Dombey et fils (Dickens)/III/02

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (3p. 20-39).


CHAPITRE II.

Détails intimes.


Par la nature même des choses, un homme comme M. Dombey, en présence d’un caractère comme celui qui lui tenait tête, ne pouvait rien relâcher de ses habitudes despotiques. Une lutte continuelle avec cette femme hautaine qui le méprisait, qui le bravait, ne pouvait pas faire fléchir cet homme si froidement cuirassé d’orgueil. Ces natures-là trouvent en elles-mêmes la punition de leurs défauts ; elles se gonflent comme une outre, quand on a pour elles toutes les déférences et qu’on leur fait toutes les concessions possibles ; mais la résistance et la discussion de leurs prétentions exorbitantes ne contribuent pas moins à exalter leur vanité. L’ivraie que la nature a semé dans ce champ-là grandit et pousse toujours, également nourrie par les sucs contraires : tout lui est bon, l’absinthe ou le miel, les douceurs ou les amers. Qu’on s’humilie devant lui, ou qu’on se refuse à reconnaître sa puissance, l’orgueil enchaîne toujours le cœur dans lequel il s’est dressé un trône ; qu’on l’adore ou qu’on le repousse, c’est toujours votre maître ; un maître aussi impitoyable que Satan dans les sombres légendes.

À l’égard de sa première femme, M. Dombey avait gardé, dans sa froide et hautaine arrogance, le rôle d’être supérieur qu’il se croyait dû. Il avait été M. Dombey pour elle, la première fois qu’elle l’avait vu, et il était encore pour elle M. Dombey, le jour de sa mort. Pendant tout le temps qu’avait duré leur union, il avait maintenu fièrement sa puissance, comme elle l’avait reconnue humblement. Il s’était élevé bien haut sur son trône, comme elle avait pris une place modeste aux dernières marches : il s’était complu à caresser toujours sa seule et unique pensée de domination. Il s’était figuré que le caractère plein de fierté de sa seconde femme, en se mêlant au sien, aurait ajouté à son orgueil et exalté sa puissance. Il s’était figuré pouvoir devenir encore plus hautain, quand il aurait ajouté à son orgueil l’orgueil d’Edith. Vaincu, il ne lui était jamais venu dans l’idée que celui de sa femme pourrait lutter contre le sien ; et maintenant qu’il le voyait se dresser sur sa route, à chaque pas, à chaque mouvement qu’il faisait, arrêtant sur lui son regard froid, plein de défi et de dédain, son orgueil à lui, au lieu de diminuer, de se courber sous le coup, se développait davantage, devenait plus ferme, plus violent, et en même temps plus triste, plus sombre, plus insupportable et plus inflexible qu’auparavant.

Celui qui revêt cette cuirasse d’airain, subit les conséquences du lourd fardeau qu’il s’impose. Il ne se laisse pénétrer ni par les sentiments d’amitié, d’amour, de confiance, ni par l’affection, ni par les douces émotions que procure la vie intime ; mais, qu’on porte un coup à son amour-propre, il sentira la blessure comme la poitrine nue tressaille sous l’acier ; son cœur envenimé deviendra la proie d’un ulcère rongeur que ne peut adoucir la main même de l’orgueil triomphant, quand il a jeté à ses pieds son rival désarmé.

C’étaient là les souffrances qu’il ressentait. Elles le torturaient, quand il était seul dans ses vieilles chambres, où il recommençait à se retirer souvent pour y passer de longues heures solitaires. Il semblait que ce fût son sort d’être toujours fier de son pouvoir, et cependant toujours humilié dans son impuissance, lorsqu’il aurait souhaité le plus de marcher dans sa force. Qui donc le destin avait-il voulu opposer à ses volontés ?

Qui ? La réponse était facile. Qui est-ce donc qui pouvait captiver sa femme, après avoir captivé son fils ? Qui est-ce donc qui lui avait fait voir cette nouvelle victoire, quand il était assis à la considérer dans le sombre coin du salon ? Qui est-ce donc qui pouvait faire d’un seul mot ce que ne pouvaient faire les volontés les plus énergiques du maître ? Qui est-ce qui, sans être aidé par l’amour de son père, par son intérêt, par un de ses regards, avait grandi chaque jour en taille et en beauté, quand ceux qu’il avait aimés étaient morts ? Qui donc ? si ce n’est cette même enfant qu’il avait regardée d’un œil si troublé, quand elle était bien petite encore, et privée de sa mère : oui, il l’avait regardée déjà comme s’il craignait de la haïr un jour. Ah ! ses pressentiments ne s’étaient que trop réalisés, car il la haïssait maintenant de tout son cœur !

Oui, et il aurait voulu la voir haïe, la faire haïr, quoiqu’il vît encore, malgré lui, autour d’elle, quelques rayons de cette auréole au milieu de laquelle elle lui était apparue, le soir de son retour avec sa femme. Il savait maintenant qu’elle était belle ; il ne lui contestait pas ce qu’il y avait en elle de gracieux et de séduisant ; il s’avouait à lui-même que, dans sa beauté de jeune fille, elle l’avait saisi de surprise. Mais c’était un grief de plus contre elle. Cet homme, malheureux dans ses rêveries tristes et profondes, avait le sombre sentiment de ce qui lui aliénait tous les cœurs, une vague idée de ce qui rendait sa vie si solitaire, mais il balançait mal le compte de ses droits et de ses torts, et trouvait moyen de se justifier et de récriminer contre elle. Plus elle promettait de lui faire honneur par ses belles qualités, plus il était disposé à exiger d’elle à l’avance l’obéissance et la soumission. Quand lui avait-elle montré jamais de soumission et d’obéissance ? Était-ce à lui qu’elle rendait la vie heureuse ou à Edith ? Ses séductions mêmes, était-ce à lui ou à Edith qu’elle les avait fait valoir ? Depuis sa naissance, pourquoi n’avaient-ils jamais été l’un à l’autre comme père et fille ? Ils étaient au contraire toujours restés étrangers l’un pour l’autre ; il l’avait toujours trouvée sur son chemin, toujours et partout. En ce moment même elle était liguée contre lui. Sa beauté lui servait à attendrir des cœurs qui étaient de marbre pour lui, et semblait l’insulter par ce triomphe impie.

Peut-être au milieu de toutes ces pensées y avait-il, au fond de son cœur, comme le murmure d’un sentiment nouveau. En songeant aux inconvénients de sa position présente il se demandait, dans son égoïsme, si sa vie n’aurait pas été plus heureuse entourée des soins affectueux de sa fille. Mais il faisait taire, sous les flots bruyants de son orgueil, le grondement de ce tonnerre lointain. Il n’avait d’oreilles que pour son orgueil ; et cet orgueil, sujet incessant de ses luttes avec lui-même, de trouble sans fin, de torture volontaire, ne lui inspirait pour elle que de la haine.

À ce démon chagrin, opiniâtre et sombre dont il était possédé, sa femme opposait son orgueil, à elle, dans toute la force de sa jeunesse. Jamais ils n’auraient pu être heureux ensemble ; mais rien au monde ne pouvait rendre leur vie plus malheureuse que la lutte obstinée et résolue qu’ils se livraient tous deux. Le caractère de l’orgueil de M. Dombey était de maintenir sa suprématie superbe, et de forcer Edith à la reconnaître. Pour elle, elle se serait fait tuer plutôt que de céder, et, à son dernier soupir, son regard hautain ne lui aurait témoigné que le plus froid, le plus inflexible mépris. Voilà donc la reconnaissance qu’il en avait espérée ! Car il ne savait pas quels combats elle s’était livrée à elle-même, quels orages avaient soulevé son cœur avant qu’elle se décidât à l’honneur insigne de porter son nom ! Il ne savait pas quelle concession elle croyait lui avoir faite en lui permettant de l’appeler sa femme !

M. Dombey était résolu à lui faire voir qu’il était le maître ; que tout devait courber devant sa volonté. Il était bien aise qu’elle fût orgueilleuse, mais il voulait qu’elle le fût de concert avec lui et non pas contre lui. Tandis qu’assis tout seul, sa colère s’animait contre elle, souvent il l’entendait sortir et rentrer, mener avec insouciance la vie agitée de Londres, sans s’inquiéter du plaisir ou du déplaisir de son mari, sans se demander s’il était satisfait ou mécontent ; non, pas plus que s’il eût été son groom. La suprême et froide indifférence d’Edith, cette usurpation de son propre privilége le blessait plus profondément que tout le reste, et il se décida à la faire plier sous sa volonté puissante et majestueuse.

Il avait longuement médité ces pensées, quand un soir il alla la trouver dans son appartement, après l’avoir entendue rentrer fort tard. Elle était seule, encore revêtue de sa riche toilette et venait de sortir de la chambre de sa mère. Son visage avait une expression de mélancolie et de tristesse quand il s’approcha d’elle, mais il n’eut que le temps de s’en apercevoir de la porte, car, à peine eut-il fait un pas, que, dans le miroir en face d’elle, il reconnut, comme dans un cadre, ce visage aux sourcils froncés, et cette beauté sombre qu’il connaissait trop bien !

« Madame Dombey, dit-il en entrant, je vous demanderai la permission de vous dire quelques mots.

— Demain, répondit-elle.

— Il n’y a jamais de moment plus convenable que le moment présent, madame, dit-il. Vous vous méprenez sur votre position. C’est moi qui ai l’habitude de choisir mes moments. Je crois que vous vous faites une fausse idée de ce que je suis et de ce que je dois être dans la maison, madame Dombey.

— Je crois, répondit-elle, m’en faire au contraire une très-juste idée. »

En parlant ainsi elle le regardait, ses beaux bras blancs tout chargés d’or et de pierreries croisés sur sa poitrine oppressée, et détournant la tête.

Si elle eût été moins belle, moins hautaine dans son froid maintien, elle n’aurait jamais pu faire pénétrer en lui le sentiment de son infériorité jusqu’au fond de son orgueil humilié. Mais elle avait ce pouvoir, et il le sentait profondément. Il lança un regard tout autour de la chambre : il y vit çà et là, dédaigneusement éparpillés, tous les plus riches objets de toilette, tout le luxe des vêtements. Ce n’était pas caprice ou négligence, c’était l’expression du plus profond mépris pour tout ce que l’or peut payer ; nouvel outrage pour son mari. Les guirlandes de fleurs, les plumes, les bijoux, les dentelles, la soie, le satin, partout il voyait des objets de luxe méprisés, gaspillés et foulés aux pieds. Les diamants même, son cadeau de noces, qui se levaient et retombaient sur son sein, semblaient s’agiter, impatients de briser la chaîne qui les attachait à son cou pour aller rouler sur le plancher, se faire écraser sous ses pieds.

Il sentait donc son infériorité, et il le laissait voir. Au milieu de l’éclat des teintes et des lueurs voluptueuses qui se reflétaient dans l’appartement, il était d’une gravité bizarre dans son maintien ; il avait l’air gêné devant sa fière maîtresse, dont la beauté farouche se répétait dans tous les objets qui l’entouraient comme dans autant de fragments de miroirs brisés. Il comprenait lui-même son embarras et son air maladroit ; plus il la voyait conserver son sang-froid, plus s’en augmentait sa colère. Irrité, hors de lui, il s’asseyait, il se levait, il ne savait quelle contenance faire et n’y gagnait rien.

« Madame Dombey, il est absolument nécessaire que nous ayons ensemble une explication. Votre conduite ne me plaît pas, madame. »

Elle se contenta de lui lancer un regard et détourna de nouveau la tête : mais, elle eût parlé une heure qu’elle n’aurait pu être plus éloquente.

« Je vous répète, madame Dombey, que votre conduite ne me plaît pas. J’ai déjà eu occasion de vous dire qu’il fallait la changer. J’insiste aujourd’hui sur ce point.

— Vous avez choisi une occasion fort convenable pour votre première remontrance, monsieur, et pour la seconde, vos manières et vos expressions sont on ne peut plus convenables aussi. Vous insistez, vous ? et avec moi encore ?

— Madame, dit M. Dombey prenant son air de froideur le plus agressif, je vous ai faite ma femme, vous portez mon nom, vous êtes associée à ma position, à ma réputation. Je ne vous dirai pas que le monde en général pense, que cette union a été pour vous un honneur, mais je vous dirai que j’ai l’habitude d’insister avec mes proches et mes inférieurs.

— Dans laquelle des deux catégories vous plaît-il de me ranger ? demanda-t-elle.

— Il me semble que ma femme doit participer, ou plutôt qu’elle participe réellement et inévitablement de ces deux caractères, madame Dombey. »

Elle abaissa ses yeux sur lui avec fermeté et mordit ses lèvres tremblantes. Il vit sa poitrine se soulever, son visage rougir, puis pâlir tout à coup. Tout cela, il ne pouvait manquer de le voir, et il le vit. Mais ce qu’il ne put voir, c’est qu’au fond de son cœur elle écoutait une voix, elle entendait un nom qui lui disait de se calmer, et ce nom, c’était Florence.

Pauvre idiot ! il marche à sa ruine les yeux bandés. Ne s’avisa-t-il pas de croire alors qu’elle s’arrêtait parce qu’elle avait peur de lui ?

« Vous êtes trop dépensière, madame, dit M. Dombey. Vous êtes extravagante, vous jetez par la fenêtre des sommes folles, ou au moins ce qui serait des sommes folles pour d’autres que pour moi ; et cela, dans des sociétés qui me sont inutiles et qui même me sont désagréables. J’insiste sur un changement complet à cet égard. Je sais que les femmes qui parviennent subitement à la fortune sont en général promptes à abuser de leur nouvelle situation. Vous n’en avez que trop abusé déjà. Je désire que l’expérience de Mme  Granger, dans une position bien différente, serve maintenant d’instruction à Mme  Dombey. »

C’était encore ce même regard fixe, ces lèvres tremblantes, cette poitrine oppressée, ce visage changeant à chaque instant de couleur et toujours ce nom dans son cœur : Florence ! Florence ! En voyant ses traits ainsi altérés, l’insolence de l’orgueilleux Dombey croissait toujours. Le mépris qu’elle avait eu pour lui, le sentiment qu’il venait d’avoir de son infériorité, autant que cet air de soumission qu’il croyait reconnaître, gonflèrent trop violemment son cœur, qui s’abandonna à toute son impétuosité. Qui pouvait résister à sa ferme volonté et à son bon plaisir ? Il avait résolu de la soumettre. Eh bien ! vous voyez !

« Vous aurez la bonté, madame, dit M. Dombey d’un ton de souveraine autorité, de vous rappeler bien positivement qu’on me doit respect et obéissance, que je veux qu’on me respecte et qu’on m’obéisse devant le monde, madame. Je suis habitué à cela, je le réclame comme mon droit. Bref, il faut vous y soumettre. Il me semble que ce n’est pas trop exiger en retour de la haute position que je vous ai faite, et personne, je le crois, ne sera surpris ni de ce que j’exige de vous, ni de ce que vous ferez pour moi, pour moi ! moi ! » répéta-t-il avec emphase.

Elle ne dit rien, son maintien était le même, ses yeux étaient toujours fixés sur lui.

« J’ai appris par votre mère, madame Dombey, dit-il avec l’importance d’un magistrat, ce que déjà vous savez sans doute, c’est que Brighton lui a été recommandé pour sa santé. M. Carker a eu la bonté… »

Elle changea tout à coup : son visage et son sein se couvrirent d’une rougeur aussi vive que si les feux ardents du soleil couchant les eussent colorés. M. Dombey s’aperçut du changement, mais il l’interpréta toujours à sa manière et continua :

« M. Carker a eu la bonté d’y aller louer une maison pour quelque temps. À notre retour à Londres, je prendrai les arrangements que je jugerai nécessaires pour l’accommoder et la diriger. Ainsi, par exemple, si cela se peut, je retiendrai à Brighton une très-respectable dame, qui vit dans une position précaire, une certaine Mme  Pipchin : elle a déjà rempli dans ma famille une place de confiance, et je la prendrai comme femme de charge. Une maison comme la mienne, que Mme Dombey ne dirige que de nom, a besoin d’une tête capable. »

Elle avait changé de maintien, avant qu’il en fût venu à ces mots, et maintenant elle était assise, sans le quitter du regard, toujours tournant et retournant un bracelet autour de son bras, non pas d’une main légère et délicate : elle le tirait, elle le pressait au contraire sur sa douce peau, si fortement que son bras en devint tout violet.

« J’ai remarqué, ajouta M. Dombey, et ceci termine ce que j’avais l’intention de vous dire, madame Dombey, j’ai remarqué, il y a un instant, madame, que mon allusion à M. Carker, a été reçue d’une façon toute particulière. Quand il m’est arrivé de vous témoigner devant ce confident dévoué, combien j’étais mécontent de votre manière de recevoir mes amis, vous vous êtes plainte de sa présence. Vous feriez bien, madame, de ne plus vous en plaindre et de vous habituer très-probablement à sa présence dans beaucoup d’autres occasions semblables : à moins que vous n’ayez recours au moyen que vous avez à votre disposition. Ce moyen, madame, est de ne pas me donner un sujet de plainte. M. Carker, dit M. Dombey qui, après l’émotion dont il venait d’être témoin, croyait trouver dans l’usage qu’il faisait de son confident, un sûr moyen de triompher de l’orgueil de sa femme et qui peut-être tenait aussi à montrer à cet homme tout son pouvoir sous un jour nouveau, M. Carker étant dans ma confidence, madame, peut très-bien être dans la vôtre au même degré. J’espère, madame, ajouta-t-il après quelques moments de silence dont il profita dans sa fierté toujours croissante pour mûrir son idée, j’espère, madame, n’avoir pas besoin de vous adresser des reproches ou des remontrances par l’intermédiaire de M. Carker ; mais comme ce serait déroger à ma position et à ma réputation de soutenir des discussions qui ne sont pas de mon rang, avec une femme à laquelle j’ai conféré la plus haute distinction qui soit en mon pouvoir, je ne me ferai aucun scrupule d’avoir recours aux services de M. Carker dans l’occasion, si besoin est. »

Puis, se rehaussant dans le sentiment de sa propre grandeur, M. Dombey, plus roide et plus impénétrable que jamais, se dit à lui-même : « Maintenant elle a appris à me connaître ; elle sait ce que je veux. »

La main, qui avait comprimé si fort le bracelet, Edith la tenait étroitement serrée sur sa poitrine, mais, le regard toujours fixé sur lui et la figure impassible, elle lui dit à voix basse :

« Attendez pour l’amour de Dieu, il faut que je vous parle. »

Pourquoi ne lui parla-t-elle pas ? Pourquoi pendant quelques instants se livra-t-il dans Edith une lutte intérieure qui l’empêcha de parler ? L’expression forcée qu’elle imprima à son visage lui donnait l’air d’une statue. Ce regard ne faisait ni concession, ni résistance, il n’exprimait ni l’amour, ni l’orgueil, ni la haine, ni l’humilité, il se bornait à interroger.

« Vous ai-je jamais poussée à rechercher ma main ? Ai-je eu recours à la ruse pour faire votre conquête ? Me suis-je montré à votre égard plus sympathique quand vous me faisiez la cour que je ne l’ai été depuis notre mariage ? Enfin, m’avez-vous jamais vue différente de ce que je suis aujourd’hui pour vous ?

— Mon Dieu, madame, il est complétement inutile d’entrer dans de pareilles discussions.

— Avez-vous pensé que je vous aimais ? Ignoriez-vous que je ne vous aimais pas ? Vous êtes-vous jamais soucié de mon cœur ? avez-vous jamais pensé à si peu de chose ? A-t-il jamais été question de rien de semblable dans notre marché, d’un côté ou de l’autre ?

— Il ne s’agit point de cela du tout, madame. »

M. Dombey voulut sortir. Edith se plaça entre lui et la porte pour l’en empêcher ; elle se mit devant lui dans toute la majesté de son orgueil, et lui dit en le regardant entre les yeux :

« Vous répondez malgré vous à chacune de ces questions ; vous y répondez en vous-même avant que je ne vous les fasse. Comment en serait-il autrement, vous qui savez aussi bien que moi notre misérable marché ? Maintenant, dites-moi si je vous avais aimé jusqu’à l’adoration, pourrais-je faire plus que de vous livrer toute ma volonté, tout mon être comme vous venez de me le demander ? Si mon cœur était pur et innocent et que vous fussiez l’objet de son amour, pourriez-vous obtenir davantage ?

— Probablement non, madame.

— Vous savez combien il s’en faut qu’il en soit ainsi ; vous n’avez qu’à me regarder et vous lirez sur mon visage toute l’ardeur de la passion que je ressens pour vous. Tout cela était dit, sans que sa lèvre tremblât, sans que son œil noir brillât ; c’était toujours le même regard fixe et pénétrant. Vous connaissez l’histoire de ma vie. Vous parliez tout à l’heure de ma mère ; Eh bien ! qu’en dites-vous ? Pensez-vous après cela réussir à m’humilier, à me faire plier, à me rompre, moi, à la soumission, à l’obéissance ? »

M. Dombey sourit ; autant aurait valu lui demander s’il pouvait prendre dans ces coffres deux cent-cinquante mille francs : ce n’était pas plus difficile.

« S’il y a quelque chose d’extraordinaire ici, dit-elle en élevant la main vers son front, tandis que son regard restait toujours aussi calme, aussi froid, comme il y a là des pensées étranges, et elle appuya avec force sa main sur son cœur, songez à l’importance de la prière que je vais vous faire ! Oui, que je vais vous faire, » répéta-t-elle en réponse à un mouvement de physionomie de M. Dombey.

M. Dombey abaissa son menton sur sa cravate dont l’empois se froissa et craqua. Il s’assit sur un sofa qui se trouvait près de lui pour entendre la prière.

« Je vais vous dire une chose qui me semble, à moi-même, incroyable de ma part ; en y réfléchissant, vous y attacherez encore plus d’importance, quand je la dis à un homme qui est devenu mon mari, à vous surtout. »

Il crut voir des larmes briller dans ses yeux et il se disait avec complaisance que c’était lui qui les faisait couler ; et pourtant pas une ne coula jusque sur sa joue, et son regard ne perdit rien de sa fermeté.

« Eh bien ! continua-t-elle, dans cet abîme qui est devant nous, et où nous tomberons peut-être, nous ne périrons pas seuls (la perte ne serait pas grande), mais nous en entraînerons d’autres avec nous.

— D’autres ! il savait de qui elle voulait parler et il fronça sévèrement le sourcil.

— C’est pour ces autres-là que je vous parle, mais aussi pour vous et pour moi. Depuis notre mariage, vous avez été arrogant avec moi, et je vous l’ai rendu. Vous m’avez montré, à moi et à tous ceux qui nous entourent, à chaque heure du jour, que vous croyez m’avoir fait une grâce, un honneur, en m’épousant. Je ne pense pas de même, et je ne me suis pas gênée pour le faire voir. Il semble que vous n’ayez pas voulu me comprendre, ou que vous consentiez volontiers à ce que nous allions chacun de notre côté, et vous attendez en retour un hommage que vous n’obtiendrez jamais. »

Son visage resta aussi impassible, mais dans le souffle même qu’elle tira de sa poitrine il y avait une articulation énergique de ce mot fatal : Jamais.

« Je n’ai aucune affection pour vous, vous le savez et vous ne vous en souciez guère. De mon côté, je sais que vous ne m’aimez pas, mais nous sommes enchaînés l’un à l’autre ; et dans les liens qui nous entourent, d’autres sont liés avec nous comme je viens de vous le dire. Nous mourrons tous les deux et déjà tous les deux nous avons vu la mort de près chacun dans un petit enfant. Qu’elle nous apprenne à être indulgents ! »

M. Dombey respira longuement ; on eût cru qu’il disait : « Oh ! ce n’était que ça ? »

« Il n’y a pas d’or au monde, continua-t-elle d’un visage plus pâle, en voyant l’insensibilité de son mari qui sembla donner à ses yeux un plus vif éclat ; il n’y a pas d’or qui eût pu m’empêcher de vous faire cet appel et de vous dire toute l’importance que j’y attache. De même qu’une fois ces mots emportés par les vents, il n’y aura pas d’or ou de puissance capable de les rappeler. Je sais la portée de mes paroles, je les ai pesées, et je tiendrai la promesse que je ferai : si vous voulez me promettre votre indulgence, je vous promettrai la mienne aussi. Nous sommes un couple malheureux, chez lequel, par des causes différentes, tout sentiment qui rend une union bénie, ou du moins raisonnable, est devenu impossible ; mais, avec le temps, l’amitié pourra venir, nos caractères se conviendront peut-être davantage. Je tâcherai d’avoir cette espérance, si vous voulez en faire autant de votre côté. Je chercherai à faire un meilleur et plus heureux emploi de mes dernières années que je ne l’ai fait de ma première jeunesse. »

Elle avait parlé, tout le temps, d’une voix basse, mais bien accentuée, et d’un ton qui ne montait ni ne baissait. Quand elle eut fini, elle laissa retomber la main qu’elle serrait avec force contre son cœur pour en contenir les battements. Mais elle ne baissa pas les yeux, et son regard resta toujours fixé sur lui.

« Madame, dit M. Dombey de son ton de dignité le plus imposant, je ne puis accepter une proposition pareille ; ce serait trop singulier. »

Elle continua à le regarder sans que sa physionomie exprimât le moindre changement.

« Je ne puis, dit M. Dombey qui se leva en parlant, consentir à temporiser ou à entrer en pourparler avec vous, madame Dombey, sur ce sujet. Vous connaissez trop bien, à cet égard, ma façon de penser. Je vous ai posé mon ultimatum, madame ; il ne me reste plus qu’à vous prier d’en faire l’objet de votre plus sérieuse attention. »

Il fallait voir combien le regard d’Edith, changeant d’expression, parut s’arrêter sur lui plus fixement encore. Il fallait voir ses yeux se détourner de lui comme d’un être vil et odieux ! Il fallait voir le froncement de son hautain sourcil ! Il fallait voir le mépris, la colère, l’indignation, l’horreur se peindre sur ses traits, et la pâleur glaciale de son visage sévère s’effacer comme une ombre ! M. Dombey ne pouvait manquer de suivre tous ces jeux de physionomie ; il en eut presque peur.

« Allez, monsieur, dit-elle en lui montrant la porte d’un geste impérieux. Ici se termine notre première et notre dernière confidence. Rien ne pourra nous rendre plus étrangers l’un à l’autre que nous ne le sommes maintenant.

— Je poursuivrai la route que je me suis tracée, madame, dit M. Dombey, sans me laisser troubler, je vous prie de le croire, par des phrases. »

Elle lui tourna le dos sans lui répondre et s’assit devant son miroir.

« J’espère que vous comprendrez mieux votre devoir quand vous serez plus calme et que vous aurez un peu réfléchi, madame. »

Elle ne répondit pas un mot. Dans le miroir qui réflétait le visage d’Edith, il ne vit plus la moindre expression ; non, elle ne faisait pas plus attention à lui qu’à une araignée égarée sur le mur, à un cloporte sur le tapis, ou plutôt elle montrait le même dégoût que s’il avait été pour elle ces deux insectes à la fois et qu’elle les eût foulés aux pieds avec le sentiment du plus profond mépris. Il se retourna, en approchant de la porte, pour jeter encore un regard sur cette chambre, où les lumières et le luxe brillaient avec profusion sur tous les riches et splendides objets étalés partout ; sur la belle Edith, dans ses vêtements somptueux, assise devant sa glace ; sur le visage d’Edith, réfléchi dans son miroir. Il rentra dans sa vieille chambre tout pensif, emportant avec lui dans son esprit une peinture vivante de la scène qui venait de se passer, et, comme c’est assez l’ordinaire, il se demandait vaguement ce que tout cela allait devenir.

Du reste, M. Dombey restait calme et digne, comme un homme qui ne doute pas un moment du succès. Son opinion était faite là-dessus.

Il n’avait pas l’intention d’accompagner la famille à Brighton ; mais le matin du départ, c’est-à-dire le lendemain ou le surlendemain, il informa gracieusement Cléopatre au déjeuner qu’il irait les rejoindre bientôt.

On n’avait pas de temps à perdre pour conduire Cléopatre dans un lieu qui était recommandé par les médecins, car la pauvre femme avait l’air de filer un mauvais coton, et, avant d’aller en terre, sa figure, en attendant, était déjà devenue terreuse.

Sans avoir éprouvé une seconde attaque bien positive de sa maladie, la vieille fée paraissait, dans sa convalescence, avoir beaucoup plus perdu que gagné. Elle était plus faible et plus abattue ; sa tête était plus dérangée, et il se faisait, dans son esprit et dans sa mémoire, d’étranges confusions. Parmi les symptômes de ce nouveau malaise, elle avait contracté l’habitude de confondre les noms de ses deux gendres, le mort et le vivant ; et, en général, elle appelait M. Dombey Grangebey ou Domber, et vice versa.

Mais elle était jeune, toujours aussi jeune, et, dans sa jeunesse, elle apparut au déjeuner, le jour du départ, avec un chapeau neuf fabriqué tout exprès pour la circonstance, et une robe de voyage brodée et soutachée comme une robe d’enfant, second âge. Il n’était pas facile de la coiffer avec un de ces chapeaux légers maintenant à la mode, et, quand on était parvenu à le placer sur sa pauvre tête branlante, il n’était pas facile de le fixer à sa place. Au déjeuner, par exemple, il se mit dans la tête d’être toujours tourné de côté ; il est vrai qu’il en fut bien puni par la vigilante Flowers, qui le renfonçait à tout moment avec une bonne tape sur le fond. C’est pour cela que cette perle des femmes de chambre resta derrière sa maîtresse pendant tout le repas.

« Allons, mon cher Grangebey, dit Mme  Skewton, il faut positivement me prom… (elle s’arrêtait court au milieu de certains mots, quand elle ne les supprimait pas tout à fait) de venir bientôt nous voir.

— Je viens justement de dire, madame, répondit M. Dombey bien haut et d’une voix fortement accentuée, que j’irai vous rejoindre dans un jour ou deux.

— Ah ! c’est bien à vous, Domber. »

Ici le major, qui était venu pour prendre congé des dames et qui regardait Mme  Skewton avec ses yeux de homard, dans l’attitude tout à fait désintéressée d’un homme qui ne doit jamais mourir, s’écria :

« Corbleu ! madame, vous ne demandez pas au vieux Joe s’il ira vous voir ?

— …stérieux personnage, répondit Mme  Skewton, qui donc êtes-vous ? »

Mais ici un renfoncement administré à propos par Flowers au chapeau sembla raviver sa mémoire, et elle ajouta :

« Oh ! c’est de vous que vous voulez parler, horrible créature ?

— C’est diablement drôle, monsieur ! dit tout bas le major à M. Dombey ; ça va mal ! Aussi, elle ne s’est jamais assez couverte (le major, lui, était boutonné jusqu’au menton)… De qui voulez-vous que J. B. parle en disant Joe, si ce n’est du vieux Joe Bagstock, Joseph, votre esclave pour vous servir, Joe, madame ? Cet homme-là, voyez-vous, cet homme-là ? entendez-vous ce creux-là ? (Il se frappait sur la poitrine.) C’est Bagstock, ça !

— Ma très-chère Edith, Grangebey, c’est la chose la plus …straordinaire, dit Cléopatre d’un air maussade, que le major…

— Bagstock J. B., lui cria le major voyant qu’elle balbutiait son nom.

— N’importe, dit Cléopatre ; Edith, mon amour, vous savez que je n’ai jamais eu la mémoire des noms. Qu’est-ce que je disais donc ? Ah ! oui, c’est la chose la plus …straordinaire du monde, que tant de gens demandent à me venir voir là-bas. Je ne pars pas pour longtemps ; je reviendrai. Rien ne les empêche pourtant d’attendre mon retour. »

Cléopatre, en parlant ainsi, promenait ses regards autour de la table et ne paraissait pas à son aise.

« Je n’ai pas besoin de visiteurs ; non, je n’en ai pas besoin, continua-t-elle. Un peu de repos et d’autres choses semblables, voilà tout ce que je …clame. Il ne faut pas que ces odieux animaux s’appro… de moi tant que je ne serai pas sortie de ce… …gourdissement. »

Et, tout en voulant reprendre ses manières de coquette, elle chercha à donner une petite tape avec son éventail au major, mais elle se trompa de direction et renversa la tasse de M. Dombey.

Puis elle appela Withers et le chargea de veiller à ce que l’ordre pour tous les petits rangements de sa chambre fût ponctuellement exécuté le plus tôt possible, avant son retour ; il fallait s’y mettre tout de suite, car son retour pouvait bien ne pas tarder. Elle avait tant d’invitations à satisfaire, et tant de gens à visiter ! Withers reçut ces ordres avec une respectueuse déférence. Il donna sa promesse que tout serait exécuté ; mais lorsqu’il se fut retiré d’un pas ou deux derrière elle, il ne put s’empêcher de regarder d’une étrange manière le major, qui ne put s’empêcher de regarder d’un air non moins étrange M. Dombey, qui ne put s’empêcher de regarder d’un air aussi étrange Cléopatre, qui ne put s’empêcher, en branlant la tête, de se boucher l’œil avec son chapeau, et de faire un grand cliquetis avec son couteau et sa fourchette dans son assiette : on eût dit qu’elle jouait des castagnettes.

Edith seule ne levait pas les yeux de dessus la table, sans jamais paraître s’inquiéter de ce que disait ou faisait sa mère. Elle écoutait ses mots entrecoupés ou tournait la tête vers elle quand elle lui parlait ; elle lui répondait quelques mots à voix basse lorsque cela était nécessaire ; quelquefois elle l’arrêtait quand elle divaguait, ou ramenait par un mot ses pensées au sujet dont elle s’écartait. La mère qui, pour tout le reste, n’avait aucune fixité dans l’esprit, ne perdait jamais de vue sa fille ; elle regardait ce beau visage froid et sévère comme le marbre, tantôt avec une sorte d’admiration craintive, tantôt avec des efforts de gaieté pour la faire sourire ; tantôt elle versait des larmes et secouait la tête d’un air jaloux, comme si elle s’imaginait que sa fille la négligeait ; mais toujours elle était attirée vers elle comme par un aimant invincible. D’Edith, son regard allait quelquefois vers Florence, pour revenir, ensuite à Edith avec un air égaré. Quelquefois, elle cherchait à regarder ailleurs, comme pour se dérober au visage de sa fille ; mais elle se sentait forcée d’y revenir, quoique celle-ci ne cherchât jamais la première son regard et ne songeât à la troubler d’un seul coup d’œil.

Le déjeuner terminé, Mme  Skewton, feignant de s’appuyer négligemment sur le bras du major, tandis qu’elle était portée de l’autre côté par Flowers, sa femme de chambre, et poussée par Withers, son page, fut conduite à la voiture qui devait l’emmener, elle, Florence et Edith, à Brighton.

« Joseph est-il complétement banni ? dit le major en s’arrêtant sur les marches avec son visage pourpre. Diable ! madame. Cléopatre a-t-elle le cœur assez dur pour défendre à son fidèle Marc-Antoine Bagstock de jouir de sa présence ?

— Allez-vous-en, dit Cléopatre ; je ne puis vous voir. Vous reviendrez quand je serai de retour, si vous êtes aimable.

— Dites à Joseph, madame, un mot d’espoir fit le major, ou il mourra de douleur.

— Mourra ! fit Cléopatre en frissonnant et en s’affaissant sur elle-même. Edith, ma chère, continua-t-elle, dites-lui…

— Quoi ?

— Ce sont des mots affreux, dit Cléopatre ; il emploie des mots affreux ! »

Edith lui fit signe de s’éloigner, donna l’ordre de partir, et laissa le fatigant major à M. Dombey, qu’il alla rejoindre en sifflant.

« Ah ! monsieur, dit le major les deux mains sous les basques de son habit et les jambes bien écartées, voilà une charmante amie qui déménage pour Drôle-de-Ville.

— Que voulez-vous dire, major ? demanda M. Dombey.

— Je veux dire, Dombey, répondit le major, que vous serez bientôt un gendre sans belle-mère. »

M. Dombey parut si peu satisfait de cette plaisanterie, que le major se tira d’embarras en toussant comme un cheval pour se donner un air de gravité.

« Sacrebleu ! monsieur, dit le major, il est inutile de déguiser les choses. Joe est rude, monsieur ; c’est sa nature. Si vous prenez le vieux Joe pour ami, il faut le prendre tel qu’il est : il n’est pas fait d’hier ; c’est une vieille lame et un fin renard. Dombey, la mère de votre femme est sur le déclin.

— Je crains, répondit M. Dombey, avec beaucoup de philosophie, que Mme  Skewton ne baisse.

— Ne baisse, Dombey, dit le major ; ce n’est pas le mot ; dites qu’elle tombe.

— Oh ! le changement d’air et les soins peuvent faire beaucoup, dit M. Dombey.

— Ne le croyez pas, monsieur, répondit le major. Sacrebleu ! monsieur, elle ne se couvre pas assez. Si un homme ne se couvre pas, monsieur, dit le major, en fermant un autre bouton à son gilet de peau de buffle, sur quoi voulez-vous qu’il compte ? Il y a des gens qui en mourront, monsieur, et c’est bien leur faute. Sacrebleu ! monsieur, oui, c’est bien leur faute. Voilà ce que c’est que d’être entêté ! Voyez-vous, Dombey, ça ne serait peut-être pas bien gracieux, ça ne serait peut-être pas bien raffiné, ça serait un peu rude et coriace, mais, voyez-vous, une goutte du pur sang du vieil anglais Bagstock ne ferait vraiment pas de mal pour la régénération de l’espèce humaine. »

Satisfait d’avoir donné cette précieuse indication dans l’intérêt de l’humanité, le major Bagstock, qui indépendamment de toutes les autres qualités comprises dans la catégorie de l’anglais pur sang qu’il possédait ou qu’il ne possédait pas, on n’en savait trop rien, possédait bien certainement un visage véritablement écarlate, emporta au club ses yeux de homard avec son embonpoint apoplectique et passa sa journée à étouffer.

Cléopatre, tantôt de mauvaise humeur, tantôt satisfaite d’elle-même, tantôt éveillée, tantôt endormie, mais toujours juvénile, arriva à Brighton le même soir, fut démontée pièce par pièce comme à son ordinaire, et précieusement serrée dans son lit : pendant qu’elle y reposait, son imagination mélancolique lui montra peut-être un squelette plus puissant que son squelette de femme de chambre, veillant près des rideaux roses rabattus qui répandaient sur elle leur teinte mensongère.

Il avait été décidé dans une consultation imposante de médecins premier choix, que Mme  Skewton devait tous les jours aller prendre l’air en voiture, sortir tous les jours, et marcher même, si faire se pouvait. Edith était toujours là pour l’accompagner avec la même attention machinale, la même beauté impassible : elles sortaient seules, car Edith, maintenant que sa mère allait plus mal, se trouvait embarrassée en présence de Florence, et elle lui avait dit en l’embrassant qu’elle préférait sortir seule avec sa mère.

Un jour, Mme  Skewton se trouvait dans un de ses moments d’humeur capricieuse, exigeante et jalouse, qui avait pris de grandes proportions pendant sa convalescence, à la suite de sa première attaque. Après être restée silencieuse dans la voiture, à observer Edith pendant quelque temps, elle lui prit la main et la baisa avec ardeur. La main ne fut donnée ni retirée ; elle obéit machinalement à la direction que lui fit prendre Mme  Skewton : celle-ci la lâcha, et aussitôt la main se laissa retomber, presque comme si elle était privée de sensibilité. Alors elle se mit à sangloter et à gémir, en s’écriant :

« Dire que j’ai été une si bonne mère, et qu’on me délaisse comme ça ! »

Elle continua à se lamenter ainsi de temps à autre, même quand elles furent descendues de voiture et qu’elle s’avançait toute chancelante appuyée sur Withers d’un côté, sur sa béquille de l’autre. Edith marchait à côté d’elle, et la voiture suivait lentement à une petite distance.

C’était par une journée froide et sombre ; il faisait beaucoup de vent : elles se trouvaient sur les dunes n’ayant entre elles et le ciel qu’une vaste solitude. La mère, se complaisant dans la monotonie de ses lamentations, répétait toujours la même chose à voix basse de temps en temps, et sa fille, gardant son orgueilleux maintien, s’avançait lentement auprès d’elle, quand elles virent s’approcher sur un rocher aride deux autres personnes. Vues de loin, elles semblaient une parodie si fidèle de la tournure de Mme  Skewton et de sa fille qu’Edith interrompit sa marche.

Presque au même moment, les deux autres personnes s’arrêtèrent, et celle qu’Edith ne pouvait s’empêcher de comparer à l’ombre contrefaite de sa mère, s’adressa à l’autre avec vivacité en les montrant toutes deux du doigt : la vieille semblait vouloir retourner sur ses pas, mais l’autre, dans laquelle Edith reconnut une image d’elle-même assez frappante pour lui faire éprouver un certain malaise, peut-être même de la peur, s’avança ; alors elles s’approchèrent toutes les deux.

Presque toutes ces remarques, Edith les avait faites en marchant à leur rencontre, car elle ne s’était arrêtée qu’un moment. Une observation plus attentive lui fit reconnaître qu’elles étaient pauvrement vêtues, comme des mendiantes qui courent la campagne. Elle put voir que la plus jeune portait des ouvrages de tricot et d’autres objets à vendre, mais que la vieille marchait péniblement les mains vides.

Et pourtant, quoique cette jeune femme lui fût bien inférieure pour la mise, la dignité, la beauté, Edith ne pouvait s’empêcher de la comparer à elle-même. Peut-être reconnaissait-elle sur son visage quelques traces des sentiments qu’elle couvait en elle-même, et qu’elle gardait au fond de son cœur sans les trahir dans ses traits. Mais quand elle vit la jeune femme s’avancer, lui rendre son regard, et arrêter ses yeux brillants sur elle ; quand elle crut se reconnaître dans son air, dans sa pose, jusque dans un certain échange de pensées réciproques, un frisson parcourut ses membres, comme si le jour devenait plus sombre et le vent plus froid.

Enfin elles se joignirent. La vieille femme, tendant avec importunité sa main, s’arrêta pour demander l’aumône à Mme  Skewton. La plus jeune s’arrêta aussi ; Edith et elle se regardèrent fixement.

« Qu’avez-vous à vendre ? dit Edith.

— Rien que cela, répondit la femme en présentant ses marchandises sans même les regarder. Je ne peux plus me vendre moi ; il y a longtemps que je me suis vendue.

— Oh ! ma bonne dame, ne la croyez pas, croassa la vieille en s’adressant à Mme  Skewton, ne croyez pas ce qu’elle dit là. Elle n’en fait jamais d’autres. C’est ma fille, ma jolie fille, mais bien désobéissante. Elle ne m’adresse que des reproches continuels, ma bonne dame, après tout ce que j’ai fait pour elle. Regardez-là maintenant, ma bonne dame, comme ses yeux menacent sa vieille mère. »

Mme  Skewton tira sa bourse d’une main tremblante et tâtonna avec une précipitation fébrile pour donner à la vieille quelques pièces de monnaie. Celle-ci attendait avec des yeux de convoitise, et leurs deux têtes branlantes se touchaient presque déjà, lorsque Edith s’interposant :

« Je vous ai déjà vue, dit-elle à la vieille.

— Oui, ma bonne dame, fit celle-ci avec une révérence ; vous m’avez vue dans le comté de Warwick, un matin, sous les arbres ; vous n’avez rien voulu me donner, mais le monsieur m’a donné quelque chose, lui. Oh ! que Dieu le récompense ! que Dieu le récompense comme il le mérite ! murmura la vieille femme en levant son bras décharné et faisant à sa fille une grimace horrible.

— À quoi vous sert de me retenir, Edith, dit Mme  Skewton en prévenant avec humeur une objection de sa fille, vous n’y entendez rien. Je le veux. Je suis sûre que c’est une excellente femme et une bonne mère.

— Oui, ma bonne dame, oui, dit la vieille en faisant claquer ses dents, et tendant une main cupide. Merci bien, ma bonne dame, que le ciel vous bénisse ! Encore une petite pièce de dix sous, ma gentille dame, comme une bonne mère que vous êtes.

— Oui, oui, et une bonne mère qui n’est pas quelquefois plus ménagée que vous par sa fille, ma bonne vieille, dit Mme  Skewton d’un ton pleureur. Allons, donnez-moi une poignée de main, vous êtes une bonne vieille, pleine de… je ne sais plus comment ça s’appelle… et ainsi de suite. Vous êtes toute affection, etc., n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, ma bonne dame !

— Oui, j’en suis sûre, et ce charmant Grangebey est aussi comme ça. Il faut absolument que je vous serre la main, et maintenant vous pouvez vous retirer. Voyez-vous, j’espère, dit-elle en s’adressant à la fille, que vous montrerez plus de reconnaissance et plus de… comment dirai-je ? et tout le reste. Je n’ai jamais pu retenir les noms. Mais vous serez tout cela, car il n’y a jamais eu de meilleure mère pour vous que cette bonne vieille. Allons, venez, Edith ! »

Tandis que la ruine de Cléopatre se traînait péniblement en gémissant et en essuyant ses yeux, n’ayant garde pourtant de toucher au rouge de ses joues, la vieille suivait en tremblotant une autre route, tout en mâchonnant et en comptant son argent. Pas un mot de plus, pas un geste de plus n’avait été échangé entre Edith et la jeune femme ; mais elles ne s’étaient pas perdues de vue un moment : elles s’étaient regardées fixement jusqu’à l’instant où Edith se réveillant comme d’un songe s’éloigna lentement.

« Oh ! vous êtes bien belle, murmura en elle-même son image en la regardant, mais ce n’est pas la beauté qui nous sauvera. Vous êtes bien orgueilleuse, mais ce n’est pas l’orgueil qui nous sauvera. Je vous attends à notre première rencontre ; nous nous reconnaîtrons là-bas.