Don Pablo de Ségovie/VII

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Traduction par Retif de La Bretonne.
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45 (p. 79-83).




CHAPITRE VII


Comment nous nous séparâmes, Don Diégo et moi.
Nouvelle de la mort de mes père et mère,
et résolution que je pris relativement
à moi pour la suite.


Dans le même temps arriva à Don Diégo une lettre de son père, et avec elle une autre lettre pour moi d’un de mes oncles, appelé Alonzo Ramplon, homme affectionné à toutes sortes de vertus et très connu à Ségovie pour être attaché à la Justice, puisque toutes les affaires qui s’étaient faites depuis deux ans jusqu’alors avaient passé par ses mains. Enfin, pour ne rien dissimuler, il était maître des hautes-œuvres, mais un aigle dans son office. À le voir faire, cela donnait envie de se laisser pendre. Il m’écrivit donc de Ségovie à Alcala une lettre conçue en ces termes :

« Mon fils Pablo (c’est ainsi qu’il m’appelait tant il avait d’amitié pour moi), les grandes occupations de la place que je tiens de Sa Majesté ne m’ont pas permis de t’écrire plus tôt, car s’il y a quelque chose de désagréable dans le service du roi, c’est le travail excessif, quoique je le trouve bien allégé par l’honneur d’être au nombre de ses domestiques. Il m’est bien douloureux d’avoir à t’annoncer des nouvelles peu agréables. Ton père est mort, il y a huit jours, avec plus de courage que qui que ce soit dans le monde. Je le dis en homme qui l’ai pendu. Il est monté sur l’âne sans mettre le pied dans l’étrier. La souquenille lui allait comme si elle eût été faite pour lui, et à sa mine, de même qu’aux croix qui allaient devant, il n’y avait personne qui ne le jugeât un digne pendu. Il avait un air très dégagé, regardant aux fenêtres et faisant des saluts à ceux qui quittaient leurs travaux pour venir le voir. Il se fit deux fois les moustaches. Il invitait les confesseurs à se reposer et louait ce qu’ils disaient de beau. Arrivé à la croix de bois, il mit le pied sur l’échelle et monta ni lentement ni à quatre pattes. Trouvant un échelon rompu, il se retourna vers la Justice et lui dit de le faire réparer pour un autre, parce que tout le monde n’aurait pas la même fermeté. Je ne puis exprimer jusqu’à quel point il parut courageux et résolu à tous les spectateurs. Il s’assit au haut, jeta derrière lui les plis de son habit, prit la corde, se la passa au cou, la mit sur la noix, et, voyant que le Théatin voulait prêcher, il lui dit en le regardant : « Père, je vous tiens quitte de votre sermon ; récitez un peu le credo, et finissons vite. » Car il ne voulait pas paraître lent. Cela fut fait ainsi. Il me demanda que je misse son chaperon de côté, que je lui nettoyasse la bave ; ce que je fis. Il se laissa tomber sans croiser les jambes ni faire aucun geste, et il garda tant de gravité qu’on ne pouvait en exiger davantage. Après sa mort, j’ai coupé son corps en quatre quartiers et lui ai donné pour sépulture les grands chemins. Dieu sait la peine que j’ai de le voir là servir de pâture aux corbeaux, mais j’espère que les pâtissiers de ce pays nous consoleront, en l’enlevant pour le mettre dans des pâtés de quatre sous.

« Quant à ta mère (quoique j’ignore si elle est morte ou en vie), je pourrais presque t’en dire autant d’elle, car elle était dans les prisons de Tolède, pour avoir déterré les morts, sans être médisante. On publie que toutes les nuits elle baisait un bouc sur l’œil sans prunelle. On a trouvé chez elle plus de jambes, de bras et de têtes que dans une chapelle de miracles. Elle en faisait usage pour rétablir dans leur premier état les filles commodes qui voulaient encore passer pour pucelles. On dit que le jour de la Trinité, elle jouait un rôle dans un auto-da-fé, et qu’elle reçut le lendemain quatre cents coups de fouet, sous lesquels elle a bien pu expirer. Je suis fâché de cela, parce qu’elle nous déshonore tous, et moi principalement, car enfin je suis ministre du roi, et de pareils parents ne me vont pas.

« Tes pères ont laissé ici, mon fils, je ne sais quelle somme cachée. Elle se monte peut-être en tout à quatre cents ducats. Je suis ton oncle, ce que j’ai doit être pour toi. Au vu de la présente, tu pourras venir ici ; avec ce que tu sais de latin et de rhétorique, tu te rendras recommandable dans l’art de Maîtres des hautes-œuvres. Réponds-moi sur-le-champ, et, en attendant, que Dieu te garde !

» À Ségovie, etc. »

J’avoue que je sentis vivement ce nouvel affront. Cependant je me félicitai en partie ; car tel est l’effet des vices dans les parents qu’ils consolent les enfants des disgrâces qui leur arrivent, quelques grandes qu’elles soient. Je courus trouver Don Diégo, qui lisait la lettre de son père, lequel, informé de mes espiègleries, le rappelait auprès de sa personne et lui mandait de ne pas m’emmener avec lui. Il m’apprit son départ, et ce que son père lui marquait à mon sujet, me témoignant le regret qu’il avait de me laisser, séparation à laquelle j’étais plus sensible que lui. Il m’offrit de me placer domestique auprès d’un autre gentilhomme son ami. Mais je lui dis en riant : « Seigneur, je suis à présent tout autre, et j’ai bien d’autres projets. Je porte mes vues plus haut, il me faut quelque chose de plus distingué, parce que s’il a été vrai de dire jusqu’à présent que j’avais, comme tout autre, ma pierre dans le rond, j’y ai encore aujourd’hui mon père. » Je lui racontai comment il était mort aussi honorablement que l’homme le plus élevé, qu’on avait fait de la monnaie de son corps, et que tout cela m’avait été écrit par M. mon oncle, Maître des hautes-œuvres, qui avait opéré en cette occasion. Je lui fis part aussi de l’emprisonnement et de la mort de maman. Enfin je ne lui déguisai rien, parce qu’il me connaissait assez bien pour que je pusse sans honte me découvrir à lui. Il me témoigna tout l’intérêt qu’il prenait à moi, et me demanda ce que je comptais faire. Je l’instruisis de mes résolutions. Ainsi le lendemain il partit assez triste pour Ségovie, et je restai dans la maison, sans rien laisser entrevoir de mes chagrins. Je brûlai la lettre, de peur que si je venais par hasard à la perdre, quelqu’un ne la lût, et je commençai à faire des préparatifs à dessein d’aller à Ségovie recueillir ma succession et connaître mes parents, pour les fuir.