Dombey et fils (Dickens)/I/04

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 35-48).


CHAPITRE IV.

De nouveaux personnages paraissent sur la scène.


Quoique les magasins de Dombey et fils fussent en pleine Cité de Londres, presque sous les cloches de Bow-Church, dont le brouhaha des rues couvrait cependant parfois les voix retentissantes ; quoique ce fût là le quartier classique des affaires, on pouvait encore trouver, dans le voisinage, des traditions d’aventures romanesques. À dix minutes, se tenaient majestueuses sur leurs bases, les colossales statues de Gog et de Magog. La Bourse était tout près. La Banque, avec ses voûtes creusées « dans le royaume des morts, » et remplies d’or et d’argent, était leur opulente voisine ; au coin de la rue se voyait le magnifique hôtel de la Compagnie des Indes, où se trouvent réunies toutes les curiosités des pays lointains : étoffes précieuses, pierres, tigres, éléphants avec leurs tours, chibouques, grands parasols, palmiers, palanquins, fastueux nababs au teint cuivré, assis sur de riches tapis, les pieds dans leurs babouches pointues. À droite et à gauche, c’étaient, sur des tableaux, des navires prêts à faire voile pour toutes les contrées du monde ; des magasins si bien fournis, qu’en moins d’une heure on pouvait s’y procurer tous les objets nécessaires à un voyage de long cours ; puis, des boutiques d’opticiens sur les portes desquels se voyaient des enseignes en bois représentant de petits aspirants de marine en uniforme de l’ancien régime, dont toute l’occupation consistait à regarder passer les fiacres du matin au soir.

Le seul et unique propriétaire d’un de ces petits bonshommes en bois, tout ce qu’il y a de plus bois, suspendu au-dessus du trottoir, la jambe droite en avant dans la pose la plus péniblement gracieuse, portant à ses souliers des boucles incroyables ; sur sa poitrine un gilet à revers tout à fait déraisonnable, et tenant à son œil droit une lunette si volumineuse qu’on l’eût prise pour un télescope ; le seul et unique propriétaire de ce petit aspirant de marine, tout fier d’une telle possession, était un homme assez âgé, portant une perruque galloise. Il avait payé pour son petit bonhomme des impôts, des contributions, des redevances, des taxes, des surtaxes, pendant plus d’années que bien des aspirants de marine en chair et en os n’avaient compté d’années de services, et pourtant il n’en manque pas dans la marine anglaise qui sont devenus de jolis petits vieillards dans l’état d’aspirant !

Le fonds de commerce de ce brave homme se composait de chronomètres, de baromètres, de télescopes, de compas, de cartes, de mappemondes, de sextants, de quadrants et de modèles de tous les instruments utiles pour les traversées. On y trouvait aussi des tables de lochs ou les annales des découvertes. Dans les tiroirs et sur les planches, on voyait des instruments en verre ou en cuivre si compliqués qu’il fallait être du métier pour en ajuster les parties et pour en comprendre l’usage, et après un examen attentif, on aurait eu grand’peine à les remettre dans leur boîte d’acajou, sans l’aide d’un connaisseur. Tous ces objets étaient arrangés avec le plus grand soin dans d’étroites petites cases bien adaptées aux plus petits coins, maintenus et serrés par de petits coussins qui devaient les empêcher d’éprouver le moindre trouble du tangage ou du roulis. On avait pris tant de précautions pour ménager la place et pour faire tenir chaque chose dans le plus petit espace possible ; tous les instruments étaient si bien serrés, si bien enveloppés, si bien maintenus dans leurs boîtes, quelle qu’en fût la forme (car il y en avait de plats, d’autres qui ressemblaient à un tricorne, ou à une étoile de mer, et ce n’étaient pas là les plus bizarres) ; tout était si bien rangé, que la boutique elle-même, par contagion, semblait un petit navire n’attendant qu’un bon vent pour se mettre à la mer et cingler tranquillement à la recherche de quelque île déserte.

Ce qui venait encore ajouter à l’illusion c’étaient certains détails de la vie intime du vieil opticien, si fier de son petit aspirant. Comme tous ses amis étaient en général des fournisseurs de bâtiments, on voyait toujours sur sa table de vrais biscuits de mer ; il aimait les viandes salées, les langues fumées quand elles sentaient surtout un bon goût de corde neuve et de filasse. Les conserves au vinaigre étaient en montre dans d’énormes terrines avec ces mots sur les étiquettes : Négociants en provisions de toutes sortes pour les navires. Les liqueurs fortes étaient contenues dans de grandes bouteilles d’osier sans goulot. Sur les murs, on voyait confondues dans leurs cadres de vieilles gravures de navire avec des renvois alphabétiques aux différentes pièces de leur structure ; sur les assiettes c’était la frégate le Tartare, voiles déployées. La cheminée était ornée de coquilles exotiques, de plantes marines, de mousse, et enfin la petite salle à manger, toute boisée, était éclairée d’en haut par un châssis vitré, comme la cabine d’un bâtiment.

C’était dans ce milieu que vivait l’opticien, à peu près comme un capitaine de navire, seul avec son neveu Walter. Walter était un jeune garçon d’environ quatorze ans ayant assez la tournure d’un aspirant de marine comme pour couronner le tableau, mais là s’arrêtait l’illusion. Solomon Gills, autrement nommé le vieux Sol, ne ressemblait guère à un marin. Sans parler de sa perruque galloise, aussi perruque, aussi galloise qu’il y en eut jamais, et qui était bien loin de lui donner l’air d’un corsaire ; c’était un homme réfléchi, ne parlant et n’agissant que par compas et par mesure. Ses yeux rouges ressemblaient à deux petits soleils perçant un brouillard, et il avait toujours l’air d’un homme qui vient de se réveiller ; on eût dit qu’il était resté trois ou quatre jours de suite les yeux appliqués sur chacun de ses instruments d’optique et que, rendu à la vie ordinaire, tout lui paraissait trouble. Le seul changement qu’on eût jamais noté dans sa personne extérieure, c’était qu’il avait quitté un habillement complet couleur café, à larges pans et orné de boutons éblouissants, pour un autre habillement du même genre, toujours couleur café, excepté la culotte qui était, au moment où nous parlons, d’un nankin pâle. Il portait scrupuleusement un jabot, relevait sur son front une paire de lunettes premier numéro, et avait dans son gousset un formidable chronomètre. Plutôt que de douter de l’exactitude de ce précieux objet, il aurait mieux aimé croire à une conspiration tramée contre lui par toutes les montres et toutes les horloges de la ville ; que dis-je ? par le soleil lui-même. Tel on le voyait alors, tel on l’avait toujours vu dans sa boutique ou dans sa salle à manger, derrière la même enseigne, depuis bien des années. Chaque soir il montait régulièrement dans une espèce de mansarde isolée et ouverte à tous les vents, si bien que les gens qui habitaient un étage inférieur trouvaient le temps simplement au variable, quand il était pour lui à la tempête.

Au moment où le lecteur fait connaissance avec Solomon Gills, il est cinq heures et demie. C’est une après-dînée d’automne. Solomon regarde l’heure à son infaillible chronomètre. Voilà une heure à peu près que l’on a abandonné la Cité, et que les omnibus roulent vers l’ouest le flot des déserteurs. Les rues, comme dit M. Gills, se sont joliment nettoyées. De gros nuages présagent la pluie pour le soir. Tous les baromètres de la boutique sont bas et déjà quelques gouttes d’eau brillent sur le chapeau à trois cornes du petit bonhomme de bois.

« Où diantre est passé Walter ? dit M. Solomon, après avoir rengainé avec soin son chronomètre. Le dîner est prêt depuis une demi-heure, et pas de Walter ! »

Là-dessus, M. Gills rentre derrière son comptoir, et regarde à travers les instruments de l’étalage, s’il ne verra pas venir son neveu. Mais il ne reconnaît pas sa figure sous les parapluies qui se balancent déjà dans la rue. Voilà bien un jeune homme qui passe ; mais ce n’est pas Walter, c’est le porteur de journaux, avec son imperméable, qui flâne devant la boutique, s’amusant avec son index à écrire son nom au-dessus du nom de M. Gills le long de la plaque de cuivre extérieure.

« Si je ne savais pas qu’il m’aime trop pour faire une escapade, et s’engager à bord d’un navire malgré moi, je commencerais à m’inquiéter, dit M. Gills en frappant légèrement du revers de ses doigts deux ou trois baromètres. Oui, vraiment, je serais inquiet, » et M. Gills de fredonner : la, la, la ! sur la vague écumante…puis, en s’interrompant de lui-même. « Tiens ! dit-il, voilà la pluie ! Tant mieux, c’est ce qu’il faut. Je crois, continue M. Gills, en soufflant sur le verre d’une petite boussole pour en chasser la poussière, je crois, ma petite boussole, que votre aiguille fait comme mon neveu ; elle n’incline guère du côté de la salle à manger, et pourtant la salle à manger est au nord, plein nord, elle ne s’en écarte pas de la vingtième partie d’un degré.

— Hé ! l’oncle Sol !

— Hé ! mon neveu, cria l’opticien en se retournant vivement. Quoi ! c’est vous ; est-ce bien vous ? »

C’était bien Walter ; sa bonne et joyeuse figure, plus fraîche encore sous la pluie qu’il avait reçue en revenant à la maison, ses traits réguliers, ses yeux brillants, ses cheveux frisés.

— Eh ! bien, mon oncle, comment avez-vous passé la journée sans moi ? Le dîner est-il prêt ? Je meurs de faim.

— Oh ! oh ! dit Solomon d’un ton amical, ce serait bien le diable si je ne pouvais me passer d’un jeune drôle comme vous. Quant au dîner, mon neveu, il y a une demi-heure qu’il est prêt, et qu’il vous attend. Enfin, si vous avez l’estomac creux, le mien l’est tout autant.

— Alors, marchons, mon oncle, et vive l’amiral !

— Le ciel confonde votre amiral ! répliqua Gills, vous voulez dire, vive le lord maire !

— Non pas, non pas, dit le jeune homme ; vive l’amiral ! vive l’amiral ! et en avant. »

À cette parole de commandement, la perruque galloise et son maître furent entraînés sans résistance dans la salle à manger, comme si, à la tête de cinq cents hommes, ils eussent monté à l’abordage ; et bientôt l’oncle et le neveu entamèrent une sole frite qu’un bon bifteck devait suivre.

« Au lord maire, Walter, dit Solomon, au lord maire, pour toujours ! Plus d’amiral ! le lord maire est votre amiral.

— Oh ! vous croyez, dit le jeune homme en secouant la tête ; mais l’huissier qui le précède est plus amiral que lui. Il tire au moins son épée quelquefois.

— Oui, et il fait une jolie mine quand il la tire, répliqua l’oncle. Écoutez, Walter, écoutez-moi ; regardez un peu au-dessus de la cheminée.

— Oh ! s’écria le jeune homme, qui donc a pendu ma timbale à un clou ?

— Moi, dit l’oncle ; plus de timbales maintenant. À partir d’aujourd’hui, on boit dans des verres. Nous sommes commerçants ; nous faisons partie de la Cité ; nous entrons dans la vie ce matin.

— Mon oncle, dit le jeune homme, je boirai dans tout ce qu’il vous plaira, aussi longtemps que je pourrai boire à votre santé. À vous donc, cher oncle, et vivat à l’am…

— Au lord maire ! interrompit le vieillard.

— Au lord maire, aux shérifs, au conseil municipal, aux notables de la Cité ! dit le jeune homme, longue vie leur soit donnée ! »

L’oncle remua la tête en signe de grande satisfaction. « Et maintenant, dit-il, parlons de cette maison de commerce.

— Oh ! mon oncle, il y a peu de chose à dire sur ce sujet, reprit le jeune homme balançant sa fourchette et son couteau. C’est une longue enfilade de magasins assez sombres ; dans le bureau où l’on m’a placé, il y a un énorme garde-feu, un coffre-fort, des cartes représentant les navires en partance, un almanach, des pupitres, des tabourets, une bouteille à encre, des livres, des boîtes, beaucoup de toiles d’araignées dont l’une juste au-dessus de ma tête garde une grosse mouche à viande si desséchée qu’on voit bien que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle est pendue là.

— Et rien de plus ? dit l’oncle.

— Non, rien de plus. Ah ! si fait, j’oubliais… il y a encore une vieille cage (je ne sais trop comment elle s’y trouve par exemple) et puis un seau à charbon de terre.

— Comment ? pas de grands livres de commerce, pas de livres de mandats, pas de billets à vue, au porteur, pas la moindre trace des sommes énormes qu’on remue là chaque jour ! dit le vieux Sol en appuyant avec intention sur chaque mot et regardant fixement son neveu, comme si le brouillard, qui troublait habituellement sa vue, se fût dissipé un instant.

— Si vraiment, il y en a des quantités, répondit négligemment Walter, mais il y en a tout autant dans le bureau de M. Carker, dans celui de M. Morfin, et dans celui de M. Dombey.

— À propos de M. Dombey, y était-il aujourd’hui ? demanda l’oncle.

— Oui, toute la journée il n’a fait qu’aller et venir.

— Sans faire attention à vous, je suppose ?

— Si, il m’a vu. Il s’est même approché de ma place et j’aurais bien donné quelque chose, pour qu’il fût moins grave et, moins roide. « Vous êtes le fils de M. Gills, l’opticien m’a-t-il dit ? — Non, monsieur, ai-je répondu, son neveu. — C’est ce que j’ai dit, jeune homme. » Mais je jurerais bien mon oncle, qu’il avait dit son fils.

— Vous avez mal entendu sans doute ; mais cela ne fait rien.

— Cela ne fait rien, certainement, et ce n’était pas une raison il me semble, pour être si sec. Il n’y avait pas si grand mal à dire fils pour neveu ! « Votre oncle, reprit-il, m’a parlé de vous et je vous ai trouvé une place dans la maison. Je compte sur votre soin et sur votre exactitude. » Là-dessus, il me tourna le dos et ce fut tout. J’imagine que je ne lui plais guère.

— Vous voulez dire, reprit l’opticien, qu’il ne vous plaît guère.

— C’est bien possible, dit Walter en riant. Je n’y avais pas songé ! »

Solomon devint un peu plus sérieux en terminant son dîner et regarda de temps en temps à la dérobée la figure franche et ouverte du jeune homme. Quand le repas fut achevé, et que la table fut débarrassée (car on avait apporté le dîner d’un restaurant voisin) le vieux Sol alluma une chandelle et descendit à son petit caveau réservé, pendant que Walter, arrêté sur les marches glissantes de l’escalier, l’éclairait avec soin. Après avoir tâtonné un moment, il revint tenant à la main une vieille bouteille toute couverte de terre et de poussière.

« Que faites-vous, oncle Sol, dit le jeune homme ; mais c’est le fameux madère ! et il n’en restera plus qu’une bouteille ! » L’oncle Sol fit de la tête un mouvement qui voulait dire : je sais ce que je fais, et ayant tiré le bouchon d’un air grave et solennel, il remplit deux verres et posa ensuite sur la table la bouteille avec un troisième verre.

« Vous boirez l’autre bouteille, Walter, dit-il, quand vous aurez fait fortune ; quand vous serez devenu riche, respecté et heureux ; quand la route qui vient de s’ouvrir aujourd’hui devant-vous, vous aura conduit, ce que j’espère, à une position où vous trouverez la récompense de toutes vos peines. À votre prospérité, donc, mon enfant ! »

Le brouillard, qui troublait la vue du vieux Sol, avait pénétré sans doute jusqu’au fond de sa gorge, car il était sensiblement enroué en prononçant ces paroles ; sa main tremblait aussi, quand il trinqua avec son neveu. Mais ayant porté vaillamment le verre à sa bouche, il le vida sans trembler, et fit claquer ses lèvres.

« Cher oncle dit le jeune homme, cherchant à déguiser son émotion, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux, cher oncle, je bois à l’honneur que vous m’avez fait, et… et… et cætera ; je porte à monsieur Solomon Gills les trois toasts d’usage trois fois répétés avec un autre encore par-dessus le marché. Vivat ! et j’espère, mon oncle, que vous me ferez raison, quand nous boirons ensemble la dernière bouteille ? N’est-ce pas ? »

Ils trinquèrent de nouveau et Walter, qui n’avait pas encore touché à son vin, en avala une gorgée et leva ensuite son verre à la hauteur de son œil en se donnant l’air d’un profond connaisseur.

Son oncle le regarda quelque temps en silence ; puis leurs yeux étant venus à se rencontrer, il poursuivit tout haut, comme s’il n’avait pas cessé de parler, le sujet qui l’avait occupé mentalement.

« Vous le voyez, Walter, mon commerce est une habitude pour moi, dit-il. J’y suis tellement fait, qu’il me manquerait quelque chose si je vendais mon fonds ; mais on n’y fait rien, absolument rien. Du temps où l’on portait cet uniforme, continua-t-il, en indiquant du doigt l’habit du petit bonhomme de bois, on pouvait s’enrichir et bien des gens ont fait fortune. Mais depuis, concurrence sur concurrence, invention sur invention, changements sur changements sont survenus, le siècle enfin a marché plus vite que moi ; je ne sais plus où j’en suis, encore moins où sont mes pratiques.

— N’y pensez pas, mon oncle.

— Voyons ! vous êtes sorti de votre pension de Peckam, il y a environ dix jours n’est-ce pas ? dit Solomon : eh ! bien, je ne me rappelle pas avoir vu plus d’une personne entrer dans ma boutique.

— Je vous demande pardon. Il y a l’homme qui est entré pour changer un louis.

— Eh bien, c’est la personne dont je parle.

— Mais attendez donc, mon oncle. Ne vous souvient-il plus d’une dame qui vous a demandé son chemin pour aller à Mile-End ?

— C’est vrai, dit Solomon, je l’avais oubliée. Oui, cela fait deux personnes.

— Il est vrai qu’elles n’ont rien acheté, dit Walter.

— Non, absolument rien, dit Solomon tranquillement.

— Et qu’elles n’avaient même besoin de rien.

— Non, vraiment, continua Sol du même ton. S’il leur avait fallu quelque chose, ce n’est pas ici qu’elles seraient entrées.

— Mais enfin, cher oncle, s’écria le jeune garçon tout triomphant, vous disiez qu’il n’était venu qu’une seule personne et il en est venu deux !

— Eh bien donc, Walter, conclut le vieillard, après un moment de silence, n’étant pas comme les sauvages qui vinrent trouver Robinson dans son île, nous ne pouvons pas compter pour vivre sur un homme qui veut changer la monnaie d’un louis d’or et sur une femme qui demande le chemin de Mile-End. Comme je le disais, le siècle a marché plus vite que moi. Je ne l’en blâme pas, mais je ne puis plus le comprendre. Les commerçants, les ouvriers, les affaires, les objets de vente ne sont plus les mêmes ; tout a changé. Les sept huitièmes de mon fonds ne sont plus de mode. J’ai vieilli dans ma vieille boutique, dans cette rue que je ne reconnais plus. Je suis resté bien en arrière du siècle, il est trop tard maintenant pour le rattraper. Le bruit même qu’il fait au loin devant moi m’étonne et m’étourdit. »

Walter allait parler, son oncle l’arrêta d’un geste.

« Aussi, Walter, aussi, je désire que vous entriez à temps dans le monde des affaires et que vous y suiviez le monde à la course. Pour moi, je ne suis plus que l’ombre de mon commerce : la réalité a disparu depuis longtemps, et quand je ne serai plus, l’ombre aussi se sera évanouie. Comme vous n’avez pas d’héritage à espérer, j’ai pensé qu’il fallait profiter pour vous du peu d’amis qu’une longue habitude m’a conservés. Quelques personnes s’imaginent que je suis riche : je le voudrais pour vous, Walter ; mais, quoi que je laisse après moi, ou quoi que je puisse vous donner, dans une maison comme celle de Dombey vous pourrez en tirer et vous en tirerez le meilleur parti possible. Soyez actif, mon enfant, prenez goût aux affaires, travaillez pour gagner une solide indépendance et puissiez-vous être heureux !

— Je ferai tout mon possible pour me montrer digne de votre affection, dit le jeune homme avec sentiment, oui tout, mon cher oncle.

— Je le sais, dit Solomon, j’en suis sûr, et il se versa un second verre de son vieux madère qu’il but avec plus de plaisir encore que le premier. Quant à la mer, mon enfant, c’est beau en rêve, mais de fait cela ne mène à rien, à rien du tout. Il est assez naturel cependant que vos idées se soient tournées de ce côté, entouré comme vous l’êtes de tout ce qui a rapport à la mer ; mais, croyez-moi, c’est une mauvaise partie, tout à fait mauvaise. »

Solomon Gills se frottait pourtant les mains avec un secret plaisir, en parlant de la mer, et il regardait avec une joie inexprimable les objets maritimes disposés tout autour de la chambre.

« Songez à ce vin, par exemple, dit le vieux Sol, il est allé aux grandes Indes et en est revenu, je ne sais combien de fois ; il a même fait le tour du monde ; mais quelles nuits sombres ! quels vents affreux ! quels ouragans terribles !…

— Oh ! oui, s’écria le jeune homme, le tonnerre, les éclairs, la pluie, la grêle et tout le tremblement.

— Certes, dit Solomon, ce vin a vu tout cela. Le navire résiste, les mâts craquent, dans les cordages siffle et mugit la tempête.

— Les matelots grimpent ; c’est à qui atteindra le premier la vergue pour ferler les voiles, pendant que le navire soulevé par les vagues, monte et descend comme un fou, remonte et plonge encore, dit Walter.

— C’est bien cela, dit Solomon, c’est bien là ce qu’a vu la vieille barrique qui contenait ce vin. Rappelez-vous aussi Sarah la Belle, quand elle sombra…

— Dans la mer Baltique, au milieu de la nuit ; c’était à minuit et demi, que la montre du capitaine s’arrêta dans sa poche, et que lui gisait sans vie au pied du mât de misaine ; c’était le 14 février 1749, cria Walter, qui s’animait.

— Oui, oui, reprit le vieux Sol, c’est bien cela ; il y avait à bord cinq cents barriques de ce vin-là ; et tous les passagers, à l’exception du maître pilote, du lieutenant, de deux matelots et d’une dame, qui furent sauvés dans une chaloupe, tous les passagers défonçant les barriques tombèrent ivres-morts, chantant le Rule Britannia, et alors elle s’abîma, et on n’entendit plus en chœur qu’un effroyable cri de détresse.

— Et le Georges II, mon oncle, qui se brisa sur les côtes de Cornouailles, dans une horrible tempête ! C’était deux heures avant le lever du soleil, le 4 mars 1771 ; il avait à bord deux cents chevaux, qui, brisant leurs liens, dès le commencement de la tempête, se jetant à droite et à gauche, se ruant l’un contre l’autre, firent un tel vacarme et poussèrent de tels cris comme des hommes, que l’équipage crut le vaisseau plein de démons, et que les plus braves perdant cœur et courage se précipitèrent dans les flots ; deux matelots seuls restèrent pour raconter le désastre.

— Et puis, dit le vieux Sol, quand le Polyphème

— Bâtiment marchand pour les Indes, trois cent cinquante tonnes, capitaine John Brown de Deptford. Armateurs, Wiggs et Ce.

— C’est bien cela, dit Sol ; il prit feu, quatre jours après être sorti avec un bon vent du port de la Jamaïque, dans la nuit…

— Il y avait deux frères à bord, interrompit Walter avec transport, et comme il n’y avait pas place pour eux deux dans la seule chaloupe qui ne fût pas submergée, ni l’un ni l’autre ne voulait y descendre. L’aîné saisit le plus jeune par la taille et le jeta dans la chaloupe ; mais lui, se relevant, cria : « Cher Édouard, songez à votre fiancée ! moi, je suis garçon ; personne ne m’attend là-bas : prenez ma place. Et il se précipita dans la mer. »

L’œil brillant, le teint animé du jeune homme, qui s’était levé de son siège, exalté par ce qu’il disait et ressentait, sembla rappeler au vieux Sol quelque chose qu’il avait oublié. Peut-être aussi le brouillard qui l’environnait avait-il troublé ses idées. Au lieu de poursuivre les récits comme il avait paru d’abord en avoir l’intention, il eut deux ou trois fois une petite toux sèche, et dit :

« C’est bon : Parlons d’autre chose. »

La vérité est que le bon oncle, attiré malgré lui vers toutes ces aventures merveilleuses et extraordinaires avec lesquelles son commerce l’avait familiarisé, avait grandement encouragé la même inclination chez son neveu. Tout ce qu’il avait fait ensuite pour éloigner le jeune homme d’une vie aventureuse avait eu l’effet généralement contraire et n’avait fait que lui aiguiser l’appétit, comme cela ne manque jamais. Écrivez un livre ou racontez une histoire dans le but de retenir les enfants à terre, vous êtes sûr qu’ils seront attirés et charmés par l’océan.

Mais un nouveau personnage vint prendre part à la conversation. C’était un homme portant d’amples vêtements bleus, avec un crochet en guise de main à son poignet droit ; ses sourcils étaient noirs et épais ; dans sa main gauche il tenait un gros bâton noueux. Son nez n’avait guère moins de bosses. Son cou était enveloppé dans une cravate de soie noire mal attachée, et sur ses épaules se rabattait un col de chemise si démesurément grand qu’on eût dit une petite voile. C’était évidemment à son intention qu’on avait préparé le verre vide ; il n’eut lui-même aucun doute à cet égard, car il approcha une chaise de la place réservée et s’assit sans façon, après s’être débarrassé de son manteau, et avoir pendu à un certain clou, derrière la porte, son chapeau de toile cirée. Ce chapeau était si lourd qu’une personne délicate aurait eu la migraine rien qu’à le regarder, et la raie rouge qu’il laissait autour du front du nouveau personnage pouvait faire croire qu’il avait eu la tête serrée dans un étau. On lui donnait ordinairement le titre de capitaine. Il avait été pilote, patron de navire ou corsaire ; peut-être avait-il fait ces trois métiers. Somme toute, il sentait le marin d’une lieue. Sa figure basanée s’épanouit quand il serra la main de l’oncle d’abord et du neveu ensuite ; mais il semblait de son naturel assez laconique, car il dit simplement :

« Comment ça va-t-il ?

— Très-bien, dit M. Gills, en poussant la bouteille de son côté. »

Il la prit, l’examina, la flaira et dit avec une expression singulière :

« C’est le… ?

— Oui, le… » reprit l’opticien.

Sur cette réponse le capitaine fit un hum significatif, remplit son verre et parut croire que c’était vrai jour de gala.

« Walter, dit-il, en arrangeant avec son crochet ses cheveux qui couraient les uns après les autres et montrant ensuite l’opticien, Walter, regardez-moi cet homme-là. Amour ! honneur ! et obéissance ! Feuilletez votre catéchisme jusqu’à ce que vous trouviez ce passage, et quand vous l’aurez trouvé, vous n’aurez pas besoin d’en lire plus long. À votre succès, mon garçon. »

Il était tellement satisfait de cette citation et de l’application qu’il en avait faite, qu’il ne put s’empêcher de répéter ces mots tout bas, en ajoutant qu’il y avait bien quarante ans qu’il ne les avait pas répétés.

« Mais quand j’ai besoin dans ma vie de deux ou trois mots, Gills, je n’ai jamais été embarrassé pour mettre la main dessus, j’ai toujours pu les trouver à temps. C’est que je ne gaspille pas les mots comme tant d’autres ! »

Cette réflexion lui rappela qu’il aurait mieux fait peut-être d’imiter le père du jeune Norval,

Dont le constant souci fut d’accroître son bien.

Dans tous les cas il devint silencieux jusqu’au moment où le vieux Solomon sortit pour éclairer sa boutique. Il se tourna alors vers Walter et dit sans transition.

« S’il l’essayait, je suis sûr qu’il pourrait faire une horloge.

— Cela ne m’étonnerait pas, capitaine Cuttle, répondit le jeune homme.

— Et qui marcherait bien, par-dessus le marché, dit le capitaine Cuttle, décrivant avec son crochet dans l’air le mouvement d’un balancier. Oh ! comme elle marcherait ! »

Pendant une minute ou deux, il sembla perdu dans la contemplation de cette horloge idéale et resta les yeux fixés sur le visage du jeune homme, comme s’il l’eût pris pour le cadran.

« C’est un puits de science, dit-il, en tournant son crochet vers la boutique. Regardez-moi cette collection ! La terre, l’air et l’eau, tout y est. Demandez et vous serez servi. Voulez-vous monter en ballon ? voilà. Descendre sous l’eau dans une cloche ? voilà. Si vous désirez, il pèsera l’étoile polaire dans ses balances. Il est capable de faire cela pour vous. »

D’après les remarques faites par le capitaine Cuttle, il était facile de voir que son respect pour les instruments était profond, mais que sa philosophie n’allait pas jusqu’à faire une différence entre l’inventeur et le marchand.

« Ah ! dit-il, avec un soupir, c’est une belle chose de comprendre tout cela ! mais, bah ! c’est une belle chose aussi de n’y rien comprendre ; en vérité, je ne sais ce qui vaut le mieux. C’est si agréable d’être là, assis, et de se dire qu’on peut vous peser, vous mesurer, vous grossir à vue d’œil, vous électriser, vous magnétiser, vous ensorceler et de ne pas savoir comment ! »

Il fallait ce merveilleux madère combiné dans ses effets, avec le désir de développer et d’étendre l’intelligence de Walter pour délier la langue du capitaine jusqu’à prononcer tout d’un trait cette prodigieuse harangue. Lui-même, il sembla étonné de découvrir pour la première fois les sources de jouissances délicieuses qu’il avait goûtées pendant plus de dix ans consécutifs à dîner tous les dimanches dans cette salle à manger. Puis il devint plus sérieux et se mit à réfléchir.

« Allons, dit en rentrant l’objet de son admiration, avant de prendre votre grog, Édouard, il faut finir la bouteille.

— Tenez bon ! dit Édouard, en remplissant son verre. Mais il faut en verser un peu plus au jeune homme.

— Non, merci, mon oncle, cela me suffit.

— Allons voyons, dit Sol, encore un peu. Nous finirons la bouteille, Édouard, à la maison de Walter ! Tiens, pourquoi pas ? elle pourrait bien un jour devenir la sienne… qui sait ? Richard Whittington a bien épousé la fille de son maître.

Reviens donc, Whittington,
Lord maire de London… »

Chantonna le capitaine ; puis il ajouta : « Feuilletez la Bible, mon garçon, et…

— Quoique M. Dombey n’ait pas de fille, reprit Sol…

— Si fait, mon oncle, il en a une, interrompit le jeune homme, riant et rougissant à la fois.

— Il en a une ? s’écria le vieux Sol. Mais c’est vrai, je crois qu’il en a une.

— Oh ! je le sais bien, dit Walter. On en parlait aujourd’hui au magasin. On dit, ajouta-t-il plus bas, en se penchant vers son oncle et vers le capitaine, on dit qu’il ne l’aime pas, qu’il l’abandonne aux domestiques sans songer à elle, et qu’il est tellement préoccupé d’avoir son fils dans sa maison de commerce, quoiqu’il ne soit encore qu’un marmot, qu’il fait ses comptes plus exactement et qu’il tient ses livres avec plus de soin qu’auparavant. On l’a même vu, sans qu’il s’en doutât, se promener dans les docks couvant des yeux ses bâtiments, ses marchandises, tout ce qu’il possède enfin, comme s’il se réjouissait d’avance des biens qu’ils auront ensemble, lui et son fils. Voilà ce qu’on dit ; pour moi, j’ignore si c’est la vérité.

— Vous voyez, dit l’opticien, il a déjà pris ses renseignements sur la demoiselle !

— Quelle plaisanterie ! mon oncle, répondit Walter toujours rougissant et riant comme un enfant. J’ai entendu ce que l’on m’a dit et voilà tout.

— J’ai bien peur, Édouard, que l’enfant ne soit entré quelque peu dans nos vues, dit le vieux Sol, continuant de plaisanter.

— Je crois qu’il y est tout à fait, dit le capitaine.

— Néanmoins, nous boirons à sa santé, reprit Sol. Donc à la santé de Dombey et fils.

— Ah ! c’est bien mon oncle, répliqua gaiement le jeune homme, puisque vous avez parlé de la demoiselle, puisque vous avez joint mon nom au sien et que selon vous, j’en sais déjà long sur elle, je prendrai la liberté d’amender le toast : donc, à la santé de Dombey et fils, et… fille !