Don Pablo de Ségovie/VIII
À l’enseigne du pot cassé — Collection Scripta Manent N°45, (p. 84-92).
Rejas, où je couchai la première nuit.
Arriva le jour de quitter la meilleure vie que j’aie jamais menée. Dieu sait quelle fut ma douleur de me séparer de mes amis, qui étaient sans nombre ! Je vendis secrètement le peu que j’avais pour faire ma route, et au moyen de quelques impostures, je parvins à rassembler jusqu’à six cents réaux. Je louai une mule, et je sortis de la maison, d’où je n’avais plus que mon ombre à emporter. Comment exprimer tout le chagrin qu’eut le cordonnier pour son crédit, les gémissements de la gouvernante pour ses gages, les cris de l’hôte, pour le loyer de la maison ? L’un disait : « Le cœur me l’a toujours dit. » Un autre : « On avait raison de me dire que c’était un maître fourbe et un grand trompeur. » Enfin je partis si fort aimé du peuple, que par mon absence j’en laissai la moitié fondant en larmes, et les autres se moquant de ceux qui pleuraient.
Je réfléchissais en route sur toutes ces choses, lorsque après avoir passé Torote, je rencontrai un homme monté sur un mulet, lequel parlait fort vite, en lui-même, et était si fort occupé de son objet, qu’il ne me voyait pas, quoique je fusse à côté de lui. Je lui fis un salut qu’il me rendit. Je lui demandai où il allait, et après quelques questions et réponses de part et d’autre, la conversation tomba sur la descente du Turc et sur les forces du Roi. Il commença par m’exposer la manière dont on pourrait conquérir la Terre-Sainte, comment on s’emparerait d’Alger, et à ses discours je compris que c’était un fou politique. Nous causâmes assez gaîment, jusqu’à ce que, passant d’une chose à l’autre, nous vînmes à parler de la Flandre.
Il commença de soupirer, et dit : « Ces états me coûtent plus à moi qu’ils ne coûtent au roi. Depuis quatorze ans je médite un expédient qui aurait déjà tout pacifié, s’il n’était pas aussi impraticable qu’il l’est. » – « Quelle peut donc être, lui demandai-je, cette chose qui, convenant si fort, est impossible, et ne peut se faire ? » – « Qui vous dit, monsieur, reprit-il avec vivacité, qu’elle ne peut se faire ? Elle peut très bien se faire. Impossible est tout autre chose, et si je ne craignais de vous ennuyer, je vous apprendrais ce que c’est. Mais on le saura, puisque je compte le faire imprimer, avec d’autres petits ouvrages dans lesquels je fournis au roi le moyen de gagner Ostende de deux manières. » Je le priai de me les enseigner, et cet homme, tirant alors des papiers de sa poche, me montra peints le fort de l’ennemi et le nôtre, en me disant : « Vous voyez que toute la difficulté consiste dans ce petit bras de mer. Eh bien, j’ordonne de le dessécher avec des éponges, et de l’ôter de là. » À cette extravagance j’éclatai de rire, et lui, me regardant en face : « Je n’en ai parlé à personne qui n’ait fait comme vous, tant la chose fait plaisir à tout le monde. » – « Je n’en doute pas, répliquai-je, quand on entend une chose si neuve et si bien pensée. Mais, ajoutai-je, prenez garde, Monsieur, que l’eau étant alors ainsi tarie, la mer y en jettera tout autant. » — « La mer ne fera point cela, me répondit-il. J’y ai bien réfléchi, car j’ai imaginé cette invention pour creuser la mer de ce côté là, et lui donner douze stades de plus de profondeur. » Je n’osai rien répliquer, de peur qu’il ne me dit qu’il avait aussi un expédient pour faire descendre le ciel ici-bas. Je n’ai jamais vu de ma vie un si grand fou. Il disait que Juanelle n’avait rien fait, qu’il projetait à présent de faire monter d’une manière bien plus facile toute l’eau du Tage à Tolède. Et, sur ce que je lui demandai comment, il me répondit que ce serait par enchantement. Enfin il ajouta : « Je ne prétends pas le faire, si le roi ne me donne une commanderie, car je puis très bien la posséder, et j’ai des titres de noblesse très honorables. » Avec ces propos et ces extravagances, nous arrivâmes à Tarragone, où il resta, parce qu’il venait y voir une parente. Je poursuivis ma route, crevant de rire des expédients qui faisaient son occupation.
À quelque distance de là, j’aperçus de loin une mule en liberté, et près d’elle un homme à pied qui, regardant dans un livre, faisait des raies qu’il mesurait avec un compas. Il passait et sautait d’un côté à l’autre, et mettant de temps en temps un doigt sur l’autre, il faisait mille choses en sautant. Je m’arrêtai d’un peu loin pour le considérer, et j’avoue que je le pris d’abord pour un sorcier, de sorte que j’avais quelque peine à me déterminer à passer. À la fin cependant je me décidai, et quand je fus près de lui, il m’entendit. Il ferma aussitôt le livre, et voulut monter sur sa mule. Mais le pied lui glissa en le mettant dans l’étrier et il tomba. Je le relevai, et il me dit : « Je n’avais pas bien pris le milieu de la proportion pour faire la circonférence en montant. » Je ne compris pas ce qu’il disait, mais je me doutai à l’instant de ce qu’il était, parce que jamais femme n’a mis au monde un homme si extravagant. Il me demanda si j’allais à Madrid par une ligne droite ou par une route circonflexe. Quoique je n’entendisse rien à sa question, je lui répondis que c’était par un chemin circonflexe. Ensuite il me demanda encore à qui était l’épée que je portais, et après que je lui eus fait connaître qu’elle m’appartenait, il la regarda et dit : « Ces branches de la garde devraient être plus grandes, pour parer les coups de taille qui se forment sur le centre des estocades. » Il commença alors à parler avec un si grand flux de bouche, que je me vis forcé de lui demander quelle était sa profession. « Je suis, me répondit-il, matador, et le premier escrimeur du monde, toujours prêt à dégainer. » Ne pouvant plus me contenir de rire, je lui déclarai que je l’avais réellement pris pour un enchanteur, en voyant les cercles et tout ce qu’il faisait dans la campagne. « C’était, me dit-il, qu’avec la grande mesure, j’avais imaginé un moyen d’engager l’épée par le quart de cercle, pour tuer son adversaire sans condition, et l’empêcher par là de dire qui a été son assassin, et je cherchais à le rédiger suivant les règles des mathématiques. » – « Quoi donc ! lui dis-je, est-il possible qu’il y ait des mathématiques en cela ? » – « Non seulement des mathématiques, reprit-il, mais de la théologie, de la philosophie, de la musique et de la médecine. » – « Quant à la dernière, répliquai-je, je n’en doute pas, puisque dans cet art il est question de tuer. » – « Ne vous moquez pas, reprit-il, car vous allez apprendre tout à l’heure la parade contre l’épée, en faisant les plus grands coups de taille, de manière qu’ils comprennent en eux les spirales de l’épée. » Je lui avouai que je n’entendais pas la moindre chose à tout ce qu’il me disait. « Eh bien, reprit-il, ce livre vous en instruira. Il est intitulé Les Grandeurs de l’épée, il est très bon et renferme des choses admirables. Pour vous en convaincre, vous me verrez faire ce soir à Rejas, où nous coucherons, des merveilles avec deux broches ; et soyez bien persuadé que quiconque lira ce livre tuera tous ceux qu’il voudra. » – « Ou ce livre, répliquai-je, enseigne à procurer la peste aux hommes, ou il a été composé par quelque docteur. » – « Comment, par un docteur ! s’écria-t-il ; vous comprenez bien que son auteur en est un très savant, et volontiers je dirais, plus que savant. »
En causant ainsi, nous arrivâmes à Rejas. Nous descendîmes dans une auberge, et lorsque nous allions mettre pied à terre, mon compagnon de voyage me cria de toutes ses forces de faire avec mes jambes un angle obtus, et ensuite deux lignes parallèles, afin de descendre à terre perpendiculairement. L’aubergiste, qui me vit rire, rit aussi et me demanda si ce cavalier, qui parlait de la sorte, était indien. Peu s’en fallut alors que je n’éclatasse.
Mon compagnon s’approcha aussitôt de lui et lui dit : « Monsieur, prêtez-moi, je vous prie, deux broches, pour deux ou trois angles, je vous les rendrai dans le moment. » – « Jésus ! répondit l’aubergiste, donnez-moi, monsieur, les angles ; ma femme les fera rôtir, quoique je n’aie jamais ouï nommer ces oiseaux-là. » – « Ce ne sont pas des oiseaux », répliqua notre extravagant ; et, après avoir ajouté, en se tournant vers moi : « Voyez, monsieur, ce que c’est de ne rien savoir. » Il lui dit : « Prêtez-moi les broches, je ne les veux que pour escrimer, et ce que vous me verrez faire aujourd’hui, vous vaudra peut-être plus que tout ce que vous avez gagné dans votre vie. » Enfin comme les broches se trouvèrent employées, il nous fallut prendre deux grandes cuillers à pot.
L’on n’a jamais rien vu d’aussi plaisant dans le monde. Il faisait un saut, et disait : « Avec cette mesure, j’atteins mieux les degrés du profil. À présent je me sers du mouvement lent pour tuer au naturel. Cette botte devait être un coup d’espadon, et celle-ci un coup de taille. » Il ne m’approchait pas d’une lieue, il tournait seulement autour de moi avec la cuiller à pot, et comme je n’étais pas tranquille, on eût pris cela pour des assauts contre un pot-au-feu qui bout et qui fuit. « C’est là enfin, me dit-il, ce qu’il y a de bon, et non pas les pauvretés qu’enseignent ces misérables maîtres d’escrime qui ne savent que boire et se soûler. »
Il avait à peine achevé ces mots, qu’il sortit d’une chambre voisine un jeune mulâtre, montrant ses crocs, avec un chapeau rabattu en forme de parasol et une pièce de buffle sur l’estomac, sous une espèce de pourpoint déboutonné et plein de rubans. Il était cagneux, ayant les jambes comme l’aigle impérial, le visage avec un Per signum Crucis de inimicis suis. Il portait une barbe de canarien, avec de grosses moustaches, et une dague garnie de plus de grilles que n’en a un parloir de religieuses. En regardant la terre il dit : « Je suis examiné, j’en apporte le certificat, et je jure par le soleil qui échauffe les moissons, que je mettrai en pièces quiconque osera mal parler d’un homme tel que moi, qui professe les armes. » Dans la crainte de quelque événement désagréable, je me mis entre eux deux, et je lui dis que ce n’était point à lui à qui l’on parlait, qu’ainsi il n’avait pas sujet de se fâcher. « Qu’il mette, reprit le mulâtre, l’épée à la main, s’il la porte. Qu’il dépose sa cuiller à pot, et voyons quelle est sa vraie science. » Mon pauvre compagnon ouvrit le livre et dit à haute voix : « Ce livre nous l’apprend, il est imprimé avec la permission du roi, et je soutiendrai ici et partout ailleurs, avec la cuiller à pot et sans elle, que ce qu’il marque est vrai. Sinon, mesurons-le. » En même temps il prit le compas et commença à dire : « Cet angle est obtus. » Mais le maître, tirant alors sa dague, répliqua : « Je ne sais ce que c’est qu’angle et obtus ; je n’ai même jamais entendu de ma vie prononcer ces noms-là ; mais avec ce que je tiens à la main, je vous couperai par morceaux. » Il fondit à l’instant sur le pauvre diable, qui se mit à fuir, en faisant des sauts, par toute la maison, et disant : « Il ne peut me blesser, car je lui ai gagné les degrés du profil. » Nous mîmes la paix entre eux, l’aubergiste, moi et d’autres personnes qui se trouvèrent là présentes, quoique je me pâmasse à force de rire. On conduisit le bonhomme dans sa chambre, et moi avec lui. Nous soupâmes, et nous nous couchâmes, de même que tous les gens de la maison.
Sur les deux heures après minuit, il se lève en chemise et commence à parcourir la chambre dans l’obscurité, en faisant des sauts et disant en langage de mathématiques mille extravagances. Il m’éveilla, et non content de cela, il descendit et alla demander de la lumière à l’aubergiste, lui disant qu’il avait trouvé à l’estocade un objet fixe, qui était le segment de la subtendante. L’aubergiste était si fâché d’avoir été éveillé qu’il se donnait à tous les diables et ne put s’empêcher de le traiter de fou. Notre bonhomme remonta ensuite et m’invita à me lever, pour voir la ruse si fameuse qu’il avait imaginée contre le Turc et ses cimeterres. Il disait aussi qu’il voulait aller l’enseigner au roi, parce que c’était en faveur des catholiques.
Avec tout cela, le jour vint, nous nous habillâmes tous, et nous payâmes notre gîte et nos écots. On le réconcilia avec le maître d’armes, qui s’en alla en convenant que ce qu’alléguait mon compagnon était bon, mais que cela faisait plus de fous que d’adroits, parce que la plupart ne l’entendaient pas.