Dix journées de la vie d’Alphonse Van Worden/07

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SEPTIÈME JOURNÉE.


Je m’étois endormi, je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups, et que je n’avois pas entendue les nuits précédentes. Son tintement lugubre me rappela la cloche de la Venta. Je m’attendois à quelqu’apparition. Emina parut ; Zibeddé suivoit sa sœur. Elle avoit le doigt sur la bouche, comme pour me recommander le plus grand silence. Emina mit sa lampe à terre. Zibeddé ôta de son col une tresse de cheveux mêlés de fils d’or. Elle me montra par signes, qu’elle vouloit la passer à mon col ; mais que je devois ôter la relique que j’y portois. Je m’y refusai ; puis, songeant qu’elles étoient musulmanes, et qu’un objet révéré des chrétiens, pouvoit leur faire de la peine, j’eus la foiblesse d’y consentir. J’ôtai le petit reliquaire ; mais j’eus un scrupule, et je le repris à l’instant. — Alors un cri se fit entendre, la lampe s’éteignit, je restai dans l’obscurité. — Le cri fut répété, et je le reconnus pour le hurlement du démoniaque Pascheco.

Une main sèche et dure s’empara de la mienne, et m’entraina hors de mon lit. Je ne m’étois point déshabillé. Je cherchai mon épée à tâtons ; je la trouvai et me laissai conduire. Je marchai longtems dans l’obscurité ; enfin je sortis du souterrain ; et la lune qui étoit dans son plein, me fit voir que Pascheco m’avoit réellement servi de guide.

Nous fîmes encore quelques pas dans la campagne. Pascheco sembla succomber à ses douleurs, et se roula dans la poussière. Un autre homme parut et me fit signe de le suivre. Il marchait à grands pas ; et autant que je pouvois le distinguer, au clair de la lune, il n’avoit pas meilleure mine que le démoniaque. D’ailleurs son vêtement avoit quelque chose d’extraordinaire ; et il portoit un bandeau sur le front.

Nous arrivâmes sur le sommet d’une montagne. Mon guide s’arrêta, et me dit : « Reste ici jusqu’au jour. Lorsque le soleil sera levé, tu découvriras la potence des frères Zoto, tu y trouveras un homme endormi, et tu l’éveilleras. »

« Qui es-tu ? demandai-je à mon guide. Je suis, me répondit-il, celui qui est né et qui ne meurt point, qui marche et ne repose point, qui veille et ne dort point, qui a eu un corps et qui n’en a plus. Je suis le juif errant. Adieu, je vais secourir Pascheco, nous nous reverrons quelque jour. »

Le soleil levant me fit découvrir au loin la potence des frères Zoto. Je marchai une heure dans les bruyères avant d’y arriver. Je trouvai la porte ouverte, et un homme couché entre les pendus. Je le réveillai. L’inconnu, voyant où il étoit, se prit à rire, et dit : « Il faut convenir que dans l’étude de la cabale on est sujet à des méprises assez bizarres. Les mauvais génies savent prendre tant de formes, que l’on ne sait à qui l’on a à faire. — Mais pourquoi ai-je une corde au cou ; je croyois avoir une tresse de cheveux. — Puis, il m’aperçut et s’écria : » Non, vous n’êtes pas des nôtres, vous vous appelez Alphonse. Votre mère étoit une Gomélèz. Vous êtes capitaine aux Gardes-Vallones ; brave, mais encore un peu simple. N’importe, il faut sortir d’ici. — Alors l’inconnu tourna la tête vers son épaule droite, et marmota quelques mots, comme s’il donnoit un ordre à voix basse. — « J’ai, dit-il, fait venir mes chevaux, et vous allez les voir. — En effet, nous vîmes bientôt arriver un nègre à cheval, qui tenoit un autre cheval en laisse. L’inconnu monta sur l’un, moi sur l’autre, et nous arrivâmes ainsi à la Venta-Quemada. « Voilà, me dit mon compagnon, un cabaret ou l’on m’a joué, cette nuit, un tour bien cruel. Il faut pourtant que nous y entrions. J’y ai laissé quelques provisions qui nous feront du bien. — Nous entrâmes en effet dans la désastreuse Venta, et nous trouvâmes dans la salle à manger, une table couverte et garnie d’un pâté de perdrix, et de deux bouteilles de vin. Nous en mangeâmes assez copieusement, puis nous remontâmes sur nos chevaux, et prîmes la route de l’ermitage.

Nous y arrivâmes au bout d’une heure, et le premier objet que j’aperçus fut Pascheco, étendu au milieu de la chambre. Il sembloit à l’agonie, ou du moins il avoit la poitrine déchirée par ce râle affreux, dernier pronostic d’une mort prochaine. Je voulus lui parler, mais il ne me reconnut pas. L’ermite prit de l’eau bénite, en aspergea le démoniaque, et lui dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de nous dire ce qui t’est arrivé cette nuit ». — Pascheco frémit, fit entendre un long hurlement et commença en ces termes.


Récit de Pascheco.


« Mon père, vous étiez dans la chapelle, et vous y chantiez les litanies, lorsque j’entendis frapper à cette porte, et des bêlemens qui ressembloient parfaitement à ceux de notre chèvre blanche ; je crus que c’étoit elle, et qu’ayant oublié de la traire, la pauvre bête venoit me le rappeler, la même chose étant arrivée quelques jours auparavant. Je sortis donc de l’ermitage, et je vis effectivement la chèvre blanche, qui me tournoit le dos et me montroit ses pis gonflés. Je voulus la saisir pour lui rendre le service qu’elle me demandoit, mais elle s’échappa de mes mains, et toujours s’arrêtant et m’échappant toujours, elle me conduisit au bord du précipice, qui est au nord de l’ermitage.

» Lorsque nous y fûmes, la chèvre blanche se changea en un bouc noir. Cette métamorphose me fit grand’peur, et je voulus fuir du côté de notre demeure ; mais le bouc noir me coupa le chemin. Puis, se dressant sur ses pieds de derrière, et me regardant avec des yeux enflammés, il me causa une telle frayeur, que mes sens en furent glacés.

» Alors le bouc maudit se mit à me donner des coups de cornes, en me ramenant vers le précipice. Lorsque je fus sur le bord, il s’arrêta, pour jouir de mes mortelles angoisses. Enfin, il me précipita. Je me croyois réduit en poudre, mais le bouc fut au fond du précipice avant moi, et me reçut sur son dos, sans que je me fisse mal.

» De nouvelles frayeurs ne tardèrent pas à m’assaillir, car dès que le bouc m’eût senti sur son dos, il se mit à galopper d’une étrange manière. Il ne faisoit qu’un bond d’une montagne à l’autre, franchissant les plus profondes vallées, comme si elles n’eussent été que des fossés.

» Nous arrivâmes ensuite sous la potence des frères Zoto, qui se décrochèrent aussitôt. L’un d’eux se mit à cheval sur le bouc ; l’autre sur mon cou, nous partîmes comme un éclair ; et je ne sais comment cela pouvoit être ; mais j’allois aussi vîte que le bouc. Le pendu qui me chevauchoit ; trouva que je n’allois pas à son gré. Il ramassa deux scorpions ; les attacha à ses talons ; et se mit à me déchirer les côtes avec la plus étrange barbarie. Nous arrivâmes ainsi dans de vastes souterrains ; qui paroissoient habités ; mais tout le monde y dormoit profondément. Nous entrâmes dans une écurie. Les deux pendus se mirent à genoux devant le bouc noir ; qui leur lécha le bout du nez. Alors ils quittèrent leur affreuse figure, et me parurent deux jeunes dames moresques d’une beauté surprenante.

» L’une d’elles prit une lampe dans sa main, donna l’autre à sa jeune compagne, et elles s’enfoncèrent dans le souterrain. Le bouc noir s’envola par un trou du rocher.

» Bientôt après je vis entrer un homme sec et hâve, qui avoit sur le front un signe flambloyant, assez ressemblant à une croix. Il s’approcha de moi et me dit : « Pascheco, Pascheco, au nom de ton Rédempteur, je t’ordonne de suivre les deux pendus, jusqu’au lit du jeune cavalier que tu connois déjà, et de l’entraîner hors de ce souterrain ; je te l’ordonne, et je t’en donnerai le pouvoir ». — J’obéis, j’entraînai le jeune Alphonse ; mais je fus à peine hors du souterrain, que mes flancs déchirés me causèrent une douleur affreuse. L’homme qui m’avoit parlé dans le souterrain, m’enleva comme une plume, me porta jusqu’à votre ermitage, où j’ai trouvé quelque soulagement ; mais il est venu trop tard. Le venin des scorpions a pénétré dans mes entrailles. Je me meurs ». — Ici le démoniaque Pascheco poussa un affreux heurlement, et se tut.

Alors l’ermite prit la parole, et me dit : « Mon fils, vous l’avez entendu. Vous êtes livré à la puissance des démons. Venez, confessez-vous, avouez votre faute, la clémence divine n’a point de bornes. Seriez-vous tombé dans l’endurcissement » ?

Je lui répondis : « Mon père, ce gentilhomme démoniaque a vu des choses singulières, il peut avoir eu les yeux fascinés. Les événemens qui nous occupent sont d’une nature très-extraordinaire. On ne sauroit prendre trop d’informations sur ce qui les concerne. Voici un gentilhomme que j’ai eu l’honneur de trouver endormi sous le gibet. S’il vouloit nous raconter son aventure, ce récit ne pourroit que nous intéresser beaucoup ».

« Seigneur Alphonse, répondit le cabaliste, les gens qui, comme moi, s’occupent de sciences occultes, ne peuvent pas tout dire. Je tâcherai cependant de contenter votre curiosité, autant qu’il sera en mon pouvoir ; mais ce ne sera pas aujourd’hui. Soupons et allons nous coucher ».

L’anachorète nous servit un frugal repas, après lequel chacun ne songea qu’à s’aller coucher. Le cabaliste prétendit avoir des raisons pour coucher auprès du démoniaque, et je fus, comme l’autre fois, renvoyé à la chapelle. Mon lit de mousse y étoit encore, je m’y couchai ; l’ermite me souhaita le bonsoir, et m’avertit que, pour plus de sûreté, il fermeroit la porte.

Je m’endormis, je fus réveillé par une cloche qui sonna minuit. Bientôt après j’entendis donner des coups contre ma porte, et comme les bêlemens d’une chèvre. Je pris mon épée, j’allai à la porte, et je dis d’une voix forte : « Si tu es le diable, tache d’ouvrir cette porte ; car l’ermite l’a fermée ». — La chèvre se tût, j’allai me coucher, et je dormis jusqu’au lendemain.



FIN DU TOME SECOND.