Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 1/Division 1/Ch1/$8

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 84-85).




ARTICLE III.


De l’abrutissement de soi-même par l’usage immodéré de la boisson ou de la nourriture.


§ 8.


Le vice qui consiste dans cette sorte d’intempérance n’est point ici jugé d’après le dommage qu’il cause à l’homme, ou d’après les douleurs corporelles et même les maladies qu’il lui attire ; car ce serait alors un principe de bien-être et de commodité[1] (par conséquent de bonheur), qui nous ferait résister à ce vice, et un pareil principe ne peut jamais fonder un devoir, mais seulement une règle de prudence ; du moins ne serait-ce pas le principe d’un devoir direct.

L’intempérance animale dans la jouissance des aliments est un abus de nos moyens de jouissance qui entrave ou épuise la faculté que nous avons d’en faire un usage intellectuel. L’ivrognerie[2] et la gourmandise[3] sont les vices qui se placent sous cette rubrique. Dans l’état d’ivresse l’homme ressemble plutôt à une brute qu’à un homme ; en se gorgeant de nourriture et de boisson, il se rend incapable pour un certain temps d’actions qui exigent de l’adresse et de la réflexion dans l’emploi de ses facultés. — Il est évident que c’est violer un devoir envers soi-même que de se mettre dans un pareil état. Le premier de ces deux états d’abrutissement, qui ravalent l’homme au-dessous même de la nature animale, est ordinairement l’effet de boissons fermentées ou d’autres moyens de s’étourdir, comme l’opium et d’autres produits du règne végétal, et il le séduit en lui apportant pour un moment, avec l’oubli de ses soucis, un rêve de bonheur et même des forces imaginaires ; mais malheureusement l’ivresse amène à sa suite l’abattement et la faiblesse, et, ce qui est le pire, la nécessité d’y recourir de nouveau et toujours davantage. La gourmandise mérite plus encore d’étre mise au rang des jouissances animales, car elle n’occupe que les sens, qu’elle laisse dans un état tout passif, et elle n’excite pas le moins du monde l’imagination comme il arrive dans le cas précédent, où il y a encore place pour un jeu actif de représentations ; elle est donc encore plus voisine de la jouissance brutale.


Questions casuistiques.


Ne saurait-on, sinon à titre de panégyriste du vin, du moins à titre d’apologiste, en permettre un usage voisin de l’ivresse, par cette raison qu’il anime la conversation entre les convives et pousse ainsi les cœurs à s’ouvrir ? — Ou peut-on lui accorder le mérite d’opérer ce qu’Horace vante dans Caton, virtus ejus incaluit mero ?[4] – Mais comment fixer une mesure à celui qui est sur le point de tomber dans un état où ses yeux ne seront plus capables de rien mesurer ? L’usage de l’opium et de l’eau-de-vie, comme moyens de

Notes du traducteur[modifier]

  1. Behaglichkeit.
  2. Versoffenheit.
  3. Gefrässigkeit.
  4. Narratur et prisci Catonis
      Sæpe mero caluisse virtus.

    Horace, ode 21 du livre III.

Notes de l’auteur[modifier]