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Documents et notes sur le Velay/11

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XI

Les protestants du Chambon en Velay sous Louis XIV.


1683.

Nous avons publié dans l’Annuaire de la Haute-Loire de 1879 une notice sur un conspirateur, du nom de Jean Paul, dit de Sardan, receveur des tailles au Puy de 1660 à 1670, et nous avons donné une pièce inédite et fort curieuse, c’est-à-dire le traité conclu par ce mauvais sujet le 23 juillet 1674 avec l’un des pires ennemis de Louis XIV, le roi d’Espagne, Charles II. Jean Paul était protestant, et, quoique l’acte diplomatique de 1674 ne contienne aucune mention ou stipulation sur les nombreux griefs, que les coreligionnaires de Jean Paul nourrissaient contre le gouvernement royal, il nous a semblé que ce malfaiteur aurait eu moins de facilités dans son œuvre perverse, s’il n’avait pas trouvé de motifs ou tout au moins de prétextes dans la persécution religieuse, hautement patronnée par Louis XIV, même avant la révocation de l’édit de Nantes.

Il faut bien le dire : Louis XIV avait un esprit large, honnête, un sens droit et un grand désir du bien en matière purement civile et administrative (nous ne parlons pas de sa politique extérieure où se rencontrent tant de fautes noblement expiées par l’attitude admirablement sereine de la fin du règne) ; mais, dans le domaine purement religieux, il montra les vues étroites et les fanatiques ardeurs d’un sectaire. Les huguenots eurent en lui un souverain mesquinement tracassier avant de sentir sa main systématiquement cruelle et tyrannique. Ce mot si chrétien de tolérance ne disait rien à l’oreille du grand roi : le culte réformé lui inspirait un invincible dégout. Les préjugés de cour, un entourage servile, l’impatience de tout frein et de tout contrôle désignaient à son orgueil solitaire la liberté de conscience comme l’ennemie traditionnelle des trônes. Aussi les protestants furent-ils, même avant la date fatale de 1685, l’objet continuel des mauvais vouloirs officiels. À partir de 1664 les injustes procédés commencèrent : un arrêt du conseil du 21 juillet de cette année annula toutes lettres de maîtrise octroyées par le roi, qui ne mentionneraient pas la profession catholique de l’impétrant. Les réformés ne devaient passer maîtres dans leurs métiers que par voie de chefs-d’œuvre. Après l’industrie, la famille : une déclaration du 24 octobre 1665 autorisa les enfants protestants à changer de foi, malgré leurs parents, dès l’âge de quatorze ans pour les garçons, de douze ans pour les filles. D’autres édits suivirent qui détruisaient l’égalité civile entre les membres de croyances diverses.

Le sage Colbert mit pour quelque temps un frein aux vexations prodiguées à des sujets laborieux et fidèles. De 1666 à 1671 les protestants crurent voir revenir les temps de Henri IV ; ce ne fut qu’une trève. À partir de 1674, les avanies, les mauvaises querelles, les édits et arrêts oppressifs reprirent leur cours. Nulle part la pression et l’intimidation ne sévirent avec autant de violence qu’en Languedoc[1]. Au mois de juillet 1679 furent supprimées les Chambres mi-parties, qui jugeaient les procès des réformés dans les parlements de Toulouse, de Bordeaux et de Grenoble. Le 10 octobre suivant, il fut interdit aux calvinistes de tenir des synodes sans la permission du roi et hors l’assistance d’un commissaire royal. Le 6 novembre, défense à tous seigneurs d’établir sur leurs fiefs des officiers de la religion prétendue réformée ; juin 1680, inhibition à tous catholiques d’apostasier sous peine de bannissement ; le 11 juillet enfin de la même année 1680, exclusion des huguenots des fermes du roi comme adjudicataires ou intéressés[2]. Une fois lancé dans cette voie de conversion à outrance Louis XIV ne s’arrêta plus : tous ses actes furent empreints de cette invasion dans le for intérieur, de ce faux zèle, qui seraient risibles s’ils n’étaient odieux, et dont les écarts vraiment sauvages devaient porter de si terribles atteintes à la paix des âmes et aux intérêts économiques les plus essentiels du pays. Sous un régime de centralisation et d’absolutisme les préférences du maître engendraient les pires fléaux : la dévotion de commande, la piété officielle, cette hypocrisie sociale, enfin, dont les orgies de la Régence découvrirent si bien le masque et l’emprunt. On vit alors une société entière faire sa cour à un vieux despote en se ruant sur les huguenots : les habiles et les béats, la séquelle de cour et d’antichambre, les fonctionnaires gros et petits, tout l’ordre moral du siècle se mirent au diapason. Les protestants n’y purent tenir. Ils se déshabituèrent peu à peu de la patrie et entrevirent d’un œil avide l’exode, si funeste à la France, si profitable au futur royaume de Prusse. Les vexations de clocher, les insolences de la bureaucratie, les entraves industrielles apprirent à maintes familles cette voie douloureuse, ce calvaire de l’exil où cheminèrent, même avant l’acte final de la révocation de l’Édit de Nantes, tant de désolations muettes et d’héroïsmes inconnus. De là vinrent aussi en Velay et ailleurs ces révoltes, ces défis à une loi injuste, ces soulèvements d’outlaws, dont le titre qui suit offre un curieux exemple.

L’histoire est comme le soleil couchant, qui ne dore que les sommets des montagnes : elle se tient sur les hauteurs et néglige les humbles épisodes, accomplis dans un coin obscur, enfouis sous une couche épaisse de silence. Il appartient aux récits provinciaux d’exhumer ces drames oubliés où revit l’âme de nos pères avec son cortège d’espoirs et de tristesses. On le disait l’autre jour avec raison : l’histoire n’est faite ni pour nous enseigner le mépris du passé, ni pour nous accabler sous le souvenir de temps plus heureux ; elle s’écrit pour éclairer, pour fortifier par le spectacle d’autres époques où se sont agités des problèmes qui hantent sans cesse l’humanité et dont elle s’épuise à chercher le dernier mot. Souvent les épreuves que nous croyons nouvelles, ne le sont pas réellement, ou elles ne sont nouvelles que par les circonstances, par les conditions, les proportions différentes, les milieux divers dans lesquels elles se produisent ; elles ont remué d’autres générations avant nous… De sévères leçons se dégagent des petits comme des grands événements dont les annales de province, bien mieux que les historiens de haut parage, conservent la mémoire. La rébellion du protestant Mosle, sur l’étroit théâtre du Chambon, est aussi instructive, dans son cadre restreint, que les guerres plus retentissantes des Cévennes. C’est la même moralité qui s’en échappe à l’adresse de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient, républiques ou monarchies, et que résume ce vers du plus religieux des poètes de l’antiquité :

Discite justitiam moniti et non temnere divos !

Ce qui en pratique revient à dire que les gouvernements ont un devoir élémentaire : celui de se recueillir, de se contenir, de se modérer eux-mêmes, de se refuser les faciles triomphes de la force, de respecter Dieu dans le plus chétif citoyen et surtout de s’abstenir d’intervention violente dans le domaine sacré de la croyance religieuse[3].


L’an 1683 et le 20e jour du mois d’avril, nous Louis Lévesque, escuyer, sieur de La Rocque, prévost des mareschaux de la séneschaussée du Puy, estant au lieu de Tance, avec neuf archers de nostre compagnie, en dessein de nous rendre à une foire célèbre qui se tenoit au lieu de Rochepaulle, nous aurions esté rendre visite au sieur curé de Tance, pour lui communiquer un ordre de Monseigneur Daguesseau, intendant de la province de Languedoc, en date du 27e du mois de mars dernier, portant commandement à nous de consulter ledit sieur curé pour tacher à capturer le sieur Mosle du lieu de Chambon, et ce en vertu de divers décretz, pour rébellions à justice et désobéissance aux ordres du roy, commises par ledit Mosle, en faveur des huguenotz dudit Chambon et des environs dont il s’est rendu le chef, ledit sieur curé nous auroit dit qu’il examineroit les moyens de cette capture, conjointement avec plusieurs personnes prudentes et affectionnées au service du roy et à la religion, pour en délibérer tous ensemble et qu’à notre retour de la foire dudit lieu de Rochepaulle il nous les communiqueroit amplement. Deux jours après, savoir le 22 dudit mois d’avril, nous susdit prévost avec nos susdits neuf archers, estant de retour au lieu de Tance de ladite foire, ledit sieur curé de Tance nous auroit dit que après avoir beaucoup considéré cette affaire avec diverses personnes sages comme il a esté dit, ils estimoient tous cette capture très faisable, attendu que ledit sieur Mosle logeoit dans une maison écartée dudit lieu de Chambon de plus de 500 pas où il estoit actuellement, que ladite maison n’estoit que très simplement bastie, comme celle des paysans, et très petite, et que ledit Mosle y demeurait ordinairement avec peu de monde, qu’il n’en sortoit point sans grande escorte, ainsy qu’il y avoit impossibilité de le prendre ailleurs, et qu’il y avoit une conjoncture très favorable qui se présentoit à présent, laquelle ne se trouveroit pas une autre fois, qui estoit que ledit Mosle estoit actuellement en grande brouillerie avec les huguenotz dudit Chambon et du voisinage, pour quelques raisons d’intérest et d’argent, que ledit Mosle avoit détourné à son profit, au préjudice desdits huguenotz, dont ils estoient très-mécontens, et que parceque nostre troupe de neuf archers estoit petite pour faire cette exécution, ledit sieur curé nous offroit onze fusilliers pour nous assister ; nousdit prévost ayant examiné et pesé lesdites raisons, notamment la dernière, qui nous faisoit espérer que lesdits huguenotz ne prendraient pas les armes, comme par le passé, en faveur dudit Mosle, croyant cette seule raison décisive, voyant qu’il s’agissoit en cette occasion du propre service du roy et de la religion catholique, appréhendant que les zélés huguenotz ne fissent promptement l’accommodement dudit Mosle avec leurs confrères, nous estimames devoir exposer nostre vie en cette rencontre, et ayant accepté le secours desdits onze fusilliers dudit sieur curé, lequel nous remit en mesme temps un décret de mondit seigneur l’intendant contre ledit Mosle, en date du 5 octobre 1678, nous nous préparames le reste de la nuit à aller prendre ledit Mosle dans ladite petite maison.

Le lendemain 23 dudit mois d’avril nous y arrivames de fort grand matin, environ estant demie heure de jour, nous trouvames ladicte maison très petite en effet, mais très bien bastie de pierres de taille, où il n’y avoit qu’une seule porte et une seule fenestre, et devant ladite porte il y avoit une palissade de très gros pieux de bois, fort profondément plantez en terre et s’élevants hors d’icelle de quinze pieds ou environ, coupez en pointe par le haut, lesditz pieux posez tous les uns joignants les autres et fortiffiez et liez ensemble par de grosses pièces de bois en travers, y ayant à ladite palissade une grosse porte, laquelle nous aurions trouvée très bien fermée, à ladite fenestre nous aurions vu qu’on y avoit basti jusques aux deux tiers de hauteur d’icelle un parapet ou meurtrière, au moyen duquel l’on pouvoit tirer sans danger sur ceux qui attaqueroient ladite palissade et ladite porte ; ayant bien examiné toutes ces choses, nous aurions posté nos gens au mieux qu’il nous auroit esté possible le tout sans estre découvert de ceux du dedans. Allors nous aurions frappé à la porte et demandé d’entrer de la part du Roy, mais nous aurions veu ledit Mosle s’approcher de la fenestre et pour toute response nous tirer divers coups de pistolletz ou de fusils, et d’autres personnes nous tirer aussi divers coups et crier de toutes leurs forces : Au secours, et lancer par le haut de la fenestre de gros quartiers de pierre, ce que voyant, nous aurions ordonné à nos archers de procéder à l’ouverture et fraction des portes de ladite palissade et de ladite maison, à quoy il auroit esté employé une heure entière, et avec de très grandes peines on auroit rompu lesdites portes, nosditz archers se relayant les uns après les autres, ce que estant fait, nous nous serions jeté dans ladite maison, ayant à nostre costé le nommé Claude Mourgues, et derrière nous le nommé Claude Lavallée, deux de nos archers, croyant avec eux et suivi des autres monter par le degré de la chambre haute. Nous aurions veu que l’on avoit tiré ledit degré dans ladite chambre haute, et qu’il y avoit contre nous des boustz d’armes à feu qui passoient par des trous du plancher, faitz exprès ; en mesme temps ledit Mosle et ses assistans les auroient laschez contre nous, et auroient tué sur la place nos deux archers ; nonobstant quoy ne pouvant nous résoudre de laisser échapper ledit Mosle, nous faisions tous nos efforts pour pouvoir entrer dans ladite chambre haute et y forcer ledit Mosle, y apportant toutes les précautions possibles. Nous espérions même d’y réussir, mais aux cris continuels dudit Mosle les peuples de Chambon et des lieux voisins, tous de la religion prétendue réformée, ayant pris les armes, nous les aurions veus venir avec des cris furieux, fondre sur nous, et respondant audit Mosle, qui très souvent crioit au secours, nous aurions entendu distinctement ces parolles criées par plusieurs voix : Courage, nous allons à vous ! Courage, nous allons à vous ! Ce qui nous auroit obligez pour sauver la vie à nos archers et fusilliers et la nostre de quitter notre attaque et de remonter à cheval pour nous en revenir à Tance, laissant près de la maison dudit Mosle le corps mort dudit Mourgues, que nous n’avions pu faire porter plus loing, luy ayant osté son baudrier et sa bandollière, ledit baudrier percé à l’endroit de l’estomac d’un calibre de la grosseur d’un œuf, lequel baudrier nous avons fait déposer à nostre greffe, ayant laissé dans une grange dudit Mosle celui dudit Lavallée, qui respiroit encore, auquel nos gens auroient laissé la bandollière et la casaque à nostre insceu, plusieurs desdits fusilliers nous asseurant que ladite casaque avoit esté emportée par l’un d’entr’eux, qui avec plusieurs autres desditz fusilliers se retiroient devant nous.

Et comme nous remontions à cheval, nos archers nous auroient fait remarquer une grande maison voisine de 30 pas de celle dudit Mosle, près laquelle estoient nos chevaux et derrière icelle une multitude d’hommes armez, comme de deux ou trois cents, dont les uns disoient : Donnons, donnons ! Et les autres disoient : Halte ! Halte ! Attendons ceux qui viennent, les voici proches ! Et nous aurions veu par la campagne quantité de huguenotz armez, qui tachoient de nous couper le chemin, nonobstant quoy nous serions arrivez audit Tance vers les huit heures et demie du matin, où nous aurions dressé notre présent procès verbal, pour servir et valloir ce que de raison, lequel nous avons fait attester par Louis Condulher, Pol Duverger, Jean Latour, Jean Chalandaz, Matieu Chambon, Estienne Vidy et Anthoine Vernet, tous sept nos archers, présens avec nous à ladite action, et par Louis Pérac et autres onze desditz fusilliers présens avec nous à ladite action, lesditz Condulher, Duverger, Latour Vidy et Vernet, nos archers, ont signé.

Et estant sur le point de signer nostre présent procès verbal, seroient arrivées à Tance diverses personnes d’honneur, entr’autres les sieurs Vialh, ecclésiastique, et de Fraisé, gentilhomme, que nous avons priez, il y a quelques heures, d’aller au lieu de Chambon demander les corps de nosditz deux archers aux habitans et leurs armes et équipages, avec prière au sieur curé dudit Chambon d’aller confesser ledit Lavallée, lequel respiroit encore à nostre départ, lesdites personnes d’honneur et notamment lesditz sieurs Vialh et Fraisé nous auroient dit et raporté que ledit sieur curé de Chambon n’avoit pas manqué de aller à ladite maison dudit Mosle, qu’il avoit même parlé à lui, lequel lui avoit soutenu et à plusieurs autres personnes qu’il ne savoit ce que c’estoit que lesditz corps mortz, et que si les archers s’estoient tuez entr’eux il n’en pouvoit mais, lequel discours il avoit tenu en propres termes audit sieur de Fraisé, et lui avoit laissé à cet effet visiter toute sa maison et sa grange, où nous avions fait porter ledit Lavallée, où il n’avoit rien trouvé, lesditz sieurs nous asseurant avoir veu ledit Mosle se promener hardiment le long de ce jour dans ledit lieu de Chambon, ayant deux pistolletz à sa ceinture, ce que nous avons cru devoir adjouter à nostredit présent procès-verbal, lequel nous avons signé avec les dessudits ; et même lesdits sieurs Vialh et de Fraisé à nostre réquisition l’ont signé pour le rapport qu’ilz nous ont fait. — Signé : De La Roque-Lévesque, prévost, et Vialles et de Fraisé. — J’ay l’original en mon pouvoir : De Laroque-Lévesque.

(Arch. nat. TT, 321. — Protestants du Chambon).


  1. Voir dans la Police sous Louis XIV de Pierre Clément, Paris, Didier, 1866, pp. 265 et suiv., le chapitre intitulé : Les Protestants.
  2. Histoire de France, d’Henri Martin, édition de 1870, t. XIII, pp. 600 et suiv.
  3. La politique néfaste de Louis XIV en matière religieuse n’a jamais été mieux stigmatisée et flétrie plus hautement que par M. le duc de Broglie, dans le livre auquel nous avons déjà fait plusieurs emprunts : Questions de religion et d’histoire, t. II, pp. 69 et suiv.