Dombey et fils (Dickens)/III/01

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 1-20).


CHAPITRE PREMIER.

Nouvelles aventures d’Édouard Cuttle,
capitaine de marine marchande.


Le temps, au pas sûr et ferme, avait marché vite. L’année pendant laquelle le vieil opticien avait désiré que son ami conservât intact le paquet accompagnant la lettre qu’il lui avait laissée était déjà presque expirée, et le capitaine Cuttle commençait à regarder, le soir, son précieux dépôt, d’un air inquiet et mystérieux.

Le capitaine, fidèle à sa parole, aurait fait sa propre autopsie pour étudier l’anatomie de son corps, plutôt que de songer à ouvrir le paquet une heure avant le terme indiqué. Il se contentait de le tirer de l’armoire, tout en fumant sa première pipe du soir, le plaçait sur la table, et restait assis près de lui, le regardant à travers les bouffées de fumée, grave et silencieux, pendant deux ou trois heures d’horloge. Quelquefois, après l’avoir contemplé ainsi pendant longtemps, le capitaine se reculait peu à peu sur sa chaise, comme pour s’éloigner du cercle de la fascination ; mais, si c’était là son dessein, il ne réussissait jamais ; car lors même qu’il finissait par se trouver adossé contre le mur de la salle à manger, le petit paquet le fascinait encore, ou bien si ses yeux, dans ses pensées fugitives, se fixaient sur le plafond ou sur le feu, l’image du petit paquet le suivait, et venait se placer adroitement au milieu des charbons ou prendre une place à sa convenance sur le plafond badigeonné.

Quant aux Délices du cœur, le capitaine conservait toujours pour elle la même tendresse et la même admiration. Mais, depuis sa dernière entrevue avec M. Carker, le capitaine commençait à se demander avec inquiétude si son intervention en faveur de son cher ami Walker et de la jeune fille avait été aussi utile qu’il l’avait désiré et qu’il l’avait pu croire dans le temps. Bref, le capitaine était fort troublé en pensant qu’il avait fait peut-être plus de mal que de bien, et dans son remords et son humilité, il croyait que le meilleur moyen d’expier sa faute, c’était d’éviter soigneusement tout ce qui pourrait faire le moindre tort à qui que ce fût, et de se jeter plutôt pour ainsi dire lui-même par-dessus le bord, comme un passager dangereux.

Ainsi donc, enseveli au milieu des instruments, le capitaine n’approchait jamais de la maison de M. Dombey, et ne donnait signe de vie ni à Florence ni à miss Nipper. Il avait même rompu tout rapport avec M. Perch, le jour de sa fameuse visite à M. Carker, en informant sèchement ce gentleman, qu’il lui avait mille obligations de son aimable société, mais qu’il avait coupé son câble pour démarrer au plus vite de ces eaux-là, et qu’il ne savait ce qui le retenait, de mettre le feu à certain magasin, mais qu’il ne s’expliquerait pas davantage. Dans cette réclusion, à laquelle il se condamnait, le capitaine passait tous les jours, toutes les semaines, sans dire un mot à qui que ce fût, sinon à Robin le Rémouleur, dont il faisait grand cas, le regardant comme un exemple d’attachement et de fidélité tout à fait désintéressés. Le soir, il fumait sa pipe assis près du paquet, en songeant à Florence et au malheureux Walter. Il les voyait perdus tous les deux sans remède et ne se les figurait plus que comme de beaux et innocents enfants, restes précieux de ses premiers souvenirs, envolés pour un monde où la jeunesse est éternelle.

Cependant, au milieu de ses rêveries, le capitaine n’oubliait ni sa propre instruction ni la culture intellectuelle de Robin le Rémouleur. Tous les soirs, pendant une heure, le jeune garçon faisait tout haut la lecture au capitaine ; et comme celui-ci croyait que tout était parole d’évangile, il entassait dans son cerveau beaucoup de faits remarquables. Chaque dimanche soir, le capitaine lisait tout seul, avant de se coucher, un certain sermon prononcé une fois sur une montagne, et quoiqu’il eût l’habitude d’en citer le texte à sa manière, sans livre, il n’en semblait pas moins le lire avec autant de respect pour l’esprit divin qui l’avait inspiré, que s’il l’avait appris tout entier par cœur en grec, et qu’il fût capable d’écrire sur chaque phrase les dissertations théologiques les plus savantes.

Robin le Rémouleur avait pour l’Écriture sainte un autre genre de respect tout particulier qu’il avait puisé dans l’admirable système d’éducation de l’école dus Rémouleurs. Comment aurait-il pu en être autrement ? On avait assommé son intelligence à coups de noms propres de toutes les tribus de Juda. On lui faisait apprendre par cœur, comme punition, les versets les plus difficiles. À l’âge de six ans, on le faisait parader en culotte de cuir, trois fois dans la journée du dimanche ; en haut dans les tribunes, au milieu de l’atmosphère étouffante de l’église, tandis que le grand orgue l’assoupissait en bourdonnant à ses oreilles comme une abeille monstrueuse. Aussi, Robin le Rémouleur, quand le capitaine cessait de lire, avait-il l’air le plus édifié du monde, ce qui ne l’empêchait pas de bâiller et de laisser tomber sa tête de sommeil pendant la lecture. Heureusement, le brave capitaine ne voyait jamais Robin qu’édifié, sans s’apercevoir de ses bâillements.

Le capitaine Cuttle, en sa qualité de négociant, se mit à tenir ses livres. Il y inscrivait les observations qu’il faisait sur le temps, les courants que suivaient les chariots et les autres voitures. Il remarquait que, dans ce quartier, le courant se dirigeait à l’ouest le matin et pendant la plus grande partie de la journée, et à l’est le soir. Deux ou trois chalands parurent dans une même semaine et lui demandèrent des lunettes. Aussitôt le capitaine de passer écriture, et cependant ils ne les avaient positivement pas achetées, ils avaient dit seulement qu’ils reviendraient ; n’importe, le capitaine décida que les affaires marchaient bien, remarque qu’il ne manqua pas d’inscrire sur le grand livre, en n’oubliant pas d’ajouter pour plus d’exactitude maritime, que le vent soufflait frais, nord-nord-ouest, et qu’il avait changé pendant la nuit.

Ce qui embarrassait le plus le capitaine, c’était M. Toots M. Toots lui faisait de fréquentes visites, et tout en ne disant pas grand’chose, il paraissait prendre la petite salle à manger pour une chambre où il pouvait rire tout à son aise. Il s’y asseyait, s’y prélassait pendant une grande demi-heure sans faire un pas de plus dans l’intimité du capitaine. Celui-ci, rendu prudent par les derniers événements, se demandait, sans pouvoir résoudre le problème, si M. Toots était aussi bon qu’il en avait l’air, ou si ce n’était qu’un profond scélérat qui se cachait sous des dehors hypocrites. Ses fréquentes allusions à Mlle  Dombey lui étaient suspectes ; cependant, le capitaine, qui se sentait un faible pour M. Toots, à cause de la confiance que celui-ci paraissait lui montrer, réserva pour le moment la question de savoir s’il lui accorderait ou non son amitié. Provisoirement, il se contenta de lui jeter des coups d’œil d’une pénétration indéfinissable, toutes les fois que M. Toots abordait le sujet qui lui tenait de si près au cœur.

« Capitaine Gills, lui dit un jour M. Toots, qui partit comme une bombe, croyez-vous pouvoir accueillir favorablement ma demande et m’accorder le plaisir de faire votre connaissance ?

— Je vous dirai, mon garçon, répliqua le capitaine, qui à la fin se décidait à engager l’action, que j’y ai réfléchi.

— Capitaine Gills, c’est bien aimable à vous. Je vous en suis bien reconnaissant. Sur ma parole d’honneur, capitaine, ce sera une charité de votre part de m’accorder le plaisir de votre connaissance.

— Mais, voyez-vous, camarade, c’est que je ne vous connais pas, répondit lentement le capitaine.

— Mais vous ne pourrez jamais me connaître, capitaine Gills, répliqua M. Toots, sans reculer d’une semelle, si vous ne m’accordez pas le plaisir de faire votre connaissance. »

Le capitaine sembla frappé par l’originalité et la finesse de cette observation. Il regarda M. Toots comme s’il eût été surpris de le voir plus fort qu’il ne l’avait pensé.

« Bien dit, mon garçon, et le capitaine secouant la tête d’un air rêveur : C’est vrai, ça. Eh bien ! voyons. Vous m’avez fait quelques observations qui m’ont donné à entendre que vous admirez beaucoup une charmante personne. Hein ?

— Capitaine Gills, dit M. Toots gesticulant, son chapeau à la main, admirer n’est pas le mot. Sur ma parole, vous ne vous faites pas une idée de ce que sont mes sentiments. S’il me fallait devenir nègre pour être l’esclave de miss Dombey, je me croirais le plus heureux des hommes d’en faire le sacrifice. Si, au prix de tout ce que je possède, je pouvais devenir le toutou de miss Dombey, vraiment, là, je ne me fatiguerais jamais de remuer la queue, comme Diogène. Je serais si heureux, capitaine Gills ! »

M. Toots parlait, les larmes aux yeux, et serrait son chapeau contre son cœur avec la plus vive émotion.

« Mon garçon, répondit le capitaine, profondément touché, si vous parlez sérieusement…

— Capitaine Gills, s’écria M. Toots, je suis dans un tel état, je parle si sérieusement que ce serait un véritable bonheur pour moi, de le jurer en mettant la main sur une barre de fer rouge, sur un charbon ardent, dans du plomb fondu, dans de la poix brûlante, dans tout ce que vous voudrez. Oui, je serais heureux de me faire du mal : il me semble que cela me ferait du bien. » Et M. Toots promena un regard rapide autour de la chambre pour voir s’il ne trouverait pas sous sa main l’instrument de son heureux supplice.

« Le capitaine posa son chapeau de toile cirée sur le derrière de sa tête, passa sa large main sur son visage ; ce qui rendit son nez plus rouge que de coutume, et se plantant tout droit devant M. Toots, il le tint avec son croc par le revers de son habit et lui parla en ces termes, tandis que M. Toots le regardait bien en face fort attentif, mais aussi quelque peu surpris.

« Si vous parlez sérieusement, mon garçon, dit le capitaine, vous méritez la clémence, et la clémence est le plus beau joyau de la couronne d’un fils de la Grande-Bretagne. Vous trouverez cela dans la charte, et vous trouverez la charte tout entière dans le Rule Britannia[1] : quand vous l’aurez trouvé, vous reconnaîtrez que c’est la charte que les anges chantent dans le ciel, depuis la création. Voyons ! tenez bon ! Votre proposition me prend au dépourvu. Et pourquoi ? Parce que je navigue seul, vous entendez bien, dans ces eaux ; que je n’ai pas de vaisseau de conserve et que je n’en demande pas. Droit ! Vous m’avez hêlé le premier au sujet d’une certaine dame qui a jeté le harpon sur votre cœur. Maintenant, si vous et moi devons nous tenir l’un à l’autre compagnie, que jamais le nom de cette jeune créature ne soit prononcé, et qu’on n’y fasse pas même allusion. Je ne peux pas vous dire tout le mal qui est résulté de ce que je l’ai nommée trop légèrement, il y a longtemps. Aussi je dois couper court à tout cela. M’avez-vous bien compris, camarade ?

— Pardonnez-moi, capitaine Gills, répondit M. Toots, si je ne suis pas toujours complétement vos raisonnements, mais, sur ma parole, je… C’est bien dur, capitaine Gills, de ne pas pouvoir parler de miss Dombey ! J’ai là un poids si lourd, dit M. Toots en portant avec émotion ses deux mains à son jabot, qu’il me semble nuit et jour avoir quelqu’un d’assis sur ma poitrine.

— Allons ! dit le capitaine, c’est à prendre ou à laisser. Si ces conditions sont trop dures, comme cela peut bien être, mouillez au large, filez des nœuds et séparons-nous bons amis.

— Capitaine Gills, répondit M. Toots, je ne sais vraiment comment cela se fait ; mais, après ce que vous m’avez dit la première fois que je suis venu ici, je… je crois que j’aimerai mieux penser à miss Dombey auprès de vous, que de parler d’elle avec qui que ce soit. Ainsi donc, capitaine Gills, si vous voulez m’accorder le plaisir de faire votre connaissance, je me trouve très-heureux d’accepter vos conditions. Mais comme je veux me conduire en galant homme, capitaine Gills, dit-il en retirant un moment la main qu’il avait tendue, il faut que je vous dise que je ne pourrai pas m’empêcher de penser à miss Dombey. Il m’est impossible de vous promettre de ne pas y penser.

— Mon garçon, dit le capitaine à qui cet aveu candide donnait encore une plus haute opinion de M. Toots, les pensées de l’homme sont comme les vents, personne ne peut en prédire ni la durée ni la direction. Notre convention n’a rapport qu’aux paroles.

— Pour les paroles, capitaine Gills, répondit M. Toots, je crois que je pourrai me retenir. »

Là-dessus, M. Toots tendit aussitôt sa main au capitaine Cuttle, et le capitaine, d’un air de condescendance plein d’amabilité et de grâce, promit formellement son amitié. M. Toots parut heureux et soulagé après cette promesse, et ricana de tout son cœur pendant le temps que dura encore sa visite. Le capitaine, de son côté, n’était nullement mécontent de se poser ainsi en protecteur. Il était au comble de la joie en pensant à la prudence et à la perspicacité dont il avait fait preuve.

Mais, avec toute sa perspicacité, cela n’empêchait pas que le capitaine n’avait pas prévu un tour que lui joua, le soir même, l’honnête et ingénu Robin le Rémouleur. L’innocent Robin, qui prenait le thé à la même table, se pencha doucement par-dessus sa tasse et observa longtemps à la dérobée son maître, qui lisait le journal à grand’peine, mais avec beaucoup de dignité à travers ses lunettes. Tout à coup il rompit le silence en disant :

« Je vous demande bien pardon, capitaine, mais n’auriez-vous pas besoin de pigeons ? hein ? mon maître.

— Non, mon garçon, répondit le capitaine.

— C’est que j’ai envie de vendre les miens, capitaine.

— Ah ! ah ! s’écria le capitaine en fronçant légèrement ses épais sourcils.

— Oui, capitaine, je vais m’en aller, s’il vous plaît, dit Robin.

— T’en aller ! Et où t’en aller ? demanda le capitaine en le regardant par-dessus ses lunettes.

— Eh quoi ! ne saviez-vous pas que j’allais vous quitter, capitaine ? » dit Robin avec un sourire d’une humilité rampante.

Le capitaine posa le journal sur la table, ôta ses lunettes et arrêta ses yeux sur le déserteur.

« Dame ! oui, capitaine, je vais vous quitter. Je pensais que vous le saviez peut-être, ajouta Robin en se frottant les mains et en se levant. Si vous vouliez avoir la bonté d’en chercher un autre au plus tôt, capitaine, cela m’arrangerait bien. Ne pourriez-vous pas en trouver un d’ici à demain matin, capitaine ? Hein, qu’en dites-vous ?

— Ah ! vous allez déserter votre pavillon, mon garçon ? dit le capitaine après l’avoir longuement examiné.

— Oh ! c’est bien dur pour un pauvre garçon, capitaine, s’écria le susceptible Robin, offensé et indigné d’un tel outrage, de ne pouvoir donner un congé légitime sans qu’on lui fronce ainsi le sourcil et qu’on l’appelle déserteur ! Vous n’avez pas le droit, capitaine, d’injurier un pauvre garçon. Ce n’est pas parce que je suis un domestique et vous un maître que vous avez le droit de m’insulter. Quel mal vous ai-je fait ! Allons ! capitaine, dites-moi quel est mon crime ? »

Le Rémouleur, tout hors de lui, sanglotait et s’enfonçait la manche de son habit dans l’œil.

« Voyons ! capitaine, s’écria la pauvre victime, qualifiez mon crime ? Qu’ai-je fait ? Ai-je volé quelque chose ici ? Ai-je mis le feu à la maison ? Si je l’ai fait, pourquoi ne me faites-vous pas prendre ? Mais attaquer le caractère d’un garçon qui vous a servi avec zèle, parce qu’il ne peut pas rester plus longtemps chez vous, ah ! c’est bien mal récompenser un serviteur fidèle ! Voilà bien comme on traite les pauvres domestiques ! Cela m’étonne de votre part, capitaine. »

Tout ceci, le Rémouleur le débita d’un ton pleurnicheur en reculant toujours du côté de la porte.

« Ainsi vous avez trouvé une autre cabine, hein, mon garçon ? dit le capitaine en arrêtant sévèrement son regard sur lui.

— Oui, capitaine, puisque c’est comme ça que vous le dites, oui, j’ai trouvé une autre cabine, s’écria Robin qui reculait toujours. J’en ai trouvé une qui vaut mieux que celle que j’ai ici, et où je n’aurai pas besoin de votre recommandation, capitaine, ce qui est heureux pour moi, après les injures que vous me jetez au visage parce que je suis pauvre et que je n’ai pas envie de me faire du mal pour vous faire du bien. Oui, j’ai trouvé une autre cabine, et si ce n’était pas la crainte de vous laisser dans l’embarras, capitaine, je m’y rendrais tout de suite plutôt que de me laisser insulter par vous, parce que je suis pauvre et que je n’ai pas envie de me faire du mal pour vous faire du bien. Pourquoi venez-vous me reprocher d’être pauvre et de ne pas sacrifier mes intérêts aux vôtres ? Hein, capitaine, n’êtes-vous pas honteux de cette conduite ?

— Allons ! silence, mon garçon, dit le capitaine d’un ton calme, ne vous servez plus de ces mots-là.

— Eh bien ! ne vous servez pas non plus des vôtres, capitaine, riposta l’intrépide innocent en pleurnichant plus fort et rentrant dans la boutique ; tuez-moi, tuez-moi, plutôt, si vous voulez, mais n’attaquez pas ma réputation.

— Vous avez sans doute entendu parler de certain bout de corde ? poursuivit le capitaine toujours calme.

— Moi ! non, non, capitaine, répondit le Rémouleur d’un air provoquant ; non, je n’ai jamais entendu parler de cela.

— Eh bien ! dit le capitaine, j’imagine que vous ferez bientôt ample connaissance tous les deux, si vous n’avez pas l’œil au guet. Je sais reconnaître vos signaux, mon garçon ; adieu, vous pouvez partir.

— Oh ! je puis donc partir tout de suite, capitaine ? s’écria Robin tout joyeux de son succès. Mais souvenez-vous, capitaine, que je ne vous ai pas demandé de partir tout de suite. Vous ne vous en prendrez pas à moi, puisque c’est vous qui me renvoyez, et vous ne me retiendrez rien de mes gages, hein, capitaine ? »

Son maître coupa court à toute discussion à ce sujet ; il tira de l’armoire sa boîte de fer-blanc et déposa sur la table l’argent du Rémouleur. Robin pleurnicha, sanglota, et surtout, profondément blessé dans ses sentiments, il ramassa les pièces une à une, avec une larme et un sanglot pour chacune, et les noua à part dans les coins de son mouchoir. Il grimpa sur le toit, remplit son chapeau et ses poches de pigeons, puis descendit dans la boutique faire son paquet sous le comptoir, pleurnichant et sanglotant toujours plus fort, comme si son cœur était transpercé au souvenir de leur vieille amitié ; enfin il dit en gémissant :

« Bonsoir, capitaine, sans rancune. »

Puis, passant le seuil de la porte, il tira le nez du petit Aspirant de marine (outrage indigne pour un adieu), et descendit la rue d’un air triomphant.

Le capitaine, abandonné à lui-même, reprit son journal comme si de rien n’était, et se mit à lire avec la plus grande attention. Mais le capitaine ne comprit pas un mot de sa lecture, car il voyait toujours Robin le Rémouleur fuir d’une colonne à l’autre, tout le long du journal.

Jusqu’alors le brave capitaine avait bien pu ne pas se croire tout à fait abandonné, mais maintenant le vieux Sol Gills, Walter, les délices du cœur étaient décidément perdus pour lui, et il se sentait amèrement trompé ; bien plus, cruellement insulté par M. Carker. Il lui restait encore le fourbe Robin avec lequel il avait tant de fois causé des souvenirs tout brûlants encore dans son cœur ; il avait cru à sa bonne foi, il avait été heureux de croire en lui ; il se l’était attaché comme le dernier homme de l’équipage du vieux navire ; il avait pris le commandement du petit Aspirant de marine, avec Robin pour son bras droit ; il avait songé à se servir de Robin pour l’aider à faire bonne garde ; il avait eu pour ce jeune garçon autant de bonté que s’ils avaient été tous les deux de pauvres débris de naufrage jetés ensemble dans une île déserte. Mais hélas ! voilà que ce fourbe de Robin venait de déserter comme un traître au beau milieu de la salle à manger, dans le sanctuaire même de la maison ; aussi le capitaine Cuttle, à partir de ce moment, n’avait plus bonne idée de la salle à manger ; il n’aurait pas été surpris de la voir sombrer, il aurait même péri avec elle sans regret !

Voilà pourquoi le capitaine Cuttle lisait le journal avec la plus profonde attention sans en comprendre un seul mot ; voilà pourquoi le capitaine Cuttle s’interdisait toute espèce de réflexion au sujet de Robin, sans vouloir seulement s’avouer à lui-même qu’il y pensait ; il était plus seul à présent que Robinson Crusoé ; Robin même n’avait plus rien à démêler avec lui.

Avec le même air de gravité d’un homme tout entier à ses affaires, le capitaine, à la tombée de la nuit, se rendit à Leadenhal Market et s’arrangea avec un gardien de nuit pour venir, le matin et le soir, ouvrir et fermer la boutique du petit Aspirant de marine. Il alla de là à la taverne, pour dire de ne porter à l’avenir au petit Aspirant de marine qu’une seule portion ; puis au cabaret, pour décommander la bière du traître.

« C’est que, voyez-vous, mon jeune homme, dit le capitaine à la dame du lieu, vient d’obtenir de l’avancement. »

Enfin le capitaine résolut de prendre possession du lit sous le comptoir, pour y coucher la nuit, au lieu de monter en haut, maintenant qu’il ne restait plus que lui de gardien.

Le capitaine Cuttle se levait donc tous les jours de dessous le comptoir, à six heures du matin pour épousseter son chapeau de toile cirée avec l’air abandonné d’un Robinson Crusoé qui met la dernière main à sa toilette, et la tête coiffée d’un bonnet de poils de chèvre. Quoique ses craintes, au sujet de la visite d’une tribu sauvage appelée Mac-Stinger, se fussent un peu apaisées, à l’exemple du pauvre Robinson, quand il avait passé quelque temps sans voir le moindre vestige de cannibales, le capitaine Cuttle, par habitude, se maintenait toujours sur la défensive et ne se présentait jamais devant un chapeau de femme sans l’avoir observé d’avance de son château fort. Pendant les jours qui suivirent, il ne vit âme qui vive, pas même M. Toots qui lui avait écrit pour le prévenir qu’il partait pour la campagne. Aussi, quand il parlait, il en était venu à s’étonner du son de sa voix. Il avait pris de telles habitudes de méditations profondes à force de récurer, d’arranger les instruments de cuivre, à force de rester assis dans le comptoir, occupé à lire ou à regarder par la montre, que souvent la raie rouge tracée par son chapeau sur son front recommençait à lui faire mal sous l’influence de ses réflexions fatigantes et continues.

L’année étant alors expirée, le capitaine jugea à propos d’ouvrir le paquet ; mais comme il avait toujours eu le dessein de l’ouvrir en présence de Robin le Rémouleur, qui le lui avait apporté, et que, suivant les formes et les convenances, il devait le faire en présence de quelqu’un, il était fort en peine de se procurer un témoin. Dans cette perplexité, il lut un jour avec une joie indicible, dans un journal maritime, l’arrivée dans le port de la Prudente Clara, capitaine John Bunsby, de retour d’un voyage sur les côtes. Il expédia aussitôt à ce philosophe une lettre par la poste, le priant de ne divulguer à personne le lieu de sa résidence et l’invitant à lui faire l’honneur de venir le plus tôt possible dans la soirée.

Bunsby, un de ces sages qui n’agissent que d’après leurs convictions, mit plusieurs jours à faire entrer profondément cette conviction dans son esprit après la réception de la lettre, et quand il eut bien saisi le fait, qu’il l’eut bien mûri dans sa tête, il envoya promptement son mousse avec cette réponse : On viendra ce soir. Le mousse fidèle qui avait reçu l’ordre de dire ces mots et de disparaître, remplit sa commission comme un vrai sylphe goudronné, chargé d’un message mystérieux.

Le capitaine, charmé de la réponse, fit de grands préparatifs de pipe, de rhum et d’eau. Puis il attendit le visiteur dans la petite salle à manger. À huit heures, un sourd mugissement de veau marin se fit entendre en dehors de la porte ; puis, après un coup de bâton sur la devanture, le capitaine Cuttle, l’oreille au guet, comprit que c’était Bunsby qui abordait : en effet, Bunsby entra, avec sa barbe longue et ses vêtements flottants, toujours porteur du même visage acajou, qui ne semblait guère avoir conscience de ce qui se passait près de lui, parce qu’il était trop profondément occupé de ce qui se passait dans une autre partie du monde.

« Bunsby, dit le capitaine en le saisissant par la main, comment va, mon garçon, comment va ?

— Camarade, répondit la voix intérieure de Bunsby, qu’aucun signe extérieur n’accompagna : ça va fort, fort.

— Bunsby, dit le capitaine, ne pouvant s’empêcher de rendre hommage à son génie, vous voici donc enfin, vous, qui pouvez me donner une opinion plus claire que le diamant ; vous qui me feriez prendre, si vous vouliez, des vessies pour des lanternes, et le garçon à la culotte goudronnée pour une topaze (vous trouverez cette citation dans le Budget-Comique : quand vous l’aurez trouvée, marquez-la). Vous voilà enfin, vous qui avez donné ici même une opinion qui s’est vérifiée en tout point. Le capitaine le croyait comme il le disait.

— Ah ! ah ! mugit Bunsby.

— Oui, en tout point, dit le capitaine.

— Pourquoi ? continua à mugir Bunsby qui regardait son ami pour la première fois. Quelle route ?… s’il en est ainsi, pourquoi non ?… Ainsi donc, c’est ça. »

Le capitaine était au comble de la joie d’entendre parler l’oracle. Tout cela le jetait au milieu d’un océan de rêves et de conjectures. Le prophète se laissa ôter son manteau de marin et accompagna son ami dans la salle à manger, où sa main s’abattit tout d’abord sur la bouteille de rhum, dont il fit un bon verre de grog. Puis, il saisit une pipe qu’il bourra, alluma et fuma.

Le capitaine Cuttle imita son hôte, pour le reste, mais il lui fut impossible de prendre l’air profond et imperturbable de son ami. Il s’assit en face de lui, auprès du feu, l’observant respectueusement et attendant quelque encouragement ou un mot de curiosité de la part de Bunsby qui pût lui donner une occasion d’expliquer son affaire. Mais le philosophe acajou ne semblait avoir de sentiment que pour la chaleur et pour le tabac. Une fois seulement, ôtant sa pipe de ses lèvres pour y introduire son verre, il fit remarquer, de sa voix la plus rauque, que son nom était Janot Bunsby. Cette déclaration n’était pas une ouverture suffisante pour entamer la conversation : aussi le capitaine, pour se concilier son attention, lui raconta, dans un exorde court et flatteur, toute l’histoire du départ de l’oncle Sol, sans oublier le changement que cela avait produit dans son existence et dans sa position ; puis il termina en plaçant le paquet sur la table.

Après une longue pause, M. Bunsby remua la tête en signe d’assentiment.

« Il faut l’ouvrir ? » dit le capitaine.

Bunsby remua encore la tête.

Le capitaine donc rompit le cachet, et mit à l’air deux papiers pliés, dont il lut séparément la suscription :

« Dernières volontés et testament de Solomon Gills. Lettre pour Édouard Cuttle. »

Bunsby, l’œil toujours sur la côte du Groënland, semblait disposé à écouter le contenu. Le capitaine donc toussa pour éclaircir son gosier et lut tout haut ce qui suit :

« Mon cher Édouard Cuttle, quand je quittai la maison pour aller dans les Indes… »

Ici le capitaine s’arrêta pour regarder vivement Bunsby, qui regardait toujours fixement la côte du Groënland.

« Quand je quittai la maison pour aller aux Indes chercher, dans mon désespoir, des nouvelles de mon cher enfant, je n’ignorais pas que, si vous connaissiez mon dessein, vous vous opposeriez à mon départ ou que vous voudriez m’accompagner : c’est pour cela que je ne vous ai pas parlé de mes intentions. Quand vous lirez cette lettre, Édouard, il est probable que je ne serai plus. Vous pardonnerez facilement alors à un vieil ami sa folie, et vous vous sentirez de l’intérêt pour celui qui, dans son inquiétude et dans son trouble, a entrepris un voyage si incertain. Qu’il n’en soit donc plus question. J’ai peu d’espoir que mon pauvre enfant lise jamais ces lignes ou qu’il réjouisse vos yeux par la vue de sa bonne et franche figure. »

« Hélas ! non, jamais, dit le capitaine Cuttle, d’un air tristement rêveur. Non, jamais !

Hélas ! il gît pour la vie.
Dedans la mer d’Australie, »


rima M. Bunsby qui avait une oreille des plus musicales.

Le bon capitaine fut si profondément touché de ce tribut poétique payé à la mémoire d’un ami qui n’était plus, qu’il lui serra la main pour le remercier et qu’il se vit obligé d’essuyer ses yeux.

« Bien, bien, dit le capitaine en poussant un soupir, quand la complainte citée par Bunsby eut cessé de vibrer dans la salle à manger :

Il souffrit longtemps
De tous ses tourments,


comme dit le volume, vous n’avez qu’à l’ouvrir et vous y trouverez ça.

— Oui, mais, reprit Bunsby.

Et les chirurgiens
N’y entendaient rien.

— Ah ! sans doute, dit le capitaine, à quoi peuvent-ils servir, quand on est à deux ou trois cents brasses sous l’eau. Il revint alors à la lettre et continua ainsi :

« Mais si Walter était là, à l’ouverture de cette lettre, »

Le capitaine involontairement regarda autour de lui et secoua la tête.

« ou bien s’il en a connaissance plus tard, »

Le capitaine secoua encore la tête.

« je le bénis. Dans le cas où le testament ne serait pas légal, peu importe ; car il n’y a d’intéressés que vous et lui, et mon désir est que, s’il vit, il hérite du peu qu’il y a ; mais, s’il en est autrement, ce que je crains, c’est vous, Édouard, qui le remplacerez. Vous respecterez ma dernière volonté, je le sais. Que Dieu vous en récompense ! et aussi de votre bonne et franche amitié pour

« Solomon Gills. »

« Bunsby, dit le capitaine, en l’invoquant d’un air solennel. Qu’en pensez-vous ? Vous ici présent, qui avez eu, dès votre enfance, la tête fendue tant de fois et qui, à chaque cicatrice, avez eu de nouvelles idées renfermées dans votre cerveau. Qu’en pensez-vous ?

— S’il en est ainsi, répondit Bunsby, avec une vivacité qui ne lui était pas ordinaire, puisqu’il est mort, mon opinion est qu’il ne reviendra plus. S’il est vivant, il reviendra ; est-ce que je dis pour cela qu’il reviendra ? Non ; mais pourquoi pas ? ainsi donc la portée de cette observation dépend de l’application qu’on en fera.

— Bunsby, dit le capitaine Cuttle, qui semblait estimer d’autant plus son étonnant ami, qu’il le comprenait moins ; Bunsby, dit le capitaine au comble de l’admiration, vous avez une cargaison d’intelligence qui ferait sombrer la mienne bien vite. Mais, quant à ce testament, je ne toucherai pas au bien, le ciel m’en préserve, sinon pour le conserver au légitime propriétaire, et j’espère toujours que le légitime propriétaire Sol Gills, est vivant, et qu’il reviendra, quoiqu’il soit bien singulier qu’il n’ait pas fait passer de ses nouvelles. Maintenant, Bunsby, ne vous semble-t-il pas qu’il serait bien de ranger ces papiers et d’inscrire dessus qu’ils ont été ouverts tel jour en présence de John Bunsby et d’Édouard Cuttle ?

Comme Bunsby, toujours sur la côte du Groënland ou ailleurs, ne faisait à cela aucune objection, il fut procédé au rangement des papiers. Le grand homme, ramenant alors ses yeux pour un moment sur les objets environnants, apposa sa griffe sur l’enveloppe, mais en s’abstenant, avec une modestie qui le caractérisait, de se servir de lettres majuscules. Le capitaine fit de sa main gauche son paraphe et enferma le paquet dans le coffre-fort, puis il engagea son hôte à fumer une seconde pipe et à prendre un second verre de grog ; il lui donna l’exemple et se mit à songer en regardant le feu, aux chances probables du pauvre vieil opticien.

Tout à coup un événement imprévu, saisissant, terrible, vint épouvanter le capitaine : sans la présence de Bunsby, il coulait bas, et dès ce moment c’en était fait de lui.

Comment était-il arrivé que le capitaine, tout entier à la joie de recevoir un tel hôte, s’était contenté de pousser seulement la porte sans la fermer à la clef, négligence impardonnable ! c’est là une question qu’on n’éclaircira jamais, et qui restera toujours comme une preuve irrécusable de la fatalité ! Par cette porte non fermée, et à cette heure de calme et de silence, la cruelle Mac-Stinger s’élança dans la salle à manger. Elle tenait dans ses bras maternels le petit Alexandre Mac-Stinger et traînait à sa suite la honte et la vengeance sans oublier Juliana Mac-Stinger et le frère de cette charmante enfant, Charles Mac-Stinger, connu sur le théâtre des jeux de son enfance sous le surnom de Charlot. Elle était entrée avec une telle rapidité et pourtant si doucement, comme un vrai coup de vent venu des docks de la Compagnie des Indes, que le capitaine se trouva face à face avec cette tête de Méduse, avant que le visage calme et tranquille avec lequel il méditait tout à l’heure eût eu le temps de se pétrifier d’horreur et d’effroi. Mais à peine le capitaine eût-il été rappelé au sentiment complet de son malheur, que l’instinct de la conservation lui conseilla de chercher son salut dans la fuite. Il s’élança vers la petite porte qui donnait de la salle à manger sur un escalier fort roide conduisant à la cave, et il s’y précipita tête baissée comme un homme qui se moque bien des coups et des contusions, pourvu qu’il réussisse à se cacher dans les entrailles de la terre. Et il en serait venu à bout sans les dispositions affectueuses de Juliana et de Charlot, qui, le rattrapant par les jambes, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, le réclamèrent à titre d’ami en poussant des cris lamentables. Quant à Mme Mac-Stinger elle n’entreprenait jamais rien d’important, sans avoir préalablement renversé Alexandre Mac-Stinger la tête en bas, position commode pour lui administrer une bonne correction, et elle l’asseyait ensuite par terre pour le rafraîchir ; le lecteur l’a déjà vue à la besogne. En cette occasion, elle ne manqua pas de remplir toutes ces formalités, sacrifice propitiatoire offert aux furies vengeresses. Mais lorsque sa victime fut assise par terre, elle s’élança vers le capitaine d’un air si menaçant, que Bunsby en s’interposant crut déjà voir les griffes de la furie labourer les chairs de son piteux ami.

Les cris des deux plus aînés Mac-Stinger et les gémissements du jeune Alexandre, dont l’enfance bariolée offrait avec les couleurs de la pie une analogie frappante, sa figure étant toujours ornée sur son blanc naturel des noires meurtrissures des coups prodigués à sa tendre jeunesse, contribuaient à rendre cette visite plus effroyable encore. Mais quand le silence se fut rétabli et que le capitaine, tout en nage regarda humblement Mme Mac-Stinger, sa terreur fut à son comble.

« Capitaine Cuttle, capitaine Cuttle ! dit Mme Mac-Stinger, roidissant son menton et secouant en même temps ce que j’appellerais, si je ne parlais d’une faible femme… un poing. Capitaine Cuttle, osez-vous bien me regarder en face ? ne devriez-vous pas plutôt vous cacher dans la cheminée ? »

Le capitaine qui n’avait pas l’air d’oser grand’chose, murmura d’une voix mourante :

« Tiens bon ! tiens bon ! mon garçon !

— Oh ! insensée que j’étais ! quelle faiblesse aveugle de vous avoir reçu sous mon toit, capitaine ! oh ! oui ! s’écria Mme Mac-Stinger. Quand on pense aux bienfaits dont j’ai comblé cet homme, comme j’ai appris à mes enfants à l’aimer, à le respecter à l’égal d’un père ; quand on songe qu’il n’y a pas une ménagère, ni un logeur en garni qui ne sache que j’ai perdu de l’argent avec un pareil sac à vin, un pareil marsouin ! » Ce dernier mot, Mme Mac-Stinger le prononça plutôt pour l’agrément de la rime et pour faire honneur à cette figure de rhétorique qu’on appelle l’allitération, que pour jeter plus d’odieux sur la conduite du capitaine : car elle ne savait pas ce qu’elle disait. « Oui, et quand tout le monde lui jetait la pierre de ce qu’il donnait tant de mal à une pauvre femme active comme moi, toujours levée de bonne heure, toujours couchée tard pour le bien de sa famille, et qui tenait si propre sa petite maison, qu’on aurait pu, si on avait voulu dîner, oui dîner, et même prendre son thé par-dessus le marché, sur n’importe quelle marche de l’escalier, c’était, ma foi, bien la peine de se tourmenter pour monsieur, un sac à vin, un marsouin, un libertin. »

Mme Mac-Stinger s’arrêta pour reprendre haleine, et son visage brilla d’une joie triomphante quand elle répéta le mot marsouin, pour qualifier le capitaine.

« Et il prend la fu…i…i…te, s’écria Mme Mac-Stinger en appuyant sur la pénultième d’une telle façon que le malheureux capitaine se crut le plus lâche des hommes. Il reste caché une année entière ! Il se cache d’une femme ! Voyez comme sa conscience le tourmente ! Il n’a pas le courage de l’affronter har…di…ment (Mme Mac-Stinger appuie encore sur cette dernière syllabe), il se sauve comme un traître ! Ah ! si le petit que voici, dit Mme Mac-Stinger parlant très-vite, se permettait de vouloir se sauver, il aurait affaire à moi : je lui montrerais bien vite que je suis sa mère : et je lui en ferai porter les marques. »

Le jeune Alexandre, s’imaginant qu’elle allait mettre à exécution cette menace, fut saisi d’une telle crainte, d’une telle terreur, qu’il se coucha à plat ventre, et, ne montrant plus que les semelles de ses souliers, il poussa des cris si aigus, que Mme  Mac-Stinger jugea prudent de le prendre dans ses bras ; et, pour le calmer, quand les cris recommençaient, elle le secouait de manière à lui démantibuler les mâchoires.

« En voilà un joli monsieur que votre capitaine Cuttle ! dit Mme  Mac-Stinger avec énergie. Inquiétez-vous donc, perdez-en donc le sommeil, le boire et le manger, désolez-vous comme une Madeleine, figurez-vous qu’il est mort, et allez-vous-en comme une folle le long des rues demander à tous les passants s’ils ne l’ont pas vu. Oh ! oui, c’est un joli coco. Ah ! ah ! ah ! il mérite bien qu’on se tourmente comme ça ! Excusez du peu, je vous remercie bien ! Ah ! ah ! ah !… Capitaine Cuttle, dit Mme  Mac-Stinger,

Passant du grave au doux, du plaisant au sévère.


je désire savoir, monsieur, si vous allez rentrer à la maison. »

Le capitaine, tout tremblant, chercha des yeux son chapeau pour le mettre sur sa tête et partir.

« Capitaine Cuttle, répéta Mme  Mac-Stinger du même ton déterminé, je désire savoir si vous voulez rentrer à la maison, monsieur, oui ou non. »

Le capitaine semblait tout prêt à partir, mais auparavant, il se hasarda à lui dire tout bas qu’il était inutile de faire tant de tapage.

Allons ! allons ! dit Bunsby d’une voix caressante, arrière, ma toute belle, arrière !

— Et qui êtes-vous, s’il vous plaît ? riposta Mme  Mac-Stinger du ton d’une vestale offensée, avez-vous jamais habité sur la place de la Princesse, au n° 9, monsieur ? ma mémoire peut me tromper, mais je ne pense pas que ce soit de mon temps. Il y avait avant moi au n° 9 une Mme  Jollson, et peut-être la confondez-vous avec moi ; c’est là seulement ce qui peut me faire excuser vos familiarités, monsieur.

— Allons ! allons ! ma toute belle, arrière, arrière ! » dit encore Bunsby.

Le capitaine Cuttle, malgré son admiration pour ce grand homme, pouvait à peine en croire ses yeux, mais il vit Bunsby s’avancer hardiment et entourer de son bras velu la taille de Mme  Mac-Stinger. Celle-ci fut si bien adoucie par ce procédé magique et aussi par les quelques paroles qu’il avait dites sans rien ajouter ensuite, qu’elle fondit en larmes après l’avoir regardé un moment. Un enfant, oui, un enfant, monsieur, aurait menée en laisse, tant elle était faible alors, cette fière lionne.

Le capitaine, muet de surprise, le vit petit à petit persuader à cette femme inexorable de retourner dans la boutique ; puis Bunsby revint chercher du rhum, de l’eau et un flambeau qu’il lui porta. Il ne lui avait pas dit un mot, et il l’avait calmée. Il parut de nouveau dans la salle à manger avec son manteau de marin sur le dos et dit :

« Cuttle, je m’en vais la reconduire chez elle. »

Le capitaine, plus confus que si on lui eût mis les fers pour le transporter à Brig-place, vit toute la famille sortir paisiblement, Mme  Mac-Stinger en tête.

C’est à peine s’il eut le temps d’aveindre sa boîte de fer-blanc, pour glisser quelques pièces de monnaie dans la main de Juliana, son ancienne favorite, et de Charlot, qui lui était cher, parce qu’il avait, la charpente d’un marin. Bunsby lui dit bas à l’oreille qu’il les conduirait vent arrière, et après avoir hêlé encore une fois Édouard Cuttle, il ferma la porte derrière lui comme ayant épuisé la liste de la caravane.

Quand le capitaine rentra dans la salle à manger, il se sentait mal à l’aise : il était comme un somnambule devenu le jouet de mille fantômes ; il se demandait s’il était bien vrai qu’il eût vu cette charmante petite famille en chair et en os. Puis il vint à penser à l’amiral de la Prudente Clara avec une foi sans bornes, une admiration sans pareille et il resta plongé dans un ravissement étrange.

Mais comme le temps s’écoulait et que Bunsby ne reparaissait pas, le capitaine commença à se laisser troubler par des pensées d’un autre genre. Bunsby n’aurait-il pas été traîtreusement attiré à Brig-place pour être enfermé en lieu sûr et servir d’otage pour son ami ? dans ce cas le capitaine, en homme d’honneur, devait lui rendre sa liberté au prix de la sienne. Ou bien Bunsby n’aurait-il pas été attaqué et vaincu par Mme  Mac-Stinger, et n’est-ce pas pour cela qu’il n’osait plus se montrer après sa défaite ? ou bien encore Mme  Mac-Stinger en y réfléchissant mieux, n’aurait-elle pas changé d’idée, par suite de l’inconstance de son caractère, et ne serait-elle pas revenue sur ses pas pour aborder de nouveau le petit Aspirant de marine ? Bunsby, sous le prétexte de la ramener par le chemin le plus court, essayait peut-être de perdre la famille au milieu des déserts et des solitudes de la Cité.

Ce qui préoccupait le plus le capitaine, c’était de savoir ce qu’il aurait à faire dans le cas où il n’entendrait plus parler, soit des Mac-Stinger, soit de Bunsby ; car, au milieu d’événements si extraordinaires et si imprévus, qui pouvait dire que cela n’arriverait pas ainsi ?

Il se fit ces questions tant de fois qu’il en fut fatigué ; et pourtant pas de Bunsby. Il fit donc son lit sous le comptoir, tout prêt à le recevoir : toujours pas de Bunsby. À la fin, quand le capitaine, ayant perdu tout espoir pour ce soir-là du moins, commençait déjà à se déshabiller, il entendit le roulement d’une voiture qui s’approchait ; bientôt elle s’arrêta à la porte et la voix de Bunsby le hêla.

Le capitaine tremblait à l’idée que l’on n’avait pas pu se débarrasser de Mme  Mac-Stinger, et qu’elle revenait dans la voiture.

Mais non ; Bunsby, pour toute compagne, n’avait qu’une grande boîte qu’il hala de ses propres mains dans la boutique ; et quand il l’eut halée à bord, il s’assit. Le capitaine la reconnut pour la caisse qu’il avait laissée chez Mme  Mac-Stinger. Il prit la chandelle et regardant Bunsby attentivement, il crut s’apercevoir qu’il chassait sur son ancre ou, en propres termes, qu’il était ivre. Il était cependant difficile de se rendre compte de son état, car si l’amiral, quand il était en goguette, avait la figure stupide, il n’avait pas non plus la moindre expression quand il était à jeun.

« Cuttle, dit l’amiral, en tirant la boîte dont il enleva le couvercle, sont-ce là vos affaires ? »

Le capitaine regarda dans l’intérieur de la boite et reconnut son bien.

« Ça a été mené rondement, hein, camarade ? » dit Bunsby.

Le capitaine, dans sa reconnaissance et son étonnement, le saisit par la main. Il allait se lancer dans une réponse expressive pour peindre son ébahissement, quand Bunsby se dégagea de son étreinte, en secouant son poignet et fit un effort pour cligner de l’œil, mais, dans l’état où il était, c’est un effort qui pensa lui coûter cher : il y perdit presque l’équilibre. Il ouvrit donc brusquement la porte et partit comme une bombe pour aller rejoindre en toute hâte la Prudente Clara. C’est ainsi qu’il se retirait toujours, à ce qu’il paraît, chaque fois qu’il était sorti de quelque entreprise à son honneur, ou qu’il avait, dans son langage de loup de mer, garni de ris les garcettes.

Comme Bunsby n’aimait pas beaucoup qu’on vînt le déranger, le capitaine Cuttle pensa qu’il ferait bien de ne pas l’aller voir, ni d’envoyer savoir de ses nouvelles le lendemain ; il préféra attendre le bon plaisir de l’amiral, ou, dans tous les cas, laisser au moins s’écouler quelque temps.

Le capitaine, cependant, reprit sa vie solitaire dès le lendemain matin, et pensa longuement pendant bien des jours et bien des nuits au vieux Sol Gills, à l’opinion de Bunsby sur la question, à l’espérance qu’il conservait toujours de le voir revenir. Celle du capitaine Cuttle alla toujours croissant, à mesure qu’il y pensait davantage ; il la rallumait dans son cœur en se mettant, pour attendre l’opticien, sur le seuil de la porte, maintenant qu’il osait le faire, depuis qu’il avait si singulièrement recouvré sa liberté. Puis, il mettait la chaise du vieux Sol à sa place ; rangeait la petite salle à manger, comme elle l’était autrefois, dans le cas où il surviendrait à l’improviste. Il décrocha une petite miniature, représentant Walter enfant ; car, dans ses pensées, il craignait que cette vue ne donnât un coup terrible au vieillard. Le capitaine avait même certains pressentiments quant au jour du retour, et un dimanche il commanda deux portions pour son dîner, tant il était plein de confiance. Mais le vieux Sol ne revenait pas, et les voisins remarquaient toujours le marin au chapeau de toile cirée, qui restait assis tous les soirs à la porte de la boutique, regardant de droite et de gauche dans la rue.


  1. Chant national en Angleterre.