Documents et notes sur le Velay/03

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III

Rodrigue de Villandrando.
(Note)


Voici un nom bien oublié et jadis célèbre en nos parages, nom sinistre, grandi par la terreur, dramatisé par la muse populaire, empreint d’un fantastique prestige. Ce nom rappelle un terrible personnage, qui du Nord au Sud fit trembler la France et appesantit sa lourde main sur notre pauvre Velay. Il convient de s’arrêter un peu devant cette figure : elle en vaut la peine, puisqu’elle caractérise une époque. Ici l’histoire frise le roman, la réalité tourne à la légende. Il faut se souvenir qu’on est en plein désarroi, au plus épais de l’anarchie et de la désolation publiques, pour croire à ces aventures de cape et d’épée où Rodrigue joua un rôle et quel rôle ! Ce batailleur infatigable devint au XVe siècle le cauchemar des imaginations françaises. « Cet homme estoit si meschant et cruel, dit le P. Bonaventure de Saint-Amable (qui raconte dans les Annales du Limousin le passage du chef des routiers à Limoges en 1436), que son nom est tourné en proverbe dans la Gascogne, et, pour signifier un homme brutal et cruel on l’appelle meschant Rodrigue. » Cette lugubre notoriété a laissé sa trace dans la grande Complainte ou les Hélas du pauvre commun en France, chant funèbre arraché aux angoisses des vilains dolents et meurtris :

Hélas, sans plus vous dire hélas,
Comment peuvent penser créatures
Qui bien advizent noz figures
Et ont sens et entendement,
Et nous voyent nudz par les rues
Aux gelées et aux froidures,
Nostre povre vie quérant ?
Car nous n’avons plus rien vaillant
Comme aucuns veullent langaiger.
Ilz s’en sont très-mal informez :
Car s’ilz pensoient bien en Rodigues.
Et Escoçois, et leurs complisses.
Et ès yvers qui sont passez.
Et autres voyes fort oblicques
Dont tous estatz nous sont relicques.
Comme chacun nous a plusmé.
Ilz seroient bien héréticques,
Se ilz pensaient bien en leurs nices
Que il nous fust riens demouré.

Les exploits de Rodrigue avaient imprimé à la terreur des foules une telle secousse qu’une légende se forma vite autour de ce nom retentissant en France, dans les Castilles et jusqu’en Allemagne. Hernando del Pugar[1], le Brantome espagnol, et Don Joseph Pellizer[2] font du grand aventurier un paladin du temps d’Artus et de la Table-Ronde. En Velay et en Gévaudan, les contes de l’âtre, les histoires des chaumines propagèrent sur le hardi flibustier mainte histoire fabuleuse. Au dire de l’Inventaire des Archives du Chapitre de Mende, dressé en 1650, « Rodigon estoit natif d’un vilaige ruiné, aux appartenances de Badaroux qui s’appeloit le Masel Rosegos. En l’an 1418 (1435 ?), le clergé du diocèse (de Mende) contribua 300 moutons d’or pour aider à chasser certains gens d’armes appelés Lous Roteyrols qui ravageaient le pays, desquels le bastard de Bourbon et Rodigon, hardi et insigne voleur, estoint les chefs. Et despuis ce temps la on appèle Roteyrols les gentilshommes incommodés et que le proverbe du vulgaire dit encore : Meschant comme Rodigon. Voiès le département de ladicte somme qui faict mention de ce-dessus à la XVIIe liasse, sous Cotte F. Archifs, II[3]. »

Ainsi l’on trouve en Gévaudan et en Limousin la même renommée lugubre et les mêmes dictons populaires sur Rodrigue. Le merveilleux s’en mêla aussi dans nos parages : nous verrons qu’un manuscrit attribue au chef castillan un trépas bien prématuré vers 1422 après le pillage de l’église d’Aurec. Grâce aux recherches de l’érudition moderne, grâce surtout à l’excellente notice insérée par M. Quicherat dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. 1er, deuxième série, 1815, pp. 119 et sq., il est permis de reconstituer les lignes principales de cette carrière orageuse et de faire sur Rodrigue un peu d’histoire authentique.

Dans un village de la province de Burgos appelé Villa-Andrando ou Villandrando, était établie, vers 1200, une famille dite de Lopez et qui ajoutait à son nom patronymique, probablement par apanage, le titre de son petit bourg. Don André Lopez suivit la reine Blanche en France, s’arrêta en Guienne et acquit, près de Bazas, une seigneurie dans un lieu appelé aujourd’hui encore Villandraut. Une fille ou petite-fille de Don André porta le manoir de Villandraut dans la maison de Goth, d’où sortit le pape Clément V, le proscripteur des Templiers. On a de justes raisons de croire que la mère de Clément V était une Villandrando.

La branche des Villandrando, restée en Espagne, exerça de père en fils la charge de corrégidor de Valladolid. Lorsque les Français allèrent en Castille sous la conduite de Du Guesclin, Don Garcia Guttierez de Villandrando perdit son office à cause de son attachement à la cause de Henri de Transtamarre, mais il le recouvra par suite de ses bonnes relations avec certains capitaines français et entre autres Pierre de Vilaines, l’un des héros de Froissart, le même qui, après avoir obtenu pour récompense de ses services la grandesse d’Espagne et le comté de Ribadeo en Gallice, vendit son fief et du prix qu’il en avait tiré acheta dans son pays natal le royaume d’Yvetot. Don Guttierez épousa la sœur de Pierre de Vilaines et en eut deux fils : l’aîné, Don Ruys Garcia, devenu corrégidor après son père, le cadet, Don Pedro, mort jeune et déjà veuf de Dona Aldonça Diaz de Corral. Des deux fils de Don Pedro, l’aîné, Rodrigue, est celui qui devait faire tant de bruit en Espagne et en France. Ces antécédents de famille expliquent dans une certaine mesure l’existence du grand chef de compagnie. Ses ancêtres paternels et maternels avaient cherché fortune, d’Espagne en France et de France en Espagne : lorsqu’il eut atteint l’âge de l’action, pauvre, orphelin, il obéit aux instincts de sa race, gagna les Pyrénées et se fit soldat de fortune.

Rodrigue débuta sous les ordres d’Amaury de Sévérac, gentilhomme du Rouergue, aux gages du parti d’Armagnac. La bonne mine de Rodrigue, sa force herculéenne, un courage à toute épreuve le mirent bientôt hors de pair parmi cette horde d’aventuriers qui formaient le cortège d’Amaury de Sévérac, et guerroyèrent dans le Midi jusqu’en 1418. En 1421, Rodrigue faisait encore partie de la même bande, mais il en fut chassé par la jalousie de ses compagnons et leva bannière pour son propre compte. Il eut bientôt à sa disposition une foule de coupe-jarrets, truands et ribauds, gens de sac et de corde, détrousseurs sans merci, larrons sans vergogne, mais partisans intrépides. Il vint à lui d’abord cent hommes, puis cinq cents, puis mille. Rodrigue avait jeté son dévolu sur la cause nationale et resta fidèle à Charles VII, mais il combattait en volontaire, dédaignait toute hiérarchie, brisait sans cesse avec la discipline et les ordres supérieurs, et pillait tout village et n’importe quelle ville à sa portée. C’était alors la coutume : chaque capitaine, armagnac ou bourguignon, louait pour un temps ses services, se joignait à tel ou tel parti, allait en avant au gré de son caprice ou de son intérêt, et surtout faisait main basse dans ses alentours, tombant sur les amis comme sur les ennemis avec une impartialité dérisoire ou plutôt une indifférence brutale. En 1423, Rodrigue, de concert avec l’amiral de France, Louis de Culant assiégeait la place forte de Cufy en Nivernais. Il reçut, en 1428, ses premières lettres patentes du roi et conduisit ses routiers en Languedoc contre André de Ribes, qui fut défait, pris et pendu. Suivant une tradition locale, confirmée par les chroniqueurs de l’époque[4], Rodrigue campait en 1430 dans les montagnes du Velay avec une armée véritable et deux de ses lieutenants, les nommés Valette et Thuron[5]. Sur la prière de Charles VII et moyennant finance, il consentit à rejoindre en Dauphiné les chefs de l’armée royale, Raoul de Gaucourt, gouverneur du Dauphiné, et Imbert de Groslée, Sénéchal de Lyon, pour combattre le prince d’Orange. C’est Rodrigue qui gagna en réalité la bataille d’Anthon (19 juin 1430), et tous les historiens reconnaissent la bravoure et surtout la science stratégique qu’il déploya en cette journée décisive pour les armes du roi. Jean Salazar, principal acolyte de Rodrigue, Valette et Rodrigue lui-même se signalèrent par maintes prouesses, mais après la victoire le naturel reprit le dessus. « Homme de malicieux engin, dit la Chronique Martinienne, fo 276 vo, Rodrigue exploita merveilleusement en la défense sans y oublier son prouffit » et tira, pour sa part, un butin et des rançons énormes. Le roi le récompensa par le don du château de Pusignan (mars 1431) : au début de la campagne, il l’avait fait son valet d’écurie.

Charles VII avait des principes d’ordre et de gouvernement ; c’est lui qui inaugura les armées régulières : son instinct royal lui inspirait de vives répugnances pour Rodrigue et ses pareils. Qu’était après tout Rodrigue, sinon un mercenaire qui vendait son dévouement, servait qui le payait et ajoutait aux bénéfices de la solde les exactions, les violences, les razzias sur lesquelles un pouvoir débile en était réduit à fermer les yeux ? La royauté, encore mal affermie, tolérait en gémissant ses dangereux défenseurs. Du reste, elle pouvait bien peu en ces crises suprêmes contre les hordes sans drapeau et sans foyer, qui faisaient de la guerre leur seule industrie. Les routiers étaient, pour la plupart, de nationalité étrangère, italiens, écossais, tudesques ; soldats de hasard, aventuriers cosmopolites, voués au dernier enchérisseur, ils poursuivaient uniquement la proie et le lucre et formaient une véritable Internationale. Ce qui caractérise bien les désordres de cette lugubre époque, c’est la défiance de la population, à l’égard de l’autorité légitime. Quand Rodrigue arrivait dans une province, les villes ne songeaient guère à recourir aux représentants du roi : elles traitaient seules avec le capitaine et obtenaient son éloignement par des sacrifices pécuniaires plus ou moins lourds. C’est ainsi que les États d’Auvergne, réunis à Montferrand en janvier 1432, votèrent des fonds pour acquitter le prix auquel Rodrigue, alors à Montpensier, avait fixé sa retraite. Le Sénéchal, Jean de Langeac, assisté d’un banquier de Clermont, Girault Crespai, débattit avec Bodrigue le chiffre du patis ou contribution de guerre. Les consuls d’Ambert furent pris d’une telle panique qu’ils dérobèrent à Antoine de Saillans, bailli d’Allègre, logé dans leur ville, un cheval pour l’offrir à leur redoutable visiteur[6].

En cette même année 1432, Rodrigue se préparait à gagner le Velay et le Gévaudan, pour de là parcourir le Languedoc, mais son lieutenant Valette, envoyé en éclaireur, se fit prendre entre Nîmes et Mende par le comte de Foix et fut pendu sans miséricorde. Rodrigue renonça à son expédition de Languedoc et s’en vint dans le nord rejoindre l’armée royale. Là encore, il rendit d’éminents services et, le 10 août 1432, près de Lagny-sur-Marne, il battit le duc de Bedfort en personne, mais, comme de juste, après l’action, il revint à ses pratiques habituelles et conduisit ses gens en Touraine où ils commirent de cruels ravages. En ce moment, Rodrigue comptait de puissance à puissance avec les souverains en deçà comme au delà des Pyrénées. Le roi d’Aragon, Alphonse-le-Magnanime, lui restitua, vers octobre 1432, le comté de Ribadeo qu’avait possédé son grand-oncle maternel, Pierre de Vilaines, et, le 24 mai 1433, il obtenait avec la main de Marguerite, bâtarde de Jean, duc de Bourbon, la seigneurie d’Ussel en Bourbonnais. Pendant que Rodrigue vaquait à ses affaires de ménage, sa troupe avait passé la Loire et tenait ses retranchements habituels dans le Velay et le Gévaudan[7].

Une grande querelle s’étant élevée dans le Languedoc entre les deux familles rivales de Foix et d’Armagnac, Rodrigue mit cette brouille à profit. Il avait pensé d’abord à rançonner le Velay où des luttes très-vives avaient lieu entre le clergé et la noblesse du pays, mais le Sénéchal de Beaucaire, Jean de Villa, commis par ordonnance du roi, de juillet 1432, vint au Puy dans le mois d’août suivant et pacifia les différends. Rodrigue se retourna de suite contre le Languedoc : ses bandes débouchèrent de toutes les vallées à la fois, par Alais, par Anduze, par Saint-Ambroix, par Ganges et le Cheylard, et, après avoir exercé de mars à octobre 1433 d’horribles excès dans le Midi, s’en revinrent, chargées de butin, reprendre leurs quartiers d’hiver en Rouergue et en Auvergne[8]. En 1434, Rodrigue fit campagne en Bourgogne et en Beaujolais, côte-à-côte avec le duc de Bourbon, son beau-frère, et causa au duc Philippe-le-Bon de cuisants soucis : dans le mois de décembre de cette année, Rodrigue se trouvait dans le pays vellave avec huit cents routiers[9]. Après le traité d’Arras (octobre 1435), on le rencontre aux environs de Mende où il fut rejoint par la compagnie récemment formée des Écorcheurs. Le Gévaudan obtint la retraite des routiers moyennant la rançon de 22000 moutons d’or. C’est évidemment à cette date de 1435 qu’il faut placer l’expulsion des Roteyrols, que l’Inventaire du Chapitre de Mende, plus haut cité, fait à tort remonter à l’an 1418[10].

De 1436 à 1437, Rodrigue conduisit ses troupes dans le Limousin et jusqu’aux environs d’Orléans, puis redescendit en Albigeois : il était alors au faîte de sa puissance et comptait dans ses rangs dix mille hommes, prétendent Hernando del Pugar et les autres écrivains espagnols, huit mille seulement au dire de notre chroniqueur Jean Chartier. Le héraut Berry dit en termes moins topiques « qu’il avoit la plus grande compagnie de tous les capitaines de France ». En 1437, Rodrigue foulait le Bourbonnais et allait fondre sur l’Anjou, lorsque le roi Charles VII, ému par le cri des peuples et remis en humeur de roi par l’affermissement de sa couronne, déclara par un édit Rodrigue de Villandrando banni de son royaume : défendant a toute personne, et nommément aux princes du sang, de lui accorder jamais aide, protection ni confort, donnant en outre permission au premier venu de courir sus aux routiers, s’ils se montraient sur le territoire et de les tuer comme bêtes nuisibles[11]. Cette disgrâce fut passagère. En 1438, Rodrigue, avec le titre de conseiller et chambellan du roi, menait en Guienne une expédition contre les Anglais. Il opérait avec Poton de Saintrailles et d’autres capitaines envoyés par le roi de Castille, Jean II, lequel avait conclu un traité avec la France et prêtait son aide sur les bords des Pyrénées à l’œuvre française de la rédemption nationale. Un titre, écrit en langue romane, atteste la contribution des États particuliers du Gévaudan aux dépenses nécessitées par l’entrée en campagne de Rodrigue. Ce titre émane de Bertrand Teyssier, consul de Saugues, et en voici le texte : « Sapchan tut que hieu, Bertrant Teysier, cossol de Salgue, confesse aver agut et recebut de Jehan Chaste, recebedor de dyosesse de Mende de la somma de dos milia motos donastz a Rodigo, conte de Ribadieu, la somma de tres motos d’aur, per aver estato Marehol, a la sieta de la equoctacion de ladita tallia. De laquala somma de iii motos ie me tene per couten et pagat, et ne quite lodit recebedor. En testimoin d’ayso, hieu ey senhat aquesta quitansa de mon senhet manual, lo primier jorn de may, l’an M. CCCC XXXVIII. Bertran Teysier[12].(Mss. Gaignières, vol. 647 intitulé : Titres originaux en gascon. Bibl. nat.) ».

Rodrigue de Villandrando combattait bien pour la couronne de France, et, en dépit de toutes les nausées qu’excitent les saturnales de ses tristes compagnons, il faut retenir les services considérables rendus par lui à la bonne cause, mais il est juste aussi de laisser à son passif les débordements de son existence militaire. Les routiers pesaient non moins lourdement aux populations frémissantes que l’envahisseur lui-même ; ils étaient partout accueillis comme des fléaux : l’on ne trouve nulle trace dans nos historiens d’un souvenir sympathique qui ait béni leur passage. Partout, au contraire, la désolation et la terreur. Pendant la campagne de 1438 et de 1439, que Dom Vaissette raconte assez en détail[13] et sur laquelle nous n’avons pas à insister, le Toulousain, l’Agénois et l’Albigeois, eurent particulièrement à souffrir de la lutte fort confuse où s’escrimèrent à l’envi Jean de Bonnay, sénéchal de Toulouse, les bâtards de Béarn et d’Armagnac, Poton de Saintrailles, et surtout Rodrigue et son lieutenant Salazar. Cette expédition, dirigée officiellement contre les Anglais, avait fini par dégénérer en guerre civile, en excès de tout genre de la part des routiers, et vers 1438 le cri des populations s’élevait si amer, si poignant, que le roi envoya son propre fils, le futur Louis XI, afin de pacifier le Languedoc et surtout de le débarrasser de Rodrigue. Le dauphin Louis assoupit toutes choses avec sa finesse précoce, démêla un écheveau fort embrouillé, louvoya dans ce choc de compétitions féodales, et aboutit en définitive au retour de Saintrailles près du roi et au départ de Rodrigue pour l’Espagne[14]. Il est certains instruments que les pouvoirs éliminent lorsqu’ils ne peuvent les briser. L’exode de Rodrigue et de ses compagnons eut lieu en juin 1439 : cette bande ne devait plus revoir la France.

Rodrigue gravit les Pyrénées avec trois mille combattants[15] au dire des historiens espagnols Çurita et Mariana : il laissait chez nous son ami et fidèle compagnon Jean de Salazar, lequel se mit de suite aux gages de Charles VII, se montra serviteur intègre de ce prince durant la Praguerie, fut disgracié en 1443, reprit du service à l’avènement de Louis XI[16] et mourut à Troyes, le 12 novembre 1479, chevalier, conseiller et chambellan du roi, capitaine de cent lances de son ordonnance, seigneur de Montaignes, Saint-Just, Marcilly, Las, Lauzac et Issoudun. Jean de Salazar fut enterré dans la cathédrale de Sens, dont l’un de ses fils fut archevêque (Cabinet des titres à la Bibl. nat.).

Pour Rodrigue, il ne nous appartient plus depuis le mois de juin 1439. Ses faits et gestes dans son pays natal révèlent un homme d’épée et de conseil, mûri par l’âge, fortifié par les épreuves. Maréchal du prince des Asturies, il n’hésita point à combattre cet héritier présomptif, révolté contre son père, le roi Jean II, et prit une grande part aux luttes intestines qui troublèrent les Castilles. Il devint le conseiller intime de Jean II et garda à ce malheureux souverain une fidélité inviolable. Les historiens espagnols et le poète portugais, Garcia de Rezende, dans sa Chronica dos valerosos e insignes feitos del rey D. Joâo II, de gloriosa memoria, ne tarissent point sur les éloges du comte de Ribadeo. Il faut reconnaître que Rodrigue avait cessé d’être le capitaine d’aventures, l’homme des lippées franches, le forban de grand’route, et qu’il se conduisit à l’égard de son prince en conseiller loyal, en gentilhomme fidèle. Son biographe, Hernando del Pugar, nous apprend qu’il s’achemina par la prière, le jeûne, les bonnes œuvres et la contrition à l’éternité, dans laquelle il s’endormit à l’âge de soixante-dix ans. D’après l’époque présumée de sa naissance, sa mort advint dans les premières années du règne de Henri IV de Castille[17]. Après avoir perdu en Espagne sa première femme, Marguerite de Bourbon, le comte de Ribadeo s’était remarié, n’ayant aucun hoir légitime, avec Dona Béatrix de Zuniga, fille du seigneur de Monterey. De cette seconde union il eut un fils, Pierre de Villandrando, comte de Ribadeo, mort sans alliance, et une fille Dona Marina de Villandrando, dont le fils, Don Diego Gomez de Sarmiento de Villamayor, recueillit l’héritage de son grand-père[18].

Tel fut l’homme, qui a laissé en France et surtout dans ce Languedoc « qu’il avait chevauché de long et de travers[19] » un souvenir exécré, dont les échos vivent encore en nos régions. En somme, Rodrigue ne fut ni meilleur ni pire que son entourage. Il fut de son époque et en refléta les mœurs étrangement faciles. À les voir de bien près, les plus braves capitaines de Charles VII, La Hire, Sévérac, Saintrailles, infligèrent au pauvre peuple les mêmes outrages et montrèrent une avidité non moins tenace. Si les campagnes et les villes avisèrent spécialement au milieu de la tourbe de leurs oppresseurs le castillan Rodrigue, cette déplorable notoriété est due sans doute au grand nombre de gens d’armes attirés sous les enseignes du capitaine par sa réputation de bravoure et son incontestable capacité militaire. Ne jugeons point de tels hommes avec les idées actuelles. Certes, ce serait un stupide sacrilège que d’établir la moindre comparaison entre Jeanne-d’Arc et son contemporain Rodrigue. Si le routier s’aventure trop souvent dans les voies sanglantes, dans les sentiers impurs, il n’en est pas moins vrai qu’avec son épée vénale il concourut à l’œuvre de libération et de reconstruction, sanctifiée par le martyre de l’héroïne. Il ne faut pas oublier non plus que, voué dès la première heure à Charles VII, le castillan, si dur, si cruel aux chaumes et aux manoirs de France, ignora toujours la versatilité des mercenaires et ne connut point la félonie des désertions[20].

Le savant auteur, qui nous fournit les meilleurs traits de cette notice, M. Quicherat, raconte le retour de Rodrigue en 1437 vers les Cévennes et les montagnes vellaves, cette seconde patrie où chaque hiver le retrouvait comme un conquérant ramené dans ses États par la saison rigoureuse. « Qui pourrait dire, s’écrie M. Quicherat, les marches, les engagements, les escalades dont furent témoins, pendant tant d’années, ces lieux impraticables, où les frimas multipliaient les obstacles ? Tant d’actions éclatantes, dont la tradition conservait le souvenir dans les camps, l’histoire, faute d’un Froissart, ne les a pas recueillies. » Et nous aussi, nous déplorons que notre Froissart vellave, l’honnête Médicis, n’ait soufflé mot sur les diverses excursions de Rodrigue en nos parages. Nous en sommes réduit sur ce point aux données un peu vagues de l’histoire générale. Il est certain que le célèbre routier dressa maintes fois sa tente dans nos régions et fit sentir à nos pères son rude voisinage. La tradition raconte qu’il choisissait de préférence pour ces haltes rapides les environs de Bas ou les contrées du Gévaudan. Comme le théâtre principal des excursions de Rodrigue était le Midi, il dut souvent occuper les défilés de nos montagnes et s’assurer ainsi des positions excellentes qui étaient la clef du Languedoc. Au rebours de la plupart des hommes de guerre de son temps, Rodrigue connaissait l’importance de la stratégie, et les passes du Velay et du Gévaudan offraient un terrain trop propice aux surprises, aux embuscades et aux escarmouches pour échapper au coup d’œil d’un condottière de cette trempe. Cependant l’histoire ne peut déterminer avec certitude la présence de Rodrigue au pays vellave que dans trois ou quatre circonstances : 1o En 1430, il campait chez nous avec Andrelin et Valette. Le fait est vérifié par des documents irrécusables. « Rodrigue de Villandrando, écrit Dom Vaissette, édit. Du Mège, t. VIII, p. 44, à la tête d’un corps de routiers, courut le Velay et le Gévaudan au mois de juin et de juillet et commit partout une infinité de désordres. » Arnaud, t. I, p. 250, place la même expédition de Rodrigue aux mois de juin et juillet 1430 ;

2o Lors de la campagne de Rodrigue en Auvergne en 1432, le Velay dut sentir le contre-coup de cette irruption soudaine ;

3o On peut en dire autant de la campagne de Gévaudan de 1435 ;

4o Nous avons des notions un peu plus précises sur le passage de Rodrigue en Forez. Ce passage a laissé dans l’histoire et la légende une trace bien curieuse. « Quelques mémoires du pays portent aussi, dit La Mure en son Histoire des ducs de Bourbon, édit. Chantelauze, t. II, pp. 147 et sq., qu’en ce temps-là un certain seigneur espagnol, nommé Roderiguo de Villandras, étant entré avec un faste impie dans l’église d’Aurec qui est sur l’extrémité du Velay, près de ce pays, et ayant sacrilégement attaché son cheval à l’image en relief de saint Pierre qui étoit sur l’autel, ce cheval devint si furieux que ledit de Villandras s’opiniatrant de le monter, il le transporta par force dans le fleuve de Loire ou il se noya. Et les paysans de Cornillon en Forez ayant péché et trouvé son corps auprès dudit lieu, et s’étant saisis du cheval qui s’étoit échappé, en signe et mémoire de cet événement qui fait voir la vengeance que Dieu tire des impies, ils attachèrent la hochette de cuivre doré du mors de bride de ce cheval à la porte de leur église, ainsi qu’on l’y voit encore aujourd’hui. » La Mure emprunta ce récit aux mémoires manuscrits d’Antoine Du Verdier, seigneur de Valprivas, qui, suivant une tradition conservée à Aurec, rattachait le fait à l’année 1422. Les mêmes mémoires d’Antoine Du Verdier semblent avoir inspiré le passage suivant d’un manuscrit du XVIIIe siècle : « La tradition d’Aurec apprend que certain capitaine, nommé Rodrigo de Villandraut, y vint, il y a environ 300 ans, pour piller ce lieu et l’église, dans laquelle étant entré avec sa troupe, il passa la bride de son cheval dans la main d’une statue de saint Pierre, qui était sur l’autel dédié à ce saint, et que dans ce moment, par punition divine, ce capitaine devint enragé et étant remonté sur son cheval qui fut aussi rendu furieux, ils allèrent se précipiter dans la Loire où ils se noyèrent. Son corps s’étant arrêté sur le territoire de Saint-Paul-en-Cornillon, il y fut inhumé, mais la grêle y étant tombée trois jours de suite après, le peuple jugea que ce cadavre leur attirait ce malheur, ce qui le porta à le déterrer et le rejeter dans la rivière ; joint à cela qu’on avait vu quantité de corbeaux sur sa sépulture dans le cimetière de Saint-Paul. Il fut fait alors audit Aurec, en mémoire de l’action et de la mort dudit Villandraut, une hymne qu’on chante pendant la procession du jour de la fête de saint Pierre et on posa une des bossettes de la bride du cheval de Villandrandaut sur une des portes de l’église dudit Aurec, qui y est encore.

« Voici cette hymne :

Jubilet vallis aurea
Petro illæsa patrono,
Potestate ætherea
Adepta summo throno.

Quondam Auriacus capta
A Rodrigaut torvissimo,
Dum violatur eccesia,
Furit morbo gravissimo.

Privatur vita repente,
Ad sanctum Paulum vehitur.
Corvo multo sociante
Cadaver terræ traditur.

Paulenses hunc arripiunt
Christi crucis inimicum,
Et ad Ligerim deferunt
Ne polluat Dei templum.

Pavet turba sodalium
Suc percusso ductore,
Timet pastorem ovium
Quem agressa est temere.

O Claviger sanctissime,
Hostem repellas longius,
Te precamur piissime.
Pacemque dones protinus !

Petre pastor piissime,
Qui regnas in cœlestibus,
Et tu, Paule sanctissime,
Orate pro fidelibus !

Laus, decus et imperium
Patri, Nato, Paraclito !
Sit cœleste palatium
Nobis pastoris merito !

   Amen »

Cette poésie naïve, ce chant d’église aux rimes sonores, célèbre, il n’est pas besoin de le dire, un trépas imaginaire, entouré d’accessoires merveilleux, mais le fonds du récit n’est point d’invention pure. La tradition a conservé, en le transformant, le souvenir d’un fait certain : le passage de Rodrigue à Aurec. Il est présumable, dit avec raison le savant éditeur de La Mure, Histoire des ducs de Bourbon, t. II, p. 147, à la note, « que Rodrigue ou l’un de ses capitaines, ayant traversé Aurec, aura dû commettre un sacrilège dans l’église du lieu, et que la pieuse imagination des habitants aura inventé, pour la satisfaction de la justice céleste, la légende de cette fin tragique. »… Antoine Du Verdier plaçait vers 1422 l’événement d’Aurec. Cette date est forcément inexacte. À cette époque Rodrigue venait de quitter la compagnie de Sévérac et commençait à peine la levée de sa bande. Il vaut mieux, ce semble, et d’après une tradition locale, adopter la date de 1434. Il est certain qu’en cette année Rodrigue apatisait nos régions vellaves. Dom Vaissette édit. Du Mège, t. VIII, p. 52, et après lui notre Arnaud, t. I, p. 252, disent formellement qu’en décembre 1434 Rodrigue, à la tête de huit cents routiers, désolait notre pays.

En dehors des quatre époques ci-dessus relatées, on ne trouve sur le passage de Rodrigue en Velay que des traditions confuses. Notre recueil n’est point œuvre d’imagination, mais de recherche méthodique. Il faut nous contenter des résultats acquis, renoncer aux hypothèses et convier les curieux à compléter, par de nouvelles trouvailles, notre modeste étude. Le rôle de Rodrigue de Villandrando en nos montagnes est un thème bien séduisant pour les fureteurs d’histoire locale.




  1. Hernando del Pugar a fait la biographie de Rodrigue, au titre 7 de son livre intitulé : Claros Varones de Castilla, in-8o, Alcala de Henares, 1526.
  2. Informe del origen, antiguedad, calidad y succesion de la excelentissima casa de Sarmiento de Villemayor, par D. Joseph Pellizer, in-4o, 1663. Cet ouvrage est l’histoire généalogique de la maison de Sarmiento.
  3. Ces titres n’existent plus dans les Archives départementales de la Lozère. — Lettre de M. Ferdinand André.
  4. Quicherat, loc. cit., Histoire de Charles VII, par Vallet de Viriville, t. II, p. 259. — Sur la bataille d’Anthon, voir les chroniqueurs du temps, Monstrelet, Saint-Rémy, Jean Chartier et surtout Quicherat et Vallet de Viriville, loc. cit.
  5. On trouve aussi un certain Andrelin parmi les séides intimes de Rodrigue. Andrelin était peut-être un surnom de Valette ou de Thuron.
  6. Item seront tenuz (les receveurs) de paier la somme de IIIC livres tournois qui ont esté ordonnez a mons. le seneschal d’Auvergne, pour et en récompensacion des fraiz et despenses, qu’il luy a convenu faire en deux voiages qu’il a esté, par l’ordonnance de Messeigneurs, par devers Rodigo de Villandrado, capitaine de certaines gens d’armes et de traict, pour traictier avec luy que lui ne les siens ne passassent parmy ledit pays, et n’y feissent dommaige ; esquelz voiages mondit seigneur le seneschal a vacqué par l’espace de trois mois ou environ…

    A Anthoine de Saillans, escuier, bailly d’Alegre, pour ung cheval qui fut prins de luy à Ambert et donné audit Rodigo, luy et les siens estans oudit lieu d’Ambert logiés, affin qu’il eust ledit païs pour recommandé et qu’il n’eust cause d’y faire dommaige : LX. l. tournois.

    A Giraut Crespai, marchant de Clermont, en récompensacion de certains voiages qu’il a faiz par l’ordonnance de Messeigneurs dudit païs, en la compatgnie de mondit Sr le séneschal et autrement, par devers le dessusdit Rodigo, affin de trouver appoinctement avec luy, pour qu’ilz vidissent du pays, etc., six vins livres tournois (Extraits de l’ordonnance dressée pour la répartition des deniers votés par les États de Haute et Basse-Auvergne, réunis à Montferrand en janvier 1432, Cabinet des Titres à la Bibl. nat.)

  7. Quicherat, loc. cit.
  8. Quicherat, loc. cit.
  9. Dom Vaissette, édit. Du Mège, t. VIII, p. 52.
  10. Quicherat, loc. cit.
  11. Quicherat, loc. cit. d’après la Chronique du héraut Berry.
  12. Lorsque nous laissions entrevoir dans les Tablettes, VI, 321, que Rodrigue avait extorqué de l’argent aux consuls de Saugues, nous n’avions pas sous les yeux le texte de la quittance du 1er mai 1438. Il faut revenir sur notre appréciation. Les consuls de Saugues payèrent une somme très régulièrement votée par les États particuliers du Gévaudan au profit d’un service public et officiel.
  13. Dom Vaissette, édit. Du Mége, t. VIII, pp. 59 et sq.
  14. Les pauvres États du Gévaudan firent les frais de ces accords : ils se réunirent à Mende en juin 1439 et accordèrent quinze cents écus au Dauphin, pour don de joyeux avènement dans la province, mille écus aux gens d’armes de feu le bâtard de Bourbon, l’âme damnée de Rodrigue dans les dernières guerres, et autant à Poton de Saintrailles. (Quicherat, loc. cit ; Dom Vaissette, édit. Du Mége, VIII, pp. 64 et 462).
  15. C’est le chiffre donné par Fernan Perez de Guzman, Coronica del rey D. Juan II, p. 396, par Çurita, Annales de Aragon, XIV, 58, et Mariana, Histoire d’Espagne, lib. XXI, c. XIV.
  16. La Chronique scandaleuse, ad annum 1465, parle de l’admiration des Parisiens, empressés à se mettre aux fenêtres lorsqu’à la tête de ses Espagnols chevauchait Salazar « monté sur un beau coursier à une moult belle houssure, toute couverte de tranchoirs d’argent, dessus chacun desquels y avoit une grosse campane d’argent doré. Et tout devant ladite compagnée alloit la trompette dudit Sallesart, monté sur un cheval grison ».
  17. Henri IV monta sur le trône de Castille le 21 juillet 1454.
  18. Quicherat, loc. cit.
  19. Expressions d’une quittance donnée le 6 avril 1437, par Jean de Caramau, seigneur de Noailles, en vertu de la délibération des États de Languedoc. du mois de novembre 1436, relative à Rodrigue (Cabinet des Titres, Bibl. nat.).
  20. M. le comte de Soultrait a donné dans l’édition Chantelauze, de La Mure, t. II, p. 148 à la note, le sceau de Rodrigue, d’après un dessin à la plume de la collection Gaignières. Paillot décrit de la manière suivante les armoiries de la famille de Villandrando : D’argent, au croissant tourné échiqueté d’or et de sable de trois traits, écartelé d’or, à trois fasces d’azur, à la bordure d’azur chargée de huit châteaux d’or. Le sceau de la collection Gaignières donne les véritables armes de Rodrigue : Les premier et quatrième quartiers sont fascés et c’est un croissant versé qui figure au second et troisième quartiers. Le timbre a pour cimier un vol. La légende circulaire porte : Rodrigo de Villa-Andrado, comte de Ribadeo.

    À la même note du même volume, l’éditeur de La Mure transcrit les deux quittances que voici :

    1o « Rodrigo de Villandrado, escuier, confesse avoir reçu de Macé Héron, trésorier des guerres et de M. le régent le royaume, dauphin de Viennois, la somme de 320 livres sur les gages de moy et 19 autres écuyers de ma chambre et compaignie à l’encontre des Anglois, en la compaignie de M. Amautry de Sévéral, mareschal de France, et sous le gouvernement de mondit sieur le régent, le dernier aoust 1421. »

    2o « Nous Rodrigo de Villandrado, conte de Ribadeo et seigneur d’Ussel, confessons avoir reçeu des cappitols et habitans de la ville et cité de Thoulouze 2 000 escus d’or de Thoulouze, par la main de Jehan de la Croix, marchant demeurant en ladite ville, pour certaine composition faite pour nous faire desloger des villes et lieux de la sénéchaussée dudit lieu de Thoulouze et autrement. Le 21 avril 1 439. Rodrigo de Villa Andrado. »

    Le sceau de Rodrigue, décrit ci-dessus, est dessiné à la plume, au bas de cette dernière quittance.