Dombey et fils (Dickens)/I/10

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 137-150).


CHAPITRE X.

Suite des malheurs du petit aspirant de marine.


Le major Bagstock, après avoir souvent et longuement lorgné Paul, à l’aide de sa jumelle, lorsqu’il traversait la place de la Princesse ; après avoir recueilli pendant des jours, des semaines et des mois, mille détails les plus minutieux sur ce sujet, grâce à son nègre, qui était resté en communication non interrompue avec la bonne de miss Tox, le major conclut que Dombey était un homme, oui, parbleu, monsieur, était un homme à connaître et que J. B. était le gaillard qui ferait sa connaissance.

Miss Tox, cependant, continuait d’être aussi réservée, et refusait d’un ton glacial de comprendre le major quand il se présentait chez elle (ce qu’il faisait souvent) pour jeter ses filets de ce côté, afin d’arriver à son but. Le major, donc, en dépit de son caractère solide et fin, fut forcé de laisser en quelque sorte au hasard l’accomplissement de son désir ; car hasard, depuis la perte de son frère aîné, mort de la fièvre jaune dans les Indes occidentales, s’était toujours montré favorable à José Bagstock, oui, monsieur, toujours, cinquante fois pour une, comme il le disait au club avec force éclats de rire.

Le hasard mit du temps à venir à son aide dans cette circonstance, mais il finit par lui être propice. Un jour son nègre lui annonça, au milieu de beaucoup d’autres particularités que miss Tox était allée à Brighton, où la réclamaient ses fonctions. Aussitôt le major se rappelle les liens d’étroite amitié qui l’unissaient à Bill Bitherstone du Bengale. Celui-ci l’avait prié, dans sa correspondance, de faire une petite visite à son fils unique, dans le cas où il passerait à Brighton. Quand son nègre lui eut appris que Paul était chez Mme Pipchin, le major se souvint d’une certaine lettre confiée au petit Bitherstone ; l’enfant la lui avait remise à son arrivée en Angleterre mais le major l’avait complètement laissée de côté. Il pensa alors qu’elle pouvait lui servir d’introduction, et à cette idée il fut pris d’un si violent accès de goutte, maladie qui le retenait couché à ce moment, qu’il lança un tabouret à la tête de son nègre pour le remercier de la bonne nouvelle, jurant que le drôle ne sortirait pas vivant de chez lui : le pauvre garçon avait d’excellentes raisons pour en trembler de peur.

Enfin le major, un peu remis de son accès, partit un samedi tout en grommelant, pour Brighton, suivi de son nègre. Tout le long de la route, il invectivait contre miss Tox et caressait une douce espérance. Cet ami si comme il faut, que miss Tox enveloppait de mystère et qui était cause de son abandon, il allait donc l’enlever à la pointe de l’épée. « Est-ce que par hasard, madame, vous oseriez, dit le major, s’animant jusqu’à rendre plus saillantes encore les veines gonflées de son visage, vous oseriez donner à Bagstock son congé, madame ! Il n’est pas temps encore, madame. Sacrebleu, non, monsieur. Joe ne s’endort pas, madame. Bagstock n’est pas encore mort, monsieur. J. B. en sait plus d’un, madame. Josh, monsieur, a l’œil ouvert. Vous le trouverez solide, madame, oui, il est solide, monsieur, il est solide, Joseph, et dia-ble-ment fin. »

Pour solide ; il l’était : c’est ce que pensa, du moins, Bitherstone le jour où le major vint le prendre pour lui faire faire un tour. Le major, avec son visage couleur de fromage de Stilton et ses yeux de homard, marchait à grands pas, complétement indifférent à l’amusement de Bitherstone et traînant à la remorque le pauvre petit, pendant que ses regards cherchaient à découvrir à l’horizon M. Dombey et ses enfants.

Le major, fort à propos prévenu par Mme Pipchin, aperçoit Paul et Florence ; il s’élance de ce côté et les trouve en compagnie d’un monsieur à l’air grave. Ce ne pouvait être que M. Dombey. Pénétrant avec Bitherstone au cœur même du petit escadron, il arrive tout naturellement que Bitherstone entre en conversation avec ses compagnons d’infortune. Le major, aussitôt, de s’arrêter pour les regarder et les admirer ; puis, il se souvient, ô surprise ! qu’il les a vus, qu’il leur a parlé, chez son amie miss Tox, place de la Princesse. Il affirme que Paul était un diantrement bel enfant et son vrai petit ami ; il lui demande s’il se rappelle Joe Bagstock, le major ; enfin, songeant tout à coup aux convenances sociales, il se tourne vers M. Dombey et lui adresse ses excuses :

« En vérité, monsieur, mon petit ami ici présent, dit le major, me rend tout à fait enfant moi-même. Un vieux soldat, monsieur, le major Bagstock, pour vous servir, et je n’ai pas honte de l’avouer. »

Ici le major leva son chapeau.

« Sacrebleu, monsieur, dit le major en s’échauffant soudain, je suis jaloux de vous. » Puis, se remettant, il ajouta : « Pardonnez-moi ma franchise. »

M. Dombey répondit qu’il n’y avait pas de quoi.

« Un vieux troupier, monsieur, dit le major, tout noirci par la fumée, brûlé par le soleil et détérioré ; un vieux grognard de major tout estropié, monsieur, savait bien que ses boutades trouveraient grâce devant un homme tel que monsieur Dombey : car je crois avoir l’honneur de parler à monsieur Dombey.

— Je suis en effet le représentant bien indigne de ce nom, major.

— Corbleu ! monsieur, c’est un nom célèbre. C’est un nom, monsieur, dit le major en prenant un ton d’assurance comme pour défier M. Dombey de le contredire, et tout prêt à se faire un pénible devoir de le malmener s’il était d’un avis contraire, c’est un nom connu et honoré dans les plus lointaines possessions anglaises. C’est un nom, monsieur, qu’on est fier de saluer. Joseph Bagstock, monsieur, n’est rien moins que flatteur. Son Altesse royale le duc d’York l’a dit plus d’une fois. « La flatterie n’est pas le fait de Joe. » Joe est un franc vieux troupier. Il est même trop franc, peut-être : mais le nom de Dombey est un nom célèbre, monsieur ; sacrebleu ! oui, c’est un nom célèbre, dit le major d’un air solennel.

— Vous avez la bonté de le placer plus haut peut-être qu’il ne le mérite, major, reprit M. Dombey.

— Non pas, monsieur, dit le major. Voici mon petit ami, monsieur, qui vous dira que Joseph Bagstock est un vieux grognard qui va droit son chemin, tout franchement, sans chercher ses phrases, et voilà tout. Ce petit garçon, monsieur, dit le major en baissant la voix, vivra dans l’histoire. Ce petit garçon, monsieur, n’est pas un produit ordinaire. Prenez soin de lui, monsieur Dombey. »

M. Dombey parut faire entendre que c’était bien son intention.

« Voici un autre petit garçon, monsieur, poursuivit le major un peu plus bas, en donnant à l’enfant un coup de canne : c’est le fils de Bitherstone du Bengale, Bill Bitherstone, autrefois un des nôtres. Le père de cet enfant et moi, monsieur, nous étions inséparables. Partout, monsieur, on vous aurait parlé de Bill Bitherstone et de Joe Bagstock. Croyez-vous que cela m’aveugle sur les défauts de cet enfant ? Non, certes. C’est un imbécile, monsieur. »

M. Dombey regarda ledit Bitherstone qu’il connaissait à peu près autant que le major, et dit d’un certain air de satisfaction : « Vraiment ? »

— C’est un imbécile, monsieur, dit le major, et rien de plus. Joe Bagstock ne mâche pas ses paroles. Le fils de mon vieil ami Bill Bitherstone du Bengale est imbécile de naissance, monsieur. (Et notre major de rire à en devenir violet.) Mon jeune ami, sans doute, est destiné à une école publique, monsieur Dombey ? dit le major quand son accès d’hilarité fut passé.

— Je ne crois pas, répondit M. Dombey ; je suis encore indécis. Il est si délicat !

— Oh ! s’il est délicat, monsieur, dit le major, vous avez bien raison. Il faut être un solide gaillard, monsieur, pour résister à cette vie-là. À Sandhurst, quelles brimades, monsieur ! Les pauvres conscrits, monsieur ! nous faisions rôtir nos conscrits à petit feu, nous les pendions, la tête en bas, à la fenêtre d’un troisième étage. Joseph Bagstock, qui vous parle, monsieur, est resté pendu par les talons de ses bottes treize minutes, montre en main, à l’horloge du collège. »

À l’appui de cette anecdote, le major pouvait montrer son visage ; à le voir il était facile de croire en effet qu’il y était resté plus longtemps qu’il n’était nécessaire.

« Mais c’est ce régime-là qui nous faisait ce que nous sommes, monsieur, dit le major en arrangeant son jabot. Nous étions de fer, monsieur ; c’était une manière de nous donner une bonne trempe. Restez-vous ici, monsieur Dombey ?

— J’y viens habituellement une fois la semaine, major, répondit M. Dombey. Je loge hôtel de Bedford.

— Si vous voulez bien me le permettre, monsieur, dit le major, j’aurai l’honneur de me présenter à votre hôtel. Joe Bagstock, monsieur, n’est pas de son naturel très-visiteur, mais M. Dombey n’est pas un personnage ordinaire. J’ai mille remercîments à adresser à mon jeune ami, monsieur, pour l’honneur qu’il m’a procuré de faire votre connaissance. »

M. Dombey fit une réponse des plus aimables, et le major Bagstock donna à Paul une petite tape sur la joue, assura que les yeux de Florence feraient tourner la tête aux jeunes gens avant peu, et même aux vieillards, « monsieur, pour vous dire toute ma pensée, » ajouta le major en éclatant de rire ; puis, poussant devant lui Bitherstone avec sa canne, il s’éloigna avec le jeune gentleman qu’il mit au petit trot, roulant sa tête et toussant de l’air le plus grave, tout en le suivant d’un pas chancelant et les jambes écartées.

Le major n’eut garde de manquer à sa promesse, et quelque temps après vint se présenter chez M. Dombey, qui lui rendit sa visite, toutefois après avoir consulté prudemment les rôles de l’armée. Puis le major visita à Londres M. Dombey et revint avec lui à Brighton dans la même voiture. Bref, M. Dombey et le major devinrent les meilleurs amis du monde en très-peu de temps, et M. Dombey, causant du major avec sa sœur, prétendit que non-seulement c’était un militaire consommé, mais qu’il était surprenant qu’il comprît aussi bien l’importance de choses si peu en rapport avec sa profession.

À la fin, M. Dombey ayant emmené avec lui miss Tox et Mme  Chick pour voir les enfants, retrouva le major à Brighton. Il l’invita à dîner à l’hôtel, et adressa auparavant à miss Tox les plus sincères compliments sur son voisin et ami. Malgré les palpitations que lui causèrent ces allusions, miss Tox y trouvait un certain charme, car elle pouvait alors se rendre intéressante et montrer fort à propos une incohérence et une distraction qu’elle avait grande envie de laisser voir. Le major, du reste, lui fournit maintes occasions de manifester son émotion ; car, tout le temps du dîner, il ne cessa de témoigner la tristesse de se voir abandonné lui et la place de la Princesse, et comme il semblait prendre le plus grand plaisir à répéter tout son désespoir, tout allait pour le mieux.

On ne se plaignait pas que le major se chargeât de la conversation et montrât sur ce point un appétit aussi solide que pour les différentes friandises du dîner, au milieu desquelles on aurait pu dire qu’il se vautrait, au risque de s’échauffer le sang, dans ses dispositions inflammatoires. M. Dombey, habituellement silencieux et réservé, laissait volontiers la parole au major, enchanté de paraître au grand jour et de briller de tout son éclat. Aussi, entraîné par une imagination puisée au fond des bouteilles, il fit subir à son propre nom tant de transformations différentes, qu’il en fut surpris lui-même. En un mot, tout le monde était charmé. On trouva que le major possédait un fonds inépuisable de conversation, et quand, après une longue partie de whist, il eut pris congé pour la dernière fois de la société, M. Dombey réitéra les compliments qu’il avait faits à miss Tox, émue et rougissante, sur son voisin et ami.

Mais pendant qu’il se rendait à son hôtel, le major ne cessait de se répéter à lui-même en parlant de sa propre personne : « Il est fin, monsieur, bien fin, monsieur, di-a-ble-ment fin ! »

Quand il fut arrivé, il s’assit dans un fauteuil et se livra à une hilarité concentrée qui lui prenait assez souvent et qui avait toujours un caractère singulièrement effrayant. L’accès dura cette fois si longtemps, que son nègre, qui le regardait à distance, sans oser pour rien au monde s’approcher de lui, pensa deux ou trois fois qu’il n’en reviendrait pas. Son être tout entier, mais son front et son visage surtout, s’étaient dilatés plus que jamais et ne présentaient aux regards du nègre qu’une masse informe d’indigo. À la fin, il fut pris d’une quinte de toux des plus violentes, et, quand il eut recouvré la respiration, il laissa échapper les exclamations suivantes :

« Est-ce que par hasard, madame, est-ce que vous penseriez devenir Mme Dombey, hem ! madame ? Je ne crois pas, madame ; non, non, tant que Joe B. pourra mettre des bâtons dans vos roues. J. B. peut faire votre partie, madame. Il n’est pas encore battu, J. Bagstock, non, monsieur. Elle est habile, monsieur, bien habile, mais Josh l’est bien plus encore. Il est bien éveillé, le vieux Joe, très-éveillé, monsieur, et ses yeux sont grands ouverts ! »

Pour ce dernier point, le major avait parfaitement raison ; ils étaient ouverts d’une manière effrayante et restèrent dans le même état la plus grande partie de la nuit, qui se passa pour le major presque entièrement en exclamations semblables à celles que nous venons de citer, et, pour faire diversion, en quintes de toux et en éclats de rire qui ébranlaient toute la maison.

Le lendemain de ce fameux jour, qui était un dimanche, M. Dombey, Mme  Chick et miss Tox déjeunaient tout en faisant l’éloge du major, quand Florence entra en courant ; une vive rougeur colorait son visage et ses yeux étincelaient de joie.

« Papa ! papa ! cria-t-elle, voici Walter ! et il ne veut pas entrer.

— Qui donc ? s’écria M. Dombey. Que veut-elle dire ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est Walter, papa, dit timidement Florence, qui regrettait d’avoir abordé son père trop familièrement, c’est Walter qui m’a trouvée le jour où j’étais perdue.

— Parle-t-elle du jeune Gay, Louisa ? demanda M. Dombey en fronçant le sourcil. En vérité, cette enfant n’a aucune retenue. Ce n’est pas du jeune Gay qu’elle veut parler, sans doute. Voyez ce que c’est, je vous prie. »

Mme  Chick se hâta d’aller dans le corridor et revint dire que c’était le jeune Gay, accompagné d’un singulier personnage.

« Il n’osait pas entrer, dit-elle, parce qu’on lui avait dit que M. Dombey était en train de déjeuner ; il voulait attendre que M. Dombey fût disposé à le recevoir.

— Faites-le entrer, dit M. Dombey. Eh bien ! Gay, qu’y a-t-il ? Qui vous a envoyé ici ? N’y avait-il personne d’autre à envoyer ?

— Pardon, monsieur, reprit Walter, personne ne m’a envoyé. J’ai pris la liberté de venir pour une affaire personnelle, j’espère que vous m’excuserez, quand vous en connaîtrez le motif. »

Mais M. Dombey, sans prendre garde à ce qu’il disait, se penchait à droite et à gauche avec impatience, cherchant à voir derrière Walter quelque chose dont celui-ci lui cachait la vue.

« Qu’est-ce que cela ? dit M. Dombey. Quel est cet individu ? Vous vous êtes trompé de porte, je pense, monsieur ?

— Oh ! monsieur, dit vivement Walter, je regrette sincèrement d’être importun, mais… mais c’est le capitaine Cuttle monsieur.

— Walter, mon garçon, dit le capitaine à voix basse, tenez bon ! »

Et en même temps le capitaine, pénétrant un peu plus avant dans la chambre, mit en vue son large habit bleu, son remarquable col de chemise, et son nez couvert de verrues. Il salua M. Dombey, fit avec son croc un geste plein de politesse aux dames, son lourd chapeau de toile cirée à la main et le front marqué d’une raie rouge que le chapeau venait d’y laisser, comme une ligne équatoriale sur la mappemonde.

M. Dombey considéra avec surprise et indignation cette apparition, et sembla par ses regards, tournés vers Mme  Chick et miss Tox, protester contre cette introduction. Le petit Paul, qui était entré derrière Florence, fit retraite du côté de miss Tox, en voyant le capitaine remuer son croc, et se tint sur la défensive.

« Maintenant, Gay, dit M. Dombey, qu’avez-vous à m’apprendre ? »

Le capitaine répéta une seconde fois : « Walter, tenez bon ! » C’était une manière générale d’ouvrir la conversation qui ne pouvait manquer de disposer favorablement la société.

« Je crains vraiment, monsieur, dit Walter en tremblant, les yeux baissés vers le sol, d’avoir pris une trop grande liberté en venant ici. Oh ! oui, c’est bien hardi de ma part. Je n’aurais pas eu le courage de demander à vous voir, monsieur, même après mon arrivée à Brighton, si je n’avais rencontré par hasard Mlle  Dombey, et…

— C’est bien, c’est bien ! » Et M. Dombey suivit du regard les yeux du jeune homme qui s’étaient tournés vers Florence. La petite fille, attentive à la conversation, encourageait Walter par un sourire ; M. Dombey fronça le sourcil malgré lui, et dit : « Continuez, je vous prie.

— C’est cela ! c’est cela ! fit le capitaine qui croyait du devoir d’un homme bien élevé d’être de l’avis de M. Dombey, monsieur a raison, Walter, continuez. »

Le regard que M. Dombey lui lança en guise de remercîment, pour lui prêter si généreusement son appui, aurait dû faire rentrer le capitaine sous terre. Mais il n’en comprit pas la portée, ferma un œil d’un air malin, et donna à entendre à M. Dombey, en faisant gesticuler son croc, que Walter était intimidé, mais qu’il se remettrait bientôt.

« C’est une affaire particulière et personnelle qui m’a amené ici, monsieur, continua Walter en balbutiant, et le capitaine Cuttle.…

— Présent ! fit le capitaine, voulant prouver qu’il était là et qu’on pouvait compter sur lui.

— Le capitaine Cuttle, qui est un vieil ami de mon pauvre oncle et un bien excellent homme, monsieur, continua Walter avec un regard qui plaidait en faveur du capitaine, a bien voulu s’offrir pour m’accompagner, et je ne pouvais guère refuser.

— Certainement non, dit le capitaine d’un air de satisfaction, vous ne pouviez pas refuser. Il n’y avait pas de raison pour cela. Allons ! Walter, continuez !

— Enfin, monsieur, dit Walter qui se hasarda à regarder M. Dombey et qui, voyant qu’il ne pouvait plus reculer, se sentait le courage du désespoir, enfin je suis venu avec lui, monsieur, pour vous dire que mon pauvre oncle est dans la plus grande désolation, dans le plus grand embarras. Par suite des mauvaises affaires de sa maison, il se trouve dans l’impossibilité de faire un payement. La crainte de ce qui arrive l’a péniblement affecté depuis plusieurs mois, je le sais, monsieur ; et, aujourd’hui, il est menacé d’une saisie ; il va perdre tout ce qu’il a et en mourra de chagrin. Si vous vouliez, monsieur, dans votre bonté, et puisque vous le connaissez depuis longtemps pour un honnête homme, faire quelque chose pour le tirer de peine, nous ne pourrions jamais oublier un si grand service. »

Les yeux de Walter se remplissaient de larmes à mesure qu’il parlait et la petite Florence pleurait aussi. M. Dombey, qui semblait ne regarder que Walter, vit les larmes de sa fille.

« C’est une forte somme, monsieur, dit Walter, plus de trois cents livres sterling. Mon oncle est accablé par son malheur ; c’est un poids bien lourd pour lui, et il ne peut rien pour sortir de cette triste situation. Il ne sait pas même que je suis venu vous parler. Vous désireriez sans doute, monsieur, ajouta Walter après un moment d’hésitation, que je vous disse au juste ce que je viens vous demander. En vérité, je l’ignore moi-même. Pour garantie, vous auriez la boutique de mon oncle, sur laquelle je puis affirmer qu’il n’y a aucune hypothèque, et puis voici le capitaine Cuttle qui s’offre aussi comme caution. Je… je… n’ose pas parler du peu que je gagne, dit Walter, mais… si vous le vouliez bien… en amassant… ce payement, monsieur… si vous pouviez me l’avancer… mon oncle est économe… honnête… c’est un vieillard, monsieur. » Walter s’arrêtait après chacune de ces paroles entrecoupées ; il finit par garder le silence et resta, la tête baissée, devant son maître.

Pensant le moment favorable pour étaler ses richesses, le capitaine Cuttle s’approcha de la table ; il écarta les tasses de thé pour faire une place auprès du coude de M. Dombey, tira de sa poche la montre d’argent, les écus, les petites cuillers et la pince à sucre ; puis empilant tout cela en tas, afin de produire plus d’effet, il se permit les réflexions suivantes :

« Le proverbe dit : « Mieux vaut un morceau de pain que point de pain. » Moi, je pense que les miettes valent mieux que rien du tout. Ceci est peu de chose. J’offre aussi une petite rente de cent francs. S’il y a un puits de science dans le monde, c’est bien le vieux Gills. S’il existe un garçon qui donne de grandes espérances, un garçon qui distille le lait et le miel, ajouta le capitaine dans une de ses heureuses citations, c’est son neveu ! »

Le capitaine, alors, retourna à sa place et se mit à arranger sur son front ses mèches de cheveux égarées de l’air d’un homme qui vient de mettre la dernière main à une affaire difficile.

Quand Walter eut cessé de parler, les regards de M. Dombey furent attirés du côté du petit Paul. Voyant sa sœur pencher la tête et pleurer en silence, touchée qu’elle était des malheurs qu’elle venait d’entendre raconter, Paul s’était approché d’elle et avait cherché à la consoler, tout en regardant son père et Walter avec une expression de tristesse. Distrait un moment par les paroles du capitaine, qu’il écouta avec une superbe indifférence, M. Dombey se tourna de nouveau vers son fils et resta quelques moments en silence, les yeux fixés sur lui.

« À quelle occasion cette dette a-t-elle été contractée ? demanda enfin M. Dombey. Et quel est le créancier ?

— Il n’en sait rien, répondit le capitaine en posant sa main sur l’épaule de Walter. Mais moi, je le sais. C’était pour venir en aide à un homme qui est mort maintenant et qui a déjà coûté à mon ami Gills plusieurs centaines de livres sterling. Si vous désirez plus de détails, je vous les donnerai en particulier.

— Des gens qui ont juste ce qu’il leur faut, dit M. Dombey sans prendre garde aux signes mystérieux que le capitaine faisait derrière le dos de Walter et regardant de nouveau son fils, devraient se contenter de remplir leurs obligations et de faire honneur à leurs propres affaires, sans s’embarrasser dans celles des autres. C’est un acte de déloyauté et aussi de présomption, dit M. Dombey sévèrement, oui, de grande présomption ; car, enfin, les riches ne pourraient pas faire davantage. Paul, venez ici. »

L’enfant obéit et M. Dombey le mit sur ses genoux.

« Si vous aviez de l’argent à vous maintenant, dit M. Dombey, regardez-moi, Paul ! »

Le petit garçon, qui avait regardé alternativement sa sœur et puis Walter, leva les yeux vers son père.

« Si vous aviez de l’argent à vous maintenant, reprit M. Dombey, une somme aussi forte que celle dont a parlé Walter, que feriez-vous ?

— Je la donnerais à son vieil oncle, répondit Paul.

— Vous la prêteriez à son vieil oncle, vous voulez dire ? répliqua M. Dombey. Eh bien ! quand vous serez grand, vous partagerez ma fortune, vous savez, Paul, nous en jouirons en commun.

— Quand nous serons Dombey et fils, interrompit Paul, qui avait appris cette phrase depuis longtemps.

— Oui, quand nous serons Dombey et fils, répéta son père. Seriez-vous bien aise de devenir dès à présent Dombey et fils, et de prêter cette somme à l’oncle du jeune Gay ?

— Oh ! oui, papa, je serais bien content ! dit Paul, et Florence aussi.

— Les filles, dit M. Dombey, n’ont rien à faire avec Dombey et fils. Je vous demande si cela vous ferait plaisir, à vous ?

— Oui, oui, papa !

— Eh bien, vous le ferez, répondit son père. Vous voyez, Paul, dit plus bas M. Dombey, quel est le pouvoir de l’argent et combien on désire en avoir. Le jeune Gay a fait tout ce chemin pour demander de l’argent, et vous, qui êtes si grand et si généreux, vous qui en avez, vous allez le lui donner comme on accorde une grâce, une véritable faveur. »

Le visage de Paul prit pour un moment son expression vieillotte ; on eût dit qu’il avait saisi toute la finesse renfermée dans ces mots ; mais il redevint aussitôt jeune et enfantin, quand il se fut laissé glisser des genoux de son père pour courir auprès de Florence lui dire de ne plus pleurer, qu’il donnerait l’argent au jeune Gay.

M. Dombey alors se tourna vers un petit bureau et écrivit une lettre qu’il cacheta. Pendant l’intervalle, Paul et Florence parlaient tout bas avec Walter, et le capitaine, dominant le petit groupe, nourrissait, en les voyant réunis, des pensées si ambitieuses et d’une présomption si incroyable, que M. Dombey n’y aurait jamais pu croire. Quand la lettre fut terminée, M. Dombey se remit à sa première place et tendit le papier à Walter.

« Donnez cela avant tout, demain matin, à M. Carker, dit-il. Il s’arrangera pour que l’un de mes gens tire votre oncle de sa fâcheuse position en payant le montant du billet ; il prendra aussi, pour le remboursement de la somme, tous les arrangements que nécessitera la position de votre oncle. Vous vous rappellerez que c’est M. Paul qui fait cela pour vous. »

Walter, tout ému de tenir dans ses mains le moyen de tirer son oncle de peine, aurait voulu exprimer sa reconnaissance et sa joie. M. Dombey l’arrêta.

« Vous vous rappelez, dit-il, que c’est M. Paul qui a tout fait. Je lui ai expliqué l’affaire et il la comprend ; cela suffit, qu’il n’en soit plus question. »

Et comme il indiquait la porte du doigt, Walter n’avait plus qu’à saluer et à se retirer. Miss Tox, s’apercevant que le capitaine allait faire de même, l’arrêta.

« Mon cher monsieur, dit-elle en s’adressant à M. Dombey dont la générosité l’avait touchée si profondément, elle et Mme  Chick, que toutes deux en versaient des larmes abondantes, je crois que vous n’avez pas remarqué quelque chose. « Mille pardons, monsieur Dombey, mais je pense que dans la noblesse de votre caractère et dans son sublime essor, vous avez oublié un détail.

— En vérité, miss Tox ! dit M. Dombey.

— Le monsieur… à la… mécanique, poursuivit miss Tox en indiquant du regard le capitaine Cuttle, a laissé sur la table tout près de vous…

— Grand Dieu ! dit M. Dombey en repoussant loin de lui les richesses du capitaine, les balayant de la main comme il eût fait de véritables miettes de pain ; emportez ces objets. Je vous remercie, miss Tox ; je reconnais là votre jugement. Ayez la bonté, monsieur, d’emporter tous ces objets ! »

Le capitaine Cuttle vit bien qu’il n’avait qu’à obéir. Mais il fut vivement frappé de la grandeur d’âme de M. Dombey, qui refusait des trésors amoncelés sous sa main. Aussi, lorsqu’il eut déposé les petites cuillers et la pince à sucre dans une poche, les écus dans une autre, et qu’il eut fait rentrer tout doucement dans les profondeurs de son gousset sa grosse montre d’argent, il ne put s’empêcher de saisir dans son unique main la main droite du digne monsieur, et même dans son transport d’admiration, il tint ouverte la main de M. Dombey, avec ses doigts vigoureux, pour y appuyer tendrement son croc. Les sentiments du capitaine étaient chaleureux, mais le fer était froid, et M. Dombey en frissonna des pieds à la tête.

Puis le capitaine Cuttle envoya, à plusieurs reprises, aux dames, des baisers avec son croc, d’un air d’aisance et de galanterie chevaleresques, s’approcha de Paul et de Florence pour leur faire ses adieux et sortit de la chambre avec Walter. Florence courait après eux dans l’empressement de son bon cœur pour les charger de ses amitiés pour le vieux Sol, quand M. Dombey la rappela et lui ordonna de se tenir tranquille.

« Vous ne serez donc jamais une Dombey, ma chère petite ! dit Mme  Chick d’un ton de tendre reproche.

— Ma chère tante, dit Florence, ne vous fâchez pas contre moi. Je suis si reconnaissante de ce que papa vient de faire ! »

La pauvre enfant aurait voulu courir se jeter au cou de son père ; mais elle ne l’osait pas, et tournait vers lui ses regards pleins de gratitude, pendant qu’il restait tout pensif. De temps en temps, il jetait du côté de la petite fille un coup d’œil embarrassé ; mais, le plus souvent, il regardait Paul, qui se promenait dans la chambre avec un air de dignité fraîche éclose, tout fier d’avoir donné la somme d’argent au jeune Gay.

Et le jeune Gay ? et Walter ? que devint-il ?

Ah ! qu’il fut joyeux de tirer le vieillard des mains des juges de paix et des huissiers, et de retourner près de son oncle avec les bonnes nouvelles ! qu’il fut joyeux aussi le lendemain d’avoir tout arrangé, tout terminé avant midi, et de s’asseoir après le dîner dans la petite salle à manger avec le vieux Sol et le capitaine Cuttle ! Il était si heureux de voir l’opticien déjà rendu à la santé, plein d’espérance pour l’avenir, se répéter que le petit aspirant de marine était redevenu sa propriété. Mais, sans faire la moindre injure à sa reconnaissance pour M. Dombey, il faut avouer que Walter se sentait triste et abattu. Quand nos espérances naissantes sont flétries dans leur fleur, flétries à jamais par un violent orage, c’est alors surtout que nous nous trouvons plus disposés à nous faire le tableau du bonheur qu’elles nous promettaient si nos rêves s’étaient réalisés ; aussi, au moment où Walter se sentait rejeté de la haute et puissante maison des Dombey par un coup récent et terrible, au moment où il sentait que toutes les pensées, dont il avait depuis longtemps nourri son imagination, venaient d’être balayées par le vent de la tempête, c’est alors qu’il commençait à soupçonner que ces pensées pouvaient bien l’avoir conduit jusqu’à aspirer innocemment à la main de Florence dans des temps lointains.

Le capitaine voyait les choses sous un jour tout à fait différent. Il trouvait que l’entrevue à laquelle il avait assisté était fort encourageante et des plus satisfaisantes, car il ne voyait plus qu’un pas ou deux à faire pour en venir aux fiançailles officielles de Florence et de Walter ; il prétendait même que la dernière affaire avait énormément avancé, sinon tout à fait réalisé ses rêves à la Whittington. Échauffé par cette conviction et tout content de voir son vieil ami consolé, il tenta même, en les gratifiant pour la troisième fois dans la même soirée de la ballade la Belle Suzon, d’y substituer dans une adroite improvisation le nom de Florence ; mais il se trouvait un peu gêné par la rime, car le nom de Suzon rimait invariablement avec pied mignon (la demoiselle en question, à ce qu’il paraît, ayant un pied sans rival) ; pour se tirer d’embarras, il eut l’heureuse idée de changer le nom de Florence en celui de Flon, on, on, ce qu’il fit avec une ardeur merveilleuse et une voix de stentor ; il chantait, et pourtant l’heure arrivait où il lui fallait rentrer dans la demeure de la terrible Mme  Mac-Stinger.