Disparus/VIII

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Disparus

VIII

Événements graves


Que faisait à Paris le chevalier de Valjacquelein ? Bonne Manon manda à son père les derniers événements, l’arrivée à Penhoël de Manette, tout ce que, par elle, on avait appris sur le sort d’Yves, et comment il était au pouvoir des écumeurs de mer.

Ces nouvelles accablaient l’infortuné père. Il était évident maintenant, que, contrairement à l’avis du tabellion de Quimper, les contrebandiers n’avaient point enlevé Yvon pour en tirer rançon. Si cela eût été, ils eussent fait en sorte d’adresser leurs propositions au château de Penhoël. Obtenir qu’on poursuivît ces malfaiteurs, ce qu’il avait voulu faire, devenait de plus en plus improbable. Le ministre Necker avait pris la fuite quelques jours après avoir reçu le Chevalier.

La Révolution allait grandissant, et tout moyen d’action pour retrouver son enfant échappait au malheureux gentilhomme. Il avait rencontré, il est vrai, à Paris et à Versailles, beaucoup de représentants de la noblesse bretonne, venus en députation à cause des événements politiques, et dont quelques-uns, ralliés aux idées nouvelles, ne manquaient pas d’influence. Le Chevalier fit auprès d’eux tous ses efforts pour obtenir un ordre d’expédition contre les pirates. Mais le peu de vais- seaux armés qui restaient à la France avaient assez à faire de s’occuper des Anglais ; M. de Valjacquelein n’obtint rien.

Il voyait souvent, depuis leur rencontre, la marquise de Nérins et le marquis, sorti de la prison où il avait été jeté comme conspirateur. Celui-ci se préparait à émigrer ; Paris devenait de moins en moins sûr pour la noblesse ; quant à la marquise, informée de la présence de sa fille au château de Penhoël, elle se borna d’abord à dire que c’était très bien ainsi. Un peu plus tard, quand son époux partit pour l’Allemagne, elle déclara Paris inhabitable et se décida à revenir habiter son domaine de Nérins. On ne s’amusait plus à la cour. Madame la marquise jugea que c’était le moment d’aller rejoindre sa fille.

En conséquence, on entassa dans une immense berline de voyage les objets qui lui paraissaient de première nécessité, quantité de magnifiques costumes de gala, deux ou trois laquais galonnés et une provision de poudre à la maréchale. Et l’on partit en cet équipage pour la Bretagne.

Nous passerons sur les incidents nombreux et les événements considérables de ce mémorable voyage d’une mère si pressée de revoir son enfant. Nous ne dirons pas comment aux portes d’Angers, Gilles, le plus effronté des laquais, reçut une maîtresse volée de coups de bâton de la population ameutée, pour avoir cinglé de son fouet un vieillard infirme qui demandait l’aumône ; ni comment, à sa profonde indignation, la superbe marquise, à Nantes, fut tirée de son carrosse, sans cérémonie, et fouillée, elle et tous ses costumes de cour, par des gens du gouvernement choqués de son étalage fastueux et arrogant et qui feignirent de la prendre pour une conspiratrice. En vain, la noble dame donna-t-elle l’ordre à ses laquais de rosser « cette canaille », elle dut en passer par là.

Elle fut tellement outrée de ce manque de respect, qu’entre Nantes et Lorient, dans la berline, elle consomma près d’une demi-livre de poudre et posa cinq mouches sur son noble visage, devant son miroir en porcelaine de Saxe à petits amours roses et à bougies, établi d’une façon permanente vis-à-vis d’elle sur la banquette afin qu’elle put à tout instant contempler son auguste personne.

Fut-ce l’illumination insolite de cette berline qui attira, en pleine forêt, l’attention d’un certain nombre de jeunes seigneurs de grands chemins, qui arrêtèrent les chevaux, assommèrent aux trois quarts les laquais, et se présentèrent incivilement, sans avoir été annoncés dans les formes, aux yeux de Madame la marquise indignée ?

Toujours est-il que cette bande de malandrins, comme il commençait à en courir beaucoup dans le pays de Bretagne, était composée surtout de galopins et même d’enfants, jadis mendiants, maintenant apprentis chouans. Cette chouannerie se conduisit envers la marquise avec la plus grande grossièreté. Un affreux gamin, à cheveux filasse, portant au bout d’un baudrier plus grand que lui un sabre terrible, fit irruption dans la berline, piétina les mules de satin rose de Madame la marquise, et porta une main sacrilège tout d’abord sur le collier de perles qui faisait le tour du cou sacré de la beauté. Non content, l’affreux petit chouan, qui paraissait avoir une prédilection marquée pour les bijoux, s’empara de la fameuse boite à poudre, qu’avait un jour trouvée le Chevalier sur la banquette de l’antichambre de M. de Necker.

Ce jeune bijoutier des bois n’était autre que notre ancienne connaissance Naïk, décidément prédestiné à collectionner tous les médaillons et toutes les boites à portrait de la famille de Nérins. Le rejeton de l’intéressante lignée des Dagorne, de Penhoël, a prospéré depuis que nous ne l’avons vu. C’était un personnage judicieux, comme nous savons. Dès qu’il s’était trouvé en possession de la bourse pleine de louis du Chevalier, il avait jugé superflu de l’apporter à sa mère, et même, ce commencement de fortune le mettant en appétit, il avait décampé incontinent de Penhoël, devenu méprisant pour les bigorneaux, les crevettes, voire les homards de cette grève, et avait renoncé à tout jamais à la soupe et aux taloches maternelles. Il se sentait appelé aux plus hautes destinées, et il ne se trompait pas, car, à quelques années de là, il fut pendu, méchamment, à Nantes, après une vie accidentée et trop bien remplie.

La nuit en question, avec ses camarades, Naïk s’en prit aux poches de Mme la marquise, détruisit l’harmonie de ses paniers, saccagea les boîtes, caisses, écrins innombrables de la belle dame, si bien que quand elle continua sa route, avec une seule voiture et un seul cocher éclopé, les autres laquais s’étant joints à la bande, il ne restait plus à l’imposante marquise un louis dans sa bourse, ni même une bourse, ni aucun objet précieux, ni même le fameux miroir de Saxe. Nous devons dire que c’est à la perte de ce dernier objet qu’elle fut le plus sensible, elle qui avait l’habitude, déjà assez ancienne pourtant, de ne se jamais perdre de vue. L’arrivée au château de Nérins se fit en assez piteux équipage et plus tôt qu’on ne l’eût prévu, la charge qu’avaient à traîner les chevaux étant considérablement allégée.

Quand Mme la marquise aperçut son château fermé, presque toutes les vitres brisées, et sans aucune espèce d’appareil de réception, tout son personnel l’ayant abandonné, elle déclara à son unique cocher, pourvu d’une mentonnière, à cause d’un coup de crosse de pistolet qu’il avait reçu à la mâchoire, qu’elle ne mettrait point le pied dans cette « grenouillère ». Le domestique prit juste le temps d’aller chercher dans le château un autre miroir, un contingent sérieux de robes de cour (les troupes de réserve) et une nouvelle provision de poudre à la maréchale. Grâce à quoi la marquise de Nérins put se présenter d’une façon un peu digne de son rang à M. le baron de Valjacquelein, à Grande Manon et à Petite Manette.

Elle entra majestueusement dans la salle d’honneur. Grande Manon, en robe blanche, sans bijoux et sans paniers, sans poudre sur les cheveux, sans rouge sur les joues ni même sur les lèvres, car elle était bien pâlie par le chagrin, reçut la visiteuse et lui fit la révérence d’usage d’une façon sortable ; mais il faut bien dire que M. le baron de Valjacquelein, malade et inattentif, était en calotte et eût pu être pris, n’eussent été la distinction de son visage et l’air majestueux qui ne le quittait jamais malgré tout, pour un simple concierge, s’il y avait eu à cette époque des représentants de la noble institution des concierges.

Si la marquise fut suffoquée, point n’est besoin de le dire, et, d’ailleurs, elle manifesta à haute voix son mécontentement.

Dès l’entrée de Mme de Nérins, Manette avait bien couru baiser la main de sa mère, et même très vite, mais celle-ci poussa un cri d’effroi en la voyant accourir. L’harmonie d’une toilette savamment combinée aurait pu être détruite par un empressement aussi intempestif et inconsidéré. Cette maman embrassa pourtant sa fille quand toutes les présentations furent accomplies et elle lui dit :

« Comme vous voilà faite, comtesse ! »

Malgré le manque d’apparat de la réception et l’absence totale de train du château de Penhoël, la marquise de Nérins daigna y accepter l’hospitalité pour quelques jours. Elle s’y installa, y fit venir de la poudre à la maréchale en quantité raisonnable et y passa… près de deux ans. Ce n’était pas qu’elle s’y amusât ou que le charme de Manette eut fini par contre-balancer son horreur de l’isolement. Mais où aller et que faire ? Le marquis était émigré, la cour dispersée, le roi comme prisonnier à Paris ; il n’y avait plus partout que des gens de peu, et ces gens de peu saccagèrent le château de Nérins. Il y avait bien, non loin de là, de la noblesse bretonne, mais là, les femmes des gentilshommes s’habillaient en homme et se préparaient à suivre l’armée royaliste dans les ajoncs, probablement sans perruque et sans poudre. Cela n’était pas du tout dans les goûts et les habitudes de Mme la marquise de Nérins. Elle resta donc au château de Penhoël, s’ennuyant à mourir, mais ne mourant point, vivant à part, voyant peu ses hôtes et rarement sa fille, qui continua à avoir Grande Manon pour mère. Fidèle gardienne des meilleures traditions et de la dignité aristocratiques, il faut dire à sa louange que, pendant cette année-là, elle ne manqua jamais de faire quatre toilettes par jour. Elle dormait beaucoup.

La présence, supportée, de cette écervelée au château de Penhoël, fut cause de grands malheurs.

On était alors à la fin de l’été 1792, au moment où la Bretagne, et particulièrement le Morbihan, commençait à se soulever contre la Révolution. Les autorités révolutionnaires sévissaient. La noblesse, enfermée dans ses châteaux, passait pour être l’instigatrice des troubles, de l’insurrection menaçante. Le chevalier de Valjacquelein, jeté en prison comme suspect, avait de la famille, et cette famille avait recueilli la femme d’un émigré ; cela suffit pour qu’on décidât l’arrestation du vieux baron, qui ne songeait pourtant guère à conspirer, et celle de la marquise, qui ne cessait de parler à ses gens de l’horreur que lui inspiraient les outrages prodigués au Roy. On vint arracher le vieillard et sa petite-fille, en même temps que la « ci-devant » marquise de Nérins, à cette paisible retraite où le chagrin seul conspirait avec de lointains espoirs.

On n’avait reçu aucunes nouvelles d’Yvon depuis l’arrivée de Manette. Le baron avait vieilli durant ces deux années, et ne quittait plus du tout son fauteuil. On dut le porter dans la voiture où la marquise était déjà installée, sans perruque et sans poudre, méconnaissable. Manon, très digne, voulut suivre son grand-père. Elle embrassa Manette, qu’on n’avait pas prévenue de la gravité des événements et la confia, ainsi que le château, aux soins du vieux Charlik et de Jeannie. La voiture, escortée de cavaliers en habits bleus, sabre au poing, partit pour Nantes. Manette avait encore une fois perdu ses protecteurs. Très bien soignée au château, elle n’en pleurait pas moins Grande Manon et le baron. Son intelligence et son cœur s’étaient ouverts aux douces inspirations de la jeune fille. Elle demandait souvent quand Grande Manon reviendrait et elle menaçait d’aller la chercher. Il aurait fallu faire un bien long voyage, car voici ce qui s’était passé :

Avant d’arriver à Nantes, l’escorte des soldats révolutionnaires avait été attaquée par un parti de paysans armés, et dispersée. Les trois prisonniers, délivrés, gagnèrent la Vendée et de là l’Angleterre, attendant la fin de la guerre civile qui se déchaîna avec une si soudaine violence.

À Londres, la marquise brilla d’un éclat nouveau et disparut de l’horizon de M. de Valjacquelein. Ce fut la seule satisfaction qu’éprouvèrent le grand-père et la petite-fille, installés modestement dans un cottage aux environs de la capitale anglaise.

Manon se voua aux soins que nécessitait l’état de plus en plus précaire de la santé du vieux gentilhomme. Elle écrivit une première fois à Penhoël. Cette lettre, probablement interceptée, ne parvint pas à destination. Ne recevant point de réponse, Manon n’osa écrire de nouveau, de peur de compromettre sa Manette qu’elle savait en sûreté auprès du vieux Charlik et de la fidèle Jeannie.

Quelqu’un de Penhoël, qui eût vu en ce même mois d’août 1792 un grand garçon occupé à carguer les voiles d’un navire, le soir, dans les parages des îles de Glénan, à peu de distance de la côte bretonne, et non loin de Penhoël, n’eût pas reconnu sans peine en lui le petit Yvonnaïk de la Grande Manon ; c’était maintenant un vrai mousse, tout bronzé bien que resté délicat de visage et distingué de tournure.

Il avait enduré la captivité avec courage, supporté la mer et ses travaux, vu l’Espagne, le plus souvent, de nuit et du pont du navire contrebandier, essuyé des tempêtes, vécu des heures de mortelle tristesse quand il pouvait s’isoler. Mais rien ne l’avait abattu et il ne s’était pas passé un jour sans qu’il pensât à la délivrance. L’existence qu’il menait lui était, au point de vue moral, demeurée aussi odieuse que le premier jour et il ne rêvait qu’à y échapper, soutenu par l’espérance de retrouver les siens, la Grande Manon, son père et son grand-père, si ce dernier vivait encore…

Demander à quitter le navire eût été peine perdue : c’eût été même dénoncer ses espoirs et exposer sa vie. On ne sort point d’une association dont le crime est la base. Chacun des criminels a intérêt à ce que personne n’abandonne le repaire. Toute tentative de ce genre est soupçonnable de trahison et compromet la sécurité de tous. De quelque façon qu’on soit entré, on reste lié, surveillé jalousement.

Après son essai manqué d’évasion, à Bourg-neuf, Yves s’était senti épié de prés, mais son audace, l’esprit d’initiative et de décision dont il avait fait preuve, le faisaient estimer de ces malfaiteurs, hommes d’action. Le chef tenait à lui, tenait à tout son personnel dont le recrutement était difficile. Le brave enfant n’avait pas, jusqu’ici, rencontré l’apparence d’une occasion de fuite.

Le vaisseau, au moment où nous retrouvons Yves, était si près de son pays, que le mousse en éprouvait un grand trouble. Il le dissimulait soigneusement. Deux ans avaient passé. On avait fait bien des expéditions depuis, et le chef ne semblait point se souvenir des incidents qui avaient amené la capture d’Yvon. Il n’y pensait pas, du moins, quand le navire mouilla à quelque distance de l’île des Moutons, à une lieue de Penhoël. On devait débarquer de l’eau-de-vie, cette nuit-là, mais plus à l’ouest, à l’entrée du port de Concarneau, au fond d’une petite baie assez sauvage appelée la baie de la Forêt. Là, deux rivières aboutissent et les contrebandiers de terre, complices, attendaient chaque nuit, avisés par la voie de terre, le déchargement projeté qui devait se faire en canot et chaloupe sur les bords de la principale rivière.

« On peut essayer ce soir », jeta en passant à l’oreille d’Yves le jeune contrebandier auquel il devait la vie et qui était devenu pour lui un ami, son seul ami à bord.

Sans doute on pouvait essayer ; quant à réussir, c’était bien chanceux. Leur plan d’évasion ils l’avaient longtemps médité pour les moments où ils se trouveraient avec le vaisseau non loin de la Bretagne. Malheureusement Barnabé, le jeune contrebandier, était aussi soupçonné de tiédeur pour le métier et surveillé surtout quand on approchait des côtes françaises. Il n’était pas prudent qu’Yves et lui se parlassent trop à l’écart ; d’un commun accord, depuis quelque temps, ils avaient feint d’être brouillés. Pourtant, une manœuvre les ayant rapprochés un instant, ils en profitèrent pour s’entendre :

« Avez-vous pu en vider une ?

— Deux.

— Et où avez-vous mis le tabac ? »

Barnabé montra la mer.

« J’ai lesté avec des couvertures pour éviter le bruit creux du vide, dit-il. Je pense que cela fera à peu près le même poids. Il y en a une plus petite pour vous. »

Yvon hocha la tête. Il n’avait pas grande confiance dans la réussite de ce projet, le seul qui permettait d’être transporté à terre, car Yvon n’allait jamais en expédition, et, depuis quelque temps, une mesure pareille avait été prise à l’égard de Barnabé.

Celui-ci voulait en effet fuir le vaisseau, quitter la contrebande ; la présence et le contact d’Yves avaient réveillé en lui la conscience ; il avait pris en dégoût le métier criminel qu’il exerçait. Cette conversion avait été obtenue décidément à la suite d’un entretien qu’il avait eu avec le cadet des Valjacquelein ; Yves, qui lui était reconnaissant, lui avait dit un jour :

« Vous devriez sortir de là.

— C’est impossible ! Que ferais-je ?

— N’importe quoi.

— Je ne peux rien faire du tout à terre. Si j’y mettais le pied, je serais un jour ou l’autre arrêté. On a su à Brest que j’étais devenu coureur de mer. Si on me voyait reparaître là ou ailleurs, mon affaire serait claire. »

Et Barnabé esquissa, en tirant la langue, le geste significatif d’un homme à qui on serre une corde autour du cou.

« Si vous alliez trouver mon père et mon grand-père à Penhoël, dit l’enfant, qui était loin de soupçonner la situation nouvelle des choses en France, il userait de son influence pour qu’on ne vous inquiétât pas.

— Vous vous trompez. Je serais roué vif », dit tristement Barnabé.

Yvon s’était récrié.

« Vous êtes trop jeune pour comprendre ces choses-là. Je suis un voleur, un malandrin déclaré, reprit Barnabé. J’ai beau en avoir regret et repentir, moi qui ai commencé cela tout jeune et sans savoir, je n’en resterai pas moins un scélérat que tout le monde jugera de son devoir de dénoncer.

— Vous vous trompez, Barnabé. Si je pouvais dire à mon père ce que vous avez fait pour moi, et ce que je vois que vous êtes réellement, mon père irait plutôt jusqu’au Roi pour demander votre grâce. »

Ils étaient revenus souvent sur ce sujet et, petit à petit, ils s’étaient mis à discuter des possibilités, à combiner différents moyens de fuite selon les circonstances. Cette fois, ils avaient préparé tout un plan, de longue main, en prévision de ce débarquement près de Concarneau. Il s’agissait pour eux de réussir à se substituer à de la marchandise dans des caisses destinées à être mises à la côte. Barnabé, patiemment, en avait décloué deux, les avait disposées intérieurement, percées de trous invisibles pour faciliter la respiration. Il avait fait eu sorte que lesclous du couvercle de la caisse jouassent à l’aise dans leurs trous de manière à ce que les deux complices pussent entrer au dernier moment dans l’intérieur et tirer à eux le couvercle sans changer l’aspect extérieur du clouage.

Tout cela présentait de grosses difficultés et des dangers de toute sorte. Mais ils voulaient s’évader l’un et l’autre, coûte que coûte. Le plus difficile était de trouver moyen de s’introduire dans ces boites à l’heure voulue, et pourtant quand il n’y aurait personne dans la cale… Autrement, on pouvait les appeler, remarquer leur absence et tout eût été perdu.

Justement, le chef donna l’ordre de transporter sur le pont toutes les marchandises à débarquer. Les préparatifs d’évasion couraient donc grand risque d’être découverts, car, les sentant vides, les contrebandiers allaient ouvrir ces deux caisses préparées. Les deux amis, en entendant l’ordre du chef, échangèrent un coup d’œil de tristesse et de découragement, mais aussitôt Barnabé fit signe au mousse de l’accompagner à fond de cale. Ils v descendirent en toute hâte avant tout le monde et se chargèrent sur le dos les deux caisses vides, qu’ils montèrent sur le pont. La fatalité voulut que les autres marchandises, apportées ensuite, fussent empilées sur ces deux premières caisses au point de les enfouir complètement. Il ne fallait plus songer à s’y introduire au moment du départ. Ils allaient manquer encore cette occasion, ils s’éloigneraient de leur patrie de nouveau pour on ne savait combien de temps et après avoir entrevu de si près la liberté.

Yves ne put supporter cette idée. Il résolut de tenter, cette nuit-là, quelque chose, coûte que coûte. Comme Barnabé s’approchait de lui d’un air désolé, il lui dit :

« Allons nous-en à la nage.

— Nous n’arriverions jamais jusqu’à la côte.

— Nous resterons dans les îles et nous nous y cacherons. Nous descendrons pendant le souper. »

Le repas, au coucher du soleil, n’eut pas lieu de la façon ordinaire, le chef ayant interdit d’allumer aucune lumière pour ne pas attirer l’attention quand on quitterait le voisinage des îles pour s’approcher de la passe de Concarneau, port très fréquenté et nid de pêcheurs. De plus, les préparatifs ne permettaient pas de se livrer aux agapes coutumières, d’autant plus qu’en même temps qu’avait lieu le va-et-vient de la cale au pont, on préparait le lancement des barques, et que la manœuvre pour doubler les îles commença dès que la nuit fut faite. Il y avait grande animation sur le bâtiment, et tout y était sombre excepté dans la cale.

Les deux amis virent ces choses avec joie, car elles devaient favoriser leur fuite d’une manière ou d’une autre. S’ils disparaissaient, on pourrait être assez longtemps sans remarquer leur absence, mais ils ne pouvaient plus songer, maintenant, à se mettre à la nage : le voilier s’éloignait des îles de Glénan et cinglait à travers la passe de Concarneau. Un moyen de quitter le navire se présenta pour eux par hasard.

Le chef ordonna, ce qui se faisait quelquefois quand le temps était calme, de charger en grande partie une des embarcations avant de la mettre à l’eau. On descendait l’esquif porté par les palans de façon à ce que son bordage fût de niveau avec celui du vaisseau, on établissait et on fixait des passerelles et on pouvait ainsi, commodément, opérer le transbordement et descendre ensuite la chaloupe toute chargée à la mer. Quand cet ordre fut donné, Barnabé, qui l’entendit, serra fortement la main d’Yves et lui dit :

« Venez. »

Barnabé, dans la nuit, s’approcha du bordage là où une chaloupe avait été préparée comme nous venons de dire. Quelques hommes seulement étaient aux alentours. La nuit était noire. Le contremaître de la cale appela tout le monde disponible du côté des bagages déjà montés. Les deux Bretons restèrent seuls. Ils se confièrent à leur étoile. Ils entrèrent rapidement dans la chaloupe et se blottirent, un à l’avant, l’autre à l’arrière, dans l’espèce de niche étroite, garnie de paille, ménagée sous les planches, cavité où l’on serre d’ordinaire des provisions, quand la chaloupe va en excursion de quelque durée. Ils se firent le plus petits possible et restèrent tout à fait immobiles dans ces cachettes, tandis qu’on entassait, au-dessus de leur tête, caisse sur caisse, barrique sur barrique, avec un grand fracas. Le temps qu’ils restèrent ainsi, dans l’incertitude de leur sort, leur parut terriblement long. D’un moment à l’autre on pouvait les appeler, les chercher, et, s’ils eussent été découverts, leur projet devenu manifeste, il y avait grande chance qu’on les abattrait à coups de pistolet ou les pendrait à une vergue. Ils eurent le bonheur que, dans le désordre du chargement, et parmi la complication des manœuvres et des préparatifs, leur absence passa inaperçue. Avec une satisfaction immense, ils sentirent qu’on halait la chaloupe pour la mettre à flot. Le bruit de la vague contre la coque de la petite embarcation, bruit très voisin de leurs oreilles, leur parut une musique délicieuse, c’était celle de la liberté prochaine… La navigation, dans la baie, puis dans la rivière, prit plusieurs heures. Chacun de son côté, les deux amis en suivaient, grâce aux bruits du dehors, tous les incidents. Ils purent sentir même, à un moment, que l’on amarrait la chaloupe, ils entendirent le va-et-vient du débarquement. Sortir et s’échapper, c’était la dernière affaire, la plus difficile, impossible peut-être. Ils avaient emporté une paire de pistolets, mais bien résolus de n’en user qu’à la dernière extrémité, car, s’ils réussissaient, sortant de leur cachette à l’improviste, à parvenir à la nage ou autrement sur le rivage et à atteindre la rivière que l’un et l’autre connaissaient fort bien, ils n’étaient pas certains du tout qu’une fois là, les complices de terre des contrebandiers n’allaient pas les arrêter et les livrer aux mains de ceux qu’ils fuyaient. Ce fut une minute de grande émotion quand les dernières caisses, les plus proches d’eux, furent tirées avec bruit de dessus la planche qui servait de toit à leur retraite. Il fallait prendre un parti, sous peine d’être ramenés par le même chemin. Le retour pouvait avoir lieu immédiatement. Les contrebandiers n’ont pas l’habitude de rester plus longtemps qu’il ne faut, leur opération faite. Yvon n’entendant plus rien, eut peur que ce ne fût précisément ce qui se préparait, que les hommes fussent en train de délier les amarres. Il sortit avec précaution la tête et avança le bras pour quitter sa niche. Il faisait très noir. Au même instant, Barnabé sortit aussi, le prit par la main sans rien dire, et, tous deux, ils montèrent sur un banc et purent distinguer le rivage de la rivière. Il y avait à gauche, éclairé par la lumière assez vive d’une torche, tout un groupe de terriens et de chevaux auprès duquel le personnel des barques se tenait massé. Ces gens paraissaient tenir conseil. Un matelot seul gardait la passerelle. Cette circonstance, la présence de cet unique matelot, pouvait perdre irrémissiblement les deux fugitifs. Barnabé chercha dans sa poche son couteau. Il y sentit un morceau de corde. Rapidement son plan fut fait. De l’allure la plus naturelle, favorisé d’ailleurs par l’obscurité, il s’engagea sur la passerelle, suivi de près par Yves. Le matelot près de qui ils arrivaient s’était retourné surpris en les reconnaissant. Barnabé vint vers lui et lui dit d’un ton tranquille :

« C’est moi, Fred. »

Et, brusquement, il le saisit à la gorge et le renversa sur l’herbe, lui étreignant le cou. Aucun cri n’avait été poussé. Barnabé tenait l’homme étendu sur le dos. Sans se retourner, il passa à Yvon la corde en lui disant :

« Attache-lui les jambes. »

L’enfant procéda à cette opération, mais le matelot était fort et se débattait d’une façon inquiétante.

Yvon vit avec horreur un couteau qui se levait et qui, par trois fois, s’enfonça dans le côté du misérable.

« Il le fallait, lui ou nous », dit Barnabé. Mais Yvon frémissait.

Il y avait le long du lit de la rivière un sentier à sec, Barnabé s’y laissa glisser sans bruit en se pendant aux planches de la passerelle, Yvon en fit autant, et ils prirent leur course en s’éloignant de l’embouchure de la rivière. Quand ils eurent couru un certain temps, se jugeant assez éloignés des contrebandiers, ils remontèrent sur la rive en s’aidant des buissons et partirent à travers champs. Là, Yves, dans la nuit, ne se reconnut point, bien que les environs de Concarneau, à quelques lieues de Penhoël, lui fussent familiers. Ils avaient peur, en continuant à marcher, de se rejeter involontairement sur le passage des contrebandiers. Ils résolurent d’attendre le jour et se blottirent au pied d’une meule. Le reste de la nuit s’écoula sans incidents. Au matin, ils s’éveillèrent, le soleil déjà haut, et il y avait bien longtemps que l’astre du jour ne leur avait paru une si magnifique chose. Yvon se leva empli d’une joie juvénile et forte. Il allait revoir les siens dans quelques heures. Il exprima cette idée à haute voix et se reprocha aussitôt l’égoïsme de son bonheur en découvrant la tristesse peinte sur les traits de son compagnon. Il ne savait que faire.

« Venez avec moi, Barnabé, chez mon père, je vous jure que vous y serez en sûreté. »

Barnabe secoua la tête :

« Ma place n’est pas chez le baron de Valjacquelein. Qu’y ferais-je, même si j’y suis bien accueilli ? Je ne puis retourner à Brest auprès de ma mère, si elle vit encore. À Brest, on sait… Elle, la brave femme, me recevrait tout de même, bien que j’aie été mauvais pour elle. Ce que j’aurais de mieux à faire, ce serait de m’embarquer à quelque presse au port de Concarneau, je ne suis peut-être pas signalé, et l’on disait, sur le navire, qu’on est en train d’armer des corsaires contre les Anglais. On voudra peut-être de moi et cela me nettoierait du reste.

Yvon insista inutilement. Ils prirent la route de Concarneau et trouvèrent la petite ville maritime en assez grande agitation. On y parlait d’une descente des Anglais et l’on perfectionnait l’armement de la Ville Close, c’est-à-dire de l’île fortifiée par Vauban, qui s’élève au milieu du port fermé et en commande l’entrée. Un des corsaires de la flotte de l’amiral Villaret-Joyeuse était à l’ancre. Barnabé n’eut qu’à se présenter au maître enrôleur pour être admis à titre auxiliaire dans l’équipage. Le brave garçon, tout heureux d’un succès si prompt, emmena Yvon dans la Ville Close pour le rendre témoin d’une chose à laquelle il tenait extrêmement ; ils entrèrent dans l’église qui est près des fortifications et l’ex-contrebandier distribua dans les troncs des pauvres les sommes assez importantes qu’il avait sur lui et qui représentaient ses parts de prise, gain illicite. Il ne garda que ce qu’il eût gagné comme paye ordinaire de matelot sur un navire de guerre. La conscience ainsi allégée, il embrassa fraternellement le cadet des Valjacquelein tout ému, et ils se quittèrent pleurant, joyeux pourtant, et se promettant de se donner des nouvelles.


Yvon (lui aussi, possédait l’accumulation de sa paye de mousse, et il n’avait jamais eu autant d’argent) prit une charrette à louage, et, dans l’après-midi, il arrivait au château de Penhoël. Là, rien n’était changé, le lierre tapissait toujours les vieilles murailles et les tourelles. Yvon se précipita par la porte grande ouverte dans la vaste cour au pavage herbu ; il monta d’un trait l’escalier à rampe de fer forgé et pénétra dans la salle où il était sûr de trouver le baron. Il n’avait rencontré personne. La pièce était vide et les volets en étaient fermés !

« Est-ce que la mort avait passé par là ? »

Ce fut la première idée qui jaillit dans le cerveau du pauvre enfant soudain frappé au cœur !

« Mais de qui, la mort ? Ils ne pouvaient être tous morts. Et, d’ailleurs, pourquoi la porte du château était-elle grande ouverte ?

« Pourquoi toutes les portes étaient-elles ouvertes ?

« Ah ! Grande Manon, mon Dieu, n’est-elle point là ? »

Yvon court à la chambre de sa sœur. C’est là qu’il a dormi, tout enfant, c’est là qu’il a été élevé. Son cœur bat si fort qu’avant de tourner le pêne de la porte, il s’arrête. Il ouvre lentement et aperçoit…

Petite Manette.

Assise sur le tapis, plus grande, mais très reconnaissable et fort occupée d’une poupée qui n’était pas une poupée perroquet en soie verte et jaune, Manette, qui le reconnut tout de suite, battit des mains sans se lever et laissa tomber sa poupée pour lui tendre les bras en criant :

« Grand Yvon ! Grand Yvon ! »

Jeannie parut sur le seuil et demeura pétrifiée :

« Monsieur Yvonnaïk ! »

Et elle éclata en pleurs.

« Père ! grand-père ! où sont-ils ? Et Grande Manon ?… »

Jeannie pleurait plus fort. Elle se laissa tomber sur une chaise.

Yvon pâlit.

« Ils sont… ?

— Ils sont allés se promener. Y a bien longtemps qu’ils sont partis et moi je m’ennuie, Grand Yvon, je m’ennuie tant.

— Où sont-ils ? » murmura Yvon secouant le bras de Jeannie affaissée.

Jeannie l’entraîna hors de la portée de la petite fille.

« Ils sont en prison, monsieur Yvonnaïk.

— En prison ? s’exclama le malheureux enfant au comble de la stupéfaction.

— Tous en prison, Jésus, mon Dieu ! Les habits bleus de Paris qui ont mis aussi le Roi en prison sont venus, et ils ont pris M. le baron et Mlle Manon dans une charrette, et aussi la marquise, la mère de Mlle Manette !… Il n’y a que cette innocente-là qu’ils n’ont pas emmenée, comme si les autres n’étaient pas tout aussi innocents qu’elle. Et M. le chevalier y était déjà, en prison, dans leur Paris de malheur, où il n’y a que des assassins !

— Mais… ils ne sont pas morts, alors ? interrogea, bien inutilement, Yves, que le coup reçu privait presque de son intelligence.

— Pour Dieu Jésus Seigneur, j’espère bien que non ! fit Jeannie en joignant les mains. Y’a de mort le vieux Charlik, qui s’en est allé il n’y a pas une semaine. Il n’avait pas pu prendre son parti de voir M. le baron arrêté. Cela lui a tourné les sangs. Et il disait encore, le pauvre homme, qu’il voulait aller à Nantes et que son maître avait eu tort de l’empêcher de le suivre.

— À Nantes ? Ils se sont donc dirigés vers Nantes ?

— Oui dame, monsieur Yvonnaïk, et, depuis ce temps-là, nous n’avons point de nouvelles. Mlle Manon en partant (et elle en a eu du courage notre demoiselle), m’a bien recommandé la petite et m’a dit qu’elle me ferait tenir des nouvelles par Charlik, qui savait lire, mais Charlik n’a rien reçu et depuis il n’est rien arrivé. Et je ne sais pas ce qui leur est advenu à eux autres. C’est-il Dieu possible que vous voilà, monsieur Yvon !…

— À Nantes, s’écria Yvon, mais j’y vais !

— Ah ! monsieur Yvon, il y a la guerre tout par là, les gars de Vendée se sont rébellionnés contre les habits bleus de Paris et beaucoup de par ici ont pris leur fusil sans rien dire et sont partis pour tâcher de sauver Monseigneur le Roi des griffes des Parisiens et aussi nos bons messieurs prêtres.

— La guerre, répéta Yves dans une ignorance complète de tous les événements de ces terribles années, qu’il avait passées séparé du monde des vivants en cette citadelle flottante de la contrebande. Qui est-ce qui fait la guerre ? Les Anglais sont venus ?

— Pas encore, monsieur Yvonnaïk, bien qu’on en parle. C’est nos gars de Bretagne qui se réunissent avec des fusils et qui tirent sur les gens de Paris. C’est pas une fille comme moi qui peut vous raconter ces choses-là, pour sûr. Si M. le recteur était ici, il vous expliquerait, mais ils l’ont fait partir pour Vannes.

— Qu’importe ! Il faut que j’aille à Nantes…

— Jésus Seigneur, n’en faites rien ; c’est pas la place d’un enfant dans la guerre !

— Je n’ai pas peur de la guerre. Combien y a-t-il de temps qu’ils sont partis avec ces soldats ?

— Va y avoir un mois seulement dans deux jours, monsieur Yvonnaïk. Il me semble qu’il y a bien plus longtemps, tant je me fais vieille. »

Yvon réfléchissait.

« Je vais à Nantes, déclara-t-il.

— Non, n’y allez pas, monsieur Yvonnaïk, on vous arrêtera là-bas, rien que parce que vous êtes fils de noble.

— Comment ? c’est parce qu’il est gentilhomme qu’on a arrêté mon grand-père ?

— Oui, monsieur Yvonnaïk. On court sus aux nobles maintenant. C’est à cause de cela que nos gars se réunissent pour se battre. Ils ne veulent pas qu’on touche à nos seigneurs, ah ! Dieu non ! »

Yvon commençait à comprendre, mais toutes ses idées étaient renversées. Il n’en était pas moins décidé à partir. Manette ne pouvait admettre qu’on la laissât seule aussi longtemps pour causer dans une autre chambre, elle fit irruption et se jeta de nouveau au cou de Grand Yvon.

« Tu ne vas plus jamais t’en aller, à présent, Grand Yvon, dis ? Tu vas rester avec moi pour attendre Grande Manon et Pépère. Je ne veux pas que tu t’en ailles, moi ! »

Yvon se sentit remué du langage de cette fillette de huit ans qui avait déjà traversé tant d’épreuves et vécu constamment entre des mains étrangères. Il décida qu’il ne partirait que le lendemain matin. Il passa la journée et la soirée à bavarder avec l’enfant. C’était à son tour d’interroger Petite Manette et d’obtenir d’elle des renseignements sur ceux qu’il aimait, mais il fit parler beaucoup aussi Jeannie et en tira le plus qu’il put. Il apprit tout ce qu’on avait tenté pour le retrouver, et il comprit que le chevalier n’était allé à Paris que pour cela. Il sut comment Manette était arrivée. Il continuait à ne pas s’expliquer l’arrestation de son vénérable grand-père, et l’absence de sa sœur. Suivant son habitude, prise dès l’enfance, il mûrissait son projet avant de partir, avant de se rendre dans une ville où il espérait bien obtenir d’embrasser ceux qui lui étaient chers, privés de leur liberté à sa grande indignation.

Ce fait le révoltait, avant tout et par-dessus tout. Il y revenait sans cesse en questionnant Jeannie, qui n’en pouvait mais. Il se persuada que la présence de la marquise à Penhoël avait dû être l’unique cause de l’erreur (il croyait à une erreur), c’est-à-dire de cette arrestation inexplicable pour lui, et ce fut cette conviction qui détermina son projet. Il emmènerait Petite Manette à Nantes, il irait trouver l’homme, quel qu’il fût, qui commandait là, et lui demanderait la liberté des siens et celle de la mère de Manette. Il était impossible de lui refuser une justice si évidemment due. Ils dînèrent au château, pour la première fois assis sur des chaises autour d’une table, Petite Manette et Grand Yvon. Jeanne les servait, moitié riant, moitié pleurant. Elle n’avait pas tué le veau gras pour le retour de l’enfant qui n’était pas l’enfant prodigue, mais elle avait préparé un repas qui eût semblé luxueux à Yvon autrefois, habitué qu’il était à la vie du château pauvre. Il y avait un poulet rôti, et, comme, sur ses questions, Yvon avait dit sommairement à Jeannie qu’il venait de voyager sur mer pendant deux ans, elle lui dit :

« Vous n’en avez pas dû manger souvent, du poulet, monsieur Yvonnaïk, dans les pays de sauvages où vous êtes allé.

— Mais si, j’en ai mangé souvent du poulet, répondit Yvon en souriant, et je ne suis pas allé dans des pays de sauvages ; sauf, une fois, en Espagne, où je suis resté deux heures à terre, je n’ai jamais quitté le vaisseau.

— En Espagne, Jésus Marie, s’écria Jeannie pendant que Manette ouvrait de grands veux ; ce qui m’étonne, ayant fait tout ça, c’est que les hommes ne vous aient point tué. »

Yvon pensa qu’au contraire c’était lui qui avait tué ou c’était tout comme. Là, dans la salle à manger paternelle, la vision de la chose monstrueuse accomplie la veille au soir lui revint avec intensité et il frissonna.

Quand Yves expliqua à Jeannie son intention d’emmener Manette et pourquoi il le faisait, la brave fille fut stupéfaite. Elle essaya de l’en détourner ; mais Yves parla net et haut comme quelqu’un qui a une volonté. Il était le fils du château, le seul survivant ou du moins présent de ses maîtres, Jeannie ne put que pleurer. Yvon lui ordonna de garder le château autant qu’elle pourrait, tant que lui et les siens ne reviendraient pas, ajoutant qu’il espérait bien y revenir vite. Alors Jeannie se résigna, non sans dire à Yvon :

« M. le baron nous avait laissé, à Charlik et à moi, une bonne somme, monsieur Yvonnaïk, je n’en ai pas besoin, je n’ai besoin de rien, avec le jardin, la vache et ce que j’ai amassé de mes gages. Cet argent-là, i faut le prendre. »

Yvon réfléchit et accepta d’emporter la moitié de la somme, c’est-à-dire deux mille écus. Jeannie passa une partie de la nuit à préparer les vêtements et le linge de Manette et ce qui allait encore des effets d’Yvon. Dès le matin, les deux enfants partirent en carriole par la même route qu’avaient suivie leurs parents un mois avant. Cette fois, il n’y avait pas d’habits bleus. Ils arrivèrent sans difficulté jusqu’à Nantes, mais là ils trouvèrent une ville fermée, emplie de troupes, d’habits bleus, comme disait Jeannie. Il y en avait à la porte, pour garder l’entrée, qui n’avaient l’air ni bon ni de bonne humeur.

« Qu’est-ce que vous venez faire ici ? dit un gros sergent de garde nationale, à vieux tricorne pelé, le baudrier neuf de son sabre lui couvrant toute la poitrine. Il y a déjà trop de mioches dans la ville. Nous avons consigne de laisser tout le monde entrer et personne sortir. Filez chez vos parents.

— Nos parents sont ici, à Nantes, dit tranquillement Yves. Ils nous attendent, mais nous n’y resterons pas longtemps. Nous habitons dehors. »

Sans s’en douter, il ne pouvait rien déclarer de meilleur à ce garde national pour être autorisé à passer. Nantes regorgeait de fugitifs des deux partis, de mendiants bretons, d’enfants abandonnés parce que leurs père et mûre avaient disparu dans les troubles. Cette foule d’affamés allait grossissant de jour en jour, et on commençait à prendre des mesures pour arrêter cet accroissement inquiétant.

Ayant franchi la porte de la ville, Yvon se logea dans un hôtel, puis s’enquit du nom du gouverneur militaire de la place. Ce ne fut pas facile d’arriver jusqu’à lui. Quand il obtint d’être reçu, ce fut parce qu’il avait écrit à la femme du général une lettre touchante et simple dans laquelle il expliquait qu’ils étaient deux enfants abandonnés, par suite de l’arrestation de leurs parents, il la suppliait de lui faire donner au moins des renseignements sur ce qu’était devenue sa famille.

On introduisit, un matin, Manette et Yvon dans une belle pièce luxueusement meublée, encombrée de paravents et de meubles comme Yvon n’en avait jamais vu. Ce qui le frappa le plus et d’abord, en ce milieu, ce fut un grand militaire en superbe uniforme avec un haut col brodé d’or. Il se tenait debout dans le fond de la pièce, et fixait un regard froid et sévère sur les enfants. Yvon se rappelait l’air dur ou même cruel des contrebandiers, de leur chef ; la sévérité des traits de ce général était tout autre chose, quelque chose qui lui sembla plus implacable encore, celle d’un homme que rien ne devait faire fléchir quand il s’agissait de son devoir.

Yvon s’imagina tout de suite que c’était ce chef-là qui avait fait arrêter tous les siens, et il en resta muet un instant, craignant de trop dire. C’est à peine s’il s’était aperçu de la présence d’une dame, assise sur un canapé bas, et qui, elle, avait un visage exprimant la bonté.

Manette, nullement intimidée dès qu’elle était entrée tenant la main de son « Grand Yvon », avait tout de suite regardé la dame qui était belle et bien habillée. Très stylée à ce point de vue par sa maman, elle fit une révérence parfaite en se reculant avec une gaucherie pleine de grâce, et elle restait ensuite à contempler la dame dans les yeux, la bouche naïvement ouverte.

« Qu’est-ce que vous voulez, mes enfants ? demanda celle-ci d’une voix douce.

— Nous demandons ce qu’on a fait de nos parents, prononça Yvon, qui s’enhardissait. On m’a dit que des soldats étaient venus les prendre pour les amener ici. Ils n’ont rien commis de mal.

— Où étiez-vous ?

— Moi, j’avais été pris par des brigands qui m’avaient emmené sur mer, c’est quand je suis revenu…

— Sur mer ? » interrompit la dame étonnée.

Ce pouvaient être des soldats ou des partisans vendéens que l’enfant appelait des brigands, mais qu’il eût été emmené sur mer, cela paraissait plus étonnant.

« Oui, dit Yvon, voyant que la dame s’intéressait ; je viens de passer deux ans prisonnier, à bord d’un vaisseau de contrebandiers.

— Vraiment ! »

La dame se retourna vers le grand officier, qui demeura impassible.

« Racontez-nous cela, mon enfant. »

Yves, avec l’accent de la vérité, narra de son mieux sa vie pendant ces deux dernières années et donna beaucoup de détails que, certainement, il ne pouvait avoir inventés.

Sa figure hâlée et ses mains calleuses, contrastant avec le joli costume neuf qu’il avait acheté à Nantes, ne démentaient pas sa narration.

La dame l’écoutait, lui posait des questions, évidemment captivée par le récit des passes terribles que cet enfant si jeune avait traversées. Elle eut plusieurs exclamations. Quand Yvon en fut arrivé à son retour au château, l’évocation de sa vie d’homme lui avait enlevé toute timidité, et son indignation l’ayant repris tout entier, ce fut les larmes aux yeux, mais très fièrement qu’il termina :

« On a arrêté mon vieux grand-père, on a arrêté ma grande sœur, ils n’ont jamais rien fait de mal de leur vie ; au contraire, si vous saviez comme ils sont bons. On a emmené aussi la mère de Petite Manette que voici, une dame qui avait de belles toilettes et qui ne pensait qu’à ça… Ça n’est pas juste, rendez-les moi. Ils ne peuvent pas s’évader comme moi, et ce n’est pas ici des coureurs de mer qui vous gardent quand ils vous ont pris pour qu’on ne puisse les dénoncer. »

La dame ne souriait plus.

« Pauvres enfants ! laissa-t-elle échapper. Si votre grand-père n’avait rien fait, on ne l’aurait pas arrêté.

— Le baron de Valjacquelein ne peut rien faire de mal… madame », cria presque le jeune cadet des Valjacquelein, les joues empourprées. La dame ne put retenir un mouvement.

« Ah ! c’est le baron de Valjacquelein qui est votre grand-père ? »

Le général s’avança.

« C’est bon. Votre grand-père et votre sœur ne sont pas arrivés à Nantes. Ils ont été délivrés en route par les Vendéens et je sais qu’ils ont pu passer en Angleterre. Si vous voulez essayer de les rejoindre, jeune homme, je vais vous faire donner un sauf-conduit. »

S’il le voulait !… Il aurait accepté un sauf-conduit pour la Chine et serait parti aussitôt si on lui avait dit que Grande Manon et grand-père y étaient.

« Ah oui, monsieur le chef ! s’écria-t-il, oubliant qu’il ne parlait plus au chef des contrebandiers.

— Il ne faut pas dire monsieur le chef, reprit la dame en riant de tout son cœur, il faut dire « mon général ».

Ce nom de général qu’Yvon n’avait jamais entendu prononcer qu’en lisant de l’histoire dans les livres, avec son grand-père, lui produisit la plus vive impression. Dans son esprit d’enfant (et il en était resté comme instruction à ce qu’il avait appris jusqu’à douze ans) un général, c’était quelque chose de très grand, presque un roi, qui commandait tout seul à des peuples et dirigeait leur sort à sa guise. Il s’écria, très troublé, très ému :

« Merci, mon général…, mais mon père, qui est à Paris, en prison…

— Votre père se tirera d’affaire, j’espère. Vous ne pouvez rien pour lui, ni moi non plus. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de rejoindre votre grand-père, qui doit être à Londres.

— Et… la mère de Manette… ?

— Elle est aussi à Londres… Mais, mon enfant, ce que vous nous avez raconté me semble prouver (et ce général parlait d’une voix très douce, maintenant) que vous êtes né pour faire un soldat ou un marin, en tout cas un bon serviteur de la France. Quand vous voudrez, venez me trouver, je me charge de vous. »

Et il l’interrogea assez longuement sur le vaisseau contrebandier, son organisation intérieure, les parages qu’il hantait, et prit note des réponses sur un carnet. Quand Yvon raconta son évasion en compagnie de Barnabé, il parla de ce dernier avec chaleur, sans oublier l’abandon que son ami avait fait de l’argent de contrebande dans les troncs de l’église de Concarneau. Le général inscrivit le nom du matelot et dit :

« Soyez tranquille sur le sort de votre ami, je me charge de celui-là. »

La dame embrassa Manette, et le général congédia les deux enfants.

Au sortir de cette entrevue, Yves se sentit tout à fait un homme.

Le sauf-conduit lui fut délivré sur le vu d’un mot que le général lui avait donné.

Yvon et Manette partirent pour Londres. Le voyage fut long, mais sans incidents graves. Une fois à Londres, Yves, avec le bon sens au-dessus de son âge qu’il eut toujours, comprit que la première chose à faire, pour être libre dans ses recherches, et dans l’intérêt même de Manette, était de se séparer de la petite fille et de la mettre en pension. Il se renseigna et alla demander à la maîtresse d’un établissement où se trouvaient déjà plusieurs filles d’émigrés, de recevoir sa petite amie. Cette dame, étonnée qu’un enfant si jeune fût chargé d’une semblable mission, l’interrogea et il dut raconter de nouveau toute son histoire. La maîtresse de pension, elle-même fille d’une mère française, comprit que cette situation anormale était un résultat des événements extraordinaires que traversait la France. Elle accepta Manette. Yves se démunit de la plus grande partie de ce qui lui restait d’argent, pour assurer d’avance le payement de la pension le plus longtemps possible et, puisqu’il le fallait, il se sépara de Manette non sans grande tristesse.

Entre temps, Yves avait commencé ses recherches ; il les poursuivit vainement. Reçu par le représentant de la France à Londres, que la narration de ses aventures intéressa comme le général de Nantes, il apprit de lui que la marquise de Nérins et le marquis étaient allés en Prusse pour rejoindre le gros des émigrés français, mais on ne connaissait point le baron de Valjacquelein, son passage n’avait laissé aucune trace. La vie retirée qu’il menait, sans doute en quelque cottage, avec sa petite-fille, n’avait pas attiré l’attention.

Tout le mouvement que se donna Yvon dans cette capitale inconnue, dont il ignorait la langue, ayant seulement appris quelques mots d’anglais sur le bateau contrebandier, n’aboutit qu’à lui faire dépenser son peu d’argent, avec la seule consolation de venir voir Manette au parloir de sa pension plusieurs fois par semaine.

Manette s’était d’abord refusée, avec larmes et cris, à quitter son Grand Yvon ; il avait fallu l’arracher des bras de son ami. À présent, elle était enchantée du pensionnat, ravie de la vie en commun, fort douce, qu’elle y menait en compagnie permanente d’autres petites filles, bonheur qu’elle avait ignoré jusque-là.

Les ressources d’Yvon étaient presque épuisées. Son grand-père et sa sœur restant introuvables, Yvon décida de retourner en France. Il fit ses adieux à Manette, lui promit de venir la reprendre et reçut la promesse de la maîtresse de pension que Mlle de Nérins serait traitée avec la plus grande douceur. Le cadet des Valjacquelein revint en Bretagne. Il se présenta à Nantes, chez le général, qui le dirigea sur Brest. Peu après, Yves était admis sur un vaisseau de guerre en qualité d’élève aspirant. Ce fut sans grand étonnement, mais avec beaucoup de joie, qu’il retrouva à bord son ami Barnabé, nommé quartier-maître, sur la recommandation du général. Barnabé n’avait rien compris à cette protection éloignée, car il connaissait les événements, et s’il avait été tenté de l’attribuer à la noble famille d’Yvon, il ne pouvait admettre cette idée, sachant que la noblesse du Morbihan, loin d’avoir aucune influence dans les conseils du gouvernement d’alors, était traitée en suspecte, sinon en ennemie. Les deux amis étaient réunis et restèrent unis.

Nous ne suivrons pas Yvon durant les campagnes sur mer qu’il fit les années suivantes, années glorieuses pour notre marine, mais où elle fut placée dans des conditions d’infériorité particulièrement périlleuses. Yvon, qui avait la volonté d’arriver et le sentiment du devoir, s’instruisit, se conduisit en brave marin, se battit brillamment, fut blessé sans gravité et conquit en peu de temps les grades inférieurs. L’avancement était rapide à cette époque. À vingt ans, Yvon était enseigne.