Disparus/Épilogue

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Disparus

ÉPILOGUE


Un jeune cavalier très élégant, en culotte blanche, bottes brillantes au soleil, habit à revers serré à la taille et chapeau de feutre gris très évasé, allait au pas sur une route forestière des environs de Londres, par un joli après-midi du mois d’août de l’an 1800.

Le cheval était gai, agitait comme un panache sa queue coupée court, secouait la tête avec mutinerie et paraissait tout pétulant dans sa robe lustrée de bête bien nourrie. Le cavalier était triste et pensif. Ses pensées remontaient loin dans le passé, sa méditation était moins jeune que son âge. Ses traits délicats s’assombrissaient encore par le hâle dont ils étaient couverts et, au gré de sa songerie, son corps s’abandonnait au mouvement que lui imprimait la marche joyeuse et pimpante de sa monture.

Plongé dans ses pensées, le cavalier n’aperçut pas, sur un côté de la route, une femme en toilette élégante, manches bouffantes, robe blanche très haute à la taille et longs plis traînants ; elle se tenait debout, la main appuyée à la boule d’une borne, d’où partait une chaîne destinée à marquer la limite d’un parc.

En dépit de l’élégance de son costume de jeune fille, cette femme ne paraissait pas de la première jeunesse ; son visage amaigri, sa pâleur, ses yeux profondément creusés, disaient qu’elle avait dû beaucoup et longtemps souffrir.

En approchant cette forme blanche, droite, le cheval pointa des oreilles, tout prêt à faire un écart. Ce mouvement fut senti par le cavalier, toujours distrait ou plutôt profondément absorbé. C’est à peine s’il accorda une parcelle de son attention à la présence de l’inconnue ; mais celle-ci, pour examiner de près le visage du jeune homme, se pencha en avant d’une façon si marquée et si brusque que celui qui était l’objet de cette attention souleva machinalement son chapeau. Au même instant, les regards s’étant croisés, une double exclamation retentit :

« Manon ! Manon ! fit le jeune homme d’une voix profonde.

— Yves ! oh mon Dieu ! c’est donc vrai !

— Ah ! que je t’ai cherchée, dit Yves, qui s’était précipité à bas de son cheval et qui avait déjà serré sa sœur dans ses bras d’une étreinte presque douloureuse. Père ? Grand-père ?

— Ils sont ici, bien portants.

— Oh ! Manon », s’écria Yves avec un accent de joie immense.

Et il l’embrassa tant et tant de fois qu’il avait l’air de ne vouloir cesser que quand il aurait rattrapé tout l’arriéré.

Manon, suffoquée, pleurait, et n’avait que la force de répéter :

« Toi, mon Dieu !… Toi, mon Dieu !… »

Le jeune homme l’écarta au bout de ses bras pour examiner son visage.

« Tu as bien pleuré ! »

Et il recula, enveloppant du regard toute la personne fluette de sa sœur aînée, et il s’écria comiquement :

« Mais, Grande Manon, tu es toute petite ! »

Un sourire se fit jour pour la première fois à travers les larmes heureuses de la petite Grande Manon.

« C’est que j’ai vieilli ; quand on vieillit on redevient petit… Que tu es grand, petit Yvon ! »

Ils rirent et se rejetèrent dans les bras l’un de l’autre, et pleurèrent tant qu’ils purent, car, en pareil cas, il n’y a pas autre chose à faire que de pleurer une bonne fois tout son content, pour en finir. Et d’ailleurs, c’est irrésistible.

« Où as-tu été ? d’où viens-tu ?

— Ah ! j’ai navigué tout le temps. Je vous raconterai, j’ai été en Égypte avec Bonaparte… Je suis revenu. Les Anglais m’ont fait prisonnier, avec un éclat de bombe dans le bras… Ils m’ont relâché à la paix. J’ai été dans l’Inde… Au retour, on s’est encore battu… J’ai encore été pris… On a refait la paix… on m’a relâché… et me voici à Londres, en Angleterre, libre, pour faire sortir Manette de pension. Et je te retrouve.

— Manette en pension ! dit Manon ébahie. Et à Londres, près de nous ?

— Oui. Et vous ?

— Nous ? nous t’avons pleuré ! Grand-père et moi nous n’avons pas quitté d’ici… notre père, échappé par miracle à la mort, à Paris, a fini par nous rejoindre. Il a passé son temps à te chercher, en Bretagne, partout, sans trouver trace de toi. »

Et elle termina avec un cri :

« Nous avions renoncé, depuis huit ans ! Lettre sur lettre d’abord à Penhoël, Jeannie et Charlik disparus, le château brûlé.

— J’ai su.

— Le grand-père ne quitte plus son fauteuil ; quand il va te voir, il est capable de se lever… Mais il faut faire attention, le préparer, à son âge !… »

Le père et le grand-père supportèrent les émotions de ce retour, les joies de cette réunion. Le vieux baron reprit un courant de vie, son vieux visage éclairé de tout ce nouveau matin. Il disait maintenant, souvent, en se frottant les mains, en regardant Manette, revenue de pension et autant de la famille que si elle y était née :

« Je suis content !… je suis content ! »

On retourna en France. On rebâtit le château de Penhoël. On y célébra, quelques années après, le mariage d’un jeune officier de marine avec Mlle de Nérins ; et cette histoire est finie, car elle continua, et, on le sait, ceux qui sont heureux n’ont pas d’histoire.