sous le Ciel : ses Troupes commettoient les crimes les plus énormes qui se puissent commettre, et cependant elles ne cessoient de subjuguer des Royaumes et des Empires dans la Chrétienté.
Avouons donc que ce n’est pas le dessein de Dieu,
20 quand il fait paroitre des Comètes, de châtier tous les Peuples du monde. Sa Providence trouve plus à propos de les punir successivement les uns par les autres. Les Macédoniens n’étoient pas plus gens de bien que les Perses ; cependant parce que le tems étoit venu où Dieu
25 vouloit ruiner la Monarchie des Perses, il les soumit aux Macédoniens. Ceux-cy ayant fait leur tems, succombèrent à leur tour à l’épée victorieuse des Romains, qui entassant victoire sur victoire, et subjuguant au long et au large Royaumes et Républiques, sans être plus gens de bien
30 que ceux que Dieu leur assujettissoit, filoient leur corde, pour ainsi dire, et accumuloient les Jugemens de Dieu sur leur tète, comme le remarque St. Augustin (b), en faisant voir aux Idolâtres, qui accusoient les Chrétiens d’être la cause des calamitez publiques, que tous les
35 malheurs de la Republique Romaine étoient des suites de leurs vices et de leurs dereiglemens. Quoi qu’il en soit, l’Empire Romain qui s’étoit formé par des usurpations violentes, a été démembré par une semblable voye ; la
(a) Cx-dessus. f>. 191.
(b) Lk Civitate Dei.
15)6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Providence Divine faisant voir de tems en tems parmi
40 les hommes ce qui se fait tous les jours parmi les causes nécessaires, dont les unes ramassent en un corps, qui nous cache tout le ciel, plusieurs nuages séparez, et les autres divisent cette grande nuë en une infinité de petits nuages.
45 Ce que j’ay dit, que les Peuples sont punis chacun à son tour, sans que ceux qui sont les premiers châtiez soient les plus coupables, n’est pas une simple conjecture : c’est Dieu lui-même qui nous l’apprend par la bouche de Jeremie. C’est moi, (dit-il), qui ay fait la terre,
50 et qui l’ay donnée à qui bon m’a semblé ; c’est moi qui ay livré tous ces Pays-cy à Nabucbodouosor Roy de Babylone mon serviteur, et toutes les Nations lui seront sujettes, à lui, et à sou Fils, et au Fils de son Fils, jusques a ce que le temps aussi de son Pays vienne (a). Il seroit absurde de s’ima 5 5 giner, que le Roy de Babylone étoit plus sainct et plus dévot que celui des Juifs, et que c’est à cause de sa pieté qu’il conquit un puissant Empire. Il étoit peut-être plus méchant que les Rois que Dieu lui assujettit : mais parce le tour des Caldéens n’était pas encore venu, son ambition
60 fut un crime heureux, dont Dieu se servit pour châtier les Peuples dont il ne vouloit plus différer le châtiment. Le tour des Caldéens vint aussi quelque tems après. Les Medes et les Perses aussi mechans qu’eux, mais posterieurs en date dans le livre de la Providence, les désolèrent
65 et les subjuguèrent, pour être désolez et subjuguez à leur tour. Souvenons-nous de la déclaration expresse du Fils de Dieu (b) sur ceux qui se trouvèrent accablez sous les
(a) Chap. 27, v. j et suiv.
(b) Evangile de St. Luc, cb. 13.
45. Les dernières pages de cette section depuis : Ce que j’ay dit jusqu’à la fin sont une addition de B.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 197
ruines d’une tour, ou égorgez en sacrifiant, et nous n’entreprendrons pas de dire, que ceux qui châtient les autres,
70 sont plus gens de bien que ceux qui sont châtiez. J’avoue que la patience de Dieu laisse souvent combler la mesure aux pécheurs, avant que de leur faire sentir les rigueurs de sa justice : d’où il semble que l’on pourroit inférer, que les Nations épargnées n’ont pas encore comblé la
75 mesure, comme celles qui sont punies ; mais il ne faut pas juger par le comble de cette mesure, qu’une Nation est plus ou moins criminelle qu’une autre. Etre arrivé à ce comble signifie seulement que l’on est arrivé à l’heure fatale où Dieu veut punir. Or qui doute que cette
80 heure fatale ne soit attachée tantôt à une plus petite mesure de péchez, tantôt à une plus grande, selon que Dieu trouve à propos de diversifier les evenemens, et de faire paroître sa souveraine liberté ? Il y a des gens qui croyent avoir remarqué dans l’Histoire, que le change 85 ment des Etats se fait régulièrement après un certain nombre d’années, et ils nous citent (a) je ne sai combien de révolutions arrivées cinq cens ans les unes après les autres. Je ne m’amuse pas à réfuter toutes ces puerilitez ; et peut s’en faut que je ne me repente de les avoir déjà
90 refutéees en passant (b). Mais je souhaitte bien que l’on sache, que je défie tous les hommes du monde de me faire voir dans l’Histoire, qu’après une certaine mesure déterminée de tolérance, Dieu n’a pas manqué de faire éclater les effects de sa justice. Rien n’est plus infini que
95 la diversité qui se rencontre dans les manières de Dieu.
(a) Peucer, de prxc. Divinat. generïbus, p. 30.
(b) Cy-dessus, § 2j.
I98 PENSÉES SUR LA COMÈTE
LXXVII
III. Dira-t-on qu’à tout le moins il y a eu quelques bonnes âmes, qui par leurs prières et par leurs bonnes œuvres, ont délivré leur Nation de la part qu’elle devoit 5 avoir aux châtimens présagez par les Comètes ? Je consens qu’on le dise, et qu’on le croye à l’égard des Peuples qui sont dans la vraye Religion. Car quoi qu’il semble, que si Dieu se laisse fléchir en faveur de tout un Peuple, aux prières d’un petit nombre de gens, qui passent toute leur
10 vie dans les exercices de la pieté, il ne forme pas aussi le dessein d’exterminer ce Peuple, pendant que ce petit nombre de gens le soutiennent : quoi qu’il semble que si l’effet des Comètes peut être détourné par la pénitence des hommes, ce n’est que par la pénitence des
15 médians qui ont irrité la colère du Ciel, et non pas par les macérations des bonnes âmes toujours agréables à Dieu, et qui n’attendent pas à le servir dévotement, qu’il paroisse des prodiges : quoi qu’il semble que si un petit nombre de Dévots, est capable de desarmer le bras de
20 Dieu en faveur de toute la Nation, jamais les Peuples qui sont dans la véritable Eglise ne sentiroient les pésans coups de la vengeance céleste, ni ne se ruïneroient jamais les uns les autres, comme ils font, parce qu’il y a toujours parmi ces Peuples un résidu de bonnes et de sainctes
25 âmes : quoi qu’il semble, dis-je, qu’on puisse m’opposer
1. En titre, dans C : Que l’efficace des prières d’un petit nombre de tonnes aines dans la vraye Religion, n’a point de lieu dans Us fausses Religions.
18. A. lies prodiges dans le Ciel.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 199
ces raisons, je veux bien pourtant convenir que les bonnes œuvres de ce petit nombre de Chrétiens qui se consacrent entièrement à Dieu, peuvent attirer les grâces du Ciel sur toute la Nation. Je sai que la victoire passoit du côté de
3° Josué, ou du côté des ennemis, à mesure que Moyse elevoit ses mains vers le Ciel, ou qu’il ne les elevoit pas (a). Je sai qu’on a dit que du fond des grottes et des solitudes, où les Saints faisoient leur retraite, ils elevoient jusques au Ciel par leurs jûnes et leurs oraisons, la ma 35 tiere des foudres qui accabloient les ennemis de la Chrétienté : et je ne doute point qu’on ne puisse dire, que les bonnes âmes en se consacrant à Dieu se dévouent pour la patrie, et qu’elles lui procurent les mêmes avantages que la superstition Payenne s’imaginoit faussement devoir au
40 sacrifice d’un Codrus ou d’un Decius. Mais ce seroit une impieté que d’attribuer la même vertu aux prières des Vestales, et aux macérations des Infidèles. Tant s’en faut que cela puisse expier les péchez des autres hommes, qu’il est seur que les sacrifices des Payens, et les autres actes
45 de leur Idolâtrie, doivent être mis en tête de tous les crimes qui leur ont attiré la malédiction de Dieu. La pensée de Caton, qui disoit de la mère d’un fort malhonnête homme, que quand elle prioit les Dieux pour la vie de son fils, ce n’êtoit pas tant des prières qu’elle faisoit, que des
5° imprécations contre Rome, se peut étendre généralement sur toutes les prières adressées aux Idoles ; quoi qu’en ait
(a) Exod., cap. 4J. (a) Epist. S4, 1. 10.
32. A. Je sai qu’on a dit que les prières des Saints elevoient du fond des grottes et des solitudes ou ils faisoient leur retraitte, jusques au Ciel la matière.
41. A. des Vestales, par exemple.
51. A. quoy que Symmaque ose bien reprocher aux Empereurs Chrétiens qu’en privant les Vestales et les Prêtres du Paganisme de leurs pensions.
200 PENSÉES SUR LA COMÈTE
voulu dire Symmaque (a) dans les reproches qu’il a faits à des Empereurs Chrétiens, qu’en privant de leurs pensions les Vestales et les Prêtres du Paganisme, ils s’en 55 étoient pris à des personnes qui soûtenoient l’éternité de l’Empire par l’assistance et par la protection du Ciel, dont ils attiroient la bénédiction sur les armées Romaines.
LXXVIII
Il reste quelques autres difficultez à eclaircir qui pourraient diminuer la force de ma septième Raison, si je n’en donnois pas un éclaircissement bien solide. Aussi pretends-je le donner dans une juste étendue. Mais auparavant 5 je prendrai la liberté de faire une digression, quand vous devriez renouveller le reproche que vous m’avez fait assez souvent, d’être le plus grand Coureur de Lieux communs qui soit au monde.
(a) Quid juvat saluti publiez castum corpus dicare, et imperii zternitatem cxlestibus fulcire przsidiis, armis vestris, aquilis vestris arnicas applicare virtutes, pro omnibus efficacia vota susciperc, et jus cmn omnibus non habere ? (Symmach, Ibidï)
57. A. sur les Aigles Romaines.
8. A. et de marcher sur les traces de celui que M. de Furetiere en a nommé le Protecteur {dans sa nouvelle Allégorique), quoyque je n’aye ni beaucoup d’esprit, ni beauconp de literature, comme il en avoit.
PENSEES SUR LA COMETE 201
LXXIX
VIII. Raison : Que f opinion qui fait prendre les Comètes pour des présages des calamité^ publiques, est une vieille superstition des Payens, qui s’est introduite et conservée dans le Christianisme par la prévention que l’on a pour l’antiquité.
Je destine cette digression à recueillir de tout ce que j’ay remarqué, la véritable cause de la prévention qui règne dans le monde, que les Comètes sont des signes de malheur. Je dis donc que ce sentiment est un reste des 5 superstitions Payennes, qui s’est perpétué de père en fils depuis la conversion des Payens, tant parce qu’il avoit jette de profondes racines dans l’ame de tous les hommes, que parce que, généralement parlant, les Chrétiens sont aussi frappez que les autres hommes, de la maladie de se 10 faire des présages de tout.
LXXX
De la grande passion qu’ont les hommes de savoir l’avenir, et des effects qu’elle a produits.
Il est facile de comprendre que les Payens croioient fortement que les Comètes, les éclipses, etc., presageoient de grands malheurs, si on considère le penchant naturel
3. C. si l’on considère.
202, PEKSEES SUR LA COMETE
de l’homme à se tourmenter pour l’avenir, et la coutume 5 qu’il a de trouver du mystère et du merveilleux dans tout ce qui n’arrive pas souvent. Cette insatiable curiosité de l’avenir a fait naitre je ne sai combien de manières de Divination toutes chymeriques et ridicules, dont néanmoins les hommes n’ont pas laissé de se payer (i). Quand
ïo quelqu’un a été assez malicieux pour vouloir profiter de la foiblesse de l’homme, et qu’il a eu assez d’esprit pour inventer quelque chose qui pust servir à ce dessein, il n’a pas manqué de donner là dedans, c’est à dire de se vanter de la connoissance des choses futures. C’est de là qu’est
15 venue l’Astrologie Judiciaire. Ceux qui commencèrent à étudier les mouvemens des Cieux, n’avoient autre chose en veùe que de s’instruire d’un effet aussi admirable : et comme c’étoient apparemment des esprits plus touchez de l’amour des sciences, que de celui des biens du monde,
20 ils ne pretendoient pas faire de l’Astrologie un art de Filou. Mais il s’est trouvé de mal-honnêtes sens dans la suite, qui ayant remarqué le foible de l’homme, en ont voulu profiter (2) ; et pour cet effet ils ont débité par tout,
5. C. et du merveilleux et du mystère. 8. C. Voie^Ovide au I, livre des Fastes.
(1) Naudé invective ceux qui ont la faiblesse de vouloir, d’une façon quelconque, connaître l’avenir :
« De telles resveries ne peuvent loger qu’en l’imagination des âmes basses, grossières et populaires, qui se laissent surprendre et arrester dans ces toilles d’araignes, lesquelles ne peuvent facilement envelopper un esprit masle et bien sensé sans le decréditer et luy faire perdre l’estime et la réputation d’un homme de jugement. » (Apoleg., p. 452).
(2) Les idées développées dans cette section et dans les suivantes sont indiquées dans Petit (Dissert, sur la nat. des Coin., p. 84) : « Les habiles Princes y trouvèrent leur compte pour la Politique (aux inventions des Astrologues Chaldéens), les faux Prestres pour leurs impies Religions, beaucoup de mauvais Physiciens et pauvres Astronomes pour un secours à leurs nécessitez qui leur estoit fourny par les riches, les Poëtes pour de beaux sujets d’exercer leur Enthousiasme Poctique et les Historiens pour escrire au goust et dans le sentiment du vulgaire. >
PENSÉES SUR LA COMÈTE 20 3
que la science des Astres apprend ce qui est, ce qui a été,
25 et ce qui sera. De sorte que pour de l’argent chacun pouvoit apprendre sa bonne aventure. Pour mieux duper les gens, on leur a fait croire que les Cieux sont un livre où Dieu a écrit l’Histoire du Monde, et qu’il n’y a qu’à savoir lire l’écriture dont Dieu s’est servi, qui n’est autre
30 que l’arrangement des étoiles, pour apprendre cette Histoire-là. De très savans hommes, Plotin et Origene entre autres, ont donné dans ce panneau, jusques là qu’Origene (a) voulant confirmer son sentiment par quelque chose de bien fort, se couvre de l’autorité d’un livre Apo 55 cryphe attribué au Patriarche Joseph, où l’on fait dire au Patriarche Jacob s’adressant à ses enfans, J’ay leu dans les Rentres du Ciel tout ce qui vous arrivera, et à vous, et à vos fls(b). On a profité surtout de l’apparition des Comètes, et de la peur qu’elles faisoient par leur longueur deme 40 surée. Les Astrologues n’ont pas manqué de dire que c’étoient des Astres mal-faisans ; ils l’ont dit sur tout, après avoir éprouvé qu’ils se rendoient en quelque façon nécessaires par ce moyen-là, chacun voulant savoir d’eux, comme d’un Oracle, quels étoient dans le détail les
45 malheurs présagez par les Comètes. Les éclipses leur ont fourni de pareilles occasions de faire valoir leur talent. D’autres ont pris occasion de là, de se vanter de plusieurs autres sortes de Divination, de la Geomance, de la Chiromance, de l’Onomance ; et insensiblement le monde 50 s’est trouvé si plein de superstition, qu’on croyoit que toutes choses étoient des présages de l’avenir, particulièrement lors qu’on eust fait une affaire de Religion de
(a) Vide Euseb., prxp. Evang., I. 6, c. 9.
(b) Legi in tabulis cœli quxcunque contingent volts et filiis vestris.
35. A. Joseph, (et non pas à l’historien de ce nom, comme l’a cru M. Gadrois.) Discours Ptys. des Influen. Préface.
204 PENSÉES SUR LA COMÈTE
cette sorte de Disciplines, et que le fort du service divin se trouva placé dans la connoissance des augures. Ceux
55 qui pour se rendre nécessaires, avoient besoin de faire peur de la colère des Dieux au Peuple, ne manquoient pas d’appuyer sur les Comètes, et de mettre en proverbe qu’on n’en avoit jamais veu qui n’eust apporté du mal. Ils savoient pêcher en eau trouble, comme nous l’ap 60 prend T. Live : car à l’occasion d’une maladie contagieuse qui de la Campagne se repandit dans la Ville après une grande sécheresse l’an de Rome 326 il raporte que la maladie passa jusques à l’esprit, par l’adresse de ceux qui s’enrichissent de la superstition des autres, et qu’on ne
65 voyoit par tout que de nouvelles cérémonies (a). Le Démon, qui faisoit là beau jeu, et qui trouvoit que la superstition des Peuples lui étoit un moyen infaillible de se faire adorer sous le nom des faux Dieux en cent manières différentes, toutes criminelles, toutes détestées du
70 souverain Maître de toutes choses, ne manquoit pas de faire valoir son art trompeur, toutes les fois qu’il paroissoit des météores, ou des étoiles non communes, à persuader aux Idolâtres, que c’étoient des signes de la colère des Dieux, et que tout étoit perdu, si on ne les appaisoit
75 par des sacrifices d’hommes et de bêtes, etc.
(a) Kec corpora modo affecta tabo, sed aiiiinos quoque multiplex religio, et pleraqtie externa invasit, novos ritus sacrijicando, vaticiuandoqiie, inferentibus in domos, quilnts quzstui sunt capti superstitûme animi. (Livius, l. 4, dec. 1.)
70. C. souverain Maître de l’Univers.
70. C. ne manquoit pas lorsqu’il paroissoit des météores, ou des étoiles non communes, d’employer son art trompeur à persuader. 74. C. si l’on ne les appaisoit.
TEKSÉES SUR LA COMÈTE 20 5
LXXXI
Que les Politiques ont fomenté la superstition des présages.
La Politique s’est aussi mêlée du soin de faire valoir les présages, afin d’avoir de bonnes ressources, ou pour intimider les sujets, ou pour les remplir de confiance. Si les Soldats Romains eussent été des Esprits Forts, Drusus
5 fils de Tybere n’eust pas eu le bonheur de calmer la mutinerie des Légions de la Pannonie, qui ne gardoient plus aucune mesure. Mais une éclipse qui survint fort à propos étonna tellement ces mutins, que Drusus qui se prévalut en habile homme de leur terreur panique, en fit
10 tout ce qu’il voulut (a). Une éclipse de Lune épouvanta si fort l’armée d’Alexandre le Grand quelques jours avant la bataille d’Arbelles, que les Soldats s’imaginant que le Ciel leur donnoit des marques de son courroux, ne vouloient point passer outre. Leurs murmures alloient à une
15 sédition toute ouverte, lors qu’Alexandre fit commandement aux Devins Egyptiens, qui étoient les mieux versez en la science des Astres, de dire leur sentiment sur cette éclipse en présence des officiers de l’armée. Les Devins, sans s’amuser à expliquer le secret de leur Physique, qu’ils
20 tenoient caché au Vulgaire, se contentèrent d’assurer le Roy que le Soleil étoit pour les Grecs, et la Lune pour les Perses, et qu’elle ne s’éclipsoit jamais, qu’elle ne les menaçeast de quelque calamité : sur quoy ils raporterent
(a) Tacit., Annal., Mb. I. 7. C. aucunes mesures.
206 PENSÉES SUR LA COMÈTE
plusieurs vieux exemples des Roys de Perse, qui après les
25 éclipses de Lune avoient eu les Dieux contraires lors qu’ils avoient combatu. Rien n’est si puissant, poursuivit Q. Curce (a), que la superstition pour tenir en bride la populace. Quelque effrénée et inconstante qu’elle soit, si elle a une fois l’esprit frappé d’une vainc image de Religion, elle obéira
30 mieux à des Devins, qu’à ses Chefs. La réponse donc des Egyptiens étant divulguée parmi les troupes, releva leur espérance et leur courage, etc. Le même Alexandre (b) ayant remarqué en se préparant au passage du Granique, que la circonstance du tems, qui étoit le mois de Desius, que l’on disait
35 avoir été malheureux de toute ancienneté aux entreprises des Macédoniens, decourageoit son armée, fit publier qu’on appelleroit ce mois dangereux, du nom du mois précèdent, n’ignorant pas combien un vain scrupule de Religion a de force sur les petits esprits, et sur les esprits
40 ignorans. Pour mieux asseurer les esprits épouvantez, il fit secrètement avertir Aristandre son grand Devin, qui sacrifient alors afin que le passage fust heureux, de faire en sorte par le moyen d’une certaine liqueur, qu’on pust lire sur le foye de la victime, que les Dieux donnoient la
45 victoire a Alexandre. Ce miracle divulgué remplit les esprits d’une si grande espérance, que chacun se mit à crier, qu’il ne faloit douter de rien après des témoignages si visibles de la protection des Dieux. L’Histoire de ce grand Conquérant fournit quelques autres exemples de
50 pareilles ruses, quoi qu’il affectast de ne vouloir vaincre que par sa seule valeur : et ce qui est bien plus étrange, le même Héros, qui faisoit tomber les autres dans le panneau, y tomboit quelquefois luy même, car il étoit fort
(a) Liv. 4, chap. 10.
(b) Voy. les supplemens de Freinshem. sur Q. Curce, I. 2, ch. f.
PENSÉES SUR LA COMETE 20/
superstitieux en certaines rencontres (i). Je ne dis rien de
55 Themistocle (a), qui ne pouvant persuader aux Athéniens d’abandonner leur Mlle pour aller tenir la mer, au tems de la guerre de Xerxes, fit jouer les machines de la Religion, supposa des Oracles, et fit dire au Peuple par les Prêtres, que Minerve avoit quitté la Ville, prenant le
60 chemin du Port. Philippe Roy de Macédoine, l’homme du monde qui s’entendoit le mieux à vaincre ses Ennemis par des intelligences ménagées à force d’argent, avoit des Oracles de Delphes à sa poste autant qu’il en vouloit : et de là vint que Demosthene soupçonnant avec raison
65 que la Prêtresse se laissoit suborner par les presens de Philippe, railla vivement sur la partialité qu’elle temoignoit pour lui, comme l’a remarqué Minucius Félix, après Ciceron.
Il e~.t aisé de comprendre, que les mêmes maximes
70 d’Etat, qui ont fomenté la superstition des Peuples à l’égard des autres prodiges, l’ont aussi fomentée à l’égard des Comètes. Car il n’y avoit rien de plus aisé, quand il paraissoit une Comète, et qu’on vouloit faire la guerre à quelque Prince voisin, que de faire debiter
(a) Plutarq. en sa vie.
59. C. et pris le chemin du port.
(1) « Neantmoins tous ces grands Hommes de l’Antiquité soit qu’ils le fissent par ignorance, ce que j’ay peine à croire, encore qu’ils fussent à vray dire plus Capitaines que Philosophes ; soit que ce fut par Politique ou par Religion populaire, n’eussent pas entrepris une guerre, un Embarquement ou quelque affaire de conséquence sans consulter leurs Sacrificateurs et Devins, et avoir leur témoignage et celuy des bestes pour le succez de leurs grands desseins. Il ne se faut donc pas estonner si le Monde qui a tousjours esté trompé ou par les Fausses Religions ou par la Politique adroite ou par la mauvaise Philosophie ou par la charlatanerie des Devins et des Astrologues, l’est encore aujourd’hui sur le sujet dont nous parlons qui est celuy des Comètes. » (Petit, Dissert, uir les Coin., p. 80).
208 PENSÉES SUR LA COMÈTE
75 par les Astrologues, que cette Comète menaçoit particulièrement ce Prince-là ; que de faire dire fort sérieusement ce que Yespasien disoit(a) peut-être pour rire d’une Comète qui parut sous son règne, Que c’étoit le Roy des Parthcs avec sa longue chevelure, qui en ètoit menacé plutôt
So que lui, qui portoit les cheveux courts. C’étoit en même tems donner bonne espérance à son parti, et étonner l’autre. Il paroit par la 6. Satyre de Juvenal, que cela se pratiquoit ainsi. Car en nous donnant le caractère d’une femme Nouvelliste, il nous la représente débitant dans
85 les Compagnies, qu’il Paroissoit des Comètes qui menaçaient le Roy d’Arménie et le Roy des Parthes, et que leur Pays et leurs Villes ctoient ravagez p ar d es inondations de fleuves, et par destrcinblemens de terre ; ce qui, comme vous savez, Mr. passoit pour un présage fâcheux (b), outre le mal
90 présent qu’il causoit.
Instantem Régi Armenio, Parthoque Cometen Prima videt : famam rumoresque illa récentes Excipit ad portas, quosdam facit isse Niphatem In populos, magnoque itlic cuncta arva teneri 05 Diluvio, nutare urbes, subsidere terras,
Quocunque in trivio, cuicunque est obvia, narrât.
Vous voyez là l’esprit d’un Nouvelliste Pensionnaire, toujours informé d’un grand nombre de malheurs qui désolent le Pays ennemi, ou celui qui le va devenir, et de
100 plusieurs présages funestes qui le menacent.
Qui doute que les amis de César n’ayent affecté de dire par tout, que la Comète qui parut après sa mort, ètoit une marque du courroux du Ciel contre ses meurtriers, et un présage de la protection que les Dieux accorderoient à
105 ceux qui en poursuivraient la vengeance ? Vous avez leu
(a) Xiphilin. Anr. Victor in epit.
(b) Foi, cy-dessus, p. 16 j.
PENSEES SUR LA COMETE
209
sans doute que Mahomet gagna un Astrologue de réputation, pour annoncer par tout qu’il devoit arriver un grand changement dans le monde, et qu’un grand Prophète établirait une nouvelle Religion. Pourquoi cela ?
1 10 Afin de préparer les esprits à ne point s’opposer à des evenemens qu’ils regarderaient comme prédestinez et inévitables. Mais si les Grands ont contribué à faire croire que les Comètes sont des présages de mauvais augure, les Peuples y ont contribué aussi de leur côté, non seulement
1 1 5 parce qu’ils se portent de leur naturel à traitter de présages les moindres choses, mais aussi par une certaine malignité, qui les porte à s’imaginer facilement, que ceux qui gouvernent ne s’en acquittent pas au contentement de Dieu ; et là dessus c’est à gloser sur ce qu’on a fait cecy,
120 sur ce qu’on n’a point fait cela. De sorte qu’il est arrivé enfin, que la Politique a trouvé de mechans cotez dans la prévention des Peuples, parce qu’on s’est enfin faussement imaginé, que les Comètes menaceoient sur tout les Rois et les Princes.
LXXXII
Que les Panégyristes ont contribué à fomenter la superstition
des présages.
Il faut ajouter à toutes ces causes de la prévention générale, la flaterie des Poètes et des Orateurs. Quand ces Mrs. là font l’éloge de leurs Héros, ils se servent entre autres Lieux communs de celui-cy, Que toute la Nature le respecte, 5 qu’elle applique toutes ses forces pour lui, qu’elle s’afflige de ses malheurs, qu’elle le promet au monde ; que quand le monde
Pensées sur la Comète 14
210 PENSEES SUR LA COMETE
s’est rendu indigne de le posséder, le Ciel qui le redemande allume de nouveaux feux, etc. Mr. de Balzac ne manqua pas de régaler de cette hyperbole le Cardinal de Riche io lieu, et de dire, que pour voir un Premier Ministre pareil à lui, il est besoin que toute la Nature travaille, et que Dieu le promette long-tems aux hommes, avant que de le faire naître. Il en fut critiqué, mais il se défendit (a), en faisant voir que d’autres avoient été encore plus loin que lui ; cet
15 Ancien par exemple, qui a dit de certaines âmes que tout le Ciel étoit occupé à faire leur destinée ; et cet illustre Italien du tems de nos Pères, qui a écrit, que l’Entendement Eternel étoit en une haute pensée et avoit un grand dessein, lors qu’il fit le Cardinal Hypolite d’Est. Je m’étonne qu’il
20 n’ait fait aussi venir sur les rangs ce Prêtre qui dit un jour à l’Empereur Constantin, Que la Providence Divine ne s’ctoit pas contentée de l’avoir rendu digne de l’Empire du monde, qu’elle avoit encore travaillé à lui donner des vertus qui meritoient qu’après cette vie il regnast avec le Fils de Dieu
25 dans le Ciel. C’est apparemment le mauvais succès de cette flaterie profane, qui a empêché Mr. de Balzac de se justifier par un tel exemple ; car Eusebe (b) raporte que Constantin fit taire cet impertinent Harangueur.
En gênerai on peut dire que les flateurs se sont servis
30 de tous les effets surprenans de la Nature pour relever le mérite de leur Héros, et pour plaire aux Grands du Monde. Ainsi les Poètes de la Cour d’Auguste tàchoient à l’envie de persuader, que la mort de César étoit cause de tous les prodiges qui la suivirent. Horace le dit expressément dans 3 5 l’Ode que j’ay déjà citée (c), pour faire voir que les deborde (a) Mr. de Bail., dise. 2, au Card. Bentivogl.
(b) L. 4, de vita Const., c. 48.
(c) Cy-dessus, p. 16$.
35. C. lorsque j’ai fait voir.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 211
mens des fleuves passaient dans le Paganisme pour des présages de malheur. Il prétend que le Tybre n’avoit fait tant de ravages, que par complaisance pour sa femme Ilie, qui vouloit venger la mort de César son parent. Il fait
40 comprendre aussi que tous les autres malheurs qui avoient affligé, ou qui alloient affliger l’Empire, étoient l’effet de l’assassinat de cet Empereur. Si nous en croyons Virgile, le soleil fut tellement affligé de la mort du même César, qu’il en prit le deuil, et qu’il offusqua sa lumière de
45 telle sorte, qu’on craignit de ne le voir plus (a). Cependant on n’eut pas plutôt veu luire une Comète peu après la mort de César, que d’autres flateurs dirent que c’étoit son ame receùe au nombre des Dieux, et pour cette raison on consacra un Temple à cette Comète (b), et on
50 représenta César avec une étoile sur le front.
On ne peut pas voir des contradictions plus évidentes : car si l’ame de César a été receùe au nombre des Dieux, si elle a brillé dans le Ciel parmi les étoiles, pourquoi est-ce que le soleil s’afflige ? Pourquoi se couvre-t-il de
55 ténèbres ? Ne doit-il pas prendre plus de part à la gloire du Ciel, lui qui est de ce Pays-là qu’aux malheurs de Rome ? Assurément Virgile fait sa cour d’une manière bien singulière, puis que pendant que les autres disent que le Ciel se voit honoré de la possession d’une nouvelle étoile
t>o par la mort de César, il asseure lui que le soleil se couvre d’obscurité. S’il eust eu moins de bon sens, il eust accommodé sa pensée avec celle des autres, en disant que le soleil étoit si fâché de voir parmi les Astres une nouvelle étoile à qui le Ciel faisoit plus d’honneur qu’à lui, qu’il
6) se cachoit de honte. Mais il étoit trop judicieux pour se
fa) Georg., I. I.
(b) Siieton. in Cxs., cap. 88.
38. C. parmi les Payens.
212 PENSÉES SUR LA COMÈTE
servir d’un éloge qui, n’en déplaise au galant Mr. de Voiture, et à son Sonnet sur une Dame qui s’étoit baignée à soleil couchant, eust paru froid, selon toutes les apparences, à celui pour qui se faisoit la fête ; car, au dire
70 d’un bel esprit de sa Cour, il ressembloit à ces chevaux qui ruent, quand on les caresse de mauvaise grâce (a). Mais que dirons-nous d’Ovide, qui finissant ses Métamorphoses par celle de César en Comète, nousasseure qu’entre plusieurs prodiges qui précédèrent la mort de cet Empe 75 reur, on vit le soleil d’une pâleur extraordinaire, et la lune teinte de sang ?
Voicy, Mr. le véritable moyen de dénouer toutes ces difficultez. Ces beaux Esprits n’avoient tous qu’un même but, qui étoit de faire leur cour à force d’encens à l’Em 80 pereur Auguste : car pour César qui n’étoit plus en état de reconnoître la flaterie, il n’eust pas fait faire beaucoup de vers, s’il n’avoit eu pour successeur une personne très affectionée à sa gloire. Ainsi on ne loùoit César qu’à cause de son successeur. Or soit qu’on dist que le soleil
85 s’étoit obscurci avant la mort de César, soit qu’on dist que ce fut après, c’étoit toute la même chose pour la gloire de ce Prince. C’est pourquoi Virgile l’a dit d’une façon, Ovide d’une autre, et tous deux ont adroitement conclu par louer Auguste d’une manière fort adroite, et
90 poussée aussi loin qu’on peut.
(a) Cui malè si palpere, recalcitrat, undiquc tutus. {Horat. Sat. I, 1. 2).
79. C. faire leur cour à Auguste, à force d’encens.
84. A. et comme pour faire le prélude de l’éloge de son successeur.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 21 3
LXXXIII
À combien de choses on a fait servir une même Comète.
On peut voir par là qu’une même Comète a servi à plusieurs fins. Auguste par des veùes de Politique fut bien aise qu’on crust que c’étoit Famé de César : car c’étoit un grand avantage pour son parti, de croire qu’on poursui5 voit les meurtriers d’un homme qui étoit alors parmi les Dieux. C’est la raison pourquoy il fit bâtir un Temple (a) à cette Comète, et déclara publiquement qu’il la regardoit comme un très heureux présage. Ceux qui étoient dans son parti, et qui n’avoient pas assez de crédulité pour se
10 persuader ces conversions d’ames en étoiles, croioient à tout le moins, ou faisoient accroire aux autres, que les Dieux temoignoient par cette Comète, combien ils étoient en colère contre Brutus et Cassius. Ceux qui étoient encore Républicains dans l’ame, disoient au
15 contraire que les Dieux temoignoient par là, combien ils desaprouvoient qu’on n’appuyast pas le parti des Libérateurs de la Patrie ; qui sans doute ne s’oublioient pas de leur côté, pour mettre à quelque usagecette Comète selon la superstition d’alors. Enfin les Poètes trou 20 voient là, non seulement dequoy faire de magnifiques descriptions, et dequoy intéresser toute la Nature à la gloire de leur Héros Déifié : mais aussi dequoy flatter leur Héros vivant, ce qui étoit le bon de l’affaire.
Ce n’est point par conjecture que j’en parle. Prenez la
(a) Plinius, l, 2, c. 2$,
214 PENSÉES SUR LA COMÈTE
25 peine de jetter les yeux sur le passage de Virgile que je vous ay cité ; vous verrez que sa conclusion est, Qu’à tout le moins il plaise aux Dieux, qui avaient bien eu le cœur de voir deux fois les plaines de Thessalie inondées du sang des Romains, de ne pas empêcher qu’Auguste relevé V Empire qu’ils
30 avoient laissé périr : qu’il y a long-temps que le Ciel porte envie à Rome, de la possession d’Auguste, et qu’il se plaint de son attachement à triompher sur la terre. Voyez aussi le dernier chapitre des Métamorphoses d’Ovide, vous y verrez que si César a été élevé au rang des Dieux, il en a
35 l’obligation au mérite de son successeur qu’il avoit adopté, autant qu’à son mérite propre. Mais pour vous épargner le chagrin de chercher tous ces passages, en voicy un d’une délicatesse consommée, qui parle de l’ame de César,
40 Simuï evoîat dltiùs illa
Flammiferumque trahens spatioso limite crinetn, Stella micat : Natique viclens benefacta, fat et aiEsse suis majora, et vinci gaudet ab illo. Hic sua praeferri quamquam vetat acta paternis,
45 Libéra fama tattien, nullisque obnoxia jussis,
Invitum praefert, unaque in parte répugnât (a).
Si je ne craignois de vous fatiguer par un trop grand
nombre de citations, je vous alléguerais la flaterie dont
on se servit envers l’Empereur Adrien mortellement
50 affligé de la mort de son mignon Antinous, dont on lui
dit que l’ame avoit été changée en une étoile qui parut
(a) Ovidius, Metamorph., lib, IJ.
32. A. Cela me fait souvenir de ces paroles du Jurisconsulte Tribonien à l’Empereur Justinien son Maître ; je jure à Votre Majesté Impériale que la grande pieté qui vous accompagne partout, méfait extrêmement craindre de vous voir enlever au ciel subitement, lors que nous y penserons le moins.
38. C. c’est de l’ame de César que l’on y parle.
PENSÉES SUR LA COMETE 21 5
de nouveau en ce tems-là. Je vous citerais Claudien (a), qui tire un heureux présage pour l’Empereur Honorius, de ce qu’une étoile apparut en plein jour environ le tems
S S de sa naissance. J’ajouterais que l’on a dit (b) que le ciel avoit annoncé par deux admirables Comètes la future grandeur de Mithridate, l’une ayant brillé l’année qu’il vint au monde, et l’autre l’année qu’il commença de régner. Je n’oublierois pas que les Augures étant consul 60 tez sur le débordement du Tybre qui arriva la propre nuit, dont Octave avoit receu le surnom d’Auguste, le jour, repondirent que c’étoit un signe de la grande élévation où il parviendrait. Ce qui montre que les Poètes n’étoient pas les seuls qui accommodoient la Nature à la
65 passion des Grands. En un mot je raporterois cent autres faits, qui nous montrent que l’envie de plaire, de flater, de donner du merveilleux aux choses, a fait prendre des effets purement naturels pour des prodiges extraordinaires. Un Roy ou une Reyne mouroient-ils peu après
70 qu’il avoit paru une Comète ? On ne manquoit pas dédire tout aussi-tôt, qu’au pressentiment de ce grand malheur toute la Nature s’étoit remuée pour former des nouveaux Astres, et à force de le dire, on a porté les hommes à croire que quand il parait des Comètes, c’est un signe que
75 la Nature a quelque semblable pressentiment. Avoit-il aussi paru quelque Comète à la naissance d’un Prince devenu puissant et victorieux ? Les Panégyristes eplu (a) De 4. consul. Honor.
(b) Justin, Histor., ï. }J.
60. C. sur ce que le Tibre se déborda la nuit d’après qu’Octave avait reçu le surnom d’Auguste.
72. A. pour former des étoiles miraculeuses. Adeo vel summis in malis fastum et pompam amamus, quasi mortales mari non possint, nisi rerum natura perturbetur, ac coeluin ipsum luctuosam funeri faccm accendat, (Guinisius.) À force de dire cela, on a porté le Peuple.
21 6 PENSÉES SUR LA COMÈTE
chant, selon les préceptes de la Rhétorique, les signes antecedens et concomitans de cette naissance, ne manauoient
80 pas de faire sonner haut la nouvelle étoile. Enfin il étoit impossible que la Comète fust prise pour ce qu’elle étoit, c’est à dire pour un effet naturel, y ayant tant de gens qui se méloient d’en faire un miracle.
Plus on étudie l’homme, plus on connoit que l’orgueil
85 est sa passion dominante, et qu’il affecte la grandeur jusques dans la plus triste misère (a). Chetive et caduque créature qu’il est, il a bien peu se persuader qu’il ne sauroit mourir, sans troubler toute la Nature, et sans obliger le Ciel à se mettre en nouveaux frais, pour éclairer la pompe
90 de ses funérailles (1). Sotte et ridicule vanité ! Si nous avions une juste idée de l’Univers, nous comprendrions bientôt, que la mort ou la naissance d’un Prince, est une si petite affaire, eu égard à toute la Nature des choses, qui ce n’est pas la peine qu’on s’en remue dans le Ciel. Nous
95 dirions avec celui de tous les Philosophes de l’ancienne Rome, qui a eu les plus sublimes pensées ; qu’à la vérité
(a) Adeo vel summis in malis fastum et pompam amamus, quas mortales morl non posshit, nisi rerum natura perturbetur, ac ccelum ipsum luctuosam funerl facem accendat. (Guinisius.)
84. A. Plus on étudie l’homme, jusqu’à : Si vous ajoutez à cela, n’est pas dans A.
(1) « Pour démontrer par raison physique que les Comètes ne luisent point pour nous annoncer la mort des Grands, je veux me servir des termes de Guinisius, traduits en notre langue —.Parlons sans fiatcr, dit-il, les testes mesmes des Empereurs ne sont pas de si grande conséquence au Ciel, qu’il faille qu’elles soient frapécs d’un Glaive céleste, que semblent former les queues des Comètes. C’est un effet de la vanité des Hommes, que mesme dans le dernier des malheurs ils aiment jusqu’à ce point le faste et la pompe, comme si les Puissans de la Terre estant mortels, ne pouvoient mourir, sans qu’il arrivast auparavant quelque trouble dans la Nature et que le Ciel eust allumé quelque Corps céleste comme une Torche funèbre, pour faire honneur à leurs funérailles. » (Comiers, Mercure galant, Janv. 1681, p. 120).
PENSÉES SUR LA COMÈTE 217
les soins de la Providence descendent jusques à nous, et que nous y entrons pour notre part, mais que leur but est bien autrement considérable que nôtre conservation (a), 100 et qu’encore que les mouvemens des cieux nous aportent des grandes utilitez, ce n’est pas à dire pourtant que ces vastes corps se meuvent pour l’amour de la terre (b) (i).
(a) Quamquam majus Mis propositum sit majorque actus sui fructus, quàm servare mortalia, tamcn in nostras quoque utilitates a principio rerum prxmissa mens est, et is ordo mundo datus, ut appareat curani noslri non inter ultima habitant. (Senec. de Benef., I. 6, c. 23.)
(b) Non enim nos causa mundo sumus : nimis nos suscipimus, si digni nobis videmnr, propter quos tarda moveantur. (Id. de ira, l. 2, c. 27.)
(1) Bayle précise et développe cette idée dans le § LV de la Contin. des Pensées dit). :
« J’ai approuvé ces maximes de Senequeque le mouvement des cieux, et l’action des elemens, qu’en un mot les ouvrages de la nature tendent à une fin bien plus vaste et bien plus sublime que ne l’est la conservation du genre humain ; qu’à la vérité les hommes entrent pour leur part dans les soins, et dans les vues de Dieu, qu’il sait qu’il les trouvera à son passage et qu’il veut en chemin faisant les combler de biens, ce qui mérite une très-juste reconnaissance, mais qu’il va beaucoup plus loin, et que nous présumerions trop de nous si nous prétendions être ses colonnes d’Hercule, son but principal, le centre à quoi aboutissent tous les mouvemens de la nature et la raison unique de tous ses travaux. »
Au § LX1 il expose et critique les idées de Malebranche sur cette question dans son Traité de la nature et de la graee (page 8, éd. de Rotterdam, 1684). « Il faut donc dire que l’homme s’est trouvé dans les vues et dans les desseins de Dieu comme le seul et le principal moyen de la fin, que le Créateur s’est proposée en faisant le monde. Il est donc vrai que toutes les autres choses ont été faites à cause de l’homme. Ce n’est pas même à cause de l’homme en gênerai, mais à cause des prédestinez… »
« Si Dieu n’a considéré que l’homme en bâtissant cet Univers, à quoi bon placer si loin de la terre tant d’étoiles fixes, qui malgré leur prodigieuse grandeur nous paraissent aussi petites que des lampes ? Pourquoi tant d’autres étoiles qui n’avaient jamais paru aux yeux de l’homme avant l’invention tout-à-fait moderne des télescopes ? De quoi peut servir à l’Eglise militante que Jupiter ait des satellites, qui se meuvent régulièrement autour de lui ? Chose découverte depuis quatre jours et qui demeure inconnue à la plupart des prédestinez. Oseroit-on dire que l’aneau et les satellites de Saturne découverts aussi depuis peu, et inconnus comme auparavant à presque tous les humains sont si nécessaires à la terre, et par conséquent à l’homme, et par conséquent à l’Eglise des Elus, que si on ne les avoit pas posez où
2l8 PEN’SÉES SUR LA COMÈTE
Pardonnez moi cette petite approbation d’une pensée, qui ne passera jamais pour Orthodoxe parmi ceux qui prenent
105 les Comètes pour des prodiges. Tant de gens se sont mêlez de leur conférer cette qualité, que l’erreur a été inévitable.
Si vous ajoutez à cela, que le cours du monde fournissant une infinité de révolutions et de malheurs, on en
110 voyoit arriver souvent à la suite des Comètes ; qu’il arrive plus de grands maux dans le monde, que de grandes et d’insignes prosperitez ; que les hommes retiennent mieux le souvenir du mal, que le souvenir du bien ; que sur le chapitre des prédictions ils se laissent plutôt tromper par
tls sont avec ordre de se mouvoir selon les règles qu’ils suivent, toute l’œconomie terrestre auroit été dérangée ?… Il n’est donc pas vrai que la terre ait besoin de tout ce qui existe dans l’Univers. »
Il propose le moyen suivant de conciliation entre la Théologie et la Philosophie :
« Ne pourroit-on pas supposer que de tous les plans des mondes possibles, il n’y en a eu aucun que Dieu ait trouvé conforme à sa gloire excepté celui qui renfermeroit le mystère de l’incarnation et toutes ses dépendances ? Si nous supposons cela, il est vrai de dire que le monde a été créé pour l’homme, que l’homme a été non seulement conditio sine qua non, une condition sans laquelle Dieu n’eût rien produit, mais même un objet déterminant, et auquel toutes les choses nécessaires ont été subordonnées. Voila peut-être de quoi contenter la Théologie. Pour ce qui est de la Philosophie, elle se pourroit accommoder de cette autre supposition. C’est que Dieu s’étant déterminé à cause de l’homme à faire un ouvrage, ne s’est point borné au dessein qu’il avait sur l’homme, il a mis dans son ouvrage tout ce que ce dessein principal pouvoit demander, et outre cela une infinité d’autres choses dignes de sa puissance et de sa science infinie, et pour telles fins qu’il lui a plu, suites nécessaires des loix mechaniques du mouvement qu’il donnoit a l’étendue. «
Au § LX, Bayle examine un autre aspect de la même question : l’empire que l’on attribue à l’homme sur les animaux. Il utilise pour sa discussion un passage très curieux des Discours anatotniques de Guillaume Lami, Médecin de la Faculté de Paris fEdit. de Rouen, 1675,
P— 3J Cf. Montaigne : Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la
voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie soient établis et se continuent tant de siècles pour sa commodité et pour son service ? etc. (Essais, II, XII).
PENSÉES SUR LA COMÈTE 21 ?
US une qui a réussi, que détromper par vingt qui ont été fausses ; qu’ils ont donc fait plus d’attention aux Comètes qui ont été suivies de malheur, qu’à celles qui n’en ont pas été suivies ; qu’il meurt plus de têtes couronnées, qu’il y en a qui deviennent des Mithridates : si,
120 dis-je, vous ajoutez tout cela aux autres reflexions que j’ay faites, vous comprendrez aisément, Mr. que les Payens ont deu être généralement préoccupez de la pensée, que les Comètes sont un signe de malheur.
LXXXIV
Pourquoy les Chrétiens sont dans la même prévention que les Payens sur le sujet des Comètes.
Maintenant il ne faut plus s’étonner que les Chrétiens soient dans la même prévention, puis qu’ils sont la postérité des Payens, et qu’à l’Idolâtrie prés, ils donnent dans les mêmes foiblesses que les Payens. Le grand ouvrage S de la prédication des Apôtres a été de faire connoitre le vray Dieu, et son Fils Dieu et homme, mort et résuscité pour nous, et de remplir le cœur de l’homme de l’amour de Dieu et de celui de la saincteté, de faire cesser le culte des Idoles et de ruiner l’empire du vice. C’est à quoi ten10 doit la publication de l’Evangile. Du reste, Dieu ne s’est pas proposé en retirant les Payens de leurs ténèbres, et en les introduisant dans le Royaume de sa merveilleuse lumière, pour me servir des expressions de l’Ecriture, de les rendre meilleurs Philosophes qu’ils n’étoient, de leur
220 PENSÉES SUR LA COMÈTE
15 apprendre les secrets de la Nature, de les fortifier de telle sorte contre les préjugez et contre les erreurs populaires, qu’ils fussent incapables d’y tomber. L’expérience nous le montre manifestement ; on ne voit pas que les personnes à qui Dieu communique les plus riches thresors
20 de sa grâce, qu’il remplit de la plus ferme foy, et de la plus ardente charité, soient les génies les plus penetrans, raisonnent avec le plus de force, et se mettent au dessus, de mille faux jugemens, qui ne sont d’aucune conséquence contre le salut de l’ame (1).
25 Si bien qu’on peut dire que les Payens sont passez dans la Religion Chrétienne, avec tous les préjugez qu’ils avoient eus dans le Paganisme à l’égard des choses de la Nature, ou en gênerai à l’égard de tout ce qui ne détruit point les veritez de la foy.
30 Vous êtes trop savant, Mr. pour avoir besoin que je vous apprenne cette remarque, et vous la sauriez assez, quand même vous n’auriez leu de vôtre vie que les ouvrages de Mr. Nicole ; car voici comme il s’exprime dans ce chef-d’œuvre, qu’il n’appelle qu’Essais de Morale
35 par une modestie tout à fait chrétienne, Encore que Jésus Christ fust plein de toute vérité, comme dit S 1 Jean, on ne voit point qu’il ait entrepris d’oter aux hommes d’autres
32. Vous êtes trop savant, jusqu’à : Il paroit par les ouvrages est une addition de B.
(1) LaMothe le Vayer insiste déjà malicieusement sur cette contradiction de la Foi et de la Science : « Ce qui ne sera pas trouvé estrange par ceux qui considéreront qu’on voit journellement reluire avec bien plus d’esclat les vertus chrestiennes dans les âmes simples et ignorantes que dans celles des plus habiles en toutes sciences, lesquelles ne font que leur distraire et brouiller l’esprit, vacuas mentes (dit Cardan en son Traité de l’Immortalité de l’Ame) spes et fides totas occupât, ob id major in stupidis, idiotis et plèbe quam in eruditis, nobilibus ac ingeniosis. » (Dial. d’Oratius luhero, la Divinité, p. 342).
Cette critique, née de la Renaissance, deviendra un des arguments favoris des Philosophes du xvnr 3 siècle.
PENSEES SUR LA COMETE 221
erreurs que celles qui regardaient Dieu et les moyens de leur salut. Il savait tous leurs egaremens dans les choses de la
40 Nature. Il connaissait mieux que personne en quoi consistait la véritable éloquence. La vérité de tous les evenemens passer lui éloit parfaitement connue. Cependant il n’a point donné charge à ses Apôtres, ni de combatre les erreurs des hommes dans la Physique, ni de leur aprendre à bien parler, ni de
45 les desabuser d’une infinité d’erreurs de fait dont leurs Histoires étoient remplies (a).
Il paroit par les ouvrages des Pères qui s’étoient convertis du Paganisme, que s’ils avoient été Platoniciens, ils retenoient l’air et l’esprit de cette Secte. Il n’y a donc
50 point lieu de douter, que ceux qui avoient cru que les éclipses, les Comètes, les tremble-terres, et choses semblables, sont des Phénomènes de mauvais augure, ne l’ayent encore cru après leur conversion, s’imaginant que pourveu qu’ils attribuassent à leurs péchez et à la colère de
55 Dieu, ce qu’ils avoient attribué à l’omission de quelque cérémonie superstitieuse, et à quelque fausse Divinité offensée, il n’y avoit rien à redire dans leur sentiment. Par ce moyen la société des fidèles s’est trouvée de génération en génération imbuë des erreurs populaires qui
60 s’étoient établies dans le Paganisme, à la reserve de celles qui choquent manifestement les Mystères de la Religion : car dés qu’on a veu qu’une opinion n’étoit pas condamnée comme hérétique, on a suivi sans façon le torrent de ceux qui en étoient préoccupés (b). Peu de gens s’amu £r sent à examiner si les opinions générales sont vrayes, ou fausses. N’est-ce pas assez, dit-on en son esprit, qu’elles viennent de nos Pères ?
(a) Vol. 1. Traittc 4, 1. partie, n. 42.
(b) Fieri malunt alieni erroris accessio, quàui tihi credere. (Minucius Félix.)
222 PENSEES SUR LA COMETE
LXXXV
Introduction de plusieurs cérémonies Payennes dans le Christianisme.
Il est même vrai, que quand on se fut apperceu dans l’ancienne Eglise, que la trop grande simplicité du culte que les Apôtres avoient enseigné, n’étoit pas propre pour le tems où la ferveur du zèle s’étoit un peu ralentie, et 5 qu’ainsi il étoit de la prudence Chrétienne d’introduire dans le service divin l’usage de diverses cérémonies ; on s’arrêta sur tout à celles qui avoient eu le plus de vogue parmi les Payens : soit parce qu’en gênerai on les trouva propres à inspirer du respect aux Peuples pour les choses
io saintes, soit parce qu’on crut que ce seroit le moyen d’apprivoiser les Infidèles, et de les attirer à Jésus Christ, par un changement en quelque façon imperceptible. Quand les Huguenots nous reprochent la conformité qui se trouve entre nos Cérémonies, et celles des anciens
15 Payens, et qu’ils la prouvent même par de bons passages, il y a plusieurs de nos Controversistes qui leur disent tout net que cela est faux, que ce sont toutes calomnies forgées par les Ministres, pour décrier nôtre Religion. Mais ceux qui sont tout ensemble et habiles et de bonne
20 foy, avouent la dette (a), et ne manquent pas de bonnes raisons, pour justifier l’adoption que nous avons faite de plusieurs coutumes du Paganisme. Ils disent, que c’est
(a) Mémoires de Mr de Marolles, part. 2, p. 209. — Du Bouhy, Théâtre des antiqu. Rom., p. 581, $87, etc.
4. A. les tems.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 223
employer les richesses des Egyptiens à la fabrique du Tabernacle, comme firent les Juifs : Que c’est imiter 25 Salomon, qui emprunta d’un Roy Idolâtre les matériaux et les Architectes du Temple du vrai Dieu : que David (a) ne fit point scrupule de se parer de la couronne grêlée de pierreries, qu’il avoit fait arracher de dessus la tète de l’Idole Melchom : Que Dieu pcrmettoit bien aux 30 Juifs de se marier avec leurs Captives, et de changer des Moabites en filles de Sion, pourveu qu’ils leur rognassent les ongles, qu’ils leur rasassent les cheveux, et qu’ils pratiquassent à leur égard diverses purifications : Qu’ainsi après les retranchemens, et les purifications nécessaires, 3 S nous ne devons pas faire difficulté de nous accommoder des dépouilles du Paganisme, comme le remarque St. Jérôme. Le Cardinal Baronius demeure d’accord que l’Eglise s’en est souvent accommodée car après avoir avoué fort ingénument, que la Fête de la Chandeleur est tout 40 à fait Payenne dans son origine, il ajoute Qu’il est arrivé la même chose à plusieurs autres superstitions des Gentils, c’est à dire quelles ont été louablement introduittes dans l’Eglise, ayant été expiées et sanctifiées par un usage sacré (b). Jugez, Mr. si les erreurs et les préjugez des Payens sur le cha45 pitre des présages, n’ont pas eu beaucoup de facilité pour entrer dans la Religion Chrétienne, pourveu seulement que l’on n’attribuast rien aux fausses Divinitez, puis que
(a) Lib. 2, Reg. cap. 12.
(b) Iiidem in multis aliis Gentilium institutis contigit ut superstitionis eorum usus sacris ritibus expiatus, ac sacro-sanctus redditus, in Dei Ecclesiam laudabihter introductus sit. (Not. in Martyrol. Rom., 2 Februar.).
32. C. rognassent les ongles. (Deuteron, ch. 21, v. 12.) 37. A. Itidem in multis aliis Gentilium institutis (c’est le Cardinal Baronius que vous connoissez si bien qui parle ainsi, après avoir ingénument avoué que la fête de la Chandeleur, est tout à fait Payenne dans son origine) contigit, etc.
224 PENSÉES SUR LA COMÈTE
les Cérémonies de leur fausse Religion ont été favorablement accueillies, après avoir été deûement purifiées.
LXXXVI
Que les fausses conversions des Payens ont transporté bien des erreurs dans le Christianisme.
Il y a une autre chose qui a contribué au transport des erreurs du Paganisme dans l’Eglise Chrétienne : c’est le 5 grand nombre des faux convertis. Car combien croyezvous, Mr. qu’il y eut de Payens qui firent semblant d’abjurer l’Idolâtrie sous les Constantins, et sous les Theodoses, lors que la Religion Chrétienne étoit la Religion Dominante, et que pour bien faire sa cour à celui de qui
io onattendoit sa fortune, il faloit être baptizé ? Peut-être n’y en eut-il pas beaucoup, pendant que les Empereurs Chrétiens se crurent obligez par raison d’Etat à ménager les Payens. Mais je suis fort trompé, si quand Theodose se lut mis tout de bon dans l’esprit le dessein d’extirper le
15 Paganisme, il n’y eut beaucoup d’Idolâtres, qui sans autre motif que celui d’être de la Religion du Prince, entrèrent dans le giron de l’Eglise. Je dis la même chose des François qui étoient Payens, lors que Clovis se convertit à la foy. Il est fort probable que Dieu en illumina
20 quelques-uns, et que sa Providence, qui trouve souvent à propos de se servir de nos passions pour nous retirer de
49. A. deùment purifiées, ou comme disoit un jour en vôtre présence nôtre Ami à quolibets, après avoir fait leur quarantaine. Une autre chose a peu contribuer. 9. A. lorsque pour bien.
19. C. il est probable.
PEKSEES SUR LA COMÈTE 22 5
nos egareméns, se servit de l’impression forte que l’exemple d’un grand Roy peut faire sur les esprits, pour ouvrir les yeux à quelques Seigneurs de cette Cour. Mais il est
25 aussi fort probable, qu’il y en eut plusieurs qui se firent baptiser uniquement afin d’être du côté des plus forts. Si les Philosophes Payens qui assistèrent à la Harangue que Constantin prononcea devant les Pères du Concile de Xicée pour défendre la Divinité de Jésus Christ, furent
30 plus touchez de ce discours, que de toutes les Apologies qu’ils avoient leiies : si jamais la Religion Chrétienne ne leur a paru plus plausible, que quand un Empereur revêtu de toute sa Majesté, parla pour elle ; n’est-il pas bien apparent que la veue d’un grand Roy qui embrasse l’Evangile,
55 et la force d’un si grand exemple, déterminèrent quantité de gens de Cour, à faire comme luy, sans examiner la chose plus amplement ? On peut donc dire, qu’en ces tems de prospérité, l’exemple des uns servoit de conviction aux autres de Province en Province ; et qu’ainsi
40 plusieurs personnes de tout état, et de toute condition entroient dans l’Eglise sans aucune véritable vocation, et y apportoient tous leurs préjugez.
LXXXVII
Du penchant que les hommes ont à être de la Religion dominante, et du mal que cela fait à la vraye Eglise.
Mr. de Mezerai (a) raporte une chose touchant Catherine de Medicis, qui me paroit considérable. À la bataille
(a) Abrégé Chrotwl. Anno 1562.
22. C. emploia la forte impression.
Pensées sur la Comète. 15
226 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 de Dreux le parti du Roy ayant eu du pire dans le commencement, il y eut des fuyars qui piquèrent jusqu’à Paris, où ils publièrent que tout étoit perdu. Catherine de Medicis sans s’émouvoir autrement se contenta de dire, Hc bien, il faudra donc prier Dieu en François, et se mit à
10 caresser fort les amis du Prince de Condé, et des nouvelles opinions. On voit par là qu’elle étoit toute resignée à la ruine de la Religion Catholique dans ce Royaume, et toute prête à la sacrifier au parti de la nouvelle Religion, s’il fut devenu le plus puissant. Cette trouppe de Filles
15 d’honneur, qu’elle employoit à lui faire des Créatures, au dépens de tout ce qu’il vous plaira, n’eust pas été non plus fort mal-aisée à persuader qu’il faloit prier Dieu en François, si le Prince de Condé victorieux les eust mariées avantageusement à des Seigneurs Huguenots : et ainsi à
20 proportion chacun à l’exemple de la Reyne Mère se fust accommodé à la nouvelle Religion, ou pour conserver ses charges, ou pour en obtenir quelqu’une par le crédit du Prince. Si bien qu’il ne tint qu’à une bataille gagnée par les Royaux, que la Religion Dominante ne devinst la
25 Religion tolérée et disgraciée, que l’ont eust quittée par trouppes pour s’avancer plus aisément. C’eust été la même chose trente ans après, si Henri IV eust peu terrasser la Ligue par la force de ses armes. En ce cas-là, je vous répons qu’il n’y eust point eu de Conférences de Sureine,
30 point de promesses de se faire instruire ; le Roy victorieux n’eust eu aucun doute sur sa Religion. Il l’eust mise sur le trône, et c’eust été un grand bonheur pour les Catholiques d’obtenir un Edit de Nantes pour être à tout le moins tolérez. On les eust traittez haut à la main, et
10. A. les amis du Prince de Condé.
C. les amis du prince de Condé, et les sectateurs de la nouvelle opinion.
PENSEES SUR LA COMÈTE 227
35 parce que les Huguenots avoient parmi eux en ce tems là beaucoup de ces ardens Zélateurs, qui courent la mer et la terre pour faire des Prosélytes, comme nous en avons à présent un très-grand nombre par la grâce de Dieu et du Roy, on n’eust entendu parler d’autre chose que de Con 40 versions. Tous les Intendans de Province eussent été des Marillacs, et je ne sai ce que nous serions à présent vous et moi, mon pauvre Mr. Il me paroit fort probable que Mr. vôtre grand Père qui avoit une belle charge et beaucoup d’enfans, se fust fait Huguenot, pour conserver cette
45 charge, et pour pousser sa famille. Si bien, Mr, que peutêtre vous seriez Ministre de Paris à l’heure qu’il est : car Mr. vôtre Père voyant la belle naissance que vous aviez pour les lettres, et vôtre naturel dévot, n’eust pas manqué de vous destiner à l’Eglise. Pour mes Ancêtres,
50 je crois franchement qu’ils eussent fait ce que je vois faire tous les jours aux Huguenots de mon voisinage, qui pour se délivrer une fois pour toutes des importunitez pieuses et dévotes des Curez et des Moines, et pour se procurer les avantages du ciel et de la terre qu’on leur promet,
$5 francs et quittes de toutes les avanies, et de toutes les injustices, qui leur sont faites souvent par un zèle fort dereiglé, (ce que je ne dirois pas devant tout le monde) font semblant de se faire Catholiques.
Or il est bien asseuré, que toutes ces conversions pre 60 tendues de nos Anciens, n’eussent pas empêché leur dévotion secrète pour Nôtre Dame, pour les Saincts, pour les Reliques, pour les Images, pour le scapulaire, etc. ni arraché de leur cœur la pieuse crédulité qui leur avoit été inspirée des le berceau pour les miracles, pour le Purga 65 toire, et ce qui s’ensuit. Nous en tiendrions encore quelque chose vous et moi et nos semblables, tout Calvinistes que nous serions. C’est pour vous dire, que quand on
228 PENSÉES SUR LA COMÈTE
n’entre dans une Religion que par Politique, on y entre avec tous ses préjugez : et c’est ce qu’ont fait plusieurs 70 Payens en embrassant la profession du Christianisme.
LXXXVIII
Réflexion sur les conversions présentes des Huguenots.
Je suis bien aise d’être tombé sur ce discours, parce que cela me donne lieu de vous demander ce que vous pensez de tant de conquêtes que nous faisons incessamment sur 5 la Religion prétendue Reformée. Je sai que vous êtes un Catholique fort zélé, et je connois peu de gens qui vous égalent en cela. Si bien que je pourrois facilement croire, que vous êtes si sensible aux victoires que nous remportons sur le parti Huguenot, qu’il ne vous reste point de 10 tems pour en examiner les suites et les circonstances. Mais comme je sai d’ailleurs, que vôtre zèle ne vous empêche pas d’avoir l’esprit fort solide, je puis m’imagi 1. Dans À an lieu de la section LXXXVIII, on lit : Je remarque outre cela qu’il semble que plusieurs Payens ayent comme capitulé lorsqu’ils se sont convertis, et demandé qu’il leur fut libre de retenir quelque chose de leur premier état, car sainr Augustin nous est garand (de Civitate Dei l. 19, cap. 19) que le Christianisme recevoit les Philosophes Cyniques sans les obliger à changer d’equippage, ni de façon de vivre, pourveu qu’ils changeassent seulement quelques Axiomes contraires à la Foy. En effet on lit dans l’Histoire Ecclésiastique qu’un Philosophe de cette, secte nommé Maxime vint en habit de Cynique supplier l’Empereur Theodose de le maintenir dans le siège de Constantinople, qu’il pretendoit être injustement occupé par S. Grégoire de Nazianze. On diroit aussi qu’Aquila qui aima mieux retourner dans le Judaïsme que renoncer à l’Astrologie, avait tacitement stipulé qu’il lui seroit permis de retenir ce qu’il voudroit de ses erreurs. (Epiphanius l. de pender et mens.) Mais je suis bien bon d’écrire tout cela à une personne qui le sait si bien. Si ces remarques ne suffisent pas.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 229
ner que vous portés vôtre veùe beaucoup plus loin que les autres. C’est pourquoi ne voyant pas clair dans vôtre
15 esprit sur cette affaire, je vous prie de m’apprendre ce que vous en pensez. S’il ne faut que vous montrer le chemin, pour vous engager à une confidence de cette nature, l’affaire est faite, car voici dans le vrai ce que je pense sur cela.
20 Je ne trouve point que ce soit entrer dans le véritable esprit du Christianisme, que d’extorquer des conversions à torce d’argent, et à force de rendre malheureuse la destinée de ceux qui ne se convertissent point (i). J’avoue que dans l’état où sont aujourd’hui les Calvinistes de France,
25 ces moyens-là sont très propres à les faire changer de Religion, parce qu’ils ont perdu ce premier feu et cette ardeur qui accompagne tous les grands changemens, et qui à jause de cela se trouvoit avec une grande force dans leurs Ancêtres. Mais franchement, je ne crois pas
30 que ce soit le vrai moyen d’en faire de bons Catholiques ;
(1) Il développe avec force ces idées dans son Commentaire Philosophique sur ces paroles de Jesus-Christ, Contrains les d’entrer ; où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien déplus abominable que de faire des conversions par la contrainte et oit l’on réfute tous les sophismes des Convertisseurs à contrainte et l’Apologie que S. Augustin a faite des persécutions. 1686.
« La nature de la religion est d’être une certaine persuasion de l’âme par rapport à Dieu, laquelle produise dans la volonté l’amour, le respect et la crainte que mérite cet Etre suprême et dans les membres du corps les signes convenables à cette persuasion et à cette disposition de la volonté : de sorte que si les signes externes sont sans un état intérieur de l’âme qui leur soit conforme, ils sont des actes d’hypocrisie, et de mauvaise foi ou d’infidélité et de révolte contre la conscience… C’est donc une chose manifestement opposée au bon sens et à la lumière naturelle, aux principes généraux de la raison, en un mot à la règle primitive et originale du discernement du vrai et du faux, du bon et du mauvais, que d’employer la violence à inspirer une religion à ceux qui ne la professent pas. » (Comment, philo. II, J7i b.) Cet emploi de la violence est également contraire à l’esprit de l’Evangile ; en user c’est « pécher contre l’Evangile ». Comm. phil., II, ^2. — Cf. Delvolvé, p. 129.
23O PENSÉES SUR LA COMÈTE
et c’est pourtant à cela qu’il faudrait uniquement travailler. Car nous avons tant de mal-honnêtes gens et tant de scélérats dans nôtre Corps, qu’au lieu d’en grossir le nombre par cette multitude de faux convertis et de Minis 35 très Sociniens qui s’y joignent de jour en jour, il faudroit prier Dieu de chasser de son Eglise tous ceux qui la deshonorent par leur conduite dereiglée.
Vous me direz sans doute, que l’intention de ceux qui travaillent à l’extirpation du Calvinisme, n’est pas d’aug 40 menter le nombre des mal-honnêtes gens qui sont parmi nous. Je le croi aussi, Mr. Mais vous savez bien ce que l’on dit en Philosophie contre ceux qui boivent beaucoup, et qui protestent néanmoins qu’ils n’ont pas intention de s’enyvrer. On leur dit, que s’ils n’ont pas cette intention
45 formellement, ils l’ont du moins interpretativcment, c’est à dire qu’ils ont une intention qui peut être raisonnablement interprétée, par celle de s’enyvrer. Disons le même de nos convertisseurs ; ils ne veulent pas formellement que les Huguenots deviennent mechans Catholiques, mais
50 ils le veulent interpretativcment, puis qu’ils veulent des choses qui meinent tout droit à une fausse conversion. Car ils veulent que les Huguenots soient pauvres, s’ils persistent dans leur Religion ; qu’ils perdent leurs charges, et leurs emplois ; qu’ils soient exposez à mille insultes ;
55 qu’ils ne puissent s’assembler qu’avec mille peines. On leur offre mille douceurs, s’ils abjurent leur créance : on les délivre d’un joug fort pesant : on leur facilite l’entrée des biens et des honneurs. Il faut être bien ignorant de ce qui se passe dans l’homme, pour ne pas savoir, qu’il y a
46. C. qui peut raisonnablement être interprétée.
52. C. qu’un Huguenot soit pauvre, s’il persiste dans sa Religion, qu’il perde ses charges et ses emplois ; qu’il soit exposé à mille insultes ; qu’il ne puisse aller au prêche qu’avec mille peines. On offre mille douceurs à ceux qui abjure leur créance.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 231
60 une infinité de gens dans ce siecle-cy, qui à ce prix-là feraient profession de croire tout ce qu’on voudroit.
Comme nous avons deux sortes de convertisseurs, les uns de robe courte, et les autres de robe longue, je ne croi pas qu’il faille faire un même jugement de tous. Ceux
65 de robe longue me paroissent moins excusables que les autres, tant parce qu’ils ont inspiré au Roy toutes ces manières de convertir, que parce qu’ils ont leu dans l’Histoire Ecclésiastique la condamnation de ces manières : au lieu que les convertisseurs de robe courte ne
70 font qu’obéir aux ordres du Roy, et ne sont pas de profession à savoir ce que disent les Anciens Pères. Permettez moi de vous citer un passage de Socrate, qui fait voir en même tems que ces manières de convertir étoient blâmées par les anciens Chrétiens, et engageoient une
75 infinité de personnes à abjurer la profession de leur créance. Je sai bien que vous n’ignorez pas ce passage ; mais vous ignorez peut-être que je le sai : alors je m’en ferai honneur, s’il vous plait, auprès de vous. Voici donc ce que dit Socrate (a), Pour ce qui est de la trop grande
80 cruauté, qu’on avait employée sous l’Empire de Diocletien, l’Empereur Julien ne s’en voulut pas servir (b), mais il ne laissa pas de persécuter l’Eglise (remarquez bien ces paroles)
CAR J’APPELLE PERSECUTION, LORS QUE DES GENS QUI SE TIENNENT EN REPOS, SONT INQUIETEZ DE QUELQUE MANIERE
85 que ce soit. Or il inquiéta les Chrétiens de cette façon. Il fit une loi qui leur défendait d’étudier, de peur, disoit-il, que par le secours des sciences, ils ne repondissent plus aisément aux Philosophes Payens. Il les éloigna aussi de tout emploi militaire dans le Palais, et de tout Gouvernement de Province,
(a) Hist. Eccks., lib. 3, cap. 12 et ij.
(b) Où jit, v —nivTT ; to-j S’.ûxê’.v à-iiyzzrj— o’.wyjxov Se Xéyco tô ô~(i>soûv TapdtTTïiv touî •r, a, u/ 3ÎÇovTaç.
232 PENSEES SUR LA COMETE
90 et en partie par ses caresses, en partie par ses libéralité^, il en attira beaucoup au culte des Dieux. On vit alors, comme à l’épreuve du Creuset, qui estoient les faux Chrétiens, et qui estoient les véritables. Car les véritables Chrétiens se défirent gaiement de leurs charges, prêts à endurer toutes choses, 95 plutôt que de renoncera la foi. Mais ceux qui, au lieu d’être véritablement Chrétiens, préféraient les richesses et les honneurs du monde à la vraye félicité, ne balancèrent pas à sacrifier aux Idoles. Il parle en suite d’un Sophiste nommé Ecebolius, qui est le véritable portrait d’une infinité de
100 gens. // estait toujours de la Religion des Empereurs. Sous V Empire de Constantius il fit semblant d’avoir un %èle merveilleux pour l’Evangile ; mais sous Julien il parut excessivement attaché aux superstitions Payeuues. Après la mort de Julien, le Christianisme étant remonté sur le thrône, le
105 Sophiste ne manqua pas de reprendre la profession de Chrétien. Enfin Socrate nous aprend, que sous cet Empereur Apostat, les Chrétiens furent obligez de payer des sommes immenses pour se racheter de l’obligation de sacrifier aux Dieux.
110 II n’y a point d’honnête homme qui ne condamne cette manière de convertir ; et si les Dieux de Julien eussent été raisonnables, ils eussent détesté les Chrétiens qui ne leur eussent offert des sacrifices, qu’afin de se sauver de la taxe qu’on leur faisoit payer rigoureusement. Quel cas
1 1 5 croyons-nous donc que Dieu fasse de tant de Huguenots qui se convertissent pour du pain ; Dieu, dis-je, qui est infiniment plus digne d’être servi à cause de lui-même, que les Divinitez du Paganisme ?
Je suis presque seur que vous ne me croyez pas assez
120 versé dans l’Histoire Ecclésiastique, pour avoir ouï parler d’un Evesque Grec, nommé Asterius, qui vivoit sur la fin du quatrième siècle. Il est néanmoins vrai que je connois
PENSÉES SUR LA COMÈTE 233
ce nom-là, et que j’ay leu son Homilie contre l’avarice, où j’ay trouvé un passage qui ne sera pas mal placé en
125 cet endroit. Oui est-ce, s’écrie-t-il, qui a obligé des Chrcstieus à s’abandonner au culte des Démons ? N’est-ce pas le désir des Richesses ? N’est-ce pas l’espérance et la promesse que les impies leur ont faites, des biens cl des àïgnitù\ du monde, qui a porté ces misérables à changer de Religion
130 comme d’habit ? Nous nous souvenons encore des exemples des premiers lems, et nous en avons veu de nos jours de bien funestes. Car lors que l’Empereur (Julien) levant tout d’un coup le masque, découvrit ce qu’il avoit dissimulé fort longtems, et sacrifia publiquement aux Dieux, et incita les autres
155 par diverses recompenses à faire de même, combien y en eut-il qui abandonnèrent l’Eglise pour se ranger à la communion des Idolâtres ? Combien y en eut-il qui attire^ par différais leurres, avalèrent le hameçon de l’impiété ?
Il ne faut pas douter que les Gentils ne dissent à peu
140 prés les mêmes choses, lors que les Empereurs Chrétiens attiraient les Idolâtres à la vraye Religion par l’espérance de faire fortune ; et il ne faut pas douter non plus, qu’ils n’eussent raison de soutenir, qu’un très grand nombre de gens les quittoient par complaisance pour le Prince. Car
145 il est seur, comme je l’ay déjà remarqué, que du tems des Constantins, des Theodoses et des Clovis, la plus grande partie des Payens qui vouloient être bons Courtisans, ou qui n’avoient point de conscience, ou qui croyoient qu’on peut plaire à Dieu par toute sorte de
150 cultes, se jetterent dans la bonne Religion. Dieu sait le gré que l’Evangile leur en devoit savoir, et le préjudice que la vérité en a souffert. Ces faux convertis ont été un germe de superstitions et d’erreurs, dont peut-être l’Eglise se sent encore. Nous avons présentement à
155 craindre tout le contraire de nos faux convertis, savoir un
2 34 PENSÉES SUR LA COMÈTE
germe d’incrédulité qui sappera peu à peu nos fondemens, et qui à la longue inspirera du mépris à nos Peuples pour les Dévotions qui ont le plus de vogue parmi nous. Or si nous changeons dans ces points-là, que deviendront
ï6o les fondemens de nôtre foi, qui ne subsistent que dans la supposition de l’infaillibilité, et par conséquent de l’immutabilité de l’Eglise ? Ne me dites pas, que quand même les nouveaux Catholiques nous ameineroient peu à peu l’abolition de certains cultes, les Décisions des Con 165 ciles demeureroient hors de toute atteinte. Car quoi qu’en dise Mr. de Condom, on ne peut guère sauver l’infaillibilité de l’Eglise, si on abandonne aux Protestans les Dévotions qui les choquent (1). Je trouverai peut-être l’occasion de vous parler plus amplement de cela avant que de
170 finir. Je ne la chercherai point : mais si elle se présente, je vous promets de ne la point laisser échaper.
Quand je songe (a) à la remarque que font les Rabins, que les Idolâtres qui suivirent en très grand nombre, et en qualité de Prosélytes, le Peuple de Dieu sortant du
175 Pays d’Egypte, furent les premiers Auteurs de la fonte du Veau d’or, et de tous les murmures de ce Peuple dans le désert, je tremble pour l’Eglise Catholique ; m’imaginant que tous ces nouveaux Convertis exciteront cent murmures dans l’occasion contre plusieurs choses, qui
180 leur paraîtront d’autant plus choquantes, qu’ils les regarderont de prés : Dieu sur tout. Il y a des gens fort sensez (b), qui croient que le nombre prodigieux de Sectes qui se voient parmi les Turcs, vient de ce qu’il y a eu
(a) Voi. Ja. Windet de viià functorum statu, p. 2f6.
(b) Ricaui, Etat de l’Emp. Ottom., liv. 2, ch. 12.
(i)Bossuet, Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 235
plusieurs personnes de différente Religion, qui ont 185 embrassé le Mahometisme ou par intérest, ou par force. Les Grecs qui l’ont fait, étant d’un Pays qui a été l’Ecole des arts et des sciences, ont mêlé les anciennes opinions des Philosophes avec les rêveries de l’Alcoran, dont ils n’étoient pas trop contens. Les Russiens, les Moscovites, 190 les Circassiens, et autres Nations semblables, y ont aussi ajouté quelque chose du leur : et c’est ce qui a multiplié les Sectes à l’infini. Ce que je viens de dire après les Rabins est assez conforme à l’Ecriture (a), qui remarque en deux endroits, qu’il y eut une grande multitude de 19S gens qui sortirent d’Egypte avec les enfans d’Israël ; et en un autre lieu, que ce furent eux qui commencèrent le murmure. Mais c’est trop m’écarter de mon sujet ; revenons-y.
LXXXIX
Preuves de fait de la transplantation des erreurs du Paganisme dans le Christianisme (i).
Si les remarques que j’ay faites ne suffisent pas pour prouver que les Payens ont conservé diverses erreurs en
(a) Exode, ch. 12, v. }8 et Komb., chap. 11, v. 4.
(1) Ces reproches adressés au Catholicisme sur la persistance des cérémonies et des superstitions Payennes dans son culte étaient, comme l’a justemeut remarqué M. Delvolvé, un lieu commun de la littérature protestante à cette époque. Dans un livre que Bayle admirait <r M. Claude réfuta les Préjugés légitimes par un des plus beaux livres que lui ou aucun autre des ministres ait jamais faits » Claude avait élevé contre le catholicisme les mêmes griefs :
« D’ailleurs comme nos Pères voyoient une partie de ces cérémonies prises des Juifs, ils en voyoient aussi un grand nombre d’autres tirées
236 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 entrant dans le Christianisme, lesquelles en suite se sont perpétuées par tradition ; je m’en vais aporter une preuve contre laquelle il n’y a pas le mot à dire, puis que c’est une preuve fondée sur des faits incontestables.
Il paroîtpar les Sermons des anciens Pères de l’Eglise,
10 que les Chrétiens de leur tems s’imaginoient, qu’en jettant des cris de toute sa force, on soulageoit la Lune éclipsée, et qu’on la faisoit revenir comme d’un évanouissement, qui lui eust été mortel, si on n’eust bien crié (a). St. Ambroisc, l’Auteur du Sermon 215 de tempore, qui
15 est parmi ceux de St. Augustin ; Saint Eloy, Evesque de Noyon, ont parlé fortement contre cet abus ; ce qui fait voir qu’il étoit en usage parmi ceux à qui ils parloient. Il
(a) Voy. Mr Tbiers, Trait, des supers !., ch. 2]. 13. C. si l’on n’eût bien crié.
ou imitées des Payens, par l’aveu même de ceux qui les autorisoient ou qui les pratiquoient. Car on peut mettre dans ce rang l’usage de l’eau lustrale, ou de l’eau bénite, tant à l’entrée des Eglises que dans les maisons particulières, et aux obsèques des morts, les bénitiers et les aspergés, l’usage de la salive au Baptême des petits enfans, l’invocation des Saints, leur canonisation, leurs patronages, la distribution de leurs charges ou de leurs emplois, les Images ou simulacres, les Agnus Dei, les Festes de la Toussaints, des Morts, de la Saint Jean et quelques autres, l’usage des Processions, celuy des Rogations, celuy de la descente des Chasses ou des Reliquaires, celuy des Croix dans les Carrefours, celuy des Anniversaires pour les morts, celuy de jurer par les Reliques, et je ne say combien d’autres qui évidemment étoient ou des restes ou des imitations de l’Ancien Paganisme. » (La défense \ de la | Reformation \ contre \ le livre intitulé | Préjuge^ j légitimes (b) | contre les Calvinistes | se vend à Quevilly \ cbe^ Jean Lucas demeurant à Rouen ru aux Juifs | proche l’hostel de Ville | iôjj. Ch. III, § 2, p. iy.)
Cf. Des Traditions et de la Perfection et suffisance de l’Ecriture sainetc. Avec un Catalogue ou Dénombrement des Traditions Romaines, par Pierre Du Moulin, Ministre de la parole de Dieu en l’Eglise de Sedan et Professeur en Théologie, Sedan, 163 1. Dans l’Exposition de la doctrine catholique sur les matières de controverse (Séb. Mabre-Cramoisy, 1671), Bossuet réfute ces critiques.
b) Les Préjuges légitimes sont l’œuvre de Nicole.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 237
paroît aussi par les Homilies de St. Chrysostome, et par les livres de St. Basile, de St. Augustin, etc. que les Chrê 20 tiens de leur tems fondoient divers présages sur ce que quelcun eternuoit en certaines circonstances ; sur ce qu’on rencontroit en son chemin un chat, ou un chien, une femme de mauvaise vie, une fille, un borgne, ou un boiteux ; qu’on heurtoit contre quelque chose, ou qu’on étoit
25 retenu par le manteau en sortant de son logis ; qu’un membre venoit à tressaillir, etc. St. Eloy pour délivrer ses Peuples de semblables superstitions, leur déclare que c’est être Payen en partie, que de prendre garde en sortant de chés soy, ou en y entrant, à ce que l’on rencontre,
30 ou aux voix que l’on entend, ou au chant des oiseaux, ou à ce que les autres portent. Il n’y a qu’à lire le Traitté de Mr. Thiers (1) pour être pleinement convaincu par l’autorité des Papes, des Conciles Provinciaux, des statuts Synodaux, des Pères, et d’autres graves Auteurs. I. Que
35 les superstitions mentionnées cy-dessus, et plusieurs autres, se trouvent parmi les Chrétiens. II. Que c’est un reste du Paganisme.
Quand nous n’aurions pas l’aveu de tant de grands personnages, il seroit bien facile de prouver, qu’en effet 40 c’est une maladie originairement venue du Paganisme. Car outre que ceux qui ont prêché la Religion de Jésus Christ, n’ont enseigné rien de semblable, il paroît par les monumens de l’Antiquité qui nous restent, que toutes ces superstitions étoient en vogue parmi les Gentils. C’étoit
(1) Jean-Baptiste Thiers, théologien, né à Chartres en 1636. Professeur au Collège du Plessis, curé de Champrond en Gastine, puis de Vibraye, diocèse du Mans. Mort en 1703. Le plus important de ses très nombreux ouvrages est le Traité des Superstitions selon l’Ecriture suinte. Paris, Ant. Dezollier, 1679. 11 était en relation avec plusieurs savants, entre autres Luc d’Achery, Mabillon, l’abbé de Rancé, le Cardinal Bona, Adrien Valois.
238 PENSÉES SUR LA COMÈTE
45 une opinion fort générale parmi eux, que les éclipses de Lune procedoient de la vertu magique de certaines paroles, par lesquelles on arrachoit la Lune du Ciel, et on l’attiroit vers la terre, pour la contraindre de jetter de l’écume sur les herbes, qui en suite devenoient plus
50 propres aux sortilèges des Enchanteurs (a). Pour délivrer la Lune du tourment qu’elle souffroit, et pour éluder la force du charme, il faloit, disoit-on, empêcher qu’elle n’en oùit les paroles, dequoi on venoit à bout en faisant un bruit horrible. Et voila la cause pour laquelle on s’as 55 sembloit avec des instrumens d’airain, des trompétes et des clairons, comme à présent pour faire un charivari. Les Perses pratiquent encore cette ridicule cérémonie, au raportde Pietro délia Valle. Elle est aussi en usage dans le Royaume de Tunquin, où l’on s’imagine que la Lune
60 se bat alors contre un dragon (b). Vous ferez réflexion sans doute en lisant cecy, à ce qui est dit dans le livre des Pseaumes, que l’Aspic bouche son oreille, afin de ne pas oûir la voix de l’Enchanteur, et vous m’accorderez, je m’asseure, que les Chrétiens qui pretendoient soulager la
65 Lune par leurs cris, avoient puisé leur erreur dans le Paganisme.
Je ne perdrai point de tems à faire voir, que toutes les autres superstitions censurées par les Pères de l’Eglise, étoient en usage parmi les Payens, parce que c’est une
70 chose trop manifeste. Mais je remarquerai, que c’est d’eux que nous tenons la prétendue vertu brûlante de la Canicule, dont les Poètes nous ont donné à l’envi des descriptions si élaborées ; la prétendue signification de
(a) Et patitur cantu tantos deprcssa Iabores, Douce suppositas propior despumet in herbas.
(Lucan., lib. 6.)
(b) Voy. les nouv. Relat. de Mr Taverniev.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 239
plusieurs malheurs, que nous attribuons aux éclipses, et
75 toutes les chymeres de l’Astrologie. D’où il s’ensuit, que l’erreur où nous sommes sur les présages des Comètes, vient aussi de la même cause ; et par conséquent que c’est une espèce de superstition. Je ferai cette remarque sur la Canicule avec vôtre permission, Mr. c’est que les
80 Romains étoient si persuadez de la malignité de ses influences, que pour l’appaiser (a), ils lui sacrifioient tous les ans des chiens rous assez prés de la Porte Catularia, qu’on appelloit ainsi, ou du nom de l’astre auquel se faisoit le sacrifice, ou du nom de la victime qui lui étoit
85 offerte, ou plutôt à cause de l’un et de l’autre : car il n’étoit gueres possible de faire en cela quelque distinction, puis que la raison pourquoy on immoloit un chien preferablement à toute autre espèce de victime, n’étoit que la conformité des noms. Les autres Peuples (a), qui
90 offraient des sacrifices à la Canicule, n’y cherchoient pas tant de finesse. Nous ne lisons pas qu’ils immolassent des chiens, plutôt que toute autre chose ; et c’étoit une erreur de moins. Car qu’y a-t-il de plus ridicule, que de s’imaginer qu’une étoile fait plus de cas d’une bête que d’une autre ?
95 Néanmoins tous ces Peuples étoient et Superstitieux et Idolâtres : et les Chrétiens se sont contentez de rejetter le dernier de ces maux, aussi bien à l’égard des Comètes, qu’à l’égard du reste.
(a) Apollonius, liv. 2. Valerius Flaccus, 1. 1.
81. C. que tous les ans pour l’apaiser, ils lui sacrifioient des chiens roux.
^40 PENSÉES SUR LA COMETE
xc
Pourquoi les S. Pères n’ont pas condamné ceux qui croi oient les présages des Comètes.
J’avoue que je n’ay point leu, que les Pères ayent blâmé la superstition envers les Comètes, comme ils ont 5 blâmé les autres. Mais cela vient sans doute. I. De ce qu’il n’est pas si facile d’en connoitre la vanité que de connoitre la vanité des autres présages. Car il n’est pas si évident que l’apparition d’une Comète ne présage rien.
II. De ce que les inconveniens de cette superstition ne io sont pas si frequens, que ceux qui naissent des autres.
III. De ce qu’ils ont cru que la terreur des Jugemens de Dieu, excitée dans l’ame des pécheurs à la veûe d’une Comète, pouvoit les faire repentir. IV. De ce qu’ils y ont été trompez tout les premiers ; leurs grandes lumières
1 5 s’etendant plutôt du côté des veritez de la Religion, que du côté des veritez naturelles (i). Quoi qu’il en soit, comme
5. Les divisions I, II, III, IV, ne sont pas dans A. 11. A. et enfin de ce qu’ils ont cru. 13. C. et c’est une erreur. 13. A. Outre qu’ils y ont été trompez.
(1) Petit remarquait déjà que « les Pères parlent en Prédicateurs, non en Philosophes ». « Si Saint-Augustin, écrit-il, a ignoré la géographie quand il a nié les Antipodes, Saint Damascene a bien peu ignorer l’Astronomie et la bonne Physique quand il a parlé de la sorte (c’est lui qui a dit que « les Comètes sont formées pour être les Signes de la Mort des Rois ». Liv. 2, Ortodox). Et puis il l’a dit en dévot et par un bon zèle de la gloire de Dieu, pour exciter les Rois à régner avec Pieté et Justice, et tout le monde à faire son devoir, en avertissant un chacun de sa Mortalité. » (Petit, Dissert, sur les Comètes, p. 139.)
PENSEES SUR LA COMETE 24 1
il y a assez d’autres motifs d’une certitude indubitable, qui doivent porter les hommes à craindre les jugemens de Dieu, et à s’amender, rien n’empêche que nous n’exami 20 nions, si la crainte des Comètes est bien fondée, quand même il en devroit arriver que les hommes seroient délivrez d’une terreur chymerique à la vérité, mais pourtant utile. Autrement il faudrait approuver la conduite de ceux qui font des fraudes pieuses, qui enseignent mille
2 5 fables, qui supposent des miracles à plaisir, quand ils croyent que cela peut aider à la pieté ; ce qui est néanmoins une conduite très éloignée de l’esprit de l’Eglise. N’érigeons point nos fantaisies, dit le grand St. Augustin, enobjets de Religion ; car la moindre vérité est meilleure, que
3° tout ce que Von pourvoit inventer à plaisir (a). Il me semble même que ce seroit aller directement contre l’intention du St. Esprit déclarée dans ces paroles de Jeremie (b), à signis cœli nolite metuere, quae tintent Génies, que d’épouvanter les Peuples par les présages des Comètes (i).
(a) Non sit nobis religio in phantasmatïbus nostris, melius est enim qualecunque verum, quam quicquid pro arbitrio tingi potest. (De ver. relig.,
c SS)
(b) Cap. 10, v. 2.
30. A. Il semble.
(1) « Le Prophète Jeremie détruit tout à coup les funestes présages que le Peuple attribue aux Comètes. Il nous affranchit de la peur qui est le seul mal qu’elles soient capables de causer aux. Esprits trop crédules. Ne craigne^ point, dit-il, les Signes du Ciel que les Gentils appréhendent. C’est blasphémer que d’attribuer les guerres à l’apparition des Comètes, puis que l’Ecriture nous apprend que le Cœur du Roy est en la main de Dieu et qu’il l’incline et porte à tout ce qu’il veut. » (Comiers, Discours suites Comètes, Mercure Galant, Janvier i68r, p. 112.)
Pensées sur la Comète. 16
242 PENSÉES SUR LA COMÈTE
XCI
Qu’on a tort de blâmer ceux qui ne croient pas légèrement, qu’un effet soit miraculeux.
Souffrez que je remarque par occasion l’injustice de ceux qui blâment la Philosophie, en ce qu’elle cherche 5 des causes naturelles, où le Peuple veut à toute force qu’il n’y en ait point. Cela ne peut venir que d’un principe extrêmement faux, savoir, que tout ce que l’on donne à la Nature est autant de pris sur les droits de Dieu ; car en bonne Philosophie la Nature n’est autre chose que Dieu
10 lui-même agissant, ou selon certaines loix qu’il a établies très librement, ou par l’application des Créatures qu’il a faites, et qu’il conserve. De sorte que les ouvrages de la Nature ne sont pas moins l’effet de la puissance de Dieu que les miracles, et supposent une aussi grande puissance
1 5 que les miracles ; car il est tout aussi difficile de former un homme par la voye de la génération que de résusciter un mort. Toute la différence qu’il y a entre les miracles, et les ouvrages de la Nature, c’est que les miracles sont plus propres à nous faire connoitre que Dieu est l’Auteur libre
20 de tout ce que font les corps, et à nous desabuser de l’erreur où nous pourrions être là dessus ; en suite dequoy l’on juge assez naturellement que ce qui se fait par miracle, vient d’une bonté, ou d’une justice particulière. Mais il ne s’ensuit pas pour cela, qu’on doive trouver
2) mauvais que les Philosophes s’en tiennent à la Nature autant qu’ils peuvent. Car comme Plutarque (a) l’a fort
(a) In vità Pericl.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 243
bien remarqué au sujet de Pericles et d’Anaxagoras, la connaissance de la Nature nous délivre d’une superstition pleine de terreur Panique, pour nous remplir d’une devo 30 tion véritable, et accompagnée de l’espérance du bien. Si les Payens eux-mêmes (a) ont remarqué, qu’il importe extrêmement sur le chapitre de la Religion, et plus qu’en toute autre chose, de ne se point conduire par le principe d’une aveugle crédulité ; mais de se bien asseurer du fait,
35 parce qu’en négligeant une cérémonie bien fondée, on tombe dans l’impiété, et qu’en s’attachant à des cultes indus, on s’engage dans des superstitions puériles : si, dis-je, les Payens eux-mêmes ont peu voir cette vérité, ne devons-nous pas être bien aises que les Philosophes
40 Chrétiens nous délivrent de tous les préjugez, qui seroient capables de souiller la beauté mâle et solide de nôtre dévotion ? Dans le fond, il y a tant de péril que les cultes qui s’appuient sur des faussetez, ne s’abâtardissent, qu’on ne doit jamais faire quartier à l’erreur de quelque
45 espèce qu’elle soit. J’avoue qu’il est bien moins scandaleux de combattre les erreurs, avant qu’une longue possession les ait enracinées dans les esprits de tout un Peuple, que lors que leur antiquité semble les avoir consacrées. Mais comme il n’y a point de prescription contre
50 la vérité il ne seroit pas juste de la laisser perpétuellement ensevelie dans l’oubli, sous prétexte qu’elle n’auroit jamais été connue. Je conviens aussi qu’il faut se con (a) Cùm omnibus in relus temeritas in assentiendo, errorque turpis est, tum in eo loco maxime, in quo judicandum est, quantum auspiciis rebusque divinis, religionique tribuamus. Est enim pcriculum, ne aut neglectis iis impià fraude, aut susceptis, anili superstitione obligemur. (Cicero, h 1 de Divinat.~)
45. J’avoue qu’il est bien moins scandaleux… jusqu’à la fin de la section n’est pas dans A.
244 PENSÉES SUR LA COMÈTE
duire avec une grande discrétion, et de grands menagemens, lorsqu’on attaque des vieilles erreurs de Religion r
55 et c’est pour cela que quelqu’un a dit, en parlant des choses de cet ordre là, Ou il y a plusieurs verite\, que non seulement il n est pas nécessaire que le Peuple sache, mais aussi dont il est expédient que le Peuple croie le contraire (a). Il n’y a guère de Politiques, ni de gens d’Eglise qui ne
60 soient dans ce sentiment. Mais je dis néanmoins qu’en gardant toute la circonspection que la prudence Chrétienne exige de nous, il doit être permis de travailler à l’éclaircissement de la vérité en toutes choses.
XC1I
Encore une remarque, Mr. sur ce que j’ay dit que les Chrétiens sont aussi portez que les autres hommes aux superstitions des présages. Cela ne devroit pas être. La 5 connoissance que la foy nous donne de la nature de Dieu, et la solide doctrine de ceux qui nous instruisent des veritez Chrétiennes, nous devroient guérir de ce foible-là. Mais helas ! l’homme est toujours homme. La Providence Divine n’ayant pas trouvé à propos d’établir sa 10 o-race sur les ruines de nôtre nature, se contente de nous donner une grâce qui soutient nôtre infirmité. Mais comme le fond de nôtre nature, sujette à une infinité
(a) Dicit de religionibus loquens, multa esse vera, qux non modo vulgo scire non sit utile, sed etiam, tametsi falsa sint, aliter existimare populum expédiât. {Varro apud D. August. de civit. Dei, 1. 4, cap. JI.)
54. C. de vieilles erreurs.
1. En titre dans C : De quelle manière la grâce guérit la nature.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 245
d’illusions, de préjugez, de passions et de vices, subsiste toujours ; il est moralement impossible, que les 15 Chrétiens avec toutes les lumières et toutes les grâces que Dieu répand sur eux, ne tombent dans les mêmes desordres où tombent les autres hommes.
XCIII
Combien les Chrétiens sont infatué^ des présages.
C’est une chose pitoiable, que de voir la liste des superstitions que Mr. Thiers a recueillies et qui subsistent parmi les Chrétiens, nonobstant les censures, les 5 menaces, et les défenses mille fois réitérées par les Conciles et par les Synodes. Non seulement il y a des superstitions de la dernière bassesse dans ce catalogue là, mais aussi des profanations sacrilèges, (quoi que couvertes d’un voile spécieux) et des pratiques de dévotion abomi10 nables. J’ay déjà dit ailleurs à quel point la manie de savoir sa destinée par un Astrologue, a possédé tout l’Occident. On en est revenu enfin ; mais la curiositéest toujours si forte, qu’on recourt à des voyes encore plus criminelles (i). Pour ce qui est des présages qu’on fonde
(1) « En 1609 sis cents sorciers furent condamnés, dans le ressort du Parlement de Bordeaux et la plupart brûlés. Nicolas Rémi, dans sa Demonolâtrie, rapporte neuf cents arrêts rendus en 1 5 ans contre des sorciers dans la seule Lorraine. Le fameux curé Louis Sauffridi, brûlé à Aix en 1611, avait avoué qu’il était sorcier et les juges l’avaient cru. C’est une chose honteuse que le Père Lebrun, dans son Traité des pratiques superstitieuses, admette encore de vrais sortilèges : il va même jusqu’à dire, p. $24, que le Parlement de Paris reconnaît des sortilèges ; il se trompe : le Parlement reconnaît des profanations, des maléfices, mais non des effets surnaturels opérés par le diable. Le livre de Dom
246 PENSÉES SUR LA COMÈTE
15 sur mille cas fortuits, on peut dire que le Peuple Chrétien en est infatué d’une manière incorrigible.
Il n’y a que deux jours, qu’en parcourant l’Histoire Latine de Priolo(i), je remarquai qu’en l’an 1652 on prit pour mauvais augure de voir que pendant que Mr. le
20 Prince consideroit le champ de bataille, où l’un de ses Ancêtres finit ses jours auprès de Jarnac, son epée lui tomba du baudrier (a). Il n’y avoit rien là qui ne fût purement casuel ; et je suis seur que ce grand Prince, qui a l’esprit aussi héroïque que le courage, en cela plus
25 Héros qu’Alexandre qui étoit superstitieux, ne fit aucun cas de ce prétendu présage. Néanmoins cela fut relevé, et se repandit. La cheute d’un tableau, d’une colomne, ou d’une horloge, fait faire cent réflexions à toute une ville. On n’en parle jamais, sans faire des conjectures, qui vont
30 à la ruine de ceux qui avoient fait dresser la colomne, ou qui avoient fait graver leurs armes sur l’horloge. À Rome,
(a) Subiit cupido Principcm percurrere Marlium Campum, et sanguine Coudeano tinctam planitiem, quant inequitanti ensis baltheo elapsus cxcidit, omine non fausto, apud vana mirantes.
18. C. Prioleau.
Calmet sur les vampires et les apparitions a passé pour un délire ; mais il fait voir combien l’esprit humain est porté à la superstition. » (Siècle de Louis XIV, note de Voltaire, éd. Rébelliau et Marion, p. $56.)
Jean Bodin avait publié une Demonomanie en i^o.
Une déclaration du roi de 1675 défendit aux tribunaux d’admettre les simples accusations de sorcellerie.
(1) Priolo ou Prioli, né à Saint-Jean d’Angeli, en 1602, suivit à Leyde les leçons de Heinsius et de Vossius. Vint à Paris poussé par le désir de voir Grotius et suivit à Padoue les leçons de Ceremonius et de Licetas. Il suivit en i6$2 le parti de Condé, refusa d’écouter les promesses de Ma-arin et se retira en Flandre. Ses biens furent confisqués et sa famille exilée. Ce fut pour dissiper ses chagrins qu’il écrivit son Histoire : Benjamini Prioli ab excessu Ludavici XIII de rébus gallicis bistoriarum libri XII. Carolopoli, e tvpis Gcdeonis Ponccleti, Gerenissimi Ducis Mantuae Typcgrapbi, 1665.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 247
où l’on est spéculatif sur ces choses-Ki plus que par tout ailleurs, jusques à chercher dans le nom d’un Cardinal, s’il sera élevé au Pontificat, il en coûte infailliblement la
35 vie dans l’esprit du Peuple, au Pape, à quelque Cardinal, à quelque Roy : quelquefois même il n’y va pas de moins que d’un changement de domination.
Nôtre Gazette se chargeoit très volontiers de cette sorte de contes, dans ses commencements. Celle du 23 de
40 janvier 1632 raporte dans l’article de Vienne que la naissance d’un monstre composé de deux enfans, la cheute d’une tour que l’Empereur avoit fait bâtir après la défaite du Roy de Bohême à la bataille de Prague, et la mort subite d’un Conseiller d’Etat, faisoient dire bien des choses
45 aux Interprètes des prodiges. Le monstre signifiait quelque Ligue fort étrange. La cheute de la tour ne pouvoit signifier, quoi que la Gazette n’ait pas crû qu’il s’en falust ouvrir entièrement, que la perte de tous les avantages que la maison d’Autriche avoit remporter par la défaite du Roy
50 de Bohême, en faveur duquel se feroit la Ligue étrange. Il peut y avoir des veûes de Politique dans le débit de ces nouvelles, comme je l’ay remarqué en raportant le caractère d’une femme Nouvelliste selon l’idée de Juvenal ; et c’a été sans doute la pensée de Mr. Naudé, qui dans le
55 Dialogue de Mascurat, applique à l’Auteur de la Gazette, tout ce que Juvenal a touché dans ce passage. Mais quoy qu’il en soit, on peut voir par là, que le génie des Peuples d’aujourd’huy est tout semblable à celui des Anciens, qui se repaissoient de fables et de vaines conjectures. Je suis
60 bien aise que pour l’amour de la France, que nôtre Gazette abandonne depuis assez long-temps cette espèce
38. A. Nôtre Gazette dans ses commencemens se chargeoit.
39. A. Celle du 23 de Janvier 1632, à l’article de Vienne nous apprend.
248 PEXSËES SUR LA COMÈTE
de nouvelles aux Gazetiers des autres Nations, qui nous ont débité cent choses absurdes sur la présente Comète. Je connois bien des gens qui en sont fort aises aussi, et
65 qui aiment mieux apprendre de nôtre Gazetier, tantôt ce que les Jésuites de Londres lui écrivent pour justifier leurs saintes et zélées entreprises dans ce Royaume-là ; tantôt les conversions que l’on fait dans le Poictou à la tête de cinq ou six Compagnies de Cavalerie, sous l’au 70 thorité toute puissante d’un Intendant vigoureux ; je connois, dis-je, bien des gens, qui aiment mieux apprendre du Bureau d’adresse, des nouvelles de cette nature, que mille fades relations de prodiges.
Je m’en vais vous dire une chose, qui vous convaincra
75 plus que tout le reste, que l’entêtement des présages s’est enraciné d’une façon étrange dans l’esprit des Peuples Chrétiens. Chacun sait la révolution que les affaires de l’Eglise souffrirent dans le dernier siècle, et la guerre sans miséricorde que les Protestans déclarèrent à tout ce
80 qu’ils appelloient les superstitions de la Papauté. Les Calvinistes se signalèrent sur tous les autres dans cette guerre, et ne pardonnèrent à rien qui leur semblait superstitieux. Mais avec tout cela, ils ne touchèrent point à la superstition des présages ; ils en sont aussi infatuez que nous, et leurs
85 Autheurs en sont, tout pleins (1). Un Allemand nommé
64. A. J’ayme bien mieux que nôtre Gazetier m’aprenne ce que les R. P. Jésuites de Londres lui écrivent.
68. A. et les Conversions que fait Monseigneur l’Evesque de Poictiers dans son Dioceze à la fête de.
70. A. j’ayme mieux, dis-je, apprendre du Bureau.
74. A. Je m’en vais vous dire…, jusqu’à la fin de la section est une addition de B.
83. C. les Protestans ne touchèrent point.
(1) Jurieu l’accuse ici de tourner « en ridicule nos Historiens Protestants, lesquels ont rapporté des présages. »
Bayle répond : « Un homme peut être tout à la fois bon Protestant
PENSÉES SUR LA COMÈTE 249
Peucer (a), habile homme, gendre de Melanchthon, fort passionné contre l’Eglise Romaine, et Médecin qui plus est, raporte je ne sais combien de prodiges, qu’il prétend avoir signifié plusieurs grands evenemens.Wolfius, Luthérien fort
90 entêté, fait mention presque à chaque page, de quelque vision ou de quelque météore, ou de quelque monstre de mauvais augure ; et c’est beaucoup dire, puisqu’il a compilé deux gros volumes in Folio de leçons mémorables. Si vous lisez jamais un livre intitulé, Fatidica sacra, composé par
95 un Hollandois qui s’appelle Neubusius, je ne doute pas que vous ne tombiez d’accord, qu’il est difficile d’aller plus loin en matière de bons et de mauvais augures. Ne nous étonnons plus, si les Chrétiens nouvellement convertis du Paganisme, ont conservé un grand nombre de 100 superstitions.
XCIY
Combien les Historiens se jettent dans le merveilleux ; ceux de Charles V par exemple.
La passion de donner du merveilleux aux evenemens, qui a si fort possédé les Auteurs profanes, possède aussi 5 nos Auteurs chrétiens, et leur fait faire souvent des observations si puériles, que rien plus. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus frivole, que la remarque de Sandoùal, qui écrit
(a) Voi. son traittè de prxcip. divinat. generibus ; et surtout : de teratoscopia.
et mauvais Auteur, et par conséquent un autre homme peut être tout à la fois bon Protestant, et censeur de ce mauvais Ecrivain. »
250 PENSÉES SUR LA COMÈTE
dans la vie de l’Empereur Charles V que la Reyne Marguerite, femme de Philippe III, naquit le propre jour de
10 Noël entre neuf et dix heures du matin ; pendant que la cloche d’une Eglise sonnoit l’élévation du S. Sacrement à la Messe ; ce qui, ajoûte-t-il, fut un signe de sa grande dévotion : qu’on vit quelques jours après les funérailles de cet Empereur, un grand oiseau venu du côté de l’Orient
15 sur la Chapelle du Monastère de S. Juste : qu’un Cordelier de Guatemala aux Indes Occidentales vit l’accusation intentée par les Diables contre le même Empereur, et puis son absolution fondée sur ses bonnes intentions ; après quoy Dieu conduisit Charles par la main à la place
20 qui lui étoit destinée dans le Paradis. Qu’il eût été aise de pouvoir dire, qu’une Comète, ou qu’une éclipse avoit annoncé aux hommes la mort de cet Empereur ; car s’étant rencontré qu’il y eut de tout cela quelque tems avant la mort de l’Impératrice, il n’a pas manqué de nous
25 garantir, que ce furent des prédictions de cette mort ! Il faut qu’il ait oublié, qu’il parut effectivement une Comète l’an auquel Charles V mourut, et une Comète encore fort singulière, puis qu’ayant panché du côté du Septentrion, elle s’arrêta enfin (a) sur le Monastère de St. juste, et
30 disparut à la mort de Charles ; de telle sorte qu’à même tems que l’Empereur finissoit sa vie, la Comète disparoissoit aussi ; et qu’aussi tôt qu’il fut mort on ne la vid plus du tout. Quelle perte pour Sandoùal, de ne s’être pas souvenu de ces belles choses !
(a) Jean Ant. de Vera et Figueroa, Comte de lu Roca, en la vie de Charles V.
25. Ce passage depuis : II faut qu’il ait oublié jusqu’à la fin de la section n’est pas dans A.
PENSEES SUR LA COMETE 2 S I
xcv
Que quand ou dit que les Comètes présagent la mort des Rois, on ne distingue pas comme il faudroit faire, ceux dont la mort est préjudiciable de ceux dont la mort ne fait aucun mal.
5 Peut-être penserez vous, qu’à cause que Charles-Quint étoit déjà mort au monde, quelque tems avant qu’il cessât de vivre, Sandoual ne se fust pas imaginé qu’une Comète, ou qu’une éclipse, eussent annoncé son trépas. Mais ne vous y trompez point, Mr. ce n’est pas à cela que l’on
10 regarde. On vous dit d’un côté que les Comètes présagent de grands malheurs, et de l’autre on met au rang de ces malheurs le décez des Rois et des Reynes, sans examiner si ces Têtes Illustres meurent dans un tems où leur mort ne tire point à conséquence, et n’apporte aucun
i > changement dans les affaires, ce qui se rencontre assez souvent. Par exemple, la mort de Charles Quint ne fût contée pour rien, ni par ses Amis, ni par ses Ennemis, , parce que sa retraite avoit réduit toutes ces grandes passions qui avoient remué toute l’Europe, à ne plus inquie 20 ter personne, si ce n’est peut-être les Moines de St. Juste, lesquels il empêchoit de dormir, à ce qu’on dit. Nous trouvons dans l’Histoire plusieurs exemples de Têtes Couronnées, dont la mort n’a point été préjudiciable à leur Etat, parce que c’étoient des Princes qui laissoient
25 des Successeurs aussi dignes de commander, ou même plus dignes de commander, et plus aimez de leurs sujets
26. A. de leurs sujets qu’eus, ou qui pouvoient dire fort véritablement ce que le P. Strada (Hist. Belg., t. I, Decad Ij fait dire à l’Em 252 PENSÉES SUR LA COMETE
qu’eux. Pour ne rien dire de tant d’autres qui ne sauraient jamais mourir assez tôt, parce que leur vie est le fléau, non seulement de leurs voisins, mais aussi de leurs sujets.
30 Nous pouvons mettre en ce rang Jean Basilides, Grand Duc de Moscovie, mort l’an 1584 deux ans après l’apparition d’une Comète. Pour Soliman Empereur des Turcs, on m’avouera que sa mort a été le bien gênerai de la Chrétienté, et même de toute l’Europe. Si bien que c’est
35 très mal raisonner, que de conclurre en gênerai, que les Comètes en veulent aux Souverains, de ce qu’elles sont le présage des Jugemens de Dieu ; puis qu’il est certain, que la longue vie de quelques Princes a été l’instrument de la justice divine la plus severe, et qu’ainsi on aurait eu
40 plus de raison de dire, que les Comètes leur presageoient une longue vie, que de dire qu’elles presageoient leur mort. C’est à peu prés en ce sens-là que Lucain (a) a parlé de la conservation de Marius, et c’est ainsi que l’entendoit l’Auteur d’une Epigramme latine (b) sur une
45 Comète qui avoit étrangement allarmé Catherine de Medicis, parce que les Astrologues avoient publié, que c’étoit le présage de la mort d’une Reyne, et d’un insigne malheur.
(a) Si libet ulcisci deletae funera gentis,
Hune, Cimbri, servate senem. Non ïlle favore Xumiiiis, ingenti Super um protectui ai ira.
(Lib. 2 de beïï. civil.).
(b) Voici le journal du règne de Henri III ad ann. IS77 pereur Charles V, remettant son sceptre à Philippe II. Pro sene itaque membris capto ac magna mei parte prxsepulto valida m juventâ experrectique vigoris ac virtutis principem substitue Pour ne rien dire de ceux dont la vie est à charge non seulement à leurs voisins, mais aussi à leurs Peuples, comme un Jean Basilides.
40. A. presageoient leur mort, selon la pensée d’une epigramme faite sur la Comète de l’an 1577 qui fit tant de peur à Catherine de Medicis, parce que les Astrologues dirent.
PENSEES SUR LA COMETE 253
Spargeret audaces cihn tristis in aethere crines, 50 Venturique daret signa Comela malt ;
Ecce suae Regina timcns malt conscia vitae,
Credidit invisum poscere fata caput. Quid, Regina, Urnes ? Namque haec niala si qua minatur Longa timenda tua esl, non tibi vita brevis.
55 Je vous ai déjà parlé plus d’une fois de la Comète qui parut, lors qu’Alexandre le Grand monta sur le thrône de Macédoine. S’il fut mort peu de tems après, comme il pouvoit arriver fort aisément, qu’est-ce que l’on n’eust point dit ? On n’eust pas manqué de mettre cela parmi les prin 60 cipaux malheurs présagez par la Comète. L’événement a pourtant fait voir, que la mort de ce jeune Prince anticipée de dix ou douze ans, eust été le plus insigne bonheur du monde, et que le plus grand service qu’on eust peu rendre au genre humain, eust été de faire périr cet étourdi dés
65 l’enfance,
Heureux, si de son teins pour cent bonnes raisons, La Macédoine eust eu des Petites Maisons, Et qu’un sage Tuteur Yeust en cette demeure, Par avis de Païens enjermé de bonne heure (si).
70 Etrange prévention des hommes ! S’il y a des Rois, dont ils croient que la vie soit particulièrement menacée par ces affreuses Comètes, à qui on attribue la charge
(a) Mr. Des-Preaitx, Satyre 8.
55. Dans À manque tonte la fin de cette section depuis : Je vous ai déjà parle. On lit à la place de ces paragraphes : À cela se peut raporter ce que l’on dit des Valaques, que s’étant révoltez contre l’Empereur Michel l’Ange, ils prioient Dieu très instamment de lui donner une longue vie, s’imaginant que plus il vivroit, plus sa mollesse leur donneroit les moyens d’affermir leur indépendance. Voila comment ceux qui suivent la préoccupation générale touchant les Présages des Comètes, tombent dans l’illusion en tout et par tout.
64. C. dès l’enfance cet étourdi.
72. C. à qui l’on attribue.
254 PENSÉES SUR LA COMÈTE
d’annoncer les plus funestes calamités, ce sont ceux qui ont acquis une grande réputation et une puissance formi 75 dable. Et tout au contraire, ce sont ceux-là qu’il est probable que la justice divine veut conserver le plus chèrement, lors qu’elle a dessein de nous punir. Vous le croirez mieux, si je vous dis que c’étoit la pensée d’un Illustre Conquérant ; car un témoignage comme le sien en vaut
80 mille pour cette sorte de choses. Considérez donc bien ce qui suit ; c’est un Officier François, fort habile homme, qui le débite.
J’ay autrefois ouï prouver un paradoxe au Roy de Suéde, qui revenoit assc\ à ce que je dis. Quelqu’un loiïoit ses grands
85 progrès en Allemagne, et soûtenoit en sa présence que sa valeur, ses grands desseins, et ses hauts faits d’armes ètoient les ouvrages les plus accomplis de la Providence, qui furent jamais ; que sans lui la Maison d’Austriche s’acheminoit à la Monarchie Universelle, et à la destruction de la Religion des
90 Protestans ; qu’il paroissoit bien par les miracles de sa vie que Dieu l’avoit fait naître pour le salut des hommes, et que cette grandeur démesurée de son courage estoit un présent de la toute-puissance, et un effet visible de sa bonté infinie. Dites plutôt, repartit le Roy, que c’est une marque de sa colère. Si
95 la guerre que je fais est un remède, il est plus insupportable que vos maux. Dieu ne s’éloigne jamais de la médiocrité pour passer aux choses extrêmes, sans châtier quelqu’un. C’est un coup de son amour envers les Peuples, quand il ne donne aux Rois que des âmes ordinaires. Celui qui n’a point d’élévation
100 excessive, ne conçoit que des desseins de sa portée. La gloire et l’ambition le laissent en repos. S’il s’applique à ses affaires, ses Etats en deviennent plus heureux ; et s’il se décharge de ses soins sur quelqu’un de ses sujets, à qui il fait part de son autorité, le pis qu’il en peut arriver, est qu’il fait sa fortune
105 aux dépens de son peuple, qu’il impose quelques subsides pour
PENSÉES SUR LA COMÈTE 255
en tirer de Forgent, et pour avancer ses amis, et qu’il fait arender ses égaux, qui ont peine à soutenir sou pouvoir. Mais ces maux sont bien légers, et ne peuvent être eu aucune considération, si on les compare à ceux que produisent les humeurs 110 d’un grand Roy. Cette passion extrême qu’il a pour la gloire, lui faisant perdre tout repos, l’oblige nécessairement à Voter à ses sujets. Il ne peut souffrir d’égaux dans le monde. Il tient pour ennemis ceux qui ne veulent point être ses Vassaux. C’est un torrent qui désole les lieux par où il passe ; et portant ses 1 1 5 armes aussi loin que ses espérances, il remplit le monde de terreur, de misère, et de confusion (a).
Voila comment ceux qui suivent la préoccupation générale touchant les présages des Comètes, tombent dans l’illusion en tout et par tout.
XCVI
Suite des exaggerations Espagnolles à la louange de Charles V.
Les imaginations hyperboliques des Espagnols à la louange de Charles-Quint, sont si outrées, qu’au lieu de relever le mérite de ce grand Prince, on peut dire qu’elles
5 font tort à sa gloire ; non seulement parce que les Lecteurs, qui remarquent dans un Historien une affectation dominante de tourner toutes choses du côté de l’admiration, soupçonnent qu’il leur conte des Histoires faites à plaisir ; mais aussi parce que bien des gens aiment si peu
10 qu’un Historien s’amuse à faire le Panégyriste, que cette partialité les irrite extrêmement contre lui, et par contre (a) Mr. de Caillere, Fortune des Gens de Qualité, 2. part., ch. 10.
256 PENSÉES SUR LA COMÈTE
coup contre son Héros ; après quoi ils ne sont plus capables de croire que ce Héros ait eu du mérite.
Je vous renvoyé au dernier ouvrage du P. Maimbourg,
15 pour voir les excez de flaterie où sont tombez les Historiens de Charles V au sujet de la célèbre victoire qu’il remporta sur le Duc de Saxe l’an 1547. Non contens d’avoir dit qu’une Aigle vola doucement durant quelque tems sur l’Infanterie Espagnolle, pendant qu’elle passoit
20 l’Elbe sur un pont de bateaux, et qu’un grand loup, qui était sorti d’une forêt prochaine, fut tué par les Soldats qui étoient déjà passez ; ils ont asseuré fort sérieusement, que le Soleil s’arrêta tout court, pour donner aux Impériaux le loisir de remporter une pleine victoire : ce qui est un
25 renouvellement de l’un des plus grands miracles que Dieu ait faits pour établir son Peuple dans le Pays de Canaan. Ce ne sont point de ces contes que l’on débite en feuille volante sur les premiers avis d’un Courier : ce sont des Historiens d’importance qui l’ont dit dans des ouvrages
30 fort étudiez ; c’est un Sandoùal, Historiographe de Philippe III et evêque de Pampelonne, qui dit de plus, que le jour de la bataille le Soleil fut veu de couleur de sang en France, en Allemagne, et en Piedmont ; c’est un Dom Louis d’Avila, Gentil-homme de la Chambre de l’Empe 35 reur, et Grand Commandeur d’Alcantara, qui avoit un emploi considérable dans l’Armée de Charles-Quint, et qui étoit présent au combat. Il parle de ce prodige comme témoin oculaire, en cela plus heureux que le duc d’Albe, Lieutenant General de l’Empereur, et l’un de ceux qui
40 eurent le plus de part à la gloire de cette journée. Nôtre Roy Henri II qui avoit ouï parler du miracle, voulut savoir de lui ce qui en étoit. Il en eût pour toute réponse qu’il
35. A. c’est un Grand Commandeur d’Alcantara, qui avoit.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 257
était si occupé ce jour-là à ce qui se passoit sur la terre, qu’il ne prit pas garde à ce qui se faisait au Ciel.
XCVII
Avertissement aux Historiens François.
Je n’ay rien à dire pour réfuter ces visions, après ce que le P. Maimbourg en a dit avec son esprit et son éloquence ordinaires (a). Mais je voudrais bien que les railleries de 5 ce Jésuite servissent de leçon à nos François, et qu’elles leur fissent bien prendre garde à ne point donner dans les enflures Espagnolles, quand ils parlent de la gloire de nôtre Roy, qui de l’aveu de toute l’Europe est un des plus grands Princes du monde. Car comme je l’ay déjà dit au
10 sujet de Charles V il n’y a rien qui fasse plus de préjudice à la véritable réputation d’un grand Monarque, que les efforts continuels que font les Historiens, pour le mettre en tout et par tout au dessus de tout ce qui a jamais été dit des autres Héros. On peut leur dire ce qui
15 fut reproché à certains Hérétiques qui attribuoient un corps à Dieu, mais un corps le plus grand qu’ils se pouvoient imaginer, fecistis >nolem, jecistis minorent ; en le faisant une grosse niasse, vous Xave\ rendu plus petit. Quand je vois cette affectation, il me semble que je vois ces anciens
20 Sophistes de la Grèce, qui gaignoient leur vie à faire des Déclamations et des Panégyriques, non pas sur les mémoires qu’on leur fournissoit, mais sur les idées qu’ils se
(a) Hist. du Luther., /. 4.
Pensées sur la Comète. 17
258 PENSÉES SUR LA COMÈTE
formoient eux-mêmes de tout ce qui peut paraître le plus admirable.
25 Pourveu qu’il n’y ait que les Harangues de Mrs. de l’Académie Françoise qui soient toujours dans le sublime, toujours dans les exclamations, toujours dans les figures les plus outrées, le mal ne sera pas grand. On ne s’avise pas d’aller chercher le mérite d’un Roy, ni dans une
30 Harangue, ni dans une Epître Dedicatoire, ni dans un Panégyrique. On sait assez, avant que de lire cette sorte d’ouvrages, qu’un Roy y est toujours le plus grand Monarque de l’Univers, sans en excepter ni Alexandre, ni César : ainsi on souffre sans murmure, qu’il n’y ait là que
35 de magnifiques idées. Mais si nos Historiens éblouis de la gloire qu’ils auront à décrire, s’amusent à faire les Declamateurs, je vous asseure, Mr. que les Espagnols se moqueront de nous à leur tour, et que toute l’Europe nous tournera en ridicules, comme elle s’est moquée des Espagnols
40 qui ont porté les éloges de leur Charles V et de leur Philippe II à des excez inconcevables. Apparemment ceux qui travaillent d’office à l’Histoire de S. M. oublieront qu’il ne s’agit plus de représenter des grandes passions, et des grands sentiments sur le théâtre imaginez à plaisir, ni
45 de chercher les idées satyriques du Ridicule ; mais qu’il s’agit de raporter fidèlement des choses de fait. Ils ont d’ailleurs un charactere d’esprit à ne pas croire facilement que le Soleil interrompe sa course pour faire durer une bataille, comme les Espagnols l’ont publié ; ni que les
50 murailles d’une ville s’abbatent tout à coup par la vertu d’une petite phiole, comme firent les murailles d’Angoulême sous le règne de Clovis, à ce que disent quelques uns (a). Je ne sai même, si en débitant de tels miracles,
(a) Voici le Thresor Cbronol. de Pierre de St.-Romualdà l’an 508.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 259
ils ne craindroient pas de faire trop mal leur cour, et qu’on
55 ne leur dist, que la valeur des François n’a que faire de tout cela ; que leur ardeur et leur promptitude n’a pas besoin que le Soleil s’arrête pour leur donner le tems d’achever ; que cela est bon pour les Espagnols et poulies Allemands, qui sont lents et pésans de leur nature.
60 Ainsi on peut s’assurer sur ces deux Messieurs (a).
J’avois bonne espérance d’un troisième Historien de S. M. (b) avant que d’avoir leu dans un petit livre fort nouveau (c), et qui mérite qu’on le réfute solidement, la lettre qu’il a écrite à un Prélat. Vous entendez bien que je
65 parle du célèbre Historien de l’Académie Françoise, et vous n’ignorez pas que la délicatesse de son esprit et de son stile, et l’exactitude avec laquelle il a composé l’Histoire de ce Corps illustre, dont il est un des principaux Ornemens, font avoir de grandes espérances du dessein
70 qu’il a de nous donner l’Histoire du Roy. J’étois de ceux qui en attendent le plus de merveilles. Mais je vous avoue que cette lettre m’a fait rabatre beaucoup de mon espérance, en m’apprenant que cet Auteur se fait une grande affaire de reigler les petites gratifications que l’on fait aux
75 Huguenots qui se convertissent. Il entre dans mille petits soins, qui ne me semblent pas convenir à un homme qui travaille à une histoire aussi considérable que celle de Louis le Grand. Croyez-vous, Mr. qu’un Historien qui s’embarrasse de l’acquit de quelques lettres de change,
(a) Racine et Boiskau.
(b) Mr. Pelisson.
(c) La Politique du Clergé de France.
61. Tout le passage relatif à Pelisson est une addition de B depuis : J’avois bonne espérance d’un troisième Historien, jusqu’à : Mais il n’en est pas de même.
2Ô0 PENSÉES SUR LA COMÈTE
80 qu’on tire sur lui pour des nouveaux Catholiques (1) ; qui examine les listes bien certifiées de ces Convertis ; qui cherche mille expediens, pour faire que le peu de fonds qu’il a en main, et qu’il compare avec l’huile et la farine de la Veuve, suffise pour toutes les Conversions qui se
85 présentent ; mais qui pour en venir à bout, est obligé d’exhorter Mrs. les Evesques par des Mémoires qu’il leur envoie, à user d’une grande œconomie, et à se proposer pour modèle l’exemple de Mr. de Grenoble, qui a converti sept ou huit cens personnes, sans dépenser que deux
go mille Francs en tout : Croiez-vous, dis-je, Mr. qu’un Historien qui outre tout ce que je viens de dire, suppute diligemment le tems qu’il y a qu’un homme s’est converti, et recommande très expressément qu’on ne lui envoyé point des lettres de change pour des personnes converties de 95 puis six ou sept mois ; et qu’encore qu’on puisse donner cent francs à un Converti, on n aille pas toujours jusques-là, étant nécessaire d’y apporter le plus d’œconomie qu’il se pourra ; Encore un coup, Mr. croyez-vous qu’un Historien qui se donne tant de cette sorte de peine, soit fort propre à
îoo nous donner une bonne Histoire de sa Majesté ? Si vous le croiez, permettez-moi de vous dire, que nous ne sommes pas toujours vous et moi dans les mêmes sentimens.
(1) En 1676 fut établie la caisse des conversions que dirigea l’académicien Pellisson, huguenot converti, devenu intime serviteur du Roi. La caisse était entretenue par des fonds de l’Eglise et du Roi. Le tarif des consciences n’était pas très élevé ; en général, six livres pour une conversion. Le converti signait un acte d’abjuration et une quittance ; les Commis de la Caisse vérifiaient et classaient les pièces de cette comptabilité. Des apostasies furent ainsi obtenues parmi les misérables et les indifférents. Même il y en eut qui, après s’être convertis, retournèrent au prêche pour se convertir et toucher la prime une seconde, une troisième, une quatrième fois. Il semble que les conversions aient été assez nombreuses, mais que le chiffre ait été grossi pour les yeux du Roi. C’était à qui enverrait les plus longues listes. (Ern. Lavisse, Histoire de France, VII, 11, p. 57.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 26l
J’ay grand peur que cet ouvrage ne soit rempli de plusieurs impressions de Bigoterie, et qu’on ne nous dise que 105 toutes les victoires du Roy sont la recompense des Arrêts qu’il avoit donnez, ou qu’il devoit donner pour réduire les Huguenots. Ce seroit dommage qu’un bel esprit comme celui-cy echoùast si pitoyablement, et s’il y a moyen de l’empêcher, empêchons-le. Vous êtes ami de
110 plusieurs personnes pour qui il a beaucoup de déférence, et sur tout de Mr. **** et de Mr. ****. Avertissez-le par leur moyen, qu’il court grand risque de gâter tout son ouvrage par le grand commerce qu’il a avec les Convertisseurs ; qu’on se fait un esprit tout particulier, et un goût
115 tout à fait nouveau par l’administration de ces petites affaires dont on lui a donné l’Intendance, et qu’il est à craindre, qu’étant tout rempli des affaires du Clergé, il ne donne ses principaux soins à parler des actions pieuses de son Héros. Que non seulement tous les Hérétiques, mais
120 aussi plusieurs Catholiques l’attendent là ; et que s’il s’amuse à faire trop en détail l’Histoire de l’extirpation du Calvinisme, il se ruinera de réputation, parce qu’il fera voir qu’il n’aura pas sceu faire le discernement des beaux endroits de la vie d’un grand Monarque.
125 Mais à quoi est-ce que je songe, de donner une semblable commission à un homme de vôtre Robe ? Je vous en demande trés-humblement pardon, et je suis bien fâché de vous en avoir tant dit. Non, Mr. ce n’est point vous que je prie de faire savoir à l’Historien du Roy, qu’il n’est
130 pas bon de particulariser toutes choses. Je connois une personne qui se chargera de cette commission sans répugnance ; car je lui ay ouï dire, que s’ilfaisoit l’Histoire de nôtre tems, il se contenteroit de faire une description pompeuse du mal que les Hérétiques apportent à l’Eglise
135 et à l’Etat, et du grand bien qui resuite de la réduction de
2 62 PENSÉES SUR LA COMÈTE
toutes les Sectes à la véritable Eglise. Qu’il diroit en peu de mots après cela, que S. M. pénétrée de ces grandes veritez, avoit procuré à son Royaume cet insigne bonheur, d’une manière qui est tout ensemble digne d’un Roy trés 140 chrétien, et d’un Héros. Mais qu’il se garderait bien de faire la discussion de toutes les manières qui ont été suggérées à S. M. parce qu’il est évident que ce seroit faire tort à la gloire de ce Grand Prince. Il est bien nécessaire, disoit-il, qu’un Monarque né pour les plus grandes choses,
145 et qui devrait être déjà sur les bords de l’Hellespont, où l’un de ses Historiens l’attend de pied ferme depuis plus de six ans, s’amuse à interdire quelques sages-femmes, et à procurer toute la pratique des accouchemens à quelques autres, et à faire la reveûe de toutes les listes des Convertis (a),
1 50 et de la dépense que l’on a faite pour chaque Conversion, et à consulter s’il est à propos pour des coups considérables de fournir aux Convertis des secours plus grands que cent Francs. Voila l’homme dont je me servirai pour faire en sorte que l’on ne particularise point dans l’Histoire de
155 Louis XIV l’affaire des Conversions. Il a beaucoup de crédit auprès de l’Historien, et peut-être qu’il lui fera entendre raison, principalement pour l’Arrêt qui déclare les enfans de sept ans capables de discerner que l’Eglise Romaine est plus conforme à la révélation de Dieu que la
160 pretendùe-Reformée. C’est un article dont on ne parlera point du tout, si on est bien conseillé.
Pour ce qui regarde l’oeconomie que Mr. Pelisson recommande tant aux Convertisseurs, jecroi qu’il n’en diroit rien, encore que personne ne l’avertist des railleries qu’on
165 en peut faire. Il n’eust jamais écrit cela, s’il eust preveu
(a) Lettr. de Mr. Pelisson. 161. C. si l’on est bien.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 263
qu’on le feroit imprimer ; car il n’y a rien de plus choquant pour le Roy, que de dire. I. Que la principale ressource pour remédier à la petitesse des fonds destinez à payer les Convertis, est cette providence miraculeuse de 170 Dieu qui a fait croître l’huile et la farine de la Veuve, et multiplié les cinq pains. II. Que Mrs. les Prélats ou autres qui entreront charitablement dans les soins des conversions ne peuvent mieux faire leur cour au Roy, devant les yeux duquel toutes ces listes des convertis repassent, qu’en imitant ce qui a 175 été fait au Diocèse de Grenoble où presque jamais on n’est allé jusqu’à la somme de cent Francs, et presque toujours ou est demeuré extrêmement au dessous. Toute l’Europe est informée des richesses immenses du Roy, et des dépenses magnifiques qu’il fait en toutes choses, et cependant pour 180 une affaire qui regarde la Religion, on nous vient dire que les fonds en sont très petits, mais que la première et principale consolation viendra par quelque miracle de celui qui fait croître l’huile et la farine de la Veuve ; et on ajoute, qu’on ne sauroit mieux faire sa cour au Roy, 185 qu’en ménageant excessivement les fonds qu’il destine aux Convertis.
À l’égard des prodiges, j’espère que si on donne de bons avis à cet Historien, il n’en chargera point son ouvrage. Mais il n’en est pas de même de tant d’autres Secu190 liers et Réguliers, qui se mêlent d’écrire l’Histoire de nôtre tems. Ils nous vont accabler de miracles et de présages. Tant pis, Mr. car c’est une erreur la plus insoutenable du monde, que celle qui admet des présages. Plus j’y pense, plus j’en demeure convaincu ; et peu s’en faut 195 que je ne m’emporte jusqu’à la colère contre les Conteurs de prodiges. Cependant tout en est plein : nos Historiens
187. C. si l’on donne.
264 PENSÉES SUR LA COMÈTE
ne le sont gueres moins que les autres. Voyez moi Mr. de Pérefixe, qui a eu l’honneur d’être Précepteur du Roy, et qui est mort Archevêque de Paris. Il raporte dans son 200 Histoire d’Henri IV je ne scai combien de prodiges qui précédèrent l’assassinat de ce Prince : et ce qu’il y a de remarquable, c’est que ces prodiges sont tout à fait semblables à ceux que les Payens eussent débitez dans une pareille conjoncture. Pures illusions.
XCVIII
Réfutation des Historiens de France qui ont avancé qu’il y eut des présages de la mort du Roy Henry IV.
La mort funeste de ce bon Roy fut cause que l’on ramassa, et que l’on grossit mille choses qui arrivent selon 5 le cours de la Nature, et qu’on laisse tomber, lors qu’elles ne sont suivies d’aucun événement mémorable : et de là, vint que le tems qui précéda cette mort, fut distingué dans l’opinion des hommes par certains Phénomènes prodigieux. Peut-être même y en eut-il beaucoup plus qu’à
io l’ordinaire cette année-là, comme il arrive souvent, par la pure vertu des loix generalles de la Nature, qu’on voit en certaines années cent choses coup sur coup, que personne ne se souvenoit d’avoir veùes. Si on se fût contenté de caractériser par là l’année 1610 je n’y trouverois rien à
15 dire. Mais on a prétendu que ces Phénomènes s’étoient fait voir expressément pour annoncer les misères de la France, et la mort tragique de son Roy. C’est une erreur
13. C. si l’on se fût contenté.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 265
qui me paroit insoutenable ; parce que pour cela, il eust fallu que ces Phénomènes eussent été excitez extraordi 20 Clairement, ou par Dieu, ou par les Démons. De dire que Dieu les excita extraordinairement, c’est lui attribuer une conduite indigne de sa sagesse ; parce que ces prétendus présages ne portent aucun caractère de ce que l’on suppose que Dieu veut signifier aux hommes. D’attribuer
25 cela aux Démons, c’est se moquer ; car ils n’ont garde d’épouvanter un Royaume très-Chrétien par des prodiges, comme ils font les Pays Idolâtres. Car qu’y gagneroient-ils ? Ils feraient faire des restitutions, ils feraient aller à confesse, et c’est ce qu’ils ne cherchent pas. Outre
30 que neconnoissant point l’avenir, ils ne savent pas en quel teins doivent arriver les grandes révolutions ; et ainsi ils ne sont pas en état d’en produiredes présages. Est-ce que Dieu nous envoyé des présages, afin de nous convaincre que l’avenir est en sa diposition ? C’est la pensée d’un
35 Historien très-judicieux, qui après avoir raporté beaucoup de prodiges arrivez avant la mort de Henri IV, ajoute cette réflexion (a) qu’il semble que tous les avis que le Ciel lui donnait, n’étaient pas tant pour le sauver du péril, que pour faire connaître aux hommes, qu’il y a
40 une souveraine Puissance qui dispose de. l’avenir, puis quelle le connoît. Mais cette pensée n’est pas moins combatuë que les autres, par les raisons que j’ay alléguées. Car qui doutoit en France, lors que Henri le Grand fut tué, qu’il y eust une souveraine Puissance dans le monde qui dispose
45 de l’avenir ? Ne sont-ce pas là les premiers élemens de toutes les Religions du monde ? Tous ceux qui font des
(a) Me\eray, Abrégé Chronoî. ad ann. 1610,
32. Est-ce que Dieu nous envoyé, jusqu’à : Je dirai encore quelque chose ailleurs, est une addition de B.
266 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
prières, ou des vœux, qui offrent des sacrifices, qui consultent les Oracles, les Devins, et les Astrologues, qui ajoutent foi aux présages et aux sottises des diseurs de
50 bonne aventure, ne temoignent-ils pas ouvertement qu’ils sont convaincus qu’il y a quelque Puissance dans le monde à qui l’avenir est assujetti ? Où en serions-nous, s’il faloit que Dieu fist encore des miracles dans le Royaume très-Chrêtien pour nous guérir d’une incredu 55 lité que les Payens n’ont point eue ? Quand est-ce que nous serions fidèles, si pour être seulement asseurez que Dieu connoit l’avenir, nous avions besoin que Dieu entassast miracles sur miracles, et prodiges sur prodiges ? Disons donc que l’intention de la Providence n’est
60 point celle que Mr. de Mezerai lui attribue, puisque ce seroit l’intention du monde où il y auroit le plus d’inutilité. Et comme il reconnoît outre cela, que ce qu’on appelle des prodiges ne sert point à nous faire éviter le péril, il faut qu’il reconnoisse que l’intention de la Provi 6$ dence n’est pas qu’il nous serve de présage. Je dirai encore quelque chose ailleurs pour justifier ce raisonnement, et sur tout dés que j’aurai achevé les remarques, que j’ay destinées à vous montrer l’entêtement des Chrétiens poulies prodiges.
XCIX
Nouvelles preuves de l’inclination des Chrétiens à croire les prodiges et les présages.
Je trouve dans un Traitté de St. Agobard Evesque de Lion, composé l’an 833 un passage qui m’est si favorable
3. C. d’Agobard.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 267
5 que je ne saurois m’empêcher de le raporter. Ce savant
Prélat composa ce livre, pour desabuser une infinité de
gens de la fausse imagination qu’ils avoient conceûe, qu’il
y avoit en ce tems-là des Enchanteurs, dont le pouvoir
s’etendoit jusqu’à exciter la grêle, la foudre et la tempête,
10 toutes les fois qu’ils trouvoient bon de ruiner les biens
de la terre, et qui faisoient trafic de cet art avec les habi tans d’un certain Pays appelle Magouic, qui venoient
tous les ans sur des Navires par le milieu de l’air, pour
charger tous les grains qui avoient été gâtez par la tem 15 pête, desquels ils payoient le prix aux Enchanteurs. On
doutoit si peu de cela, qu’il falut un jour que cet Evesque
se donnast beaucoup de fatigue pour délivrer trois
hommes et une femme des mains de la populace qui les
vouloit lapider, comme étant tombez de ces Navires.
20 Voici le passage de question qui est à la fin de ce Traitté là : Une si grande folie s’est emparée déjà du pauvre monde,
que les Chrétiens se persuadent des absurdité^, que personne
nepouvoit auparavant persuader aux Gentils (a).
Je n’examine point s’il est vrai au pied de la lettre, 25 qu’on étoit plus crédule en ce tems-là, que du tems du Paganisme. Il me suffit de savoir qu’on l’étoit beaucoup : et de là vint que peu d’années après on s’avisa d’écrire l’Histoire d’un air Romanesque, et d’ajouter mille fables aux faits des vaillants hommes, comme étoit Roland, 30 neveu de l’Empereur Charlemagne, ce qui acheva de gâter le goût aux Lecteurs ; si bien qu’on n’osoit plus leur rien présenter qui ne fust de ce style-là : témoin l’ouvrage de dévotion, que Jaques de Voragine, Archevêque de Gênes, composa sur la fin du 13. siècle, et
(a) Tanta jam stultitia oppressif miserum mundum, ut mine sic absurde tes credantur a Cbristianis, quales nunquam anteà ad credendum poterat quisquam suadere Paganis.
268 PENSÉES SUR LA COMÈTE
55 contre lequel Melchior Canus, savant Evéque Espagnol, paroit si indigné dans l’onzième livre de ses Lieux communs. Un autre (a) Docteur en Théologie sera ma caution, s’il vous plait, Mr. pour ce que j’ay dit du goût qui regnoit d/ms certains siècles. Voici comme il en
40 parle : Cétoit le défaut, ou plutôt la simplicité grossière de plusieurs de nos Anciens, de s’imaginer qu’en écrivant les actions des personnes illustres, ils ne seroicnt point eloquens, si pour l’ornement du discours, comme ils se le figuroient, ils ne mèloient dans leurs ouvrages les fictions poétiques, ou
45 quelque chose de semblable, et par conséquent le mensonge avec la vérité (b).
Cela étant, je suis fort tenté de croire que les Historiens des Croisades nous en baillent souvent à garder ; et c’est apparemment l’opinion du P. Maimbourg (c), car
50 voici comme il parle après le récit de la bataille d’Iconium, gagnée par Frédéric Barberousse l’an 1190. Ce qu’il y eut de plus merveilleux en cette victoire, est que le Vainqueur ne fit presque aucune perte. ce que plusieurs attribuèrent à la protection particulière de St. George et de St. Victor, qu’on
55 reclamoit ordinairement dans l’armée, et que quelques-uns asseuroient avoir veu combatre devant les escadrons, soit qu’il y eut eu en effet quelque chose d’extraordinaire, comme il est quelquefois arrivé, selon le témoignage même de l’Ecriture ; soit que pour avoir souvent oui dire, qu’on avait veu des esca 60 drons célestes, durant la première Croisade, à la bataille d’Antioche, l’imagination de quelques-uns préoccupée de ce récit, et imprimée de ces idées, se formas ! de pareilles appa (a) Pitseus in Galfredo Monimetensi.
(b) Hoc erat antiquorum plurium vitium, vel potitts quaedam sinejudicio simplicitas, ut in cîarorum virorum gestis scribendis, se minus existimarent élégantes, nisi ad ornatum, ut putabant, sermonis poeticas fictiones, vel al iquid eorum simile admiscerent, et consequenter vera falsis coin mit terent.
(c) Hist. des Croisades, liv. j.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 269
ritions. Quoi qu’il eu soit, il est certain qu’un Cavalier de réputation, et nullement visionnaire, appelle Louis de Helfens 65 tein, assoira la même chose à l’Empereur, et lui protesta devant toute l’armée, sur son serment, et sur safoy de Pèlerin voué du St. Sepulere, et de Croisé, qu’il avoit veu plus d’une fois Saint George à la tête des escadrons, tourner les Ennemis en fuite : ce qui fut après confirmé par les Turcs mêmes, qui
70 disoient avoir veu à la tête de l’armée Chrétienne certaines troupes toutes vêtîtes de blanc, que l’on ne trouvoit plus parmi les nôtres. J’avoue qu’on n’est point du tout obligé de croire à ces sortes de visions, qui sont sujettes la pluspart du teins à de grandes illusions, mais je sai bien aussi qu’un Historien
75 ne doit pas, de son autorité, rejetter celles qui sont soutenues d’un témoignage aussi remarquable que celui-cy ; et que si on lui laisse la liberté de ne les pas croire, il n’a nul droit en les supprimant d’ôter à ses Lecteurs celle qu’ils ont, après les avoir leiïes, d’en juger ce qu’il leur plaira. La réflexion
80 d’un aussi célèbre Historien, nullement suspect d’avoir voulu favoriser l’incrédulité des Huguenots, est une forte preuve de ce que j’ay dit.
Voici quelque chose de plus fraiche datte. Vous savez que la cérémonie du mariage du Roy d’Espagne avec
85 Mademoiselle, se fit à Fontainebleau le 31. du mois d’Août 1679. et que peu de temps après cette Princesse vint à Paris, où elle eut à essuyer un nombre innombrable de Harangues. Mais peut-être ne savez-vous pas, qu’aux Pères de l’Oratoire on assura sa Majesté, que la gloire
90 d’être le nœud d’une union éternelle entre les deux plus grandes Monarchies du monde, et celui de la paix générale, ètoit réservée à sa sacrée personne, et que le Ciel Y avoit depuis longtemgs promise à la Terre. L’empereur Charles-Quint (c’est la preuve de la promesse du Ciel) en fit la prophétie 95 par ce Lys mystérieux, qu’il planta de ses mains augustes dans
270 PENSÉES SUR LA COMÈTE
le Jardin de sa solitude sur la fin du mois d’Août de l’an ijf8. Car au moment de la mort de ce grand Monarque, laquelle arriva peu de tems après dans l’automne de cette mesine année, cet Oignon de Lys jetta tout d’un coup une tige de deux
100 coudées avec une merveilleuse fleur, aussi épanoùye et aussi odoriférante que ces sortes de fleurs ont accoutumé de l’être en Espagne en leur saison ordinaire. Présage certain, Madame, qu’un Lys miraculeux serait transplanté en Espagne sur la fin du mois d’Août, au tems où la gloire de cet Empire sem 105 hier oit souffrir quelque sorte d’éclipse, pour y porter dans l’automne avec la paix les joyes duprintems, etc.
Ce qu’il y a d’étonnant là dedans, n’est pas qu’à la tête d’une des plus savantes Communautez de l’Univers, on se soit servi de fausses pensées pour une Reyne qui, malgré
110 sa grande jeunesse, avoit trop de discernement et trop de pénétration, pour ne pas reconnoitre que c’étoient de vains fantômes. Il ne faut pas être si sévère à ceux qui parlent en public. Laissons-leur le privilège dont ils jouissent de tout tems, de proposer les choses sous des
115 idées brillantes et pompeuses, quoy que fausses en bien des occasions (a). Mais ce qui m’étonne, c’est qu’une bonne partie de ce nombre prodigieux de gens qui ont leu cette harangue dans le Mercure Galant, s’est recriée sur cet endroit-là, et a crû tout de bon que ce Lys avoit été
120 un type du mariage du Roy d’Espagne à présent régnant. Tant il est vrai que nous sommes accoutumez à trouver du mystère et du présage par tout. Le Comte de la Roca, petit-fils de Dom Louis d’Avila, et Historien de l’Em (a) Rhciori concessum est sententiis uti falsis, audacibus, subdolis, captiosis, si modo vcrisimiles sunt et possunt ad movendos bominum animos qualicunquc astu irrepere. {A. Gellius. Noct. Attic, I. 1, c. 6.)
122. Cette phrase : Le Comte de la Roca, etc., n’est pas dans A.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 2JI
125 pereur Charles V. aussi bien que lui, raporte d’une autre manière l’Histoire de ce Lys miraculeux, et l’applique à un présage tout différent : ce qui montre que ces sortes d’observations sont quelquefois aussi fausses dans le fait que dans le droit.
Nouvelle remarque, pour faire voir que l’antiquité et la généralité d’une opinion n’est pas une marque de vérité.
Prenez la peine de voir présentement, s’il faut conter pour beaucoup la conformité qui se trouve entre les 5 Anciens et les Modernes, à juger que les Comètes sont des présages sinistres. Je le dis encore un coup ; c’est une illusion toute pure, que de prétendre qu’un sentiment qui passe de siècle en siècle, et de génération en génération, ne peut être entièrement faux. Pour peu qu’on
10 examine les causes qui établissent certaines opinions dans le monde, et celles qui les perpétuent de père en fils, on verra qu’il n’y a rien de moins raisonnable que cette pretension. On m’avouera sans doute, qu’il est facile de persuader au Peuple certaines opinions fausses, qui s’ac 15 cordent avec les préjugez de l’enfance, ou avec les passions du cœur, comme sont toutes les prétendues reigles des présages. Je n’en demande pas davantage, car cela suffit pour rendre ces opinions éternelles ; parce qu’à la reserve de quelques esprits Philosophes, personne ne s’avise
20 d’examiner, si ce qu’on entend dire par tout est véritable.
20. C. ce que l’on entend.
272 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Chacun suppose qu’on l’a examiné autrefois, et que les Anciens ont assez pris les devans contre l’erreur ; et là dessus c’est à l’enseigner à son tour à la postérité, comme une chose infaillible. Souvenez vous de ce que j’ay dit
25 ailleurs de la paresse de l’homme, et de la peine qu’il faut prendre pour examiner les choses à fond, et vous verrez qu’au lieu de dire avec Minucius Félix, Tout est incertain parmi les hommes, mais plus tout est incertain, plus y a-t-il lieu de s’étonner que quelques-uns par le dégoût d’une recherche
30 exacte de la vérité, aiment mieux embrasser témérairement la première opinion qui se présente, que d’approfondir les choses long-tems et soigneusement (a) ; il faut dire, plus tout est incertain, moins y a-t-il lieu de s’étonner que quelques-uns, etc. L’Auteur de l’Art de penser remarque (b) fort judi 35 cieusement, que la plus-part des hommes se déterminent à croire un sentiment plutôt qu’un autre, par certaines marques extérieures et étrangères, qu’ils jugent plus convenables à la vérité qu’à la fausseté, et qu’ils discernent facilement ; au lieu que les raisons solides et essentielles,
40 qui font connoitre la vérité, sont difficiles à découvrir. De sorte que comme les hommes se portent aisément à ce qui leur est plus facile, ils se rangent presque toujours du côté où ils voyent ces marques extérieures. Or comme vous savez, Mr. l’antiquité et la généralité d’une opinion
45 passent volontiers dans nôtre esprit pour une de ces marques extreieures.
Je voi tous les jours des gens qui évitent de se marier dans le mois de May, parce qu’ils ont oui dire, qu’on a
(a) Omnia in rébus humants dubia, incerta, suspensa : magisque omnia Verisimttia, quain veras quo magis mirum est, nonnullos taedio investigandae penitits veritatis cuilibet opinioni temerè potius succumbere, quam in explorando pertinaci diligenlia persévéra re. (Il y a des exemplaires qui portent, quo minus mirum.)
(b) Part. ], eh. 19, n. 6.
PEMSÉES SUR LA COMÈTE 273
crû de tems immémorial que cela portoit malheur : et
5° je ne doute point que cette superstition, qui nous est venue de l’ancienne Rome, et qui étoit fondée sur ce que l’on y celebroit dans le mois de May la fête des Esprits malins, Lemuralia, ne subsiste parmi les Chrétiens jusques à la fin des siècles. Car il ne faut pour la
>> conserver dans une famille, sinon qu’on se souvienne qu’un grand-pere, ou qu’un oncle, ont eu ce scrupule-là. C’est une raison invincible, et qui fait d’autant plus impression sur l’esprit, qu’on voit des gens d’entendement dans la même préoccupation. En effet, il y en a
°° qui sans être superstitieux, reculent, ou avancent leurs noces, pour éviter le mois de May, parce qu’il leur importe qu’on ne croye pas qu’ils se sont livrez euxmêmes à la mauvaise fortune. Il ne faut rien négliger en ce monde. Un Marchand peut devenir effectivement
"5 malheureux, par la ridicule opinion que l’on a, qu’il est menacé de malheur, personne ne voulant lui faire crédit, ni se lier de commerce avec lui. Oui voudrait rechercher toutes les causes qui fomentent les erreurs populaires, ce ne seroit jamais fait.
CI
Preuve convainquante de l’erreur où l’on est touchant les présages.
Il n’est pas jusques à l’Histoire Sainte dont on n’abuse. Car ceux qui nous débitent, comme en étant fort per5 suadez, que la manière dont Tamerlan donne sa bénédiction à ses deux fils, abaissant la tête de l’aîné, et rele Pensées sur la Comète, 18
274 PENSEES SUR LA COMETE
vant le menton de l’autre, fut un présage de l’élévation de celui-cy, au préjudice de celui-là ; se fondent apparemment sur le chapitre 48 de la Genèse, où il est dit
10 que le Patriarche Jacob bénissant les deux fils de Joseph, mit sa main droite sur la tête du plus jeune, parce qu’il prevoyoit par un esprit prophétique, qu’il deviendroit plus puissant que son aîné. Cependant il y a une très grande différence à remarquer entre ces deux bene 15 dictions. Le Tartare n’étant point éclairé de la connoissance de l’avenir, ne pouvoit pas diversifier le mouvement de ses mains pour établir un présage : et Dieu ne voulant pas révéler les choses futures aux Infidèles, ne conduisoit pas les mains de Tamerlan d’une certaine façon, afin
20 qu’elles formassent un présage de ce qui arriveroit à ses enfans. Au contraire Jacob, qui étoit rempli d’une révélation céleste, par laquelle il connoissoit la destinée de ses Descendans, dirigeoit ses actions et ses paroles selon cette connoissance, et ainsi elles étoient des présages.
25 11 faudroit considérer, que la connoissance de l’avenir ne pouvant venir que de Dieu, il n’y a point de présage des choses contingentes, qui ne soit immédiatement établi de Dieu. De sorte que si la rencontre d’une belette présage quelque chose, il faut que ce soit par une loy
50 éternelle de Dieu, qui a enchaîné ensemble un tel mouvement de la belette avec une autre chose. Or comme il seroit absurde de dire, que Dieu a fait une infinité de ces sortes de combinaisons, afin d’aprendre-l’avenir à tous les hommes du monde, l’avenir, dis-je, dont il nous
55 aprend qu’il se reserve à lui seul la connoissance, pour confondre les faux Dieux (a), et dont il n’a fait part qu’à quelques Prophètes par une faveur singulière : Comme il
(a) Annunciate quae ventura simt in futurum, et sciemus quia DU cstis vos. (Isai., cap. 41.)
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 275
seroit indigne de la bonté et de la sagesse de Dieu, supposé qu’il voulust nous avertir d’une destinée que nous
40 ne pourrions éviter, de se servir d’une manière de signes aussi vagues et aussi obscurs, que le sont tous ceux que l’on nous débite pour des présages de l’avenir ; il faut dire que ce sont tous ouvrages de l’esprit humain, et non pas des institutions de la Providence, comme l’a fort bien
45 remarqué Pétrone à l’égard des songes (a).
Voila, ce me semble, deux puissantes raisons contre les présages. Premièrement ils sont innombrables, si nous ajoutons foi à tout ce qu’on nous raconte sur ce sujet. Il ne se passoit point d’année à Rome sans des prodiges,
50 et si nous prenions la peine d’unir bout à bout (b) les remarques qui se trouvent dans les Historiens touchant les présages, qu’ils disent que Dieu a donnez de ce qui devoit arriver sur la terre, nous ferions une enchaînure qui embrasseroit tous les tems sans aucune interruption.
55 Si nous consultons les gens crédules sur cette matière, nous trouverons qu’il ne leur est jamais rien arrivé de remarquable, sans y avoir été préparez par quelque présage. Or dés là on peut conclure que ce ne sont que de vaines imaginations, parce que d’un côté cela montre que
éo les hommes demeurent inebranlablement attachez à croire qu’il y a une puissance à qui l’avenir est connu, et par conséquent que leur incrédulité ne porte point Dieu à faire des miracles pour la guérir ; et que d’autre côté cela
(a) Somnia qux mentes ludunt volitantibus umbris, Non dehibra Deum, nec ab xthcre numina mittunt, Sed sibi quisque facit.
(b) Voie^ l’Abbé Lanceloi de Perouse dans son Hoggidi disinganno, 49 et jo, pretn. part.
46. La fin de la section manque dans À depuis : Voila ce me semble, jusqu’à : mais comme j’en veux aux Comètes. La date est ausù une addition de B.
276 PENSÉES SUR LA COMÈTE
fait voir, que si Dieu etablissoit effectivement des pre 65 sages, il avertirent les hommes extraordinairement et continuellement tout ensemble de ce qui leur doit arriver, ce qui implique contradiction. Ce seroit alors que l’on auroit quelque raison de juger avec Maxime de Tyr que la Divinité se tiendroit sur les grands chemins, pour dire
70 la bonne aventure à tout venant (a).
La seconde raison est, que ces présages dont on nous parle, non seulement n’apprenent pas d’une manière intelligible les choses qui doivent arriver, mais aussi ne servent pas à les empêcher d’arriver. Je le prouve, parce
75 qu’on ne sait jamais qu’une chose a été le présage d’une autre, que quand cette autre est arrivée, car quelque infatuez que nous soyons des présages, nous ne croyons jamais en avoir eu d’une chose qui n’a point été. Un homme qui perd son argent au jeu, n’est pas assez bête,
80 pour s’imaginer qu’il a eu des présages du gain qu’il feroit ; et quand même il auroit eu avant sa perte certains présages de bon augure, il cesserait de les reputer pour tels, dés qu’il s’appercevroit de la perte de son argent. Les Payens qui se croyoient menacez par des présages, et qui
85 tâchoient d’en éviter les effets, n’avoient que des notions très confuses et très générales, avant que les choses fussent arrivées ; et quand il n’arrivoit rien de fâcheux, ils croyoient facilement que ce que l’on avoit pris pour un présage, ne l’étoit pas effectivement. C’est pourquoi l’on peut
90 asseurer, qu’il n’y a que l’événement qui nous asseure qu’une chose a été le présage d’une autre, et par conse (a) Astvwi ; tivx iroXuTTpîy^.ova fiy^ tôv 0eôv xai — epîepyov y.al sùf\bi\ xai [rrjoàv tûv sv roï ; xtlxXotc àyeipovTwv ôiacpépovra oî Suoîv 060I0WTW irpoaTÛ/ovn à-rcoÔsaïuÇouai. (Max. Tyrius, Ora1. 3, p. m. 20.
Equidem ardriionem potiùs mihi narras quàm Deiim, mireque curiosum ac vanum : similem mendias Mis qui in triviis stipein colligwit et duolna obolis obvio cuique ventura praedicunt.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 2J7
quent que les présages ne servent de rien pour nous faire éviter le mal. Outre que si les présages nous mettoient en état d’éviter nôtre destinée, la raison de Mr. de Mezerai
95 seroit nulle ; puis que nous aurions sujet de croire, qu’il est en nôtre puissance de changer l’avenir : d’où il s’ensuivroit, que nous ne donnerions pas à Dieu la suprême disposition de l’avenir, qui est pourtant le seul fruict que cet Historien prétend que l’on retire de la connoissance
ioo des présages. La seule chose à quoi nous puissions destiner cette connoissance, c’est de dire que Dieu a établi une infinité de signes pour nous présager l’avenir, afin de nous combler d’amertume dés avant que les choses soient arrivées ; de sorte que dans cette supposition il est
105 vrai de dire, que Dieu fait continuellement des miracles, pour affliger indifféremment tous les hommes, bons et mauvais, avant même que les maux qu’il leur prépare leur arrivent. Or comme cela est tout à fait contraire à l’idée que nous avons de Dieu, qui nous le représente si
110 grand et si bon, que rien ne lui peut convenir qui sente la malignité et la bassesse, il faut nécessairement conclurre, qu’il n’est point l’auteur de ces présages qu’on nous prône tant ; et qu’ainsi les plaintes que les Payens ont quelquefois faites contre la Divinité à cette occasion,
115 sont les plus injustes du monde. Ils eussent voulu que Dieu ne les eust pas exposez à être doublement malheureux, I. Parles présages du mal à venir, II. Par le mal même, comme on le peut lire dans cet endroit de la Pharsale,
120 Monarque tout-puissant qui conduis les humains,
Pourquoi nous laisses-tu lire dans tes desseins, Prévoir notre infortune, aller à sa rencontre, Et sentir ta vengeance avant qu’elle se montre ?
2j8 PENSÉES SUR LA COMÈTE
125 Cache un peu ion courroux, et permets seulement
Qu’il tonne et qu’il foudroie en un même moment. Assouvis ta rigueur, mais suspens tes menaces, Et laisse nous sentir sans hâter nos disgrâces, Sans aller vainement chercher dans l’avenir,
13° Et deqnoi te venger, et dequoi nous punir (a).
Pauvres aveugles qu’ils étoient ! ils attribuoient à Dieu ce qui ne venoit que de leurs faux jugemens. Ils étoient eux-mêmes les Auteurs de leurs présages, non seulement parce qu’ils s’imaginoient sans raison qu’il y en avoit,
135 mais aussi parce qu’en suite de leur préoccupation, ils se portoient bien souvent aux choses qu’ils croyoient avoir été présagées, et se confirmoient puissamment après cela dans leur erreur, par le succez qu’ils voyoient que leurs prétendus présages avoient eu. C’est une des causes qui
140 ont fomenté dans le monde la plus part des Divinations. Un Astrologue predisoit à un homme qu’il mourroit dans peu de tems, et cet homme étoit assez simple pour le croire, et pour tomber dans une mélancolie qui le tuoit. Cette mort persuadoit tellement à tout un Peuple la certi 145 tude de l’Astrologie, qu’on ne croyoit plus pouvoir éviter ses prédictions : de sorte que si on disoit à une fille, que son Horoscope la marioit à un tel, dés lors elle s’y resolvoit comme à une chose prédestinée ; ce qui faisoit réussir le mariage, et fortifioit l’illusion de plus en plus.
150 Je pourrais pousser cette matière plus loin : mais comme j’en veux aux Comètes principalement, il me suffira pour le coup, Mr. que vous compreniez, que non
(a) Cur hanc tibi, rector Olympi,
Soïïicitis vîsum mortaiibus adderc cumin, Nosamt venturas ut dira per omnia clades ?
sit cacca fut tu i
Mens bominumfati : liccat sperare timenti.
(Phars., I 2.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 279
seulement il est très possible que l’opinion générale de
leurs présages soit fausse, veu la manière dont elle s’est
155 établie et perpétuée dans les esprits ; mais qu’il faut de
toute nécessité qu’elle soit fausse, veu l’opposition qui se
trouve entre ce sentiment et la nature de Dieu.
Après cette longue digression, me voici prêt à vous
donner tous les eclaircissemens que vous pouvez souhait 160 ter de moy.
A…, le 23. de Juin, 1681.
Cil
Première Objection, contre la Raison tirée de la Théologie. Dieu a formé des Comètes, afin que les Payens connussent sa providence, et ne tombassent pas dans l’Athéisme.
Je ne voi qu’une objection considérable contre ce que j’ay établi par ma septième Raison. On me peut dire, que 3 l’intention de Dieu n’a pas été de fortifier l’Idolâtrie, mais seulement de faire connoître au monde, qu’il y a une Providence qui dispense les biens et les maux, qui aime les hommes, qui ne veut pas les perdre sans leur donner le temps de se repentir, qui mérite à cause de
10 cela leur amour et leur reconnoissancè. Voila, me dirat-on, la fin que Dieu s’est toujours proposée en faisant voir des Comètes. Cette fin est très digne de la bonté et de la sagesse de Dieu. Les Comètes ont été une occasion d’Idolâtrie, il est vrai : mais c’est la faute des Idolâtres,
15 qui n’ont pas seu connoître ce que Dieu demandoit d’eux. Et après tout, les Comètes et les autres prodiges ont été d’un grand usage, ayant empêché que les hommes ne
280 PENSÉES SUR LA COMÈTE
tombassent dans l’Athéisme, qui eust été la ruine de la société humaine. Qu’en effet Horace nous apprend (a), que 20 le tonnerre qu’il avoit ouï diverses fois en tems sérain, le dégagea de la Secte d’Epicure qui nioit la Providence divine.
cm
Première Réponse : Que Dieu ne fait point de miracles, pour chasser un crime, par V établissement d’un autre crime ; V Athéisme, par l’établissement de l’Idolâtrie.
Je répons, que tout cela ne balance point les inconve5 niens qui naissent de l’opinion que je réfute. Car I. il ne semble pas être de la saincteté et de la sagesse de Dieu, de faire des miracles, afin de guérir un mal par un autre mal. Il est bien dit, que Dieu tire la lumière des ténèbres, et que son infinie providence trouve jusques dans la cor 10 ruption du Pêcheur, dequoi se faire admirer. Mais ilseroit absurde de dire, que Dieu produit ces ténèbres et cette malice du Pêcheur, afin d’en tirer ensuite la lumière et la manifestation de sa grâce. Ce serait une impieté de dire, que Dieu fait du mal, afin qu’il en arrive du bien ; qu’il
15 rend tous les hommes Idolâtres, afin d’empêcher qu’ils ne deviennent Athées. Mais si c’est une impieté de dire cela, comment peut-on dire que Dieu a fait des miracles, qui dans l’état où étoient les choses, ne pouvoient qu’enraciner l’Idolâtrie dans le cœur de l’homme : comment,
(a) Ode 34, l. 1.
18. A. ne pouvoient qu’enraciner l’Idolâtrie dans le cœur de l’homme, sous prétexte que par là il empechoit l’Athéisme ?
PENSÉES SUR LA COMÈTE 28 1
20 dis-je, peut-on attribuer à Dieu ces miracles, sous prétexte qu’il empèchoit par là l’établissement de l’Athéisme ; c’est à dire qu’il a contribué à un très grand mal, non pas pour procurer un très grand bien, (car l’extirpation de l’Athéisme précisément ne peut ni sauver personne, ni
25 glorifier Dieu comme il le demande) mais seulement pour éviter un plus grand mal ? C’est en vérité un objet bien digne de la grandeur de Dieu, et une fin bien proportionnée à sa sagesse, que de bouleverser la Nature, afin de fermer la porte à un mal par la conservation et par
30 l’amplification d’un autre qui ne vaut guère mieux, et contre lequel Dieu a toujours témoigné une aversion infinie. A-t-on jamais veu que Jésus Christ, ou les Saincts ayent fait des miracles pour chasser une maladie par une autre, la paralysie, par exemple, par l’hydropi 35 sie ? Quelle sorte de miracles seroit-ce que ceux-là ? Ainsi, Mr. gardez-vous bien de penser, que Dieu ait produit des miracles, afin d’empêcher l’Athéisme par la fomentation de l’Idolâtrie, et souvenez-vous, qu’après la haine que Dieu a témoignée contre l’Idolâtrie, il ne semble pas qu’il
40 ait peu rien faire en sa faveur que la tolérer. S’il eust voulu bannir l’Athéisme par des voyes. extraordinaires, eust-il choisi celles qui alloient manifestement à establir ce qu’il a si fort en horreur, ce qui provoque sa jalousie, comme parle l’Ecriture ?
45 Ne vous semble-t-il pas, Monsieur, que cette idée de Dieu jaloux, sous laquelle Dieu s’est manifesté, nous induit à croire, qu’il eust mieux aimé n’être point connu des hommes, que de voir donner à d’autres les honneurs qui ne sont deus qu’à lui ; et par conséquent que s’il eust
28. A. les Loix de la nature.
34. C. la paralysie par l’hydropisie.
36. A. gardez-vous bien de dire.
282 PENSÉES SUR LA COMÈTE
50 voulu s’opposer par ses miracles à la liberté de l’homme, et le détourner de son train, il l’eust plutôt empêché de tomber dans l’Idolâtrie, que dans l’Athéisme ? Il ne m’appartient pas de rien décider là dessus. Seulement diray-je, que la jalousie d’un mari va beaucoup plutôt à souhaiter
55 que sa femme n’aime personne, qu’à souhaiter qu’elle partage son cœur entre son mari et un autre. À quoi j’ajoute, qu’il ne semble pas que Dieu ait peu choisir pour l’objet de ses miracles, ni l’extirpation de l’Athéisme par la conservation de l’Idolâtrie, ni l’extirpation de l’Ido 60 latrie par l’introduction de l’Athéisme, I. Parce que l’Athéisme et l’Idolâtrie sont deux choses dont la meilleure ne vaut rien, et qui ne peuvent servir ni l’une ni l’autre qu’à deshonorer Dieu. IL Parce qu’il est certain d’ailleurs, que Dieu n’agit surnaturellement, que pour
6$ manifester sa gloire d’une façon plus sensible, et plus propre à confondre l’erreur de ceux qui ne le connoissent pas comme il faut.
Qu’on ne me dise donc plus, que Dieu a fait des miracles, afin d’empêcher l’Athéisme ; à moins qu’on
70 n’ajoute, qu’il a fait cesser l’Athéisme, pour être véritablement connu et adoré. Car si on n’ajoute pas cela, je serai fondé à dire que Dieu a fait cesser l’Atheïsme par des miracles, afin que Jupiter et Minerve, Venus et Mercure, et une infinité d’autres prétendues Divinitez,
75 reçeussent par toute la terre les honneurs qui ne sont deus qu’à Dieu ; ce qui est directement contraire à la révélation, Dieu lui-même s’en étant déclaré, et ayant juré par lui-même (a), qu’il ne donneroit point sa gloire à
(a) Lai., chap. 42, V. 48.
60. Les divisions 1, II, ne sont pas dans A.
69. C. si l’on n’ajoute.
75. C. qui ne sont dûs qu’à lui.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 283
un autre, ni sa louange aux statues de bois et de pierre.
80 Qu’on ne me dise pas, que Dieu étoit honoré indirectement à tout le moins, par ceux qui adoroient Jupiter et Junon. Car il n’y a rien de plus faux, ni de plus contraire à la révélation ; puis qu’encore que les Idolâtres ayent toujours prétendu honorer quelque Divinité, et qu’ils
85 ayent adoré sous l’idée de Divinité tout ce qu’ils adoroient, Dieu a toujours déclaré qu’il ne regardoit point ce culte comme sien ; mais au contraire comme un vol et une usurpation de ce qui lui étoit deu, qui meritoient ses plus terribles chàtimens. Ne me dites point, qu’il y a des
90 Pères de l’Eglise, qui soutiennent que les Astres ont été placez dans les cieux par les soins d’une providence particulière, qui a —\ oulu empêcher que les hommes ne tombassent dans l’Athéisme en exposant à leur veùe des objets qui leur parussent dignes d’adoration ; gardez 95 vous bien, dis-je, de m’objecter cette pensée, car elle est trop horrible pour ne la pas rejetter, quand même nous la verrions dans plusieurs ouvrages des Saints Pères. Admirons leur saincteté tant qu’il vous plaira ; mais ne faisons pas difficulté de reconnoître qu’ils raisonnent quel 100 quefois fort mal. Vôtre Sorbonne n’adopte pas tout ce qu’ils ont dit ; et souvent après avoir chommé leur fête, et s’être recommandé à leurs prières, elle ne fait point scrupule de les réfuter de toute sa force.
89. Ne me dites point, jusqu’à la fin de la section est une addition deB.
284 PENSÉES SUR LA COMÈTE
CIV
Seconde Réponse. Qu’il n’a jamais été nécessaire d’empêcher que V Athéisme ne s’etablist en la place de l’Idolâtrie, et que les Comètes ne sont pas capables de V empêcher.
Mais supposons que la saincteté et la sagesse de Dieu 5 lui ayent peu permettre de faire des miracles, pour chasser l’Athéisme par le moyen de l’Idolâtrie ; il n’en sera pas moins vrai, que Dieu n’en a jamais fait effectivement pour cette fin-là, parce que Dieu ne fait rien d’inutile, et qu’il n’a jamais été nécessaire de prévenir par des mi 10 racles l’extinction de notre Religion dans le monde. Il est impossible d’une impossibilité morale et physique, qu’une Nation entière passe de la croyance d’un Dieu, et de l’usage d’une Religion, dans une croyance et un usage contraires. À peine se peut-on persuader, qu’un homme
15 seul, ou par abrutissement, ou par de fausses subtilitez, étouffe dans son ame l’idée d’une première cause, de qui tout dépend, et à qui tout doit hommage. Comment donc croiroit-on possible, qu’un Peuple entier élevé dans la pratique d’une Religion, accoutumé à recourir aux Dieux
20 dans ses besoins, et à les remercier dans ses prosperitez, prévenu de mille sentimens de crainte, composé d’un grand nombre de superstitieux, passe dans l’abnégation totale d’une Divinité ? Pour peu qu’on connoisse le génie des Peuples, on m’avouera que c’est une chose
25 impossible. À quoi bon donc créer si souvent des Comètes, pour éviter un mal qui ne peut jamais arriver ? Quoi de plus inutile, que cette sorte de miracles ?
Ils servent, me dira-t-on, à convertir les Peuples qui
PENSÉES SUR LA COMÈTE 285
ne reconnoissent aucun Dieu. Je reponds que cela est 30 faux. Car s’il est vrai, comme quelques Relations l’asseurent, qu’on a trouvé des Peuples qui ne faisoient profession d’aucune Religion, il s’ensuit que les Comètes n’ont pas la vertu d’introduire la crovance d’une Divinité dans les
J
Pays qui n’en reconnoissent aucune. Et d’ailleurs il est 35 évident, que des hommes qui ne sont pas touchez des effets ordinaires et extraordinaires de la Nature, qui peuvent s’imaginer que le Monde a été fait par hazard, que les mouvemens des Cieux ne sont dirigez par aucun Etre suprême, que tout se fait par la rencontre fortuite 40 de certains Principes, sont très capables de faire le même jugement de tous les astres et de tous les feux qui apparoitront de nouveau. Si bien qu’il est hors de toute vrai sèmblance, qu’une Comète, de quelque longueur qu’on la suppose, puisse faire songer qu’il y a un Dieu, à un 45 Peuple, que les ouvrages de la Nature si beaux et si réguliers, les éclipses, les tremblemens de terre, les ouragans, les tonnerres, et les foudres n’ont point convaincu, qu’il y en a un.
CV
De la prodigieuse inclination des anciens Payens à multiplier le nombre des Dieux.
Pour ce qui regarde les Nations que l’Histoire ancienne nous fait connoître, il y avoit si peu de danger qu’elles 5 tombassent dans l’Athéisme, que leur entêtement principal étoit de multiplier leur Dieux et leurs Religions à
286 PENSÉES SUR LA COMÈTE
l’infini. Vous savez la remarque d’un Poëte Chrétien (a) écrivant contre Symmaque ; que la ville de Rome multiplioit ses Dieux à proportion de ses Victoires ; et vous
io n’ignorez pas sans doute la raillerie de Juvenal (b), que le pauvre Atlas étoît accablé sous le fardeau de tant de Dieux qu’il avoit à soutenir. Vous savez qu’il n’y a sorte de créature que les Payens n’ayent Déifiée ; qu’ils ont adoré jusqu’aux herbes de leurs jardins, qu’ils ont
15 sacrifié aux vents et à la tempête ; qu’ils ont élevé des Autels à l’impudence, à la calomnie, à la peur, à la mort même toute implacable qu’elle est (c) ; qu’ils ont mis au rang des Dieux leurs Rois et leurs Empereurs, non seulement après que la mort les avoit délivrez de la
20 nécessité d’être veus sujets aux mêmes infirmitez que les autres hommes, mais aussi pendant qu’on les voyoit
(a) Roma triumphantis quoties ducis inclyta currum Plausibus exccpit, toties altaria Divùin Addidit et spoliis sibimet nova numina fecit.
(Prudence.)
(b)… Nec turba deorum Talis, ut est hodie, contenlaque Sydera paucis Numinibus miserum urgebant Atlanta minori Pondère. (Satyr., 13.)
(c) Vossius, de Idololatr., 1.
j, c. 20(1).
8. A. Les citations de Prudence et de Juvénal sont dans le texte.
(1) Vossius (Gérard-Jean), 1577-1649. Né dans le voisinage d’Heidclberg, directeur du collège de Dordrecht, puis de Leyde, ensuite professeur d’histoire à Amsterdam. Très nombreux ouvrages. En 1641, il publia son grand traité de l’Idolâtrie : De theologia gentïli et physiologia chrisiiana, lib. IX, sivc de origine ac progressa Idolatrix (2 e édit. Amsterdam, 1668, 2 vol. in-fol.).
C’est l’histoire de tous les genres de cultes païens : démons, génies, cieux et éléments, météores, hommes, quadrupèdes, oiseaux, poissons et insectes, plantes, fossiles, univers et nature, affections humaines, symboles. Sous chacun de ces titres, il avait extrait et rangé tous les textes, faits et documents qui pouvaient s’y rapporter. C’est un répertoire utile, mais confus. Conscient de ce défaut, il avait eu le projet de l’intituler les Nuits d’Amsterdam à l’imitation des Nuits Attiques, d’Aulu Gelle.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 287
exposez à toute sorte de foiblesses. Il n’y a point d’exaggeration à tout cecy. Ce sont des Faits avouez de tout ce qu’il y a de gens qui connoissent l’Antiquité. Ce que j’ay 25 dit concernant les Roys et les Empereurs, se justifie tant par l’usage des Perses (a) qui adoroient leur Monarque d’une adoration proprement dite, et que plusieurs Etrangers ont refusé de rendre par scrupule de Religion ; que par la pratique des Romains, qui juroient par la Divinité 30 de leurs Empereurs vivans, et leur consacroient des Temples et des Autels à leur veue (b), ou à leur sceu ; comme il paroit par l’Ambassade extraordinaire que ceux de Tarragone envoyèrent à l’Empereur Auguste, pour lui apprendre qu’il étoit né un palmier sur l’Autel et 45 dans le Temple qu’ils lui avoient fait bâtir. À la vérité cela ne parut pas fort probable à Auguste, puis qu’il repondir d’un air moqueur (c), qu’il voyoit bien qu’on ne faisoit gncres brider de victimes sur cet Autel. Mais néanmoins et ce Temple et cet Autel demeurèrent sur pied 40 avec plusieurs autres qui étoient consacrez au même Dieu, dont quelques-uns mêmes étoient desservis par une Communauté de Prêtres, établie uniquement pour cette fonction ; et quelques autres étoient bâtis dans le petit coin du monde que le vrai Dieu s’étoit réservé : car vous 45 n’ignorez pas qu’Herode a bâti des Temples à Auguste dans la Judée. Généralement parlant, la coutume de mettre les Empereurs au rang des Dieux, étoit si bien établie parmi les Payens, qu’encore que Constantin eût
(a) Brissonius, de Princip. Persarum, lib. 1.
(b) Sueton. in Jul. Cxs., cap. 76.
(c) Apud Quintil., 1. 6, c. 4.
46. A. dans la Judée. On voit encore à Frascati (Mr. Spon, voyag. d’Italie), proche de Rome, une base de marbre où le titre de Divinité présente aux mortels, est donné à l’Empereur Antonin Caracalla, et généralement.
288 PENSÉES SUR LA COMÈTE
abandonné leur fausse Religion pour embrasser l’Evan50 gile, qu’il professa fidèlement jusqu’à sa mort, ils ne laissèrent pas de le mettre au rang des Dieux après son decez (a). Ce qui ne me paroit gueres plus étonnant, que la debonnaireté philosophique de l’Empereur M. Aurele, qui après avoir été deshonoré par les impudicitez effre55 nées et publiques de sa femme, lui fit rendre les honneurs divins dés qu’elle fut morte, et lui fit bâtir un Temple. Il n’y a jamais eu de malheur moins à craindre que l’Athéisme (1) ; et par conséquent Dieu n’a point produit
(a) Eutropius, 1. 10.
56. A. L’éloge de Divinité et d’Eternité en parlant des Empereurs étoit si fort du stile de la chancellerie (s’il m’est permis de parler ainsi) et du stile epistolaire, que les Theodoses, les Valentiniens, et les Honorius quoy que chrétiens n’ont pas fait difficulté de se donner dans leurs Edits du nostrum numen, tiostram Divinitatem (voy. Vossius, de Idolatr., 1.
?, c. ij et Filesac. de Idol. polit.), et d’appeller leurs Edicts, nostrum Divinum przceptum, cœleste oraculum, divinum verbum, sacrum oraculum. On voit dans la 68 e lettre de S. Augustin, qu’un Proconsul d’Afrique écrivant à l’Empereur Constantin se sert de ces termes, scripta cœlestia Majestatis vesirx accepta atque adorata. Symmaque dans les lettres qu’il écrit aux Empereurs chrétiens leur donne à tout moment le titre, de vôtre Divinité, de vôtre Eternité, de vôtre divine Clémence. Prxcipua quidem bénéficia (c’est le commencement de la 19 e lettre du 10 e livre) Popuhts Remania— expectat, Divi Impcratores, sed ea jam quasi débita repetit qux zternitas Vestra sponte promisil. Apparemment ces Empereurs ne souffroient ces expressions que parce que l’entêtement des Payens à se faire des Dieux visibles et invisibles, presens et absens les avoit converties en formulaire : et Symmaque ne s’en servoit que par un esprit de flaterie fortifié peut être de celui de sa Religion, qui se plaisoit infiniment à faire des Dieux de tout. Car ce Symmaque étoit un Payen à brûler, qui s’opiniatra à demeurer Payen, même dans le tems où le grand Theodose achevoit de ruiner le Paganisme dans son Empire, et où il n’y avoit rien à faire ni pour le tems ni pour l’Eternité quand on n’étoit pas de la bonne Religion. Il est vrai qu’il y eut exception pour lui, puisque tout Payen qu’il voulut être, il fut honnoré de la Préfecture de Rome et du Consulat. Mais il y a beaucoup d’apparence qu’il eust renoncé à ces honneurs plutôt qu’à son Idolâtrie. Quoiqu’il en soit Mr. il demeure pour constant que jamais malheur n’a été moins à craindre, etc.
(1) Jurien : « Ou trouve cette scandaleuse proposition : // n’y a
jamais eu de malheur moins à craindre que l’Athéisme, et par conséquent
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 289
de miracles pour l’empêcher. D’où il s’ensuit, que si Dieu 60 avoit contribue par la production des Comètes à fortifier le re<me de l’Idolâtrie, il ne l’eust point fait pour éviter un plus grand mal ; et qu’ainsi c’eust été contribuer par des miracles à un très grand mal purement et simplement, ce qui ne se peut dire sans blasphème.
Dieu n’a point produit de miracle* pour l’empêcher. Et son sens est que les hommes sont assez poussez à croire un Dieu, premièrement par des prodiges que les hommes s’imaginent faussement être divins. 2. Par la politique des Magistrats. 3. Par l’artifice des Prêtres. Il n’attribue pas la difficulté d’être Athée, ni au sentiment de la conscience, ni aux merveilles de la Providence : « mais uniquement à la sottise du peuple, à l’artifice des Magistrats, et à l’ambition des Prêtres. Jamais Athée en dit-il davantage ? » Il est bon ici de remarquer la perspicacité de la critique de Jurieu. Que répond Bayle ? « Tant s’en faut que cette proposition soit scandaleuse, que l’on ne sçauroit la nier sans mériter une réprimande de tous nos Théologiens… La première chose que l’on fait dans tous les systèmes de Théologie, est d’établir que Dier a gravé son idée dans l’esprit et le cœur de tous les hommes, et qu’il se peint si visiblement dans les œuvres de la création, et dans la conduite du monde, que la notion de Divinité est une des plus ineffaçables… Je prétends que l’idée de Divinité imprimée dans l’esprit de l’homme se conserve par le seul ordre que Dieu a établi dans la nature ; et mon adversaire prétend qne cet ordre ne suffiroit pas, et que si Dieu n’en suppléoit l’insuffisance par des corps extraordinaires presque tous les mois, l’Athéisme inonderait facilement le Genre humain.
En 2’lieu, il est très-faux que je n’attribue pas la difficulté d’être Athée aux merveilles de la Providence ; car dès là que je suppose que l’on trouve aisément l’esprit de l’homme du côté de la superstition, et qu’il n’est nullement à craindre qu’on puisse le tourner du côté de l’Athéisme, je suppose de toute nécessité que l’esprit et le cœur de l’homme sont tout pénétrez de l’idée de Divinité, et que cette idée les remplit de crainte, et se conserve et se fortifie à la vùë des productions de la nature et des merveilles de la providence. N’est-ce point sur ce fondement que les souplesses des Politiques, et les fourberies des Prêtres ont dû nécessairement élever toutes les fausses Religions ? » Bayle se tire habilement d’affaire, mais, comme le remarque justement Delvolvé (p. 202), sa réponse est inexacte. Dans cette phrase du ch. CV, « il n’est question que du penchant des hommes aux superstitions les plus absurdes » c’est la sottise naturelle des hommes qui s’oppose victorieuse à l’athéisme.
Pensées sur la Comète. 19
29O PENSÉES SUR LA COMETE
CVI
III. Réponse. Que quand même il y auroit eu lieu de craindre que V Athéisme ne s’établist en la place de l’Idolâtrie, il ncust point falu se servir de miracles pour l’empêcher.
5 Je passe plus avant, et je dis en troisième lieu, que quand même il y auroit eu quelque sujet de craindre que l’Athéisme ne s’etablist dans le monde, il n’auroit été nullement nécessaire de recourir au miracle, pour prévenir ce grand mal. Il suffisoitde laisser agir la Nature selon 10 ses forces. On s’en pouvoit fort bien reposer sur les soins des hommes et des Démons.
CVII
Les effets de la Nature pouvoient empêcher l’irréligion.
I. En effet, les corps agissant continuellement les uns sur les autres, ameinent de tems en tems par une suite nécessaire mille choses surprenantes, des monstres, des météores 5 d’éclat, des tempêtes furieuses, des inondations, des mortalitez, et des famines horribles. Et comme par tout où l’on croit une Religion, on regarde ces choses-là comme des effets particuliers de la Providence Divine,
qui
i demandent un renfort de culte et de dévotion ; il est
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 29 1
10 impossible, veu comme le monde va (i), que les hommes laissent effacer de leur ame la crainte et la croyance de leurs Dieux. De sorte que sans se départir des loix générales de la Nature, Dieu a peu trouver dans le progrez et dans l’enchaînement des causes secondes, assez de Phè 15 nomenes extraordinaires pour se faire redouter. Une
(1) Jurieu : « Il tourne en ridicule ceux qui concluent qu’il y a un Dieu des monstres et météores d’éclat, des famines, mortalitez, etc. Il dit que tout cela arrive nécessairement par l’action des corps les uns sur les autres. Mais, va comme le monde va, cela sert à persuader aux hommes qu’il y a un Dieu. Ce, vu comme le monde va, me paraît contenir un fonds de libertinage et d’impiété infini. C’est-à-dire, vu comme le peuple est sot, comme les politiques sont rusez, et les gens d’Eglise fourbes’et trompeurs pour imposer aux sots, il ne faut pas craindre que les sociétez demeurent sans Dieu et sans Religion. Pas un mot d’un sentiment de conscience qui force les hommes à croire un Dieu ; pas un mot de ces merveilles du monde et de la Providence qui présentoient au : Payens la Divinité d’une manière si sensible. » Bayle : « Il n’est point vrai que ces paroles vit comme le monde va soient des paroles de libertinage, et il faut n’avoir rien lu avec jugement, pour douter que hors de la vraye Religion que j’ay exceptée d’abord, la sottise des Peuples, la ruse des Politiques, et la fourberie des Prêtres ne paroissent jamais mieux que dans les choses qui concernent la Religion. Je défie mon délateur avec toute sa témérité, d’oser se rendre l’Apologiste du Genre humain sur ce sujet-là. » « Il n’est pas vrai que je ne dise pas un mot d’un sentiment de conscience qui force les hommes à croire un Dieu ; car je dis expressément dans la même page, que le délateur a citée, que partout où l’on croit une Religion, on regarde les tempêtes, les mortalitez, les famines, etc., comme des effets particuliers de la providence divine, qui demandent un renfort de culte et de dévotion. Si notre homme entend ce que c’est que la conscience, n’en voit-il point là un acte ?… Un peu plus bas je m’exprime en cette manière : sans se départir des loix générales de la nature, Dieu a pu trouver dans le progrès et dans l’enchaînement des causes secondes asse^ de phénomènes extraordinaires pour se faire redouter. N’est-ce pas reconnoître la conscience dans les Payens ? N’est-ce pas par la conscience qu’ils redoutoient leurs Divinitez ? Il n’est pas vrai que je ne dise pas un mot de ces merveilles du monde et de la providence, qui présentaient aux Payens la Divinité d’une manière si sensible ; car ne voit-on pas manifestement dans les paroles que j’ai citées de la page 210, que j’attribue à la dispensation de la providence l’effet que les phénomènes peu communs produisoient sur les esprits par rapport à la Religion ? » Bayle joue ici sur les mots : Jurieu entend évidemment par conscience le sentiment religieux inné dans l’âme humaine, ce que l’on a appelé le « besoin de croire ». Bayle ne fait que revenir à « la superstition des peuples pour les prodiges ». explication condamnée par Jurieu.
292 PENSÉES SUR LA COMÈTE
légère réflexion sur ce qui a été dit de l’attachement des Payens à regarder les moindres choses comme des prodiges, suffit pour nous convaincre de cela.
CVIII
La Politique pouvoit empêcher la même chose.
II. Mais outre que les hommes sont assez portez d’eux mêmes à pratiquer les actes extérieurs de dévotion, toutes les fois qu’ils se croyent menacez de la part du Ciel par 5 des prodiges ; il faut considérer que la politique des Magistrats préposez aux affaires civiles, et à celles de la Religion, avoit grand soin de tenir les hommes dans la dépendance par le frein de la crainte des Dieux(i). On a reconnu de tout tems, que la Religion étoit un des liens
10 de la société, et que les sujets n’étoient jamais mieux retenus dans l’obéissance, que lors qu’on savoit faire intervenir à propos le Ministère des Dieux, et qu’on ne pouvoit jamais encourager les Peuples avec plus de succez à la défense de la Patrie, qu’en attachant leur cœur à cer 15 taines dévotions pratiquées dans certains Temples, avec
(1 ; « Vous auriez voulu que je n’eusse point parlé des influences de la politique sur la Religion des Gentils, car il n’y a que trop de gens, dites-vous, qui abusent de cette sorte de remarques et qui en infèrent que partout le culte divin est une invention humaine. À leur dam, Monsieur, s’ils abusent de leur esprit et de leur raison avec une impertinence si audacieuse, je n’en dois pas être responsable, j’ai pour garans de ce que j’ai dit une infinité d’Auteurs, et vous ne devez pas ignorer que nos plus zelez Théologiens donnent aux fausses religions une origine plus infâme que ne l’est la ruse des hommes ; ils soutiennent qu’elles sont la production de l’orgueil et de la malice du diable. » (Contin. des pensées div., § LXXI.) Cf. Addition aux Pensées div., chap. IV, 4° Objert.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 293
des cérémonies pompeuses, sous la protection mille fois éprouvée de certaines Divinitez, et qu’en leur faisant acroire, que les Ennemis qui vouloient profaner ces saints lieux, étoient menacez d’un châtiment terrible par
20 les présages des victimes. Pour faire agir tous ces ressorts, il falloit non seulement qu’il y eût une Religion autorisée par le Magistrat, mais aussi que les sujets fussent prévenus de crainte, de vénération, et de respect pour tous les exercices de cette Religion. C’est pourquoi la Poli 25 tique vouloit que l’on menageast soigneusement tout ce qui seroit propre à fomenter dans les esprits le zélé de la Religion, et à leur inspirer un profond respect pour ses plus petites cérémonies. Jugez, Mr. si après cela il y avoit lieu de craindre que les Peuples tombassent dans
30 l’Athéisme.
CIX
L’intérêt des Prêtres le pouvoit empêcher aussi (i).
III. Le respect des Peuples pour les choses de la Religion, s’etendant jusques sur les personnes qui en avoient la charge, il arrivoit que ces personnes se servoient de
27. C. et à inspirer.
(1) Vanini, dans ses Secrets de la Nature, 1616, n’admet « que la seule loi naturelle que la nature qui est Dieu a gravée elle-même dans l’âme de toutes les nations ». « Quant aux autres religions, c’étaient, aux yeux de ce philosophe, des œuvres d’illusion et de mensonge, œuvres où les démons sont de pures fables, œuvres à vrai dire imaginées par les princes pour rendre leurs sujets plus dociles ; par les prêtres pour attraper adroitement de l’or et des honneurs. » (F. Strowski, Pascal et son temps, I, 149-)
294 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 plusieurs artifices pour entretenir des sentimens superstitieux dans les esprits ; car ils se faisoient valoir par là, et ils rendoient leur emploi si considérable, que les plus grands Seigneurs y aspiraient. Il y a eu des Têtes Couronnées qui se piquoient de la connoissance des augures (a).
10 Le Roy Dejotarus étoit lui-même son Devin, et il semble que ce fust lui-même qui trouva que les auspices l’engageoient à suivre le parti de Pompée, à quoi pourtant il ne trouva point son conte. Plusieurs personnes considérables, ou par leurs Charges, ou par leur Qualité, se
15 piquoient de la même connoissance. Le Sénat de Rome ordonna qu’on envoyeroit six jeunes garçons des meilleures familles de l’Etat vers chaque Peuple de l’Etrurie, pour y apprendre les Disciplines [augurales. C’est qu’on croyoit, qu’en relevant ainsi la dignité de cette Profes 20 sion, par la naissance de ceux qui s’en mêloient, on empêcherait l’abus où tombent les arts entre les mains des personnes avares et mercenaires (b). C’est sur un semblable principe, que le célèbre Cardinal Pallavicin a prouvé trés-doctement et trés-pieusement tout ensemble,
25 que l’Eglise Catholique doit être dans le monde sur le pied d’une puissance temporelle, afin d’attacher à son service, par l’esperanee d’un gros revenu, les Barons, et autres personnes de la première dualité ; ce qui rend la Religion extrêmement considérable : car qui oserait
30 mépriser les cérémonies de la Messe, sachant que celui qui officie, a le plus beau train et la meilleure table de l’Etat ?
Mais si par cette conduite on evitoit les abus d’un trafic sordide, on tomboit d’ailleurs dans un autre inconve (a) Cicero, l. 1 de Divinat.
(b) Ne ars tanta propter temutatem hominum à Religionis auctoritate abduceretur ad qitzstum. (Id., Ibid.)
PENSÉES SUR LA COMETE 295
35 nient. Car des Augures de cette naissance, remplis d’ambition, travailloient de plus en plus à faire un Empire sur les âmes, par l’invention de plusieurs cérémonies, et en imposant un nouveau joug de scrupules sur les esprits, et en faisant publier une infinité de prodiges, dont il falloit
40 qu’ils fussent les Interprètes. Cette fonction d’examiner les prodiges, et de chercher les voyes de les expier, les faisoit regarder comme des Médiateurs entre les Dieux et les hommes. On se persuadoit qu’ils [avoient la clef du ciel, qu’ils detournoient les malheurs dont l’Etat étoit
45 menacé, en un mot, qu’en eux residoit le salut public. Jugez, Mr. si après cela les prodiges étoient rares. Doutez-vous que les moindres effects de la Nature ne fussent débitez comme des marques du courroux du ciel ? Ne croyez-vous pas qu’on avoit des gens apostez pour venir
50 annoncer dans la Capitale, qu’un loup étoit entré en plein jour dans le milieu d’une ville, qu’on avoit veu des chevaux en l’air, et choses semblables ? C’étoit l’intérêt des Pontifes, des Prêtres et des Augures, qu’il courust perpétuellement de ces nouvelles, comme il est de l’intérêt des
55 Avocats et des Médecins, qu’il y ait des procez et des maladies ; c’est pourquoi on n’avoit garde de donner le tems au Peuple de devenir tiède dans sa Religion (i).
(1) Jurieu : « Dans les chap. 107, 108 et 109, il établit nettement que les Religions ont pris uniquement leur source de là : De la politique des Magistrats, de l’artifice des Piètres, et de la superstition des peuples pour les prodiges. » Bayle répond par son argument habituel : « On m’objecte… qu’il eût été à craindre que si les Idolâtres n’avoient point vu de prodiges de tems en tems, ils ne fussent devenus Athées. Je répons qu’il ne le faloit pas craindre, et j’en donne entre autres raisons le penchant naturel des peuples à la superstition, l’adresse des Politiques, les stratagèmes des Prêtres, et la malice du Diable. // est visible que la véritable Religion, qui étoit en ce tems-là celle des Juifs, demeure toujours exceptée de cette règle, et qu’il s’agit uniquement de l’idolâtrie Payenne. Il n’est pas moins visible par la page 104 de mes Comètes, qu’aujourd’hui’.’Eglise Chrétienne demeure dans une semblable exception. Il n’est
296 PENSÉES SUR LA COMÈTE
ex
Combien les Peuples aimaient à croire que les prodiges n’étoient point naturels.
On l’avoit mis sur un tel pied, qu’il ne pouvoit souffrir, que les Philosophes entreprissent d’expliquer les 5 prodiges par des raisons naturelles. Car Plutarque nous est garand (a), que du tems de Nicias, c’est à dire dans le quatriémesiecledelafondationdeRome, on n’osoit encore s’ouvrir qu’à ses meilleuts Amis, et en prenant bien ses précautions, de la cause des éclipses de Lune, qu’Anaxa 10 goras avoit enseignée depuis peu. Il ajoute, que c’étoit parce que le Peuple ne pouvoit souffrir en ces tems-là les Physiciens, s’imaginant qu’ils attribuoient à des causes nécessaires et insensibles, ce qui ne venoit que des Dieux ; que c’est pour cela que Protagoras fut banni
15 d’Athènes, et Anaxagoras mis en prison, dont Pericles avec tout son crédit et toute son éloquence, put à peine le délivrer ; et que ce ne fût qu’après bien du tems, que le Peuple s’apprivoisa avec la Philosophie, en suite des eclaircissemens qu’il tira de la doctrine de Platon, qui
20 soûmettoit la nécessité des causes naturelles à la puissance
(a) In irita Nicix.
donc plus question que de sçavoir si les fausses Religions sont l’ouvrage des Politiques, des Prêtres et des Démons, ou si elles sont l’ouvrage de Dieu. Attribueroit-on à Dieu la Religion que Numa Pompilius établit à Rome ? Les homicides des Carthaginois en l’honneur de Saturne, les parricides des habitans de la Palestine en l’honneur de Moloch, seraient donc l’ouvrage de Dieu ? Qui n’auroit horreur de le penser ? a
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 297
divine. J’approuverois le zélé du Peuple, si les Philosophes eussent prétendu exclurre l’influence divine de tous les effects dont ils expliquoient les causes ; mais ce n’étoit pas là ce qui effarouchoit le vulgaire : le mal étoit,
25 qu’en expliquant les prodiges par une cause physique, on les reduisoit à ne présager plus rien, ce qui ôtoit au Peuple une infinité de vaines imaginations dont il se repaissoit, et aux Devins la plus considérable partie de leur emploi. Peu s’en faut que Stace (a) ne se mette fort
30 en colère contre ses Héros, qui avoient veu qu’une flèche rencontrant un arbre, étoit revenue vers celui qui l’avoit tirée, et qui au lieu de reconnoître que ce fust un prodige extraordinairement envoyé des Dieux, pour signifier qu’Adraste retourneroit à la guerre de Thebes, l’expli 35 quoient naturellement.
CXI
Que le Sacerdoce et l’Autorité Souveraine ont été quelquefois
unis.
IV. Je considère de plus qu’il y avoit des
Etats (b), où la dignité Sacerdotale étoit jointe avec la
5 Royale. Je mets l’Empire Romain de ce nombre-là, puis
qu’il est certain, que comme les Empereurs se saisirent
de la dignité de Tribun du Peuple, pour se rendre per (a) Multa duces errore serunt… penifns latet exitus ingens. Monstratumque nefas, Uni rcmcabile hélium, etc., 1.6, Theb. sub fin.
(b) Rex Anius, Rex idem kominum, Pboebique Sacerdos.
29. Cette dernière phrase et la citation manquent dans A.
298 PENSÉES SUR LA COMÈTE
sonnes sacrées et inviolables, et pour s’approprier toute la puissance du Peuple ; ils unirent aussi à leur Majesté
10 Impériale la dignité de Souverain Pontife, tant pour dominer sur les choses de la Religion, que pour se rendre de plus en plus inviolables, par la raison que les Pontifes n’étoient ni sujets à aucune punition, ni responsables de leurs actions à personne, soit du Peuple, soit du Sénat (a). Il
15 y a grande apparence que c’étoit aussi afin d’empêcher qu’une charge qui avoit tant de privilèges, ne tombast entre les mains d’aucune personne qui en pust abuser au préjudice de l’Empereur, comme il pouvoit arriver fort naturellement. Cette union subsista assez long-tems
20 après le baptême de Constantin ; mais elle fut enfin supprimée par l’Empereur Gratien. On a veu depuis une semblable union dans l’Empire des Sarrazins, dont le Caliphe étoit tout ensemble Chef de la Religion et de l’Etat. En d’autres Pays c’étoient les Prêtres qui rendoient
25 la justice ; en Egypte, par exemple, et dans la Gaule, où les Druydes avoient toute l’intendance du culte des Dieux, et terminoient tous les différens des particuliers. En d’autres c’étoit à un même Ordre de gens, savoir à la Noblesse, qu’il appartenoit de connoître des affaires de la
30 Religion, et des Charges de la Republique, d’interpréter les Loix sacrées et les profanes ; (c’est le règlement que Thésée fit dans Athènes.) En d’autres enfin, comme dans la Republique de Rome, c’étoit le Sénat, qui sur le raport des Pontifes, des Augures, des Aruspices, etc.,
35 ordonnoit qu’on feroit des Processions, des Sacrifices, des Bouquets sacrez, et le reste. Je vous laisse à penser
(a) Dion Cassius, 1. 2.
21. C. et renouvellée pourtant par quelques-uns de ses successeurs.
22. C. une semblable conjonction.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 299
après cela, si on donnoit bon ordre que la Religion fust maintenue dans toute sa force, y ayant concours de deux Puissances, dont chacune en son particulier avoit grand 40 intérêt à cela.
CXII
Du soin que Von prenoit de châtier ceux qui méprisaient
la Religion.
Aussi voit-on par l’Histoire, qu’on n’oublioit rien de tout ce qui pouvoit aller au devant du mépris des cere5 monies de la Religion, et tenir les Peuples en respect sur cet article. On fit mourir Socrate dans Athènes, parce que sa doctrine tendoit à rendre suspecte d’erreur la Religion dominante. Le Sénat de Rome ayant donné commission au Prêteur Petilius, de lire les Escrits du Roy Numa (a),
10 qu’on avoit trouvez dans un coffre de pierre 400 ans après sa mort, et ouï le rapport du Prêteur, qui fut, que ces livres contenoient des choses fort éloignées de l’état présent de la Religion, et capables par conséquent de jetter mille scrupules dans l’esprit du peuple : le Sénat, dis-je,
20 fit brûler ces livres-là, craignant avec raison que le Peuple détrompé de la pensée où il étoit, que la Religion d’alors étoit la même que Numa Pompilius avoit apprise de la Déesse Egerie, ne vinst à la mépriser. Cette prévention étoit passée des pères aux enfans, parce que les changemens
(a) Plutarchus in vit. Numse.
37. C. si l’on donnoit. 9. La référence n’est pas dans A.
300 PENSÉES SUR LA COMÈTE
25 dans ces choses-là, se font pas des progrez insensibles, et ne se remarquent gueres durant la vie d’un homme ; de sorte que chacun croit en mourant laisser la Religion au même état qu’il l’avoit trouvée en venant au monde. Cependant ces progrez insensibles, au bout de plusieurs
30 siècles, portent les choses fort loin.
Le même Sénat avoit grand soin de conserver la Religion des auspices et destituoit de leurs charges les personnes les plus notables, dés qu’il apparoissoit que la prise des possessions n’avoit pas été conforme à ce que
35 prescrivoient les cérémonies des augures. Il châtia même rigoureusement le Consul C. Flaminius, parce qu’il avoit méprisé les auspices ; ce qui pourtant ne l’avoit pas empêché de remporter une signalée victoire sur les Gaulois (a). P. Claudius et L. Junius, qui du tems de la pre 40 miere guerre de Carthage avoient méprisé les mêmes auspices, furent encore plus sévèrement punis, car il leur en coûta la vie. Pour empêcher qu’on ne vinst à secouer le joug des Loix augurales, on affectoit de répandre parmi la multitude, que les batailles gagnées par les
45 ennemis de la République étoient des punitions du mépris que les Généraux avoient eu pour les présages, ou du peu d’exactitude qu’ils avoient apporté à s’acquitter des cérémonies de la Religion. On disoit par exemple, que le Consul Q . Flaminius avoit été batu par Annibal
50 auprès du Lac de Thrasymene (b), parce qu’il avoit eu la témérité de livrer bataille, sans avoir égard à ce que son cheval l’avoit fait tomber, lors qu’il commanda de marcher à l’ennemi, ni à ce qu’on lui raporta, que les Drapeaux ne pouvoient être remuez de leur place : Que le
(a) L’an de Rome j]i.
(b) L’an de Rome j}6.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 3OI
5 5 Consul Vairon avoit perdu la funeste bataille de Cannes (a), à cause qu’il avait encouru la haine de Junon, pour avoir mis en sentinelle dans le Temple de Jupiter un beau Jeune Comédien durant la célébration des Jeux Circenses (b) : action qu’il fallut expier par divers sacrifices
60 au bout de quelques années.
V. Si vous joignez à toutes ces observations ce que j’ay déjà touché cy-dessus (c), savoir que les Démons faisoient tout leur possible pour intimider les Peuples par mille sortes de présages, voyant bien que cela ne pro 65 duisoit aucun amendement de vie, mais seulement une infinité d’actions superstitieuses et idolâtres ; vous comprendrez, Mr. que sans que Dieu s’en mélast par des voyes extraordinaires, le monde étoit plus que suffisamment à couvert du péril de l’Athéïsme.
CXIII
Que les Démons aiment mieux l’Idolâtrie que l’Athéisme.
Et sur cela permettez-moi de vous dire une pensée qui me vient. C’est qu’apparemment le Démon trouve mieux 5 son conte dans l’Idolâtrie, que dans l’Athéisme : d’où il doit arriver, qu’il employé plutôt ses artifices pour pousser les hommes dans l’Idolâtrie, que pour les jetter dans l’Athéisme. La raison de cette conduite est, à mon avis,
(a) L’an de Rome 537.
(b) Voler. Maxim., I. I, c. I.
(c) S§ 61 et 68.
302 PENSEES SUR LA COMÈTE
io celle-ci ; c’est que les Athées ne rendent aucun honneur au Démon, ni directement, ni indirectement, et nient même son existence : au lieu qu’il a tant de part aux adorations qui sont rendues aux faux Dieux, que l’Ecriture Sainte déclare en divers endroits, que les
15 sacrifices offerts aux faux Dieux sont offerts aux Diables (a). Les St. Pères enseignent la même chose. Or cet Esprit vain et ennemi de Dieu, doit mieux aimer sans doute que le culte dérobé à Dieu lui revienne ou en tout, ou en partie, comme il lui revient effectivement,
20 lors que les hommes sont Idolâtres, que non pas qu’il ne lui revienne point, comme il arriveroit, si les hommes étoient Athées. Je croi même qu’il aimeroit mieux partager avec le vrai Dieu le culte que tous les hommes doivent à cet Etre souverain et infini, que de
25 voir tous les hommes dans l’Athéisme ; car ce partage suffiroit pour damner tous les hommes, et pour ôter à Dieu la gloire qui lui est deuë, qui est tout ce que le Diable peut souhaiter, et procureroit d’ailleurs au Démon un honneur très propre à flatter sa vanité, et qu’il ne
30 trouverait pas parmi des Athées. Il n’en va pas d’un Usurpateur, comme de celui qui a un droit légitime ; d’un Galant, par exemple, qui a dessein sur la femme de son voisin, comme du mari de cette femme. Si celui-ci avoit à choisir, ou de voir sa femme tout à la fois amoureuse
35 de lui et d’un autre, ou de la voir indifférente pour tous les hommes, il prendrait le dernier parti, à moins que d’être de ces maris commodes, qui foulant aux pieds les loix sacrées du mariage, se consolent aisément de l’infidélité de leur Epouse, par les représailles dont ils usent
(a) /. ad Corintb, , c. 10, vers. 20. — Deuteron., c. 32, vers. 17. — Tertullian. de Idolol., c. 1$.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 305
40 sur les autres maris. Mais pour le Galant, il ne se met point en peine si sa Maîtresse conserve de l’amitié pour son mari, pourveu qu’il soit admis aux mêmes prérogatives que le mari : à moins que de donner dans la délicatesse chymerique d’un Héros de Roman, laquelle n’a
45 peut être jamais subsisté qu’en idée. Ne trouvez pas étrange cette comparaison, Mr. puis que l’Ecriture ne parle de l’Idolâtrie, que comme d’un adultère commis contre la gloire d’un Dieu jaloux, et souffrez que je m’en serve, pour prouver que le Démon aimeroit mieux que
50 les hommes adorassent et Dieu et lui, que non pas qu’ils n’adorassent rien.
De tout ce que je viens de repondre à l’objection, vous me laisserez conclurre apparemment, que l’apparition des Comètes a été extrêmement favorable à l’Idolâtrie, sans
55 avoir été aucunement nécessaire au monde, afin d’empêcher que l’Athéisme ne ruinast la société humaine, et qu’ainsi les Comètes ne sont pas des signes extraordinairement envoyez de Dieu.
CXIV
IV. Réponse. Que l’Athéisme n’est pas un plus grand mal que l’Idolâtrie (i).
Cela étant, je puis me passer de faire le parallèle de l’Idolâtrie et de l’Athéisme, et de montrer que l’Idolâtrie
(1). « M. Silvestre… a raison d’être surpris que parmi les Auteurs qui ont dit que l’Idolâtrie etoit pire que V Athéisme, je n’aie pas cité le Chancellier Bacon. Je n’y eusse pas manqué, si j’eusse pu retrouver l’Endroit, dont il m’étoit resté une Idée si confuse, que je ne me souvenois pas
304 PENSÉES SUR LA COMÈTE
5 est pour le moins aussi abominable que l’Athéisme, car je n’ai pas besoin que ce Paradoxe soit vrai (i). Je l’ai ouï
même dans quel Livre je l’avois vu cité pour cela. Peu de jours après que mon Livre fut en vente, je cherchai quelque chose dans les Dialogues d’Oratius Ttibero et j’y trouvai ce Passage de Bacon. Je consultai les Œuvres latines de Bacon et la Traduction Françoise de ses Essais moraux et Politiques : et je trouvai que La Mothe le Vayer, Auteur des Dialogues d’Oratius Tubero que j’avois lus autrefois d’un bout à l’autre, citoit fidèlement (a). Je fus bien fâché que la Découverte fut trop tardive, car l’Autorité d’un aussi grand homme que le Chancellier Bacon est d’un grand Poids. (A M. Des-Mai^eaux. Rotterdam, le
j d’Avril 1705.) Cf. La Réponse aux Questions d’un Provincial, IV, p. 118
(a) Voici le passage de La Mothe le Vayer : « L’Athéisme (dit le Chancelier Bacon dans ses essais moraux Anglois) laisse à l’homme le sens, la Philosophie, la piété naturelle, les loix, la réputation et tout ce qui peut servir de guide à la vertu : mais la Superstition détruit toutes ces choses et s’érige une Tyrannie absolue dans l’entendement des hommes : c’est pourquoy l’Athéisme ne troubla jamais les Estats, mais il en rend l’homme plus prévoyant à soymesmes, comme ne regardant pas plus loin. Et je voy (adjouste-t-il les tems inclinez à l’Athéisme conmme le tems d’Auguste César et le notre propre en quelques contrées ont esté tems civils et le sont encore, là où la superstition a esté la confusion de plusieurs Estats : ayant porté à la nouveauté le premier mobile qui ravit toutes les autres sphères des gouvernemens, c’est-à-dire le Peuple. » (Dial. d’Oratius Tubero, la Divinité, p. 393-594^).
(1) Jurieu : « On lit le dangereux paradoxe, que l’Athéisme n’est pasun plus grand mal que l’idolâtrie. Impiété qui porte les hommes à négliger les Athées, et à n’avoir pas plus d’horreur pour eux que pour les Idolâtres. Comme on ne punit pas les Idolâtres de mort, aussi ne faudra-t’il pas punir les Athées de mort. » Bayle répond : « Il est bon de remarquer que mon paradoxe, l’Athéisme n’est pas un plus grand mal que l’Idolâtrie, est infidèlement rapporté encore qu’on trouve ces mêmes paroles dans la page que le délateur a citée. Il faut sçavoir qu’après qu’un Auteur a posé l’état de la question, et déclaré les restrictions qu’il donne à ses termes, il néglige ensuite de repeter à chaque page ces restrictions ; mais il faut néanmoins qu’elles soient toujours sous-entcnduës, et un faiseur d’extraits qui les supprime est coupable ou de mauvaise foi, ou d’ignorance. Mon paradoxe doit être entendu dans un sens de restriction tant du côté du sujet, que du côté de l’attribut : le sujet, sçavoir, l’Athéisme a été borné dans la page 227 à une sorte d’Athées. C’est ce qui paroit par ces paroles : « Je vous -avertis une fois pour toutes, Monsieur, que je parle de ces Athées qui ignorent l’existence de Dieu, non pas pour avoir étouffé malicieusement la connoissance qu’ils en ont eue, afin de s’abandonner à toute sorte de crimes sans nul remors, mais parce qu’ils n’ont jamais oui dire
PENSÉES SUR LA COMÈTE 305
soutenir à un des habiles hommes de France, et qui est aussi bon Chrétien que j’en connoisse. Permettez-moi de
8. A. Il disoit entre autres raisons. I. Premièrement, qu’il est autant.
qu’on doive reconnoître un Dieu. » L’attribut, sçavoir l’idolâtrie est borné aux abominables cultes des Payens. Cela se prouve par deux raisons. i° Tout le livre est écrit sous la fiction d’un Catholique Romain, et de sorte que le mot idolâtrie se doit entendre selon le style de la Communion de Rome. Or selon ce style, il n’y a point d’autres idolâtres que ceux qui adorent les faux Dieux. 2° Il est évident que je ne parle que de l’idolâtrie dont j’avois parle dans ma preuve theologique contre les présages des Comètes. Or il est manifeste que dans cette preuve il ne s’agit que du Paganisme, qui couvroit toute la terre hormis la Judée, avant que les Apôtres annonçassent Jesus-Christ. Il est donc visible que l’objection contre ma preuve se rapporte au même Paganisme, et que la réponse à cette objection se rapporte au même objet. Ainsi pour extraire fidèlement il faloit représenter ma doctrine en cette manière. Il prouve que l’idolâtrie des anciens Payens n’est pas un mal plus affreux que l’ignorance de Dieu, dans laquelle on tomberait par stupidité, ou par défaut d’attention, sans une malice préméditée, fondée sur le dessein de ne sentir nul remors en s’adonnant à toute sorte de crimes. L’état de la question ainsi posé, je soutiens que mon sentiment est trés-véritable : car s’il est vrai,
I. Que l’on offense beaucoup plus celui que l’on nomme fripon, scélérat, infâme, que celui auquel on ne songe pas, ou de qui on ne dit ni bien ni mal.
II. Qu’il n’y a point d’honnête femme qui ne prit pour une plus mortelle injure que des medisans la décriassent comme une infâme prostituée, que s’ils la faisoient passer pour morte.
III. Qu’il n’y a point de mari jaloux qui n’aime mieux que sa femme fasse vœu de continence, ou en gênerai qu’elle ne veuille plus oùir parler de commerce avec un homme, que si elle se prostituoit à tout venant.
IV. Qu’un Roi chassé de son trône s’estime plus offensé, lorsque ses sujets rebelles sont ensuite très fidelles à un autre Roi, que s’ils n’en mettoient aucun à sa place.
V. Qu’un Roi qui a une forte guerre sur les bras, est plus irrité contre ceux qui embrassent avec chaleur le parti de ses ennemis, que contre ceux qui se tiennent neutres.
Si, dis-je, ces cinq propositions sont vrayes, il faut de toute nécessité que l’offense que les Payens faisoient â Dieu, soit plus atroce que celle que lui font les Athées dont je parle, s’il y en a.
Je voudrais bien qu’il m’apprit ce qu’il veut dire, quand il avance qu’on ne punit pas les Idolâtres de mort. A-t-il oublié qu’il n’y avoit point de gens qui selon les loix de Moïse fussent plus punissables que les Idolâtres ? Croit-il que Servet et Gentilis auraient dogmatisé impunément qu’il faloit rétablir l’ancien Paganisme ? Oseroit-on bien prêcher à Rome, en Espagne, en Suisse, en Suède, qu’il faut adorer
Pensées sur la Comète. 20
30é PENSÉES SUR LA COMÈTE
vous rapporter une partie de ses raisons, et de les para10 phraser ou commenter selon que je le jugerai à propos(i).
CXV
I. Preuve : L’imperfection est aussi contraire pour le moins a la nature de Dieu, que le non-être.
Il disoit en premier lieu, qu’il est autant pour le moins contre la Nature Divine d’être divisée en un très-grand
5 nombre de Divinitez différentes, et sujettes aux défauts que l’on reconnoissoit dans les Dieux du Paganisme, que de n’être point du tout. Ainsi les Idolâtres qui nient que Dieu soit un, et au dessus de l’infirmité, forment un jugement aussi absurde pour le moins et aussi desavanta 10 « —eux à Dieu, que les Athées qui nient son existence ; car
7. A. et qu’ainsi les Idolâtres. 10. A. secondement, que comme l’a fort bien remarqué.
non pas Jesus-Christ, mais Jupiter et sa femme Juuon, Minerve, Mars, et la trés-impudique femme de Vulcain ? On feroit pendre pour le moins de semblables Prédicateurs. Servet fut brûlé pour avoir dogmatisé contre les mystères de l’Evangile ; mais s’il avoit soutenu le Paganisme, et qu’il y eût eu des supplices plus affreux que celui du feu, on l’y auroit condamné sans doute ».
Il revient sur cette idée (ch. VIII, § VT) : « Comment accordera-t-il cela avec le supplice de Servet, qu’il a approuvé dans ses Pastorales, et avec le droit qu’il attribue aux Magistrats de punir les fausses doctrines ? Ne leur ôte-t-il pas le plus beau droit, s’il leur ôte celui d’infliger la peine de mort dans les cas qui le demandent ? Il seroit facile de lui montrer que rien n’est plus ridicule que de soutenir qu’ils peuvent punir par la prison, par l’exil, par la confiscation des biens, mais non pas par le gibet. »
(1) C’est là une de « ces petites adresses pour divertir davantage les Lecteurs » dont il parle dans la lettre à son frère aîné du 6 janvier 1684. Ce genre d’artifice servira souvent aux Philosophes du xvm e siècle et en particulier à Voltaire.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 307
comme l’a fort bien remarqué Mr. le Marquis de Pianezze (a), croire que Dieu n’est point, est un sentiment moins outrageux pour lui, que de le croire ce qu’il n’est pas, et ce qu’il ne doit pas être. Si Dieu (ditTertullien) n’est
1 5 point unique, il n’est point, parce que nous trouvons plus de dignité à n’être point, qu’à être autrement que l’on ne doit(b). Il y a donc plus d’extravagance, plus de brutalité, plus de fureur, plus d’aveuglement dans l’opinion d’un homme qui admet tous les Dieux des Grecs et des Romains,
20 presque infinis en nombre, et agitez de toutes les passions, et souillez de tous les crimes qui se voyent parmi les hommes, que dans l’opinion d’un Athée.
Plutarque est allé encore plus avant : car il dit qu’on fait plus de tort à la Divinité, en la croyant telle que les
25 superstitieux se la représentent, qu’en croyant qu’elle n’est rien (i). Je ne puis assci metonner (dit-il) qu’on die
(a) De ta vérité de la Rel. Chrest.
(b) Deus si non unus est, non est, quia dignius credimus non esse quodcimque non ita fuerit, ut esse debebit.
(Tertull. contra Marc, 1. I, c. 3.)
17. A. qu’il y a donc.
23. Plutarque est allé encore jusqu’à la fin de la section est une addition de B.
(1) « On a grand tort de prétendre que les questions de mon livre des Comètes sont difficiles ; car est-il besoin ni d’étude ni de lecture pour savoir qu’on offense plus sensiblement un homme d’honneur, lorsqu’on dit faussement qu’il a fait une lâcheté, que lorsqu’on dit faussement qu’il n’est point en vie ? Cette vérité n’est-elle pas à la portée de tous les hommes ? Y a-t-il un païsan qui se fâchât plus contre ses fils, s’ils ne songeoient point du tout à lui que s’ils le decrioient par tout comme un infâme scélérat ? Je suis bien assuré que mon adversaire aimeroit mieux que l’on dit qu’il n’invoque et n’adore rien, que si l’on disoit que soir et matin il adore dévotement l’un de ses livres et qu’il met tout son espoir et toute sa confiance dans ce seul objet. Je ne crois pas qu’aucun Protestant, s’il y songe bien, trouve plus fou celui qui n’adresseroit ses prières à aucun être, que celui qui adorerait son chien, son chapeau ou son haut de chausse. (Personne n’oserait dire qu’il vaut
308 PENSÉES SUR LA COMÈTE
que V Athéisme est une impiété : cela se devroit dire de la superstition, et non pas de V Athéisme : car il est bien vrai qu’Anaxagoras fut condamné autrefois comme impie, pour
30 avoir soutenu que le Soleil étoit une pierre ; mais personne n’a encore dit que les Ciiumeriens qui ne croyent pas qu’il y ait de Soleil au monde, soient impies pour cela. Quoi, celui qui ne croit point qu’il y ait des Dieux est impie, et celui qui croit qu’ils sont tels que les superstitieux se les figurent,
35 n’a-t-il pas une opinion dont l’impiété surpasse de beaucoup celle de l’Athée ? Pour moi, j’aimerois bien mieux que tous les hommes du monde dissent, que jamais Plutarque n’a été, que s’ils disoient, Plutarque est un homme inconstant, léger, colère, qui se ressent des moindres offenses, qui se met en mau 40vaise humeur pour rien, qui se fâche, si on ne l’appelle aux belles assemblées, qui se met aux champs, si quelqu’un ayant des affaires, ne lui est pas venu faire la cour au matin ; c’est un homme qui vous dechireroit à belles dents, si vous aviei passé à côté de lui sans l’aborder et sans le saluer, il fer oit pen 45 dre vôtre fils, et lui ferait donner la géueeuson logis, où dés la nuit suivante, il feroit lâcher des bétes sauvages sur vos terres pour en ravager les fruits (a).
(a) Traitté de la super st. (de la version de Mr. le Févre.)
mieux renoncer à son baptême pour se consacrer tout entier au Diable, que d’ignorer qu’il y ait un Dieu.) Si vous prétendez qu’un Egyptien a honoré le vrai Dieu en adorant les herbes de son jardin, vous avez grand tort d’accuser l’Eglise Romaine d’une idolâtrie qui a mérité qu’on sortit de sa communion. Où sont les païsans qui ignorent que tous les jours on commet des fautes contre ses lumières, et que l’on a des idées d’honneur, de gloire, d’infamie, toutes contraires à sa Religion. Voila les veritez que l’on combat quand ou se mêle de me censurer. » (Addition aux Pensées div. Avertissent, au Lecteur.)
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 309
CXYI
II. Preuve : L’Idolâtrie est le plus grand de tous les crimes
selon les Pères.
La seconde raison est, que les Pères de l’Eglise ont dit sans nulle exception, que l’Idolâtrie est le principal crime
5 du genre humain (i), le plus grand péché du monde (a), le plus grand de tous les péchez (b), le dernier et le premier de tous les maux (c). Le Docteur Angélique est dans le même sentiment, puisqu’il dit, que de tous les pechei que l’on commet contre Dieu, qui sont néanmoins très-grands, le plus
10 énorme semble être celui par lequel ou rend à la créature les honneurs divins, parce qu’autant qu’on le peut, on introduit un autre Dieu dans le monde, et ou diminue l’Empire
(a) Principale crimen generis humant, summus sxculi reatus.
(TertulL, de Idololàtr., c. 1.)
(b) Summum delictum. (Cypi iau., Epist. 10.)
(c) Greg. Na ; iani., orat. $8.
3. A. Eu 3 e lieu que les Pères de l’Eglise ont dit, sans exception.
5. A. le plus grand de tous les péchez ; Principale crimen generis humani, summus sxculi reatus, summum delictum : et le Docteur Angélique, que l’Idolâtrie est le plus grand péché que l’on puisse commettre contre Dieu, in peccatis qux, etc.
(1) Cf. Thiers, Traite des Superstitions. I, Livre II, ch. m, De l’Idolâtrie. Ce que c’est ? Que c’est une espèce de superstition et le plus grand de tous les péchés. C’est ce qui a fait dire au Cardinal Cajetan que l’idolâtrie est un péché tres-mortel, peccatum mortalissimum, parce qu’elle égale, autant qu’elle peut, la créature au Créateur… Tertullien l’appelle le principal crime du genre humain, le plus grand péché du monde : Principale crimen generis humani, summus sxculi reatus. Et Saint Cyprien le plus grand de tous les péchés : summum delictum (p. 125, 2’édit., 1697).
310 PENSÉES SUR LA COMÈTE
de la Divinité (a). Le crime des Chrétiens qui sacrifioient aux Idoles durant la persécution s’appelloit preva15 rication et ne se remettoit pas même à la mort selon l’ancienne Discipline, et excluoit pour jamais de l’entrée du Clergé (b).
CXVII
III. Preuve : Les Idolâtres ont été de vrais Athées en un
certain sens.
La troisième raison est, que si l’on y prend bien garde, l’on trouvera que les Idolâtres ont été de vrais Athées, 5 aussi destituez de la connoissance de Dieu, que ceux qui nient formellement son existenee. Car comme ce neseroit point connoître l’homme, que de s’imaginer que l’homme est du bois ; de même ce n’est point connoître Dieu, que de s’imaginer que c’est un être fini, imparfait, impuissant,
10 qui a plusieurs compagnons. De sorte que les Payens n’ayant connu Dieu que sous cette idée, on peut dire qu’ils ne l’ont point connu du tout, et qu’ils detruisoient par leur idée ce qu’ils etablissoient par leurs paroles, comme on l’a remarqué d’Epicure (c). Et c’est ce qu’a
15 voulu dire St. Paul (d), lors qu’il reproche aux Payens,
(a) In peccatis qux contra Deum committuntur, qux tamen sunt maxima, gravissimutn esse videtur, quod aliquis divinum honorem creaturae impendat, quia quantum est in se facit alium Deum in tnundo, minuens principatum divinum. (Secund. 2, quxst. 94. Art. j.)
(b) Mr. Hennan, Vie de S. Atban., 1. 2, ch. 18.
(c) Epicurum Deos verbo posuisse, reverà sustulisse.
(Cicero, } 1. de nat. Deor.)
(d) Epist. ad Roman., c. I.
3. À : IV. Que si on y prend bien garde, on trouvera.
PEXSÉES SUR LA COMÈTE 311
qu’ayant connu qu’il y avoit un Dieu, ils ne lui avoient pas pourtant donné la gloire qui lui est deùe ; mais qu’au lieu de cela ils s’étoient perdus dans leurs vains raisonnemens, et s’étoient plongez dans des extravagances, des
20 folies, et des ténèbres prodigieuses, jusqu’à réduire la gloire du Dieu incorruptible à la forme d’un homme corruptible, d’un oiseau, d’un serpent, et d’une bête à quatre pieds. C’est dire proprement, qu’ils avoient cru connoître Dieu, mais que leur connoissance étoit devenue un fan 25 tome chymerique, et si rempli de contradictions, qu’ils étoient tombez dans une ignorance totale du Dieu qui a fait le ciel et la terre. Ailleurs (a) cet Apôtre dit formellement, que les Gentils étoient sans espérance et sans Dieu au monde.
CXVIII
IV. Preuve : La connoissance de Dieu ne sert à un Idolâtre qu’à rendre ses crimes plus atroces.
S’il y a quelque différence entre l’Athéisme d’un Idolâtre, et celui d’un Athée, c’est principalement en ce que 5 l’Athéisme de l’Idolâtre ne diminue en rien l’atrocité de ses crimes, au lieu qu’un homme qui est Athée, pour être né parmi ces Peuples que l’on dit qui de tems immémorial ne reconnoissent aucune Divinité, trouvera quelque diminution de peine par le moyen de son ignorance : car 10 en bonne Théologie, et sur l’expresse déclaration de
(a) Epist. ad Ephes., c. 2. 3. À : V. Que s’il y a quelque différence.
312 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Jesus-Christ (a), ceux qui savent la volonté de leur maître, et néanmoins ne la font pas, seront plus sévèrement punis, que ceux qui ne l’ont ni faite, ni connue ; ce qui suppose manifestement, qu’il y a plus de malice
15 dans la conduite des premiers, que dans celle des derniers, et que Minucius Félix (b) n’a pas eu raison de soutenir sans aucune limitation, que c’est une aussi noire méchanceté de ne pas connoitre Dieu que de l’offenser. Donc c’est un plus grand crime à un Idolâtre de faire de faux ser 20 mens, de piller les Temples, et de commettre toutes les autres actions qu’il sçait n’être pas agréables à ses Dieux, qu’il ne l’est à un Athée de faire les mêmes choses. Donc la condition des Idolâtres est pire que celle des Athées, puis que les uns et les autres étant également dans l’igno 25 rance du vrai Dieu, et incapables également de le servir, les Idolâtres ont en particulier certaines notions et certaines persuasions, contre lesquelles ils ne sauroient agir sans une malice extrême, et sans un mépris visible de leurs Divinitez. Or quoi que Dieu ne prenne point part
30 aux cultes et aux honneurs qui sont rendus à Jupiter et à Neptune, par exemple, et qu’il les regarde comme des abominations qui méritent tous les fléaux de sa colère, il ne laisse pas de prendre part aux impietez qui se commettent contre eux. Ainsi quand un Payen, demeurant per 35 suadé que Jupiter et Neptune étaient ses Dieux, voloit les choses qui leur étoient consacrées, et leur disoit des injures, il étoit sacrilège et blasphémateur devant Dieu : et ce n’étoit pas un moindre crime à Caligula d’appeler son Ju (a) Evangel. sec. Luc, c. 12, v. 47.
(b) Cùm parentem omnium, et omnium dominum non minoris sceleris sit ignorare, quant Ixdere.
16. La fin de la phrase : et que Minucius Félix et la citation ne sont pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 313
piter en duel (a), et de lui jeter des pierres vers les nues,
40 avec ces paroles, « ôte moi du monde, ou je t’en ôterai », toutes les fois qu’il voyoit tomber la foudre, qu’il le seroit à un Chrétien de faire la même chose à l’égard de Jesus-Christ ; si ce n’est que la persuasion du chrétien fust plus grande que celle de Caligula, ou que le défaut de persuasion fust
45 moins inexcusable dans Caligula, que dans le chrétien. Car pour juger si un crime est plus atroce qu’un autre dans la même espèce, il faut savoir non seulement si l’un a été commis avec plus de connoissance que l’autre, mais aussi lequel des deux criminels a contribué le plus à son igno 50 rance par sa malice : se pouvant faire qu’un homme ignore certaines choses, parce qu’il a refusé de s’instruire, de peur que l’instruction ne le detournast de ses pernicieux desseins, auquel cas l’ignorance ne peut aucunement excuser. De sorte que si Caligula s’est porté à cet
55 excez de fureur contre Jupiter, quoi qu’il le reconnust pour le Dieu qui lance la foudre, et qui gouverne le monde, il y a autant de malice dans son fait, cœteris partibus, que dans celui d’un Chrétien, qui reconnoissant Jesus-Christ pour Dieu, se porteroit néanmoins à un
60 semblable excez de brutalité contre lui.
Cela nous fait voir, que le pillage des Temples des faux Dieux, et le renversement de leurs statues, ne peut être une bonne action que quand il procède d’un bon Principe, c’est à dire qu’il se fait par un zèle bien conduit
65 pour la véritable Religion ; et par conséquent, que toutes les actions des Payens commises, ou contre les Principes de leur fausse Religion, ou contre les lumières de leur conscience, sont des crimes trés-reels, quoique les actions
(a) Dion Cassius, 1. $8. Scneca, de ira, 1. I, cap, 21. 61. A. le saccageaient des Temples.
3 14 PENSEES SUR LA COMETE
qu’ils commettent suivant leurs faux Principes, ou suivant
70 leurs fausses lumières, ne puissent jamais être bonnes. De quoi il ne faut pas s’étonner, car il faut bien plus de circonstances afin qu’une action soit bonne, qu’afin qu’elle soit mauvaise (a). Adorer ce que l’on s’imagine faussement être Dieu, est un acte d’Idolâtrie. Fouler aux pieds
75 ce que l’on s’imagine faussement être Dieu, est un acte d’impiété. Ce sont deux actions diamétralement opposées, cependant elles produisent le même effet. Dieu prend sur soi, pour ainsi dire, l’affront qui est fait aux faux Dieux, par des gens qui les croyent être le vrai Dieu : mais il ne
80 prend pas sur son conte l’honneur qui est rendu aux faux Dieux, par des gens qui les croyent être le vrai Dieu. D’où il paroit, que les Athées ne peuvent pas offenser Dieu en tant de manières, ni avec tant de malice, que les Idolâtres ; et qu’ainsi allumer des Comètes extraordinairement, afin
85 que les hommes [soient plutôt Idolâtres qu’Athées, n’est autre chose que vouloir faire les hommes plus mechans et plus malheureux. Je vous avertis une fois pour toutes, Mr. que je parle de ces Athées qui ignorent l’existence de Dieu, non pas pour avoir étouffé malicieusement la con 90 noissance qu’ils en ont eue, afin de s’abandonner à toute sorte de crimes sans nul remors, mais parce qu’ils n’ont jamais ouï dire qu’on doive reconnoître un Dieu.
(a) Bonum ex intégra causa, malum ex quolibet defectu.
83. A. les Idolâtres (j’entens ceux qui ignorent l’existence de Dieu non pas pour avoir étouffé malicieusement la connoissance qu’ils en ont eue, afin de s’abandonner à toute sorte de crimes sans nul remors, mais parce qu’ils n’en ont jamais oui parler à qui que ce soit.) et qu’ainsi.
PENSÉES SUR LA COMETE 3 I >
CXIX
V. Preuve : L’Idolâtrie rend les hommes plus difficiles à convertir, que l’Athéisme.
La cinquième raison est, que rien n’indispose davantage les hommes à se convertir à la vraye Religion, que
S l’Idolâtrie. Car quoi qu’il y ait des exemples qui font voir que les Idolâtres et les superstitieux s’étant une fois convertis, ont plus de zèle pour la bonne cause, que ceux qui se convertissent après avoir été tiédes dans leur fausse Relig’on ; il est pourtant vrai généralement parlant, que
10 le zèle d’un Idolâtre est une disposition du cœur beaucoup plus pernicieuse que l’indifférence ; parce que généralement parlant, un homme rempli de bigoterie et entêté de ses faux Principes, se rend avec plus de peine à la vérité, qu’un homme qui ne sait ce qu’il croit. Et sur
15 ce pied-là, il semble qu’il vaudroit mieux être Athée, que plongé dans les abominables Idolâtries des Gentils, parce qu’il y a beaucoup d’apparence, que les Prédicateurs de l’Evangile expliquant nos Mystères, et les appuyant de beaucoup de miracles eclatans, ouvriroient
2Q plutôt les yeux à des personnes qui n’auroient pas encore pris leur parti, je veux dire, qui seroient sans Religion, qu’à des gens infatuez de l’antiquité de leurs cérémonies, et enracinez dans la foi et dans le culte de leurs idoles.
3. A. VI. La sixième raison est, que rien.
3 lé PENSÉES SUR LA COMÈTE
cxx
Comparaisons qui prouvent cela.
Le bon sens veut cela, et l’expérience le confirme. Parlez à un Cartésien, ou à un Peripateticien, d’une proposition qui ne s’accorde pas avec les Principes dont il est 5 préoccupé, vous trouvez qu’il songe bien moins à pénétrer ce que vous lui dites, qu’à imaginer des raisons pour le combattre. Parlez en à un homme qui ne soit d’aucune Secte, vous le trouvez docile, et prêt à se rendre sans chicaner. On éprouve à peu prés la même chose quand on
10 attaque un Hérétique bigot, ou un de ceux qui au dire du Cardinal Pallavicin, sont plutôt non Catholiques qu’Heretiques, magis extra vitia, quant cuni virtutc. On sait de plus qu’en bonne Philosophie, il est bien plus mal-aisé d’introduire quelque habitude dans une ame qui a déjà
1 5 contracté l’habitude contraire, que dans une ame qui est encore toute nuë. Il est plus difficile, par exemple, de rendre libéral un homme qui a été avare toute sa vie, qu’un jeune enfant qui n’est encore ni avare, ni libéral ; tout de même qu’il est plus aisé de plier d’un certain sens
20 un corps qui n’a jamais été plié, qu’un autre qui a été plié d’un sens contraire. Il est donc très raisonnable de penser, que les Apôtres eussent converti plus de gens à JesusChrist, s’ils l’eussent prêché à des Peuples sans Religion, qu’ils n’en ont converti annonceant l’Evangile à des Na 25 tions engagées par un zèle aveugle et entêté aux cultes superstitieux du Paganisme. Et il n’y a rien de plus vrai, que rcs persécutions horribles qu’on a fait souffrir aux
PENSÉES SUR LA COMÈTE 317
premiers Chrétiens, partoient d’un Principe de bigoterie idolâtre ; car comme c’étoient les meilleurs sujets du
30 monde, qui préchoient continuellement l’obéissance deùe aux Magistrats, et qui n’ont jamais fait paraître la moindre envie de repousser la force par la force, il n’y avoit aucune maxime d’Etat, qui deust porter les Empereurs à les faire maltraitter, ni les Gouverneurs de Province à exe 35 cuter les ordres de leur Maître avec plus de rage qu’on ne leur en demandoit.
C’étoit donc uniquement à cause que les Chrétiens en vouloient à tous les faux Dieux du Paganisme, qu’on leur suscitoit des persécutions : c’étoit le faux zèle de l’Ido 40 latrie qui animoit les Empereurs contre la Croix du Fils de Dieu, ou plutôt qui portoit ceux qui avoient l’oreille du Prince à lui inspirer les sentimens de haine contre les Chrétiens, que d’autres leur avoient inspirez à eux-mêmes. Si personne ne se fût trouvé dans les pernicieuses preoc 45 cupations de l’erreur, on eust laissé croître l’Eglise Chrétienne sans lui donner de l’empêchement. De sorte qu’on peut dire, que si Dieu avoit formé miraculensement des Comètes de tems en tems, il eust fait de tems en tems des miracles, pour préparer les hommes à rejeter la Croix
50 de son Fils, et pour les aheurter par leur attachement à l’Idolâtrie, qui se fortifioit à la veuë des Comètes, à combatre la véritable Religion.
Je sai bien que la résistance des Idolâtres a servi à faire voir la grandeur et la puissance de Dieu, et la Divinité de
55 l’Evangile. Mais il serait absurde de dire sous ce prétexte, que Dieu s’est préparé par des voyes extraordinaires, ces moyens de faire éclater sa vertu. Ni sa justice, ni sa bonté ne souffrent point qu’il facilite aux pêcheurs les occasions de s’endurcir, quoi que sa sagesse lui fasse
60 trouver dans l’endurcissement où les pêcheurs tombent
3 18 PENSÉES SUR LA COMÈTE
par leur propre faute, et contre son intention, des moyens admirables de manifester sa Gloire.
CXXI
Qu’il est difficile que ceux qui ont long-tems aimé une chose, se portent à aimer le contraire.
D’ailleurs, quoi qu’on m’oppose qu’il n’y a qu’à tourner du bon côté le zèle d’un Idolâtre, pour en faire un
5 véritable Dévot ; qu’au lieu qu’on ne trouve aucune tendresse de conscience dans un Payen qui se moque de sa Religion, on trouve dans un Payen superstitieux un bon fonds à cultiver ; qu’il en va comme de ces femmes qui ont le tempérament porté à l’amour, lesquelles n’ont pas
10 plutôt compris, qu’elles ne sont plus propres au monde, qu’elles tournent toutes leurs pensées vers Dieu, e l’aiment encore plus tendrement qu’elles n’ont aimé les créatures ; qu’un indevot qui passe dans la vraye Religion, y apporte bien souvent toute son insensibilité, et
15 choses semblables ; je ne laisse pas d’avoir raison. Il se peut faire, que tout ce que Ton m’oppose arrive quelquefois, j’en tombe d’accord. Mais on m’avouera aussi, qu’il y a des exemples du contraire. On voit des gens qui épuisent si fort toute la capacité de leur cœur à aimer les
20 vanitez du siècle, que quand l’âge, ou quelque disgrâce les en dégoûtent, ils n’aiment plus rien, et se sentent encore plus dégoûtez des choses du Ciel, que des choses de la Terre. On en voit qui ne s’épuisent jamais pour le monde, et qui l’aiment jusques à leur extrême vieillesse,
25 nonobstant ses rebuts et ses froideurs. Il y en a qui dans
PENSÉES SUR LA COMETE 319
le chagrin de ne se voir plus à la mode, font quelque tentative pour se détacher du monde ; mais le peu d’habitude qu’ils ont toujours eu avec les choses du Ciel, les leur fait paroitre si insipides, qu’ils les quittent tout 30 aussitôt, pour rattraper leur premier maître qui les fuit. Ceux-cy ne sont pas en petit nombre ; car au dire du P. Rapin, La plupart des personnes qui ont vieilli dans les vanitei du monde, et qui pensent à leur salut, voyent la dévotion comme une ressource ; mais elles n’y voyent rien que 35 de pénible, parce qu’elles la regardent d’une veùe trop humaine : le dégoût du monde qui est dégoûté d’elles les fait penser à Dieu, sans leur faire sentir les douceurs qu’il y a à le servir : elles n’envisagent que les plaisirs qu’elles quittent, sans voir ceux qu’on leur promet ; et possédées qu’elles sont du 40 présent, elles ne voyent dans l’avenir que tout ce qui est propre à les rebuter (a). Tout ceci est le train gênerai. On en voit qui abjurent tout à la fois et leurs Hérésies et leur indevotion, qui passent de l’impiété à la véritable crainte de Dieu, et quelquefois mêmes jusqu’à des pratiques supers45 titieuses, à l’exemple de ce Roy de Rome, dont T. Live parle ainsi, // fut lui-même long-tems malade. Et alors la férié de son esprit fut tellement abatuë avec les forces de son corps, qu’au lieu qu’auparavant il ne ne trouvoit rien de plus indigne d’un Roy, que de s’attacher aux choses sacrées il devint 50 tout d’un coup bigot, et s’engagea dans toute sorte de superstitions, grandes et petites, et en remplit toute la ville (b).
(a) Foi des derniers siècles, p. 141.
(b) Titllus Hostilius. « Ipse quoque longinquo inorbo est impiieitus. Tune adeo fracti, simul cum corpore, sunt spiritus illi féroces, ut qui nibil ante ratus esset minus regium, quàm sacris dedere animum, repente omnibus magnis parvisque superstitionibus obnoxius deçeret, religionibusque etiam populum impleret. » Vide Plutarch. in N. Pomp.
31. La phrase : Ceux-cy ne sont pas, et la citation du P. Rapin sont une addition de B.
320 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Ce sont donc tout au plus des exceptions combattues par des exceptions. Si bien que le parti le plus raisonnable, est de prendre pour la reigle générale, ce qui en
55 d’autres sujets est la reigle sans difficulté, savoir, qu’un homme entêté d’une fausse Religion, résiste plus aux lumières de la véritable, qu’un homme qui n’a aucun entêtement. On m’avouera, que si Julien l’Apostat eust été Athée, de l’humeur dont il étoit d’ailleurs, il n’eust fait
60 aucune chicane aux Chrétiens ; au lieu qu’il leur faisoit des avanies continuelles, infatué qu’il étoit des superstitions du Paganisme, et tellement infatué, qu’un Historien de sa Religion n’a peu s’empêcher d’en faire une espèce de raillerie, disant, que s’il fuît retourné victorieux de son expc 65 dition contre les Perses, il eut dépeuplé la Terre de bœufs, à force de sacrifices (a).
CXXII
VI. Preuve. Ni l’esprit ni le cœur ne sont pas en meilleur état dans les Idolâtres, que dans les Athées.
La sixième raison est, que soit qu’on considère les
Payens et les Athées par la disposition de leur entende 5 ment, soit par la disposition du cœur, on trouve tout
autant de desordre pour le moins dans les premiers, que
dans les derniers.
(a) Julianus superstitiosus magU, quàm sacrorum legilimus observator, innumeras sine parsimonia pecudes maclans, ut xstimaretur si revtrtisset de Parthis, boves jam defuturos, Marti illius similis Czsaris, in quem id accepimus, 0’. ycuxoi è 3ôsc Mipy.w tû> Kafaxpi 7.7 SU v.xtjtt, ; t.-j.î !
- à~wX^|i£9a. — Ammiam Marcellin., lib. 2j.
3. A. VII. Que soit qu’on considère.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 32 1
CXXIII
Considération du jugement que les Payeus faisoimt
de Dieu.
Si on regarde les Athées dans le jugement qu’ils forment de la Divinité, dont ils nient l’existence, on y voit un 5 excez horrible d’aveuglement, une ignorance prodigieuse de la nature des choses, un esprit qui renverse toutes les loix du bon sens, et qui se fait une manière de raisonner fausse et dereiglée plus qu’on ne saurait le dire. Mais voit-on, je vous prie, quelque chose de plus souffrable
10 dans le jugement que les Payens ont formé de Dieu ? Les Payens, dis-je, qui ont pensé qu’il y avoit un trèsgrand nombre de Divinitez, dont chacune avoit ses intérêts à part, ses veùes et ses passions particulières ; de sorte que les honneurs qu’on rendoit à Jupiter, par
15 exemple, ne serraient de rien pour appaiser la colère de Junon, et qu’on pouvoit être favorisé d’un Dieu, pendant qu’on avoit l’autre pour ennemi, les Payens qui ont attribué differens sexes aux Dieux, et des relations de père, de fils, de mari, de femme, toutes semblables à
20 celles qui se rencontrent parmi les hommes, les Payens, en un mot, qui ont jugé qu’un Cocher, qui pendant la marche d’une procession, prend une bride de la main gauche, par un pur hazard et sans aucune malice, ne laisse pas de gâter toute la bonne intention d’un Peuple,
25 et d’empêcher que l’indignation divine, qui alloit être
3. C. Si l’on regarde.
9. C. quelque chose de plus suportable.
Pensées sur la Comète. 21
322 PENSEES SUR LA COMETE
appaisée sans cela, ne soit diminuée de quelque peu. Tous ces jugemens que les Payens ont formés de la Divinité, avec plusieurs autres qu’il seroit ennuyeux de particulariser, supposent manifestement que la nature Divine
30 est bornée, et sujette à mille sensualitez, et à des caprices qu’on ne pardonnerait pas à un honnête homme ; et dépouillent par conséquent cet Etre infini de sa toutepuissance, de son éternité, de sa spiritualité, de sa justice, et de ses autres perfections, sans lesquelles néanmoins il
35 y a autant de contradiction qu’il existe, qu’il y a de contradiction à nier son existence. Bien davantage. Il n’y a point d’homme de bon sens, qui après avoir reconnu qu’il est impossible que l’existence soit séparée de la nature Divine, ne reconnoisse qu’il est encore plus impos 40 sible que la saincteté, la justice, et le pouvoir infini soient séparez de l’existence de la nature Divine : si bien qu’il seroit plus contre la raison, que Dieu existast, et fust sujet à des fautes et à des foiblesses, qu’il ne le seroit, que Dieu n’existast point du tout. C’est prouver, ce me
45 semble, que les erreurs où sont tombez les Payens touchant la nature Divine, sont pour le moins une aussi grande note d’infamie à la raison humaine, que le saurait être l’Athéisme.
CXXIV
Réflexion sur le Ridicule de la Religion Payenne.
Aussi voit-on que les Payens n’ont jamais eu de Système de Religion, ou de Théologie, qui eut quelque ordre, ou quelque raport dans ses parties. Tout y montre
PENSEES SUR LA COMÈTE 323
5 l’aveuglement, la fureur et la contradiction : et je soutiens, que s’il y avoit des Esprits qui ne connussent l’homme que par sa définition d’Animal raisonnable, et nullement par l’Histoire de ses faits, il seroit impossible de leur persuader que les livres d’Arnobe, de Clément
10 d’Alexandrie, de Tertullien, de St. Augustin, de Firmicus Maternus, etc. contre le Paganisme, ont été écrits contre une Religion actuellement établie dans le monde. Ils diroient que cela ne se peut pas, que ce sont des fictions et des Romans, des livres faits à plaisir par des personnes
15 oiseuses, qui s’étoient formé des Grotesques et des monstres dans leur esprit, pour s’amuser en suite à les renverser. Car quelle apparence, que des créatures douées de raison n’établissent pas leurs cultes sur des Dogmes et des jugemens bien suivis et bien liez ensemble, au lieu de
20 ces absurditez qui se détruisent elles-mêmes à veùe d’ceil dans le système du Paganisme ?
Cependant il n’est que trop vrai à la honte de l’homme, et à la damnation éternelle de la plus grande partie des hommes, que les livres de ces anciens Pères ne réfutent
25 que des erreurs trés-reelles, et qui ont même trouvé des Défenseurs parmi les Sçavans (a). À la vérité ce sont de pitoyables Défenseurs ; car ce que j’ay dit de l’Astrologie judiciaire (b), que c’est une moisson de triomphes pour tous ceux qui entreprennent de la réfuter, est incompara 30 blement plus véritable que l’Idolâtrie des Gentils. Jamais on n’a écrit contre ses abominables extravagances, qu’on ne les ait écrasées sous le poids de plusieurs raisons invincibles, et jamais on n’a peu en faire une bonne Apologie :
(a) Sed jam pudet me ista refellere, cùm eos non puduerit ista sentire. Cum vcro ausi sint etiam defendere, non jam eorum, sed ipsius genêt is humant me pudet, cujus aura hxc ferre potuerunt. (D. August., Epist. $6.)
(b) Cy-dessus, p. 65.
324 PENSÉES SUR LA COMÈTE
mais ce n’est pas tant faute d’esprit en ceux qui s’en sont
35 mêlez, que faute de raison en la cause même. C’étoit une cause si destituée de preuves, qu’il ne faloit pas beaucoup d’habileté pour en faire voir le faux, et qu’il n’y avoit aucune éloquence qui pust en soutenir la foiblesse. Si bien qu’il y a lieu de s’étonner, qu’un Poëte de repu 40 tation (a) fasse paroitre autant de timidité qu’il en témoigne, s’agissant de combattre contre un Payen éloquent, et qu’il appelle cela, commettre sa barque mal gouvernée aux flots impétueux d’une mer qui la peut facilement engloutir. Il ne faut pas avoir pour toutes armes
45 qu’un fouet à la main, (ce sont les propres paroles de l’habile homme, dont je vous raporte ici le discours) afin de battre en ruine tous les Apologistes de la Religion Payenne armez de pied en cap ; et il n’y a point de doute, que si le redoutable Carneade eust eu cette cause à
50 soutenir, il n’eust veu échouer cette éloquence, à qui Ciceron attribue, de n’avoir jamais rien soutenu, sans l’avoir prouvé, ni rien attaqué, sans l’avoir détruit de fond en comble (b), et qui fit tant d’impression sur les Sénateurs de Rome, où la ville d’Athènes avoit envoyé une Ambas 55 sade composée de Carneade et de quelques autres, qu’ils se plaignirent de ce que les Athéniens leur avoient envoyé des Ambassadeurs, non pas pour leur persuader, mais pour les forcer de faire tout ce qu’ils voudroient (c).
(a) Prudent., prxf., I. 2, contra Symm.
(b) Nullam unquam rem défendisse, quant non probarit, nullam oppugnasse quant non everterit.
(c) Ailian. var. Hist., 1. 3, c. ij.
44. A. Le texte de Prudence est à la suite de la traduction :
Puppim credere fluctibus Tanti non timeam vïri, Cui mersare facillimum est Tractandas indocilem ratis.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 325
Si bien que Caton le Censeur opina qu’on renvoyast inces60 samment ces Ambassadeurs, parce que les raisons de Carneade causoient un certain ebloùissement, qui empêchoit de discerner la vérité d’avec le mensonge (a).
cxxv
Qu’il ne faut pas juger de la Religion Payeune par ce qu’en ont dit les Poètes.
Au reste, je ne prétends pas faire le procez aux Payens sur la doctrine de leurs Poètes. 11 y auroit de l’iniquité 5 à les rendre responsables de toutes les insultes que ces Poètes ont faites aux Dieux, qu’ils ont tournez en ridicules de toutes les manières, tantôt les déguisant en toute sorte de figures, afin qu’ils pussent assouvir les mouvemens dereiglez de leur incontinence, de leur haine, ou de
io leur jalousie : tantôt les faisant tous assembler, pour être les témoins d’un flagrant delict, dans lequel l’un d’entreeux avoit surpris la Déesse sa femme, et sur lequel il y en eut qui firent des réflexions de la dernière friponnerie : tantôt les faisant bouffonner sur la démarche boiteuse du
i j même Dieu, dont le deshoneur leur fut si visible, ou sur le malheur qui arriva à la Jeune Déesse qui leur versoit
(a) Quoi Carneade argumentante, quid vert esset haud facile discemi posset. Plinius, lib. 7, cap. 30.
5. C. toutes les insultes que l’on a faites aux Dieux dans les Ouvrages de poésie. On les y a rendus ridicules de toutes manières, tantôt en les déguisant sous toute sorte.
10. C. en les faisant.
15. A. dont le Cocuage.
32é PENSÉES SUR LA COMÈTE
à boire, de se laisser tomber avec des circonstances, dont il n’y avoit que des yeux impudiques qui se pussent divertir, et dont Jupiter parut si fâché, qu’il lui ôta sa charge
20 sur le champ ; non pas par cette raison, car il aimoit à rire et à se divertir en ce genre de choses, aussi bien qu’un autre, mais parce qu’il vouloit avoir un prétexte d’avancer le beau Ganymede qu’il avoit enlevé, pour satisfaire l’amour infâme qu’il lui portoit : tantôt les fai 25 sant blesser par des hommes : et tantôt les faisant manquer de mémoire, et suer d’enthan à comprendre une difficulté ; ce qui a donné occasion à Lucien, de feindre que Jupiter demeura tout court dans une assemblée des Dieux, et ne put jamais se resouvenir du commencement
30 de la harangue qu’il avoit préparée, au lieu de quoi il leur débita par une application assez violente, quelques périodes d’une oraison de Demosthene contre Philippe, qu’il savoit par cœur. Je consens qu’on ne juge de rien sur ces autoritez-là, puisqu’il est certain que les Poètes se
35 sont mis en possession de falsifier tout, et que si on examinoit à la rigueur les vers de nos Poètes Chrétiens sur d’autres matières, que sur des sujets pieux, à peine leur resteroit-il un Sonnet, une Ode, ou une Chanson, qui ne fussent pas infectez d’heresie, d’impiété, ou de flateries
40 profanes. De sorte que nous avons intérêt pour la gloire des maximes de la morale Chrétienne, qu’on ne condamne pas une Religion sur ce que les Poètes ont dit. Et plust à Dieu, que nous n’eussions à nous plaindre que des vers profanes de nos Poètes. Car le grand mal est que leurs
4 S vers de dévotion font souvent plus de tort à l’Evangile que les autres, tant ils sont pleins d’extravagances et de bassesses, et de fictions ridicules, qui au lieu d’honorer la
17. C. avec je ne sai quelles circonstances.
41. Et plust à Dieu, jusqu’à la fin de la section, n’est pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 327
Sainte Vierge et les Saints du Paradis, comme on le prétend, exposent la Religion aux insultes et aux railleries 50 de ceux de dehors.
CXXVI
Desordres causeï par les Poètes Chrétiens.
Le Pape Urbain VIII, qui composa une fort belle Elégie que l’on voit à la tête de ses Poëmes, pour exhorter les Poètes ses Confrères à faire des vers saints et pieux, 5 est asseurement fort louable. Mais il eust encore mieux fait, si au lieu de leur donner cet avis en Poète, il leur eust défendu en qualité de souverain Pontife, d’en composer d’autres. Et comme il ne pouvoit pas pratiquer à l’égard de tous, ce qu’il pratiqua contre celui qui lui avoit
10 présenté un ouvrage peu digne d’un bon Chrétien, dont il censura l’impudence avec tant de forces que ce misérable en mourut de confusion ; il devoit interposer les foudres redoutables du Vatican, pour arrêter les desordres qui naissent de la Poésie. Le célèbre Mr. deThou remar 15 que tort judicieusement, qu’après la mort de Henry II, ceux qui prenoient la liberté de dire ses veritez, ou plutôt qui faisoient la reveùe générale de tous les desordres de son Règne, ne contoient pas pour un des moins pernicieux, le grand nombre de Poètes dont sa Cour avoit
20 été pleine ; leurs basses flatteries pour la Duchesse de Valentinois, sa Maîtresse ; leurs bagatelles, qui gâtèrent
14. A. Mr. de Thou {Hisior.,’. 22, ad ann. I))<}). 21. A. Maîtresse d’Henry II.
328 PENSÉES SUR LA COMÈTE
le goût des jeunes gens, et les détournèrent des bonnes études ; et leurs chansons tendres et passionnées, qui ruinèrent dans l’ame des jeunes filles toutes les impres 2 5 sions de la pudeur. Lisez vous-même le passage de Mr. de Thou, si vous m’en croyez (a) ; car je sens bien que mon François affoiblit la beauté majestueuse de ses expressions. Mr. de Mezerai s’accorde parfaitement en cela avec l’autre Historien, car il dit (b), qu’on eust peu louer
3° Henry II. de l’amour des belles lettres, si la dissolution de sa Cour autorisée par son exemple, u’eust tourné les plus beaux esprits à composer des Romans pleins de visions extravagantes, et des poésies lascives pour flater l’impureté qui tenait en main les récompenses, et pour fournir des amusemcns à un sexe qui
35 veut régner en badinant.
(a) Nec inter postrema corrupti sxculi testimoiiia recensebantur Poetx Galli, quorum provcntu regnum Hem ici abundavit, qui ingénia suo abusi, per fœdas adulationes ambitiosx fœminx blandicbantur, juventhte intérim corruptà, puerisque a veris studiis iia abductis, ne postremo ex Viigtnum auinus pudore el verecundià per lascivai uni cantionum illecebras eliminatà. (Thuan., Hist., lib. 22, ad ann. ISS9-)
(b) Abreg. CbronoL, ad ann. 1559.
25. A. Voici comme il en parle, car je sens bien que mon François affoiblit la beauté majestueuse de ses expressions : Nec inter postrema… illecebras eliminatà. Vous savez que le fameux Jean Gerson, Chancelier de vôtre célèbre Université (Naudé, Apol. des Gr. homm., ch. 7), a soutenu fortement dans un de ses livres, que l’Auteur du poëme intitulé, /(■ Roman de la Rose, est aussi damné que Judas, si tant est qu’avant sa mort il ne se soit pas repenti d’avoir composé, et publié tant de rapsodies. Ce qui se raporte à la pensée de ces Anciens Payens, qui ont cru qu’Homère avoit été exemplairement châtié dans l’autre monde, pour avoir débité tant de fictions ridicules, tante cojounerie ; cette epithete vient de bon lieu, car ce fût le Cardinal Hyppolite d’Est, qui l’appliqua aux poésies de l’Arioste, en lui disant, messer Lodovico dove diavolo havete pigliato tante conjonnerie.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 32Ç>
CXXVII
Suivons donc le conseil de cette Reine, dont Virgile a si indignement sacrifié l’honneur, sinon contre la vraisemblance, du moins contre la vérité (a) ; quittons les
S Poètes, pour entendre les Historiens. Examinons la Religion Payenne dans son culte et dans ses cérémonies, nous y trouverons tout ce que j’en ay dit, et tout ce que j’en ay donné à penser. C’est là où il faut chercher les erreurs grossières des Idolâtres, sans avoir égard à l’opinion de
10 quelques Philosophes, qui outre qu’ils ont été en trop petit nombre, pour faire une exception considérable, n’ont jamais osé rectifier l’opinion dominante, de peur d’être traittez comme Socrate. Et pour ce qui est des gens d’esprit et de bon sens, qui sans être Philosophes,
15 pouvoient avoir quelquefois des idées moins grossières de la Divinité, il ne faut les conter pour rien : car comme Ciceron nous le représente fort naïvement en la personne d’un de ses amis, ces gens-là ecoutoient avec joye les raisonnemens des Philosophes sur la nature des
20 Dieux ; mais au partir de là, ils faisoient tout comme les autres et suivoient pour les cultes et pour les cérémonies de la Religion, non pas les idées d’un Zenon, d’un Cleanthe, et d’un Chrysippe, mais la tradition toute
(a) Vos magis Historicis, Lectores, crédite de me,
Quant qui furta Deum concubitusque canunt, Fahidici vates, tenteront qui carminé verum, Humanisque Deos assimilant vitiis.
(Dido apud Ausonium.)
1. En titre, dans C : Quel ctoit le culte public parmi les Payens et quel est leur respect pour la tradition.
330 PENSÉES SUR LA COMÈTE
pure, comme ils l’apprenoient des Augures et des
25 Prêtres, sans disputer avec eux. Quand il s’agit de la Religion, (c’est ainsi que Ciceron fait parler l’un de ses amis) je ne m’arrête pas à la doctrine de Zenon, ou de Cleanthe, ou de Chrysippe ; mais à ce qu’en disent les Grands Pontifes Coruncanus, Scipion, et Scaevola. J’écoute aussi bien plutôt
30 Lœlius l’Augure dans le beau Discours qu’il a fait sur la Religion, qu’aucun des Chefs de la Secte des Stoïciens. Je n’ay jamais crû qu’il f al ût avoir du mépris pour aucune des partics de la Religion du Peuple Romain, et je me suis mis dans l’esprit, que nôtre République et nôtre Religion ayant été f on 3 5 dées en même tems, il faut que nôtre Religion soit approuvée des Dieux ; car sans cela nôtre République ne fust pas devenue si puissante. Voila quels sont mes sentimens. Dite r.-moi, vous qui êtes Philosophe, ce que vous croye\, car c’est d’un Philosophe que je ne fais pas difficulté d’entendre la raison de
40 ma foi : mais pour ce qui est de nos Ancêtres, je m’en fie à eux aveuglement, et sans qu’ils me donnent aucune raison de ma créance (a).
Que vous semble de cette pensée, Mr. ? Vous n’oseriez la traitter d’absurde, comme a fait Lactance (b) ; car elle
45 vous fera voir que l’esprit de la Religion Catholique étoit déjà dans la ville de Rome avant la naissance de Jesus-Christ, puis que voila des Romains qui déclarent,
(a) Cumde religione agitur, T. Coruiicanum, P. Scipionem, P. Scxvolam Pontifices maximos, non Zenonem, aut Cleanthem, aut Chrysippum sequor ; hdbeoque C. Laelium Augurent, eundeinque sapientem, quem potius audiam de religione dicentem in illa oratione nobili, quam quemquam principe) »
stoïcorum À te Philosopho rationem accipere debco religionis ; majoribus
autan nostris, etiam nullà ratione reddilà credere.
(Ciceron, 1. 3 denai. Deorum.)
(b) Divinar. Institut., 1. 2, cap. 6.
43. A. Que vous semble de cette pensée Mr ? N’êtes-vous pas bien aise de voir que l’esprit de la Religion Catholique. 47. A. Voila des Romains qui.
PENSÉES SUR LA COMETE 33 1
qu’à la vérité ils ne refuseront pas les eclaircissemens des Philosophes, mais que néanmoins ils s’en tiendront aveu 50 glement à la tradition et à la coutume. Je suis bien aise que nous puissions nous prévaloir de cette antiquité contre les Calvinistes, qui ne s’en veulent raporter qu’à leur propre sens ; au lieu que les Catholiques, je dis même les Catholiques qui ne se signalent pas par leur
55 dévotion, et qui croyent reconnoître quelquefois qu’il y a de l’abus par tout, et que les Hérétiques n’ont pas tout le tort, en reviennent néanmoins à ce résultat ici, ou en tout, ou en partie,
Le meilleur est toujours de suivre 60 Le Prône de nôtre Curé.
Toutes ces doctrines nouvelles
Xe plaisent qu’aux folles cervelles ;
Pour moi, comme une humble brebis,
Je vais où mon Pasteur me range : frr II n’est permis d’aimer le change
Que des femmes et des habits (a).
C’est imiter sagement ceux, qui après avoir frondé la Médecine et les Médecins, s’abandonnent néanmoins, dés qu’ils sont malades, à tout ce que leur Médecin
70 ordonne. Nous ne sommes pas venus au monde (disoit Mr. de Balzac) pour faire des loix, mais pour obéir à celles que nous avons trouvées, et nous contenter de la sagesse de nos Pères, comme de leur terre et de leur soleil. On pourroit l’accuser d’avoir dérobé cette pensée au Payen Cecilius, qui dit
75 fort éloquemment dans le Dialogue de Minutius Félix,
(a) Balzac, entret. 37. Mr Ménage, Observât, sur Matherb., p. ;
- é.
73. Toute la fin de la section depuis : On pourroit l’accuser, est une addition de B.
33 2 PENSÉES SUR LA COMÈTE
Que tout étant incertain dans la Nature (i), il n’y a rien de mieux que de s’en tenir à la foi de ses Ancêtres, comme à la dépositaire de la Vérité (2) ; que de professer les Religions que la Tradition nous a enseignées ; que d’adorer les Dieux que nos
80 Pères et nos Mères nous ont accoutumé^ de craindre, avant que de nous eu donner une connoissance exacte ; et que de ne point décider de la Nature des Dieux, mais de nous conformer aux premiers hommes, qui ont eu l’honneur à la naissance du monde, de les avoir ou pour bienfaiteurs ou pour Rois (a).
85 Ce principe a tant de proportion avec les idées populaires, que l’on y vient tôt ou tard. Les Catholiques qui ne l’ont pas voulu admettre, quand les Payens s’en sont servis contre la Religion Chrétienne, n’ont pas laissé de
(a) Cùm igitur aut fortuna certa, aut meerta natura fit, quantovenerabiliusac melius antistitem veritatis majorum excipere disciplina » :, religiones traditas colère, Dcos, quos a parentïbus ante imbutus es timere quàm nosse familiarius, adonne nec de numinibus ferre sententiam, sed prioribus credere, qui adhuc ruai s.vculo in ipsis mitndi natalibus, meruerunt Deos vel faciles haberc, vel Reges.
(1) « Il établit, dit Jurieu, que tout est incertain dans le monde, et qu’on ne se détermine à croire une opinion plutôt qu’une autre, que par des marques étrangères. Et cela sans faire aucune exception, même des choses de la Religion ». a II faut remarquer, répond Bayle, qu’en cet endroit je ne fais que rapporter ce que d’autres disent ; je rapporte un passage de Miuucius Félix, et un autre de la Logique de PortRoyal. Comme il n’étoit point question là des affaires de Religion, il eût été superflu de les excepter, et personne n’auroit cru alors qu’il s’éleveroit au bout de neuf ans un délateur hérissé de chicaneries ».
(2) Jurieu : « Il loue et admet ce damnable principe, que tout étant incertain dans la nature, il n’y a rien de mieux que de s’en tenir à la foi de ses ancêtres, et de professer les Religions que la tradition nous a enseignées, selon quoi les Idolâtres ont bien fait de rejetter l’Evangile, et les Papistes la Reformation ». « Par quelle distraction, répond Bayle, a-t’il pu perdre de vue l’un des desseins de mon Ouvrage, qui est de réfuter la maxime, Qu’une erreur ne peut pas être de tous les paîs et de tous les siècles ? Un homme qui force ce retranchement, et qui rapporte ensuite que les Payens avoient opposé la tradition aux premiers Chrétiens, et que ceux-ci l’opposent aux Protestans, n’a-t-il pas dessein de railler l’Eglise Romaine, et de lui faire honte de sa conformité avec les anciens Idolâtres ? »
PENSÉES SUR LA COMÈTE 333
s’en servir contre les Novateurs ; et c’est aujourd’hui l’un 90 de nos plus forts argumens contre les pretendus-Reformez. Ils s’en moquent, mais ils y viendront un jour, et s’en serviront contre tous leurs Schismatiques. Peut-être même qu’ils l’ont déjà fait.
CXXVIII
Qu’il faut juger d’une Religion par les cultes qu’elle pratique. Réflexion sur le livre de Mr. VEvêque de Condom.
Pour ce que j’av dit, qu’il faut juger de la Religion Payerne, non pas sur les impertinences des Poètes, ni 5 aussi sur les beaux discours des Philosophes, mais sur les cultes qu’elle pratiquoit par un usage soutenu de l’autorité publique ; pour cela, dis-je, je ne croi pas que personne le doive trouver mauvais, car il est seur que c’est uniquement ce qui justifie, ou ce qui condamne une
10 Religion : et c’est aussi par là que les anciens Pères ont batu en ruine le Paganisme. Mr. de Condom lui-même (i), qui ne semble pas approuver cette méthode, et qui prétend que l’on ne doit pas imputer à la Religion Catholique, que les pures décisions des Conciles, n’a pas laissé
15 d’imputer à la Religion Payenne les abus qui s’y com 4. C. non par les impertinences. 6. C. suivant un usage.
(1) « Quelques-uns (des Français qui vinrent le visiter en Hollande) me remercièrent nommément d’avoir ruiné en trois pages l’exposition de Mr. l’Evèque de Condom, par un endroit dont personne ne s’étoit avisé. » (Addition aux Pensées. Avertissement au Lecteur).
334 PENSÉES SUR LA COMÈTE
mettaient publiquement (a). Il la décrie sur ce que ses mystères, ses fêtes, ses sacrifices, les hymnes qu’elle chantoit à ses Dieux, les peintures qu’elle consacrent dans les temples ; tout cela avoit relation aux amours, aux
20 cruautez, et aux jalousies des Dieux. Il la décrie sur les prostitutions qu’elle avoit instituées pour adorer la Déesse Venus ; sur ce que dans les affaires pressantes les particuliers et les Republiques voûoient à Venus des Courtisanes, et attribuoient le salut de la patrie aux
25 prières qu’elles faisoient à leur Déesse, comme il paroit par le Tableau que les Grecs mirent dans leurs temples après la défaite de Xerxés et de ses formidables armées. Le Tableau representoit les vœux et les processions de ces femmes prostituées, et contenoit cette inscription,
30 faite par Simonides Poète fameux, Celles-cy ont prié la Déesse Venus, qui pour l’amour d’elles a sauvé la Grèce. Le même Mr. de Condom décrie le Paganisme sur ce qu’il consacroit à ses Dieux les impuretez du Théâtre, et les sanglans spectacles des Gladiateurs, c’est à dire tout ce
35 qu’on pouvoit imaginer de plus corrompu et de plus barbare ; et il se moque des explications, et des adoucissemens que les Philosophes apporteront à tout cela, quand ils eurent à soutenir les objections des Chrétiens. Il ne fait point grâce à la Religion des Juifs, quoi qu’il
40 avoue que les erreurs qui se couloient insensiblement parmi le Peuple, n’eussent point passé par Décret public en dogme de la Synagogue.
Il a raison : mais cela même fait voir, que la méthode qu’il a suivie pour rendre belle et agréable la Religion
(a) Disc, sur l’Histoir. Univers., 2" part., ch. 16, iy, 18.
23. C. des Courtisanes à Venus.
39. Cette phrase : Il ne fait point grâce, n’est pas dans A.
PENSÉES SUR LA COMETE 335
45 Catholique aux Protestans, est tout à fait insoutenable. Car que nous importe, diront-ils, que l’on ne trouve pas dans les décisions des Conciles tous les abus et toutes les superstitions qui nous choquent dans l’Eglise Romaine. Pourveu que nous voyions qu’elles sont autorisées publi 50 quement et solennellement, et qu’elles composent son culte, nous en avons assez pour nous tenir éloignez de sa Communion. Les Payens n’eussent-ils pas peu se défendre par la même voye ? Ne pouvoient-ils pas dire, que ce qu’on leur reprochoit étoit des abus où le Peuple étoit
55 tombé insensiblement par la connivence des Magistrats, et par l’ignorance, ou par l’avarice des Prêtres : mais qu’on ne prouverait jamais, que tous les Collèges des Pontifes et des Gens d’Eglise deûement assemblez, eussent décidé telle ou telle chose ? Il n’y a point de doute
60 que les Payens n’eussent allégué ces excuses, s’ils eussent eu un Esprit aussi fin que Mr. l’Evéque de Condom. Mais que leur eust-on repondu ? Que c’est se moquer que de se défendre de la sorte ; qu’un homme que l’on pretendroit engager à s’établir dans une ville, où le vol, le
65 meurtre, et toutes les voyes de fait seraient tolérées publiquement, en lui faisant voir qu’on ne trouve pas dans les Actes de la Maison de Ville aucun statut qui ordonne de tuer, ou de voler, aurait grand raison de se moquer de cela. Que m’importe, diroit-il, qu’il y ait une
70 loi du Magistrat qui ordonne le meurtre et le brigandage, ou qu’il n’y en ait point. Il me suffit que l’on vole et que l’on tuë impunément dans une ville, pour ne vouloir point y séjourner. Demeurons d’accord que les Hérétiques peuvent faire la même réponse à Mr. l’Evéque de
75 Condom ; et qu’ainsi le seul et le véritable moyen de
58. C. eussent décidé telle chose.
33^ PENSÉES SUR LA COMÈTE
disculper nôtre Religion, c’est de montrer qu’elle ne tolère rien qui ne soit bon, et que non seulement les décisions des Conciles sont orthodoxes, mais aussi que les cultes, les usages, et les doctrines autorisées publique 80 ment sont justes et sainctes.
C’est ainsi que parla nôtre Docteur, ajoutant, qu’encore qu’il fust bon Catholique, il ne vouloit pas imposer à la Religion Payenne une loy, qu’il ne voulust aussi prescrire à l’Eglise Romaine, qui est de juger de leur
85 nature par les cultes et les dogmes autorisez publiquement : et sur ce pied-là, il trouvoit qu’à considérer les Athées par raport à l’entendement, ils ne sont pas dans des erreurs plus énormes que les Gentils. C’est de quoi je dirai encore quelque chose en un autre endroit.
CXXIX
La disposition du cœur des Athées comparée avec celle des Idolâtres.
Si on regarde les Athées dans la disposition de leur cœur, on trouve que n’étant ni retenu par la crainte d’au5 cun châtiment divin, ni animez par l’espérance d’aucune bénédiction céleste, ils doivent s’abandonner à tout ce qui flatte leurs passions. C’est tout ce que nous en pouvons dire, n’ayant point les Annales d’aucune Nation
79. C. les dogmes autorisés… justes et sains.
3. C. Si l’on regarde.
7. A. C’est tout ce qu’on peut dire, parce que nous n’avons pas les Annales d’aucun Peuple, qui ait fait profession d’Athéisme, , qui nous apprendraient, si nous les avions, jusques à quel excez de crimes se portent les nations.
PENSÉES SUR LA COMETE 3 37
Athée. Si nous en avions, on sauroit jusqu’à quel excez
10 de crimes se portent les Peuples qui ne reconnoissent aucune Divinité, s’ils vont beaucoup plus loin, que celles qui en ont reconnu un nombre innombrable. Je croi qu’en attendant une Relation bien ridelle des mœurs, des Loix, et des Coutumes de ces Peuples que l’on dit qui ne
15 professent aucune Religion (i), on peut asseurer que les Idolâtres ont fait en matière de crimes, tout ce qu’auroient seu faire les Athées. On n’a qu’à lire le dénombrement qui a été fait par St. Paul, de tous les desordres où les Payens se sont jettez (a), et on comprendra que les
20 Athées les plus opiniâtres n’eussent peu enchérir par dessus. Et si on lit les Histoires profanes, et les autres monumens qui nous restent de l’Antiquité, on verra évidemment que tout ce que la plus brutale et la plus dénaturée paillardise, la plus effrénée ambition, la haine et l’envie
25 la plus noire, l’avarice la plus insatiable, la cruauté la plus féroce, la perfidie la plus étrange peuvent faire exe (a) Epist. ad Rom., cap. I.
11. A. et si elles vont beaucoup plus loin que celles.
(1) Car que me répondrez-vous si je vous objecte les peuples athées dont Strabou parle et ceux que les voyageurs modernes ont découverts en Afrique et en Amérique ? (Voyez leurs noms et leurs passages dans la dissertation de M. Fabrice intitulée Apologeticus pro génère humano contra calumniam Atheismi. Notez qu’il ne parle point de ceux qui ont dit que les Druses, peuples du Liban, sont Athées)… C’est en vain que M. Fabrice, Professeur en Théologie à Heidelberg, élude la difficulté. Je veux que ses raisons soient plausibles et spécieuses, mais enfin elles ne sont point capables de fixer l’esprit. Tout ce qu’elles peuvent faire est d’inspirer quelque défiance sur l’exactitude des voyageurs, ce qui nous réduit à suspendre notre jugement jusques à ce que nous soyons mieux informez de l’état de ces prentendués nations athées. (Cont. de ; Pensées div., § XIIIJ. Cf. La Mothe le Vayer, D : ai. d’Oratius Tubero. La Divinité, p. 351-2. Il énumère d’après Strabon et les auteurs modernes de voyages (J ean Léon’Ac.°s ta > Champlain), les peuples qui n’ont eu aucune notion de la Divinité.
Pensées sur la Comète. 21
338 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
cuter à un Athée Profès, a été effectivement exécuté par les anciens Payens, adorateurs de presque autant de Divinitez, qu’il y avoit de créatures.
cxxx
Que ceux qui ont été très mechans parmi les Payens, n’ont pas
été Athées.
Et qu’on ne me dise pas, que ceux qui ont exécuté ces crimes parmi les Payens, étoient Athées dans l’ame : car 5 il faut raisonner d’eux comme des Chrétiens, qui se portent à ces mêmes crimes. Il seroit absurde de prétendre qu’ils ne reconnoissent aucun Dieu. Cela peut être vrai de quelques-uns, mais il est très faux du plus grand nombre, comme je vous le prouverai invinciblement avant que
10 d’abandonner cette question. Ainsi quand il seroit vrai qu’un Tarquin le Superbe, qu’un Catilina, qu’un Néron, qu’un Caligula, qu’un Heliogabale, n’auroient reconu aucune Divinité, il seroit absurde d’asseurer la même chose de tous les Romains qui ont été meurtriers, empoi 15 sonneurs, parjures, calomniateurs, impudiques, etc. Il ne seroit pas même raisonnable de Tasseurer du cruel Néron, puis que, selon le témoignage de Suétone (a), il n’osa
(a) Peregrinatione quidem Grxcii Eleusiniis sacris, quorum initiatione impii et sceîerati voce prxconis submoventur, intéresse non ausus est. (In ^ T er., c. 34.)
9. A. n’a pas la fin de cette phrase depuis : comme je vous le prou verai.
10. C. qu’un Tarquin, qu’un Catilina, qu’un Caligula, qu’un Néron, qu’un Heliogabale.
15. Presque toute cette section dtpuis : Il ne seroit pas même raisonnable, jusqu’à la fin est une addition de B.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 339
point assister aux mystères de Cerés, sachant que l’on avoit de coutume de faire crier par un Héraut, qu’aucun
20 impie, ni scélérat, n’eust la hardiesse de s’en aprocher. C’est une preuve évidente qu’il reconnoissoit une justice invisible, et qu’il étoit persuadé qu’on se commettoit avec elle, lors que l’on meprisoit certaines cérémonies de Religion. Le même Suétone (a) nous dit que Néron étoit
25 persécuté par les remors de sa conscience, et que les songes et les présages de mauvais augure l’epouvantoient quelquefois ; qu’ayant été inconstant à l’égard des autres superstitions (b), il persévéra jusques à la fin dans le culte d’une petite image d’enfant, à laquelle il sacrifioit
30 trois fois par jour, et que peu avant sa mort il s’attacha à consulter les entrailles des victimes. Il n’étoit donc point Athée. Pour ce qui est de Tarquin, de Catilina, de Caligula, et d’Heliogabale, il seroit aisé de prouver qu’ils ne l’étoient point non plus ; puis que le premier envoya ses
35 propres enfants consulter l’oracle de Delphes (c), sur un prodige qu’il avoit veu dans sa maison, et qui lui donnoit beaucoup de chagrin ; Que le second consacra une petite chapelle dans son logis à une Aigle d’argent pour laquelle il avoit une grande dévotion, sur tout quand il se
40 preparoit à quelque meurtre (d) ; Que le troisième, comme je l’ay déjà dit (e), cherchoit à se vanger des injures qu’il croyoit avoir reçues de Jupiter ; Et que le
(a) Cap. 46.
(b) Cap. s6.
(c) Livius, l. I, Dec. I.
(d) Quam venerari ad cxdem proficiscens soldas, à ci’jus altaribus saepè istam dextram impiam ad necem civium transtulisti. (Cicer., Orat. I in Catil.)
(e) Voieip. 313.
26. C. l’épouvoient quelquefois : que les bons augures lui donnoient de la joie et qu’il en remerçioit le Ciel ; {Cap. 41).
340 PENSEES SUR LA COMETE
quatrième s’entêta si fort du culte du Dieu dont il avoit été consacré Prêtre, qu’il fit porter dans le temple qu’il
45 lui avoit bâti à Rome, tout ce qu’il y avoit de plus sacré dans les autres (a). Il disoit même qu’il faloit y transporter la Religion des Juifs, et celle des Samaritains, et celle des Chrétiens, afin que le culte de ce Dieu renfermast celui de tous les autres. Il lui alloit immoler tous les
50 matins un prodigieux nombre de victimes. Il lui sacrifia les plus beaux enfans qu’il put trouver en Italie (b) ; et pendant que les Magiciens immoloient ces jeunes victimes, il faisoit ses prières à son Idole, et regardoit luimême les entrailles des hosties, pour y remarquer les
55 présages de ses prosperitez (c). Tout cela prouve si fortement, que ce détestable monstre n’était point Athée, qu’il n’est pas besoin d’alléguer la crédulité qu’il eut pour ceux qui lui avoient prédit qu’il mourrait de mort violente. Or si Néron, si Tarquin, si Catilina, si Caligula, si Helio 60 gabale n’ont pas été Athées, quel droit auroit-on de prétendre, que tous ceux qui ont mal vécu dans le Paganisme, n’avoient aucun sentiment de Religion ? Ne se rendroit-on pas ridicule, si on nioit que les mêmes gens qui avoient une haine horrible contre les premiers Chrê 65 tiens, étoient ceux qui s’abandonnoient à tous les dereiglemens que l’on a veus dans le Paganisme ? Et seroit-on moins ridicule, si on soùtenoit que les villes et les Provinces entières qui se dechaînoient avec tant de rage et avec tant de cruauté contre tous les Chrétiens par tout l’Empire
70 Romain, n’avoient aucune Religion ; puis qu’il est indufa) L « m/>n’rfr « s in ejus vita.
(b) Voie\ Co’êffetcau, Hist. Rom., 14.
(c) Omne deniquc Magorum genus aderat Mi, operabaturque quotidic, bottante Mo et gratins agente quod amicos coruvi invcnisset, cùm inspiceret exta puerilia, et excuteret hostias ad ritum gentilem suum. (Lampridiu ; Heliogab.)
PENSÉES SUR LA COMÈTE 34 1
bitable, que cette fureur des Idolâtres ne venoit, I. Que de leur attachement au culte des Dieux, contre lesquels ils voyoient les Chrétiens si animez. II. Que de la fausse pensée qu’ils s’étoient mise dans l’esprit, que les Chrê75 tiens étoient la cause de toutes les calamitez publiques, par les injures qu’ils faisoient aux Dieux ?
CXXXI
Quel est l’effet de la amnoissance d’un Dieu parmi les Nations Idolâtres.
Disons donc, que quand on n’est pas véritablement converti à Dieu, et qu’on n’a pas le cœur sanctifié par la 5 giace du Saint Esprit, la connoissance d’un Dieu et d’une Providence est une trop foible barrière pour retenir les passions de l’homme, et qu’ainsi elles s’échappent aussi licentieusement qu’elles feroient sans cette connoissance-là(i). Tout ce que cette connoissance peut produire,
(i) Jurieu : « Il prouve avec scandale, que la connoissance de Dieu ne sert de rien pour retenir les hommes dans leur devoir et brider les passions. » Réponse de Bayle : « Il ne faut que jetter la vue sur la page^ des Comètes, pour voir qu’on représente ma doctrine toute mutilée de ses parties les plus nobles. Voici ce que j’ai dit : Quand on n’est pas véritablement converti à Dieu, et qu’on n’a pas le cœur sanctifié par la grâce du Saint-Esprit, la connoissance d’un Dieu et d’une providence est une trop foible barrière pour retenir les passions de l’honuiie, et ainsi elles s’échappent aussi licentieusement qu’elles feroient sans cette connoissance-là… Quelle audace, quelle injustice n’est-ce pas que de me faire dire en gênerai de la connoissance de Dieu, ce que je n’ai dit que de ces connoissances vagues et confuses que les fausses Religions communiquent ? N’ai-je pas excepté la connoissance que le Saint-Esprit communique aux régénérez ?… Et si ma doctrine est fausse, ne s’ensuit-il pas manifestement que ces deux propositions d’un Pelagianisme outré sont vrayes ?
Lors même que l’on n’est pas véritablement converti à Dieu, et qu’on n’a J>as le cœur sanctifié par la grâce du Saint-Esprit, la connoissance d’un
342 PENSÉES SUR LA COMÈTE
io ne va guère que jusqu’à des exercices extérieurs, que l’on croit pouvoir reconcilier les hommes avec les Dieux, Cela peut obliger à bâtir des Temples, à sacrifier des victimes, à faire des prières, ou à quelque chose de cette nature ; mais non pas à renoncer à une amourette cri 15 minelle, à restituer un bien mal acquis, à mortifier la concupiscence. De sorte que la concupiscence étant la source de tous les crimes, il est évident, que puis qu’elle règne dans les Idolâtres, aussi bien que dans les Athées, les Idolâtres doivent être aussi capables de se porter à
20 toute sorte de crimes, que les Athées ; et que les uns et les autres ne sauroient former des Societez, si un frein plus fort que celui de la Religion, savoir les loix humaines, ne reprimoit leur perversité. Et cela fait voir le peu de fondement qu’il y a à dire que la connoissance
25 vague et confuse d’une Providence, est fort utile pour affoiblir la corruption de l’homme. Ce n’est pas de ce côté-là que se tournent ses usages : ils sont beaucoup plus physiques que moraux, je veux dire qu’ils tendent plutôt à affectionner les sujets à demeurer en un certain
30 lieu, et à le défendre s’il est attaqué, qu’à les rendre plus hommes de bien. On n’ignore pas l’impression que fait sur les esprits la pensée, que l’on combat pour la conservation des Temples et des Autels, et des Dieux Domestiques, pro aris etfocis ; combien on devient courageux et
35 hardi, quand on est préoccupé de l’espérance de vaincre par la protection de ses Dieux, et que l’on est animé par l’aversion naturelle que l’on a pour les ennemis de sa
12. A. à sacrifier des agneaux.
Dieu et d’une providence est une asse^ forte barrière pour retenir les passionsde l’homme, et pour mortifier la concupiscence.
Les fausses Religions convertissent l’homme à Dieu, le fout combattrecontre ses passions, et le rendent vertueux. »
PENSÉES SUR LA COMÈTE 343
créance. Voila proprement à quoi servent les fausses Religions par raport à la conservation des Etats et des
40 Republiques. Il n’y a que la véritable Religion, qui outre cette utilité, apporte celle de convertir l’homme à Dieu, de le faire combattre contre ses passions, et de le rendre vertueux. Encore n’y reùssit-elle pas à l’égard de tous ceux qui la professent. Car le plus grand nombre demeure
45 si engagé dans le vice, que si les Loix humaines n’y mettoient ordre, toutes les Societez des Chrétiens seroient ruinées bien-tôt. Et je suis seur qu’à moins d’un miracle continuel, une ville comme Paris, seroit réduite dans quinze jours au plus triste état du monde, si on n’em 50 ployoit point d’autre remède contre le vice, que les remontrances des Prédicateurs et des Confesseurs.
Di^es après cela, qu’une foi vague de l’existence d’un Dieu qui gouverne toutes choses, est d’une grande efficace pour mortifier le péché. Asseurez-vous plutôt, Mr. que
55 cette sorte de foi ne met les Idolâtres au dessus des Athées, qu’à l’égard de l’affermissement de la Republique. Car n’en déplaise à Cardon (a), une Société d’Athées, incapable qu’elle seroit de se servir des motifs de Religion pour se donner du courage, seroit bien plus facile à
60 dissiper qu’une Société de gens qui servent des Dieux : et quoi qu’il ait quelque raison de dire que la croyance de l’immortalité de l’âme a causé de grands desordres dans le monde (b) par les guerres de Religion qu’elle a excitées
(a) Lib. de immortalit. an’nn.r.
(b) Summus utrinque Inde furor vulgo, quod numina vicinorum, Odiî uterque locus, etc. (Juven., Satyr. 1 y)
44. A. dont le plus grand nombre.
49. C. si l’on n’employoit.
63. A. La citation de Juvénal (dans le texte), est plus longue : Inter finitimos vêtus, atque antiqua simultas, Immortale odium, et nunquam sanabile vulg-us Ardet adhuc Ombos et Teutyra. Summus…
344 PENSÉES SUR LA COMÈTE
de tout tems, il est faux, même à ne regarder les choses
65 que par des veùes de Politique, qu’elle ait apporté plus
de mal que de bien, comme il le voudrait faire accroire.
CXXXII
Que les Idolâtres ont surpassé les Athées dans le crime de le^e-Majestè Divine.
Mais si les Idolâtres n’ont fait qu’égaler les Athées dans la pluspart des crimes, il est certain qu’ils les ont 5 surpassez dans celui de leze-Majesté Divine au premier chef (i). Car outre les façons de parler insolentes contre les Dieux, qui se voyent dans leurs livres, sans qu’on voye qu’elles ayent fait des affaires à l’Autheur ; qui se voyent,
6. C. insolemment.
8. A. comme quand Valere Maxime dit (lib. I, cap. I) Qu’enfin les Dieux eurent honte de persécuter cruellement une Nation, que les sanglantes injures qui lui avaient été faites n’avoient peu décourager de leur rendre le culte qu’ils désirent : et Seneque, que la longue prospérité de SyUa etoit le crime des Dieux. Outre ces expressions, dis-je, pleines d’irrévérence qui se trouvent en grand nombre.
(i) Cf. dans Y Antibigot ou les Quatrains du Déiste publii vers 1622 ou 1623 :
Au regard de l’Athée, encore qu’ingratement Il nie l’Eternel et sa sainte police Si n’en parle-t-il pas injurieusement Comme fait le Bigot traitant de sa justice. Ainsi l’Athée seul nie la Divinité : Le Bigot pirement. meilleur que Dieu s’estime ; Le Deïste entre tous l’adore en vérité Attendant qu’il parvienne où son but se termine.
(F. Strowski, Pascal et son temps, I, 205). Cf. Quxstiones celeberrimx in Genesim et L’impiété des déistes, athées et libertins de ce temps combattue et renversée, par le P. Mersenne.
PEKSÉES SUR LA COMÈTE 34)
dis-je, en grand nombre (a), non seulement dans les
ïo Poètes, mais aussi dans des ouvrages en prose, ne sçait-on pas que les Payens ont dégradé leurs Divinitez, quand ils en étoient mecontens ? Ne sçait-on pas qu’ils ont renversé, ou lapidé leurs temples et leurs statues ? Alexandre, qui dans sa première jeunesse avoit été pro 15 digue d’encens envers les Dieux, jusqu’à s’en faire censurer par son Gouverneur, et dont le foible a été la superstition, au raport de Q . Curce, fut si outré de colère de ce qu’ils avoient laissé mourir Ephestion, que non content de leur dire des injures, il fit renverser leurs
20 autels et leurs simulacres, et s’acharnant particulièrement sur Esculape le Dieu de la Médecine (b), il commanda que son temple fust brûlé. Auguste qui etendoit ses dévotions jusqu’à son oncle César assassiné depuis peu, et qui pour un jour fit immoler à ce nouveau Dieu
25 assassiné 300. personnes d’élite, ne se contenta pas, après avoir perdu sa flotte par la tempête, de s’écrier, qu’il vaincrait en dépit de Neptune ; mais il défendit aussi de porter en procession l’image de ce Dieu, à la prochaine solemnité des Jeux Circenses. Suétone qui nous aprend
30 cela, nous raconte ailleurs, que le jour de la mort de Germanicus, on lapida les temples, on renversa les autels, et qu’il v eut des gens qui jetterent par la fenêtre leurs Dieux Pénates.
Les Japonnois font aujourd’hui quelque chose de fort
35 aprochant (c), car ils ont 365. Idoles destinées à veiller sur la personne de l’Empereur, lesquelles on met en sentinelle tour à tour, chacune pour être en faction une
(a) Vide Muret. Oral. 4, lih. 2.
(b) Arrïan., I. j, cap. 3.
(c) Ambassad. de la Compagn. des Indes des Provinces Unies.
21. La référence n’est pas dans A.
346 PENSÉES SUR LA COMÈTE
journée toute entière. S’il arrive quelque mal au Prince, on s’en prend à l’Idole du jour, on la fouette, ou on la
40 bâtonne, et on la bannit du Palais pour cent jours. Les Chinois qui consultent leurs Idoles sur le succez de leurs affaires, (ce qui se fait en jettant devant la Statue les deux moitiez d’un petit globe traversées d’un fil, après avoir prononcé quelques prières) et qui ne rencontrent pas le
45 sort favorable, se contentent pour la première fois de dix mille injures à leur Dieu (a). Après cela changeant de ton, ils lui adressent mille prières, et jettent encore au sort. S’il ne vient pas tel qu’ils le souhaittent, alors ils ajoutent aux injures les coups de fouet, le Dieu est traîné
50 dans l’eau et dans le feu. Après quoi viennent encore d’autres supplications : et ainsi tour à tour ils frappent et ils adorent leur Idole, jusqu’à ce que les deux moitiez de la boule tombent du sens qu’ils le demandent.
Je trouve encore une autre sorte d’impiété fort criante
55 dans la conduite des Payens, en ce qu’ils ont associé aux Dieux les personnes les plus infâmes, comme Drusilla, dont le commerce incestueux avec son frère Caligula, étoit connu d’un chacun : comme Antinous le Ganymede de l’Empereur Adrien, auquel on a rendu les honneurs
6 divins, non seulement du vivant de cet Empereur, mais aussi plus de 200. ans après : comme les deux Faustines, mère et fille, l’une femme de l’Empereur Antonin, l’autre femme de Marc-Auréle, toutes deux d’un libertinage si déreiglé, que toute la ville s’en scandalisa, sur tout en
65 voyant la fille indignement prostituée à un Gladiateur, quoi qu’elle eust le plus honnête homme de mari qui fut au monde. Tout cela n’empêcha pas, que le même Peuple qui avoit été scandalisé de la mauvaise vie de ces Impe (a) Maffei, Hist. Indicar., I. 6.
PEN’SÉES SUR LA COMÈTE 347
ratrices, ne les honnoroit comme des Déesses après leur 70 mort, par une impieté que l’Empereur Julien (a) reproche vertement à l’Empereur M. Auréle. La manière dont les Athéniens rendirent les honneurs divins à Demetrius, pendant qu’il étoit le plus infâme débauché qui fut au monde, surpasse toute imagination (b). 75 Voilà des crimes que les Athées ne commettent pas, et que les Idolâtres commettent. Et quels crimes sont-ce à vôtre avis ? Les plus épouvantables que l’on puisse concevoir, et les plus accompagnez d’un jugement
(a) In Cxsaribus.
(b) Plutarch, in Demetr. deviens Ahx. in protrept. ad Ocntes.
71. A. Encore un exemple tiré d’un autre pays. C’est celuy des Athéniens (Plutarch. in Démet.) qui ayant donné le titre de Dieux Sauveurs au Roy Antigonus et à Demetrius son fils, créèrent une charge annuelle de Prêtre de ces Dieux sauveurs, du nom duquel on specifioit les années : qui firent mettre la figure de ces Princes sur la bannière sacrée où étoient en broderie les images des Dieux Patrons et Protecteurs de la ville : qui consacrèrent le lieu où Demetrius étoit descendu de son chariot pour la première fois dans Athènes, et y dressèrent un Autel en son honneur : qui ordonnèrent que les Députez qu’on envoyeroit à Antigonus et à Demetrius, porteraient le même nom que ceux qu’on envoyoit à Delphes et en Elide à Apollon et à Jupiter Olympien, pendant les jeux publics de toute la Grèce, afin de faire les sacrifices accoutumez pour le salut des villes, et que toutes les fois que Demetrius viendrait à Athènes, on le recevrait avec les mêmes solemnitez qui étoient observées dans les fêtes de Ceres et de Bacchus : qui firent un Décret public portant qu’on envoyeroit un Député à Demetrius pour le consulter à la manière des Oracles après lui avoir offert un sacrifice dans toutes les formes. Ce ne fut pas tout. Ils lui offrirent en mariage (Clem. Alexand. Protrept. ad Gent.) la Déesse Minerve par une licence plus que poétique, car les Poètes nous asseurent constamment qu’Elle fût toujours ferme à garder le vœu de virginité. Demetrius ne fit pas grand cas d’un pucelage aussi suranné que celui-là, et qu’on ne pouvoit même lui livrer qu’en effigie, mais pour trouver quelque chose de réel dans la proposition des Athéniens, il mena une Courtisane dans la chambre de Minerve, et la fit coucher avec lui dans le lit de cette Déesse. Les trois Favoris de Demetrius eurent aussi leur part aux honneurs divins, leurs Autels, leurs Chapelles et leurs Sacrifices (Athenaeus, l. 6). Cependant il y a lieu de croire qu’ils n’étoient pas fort gens de bien, car Demetrius (Plutarch. in ej. vit.) étoit l’homme du monde le plus vicieux, et le plus abymé dans les voluptez les plus infâmes.
348 PENSÉES SUR LA COMÈTE
injurieux à la Divinité. Car enfin, faire abatre le Temple
■80 d’un Dieu, en punition de ce qu’il a laissé périr un homme, n’est-ce pas croire que Dieu est justiciable de l’homme ; que Dieu doit agir non pas selon sa volonté, mais selon qu’il plaît à l’homme ; que s’il ne le fait pas, l’homme est en droit de le châtier par la suppression des
85 honneurs qu’on lui rendoit, comme quand un Prince punit ses serviteurs en les dépouillant de leurs charges ? N’est-ce pas croire que Dieu est injuste, et qu’on peut lui faire des affronts impunément ? En un mot, n’est-ce pas porter le mépris et l’insolence plus loin que jamais Athée
90 n’a fait ? Un Athée ne rend point d’honneurs à Dieu, parce qu’il n’est point persuadé qu’il existe. S’il abat un Temple, il croit n’offenser aucune Divinité. Mais un Idolâtre qui fait la même chose, refuse des honneurs à un Dieu qu’il reconnoit, et les lui refuse afin de l’offenser.
95 II n’est pas si ignominieux de n’avoir pas le privilège d’entrer quelque part, que d’en être chassé après y avoir été receu(A) ; donc les Idolâtres qui abatent les autels sur quoi ils avoient sacrifié, pèchent plus grièvement qu’un Athée. 100 Prononcez, je vous prie, sur cette question. Supposons deux François, dont l’un n’obeïroit ni à Louis XIV, ni à quelque autre Roy que ce fust, et l’autre meconnoissant le Grand Prince que Dieu nous a donné, reconnoitroit pour Roy de France un homme de peu de mérite. À vôtre 105 avis, lequel de ces deux hommes là offenseroit davantage le Roy ? Ce seroit sans doute le dernier, car en fait de rébellion, le premier pas est de refuser l’obéissance à son
(a) Turpiùs ejkltur, quant non admittitur bospes.
100. Terni ce § : Prononcez, je vous prie, jusqu’à : Si vous joignez, est une addition de B.
PENSÉES SUR LA COMÈTE 349
Prince légitime ; mais le comble de la felonnie est d’en mettre un autre en sa place ; et plus celui qu’on lui subs 110 tituë est destitué de mérite, plus offense-t-on le Prince à qui l’on doit obeïr. Un Roy qui se voit détrôner par ses sujets, parce qu’ils veulent vivre en Républicains, se console plus aisément, que s’il les voit se choisir un autre Monarque ; car au second cas ils témoignent que ce
1 1 5 n’est point la haine de la Monarchie qui les fait agir, mais la haine particulière qu’ils ont pour leur Souverain. Il n’est pas difficile par ces considérations, de connoitre que les Idolâtres, qui au lieu d’adorer le véritable Roy de l’Univers, lui ont substitué un nombre innombrable de
120 Divinitez chymeriques, ont été plus injurieux à Dieu, que les Athées.
Si vous joignez à ceci les remarques qui ont été déjà faites en raportant la V. Raison, et si vous considérez que la Déification des personnes infâmes contient ou de
125 pareilles enormitez, ou de plus grandes encore, vous ne douterez point que l’Idolâtrie Payenne n’ait été pire que l’Athéisme.
Je ne sai même, si je ne ferois pas bien de vous prier de joindre cette considération à toutes les autres ; c’est
130 qu’il paroît par tous les Oracles des anciens Payens, que le Démon n’a jamais poussé les hommes à l’Athéisme, et qu’au contraire il a fait tous les efforts imaginables pour entretenir l’Idolâtrie dans leur esprit. Quand il est question de connoître les divers degrés du péché, il me semble
135 que le Démon n’est pas un juge peu compétent ; et si quelque créature se connoit en crimes, c’est assurément celle-là. Il semble donc, que puisque le Diable donne la préférence à l’Idolâtrie, elle est plus criminelle que l’irre 128. La fin de la section n’est pas dans À depuis : Je ne sai même.
350 PENSÉES SUR LA COMÈTE
ligion. Je tiendrais cette preuve pour démonstrative, si 140 je ne me souvenois de la raison que j’ay donnée de cette préférence (a).
Ce qui me reste à vous raporter du Discours de nôtre
habile homme, un peu commenté, est trop considérable
et trop scabreux, pour ne me pas engager à prendre
145 quelque repos avant que d’y mettre la main. Je m’arrête
donc icy pour un peu de tems.
A…., le 9. de Juillet 1681.
(a) Cy-dessus § 113.
141. C. des discours… un peu commentez.
TABLE
DES
SECTIONS (i)
Contenues dans le Tome premier des Pensées diverses.
Pages
§ i. Occasion de l’ouvrage 23
§ 2. Avec quelle méthode on l’écrira 24
§ 3. Que les présages des Comètes ne sont appuyez
d’aucune bonne raison 25
§ 4. De l’autorité des Poètes 27
§ 5. De l’autorité des Historiens 29
§ 6. Que les Historiens se plaisent fort aux digressions. 34
§ 7. De l’autorité de la Tradition 35
§ 8. Pourquoi on ne parle point de l’autorité des Philosophes 39
$ 9. /. Raison contre les présages des Comètes. Qu’il est fort probable qu’elles n’ont point la vertu de produire quelque chose sur la terre… 41 § 10. Si elles envoyent quelque autre chose que la
lumière 42
§ 11. Si leur lumière détache quelques atomes… 43 ] 12. Quelle peut être l’activité de leur lumière… 44 § 13. Qu’il est aussi difficile aux exhalaisons de descendre que de monter 45
5 14. Que les exhalaisons des Comètes, quand même elles parviendroient jusqu’à la terre, n’y pro duiroient rien 48
§ 15. Réfutation de ceux qui disent que cela n’est pas impossible, ou qui voudroient soutenir que les influences ne sont pas des corpuscules… 51
(1) Dans la 3 e édition.
3 52 PENSÉES SUR LA COMÈTE
§ 16. II. Raison : Que si les Comètes avoient la vertu de produire quelque chose sur la terre, ce pourrait être tout aussi bien du bonheur, que du malheur 55
§ 17. III. Raison : Que l’Astrologie qui est le fondement des prédictions particulières des Comètes, est la chose du monde la plus ridicule… 56
§18. Du crédit de l’Astrologie parmi les anciens
Payens 67
§ 19. Du crédit de l’Astrologie parmi les Infidèles d’aujourd’hui 71
§ 20. Du crédit de l’Astrologie parmi les Chrétiens.. 75
§ 21. Du crédit de l’Astrologie en France 77
§ 22. Que l’entêtement gênerai pour l’Astrologie decredite l’autorité qui n’est fondée que sur le grand nombre 80
§ 23. IV. Raison : Que quand il seroit vrai que les Comètes ont toujours été suivies de plusieurs malheurs, il n’y auroit point lieu de dire, qu’elles en ont été le signe ou la cause… 82
§ 24. V. Raison : Qu’il est faux, qu’il soit arrivé plus de malheurs dans les années qui ont suivi les Comètes, qu’en tout autre tems 84
§ 25. S’il y a des jours heureux, ou malheureux… 85
§ 26. Sentiment des Payens sur les jours heureux ou
malheureux 86
§ 27. Réfutation du sentiment des Payens 87
§ 28. Comment il arrive qu’on gagne des batailles en
certains jours affectez 89
§ 29. Ce qu’il faut repondre à ceux qui citent des
exemples pour les présages des Comètes.. 90
§ 30. Qu’il n’y a point de fatalité dans certains noms. 91
§ 31. Grande superstition des Payens à l’égard des
noms 94
§ 32. En quel sens on peut préférer un nom à un
autre 97
§ 33. Combien cette V. Raison est décisive contre les
présages des Comètes 99
§ 34. Observations nécessaires à ceux qui se veulent
eclaircir de ce fait 102
TABLE DES SECTIONS 3 5 3
J 3 5. Comparaison des années qui ont suivi les Comètes de l’an 1665 avec les années qui ont précédé
la Comète de l’an 1652 104
j 36. Guerre des Turcs et des Vénitiens 105
^37. Guerre des Espagnols et des Portugais… 107 J 38. Guerre des Anglois et des Hollandois… 108 l 39. Guerre des François et des Espagnols… 109 § 40. Que l’Espagne feroit bien d’abandonner les Païs Bas ni
§ 41. Bonheur de l’année 1668 115
§ 42. Pacification du démêlé des Jésuites et des Jansénistes 116
§ 43. Considération des malheurs arrivez pendant les
sept années que l’on a examinées… 120 § 44. Malheurs arrivez dans l’Europe depuis l’an 164^
jusqu’en 1652 122
"45. VI. Raison:Que la persuasion générale des peuples n’est d’aucun poids pour prouver les mauvaises influences des Comètes… 127 § 46. Exemples de quelques opinions générales, qui sont
fausses r ?
5 47. Quelle est la véritable cause de l’autorité d’une
opinion 1 3 3
5 48. Qu’il ne faut pas juger en Philosophie par la pluralité des voix 1 3 5
§ 49. Combien il est ridicule de chercher les causes de
ce qui n’est point 1 37
§ 50. Superstitions des Anciens pour les éclipses… 140 §51. Superstition des Modernes pour les éclipses.. 142 § 52. Que les éclipses ne peuvent point causer de mal. 144 ] 5 3. Que les éclipses ne peuvent pas être le signe d’aucun mal 146
- 54. En quel sens un effet naturel est un signe de quelque chose 148
§55. Remarques pour connoître si une chose est un signe
envoyé de Dieu 149
- 56. Application aux Comètes de ce qui a été dit touchant les éclipses 1 3 1
- 57. VII. Raison, tirée de la Thcologie
- Que si les Comètes étoient un présage de malheur, Dieu
Pensées sur la Comète. 2 3
3 54 PENSÉES SUR LA COMÈTE
auroit fait des miracles, pour confirmer l’Idolâtrie dans le monde 154
§ 58. Que les Comètes ne peuvent présager le mal
qu’en qualité de signes 156
§ 59. Que les Comètes ne peuvent être des signes du mal à venir, sans être formées miraculeusement 157
§ 60. Etrange conséquence qui naîtroit de ce que les
Comètes seroient formées par miracle… 158
§ 61. Les Démons entretenoient la superstition en produisant des prodiges 160
§ 62. Que les Payens ne faisoient rien qui pût apaiser la colère de Dieu, quand ils voyoient des prodiges 164
§ 63. Les Démons faisoient prendre pour des prodiges,
plusieurs effets de la nature 164
§ 64. Si je me prevaus du témoignage des Poètes.. 168
§ 65. Comment les hommes eussent pu d’eux mêmes
prendre certaines choses pour des prodiges.. 169
§ 66. Que ce qu’on appelle des prodiges, est souvent aussi naturel que les choses les plus communes 171
§ 67. De la prodigieuse superstition des Payens sur le
chapitre des prodiges 173
§ 68. Artifices du Démon pour fomenter la superstition des Payens 177
§ 6<). Que les Payens attribuoient leurs malheurs à la négligence de quelque cérémonie, et non pas à leurs vices 179
§ 70. Application des remarques précédentes à la raison
tirée de la Théologie 183
§ 71. De l’horreur que Dieu a pour l’Idolâtrie… 184
§ 72. Que la raison pourquoi les Comètes ne pouvoient pas être des présages avant la venue de Jésus Christ, subsiste encore 186
§ 73. De l’abominable Idolâtrie des Payens d’aujourd’hui 188
§ 74. Que les Comètes ont des caractères particuliers,
qui montrent qu’elles ne sont pas des signes. 189
TABLE DES SECTIOXS 355
§ 75. En quel sens on peut dire que Dieu menace ceux
qu’il ne veut pas frapper 193
^ 76. Qu’il est faux que les peuples qui sont heureux après l’apparition des Comètes, ayent mérité cette distinction par leur pénitence… 194
5 77— Q ue l’efficace des prières d’un petit nombre de bonnes âmes dans la vraye Religion, n’a point de lieu dans les fausses Religions… 198
§ 78. Digression nécessaire 200
l 79. VIII. Raison : Que l’opinion qui fait prendre les Comètes pour des présages des calamitez publiques, est une vieille superstition des Payens, qui s’est introduite et conservée dans le Christianisme par la prévention que l’on a pour l’Antiquité 201
§ 80. De la grande passion qu’ont les hommes de
sçavoir l’avenir, et des effets qu’elle a produits. 201
§ 81. Que les Politiques ont fomenté la superstition des
présages 205
5 82. Que les Panégyristes ont contribué à fomenter la
superstition des présages 209
j 83. À combien de choses on a fait servir une même
Comète 213
§ 84. Pourquoi les Chrétiens sont dans la même prévention que les Payens sur le sujet des Comètes 219
§ 85. Introduction de plusieurs cérémonies Payennes
dans le Christianisme 222
5 86. Que les fausses conversions des Payens ont transporté bien des erreurs dans le Christianisme 224
§ 87. Du penchant que les hommes ont à être de la Religion dominante, et du mal que cela fait à la vraye Eglise 225
5^88. Reflexion sur les conversions présentes des
Huguenots 228
§ 89. Preuves de fait de la transplantation des erreurs
du Paganisme dans le Christianisme… 255
§ 9c. Pourquoi les Saints Pères n’ont pas condamné
ceux qui croyoient les présages des Comètes. 240
23*
356 PENSÉES SUR LA COMÈTE
§ 91. Qu’on a tort de blâmer ceux qui ne croyent
pas légèrement, qu’un effet soit miraculeux. 242
§ 92. De quelle manière la grâce guérit la nature.. 244
§ 93. Combien les Chrétiens sont infatuez des présages, 245
§ 94. Combien les Historiens se jettent dans le merveilleux ; ceux de Charles-Quint par exemple. 249
S 95. Que quand on dit que les Comètes présagent la mort des Rois, on ne distingue pas comme il faudrait faire, ceux dont la mort est préjudiciable, de ceux dont la mort ne lait aucun mal 25 r
§ 96. Suite des exagérations Espagnoles à la louange
de Charles-Quint 25s
§97. Avertissement aux Historiens François… 257
§ 98. Réfutation des Historiens de France qui ont avancé qu’il y eut des présages de la mort du Roi Henry IV 264
§ 99. Nouvelles preuves de l’inclination des Chrétiens
à croire les prodiges et les présages… 266 C 100. Nouvelle remarque, pour faire voir que l’antiquité et la généralité d’une opinion, n’est pas
une marque de vérité 271
§ roi. Preuve convaincante de l’erreur où l’on est touchant les présages 273
§ 102. Première objection contre la raison tirée de la Tljeologie : Dieu a formé des Comètes, afin que les Payens connussent sa providence et ne tombassent pas dans l’Athéisme… 279 § 103. Première réponse. Que Dieu ne fait point de miracles, pour chasser un crime, par l’établissement d’un autre crime, l’Athéisme par l’établissement de l’Idolâtrie 280
§ 104. Seconde réponse : Qu’il n’a jamais été nécessaire d’empêcher que l’Athéisme ne s’établit en la place de l’Idolâtrie, et que les Comètes ne sont pas capables de l’empêcher… : 284
§ 105. De la prodigieuse inclination des anciens
Payens à multiplier le nombre des Dieux.. 285
§ 106. III. Réponse. Que quand même il y auroit eu lieu de craindre que l’Athéisme ne s’établit en
TABLE DES SECTIONS 3 57
la place de l’Idolâtrie, il n’eût point fallu se servir de miracles pour l’empêcher… 290 § 107. Les effets de la nature pouvoient empêcher l’irréligion 290
§ 108. La politique pouvoit empêcher la même chose.. 292 § 109. L’intérêt des Prêtres le pouvoit empêcher aussi. 293 l 110. Combien les peuples aimoient à croire que les
prodiges n’étoient point naturels 296
§ m. Que le Sacerdoce et l’autorité souveraine ont été
quelquefois unis 297
§ 112. Du soin que l’on prenoit de châtier ceux qui
meprisoient la Religion 299
’113. Que les Démons aiment mieux l’Idolâtrie que
l’Athéisme 301
) 114. IV. Réponse. Que l’Athéisme n’est pas un plus
grand mal que l’Idolâtrie 303
\ 115. /. Preuve. L’imperfection est aussi contraire pour le moins à la nature de Dieu, que le nonêtre 306
j 116. II. Preuve. L’Idolâtrie est le plus grand de tous
les crimes selon les Pères 309
> 117. ///. Preuve. Les Idolâtres ont été de vrais Athées
en certain sens 310
j 118. IV. Preuve. La connoissance de Dieu ne sert à un Idolâtre qu’à rendre ses crimes plus
atroces 311
5 119. V. Preuve. L’Idolâtrie rend les hommes plus
difficiles à convertir, que l’Athéisme… 315
§ 120. Comparaisons qui prouvent cela 316
§ 121. Qu’il est difficile que ceux qui ont long-temps aimé une chose, se portent à aimer le contraire 318
j 122. VI. Preuve. Ni l’esprit, ni le cœur ne sont pas en meilleur état dans les Idolâtres, que dans les
Athées 320
5 123. Considération du jugement que les Payens fai soient de Dieu 321
§ 124. Réflexion sur le ridicule de la Religion
Payenne 322
358 PENSÉES SUR LA COMÈTE
§ 125. Qu’il ne faut pas juger de la Religion
Payenne par ce qu’en ont dit les Poètes.. 325
§ 126. Desordres causez par les Poètes Chrétiens… 327
§ 127. Quel étoit le culte public parmi les Payens, et
quel étoit leur respect pour la tradition… 329
§ 128. Qu’il faut juger d’une Religion par les cultes qu’elle pratique. Réflexion sur le livre de Mr. l’Evêque de Condom 333
§ 129. La disposition du cœur des Athées comparée
avec celle des Idolâtres 336
§ 1 30. Que ceux qui ont été trés-mechans parmi les
Payens n’ont pas été Athées 558
§ 131. Quel est l’effet de la connoissance d’un Dieu parmi les nations Idolâtres 341
§ 132. Que les Idolâtres ont surpassé les Athées dani le crime de leze-Majesté Divine 344
APPENDICE I
Je reproduis ici tout un chapitre de la Lettre sur la Comète que Bayle a retranché dans l’édition de 1683.
§ XIII.
IV. Dira-t-on avec un célèbre sectateur de Mr. Descartes (1), (Mr. de Mallement de Messange, Dissert, sur les Comètes, p. 12), (il voudra bien que je le nomme ainsi, nonobstant le beau talent qu’il a pour les pensées originales, qui peut lui donner une envie légitime de ne philosopher sous la bannière de personne) qu’une Comète rencontrant à la Circonférence d’un Tourbillon une matière fort grossière, et se veautrant avec beaucoup de rapidité dans cette espèce de fange, en excite un nuage à l’entour d’elle, et par son mouvement la pousse si loin que tout le
(1) Claude Mallemans de Messange, né à Beaune en 1653, entrai l’Oratoire en 1674 et fut pendant trente quatre ans professeur de philosophie au Collège du Plessis. Il composa en 1679 un Traité pljysique du Mcmde. En 1680, Bayle écrivait à son frère : « Il paroit un Livre assez nouveau qui explique physiquement l’Histoire de la Création du Monde rapportée par Moïse. L’Auteur s’appelle M. Mallement de Messange, jeune homme de grand esprit Ii donna au commencement de l’année passée un nouveau Système du Monde qui est fort bien imaginé : il pose le Soleil au nombre des Planètes et la Terre aussi donnant à chacun un mouvement à l’entour d’un même centre. » Mallemans publia en i68t sa Dissertation sur les Comètes, à monsieur le Procureur général du Grand Conseil, en 1698 son célèbre Problème de la quadrature du Cercle. Il prit parti, dans la Querelle du Dictionnaire de l’Académie, contre Furetière qui le malmena dans l’Apothéose du Dictionnaire. Il répondit en 1696 par une véritable invective : Réponse à une critique satirique. Il mourut en 1723.
3Ô0 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
plus pur fluide du grand Tourbillon en est infecté, et que les hommes mêmes en peuvent recevoir du mal ; comme il a veu quelquefois dans le fonds d’un clair ruisseau, un petit animal qui se rouloit dans du sable, en pousser si loin les parties, que cette eau la plus belle et la plus claire qu’on vit jamais en fut toute troublée dans un moment, ce qui put sans doute incommoder les poissons : et comme on voit aussi qu’on ne sauroit donner un coup, pour nettoyer une chambre poudreuse qu’on n’eleve la poudre jusqu’au plancher, quoi qu’elle ait une pente naturelle vers le bas d"où elle s’eleve.
Mais il est facile de repondre qu’il n’y a point assez de proportion entre ces choses pour en tirer une parité fort probable. Car encore une fois, la terre a beau tourner sur son centre avec une rapidité merveilleuse, elle a beau pousser la matière grossière dont elle est environnée ; tout cela se termine à épaissir l’air jusques à 2 ou 3 lieues de hauteur plus ou moins ; les parties du petit tourbillon de la terre qui sont au dessus des plus hautes nues ne s’en sentent aucunement. Quelle apparence donc que les Comètes quand même ou les supposeroit deux cent fois plus grandes que la terre, puissent du haut de la région de Saturne éloignée de la terre de plus de 6 millions de lieues, pousser des matières épaisses dans nôtre air ? On m’avouera que la poussière et la fumée qui s’elevent dans une plaine où se donne une bataille, quelque incommodes qu’elles soient aux Combatans, ne troublent pas néanmoins la pureté de l’air sur les montagnes voisines, et que si on regardoit le combat du sommet d’une de ces montagnes, plus haute de demie-lieùe en droite ligne que la plaine, on ne seroit nullement incommodé ni de la poussière ni de la fumée. Pourquoi donc s’imagine-t’on que les brouillards épais qu’une Comète peut exciter à l’entour d’elle, se peuvent écarter par toute l’étendue immense du grand Tourbillon ?
Il faut remarquer une chose à quoi on ne prend pas assez garde ; c’est qu’encore qu’un certain degré de force suffise pour élever les corps pesans jusqu’à une certaine hauteur, il ne s’ensuit pas qu’on puisse les élever une fois plus en employant le double de force, ou une fois autant, en employant la même force, car il se peut faire que plus on monte, plus on s’éloigne de l’équilibre. On se tromperoit fort, par exemple, si on croyoit après avoir plongé 2000 1. pesant d’or, dans une cuve remplie de
APPENDICE I 361
vif argent, d’eau et d’huile, faire remonter cet or 4. pieds au travers de l’huile avec le double de la force qu’il auroit fallu, pour le faire monter 2. pieds au travers du vif argent. Et par une raison semblable on se tromperait fort si on croyoit pouvoir enfoncer un balon 4. pieds dans le vif argent de cette cuve, avec une puissance double de celle qui l’auroit enfoncé 2. pieds dans l’huile. Je suis seur que le petit animal qui en se roulant sur le sable troubla le petit ruisseau, ne fit gueres monter dans l’air, des particules de sable : et il est fort apparent que s’il se fust roulé avec 20. fois plus de force dans le fonds d’une rivière 10. fois plus large et plus profonde que ce ruisseau, il n’eust pas troublé toute l’eau de la rivière comme il fit celle du ruisseau. Pour la poussière qui s’eleve dans une chambre au moindre coup de balay, je suis seur qu’on m’avouera qu’elle pourroit à la vérité, s’élever 2. ou 3. fois autant si on donnoit un coup avec 2. ou 3. fois plus de force, mais qu’enfin la force des coups ne seroit plus en raison réciproque des espaces parcourus par la poussière : et cela me suffit pour prouver qu’encore qu’une Comète pousse la matière crasse qui l’environne avec une force cent mille fois plus grande, par exemple, que celle d’un cheval qui marche sur un lieu poudreux, elle ne chasse pas pourtant cette matière jusqu’à une distance cent mille fois plus grande que l’espace jusqu’où s’eleve la poussière frappée par un cheval. L’Auteur de la Dissertation a fort bien insinué la raison de tout cecy ; qui est que la poudre et le sable sont en un certain équilibre avec les parties de l’air et de l’eau, et que pour peu qu’on les ayde, elles l’emportent. Mais comme cet équilibre ne subsiste plus après une certaine élévation, ce petit secours quand même il seroit continué, ne servirait plus de rien : du moins ne fairoit-il pas monter la poussière à l’infini. Aussi voyons nous que la poussière communiquant peu à peu de son mouvement aux parties de l’air, perd bientôt son avantage, et ne demeurant pas même en équilibre avec elles, est repoussée vers le centre. Il est fort apparent qu’il se passe quelque chose de semblable dans le Tourbillon de la Comète. Les parties qui l’environnent étant en un certain équilibre avec celles d’alentour, peuvent s’éloigner de la Comète, pour peu qu’on les pousse : et même s’en éloigner beaucoup si on les pousse vivement. Mais comme elles ne sauraient s’éloigner de la Comète sans perdre peu à peu la force qui leur a été imprimée, il faut que tôt ou tard elles
362 PENSÉES SUR LA COMÈTE
s’arrêtent, et qu’ayant moins de force pour s’éloigner, que les corps qu’elles rencontrent, pour demeurer à leur place, elles soient repoussées vers la Comète, à l’exemple des corps que nous jettons dans l’air, qui peu après sont repoussez vers la terre. Mais n’y regardons pas de si près. Accordons que la Comète peut écarter les corpuscules qui l’environnent, aussi loin de sa superficie, à proportion, qu’un cheval écarte loin de luy la poussière qu’il remue de son pied. Accordons que comme la poussière s’étend à l’entour d’un cheval dans un espace dont le Diamètre perpendiculaire à l’Horizon sera si on veut 5. ou 6. fois plus grand que le cheval : de même aussi les corpuscules agitez par la Comète s’étendent à l’entour d’elle dans un espace dont le Diamètre qui nous regarde, est 6. fois plus grand que le Diamètre de la Comète. Voila bien des passedroits que nous faisons, car on ne pourrait jamais prouver cela sur le pied des evaporations terrestres qui nous sont connues. Cependant il ne s’en suivra pas que les Comètes puissent seulement chasser hors de leur propre tourbillon, les corpuscules qui les environnent, car le diamètre du tourbillon de la terri contenant pour le moins 30. fois le diamètre de la terre, il est raisonnable de supposer que le diamètre du tourbillon de la Comète contient aussi 30. fois pour le moins le diamètre de la Comète : si bien que tous les deplacemens des corpuscules grossiers qui sont à l’cntoui des Comètes, se fairont dans un espace très éloigné de la circonférence de leurs tourbillons, bien loin de s’étendre jusques à nous.
Soyons encore plus faciles ; accordons que la Comète peut chasser entièrement hors de l’enceinte de son tourbillon cette matière grossière qui l’environne. S’ensuivra-t-il que notre air en sera tout infecté ? Je n’y voi nulle apparence, car puis que cette matière a eu la force de se ranger à la circonférence du grand tourbillon, il faut qu’elle ait une solidité naturelle, qui la rend capable de repousser vers le centre, tous les globules et tous les corps qui sont entre Saturne et le soleil, et par conséquent que la force qu’elle a de s’éloigner du soleil soit autant supérieure à la force qu’ont les corps qui environnent la terre, de s’éloigner du soleil, que Saturne s’est plus éloigné du soleil, que la terre : c’est à dire que selon le système de Copernic qui fait la moindre distance d’entre le soleil et la terre de 700. diamètres terrestres, et d’entre le soleil et Saturne de 6400. dia APPENDICE I 365
mètres ; il faut que la matière dont il s’agit, ait pour le moins 9. fois plus de force que les globules qui sont à la circonférence de l’Orbe de la terre. Or, le moyen de s’imaginer que l’impulsion communiquée à cette matière par les Comètes la puisse conduire vers le centre par une traverse de plus de 16. millions de lieues, toujours par un pays où elle rencontre des corps qui ont incomparablement plus de disposition qu’elle à être proche du centre ? Il n’y a point d’imagination qui puisse fournir à cela, sur tout quand on considère que de quelque force qu’on pousse un ballon dans l’eau, il remonte tout aussitôt si on ne pesé dessus continuellement. Et on veut que la Comète ayant une fois poussé vers les parties inférieures du tourbillon, des corps qui tendent avec beaucoup de force à s’en éloigner, ces corps là s’avancent en suitte vers le centre sans fin et sans cesse ?
L’exemple des fleurs et du musc dont se sert le même Autheur, ne prouve pas le contraire de ce que je pretens établir, car ce qui fait que les odeurs se répandent au long et au large n’est pas l’impulsion que les fleurs communiquent à leurs corpuscules : c’est l’impulsion qui est premièrement communiquée à ces corpuscules par certains dissolvans qui passent par les pores des fleurs : et puis l’agitation qui leur vient des parties de l’air qui leur servent de véhicule. Mais bien loin que les atomes poussez par les Comètes puissent trouver un véhicule qui les porte vers le centre du grand Tourbillon, qu’au contraire ils trouvent par tout des corps qui ayant plus de disposition qu’eux à demeurer près de ce centre, les en éloignent continuellement.
Poussons nôtre complaisance plus loin : accordons que les Comètes peuvent pousser jusques près du centre du grand Tourbillon la matière sur quoi elles se roulent ; s’ensuivra-t-il que l’Atmosphère de la terre en sera notablement altéré et les hommes aussi ? Point du tout, car si cette matière parcourait des espaces aussi immenses, elle se briseroit et se diviserait en une infinité de particules insensibles, etc. (La suite comme au § XIV de B.)
Voici le passage auquel fait allusion Bayle :
Il m’est arrivé quelquefois de voir dans le fond d’un clair ruisseau un petit animal se rouler dans un sable très fin, mais grossier en comparaison de la pureté de l’eau qui couloit dessus ;
364 PENSÉES SUR LA COMÈTE
ce petit animal par son mouvement qui n’estoit pas si grand assurément que celuy d’une Comète après avoir formé autour de luy à une médiocre estenduë comme un petit nuage de sable, il le poussa si loin que cette eau la plus belle et la plus claire qu’on vit jamais, fut en un moment toute troublée, dont les petits poissons qui y estoient en fort grande quantité purent sans doute estre incommodés, comme nous le serions d’un mauvais air qu’on nous feroit respirer ; puisque nous sommes justement dans l’air comme les poissons sont dans l’eau. S’il est donc permis de faire une comparaison, ce ruisseau est un air ou une matière céleste ; le sable du fond est la matière grossière reléguée à l’extrémité, et comme au fond du grand tourbillon, et le petit animal sera une grosse Comète qui se veautre dans cette fange. Elle en excite un nuage à l’entour d’elle, et par son mouvement la pousse si loin, que tout le plus pur fluide du grand tourbillon en est infecté et que les hommes mesmes en peuvent recevoir de l’incommodité.
(Mallement de Messange, Diss. sur les Coin., p. 12).
APPENDICE II
Voici encore un long passage de l’édition de 1682 qui a été supprimé dans la première édition des Pensées.
Fin du § XLVI.
La raison est en cecy tout à fait contre le sentiment commun, car on ne voit pas en vertu dequoi la Lune allant successivement et imperceptiblement de la conjonction à l’opposition, et de l’opposition à la conjonction, doit changer tout à coup la température de l’air justement lorsqu’elle est arrivée au point de l’opposition et de la conjonction. Il faudroit pour cela que son mouvement fust semblable à celui des roues d’une horloge, qui ne fait sonner les heures que lors qu’il est arrivé précisément à un certain point, ce qu’aucune raison ne nous persuade, étant bien plus probable au contraire que si une certaine situation de la Lune a quelque vertu, on ne doit pas attendre à s’en sentir, qu’elle y soit parfaitement arrivée, comme il n’est pas nécessaire que le soleil soit arrivé précisément au méridien, afin qu’il nous fasse sentir la chaleur. Nous la sentons augmenter à mesure qu’il s’en approche, sans pourtant qu’elle diminue à proportion qu’il s’en éloigne, car le chaud est souvent plus insupportable à 2. et à 3. heures après midy, qu’à midy même. Pourquoi donc ne sentirions nous par degrez la vertu d’une certaine position de la Lune ? Ajoutez à cela que la nouvelle Lune ne sauroit changer la température du tems sans faire cesser la pluye en un endroit, et la faire commencer en un autre, et ainsi du reste. Or on ne voit pas par quelle raison tous ces differens changemens peuvent résulter d’un certain aspect de la Lune, lequel est presque le même que les aspects d’un peu devant et d’un peu après, qui ne peuvent rien produire de semblable. On
366 PENSÉES SUR LA COMÈTE
voit encore moins par quelle vertu la température de l’air produire par ce certain aspect de la Lune peut demeurer en son état pendant 15. jours, quoi que la Lune ne retienne point ce même aspect, et qu’elle change au contraire perpétuellement sa demeure. À l’égard des marées on explique fort bien pourquoi elles sont plus grandes dans les Conjonctions et dans les Oppositions, en supposant que la Lune se trouve alors dans les extremitez du petit Diamètre de son Orbe, mais cela ne tire pas à conséquence pour les pluves, pour le froid et pour le chaud. Outre qu’il est bien vrai que les plus grandes marées arrivent les jours de la pleine et de la nouvelle Lune, mais de telle sorte, qu’elles croissent ou décroissent journellement, selon que la Lune s’éloigne, ou s’approche des quadratures, ce qui ne se fait point à l’égard de la pluye, ou du beau tems.
Ayant fait ces objections à de fort honnêtes gens, je n’ay eu pour toute réponse, si non qu’il faut bien que cela soit ainsi, puisque nos anciens l’ont cru, qu’il n’y a pas apparence que cette opinion eût pu s’établir de main en main dans tous les siècles, si l’expérience ne l’eût soutenue. Et comme je leur ay fait souvent remarquer que le mauvais tems ayant continué 2. ou 3. jours après la nouvelle Lune, le reste du mois n’avoit pas laissé d’être fort beau, ils m’ont repondu qu’il ne faloit par y regarder de si prés, et qu’on pouvoit fort bien entendre par nouvelle Lune les 2. ou 3. jours qui précèdent et qui suivent sa conjonction avec le soleil.
À cela Mr. je ne trouve pas qu’il soit nécessaire de répliquer autre chose si ce n’est qu’il faut bien que nos Anciens se soient trompez puis que l’expérience n’est pas conforme à leur Tradition, car je ne voi pas qu’il y ait lieu de croire que la Nature ait assez changé pour être en ces choses là toute différente de ce quelle étoit autrefois ; du reste qu’il n’est pas étonnant qu’une erreur devienne générale veu le peu de soin qu’ont les hommes de consulter la raison quand ils ajoutent foy à ce qu’ils ententendent dire à d’autres, et le peu de profit qu’ils font des occasions qui leur sont offertes de se détromper.
Ne sortons pas de nôtre sujet pour voir des preuves de cela. Combien y a-t’il de gens qui ont peu remarquer en mille rencontres la fausseté des prédictions de l’Almanach, qui pourtant « n achètent tous les ans, et le consultent jour par jour, et soutiennent qu’il rencontre tout : jusques là qu’on en voit qui sont
APPENDICE II 367
prêts à faire des paris l’un pour son Almanach de Liège, l’autre pour son Almanach de Milan, un troisième pour son Almanach de Basle, de Troyes ou de quelque autre lieu, comme font les Anglois pour leurs Cocqs. Et moi je leur soutiens et suis prêt à parier tout ce qu’ils voudront pourveu qu’ils m’apportent un Almanach qui entre dans le détail de chaque journée, qu’il arrivera tout le contraire de ce qu’il dira. Que l’Astrologue fasse de son mieux pour observer les aspects de toutes les Planètes, je suis seur que s’il particularise l’état de chaque journée, disant par exemple, il faira un tel vent le lundi ; le tetns sera serain jusqu’à 10. heures ; après quoi nous aurons une petite pluye qui finira à soleil couché ; la nuit sera sans nuages, et sans aucun vent ; il s’élever a des brouillards le lendemain, qui dureront jusqu’à midy ; il gèlera en suitte, ou il neigera jusques à l’entrée de la nuict ; je suis seur, dis-je, que s’il veut entrer ainsi dans le détail, et ne se pas contenter de dire en gros, il faira chaud au mois de juillet, etc. il perdra plus de fois que moi qui serai appointé contraire avec lui. Car selon les reigles du bon sens il faut qu’il perde beaucoup plus souvent que moi, parce que pour gagner il faut qu’il rencontre un certain vent déterminé parmi les 32. vents de la boussole, au lieu qu’il peut perdre soit qu’on sente aucun vent, soit qu’on sente quelqu’un des 3 1. vents qui restent, c’est à dire que sur le chapitre du vent il doit perdre 32. fois contre moi une, car à ne point considérer la disposition particulière d’un certain lieu qui le rend sujet à certains inconnus ailleurs, à quoi aussi les Astrologues n’ont point d’égard, il est 32. fois plus probable qu’un tel jour il ne faira pas un certain vent donné, qu’il n’est probable qu’il faira ce certain vent.
Vous aurez encore une autre remarque sur cette matière. Tous ceux qui attendent de la Lune le changement du tems, observent certaines Lunaisons tout autrement que les autres ; la Lune de Noël, par exemple, celle de Mars, et celle de St. Jean. Ils disent que la Lune de Mars est fort bourrue et sujette à faire des incartades, fondez apparemment sur ce qu’on a remarqué que le mois de Mars est plein d’irregularitez, à cause quu le soleil s’aprochant de nous bien plus sensiblement chaque jour qu’il ne faisoit auparavant, acquiert en peu de tems une augmentation sensible de forces, qui fait qu’il eleve de la terre remplie deshumiditez de l’hyver, quantitez de vapeurs et d’exhalaisons qui, faute de pouvoir être cuites et digérées, eau 368 PEXSÉES SUR LA COMÈTE
sent diverses altérations dans l’air, et comme une espèce de recheute dans la saison rigoureuse, comme il arrive à ceux qui mangent trop au sortir d’une maladie. Passe pour cela ; je consens puis qu’ils le veulent que la Lune de Mars soit bourrue.
Mais ils veulent de plus que la Lune qui est devenue nouvelle les derniers jours de Février, ne soit point la Lune de Mars, et n’ait aucune influence redoutable, quoi qu’elle règne dans le mois de Mars. Ils prétendent qu’alors c’est à la Lune qui règne dans le mois d’Avril à faire la capricieuse. C’est ce que je ne leur saurois passer, car il s’ensuivroit de là que la Lune se reigle sur le Kalendrier de Jules César, et qu’elle suspend quelquefois pour 30. jours les effects de sa colère, à cause que par un usage le plus arbitraire du monde, il nous plait d’allonger le mois de Février tous les 4. ans, comme si quatre doigts de parchemin contenant un ordre de commencer un certain mois plutôt ou plus tard, étoient capables de rompre toutes les mesures que la Lune auroit prises pour nous nuire.
Ils prétendent outre cela que quand la Lune est deux fois nouvelle au mois de Mars, comme elle le fût l’année passée, la seconde de ces Lunes est aussi bourrue que la première, et continue ses incartades tout le mois d’Avril. C’est encore ce que je ne leur saurois passer, et c’est dequoi je me moquai l’année passée tout mon saoul, voyant des gens d’étude, des gens d’esprit, des gens de qualité, dans ce misérable panneau, dont ils pouvoient se délivrer en considérant seulement que s’il avoit plù aux Romains de mutiler le mois de Mars comme ils firent le mois de Février (ce qui leur étoit aisé) la nouvelle Lune du 30. Mars 1680. eût été la Lune d’Avril. En ce cas-là cette Lune n’eust pas du être bourrue puis qu’elle n’eust pas été la Lune de Mars. Elle fut donc bourrue l’année passée non à cause du point du Ciel où elle avoit fait sa conjonction, ni à cause de l’état où elle trouva la région Elémentaire, car c’eust été toute la même chose si Mars eust eu la destinée de Février ; mais à cause que les Romains avoient donné le nom de Mars à un certain nombre de jours, dequoi sans doutte la Lune qui en étoit avertie voulût profiter, pour avoir plus de loisir de décharger sa mauvaise humeur, et pour se venger du mauvais tour que lui joue quelquefois l’intercalation du Bissexte, en diminuant le règne de ses boutades. Pour ce qui est de la Lune du 1. de Mars 1680. qui n’échappa le Bissexte que de quelques
APPENDICE II 369
heures, elle a cecy de remarquable c’est qu’elle ne deut être quinteuse que dans les Pays Catholiques, car de quel droit eûtelle fait sentir ses bizarreries aux Protestans qui n’ont pas reçeu la Reformation du Kalendrier, puis qu’elle étoit Lune de Février à leur égard.
Tout ce développement est supprimé dans B et remplacé par : Mais j’ayme mieux me servir de l’expérience, jusqu’à : Permettez moi de vous demander Mr. TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER
Introduction v
Avis au Lecteur i
Avertissement au Lecteur 14
Le Libraire au Lecteur 21
Pensées Diverses écrites à un Docteur de Sorbonne a
l’occasion de la Comète qui parut au mois de décembre 1680. 23
Table des Sections contenues dans le tome premier. 351
Appendice I.. 359
Appendice II 365 •"/ w
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There is some disagreement about which page was the millionth: it was either Wilkinson, George Howard (DNB12) or Will, John Shiress (DNB12). Both were created by Charles Matthews and both are entries from the 1912 supplement to the Dictionary of National Biography. Wilkinson (1833–1907) was bishop of Truro and of St. Andrews. Will (1840–1910) was a legal writer
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Cinna, ponctuation
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Internet Archive 1894, édition magistrale, Belin, Paris, Paul Jacquinet, inspecteur général honoraire de l'Instruction publique, recteur honoraire, et qui cite ses sources scrupuleusement.
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