Disparus/III

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III

Sur terre et sous terre.


Dans le chagrin profond où étaient plongés les habitants du château de Penhoël, une espérance avait lui, pour ce jour-là, jour du Pardon. Le chevalier voulait absolument croire (et il avait fait partager sa croyance à Manon sinon au baron) qu’on aurait des nouvelles d’Yves par l’un des innombrables paysans venant à la fête. Quelqu’un des environs aurait vu certainement l’enfant. On allait ou le ramener, ou signaler son passage quelque part. Sans doute, il s’était échappé, exprès, pour protester contre l’envoi en pension dont on l’avait menacé. La journée ne s’achèverait pas sans renseignements.

La journée se passa, et personne ne put fournir le moindre indice du prétendu fugitif. Pourtant, dans toutes les auberges, dans toutes les maisons du pays, on avait prévenu afin que tous les arrivants fussent interrogés, ce qui était d’ailleurs inutile, car la disparition d’Yves faisait grand bruit, par elle-même.

Nul n’avait vu Yvonnaïk à quinze ou vingt lieues à la ronde.

L’accablement du chevalier, dont l’attente tournait en déception, s’ajoutant au désespoir du grand-père et de la sœur aînée, fit que le déjeuner fut morne. Dans la journée, on vint prévenir au château, non pas qu’on avait retrouvé l’enfant perdu, mais au contraire qu’il venait d’en être perdu un autre. Une petite fille, cette fois, et qui n’avait aucun motif pour fuir la maison paternelle.

En l’apprenant, le chevalier se reprit à respirer. Maintenant il entrevoyait à la disparition d’Yves une cause probable, il disait certaine, et autre que la mer, ce monstre tant redouté. Si deux enfants avaient disparu à quelques heures d’intervalle, la veille et le jour du Pardon, il fallait qu’ils eussent été enlevés, l’un et l’autre, qu’ils eussent été volés. Et les soupçons du chevalier se portèrent immédiatement sur des faiseurs de tours, arrivés pour le Pardon, et qu’on avait vus exécuter leurs exercices sur la place du village, puis disparaître avant la fin de la journée, alors qu’il eût été naturel qu’ils restassent au moins jusqu’au soir, à jongler pour gagner des sous.

Aussitôt, le chevalier sortit en toute hâte et se fit conduire à ceux qu’on lui désigna comme les parents de la petite fille perdue. Il les trouva, battant pour la centième fois les buissons et le champ d’ajoncs sur la falaise autour de l’attelage à bœufs.

Mme Kornik pleurait comme une Madeleine et poussait des « mon Dieu », entremêlés de prières à la bonne Vierge. Kornik était sombre. Une partie des gens du Pardon s’étaient associés aux recherches dans les champs et au pied de la falaise où on craignait que la Manette ne fût tombée.

Peut-être ces recherches eussent-elles amené la découverte de la grotte, si précisément le chevalier ne fût intervenu.

« Vos recherches sont inutiles, fit le châtelain avec autorité, il est évident que si la petite fille était aux environs, on l’aurait déjà retrouvée. Elle aurait répondu aux appels. Il est clair que quelqu’un l’a prise et emmenée. Et cela, volontairement. C’est d’autant plus certain que mon fils a disparu lui-même depuis hier. Ce ne peut être que ces faiseurs de tours. Ils ont déguerpi au lieu de continuer leurs exercices. Ils s’accusent d’eux-mêmes. Voici ce qu’il faut faire, mon brave, dit-il en mettant la main sur l’épaule de Kornik : j’ai fait atteler un cheval vigoureux à ma voiture la plus légère. Vous allez partir avec mon domestique d’un côté, et moi, j’irai de l’autre, à cheval. De cette façon, nous ne pouvons pas les manquer. Et quand je les aurai rejoints, j’en fais mon affaire. »

Cette supposition parut non seulement vraisemblable, mais la seule admissible. On cessa aussitôt les recherches, et, un instant après, la falaise désertée, les deux pauvres enfants restaient décidément abandonnés à leur sort.

De la cour du château, le chevalier partit au galop, suivi de près par une désobligeante attelée d’un excellent cheval et poussée dur par le vieux Charlik et le fermier Kornik.

La découverte des présumés coupables ne fut pas difficile et ne prit pas beaucoup de temps. À deux heures à peine de Penhoël, le chevalier rencontra un campement. Une misérable voiture de bohémiens était arrêtée à un carrefour. Un cheval, invraisemblablement maigre, dont les côtes faisaient cerceau sous la peau grise, et dont les hanches avaient l’air de porte-manteaux, broutait l’herbe du fossé. Sur un petit trépied rouillé cuisaient des pommes de terre dans une marmite de fonte. Autour du feu, l’air triste et famélique, couvant le pauvre repas du regard, étaient cinq personnes. Le père, souleveur de poids, avaleur de sabres, et coutumier de jongler avec ses deux fils comme il eût fait avec des boules, étalait sa musculature de géant, étendu sur l’herbe. Il avait gardé son maillot sous un mauvais paletot rapiécé. Les deux gamins, dans des souquenilles usées, coiffés de vieux tricornes déformés et lamentables, étaient assis, les genoux dans les mains, près de la mère, qui entretenait le feu à grand’peine à l’aide de brindilles trop vertes ramassées en chemin, exhalant une fumée lourde. Un vieux saltimbanque en retraite complétait la famille. Le chevalier, de caractère bouillant et emporté, arriva sur ces gens comme une bombe. Sans réfléchir, sans les examiner, il cria : « Vous allez me dire ce que vous avez fait des deux enfants !

— Monseigneur, fit le géant en se levant, très humble, si c’est de nos fils que vous voulez parler, les voilà tous les deux. Je ne les ai pas assassinés, bien qu’ils soient difficiles à nourrir.

— Ne me racontez pas de balivernes, misérable ! Vous avez enlevé un petit garçon et une petite fille, aux environs de Penhoël, pendant le Pardon. Je le sais. Où sont-ils ?

— Hélas ! monseigneur, je n’ai rien enlevé du tout à Penhoël. Rien. Pas même un sou. Vos vassaux nous regardent faire des tours, ils donnent à leurs mendiants, mais ils ne lâchent guère leurs sous à ceux qui travaillent comme nous.

— Trêve de mensonges et de sornettes. Où sont les enfants ?


— Monseigneur, je vois que vous m’en voulez. Il est bien sûr que vous pouvez tout contre un pauvre homme comme moi… Pourquoi croire que j’aie volé quelque chose ? Je n’ai rien pris ; ni enfant, ni argent, ni même une poule, à Penhoël, ni ailleurs. En fait d’enfants, je n’ai que les miens, comme je vous le dis, et c’est déjà bien assez. D’ailleurs où les cacherais-je ces enfants volés ?’t a pas tant de friperie dans la voiture, vous pouvez regarder. »

Le ton et les paroles sensées du pauvre diable commençaient à impressionner le chevalier. Il sentait de la vérité dans ces réponses. Dès lors, le mystère, qu’il avait cru éclairci, de la disparition d’Yves, s’épaississait de nouveau, et l’angoisse revenait avec l’ombre. Le châtelain jeta un coup d’œil dans la roulotte. Elle ne contenait guère que deux paillasses et des loques. Il interrogea encore :

« Il n’y a pourtant que vous qui puissiez être cause de la disparition de ces deux enfants. Pourquoi vous en allez-vous avant la fin du Pardon au lieu de rester à faire vos tours sur la place ?

— Monseigneur, j’ai donné spectacle plusieurs fois depuis hier et j’ai récolté juste un sou. Je m’en vais sur Saint-Triel, où il y a une foire après-demain, et nous n’avons pas trop de temps pour y arriver.

— N’y a-t-il pas des gens à qui vous auriez remis ces enfants après les avoir volés ? Si c’est vrai, rendez-les-moi, je vous engage ma parole de vous laisser aller vous faire pendre ailleurs et je vous baille cinquante écus. »

À ce mot, toute la famille se leva comme mue par un ressort :

« Cinquante écus ! s’écria le géant, ah ! Monseigneur, je les ai pas vus, vos enfants, mais je vas les trouver. S’il y a des enfants de perdus, ça se retrouve. Nous les retrouverons. Si seulement vous voulez me jeter de quoi ne pas mourir de faim ces deux jours qui viennent, je renonce à la foire de Saint-Triel et je me mets à les chercher, les chérubins. Et ce ne sera pas long de les déterrer !…

Le chevalier n’avait plus de doutes.

« Cinquante écus, je vous jure bien, Monseigneur, que si j’avais vu la bavette d’un de ces petits oiseaux, et même, comme vous dites, si j’y étais pour quelque chose, je vous le dirais, allez, et sans barguigner. Je vois bien que vous êtes un bon gentilhomme. »

Et il ajouta en tendant son bonnet :

« À votre générosité ! »

Le chevalier jeta une pistole dans le bonnet. Le géant s’effondra sous cette fortune.

« Cherchez si vous voulez, dit le chevalier en se rejetant en selle, je suis le chevalier de Valjacquelein. »

Et il piqua des deux, poussant son cheval sans raison pour son retour afin de donner un dérivatif à son navrement profond.

Les Kornik passèrent deux jours à Penhoël ou aux environs, cherchant, interrogeant çà et là sans aucun succès. Dame Kornik pleura toute la journée dans la cuisine du château, puis, elle, son mari et son fils remontèrent dans le char à bœufs et retournèrent à leur village, assez effrayés en pensant à ce qu’ils répondraient quand on viendrait leur réclamer la petite fille à eux confiée.

Le deuil retomba sur le château, le deuil inactif, le deuil sans presque d’attente ni de vague espoir. Grande Manon se cachait des deux autres pour pleurer, et la conviction intime de tous était que la mer, qui en a emporté tant d’autres, avait pris encore ces deux enfants et gardait même leurs petits corps.

Pendant que se faisait tout ce remue-ménage au-dessus de leurs têtes, sur la surface de la terre, les deux enfants, au-dessous, continuaient à vivre.

Au moment où Manette avait touché le sol au fond de la grotte et s’était retournée toute riante pour dire : « Na, moi aussi, je suis en prison », elle vit à son nouveau compagnon un visage si bouleversé, que la peur la gagna du coup. Toutefois, c’était de lui qu’elle avait peur ; elle ne se rendait pas encore compte de son malheur. Elle comprit vite, car, aussitôt elle leva les mains vers le soupirail pour remonter et s’en aller, et constata qu’elle ne pouvait pas.

« Je veux m’en aller !… je veux m’en aller !…

— C’est impossible, dit tristement Yvonnaïk. C’est trop haut. Moi, qui suis plus grand que vous, je n’ai pas pu.

— Je veux m’en aller ! » cria plus fort Manette en pleurant.

Yves fut pris de pitié. Il ouvrait la bouche pour dire : « Nous sommes dans un trou. Nous n’en sortirons pas. » Il se retint. Il essaya au contraire, de la consoler, de la rassurer.

« Nos papas viendront nous chercher tout à l’heure, ne pleurez pas, petite fille, il n’y a pas de danger. »

Manette le regarda à travers ses larmes. Lui, sourit :

« Alors, c’est pour jouer ?

— C’est pour jouer, et ce n’est pas pour jouer », fit Yves distrait par une pensée.

Il se disait qu’en effet, bien que ce ne fût nullement certain, la disparition d’un second enfant allait provoquer de nouvelles recherches et que, cette fois, on devait avoir des indications sur le lieu où l’on avait perdu de vue une petite fille si jeune. Il fallait qu’il y eût du monde aux environs.

« Avec qui êtes-vous ? demanda-t-il à Manette. Qui est-ce qui est venu avec vous, en haut ?

— Avec dame Kornik et son mari, et Jehan Kornik, et les bœufs, lui répondit Manette.

— Les bœufs ? fit Yves surpris, quels bœufs ? On les a amenés pour manger de l’herbe ?

— Non, ils mangent du foin.

— Mais pourquoi avez-vous amené des bœufs ?

— Pour traîner la voiture et venir au Pardon. Où est mon bouquet ? »

Et elle se pencha pour le ramasser.

Ce mot de Pardon (il avait complètement oublié ce Pardon où il comptait tant s’amuser), augmenta l’espérance d’Yves. Il connaissait cette fête annuelle. Il eut la vision de ce qui se passait sur la grève, de toute la foule répandue dans le pays, de tous ces gens que les deux disparitions successives d’enfants devaient exciter à les chercher, dès le moment que cette petite fille avait cessé tout à coup d’être là. Et, en effet, beaucoup de gens se livrèrent à des investigations ce soir-là ; mais tout le monde pensa à la mer, ou à une chute de la falaise au pied des roches. C’est au bas de la falaise que l’on fouilla minutieusement les moindres coins et recoins, s’attendant à y découvrir des petits corps sans vie. Yves ne songea pas à cela. Espérant, il voyait en imagination les gens du Pardon, sur la falaise, occupés à fureter, et, sans hésitation, il recommença à crier au secours de toutes ses forces.

« Pourquoi vous criez ? pourquoi vous criez ? demandait Manette, confusément inquiète, puisque c’est pour jouer ?

— Si nous crions, on viendra plus tôt, expliqua Yves, criez aussi. »

Manette poussa quelques petits cris faibles, mais presque aussitôt elle dit :

« Ça m’amuse pas de crier, j’aime mieux m’en aller.

— Tout à l’heure, laissez-moi faire, » dit Yves.

Et, la gorge tournée vers l’orifice, la tête levée, il continua de s’égosiller.

Il continua jusqu’à s’enrouer, s’arrêtant, reprenant ses appels, pendant que Manette pleurante, se pendait après lui, en disant :

« Je veux remonter ! Je veux m’en aller ! »

Et comme il avait cessé de répondre, ne sachant que lui dire et, pour la ménager, ne lui expliquant pas l’impossibilité de remonter, Manette, prise de colère, se mit à le battre tant qu’elle put, en pleurant et en répétant :

« Pourquoi vous m’avez amenée dans ce trou ? Vous êtes un méchant. »

Et elle se laissa tomber à terre, et se roula et sanglota comme une pauvre petite enfant gâtée qu’elle était.

À travers ses larmes, il lui échappa tout à coup : « J’ai faim. »

Yves l’entendit. Il alla chercher un gâteau dans le coin sombre et le tendit à sa compagne de misère.

Manette, qui avait réellement faim, un instant calmée, croqua la grosse pâtisserie bretonne. Yves, en soupirant, lui fit boire aussi quelques gouttes du précieux coco. Il ne mangea rien lui-même, décidé à attendre qu’il eût très faim et calculant, à part lui, combien peu dureraient les maigres provisions, qui les empêchaient de mourir de faim tout de suite.

Il cria, cria, s’arrêtant lorsqu’il était trop essoufflé et recommençant dès qu’il le pouvait. Et ce fut ainsi toute cette fin de journée de pardon, jour de fête.

De guerre lasse, Manette s’était endormie sur le sable. Elle était si fatiguée qu’elle ne se réveilla pas quand Yves la transporta sur le varech, et pas davantage au bruit des hurlements du malheureux garçon.

La lueur blanche et verdâtre qui tombait du ciel, tamisée par la couverture de plantes grimpantes au-dessus du puits, s’éteignit. Yves comprit que la nuit venait. Il n’arrêta pas encore ses appels de désespéré, que personne n’entendit et ne pouvait entendre.

Lorsqu’il cessa enfin, brisé, deux larmes coulèrent de ses yeux, dans l’ombre profonde.

Tout était fini. Il le sentait, cette fois. Il n’y avait plus aucune chance de salut, d’intervention. C’était l’enterrement. C’était la mort, et, avec la mort, avant la mort, les tortures de la faim et de la soif. Et, maintenant, ils étaient deux, deux pauvres enfants irrévocablement destinés à ce supplice. Comme ils étaient deux, le supplice de la faim et de la soif commencerait bien plus tôt.

Yvon aussi avait faim. Il mangea la moitié d’un gâteau et une pomme. Après ce « repas », il restait quelques pommes, deux gâteaux et demi et trois crêpes de blé noir enveloppées dans un morceau de parchemin…

Et si quelque animal, la nuit, s’introduisait dans la grotte et mangeait ces derniers vivres ?…

Yves, habitué à la vie active sur la grève, n’avait heureusement pas peur de la nuit, et il savait qu’il n’y avait guère à craindre d’autres visiteurs nocturnes que des oiseaux incapables de lui faire du mal, et des rats ; car il connaissait tous les animaux qui vivent à l’état libre en Bretagne.

Il était fils de chasseur. Il avait suivi les chasses. Il existait bien quelques loups dans les bois ; il le savait, mais il savait aussi que les loups ne sont guère dangereux que l’hiver, affamés ; et d’ailleurs un loup ne serait pas sorti plus que lui d’un pareil trou et l’instinct de l’animal l’eût empêché de s’y jeter.

Des intrus qui n’étaient point dangereux avec leurs griffes et leurs dents étaient cependant terriblement à craindre pour les provisions : les rats. Ceux-là, probablement, ne seraient arrêtés ni par le voisinage de l’espèce humaine, ni par le couloir-puits, l’exiguïté de leurs petites pattes leur permettant de grimper sur les roches à pic. Yves trembla pour les derniers vivres qu’il possédait. Il battit le briquet, alluma le reste de la chandelle et, ayant examiné avec soin les gâteaux et la galette de sarrasin, il constata qu’ils n’avaient encore subi aucune atteinte de dents. Le garçon décida que s’il ne trouvait pas un garde-manger absolument sûr, il serrerait les vivres dans ses poches pour dormir.

Il allait éteindre quand il songea à regarder, auparavant, la petite fille qui lui était tombée dans sa solitude. Manette dormait paisiblement, sa petite tête sur sa main, gentille et fine, ne pensant plus à le battre et surtout ayant le bonheur d’être par ses rêves loin de la situation présente. Yves oublia presque, en la considérant, sa propre infortune, pour se dire que, elle aussi, était réservée à un sort très affreux, et que c’était bien dommage.

Il souffla la lumière et s’étendit, appelant le sommeil, qu’il ne trouva qu’assez longtemps après, son esprit cherchant dans le vide des moyens d’évasion, tous impraticables, et des espoirs auxquels il ne pouvait plus raisonnablement s’arrêter.