Dix ans de bohème/12

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 268-282).
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XII


Jean Moréas. — Les débutants nouveaux. — Lutèce. — Décadents, instrumentistes, symbolistes. — Coup d’œil d’ensemble. — Le Courrier français. — Le nouveau Chat noir. — Les ombres chinoises. — Berger à Asnières.


À mon retour, je trouvai au Chat-Noir un jeune homme à moustache noire, au nez busqué, qui désirait me parler. Il s’appelait Jean Moréas, et venait présenter des vers pour le journal. D’origine grecque, Jean Moréas chantait alors sa patrie. Voici une pièce qui ne faisait pas encore présager le révolutionnaire symboliste, mais qui était d’un poète sans épithète.

ÉPODE

Je chante les étés brûlants, les lourds étés,
Qui font mûrir là-bas, le noir raisin des treilles,
Et s’épanouir les précoces pubertés,
Je chante les étés des Cyclades vermeilles.


Derrière les massifs de pins et de sureaux
Où du portique ancien on voit les astragales,
Couchés dans les blés mûrs, ruminent les taureaux
Aux chants entrecoupés des bavardes cigales.

Tout le long des talus plantés de bouleaux blancs,
Parmi les chardons roux, les lézards en maraude
Scintillent aux rayons des midis accablants,
Comme de fins joyaux de jaspe et d’émeraude.

Dans les vallons riants de l’île Santorin,
Les filles, aux yeux noirs garnis de longues franges,
Par les sentiers perdus où croît le romarin,
Chassent les papillons aux corselets oranges.

Et le fier vagabond à l’œil inquiétant,
Repu des seins cuivrés de lubriques gitanes,
Sur un lit de fougère, au bord du vert étang,
Cherche le doux sommeil à l’ombre des platanes.

Je chante les étés brûlants, les lourds étés
Qui font mûrir, là-bas, le noir raisin des treilles,
Et s’épanouir les précoces pubertés.
Je chante les étés des Cyclades vermeilles.

Jean Moréas, disait ces vers d’une voix chantante avec un fort accent hellénique. Il vint assidûment au Chat noir et aux Hydropathes, lors de leur résurrection (de peu de durée).

D’autres encore débutaient, soit sur l’un, soit sur l’autre de ces chariots de Thespis de la poésie : c’étaient d’Esparbès, Jean Ajalbert, Darzens. D’autres jeunes gens tels que René Ghill, F. V. Griffin, Henri de Régnier, Morice, se groupaient dans le quartier Latin, loin des Moulins de la Galette, auprès du vieux Panthéon sacré et du noble Odéon ; un nouveau journal se créait, Lutèce. Georges Rall et Léo Trézenick s’improvisaient imprimeurs, compositeurs mêmes, metteurs en pages, correcteurs, pour fabriquer de leurs mains ce recueil. Ils furent un peu agressifs contre les anciens camarades plus ou moins arrivés, et, soit par conviction, soit pour faire pièce aux concurrents, ils allaient redécouvrir Paul Verlaine, que l’injuste sort avait enterré vivant, et mettre en lumière Stéphane Mallarmé, dont le besoin, par exemple, ne se faisait point sentir non plus que celui de l’oublié Rimbaud. Enfin ! Dès lors, de nouveaux chefs étaient trouvés, non point des chefs personnalistes, disant à chacun : Fais à ta guise, pourvu que tu fasses bien ! non, mais la reconstitution des écoles et des chapelles. Les nouveaux venus se rallièrent autour du maître Verlaine, ou du chef Mallarmé, et de là devaient sortir les décadents (dont les déliquescents ne sont que les parodistes), les symbolistes et les instrumentistes. La très amusante parodie d’Adoré Floupette (Henry Beauclair et le poète, Gabriel Vicaire)[1], le petit opuscule intitulé les Déliquescences, fut remarqué par Paul Arène, qui en parla longuement dans Gil Blas. Cela fit connaître les jeunes décadents. Durant la décadence romaine, il y eut de petits poètes poetæ minores, qui usèrent et abusèrent des rythmes, des allitérations, des jeux de phrases, des contournements, tel Claudien, par exemple. Quelques poètes parnassiens, les tenant en grande estime, se comparaient à eux. De plus, le mot décadence implique, outre l’affectation dans le style, un certain désordre dans le fond, mélange hybride des vieilles religions et des mœurs raffinées ; c’était cela aussi que visaient les décadents ; un sadisme particulier où l’encens catholique se subodore dans des lieux infâmes, et où le sanctuaire a des relents de poudre de riz ou même d’eaux de cuvette.

Paul Verlaine, lui, est un vrai décadent. Mais les autres, plus mystiques encore, s’éloignèrent à travers la forêt grammaticale, et prenant à la musique son vague et sa puissance, ils la transportaient dans l’ampleur des phrases, dans la modulation des rythmes, dans l’agencement des mots considérés comme de simples notes dans une partition, comme des timbres dans un orchestre, sans qu’ils aient à correspondre à n’importe quelle idée précise autre que le son. C’était Stéphane Mallarmé et son fidèle disciple René Ghill, qui écrivit : Légendes d’âmes et de sang.

Puis, voici les symbolistes. Le verbe n’est pas seulement un son, c’est un symbole, et la phrase, — pas la phrase peut-être, — le jet est composé de verbe ; le jet des verbes est symbole ; il faut donner sinon la compréhension, au moins l’appréhension des choses intangibles, à peine vues, qui s’en vont vite, loin. C’est, si j’ai compris, le système de Moréas et de G. Kahn. Et, sur les ruines de Lutèce (le journal, hé là, pas d’erreur !), ils se battent, ils se sont battus plutôt, car, aujourd’hui, la Revue indépendante, organe des symbolistes, est le seul qui reste de cette fuligineuse mêlée. Là, le talent abonde. Après les exagérations permises, cette école, comme toutes les écoles éprises d’art, fournira son œuvre. Je le souhaite sincèrement.

Et, pendant ce temps, nous autres, leurs aînés ? Richepin a écrit des volumes de prose et de vers et fait jouer un drame en prose, un drame en vers, une comédie en vers, un opéra-comique. Maurice Bouchor, après avoir longtemps été infidèle à la poésie pour courtiser la musique (oh ! bigamie !), vient de faire paraître un volume de vers intitulés Symboles, qui donne une synthèse des cultes anciens et nouveaux, éclos sur le terrain persistant de l’Idéal. Paul Bourget a dit adieu aux vers et à la critique, c’est le romancier à la mode, qui a pu transporter, sans dommage, la psychologie du critique dans le domaine vivant, et la faire accepter des foules. Maupassant tient la gloire par le bon bout. Raoul Ponchon a quitté sa tour d’ivoire et parle en vers chaque semaine aux lecteurs du Courrier français, ce recueil où Willette pose tantôt sa griffe, tantôt sa patte de velours, ayant pour compagnons Henri Pille, Heidbrinck, Uzès, Lunel, Forain, tandis que Jean Lorrain, le raffiné poète des Modernités, y jabote en jabot de dentelles, que Mermeix y secoue le fouet de la satire, que Roger-Milès, directeur du Monde poétique, un recueil de haute valeur et Mauvrac s’y donnent la réplique sous l’œil sévère de Jules Roques. Maurice Rollinat publie tantôt des vers, tantôt des chants. Haraucourt vient de donner un roman, les Amis ; Paul Marrot, une série de poèmes philosophiques. Georges Moynet a publié un roman d’études très poussé, Zonzon. Champsaur écrit des ballets, Edmond Deschaumes ressuscite Gambetta, Charles Cros jette çà et là quelques pièces de vers.

Il y a des disparus, il y a des gens qui se reposent. La vie quasi océanique de Paris grouille toujours, marée turbulente, parfois tempête.

Et Salis, lui, a sollicité les suffrages de ses concitoyens en deux circonstances mémorables, par des affiches jaunes restées célèbres : Voici l’une de ses stupéfiantes affiches :

ÉLECTIONS MUNICIPALES DU 4 MAI 188    .

XVIIIe ARRONDISSEMENT — QUARTIER MONTMARTRE

ÉLECTEURS,

Qu’est-ce que Montmartre ? — Rien !

Que doit-il être ? — Tout !

Le jour est enfin venu où Montmartre peut et doit revendiquer ses droits d’autonomie contre le restant de Paris.


En effet, dans sa fréquentation avec ce qu’on est convenu d’appeler la capitale, Montmartre n’a rien à gagner que des charges et des humiliations.

Montmartre est assez riche de finances, d’art et d’esprit pour vivre de sa vie propre.

Électeurs !

Il n’y a pas d’erreur !

Faisons claquer au vent de l’indépendance le noble drapeau de Montmartre.

« La Butte, » cette mamelle où s’allaitent la Fantaisie, la Science et tous les Arts vraiment français, avait déjà son organe : « le Chat Noir. » À partir d’aujourd’hui, elle doit avoir son représentant, un représentant digne de ce nom.

Rodolphe SALIS, qui, depuis trois ans, dirige, avec l’autorité que l’on sait, le Journal qui est la joie de Montmartre, nous a paru apte à cette mission.

Montmartre mérite d’être mieux qu’un arrondissement.

Il doit être une cité libre et fière.

Aussi notre programme sera-t-il court et simple :

1o  La séparation de Montmartre et de l’État ;

2o  La nomination par les Monmartrois d’un Conseil Municipal et d’un Maire de la Cité Nouvelle ;

3o  L’abolition de l’octroi pour l’arrondissement, et le remplacement de cette taxe vexatoire par un impôt sur la Loterie, réorganisée sous la régie de Montmartre, qui permettrait à notre quartier de subvenir à ses besoins et d’aider les dix-neuf arrondissements mercantiles ou misérables de Paris ;

4o  La protection de l’alimentation publique. La protection des ouvriers nationaux.

Le Comité :

Willette (Pierrot), 20, rue Véron.

Poussard (R. P. La Cayorne), 84, boulevard Rochechouart.

Choubraque, rue Ramey, 38.

Lefèvre, rue Ramey, 38.

Marion, 26, rue Letort.

Marcel-Legay, 92, boulevard de Clichy.

Gerault-Richard, 44, rue des Abbesses.

De Sivry, 82, rue des Martyrs.

Cattelain (Ph.), 27, rue du Ruisseau.

Randon, 82, rue des Martyrs.

Coquelin (cadet), 84, boulevard Rochechouart.

Jouy (Jules)             —       —

Allais (Alphonse)     —       —

Leroy (ch.), homme de lettres, 23, boulevard Barbès.

Vu et Approuvé : Rodolphe SALIS.
ÉLECTEURS,
Ce programme sera défendu avec une énergie farouche. — Je suis de ceux qui meurent plutôt que de se rendre.

Si je descends dans l’arène, vous jugerez si ma devise, SÉRIEUX QUAND MÊME, est justifiée.

Électeurs, pas d’abstention. La postérité nous attend.

Vive Montmartre !
Rodolphe SALIS,
84, boulevard Rochechouart,
Candidat des Revendications littéraires,
artistiques et sociales.

Aujourd’hui, ayant transporté son Chat noir rue Victor-Massé (ancienne rue de Laval), il a inauguré un nouveau genre : le théâtre d’ombres chinoises.

C’est amusant et très artistique ; c’est signé tantôt Caran d’Ache, tanlôt Willette ou Rivière, Somm ou Sahib.

Dans ce décor de la rue Victor-Massé (ancienne rue de Laval), des poètes, tels que le philosophe humoriste Paul Marrot, tels que le chansonnier épiquement militaire Ogier d’Ivry, tels que Jean Rameau, l’auteur acclamé du poème la Vie et la Mort, Jean Floux, un très parisien, Armand Masson et d’autres jeunes et ardents, nous ayant succédé, emplissent les entr’actes des féeriques ombres chinoises. Ce sont des odes guerrières qui suivent des chansons d’amour ou des envolées dans le bleu. Les rimes sonnent, surtout lorsque Georges Fragerolle, y ayant apposé des musiques, les lance de sa voix merveilleuse. Je tire de son recueil, intitulé Chansons de France, celle-ci, dont les paroles sont de Paul Marrot :

Les soldats, sur la grande route,
Vont vers une autre garnison :
Il fait beau, l’on a pris la goutte ;
Le soleil monte à l’horizon.

Le pli de la tunique flotte
Au vent matineux du printemps,
Et le soldat, dans sa capote,
Rêve à la liberté des champs.

Adieu, guérites et chambrées,
À lui, le plein ciel aujourd’hui ;
Mais d’autres casernes carrées
Sont encor là-bas devant lui.
En attendant les jours de garde,
En plein air il jette ses chants ;
Toute son âme campagnarde
Vibre à la liberté des champs.

Il voit, renversés sur les terres,
Des socs tout pareils à son soc,
Et, sur les clochers solitaires,
Tous les coqs ont l’air de son coq.
Au sommet des meules tassées,
Ce sont mêmes soleils couchants ;
C’est le soir ! toutes ses pensées
Sont à la liberté des champs,

L’étape est souvent peu prodigue,
Le bivouac un sacré séjour ;
Et l’on a bien de la fatigue
Pour apprendre à se battre un jour…
Serons-nous, la face meurtrie
Courbés par les canons fauchants ?…
En avant ! c’est pour la Patrie,
Et pour la liberté des Champs.

J’en voudrais citer d’autres, ainsi que certaines poésies de haute allure ; mais il faut que je parle des chansonniers à la verve légère et satirique, qui n’en sont pas moins des philosophes parisiens à leur manière : Jules Jouy, Meusy et Mac-Nab. Meusy est un parodiste des grandes phrases ; de lui ce refrain sentimental :

Fromage ! Poésie !
Espoir de nos repas,
Que deviendrait la vie,
Si l’on ne t’avait pas ?

Jules Jouy a le macabre gai, tandis que Mac-Nab a la gaieté funèbre. C’est une amusante transposition. Voici deux chansons qui indiquent le ton :

LES GARDIENS DE LA PAIX
Sur l’air des Canards
Par Jules Jouy.

Quand les sergots s’en vont par un,
C’est qu’ils n’sont pas avec quelqu’un ;
Pour mieux inspecter, pour mieux voir,
À la mêm’place jusqu’au soir,
I’s restent plantés su’l’trottoir.
Tralalalala ! Tralalalala !

Refrain :

Paix ! paix ! paix ! paix !
Voilà les gardiens de la paix !
Troulalaïtou, latroulalaïtou, latroulalaïtou, latroulala !

Paix ! paix ! paix ! paix !
Voilà les gardiens de la paix,
Troulalaïtou, latroulalaïtou, latrou…
Circulez !


Quand les sergots s’en vont par deux,
C’est qu’ils ont à causer entre eux ;
L’un dit : « Moi j’suis pour Victor. »
L’autre dit : « Moi je suis pour Chambord,
« C’est regrettable qu’il soit mort. »
Troulalala (refrain)

Quand les sergots s’en vont par trois,
I’sont habillés en bourgeois,
Et ça les déguis’si tell’ment,
Que sous ce nouveau vêtement,
On les r’connaît immédiat’ment.

Et cela continue : Quand les sergots s’en vont par quatre, c’est pour mieux voir les poivrots se battre, etc. ; Quand les sergots s’en vont par cinq, c’est pour prendre des petits verres sur le zinc ! etc.

Quand les sergots s’en vont par six
L’bourgeois s’dit : « C’est des anarchiss !
« Qu’est-c’qui va s’passer, Dieu du ciel !
« Vlà c’te vieill’ foll’ de Louis’ Michel
« Qui va r’monter sur son échell’ ! »

Quand les sergots s’en vont en tas
C’est qu’ça leur plaît, ça n’vous r’garde pas,
Dans la rue n’mettez pas les pieds

Car pour fair’peur aux émeutiers,
I’tapent sur la tête des rentiers.
Troulala, etc.
Circulez

Mac-Nab a conquis ses galons de chansonnier avec le Bal de l’Hôtel-de-Ville, une peinture un peu poussée.

J’arrive à la porte du bal
J’vois des gens qu’on salue,
C’est tout’le conseil municipal,
Debout en grand’tenue :
Des complets marrons
Et des chapeaux ronds,
Dam’! C’est pas d’la p’tite bière ;
Tous ces gaillards-là,
Ils ont pigé ça
À la bell’Jardinière.

Le sérieux de ce Mac-Nab est impayable. Le poète Albert Tinchant, auteur des Sérénités, accompagne au piano, à moins qu’il ne remplace le baron B… à la grosse caisse, chargée de souligner fortissimo les refrains ; de plus il est le secrétaire du journal, le Chat noir, dont Alphonse Allais est l’humoristique rédacteur en chef. — N. B. Alphonse Allais ressemble à un clergyman.

C’est un spectacle gai, macabre, doux et guerrier à la fois, c’est un complet (mais pas de la Belle-Jardinière, heureusement).

Il faut que les bohèmes se succèdent et ne se ressemblent pas ; une génération a la bohème joviale, la suivante l’a triste ; j’ai comme une idée que les jeunes bohèmes futurs seront de plus en plus pessimistes : ils ont peut-être raison.

Mais nous avons bien ri, je vous jure ; et lorsque, étant devenu colon, à Asnières, avec un authentique chien gardeur de troupeaux, berger sans brebis sur les bords de la Seine, je me promène, j’y songe parfois, et je ris encore.

Ça ne m’empêche pas d’être pessimiste à ma façon, en constatant combien la vie réelle ressemble peu au rêve qu’on faisait à vingt ans. Cela me rend peu à peu sérieux comme un préfet dégommé, et c’est pourquoi je mets ici un point bien final à dix ans de bohème.


FIN
  1. Gabriel Vicaire vient d’obtenir le prix pour la cantate officielle de 1889.