Du Cran !/« Stalky »

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Traduction par Louis Fabulet.
Mercure de France (p. 149-188).


« STALKY »


Voici la première histoire écrite à propos des aventures et exploits de trois écoliers — « Stalky », Mc Turk et « Beetle ». Je ne sais ce qui empêcha de l’insérer dans le livre intitulé Stalky et Cie livre composé de ces histoires. Une bonne partie, je regrette de le dire, est vraie pour de bon, quoique ce soit pas là une recommandation ; et la seule morale à en tirer, selon moi, c’est que, lorsque, pour un motif quelconque, il vous arrive d’être dans le pétrin, vous avez plus de chance d’en sortir à votre avantage si vous gardez votre tête que si vous vous énervez et vous arrêtez de penser.

« Et alors, — c’était une voix de jeune garçon étrangement égale et rassise, — de Vitré a dit que nous étions de sales froussards de ne pas les aider, et moi j’ai répondu qu’il y avait trop de types là dedans pour nous plaire. De plus, il est question de gâchis je ne sais où, avec le grand de Vitré pour s’occuper de tout. Est-ce que je n’avais pas raison, Beetle ?

— Et, en tout cas, c’est un idiot de biznai, depuis A jusqu’à Z. Qu’est-ce qu’ils feront de ces sales vaches une fois qu’ils les auront ? Passe encore de traire une vache — si elle se laisse faire. Cela va tout seul, mais les poursuivre…

— Tu es stupide, Beetle.

— Non, je ne le suis pas. Où y a-t-il du bon sens à pousser un tas de vaches depuis les Terriers jusqu’à — à — où çà ?

— Ils essaient de les pousser là-haut, à la cour de ferme de Toowey au sommet de la colline — celle qui est vide, où nous avons fumé mardi dernier. C’est une vengeance. Le père Vidley a donné la chasse à de Vitré deux fois la semaine dernière pour avoir monté ses poneys sur les Terriers ; et de Vitré s’en va lever tout ce qu’il va pouvoir de son bétail pour le planter là-haut sur la colline. Il va tout gâcher, en attendant — avec Parsons, Orrin et Howlett pour l’aider, ils se contenteront de glapir et de hurler, et de se défiler s’ils voient Vidley.

— Nous aurions pu, nous autres, conduire cela », dit Me Turk lentement, en remontant le col de son veston à cause de la pluie qui balayait l'air au-dessus des Terriers.

Ses cheveux étaient de ce rouge acajou sombre qui va avec certain tempérament.

« Nous aurions dû, répliqua Corkran[1] avec une égale confiance. Mais ils s’étaient engagés là dedans comme s’il s’agissait d’une chasse aux moineaux. Je n’ai jamais levé de bétail, mais il me semble, à moâ-â-â ; qu’on peut aussi bien être stalky pour une chose que pas. »

Les vapeurs fumeuses de l’Atlantique chassèrent en volutes au-dessus de la tête des jeunes garçons. Hors de la brume, au vent, d’au delà de la barre grise de l’Arête des Galets, s’en venait l’incessant rugissement des houles longues d’un mille de l’Atlantique. Sous le vent, quelques poneys perdus et du bétail, propriété des électeurs du bourg de Northam, et jouets récalcitrants des élèves à leurs heures de loisir, se distinguaient à travers le brouillard. Les trois écoliers avaient fait halte près de la Barrière du Bétail qui marque la limite des cultures, là où les champs descendent de Northam Hill aux Terriers. Beetle, ébouriffé et porteur de lunettes, faisait aller et venir son nez le long du barreau supérieur tout mouillé ; Mc Turk, tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, regardait l’eau s’amasser dans l’une ou l’autre empreinte, tandis que Corkran sifflait entre ses dents appuyé contre un talus herbu, en cherchant à percer la brume. Une personne adulte ou pondérée eût pu dire du temps qu’il était ignoble ; mais les élèves de cette École ne savaient pas encore prendre un intérêt national au climat. Il faisait un peu humide, c’était sûr, mais il faisait toujours humide dans le trimestre de Pâques, et l’humidité de mer, à leur avis, ne pouvait en aucun cas vous enrhumer. Les mackintoshs étaient choses pour aller à l’église, mais paralysants s’il s’agissait de courir à la moindre alerte dans la campagne boueuse. Aussi attendaient-ils avec sérénité sous le déluge, vêtus comme leurs mères n’eussent guère aimé le voir.

« Dis donc, Corky, dit Beetle, en essuyant ses lunettes pour la vingtième fois, si l’on ne va pas aider de Vitré, qu’est-ce qu’on fait ici ?

— Nous allons surveiller, fut-il répondu. Tenez l’œil sur votre Oncle, et il vous tirera d’embarras.

— C’est un sacré biznai, de rabattre du bétail — en pleine campagne, dit Mc Turk, qui, en sa qualité de fils de baronnet irlandais, connaissait quelque chose de ces opérations. Ils auront à courir moitié plus loin que les Terriers après elles. Je suppose qu’ils montent les poneys de Vidley ?

— De Vitré, sûrement. C’est un as, à cheval. Écoutez ! Quel barnum ils font ! On va les entendre à des milles.

L’air se remplit de huées et d’appels, de cris, de paroles de commandement, du cliquetis de clubs de golf brisés et d’un fracas de pieds cornés. Trois vaches et leurs veaux arrivèrent à la Barrière du Bétail à un galop de laitières, suivies de quatre jeunes bœufs aux yeux fous et de deux poneys hirsutes. Un adolescent gras et taché de son, d’une quinzaine d’années, trottait derrière, chevauchant à cru et brandissant un piquet de haie. De Vitré, jusqu’à certain point, était un garçon inventif, nourrissant pour l’exercice du cheval une passion que les fermiers de Northam n’encourageaient point. Le fermier Vidley, qui n’arrivait pas à comprendre qu’un poney au pâturage aimât qu’on le fît galoper de droite et de gauche, l’avait une fois appelé voleur, et l’insulte s’envenima. D’où le raid.

« Venez, cria-t-il par-dessus son épaule. Ouvre la barrière, Corkran, ou ils vont tous rebrousser chemin. Nous avons cru que ça n’en finirait jamais de les avoir. Oh, mince de fureur du père Vidley !

Trois élèves à pied arrivèrent au pas de course, criant chû, chû ! au bétail, en amateurs très allumés, jusqu’à ce qu’ils le fissent s’engager dans l’étroit sentier haut encaissé du Devonshire qui grimpait en haut de la colline.

« Viens, Corkran. On n’a pas fini de rigoler », plaida de Vitré.

Mais Corkran secoua la tête. L’affaire lui avait été exposée après dîner, ce jour-là, sous la forme d’un plan achevé, dans lequel il pourrait, à titre de faveur, jouer un rôle secondaire. Et Arthur Lionel Corkran, N° 104, faisait fi des lieutenances.

« Vous vous ferez poisser, cria-t-il, en refermant la barrière. Parsons et Orrin ne valent rien dans une bagarre. Vous serez poissés, sûr comme je te le dis, de Vitré.

— Tu n’es qu’un sale trouillard ! »

Déjà le parleur s’était évanoui dans la brume.

« Zut ! dit Mc Turk. C’est peut-être la première fois qu’on a jamais essayé de lever du bétail à la Boîte. Laisse faire…

— Merci bien, dit Corkran avec fermeté ; tiens l’œil sur ton Oncle. »

Sa parole faisait loi dans ce cas-là, car l’expérience leur avait appris que, lorsqu’ils manœuvraient sans Corkran, ils tombaient dans les ennuis.

« Tu rages parce que tu n’en as pas eu l’idée le premier », dit Beetle.

Corkran lui allongea trois coups de pied froidement, sans que bougeât un muscle de leur visage à l’un plus qu’à l’autre.

« Non, je ne rage pas ; mais ce n’est pas assez, stalky pour moi ! »

« Stalky », dans le vocabulaire de leur école, voulait dire adroit, bien pesé et rusé, en tant qu’appliqué à un plan d’action ; et la «  stalkiness » était la seule vertu pour laquelle Corkran prît de la peine.

« Même chose, dit Mc Turk. Tu te crois le seul type stalky de la Boîte. »

Corkran lui allongea un coup de pied comme il avait fait pour Beetle ; et tout comme Beetle, Mc Turk n’y prêta pas la plus légère attention. Suivant le code de leur amitié, ce n’était guère plus qu’une notification formelle de dissentiment à propos d’un projet.

« Ils n’ont pas mis de piquets, poursuivit Corkran (c’était une école de préparation pour l’Armée). On devrait le faire — quand il ne s’agirait que de chiper des pommes. La cour de Toowey doit être pleine de garçons de ferme.

— Elle ne l’était pas la semaine dernière, dit Beetle, quand nous avons fumé dans ce hangar à charrettes. C’est à un mille de n’importe quelle maison, en plus. »

L’un des sourcils blonds de Corkran se releva.

« Oh, Beetle, je suis si fatigué de t’allonger des coups de pied ! Est-ce que cela signifie qu’elle soit vide maintenant ? Ils auraient dû envoyer un type devant pour voir. Ils ne sont destinés qu’à se faire poisser. Et où se défileront-ils, s’il leur faut courir pour cela ? Parsons n’est ici que depuis deux termes. Il ne connaît pas, lui, la topographie du pays. Orrin est un âne bâté, et Howlett se carapate dès qu’il aperçoit un gouverneur (patois pour désigner tout indigène du Devon engagé dans les travaux agricoles) d’aussi loin que ce soit. De Vitré est le seul type passable de la bande, et — et c’est moi qui lui ai donné l’idée de se servir de la cour de Toowey.

— Voyons, ne te frappe pas, dit Beetle. Qu’est-ce qu’on va faire ? C’est tarte ce qu’il fait mouillé ici.

— Laisse-nous y rêver. (Corkran siffla entre ses dents et tout à coup partit en un prompt et court double pas en avant.) Nous allons monter tout de suite sur la colline pour voir ce qu’il leur arrive. Couper à travers champs ; et nous nous aplatirons dans la baie là où la sente débouche près de la grange — où nous avons trouvé ce hérisson mort au dernier terme. Venez ! »

Il grimpa sur le talus de terre pour se laisser retomber sur le labour saturé de pluie. La pente était rapide qui menait au front de la colline, où se dressaient les granges de Toowey. Les écoliers ne tinrent nul compte des barrières plus que des chemins frayés, traversant champ sur champ en diagonale, et où ils rencontraient une haie, se faisant jour à travers, tels des bassets. La sente se trouvait sur leur flanc droit et ils entendaient force mugissements et appels dans cette direction.

« Ma foi, si de Vitré ne se fait pas poisser, dit Mc Turk, qui d’un coup de pied se débarrassa de quelques livres de terre grasse contre le poteau d’une barrière, c’est pas faute de le mériter.

— On se fera poisser, nous aussi, si tu t’en vas le nez en l’air comme ça. Plonge, espèce de bourrique, et coule-toi le long de la haie. Nous pouvons arriver là-haut tout près de la grange, dit Corkran. Où est le bon sens de ne pas faire une chose stalkément quand on est en train de la faire. »

Ils s’insinuèrent de bas en haut dans une vieille double haie creuse à pas trente mètres de la vaste grange en charpente noire pourvue de ses hangars carrés. Leurs dix minutes de grimpée les avaient élevés à deux cents pieds au-dessus des Terriers. Comme les brumes se divisaient çà et là, ils en purent voir le grand triangle de vert trempé, effleuré de dunes de sable jaunes, et frangé d’écume blanche, étendu comme une carte bavochée au-dessous d’eux. Le flot de l’Arête des Galets soutenait de sa basse les bruits désordonnés de la sente.

« Qu’est-ce que je vous disais ? dit Corkran, en cherchant à voir à travers les nouvelles pousses de l’aubépine qui commandait une vue de la cour de ferme. Trois garçons de ferme — qui sortent du fumier avec des fourches. Il est trop tard pour faire changer de direction à de Vitré. On serait poissés si on se montrait. En plus, ils les ont entendus. Ils ne pouvaient pas ne pas les entendre. Quels ânes ! »

Les indigènes, brandissant leurs armes, tenaient conciliabule en usant à maintes reprises du terme « Collégien ». Comme le tumulte grandissait, ils s’éclipsèrent dans différentes bergeries et étables. Le premier du bétail se présenta au trot à l’entrée de la cour, et de Vitré félicita sa bande.

« Parfait, cria-t-il. Oh, ce que le père Vidley va mousser ! Ouvre la barrière, Orrin, et chasse-les à travers. Ils ont pas mal chaud.

— Vous ne tarderez pas à être comme eux », murmura Mc Turk, comme les déprédateurs se précipitaient dans la cour à la suite du bétail.

Ils entendirent une clameur de triomphe, des piaillements de désespoir ; virent un Devonien garder la barrière avec une fourche, tandis que les autres, hélas ! s’emparaient des quatre garçons.

« Bourriques, triples bourriques ! Sacrées bourriques d’enfer ! Idiots d’ânes de cinquième ! dit Corkran. Ils n’ont même pas enlevé leurs bonnets-de-maison[2]. »

Ces délicates confections de couleurs primitives ne furent pas lancées, comme d’aucuns l’imaginent, pour encourager l’Orgueil-de-maison ou esprit de corps[3], mais dans un but d’identification à distance, pour le cas où le porteur violerait bornes ou règlements. C’est pourquoi, en temps de guerre, personne qu’un idiot ne porterait la sienne autrement que le dedans en dehors.

« Aïe ! Petits vauriens. Nos vos tenons ! Qu’est-ce que vos êtes allés faire aux bêtons de Mister Vidley ?

— Oh, nous les avons trouvés, dit de Vitré, qui portait galamment la défaite. Les voulez-vous ?

— Trouvais ! Ces bêtons-là partis tout seuls comme ça — tout sans le souffle, tout poussifs et échauffés. Oh ! c’est une honte. Vos avez presque fait crever les vaques — sans parler de ce qui est de les voler. On envoie les enfants de pauv’ en prison pour pas la moitié de ça.

— Cela, c’est un mensonge, dit Beetle à Mc Turk, en se retournant sur l’herbe mouillée.

— Je sais ; mais ils le disent toujours. Te rappelles-tu quand ils nous ont poissés à la Ferme du Singe, ce dimanche, avec les pommes dans ton haut de forme ?

— La barbe ! Ils vont les enfermer et envoyer chercher Vidley, murmura Corkran, comme l’un des vainqueurs descendait la colline courant dans la direction d’Appledore, et que les prisonniers étaient conduits dans la grange.

— Mais ils n’ont pris ni leurs noms ni leurs numéros, en attendant, dit Corkran, qui était tombé dans les mains de l’ennemi plus d’une fois.

— Mais ils sont bouclés ! Plutôt malsain pour de Vitré ; dit Beetle. C’est une raclée, de toute façon, même si Vidley ne lui casse pas la tête. Le Principal est plutôt vif en ce qui regarde l’ouverture de barrière, le braconnage et tout cela. Il se fout du levage de bétail.

— C’est affreusement mauvais pour les vaches, en plus, de les faire courir lorsqu’elles ont du lait, dit Mc Turk, en dressant un genou hors d’une touffe de primevères trempées ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Corky ?

— On va entrer dans le vieux hangar à charrettes où nous avons fumé. C’est près de la grange. Nous pouvons couper en travers pour passer de l’autre côté pendant qu’ils sont à l’intérieur, et grimper dedans par la fenêtre.

— Et si on se fait poisser ? » dit Beetle, en bourrant son bonnet-de-maison dans sa poche.

Les bonnets, cela dégringole ; aussi va-t-on à l’action tête nue.

« C’est justement cela. Ils n’iront jamais rêver qu’il y a d’autres copains pour s’envoyer droit dans le piège. En plus nous pouvons sortir par le toit s’ils nous repèrent. Tenez l’œil sur votre Oncle. Venez », dit Corkran.

Un bond les mit à une grosse pièce d’orties au-dessus de la fenêtre de derrière, sans vitres, du hangar aux charrettes. Le devant, à l’air libre, cela va sans dire, donnait sur la cour.

Ils passèrent à qui mieux mieux par cette fenêtre, se laissèrent tomber parmi les charrettes, et grimpèrent à l’étage du dessus, grossièrement planchéié, qu’ils avaient, en quête d’une retraite, découvert la semaine précédente. Il couvrait la moitié du bâtiment, et finissait dans les ténèbres au mur de la grange. Les tuiles du toit étaient brisées et déplacées. Par les trous ils commandaient libre vue sur la cour, à demi remplie d’un bétail inconsolable fumant tristement sous la pluie.

« Tu comprends, dit Corkran, toujours attentif à s’assurer sa ligne de retraite, s’ils nous bouclent ici, on peut se faufiler entre ces chevrons, glisser à bas du toit, et se défiler. Ils ne pourraient pas même passer par la fenêtre. Ils auraient à faire tout le tour de la grange. Eh bien, es-tu satisfait, espèce de bafouilleur ?

— Peuh ! Tu n’as dit cela que pour te rassurer toi-même, rétorqua Beetle.

— Si les planches n’étaient pas toutes défaites, je t’allongerais bien un coup de pied, grogna Corkran. Absurde d’aller se fourrer dans un endroit d’où on ne peut sortir. Ferme ça et écoute. »

Un murmure de voix leur parvint de l’extrémité du grenier. Mc Turk s’y dirigea prudemment sur la pointe des pieds.

« Hi ! Cela conduit dans la grange, on peut passer par là. Venez-vous-en ! »

Il tâta le mur de planches.

« Qu’est-ce que c’est, de l’autre côté ? demanda Corkran, l’homme prudent.

— Du foin, espèce d’idiot. »

Ils entendirent ses talons de soulier heurter du bois, et il avait disparu.

À une époque quelconque on avait dû parquer des moutons dans le hangar à charrettes, et quelque ingénieux ouvrier de ferme, plutôt que de faire le tour avec le foin, avait déplacé une planche dans la paroi de la grange pour jeter le fourrage par là. Ce n’était en aucune façon un passage légal, mais douze pouces carrés, le premier gamin venu n’en demande pas davantage.

« Regarde donc ! dit Beetie, pendant qu’ils attendaient le retour de Mc Turk. Le bétail rentre à l’abri de l’eau. »

Un dos brun et velu se montrait à quelque trois pieds au-dessous de la moitié de plancher comme une à une les bêtes entraient en se poussant de l’épaule pour chercher un abri parmi les charrettes, et remplissaient le hangar de leur suave haleine.

« Voilà qui nous barre la sortie, à moins de passer par le toit, et c’est plutôt quelque chose comme saut, à moins d’y être obligé, dit Corkran. Ils sont droit en face de la fenêtre en plus. En voilà, une journée ! »

« Corkran ! Beetle ! (Le murmure de Mc Turk tremblait de délice.) On peut les voir ; je les ai vus. Ils ont une frousse bleue dans la grange, et les deux rustres sont en train de se moquer d’eux — horrible ! Orrin cherche à les acheter et Parsons pleure presque comme un veau. Venez voir ! Je suis dans le grenier à foin. Passez par le trou. Pas de pet, Beetle. »

Le corps souple, ils s’insinuèrent dans le foin par les planches déplacées, et rampèrent jusqu’au bord du grenier. Trois années d’escarmouches contre des paysans rudes et peu sympathiques leur avaient appris les éléments de la stratégie. Pour la tactique ils avaient recours à Corkran ; mais Beetle lui-même, connu pour son humeur distraite, se tenait une poignée de foin devant la tête tout en rampant. Il n’y eut ni hâte, ni ricanement dénonciateur, ni cris nerveux. Ils avaient appris, grâce aux coups de canne, la folie de ces choses. Mais la conférence près d’un coupe-racines sur le plancher de la grange était toute à ses propres affaires ; le parti de de Vitré promettant, implorant, cher chant à amadouer, tandis que les indigènes riaient tels des Inquisiteurs.

« Attendez que Mister Vidley et Mister Toorey — ouai, et le garde champêtre arrivent, était leur unique réponse. C’est environ l’heure d’aller traire. Qu’é qu’nos allons faire ?

— Va-t’en traire, Tom, et je vas rester à garder les jeunes messieurs, dit le plus gros des deux, qui répondait au nom d’Abraham. Mr. Toowey, probable qu’il vos fera payer pour user de sa cour avecque c’t’aplomb, Iss fai ![4] Vos serez fessés comme i’faut. Je compte ben qu’i’s’passera du temps avant qu’vos d’mandicz qu’lé beignets i’r’froidissent. Mais Mr. Vidley, c’est lui qui vos étrillera le mieux de tout. Il est vif, c’est mé qui vos le dis. »

Tom, d’un pas lourd, s’en alla traire. Les portes de la grange se refermèrent derrière lui, et dans le jour tombant une grande tristesse s’appesantit sur tous sauf Abraham, qui s’étendit éloquemment sur Mr. Vidley, son humeur et la vigueur de son bras.

Corkran se retourna dans le foin et battit en retraite vers le grenier vide, suivi de son armée.

« Rien de bon, fut son verdict. J’ai peur que tout ne soit fini pour eux. Il vaudrait mieux nous défiler.

— Oui, mais regarde ces sales vaches, dit Mc Turk, en crachant de là-haut sur le dos d’une génisse. Il nous faudra une semaine pour les éloigner de la fenêtre, et cette brute de Tom va nous entendre. Il est juste de l’autre côté de la cour, à traire.

— Bombarde-les, alors, dit Corkran. La peste, je suis fâché d’avoir à nous en aller, en tout cas. Si c’était possible de faire partir cet autre animal de la grange seulement une minute, nous pourrions les délivrer. Mais, ce n’est pas encore cela. Bombardezinguons ! »

Il sortit une légère catapulte de fabrication personnelle, bien usagée — la « bombarde » de ce temps-là — glissa une chevrotine dans sa souple bourse de peau de chamois, et tira l’élastique à fond. Les autres suivirent son exemple. Ils ne voulaient qu’écarter le bétail de leur chemin, mais en voyant les dos si près ils jugèrent de leur devoir de choisir chacun son oiseau et de lâcher de toute leur force.

Ils n’étaient nullement préparés à ce qui suivit. Trois jeunes bœufs, tâchant de se retourner au milieu de six camarades fortement pressés, pour ne pas mentionner trois veaux, plusieurs charrettes, et tout le débarras d’un hangar d’utilité générale, n’opèrent pas un tête à queue sans confusion. Ce fut heureux pour les jeunes garçons qu’ils se tinssent un peu en arrière sur le plancher, attendu qu’une tête cornue, brandie sous la douleur, lança en l’air une planche détachée au bord, laquelle redescendit à la façon d’une lance sur un dos stupéfait. Une autre victime se débattit de tout le corps à travers les brancards d’un cabriolet décrépit, les fracassant et mettant les roues sens dessus dessous. C’était plus que suffisant pour les nerfs de l’assemblée. Avec des mugissements furieux et maints coups de tête de droite et de gauche les bêtes se précipitèrent dans la cour, queues dressées, et engagèrent beau et loyal combat sur le fumier. La dernière vache à sortir accrocha de la corne un vieux tas de harnais ; il lui battait sur un œil et traînait derrière elle. Une camarade mettait-elle le pied dessus, ce qui arrivait toutes les quelques secondes, que naturellement elle tombait sur les genoux ; sur quoi en sa qualité de vache des Terriers, ayant à cœur les intérêts de son veau, elle attaquait la première qui passait. À demi terrifiés, mais ravis de la tête aux pieds, les gamins regardaient le cataclysme. Il était à son point culminant avant même qu’ils songeassent à une seconde balle. Tom sortit d’une étable, armé d’une fourche, pour s’y faire rechasser par la vache au harnais. Un jeune bœuf se débattit sur le tas de fumier, tomba, se releva, puis s’ensevelit jusqu’au ventre, impuissant et mugissant. Les autres prirent grand intérêt à lui.

Corkran, par le toit, « bombarda » avec science une génisse folâtre sur le museau, et il n’est nullement exagéré de dire qu’elle dansa un moment sur les jambes de derrière.

« Abram ! Oh, Abram ! E’sont ensorcelées. E’sont enragées. C’est i’ la fièvr’é d’lait ? E’sont quasi folles d’aver été chassées. Oh, Abram ? E’vont encorner les bêtons ! E’vont m’encorner itou ! Abram !

— Espère un brin, que je ferme la porte à clef », dit Abraham, fidèle à son dépôt.

Ils l’entendirent cadenasser la porte de la grange ; le virent sortir avec encore une autre fourche. Un jeune bœuf baissa la tête, Abraham courut à la porcherie la plus voisine, où des cris à tue-tête racontèrent qu’il avait troublé la paix d’une famille nombreuse.

« Beetle, lança laconiquement Corkran. Entre et tire-moi ces ânes de là. Vite ! Nous allons tenir les vaches en gaîté ».

Un peuple assis dans les ténèbres et l’ombre de monumentales raclées, trop abattu pour en vouloir à de Vitré, entendit une voix d’en haut qui disait : « Montez ici ! Venez ! Montez ! Il y a une sortie. »

Ils jouèrent du tibia à même les étançons du hangar sans un mot ; rencontrèrent un talon de soulier qu’on les priait de prendre pour guide et se forcèrent un passage désespéré par un trou dans les ténèbres, pour se voir hissés au jour par Corkran.

« Avez-vous vos bonnets ? Avez-vous donné vos noms et vos numéros ?

— Oui. Non.

— Tout va bien. Laissez-vous tomber par ici. Ne vous arrêtez pas à gueuler. Au-dessus de la charrette — par cette fenêtre, et détalez. Oust !

De Vitré n’en demanda pas davantage. Ils l’entendirent pousser un cri comme il tombait dans les orties, et par les ouvertures du toit ils suivirent du regard quatre silhouettes graciles qui disparaissaient dans la pluie. Tom et Abraham, de l’étable et de la porcherie, exhortaient le bétail à se tenir tranquille.

« My gum ![5] dit Beetle ; c’est stalky. Qu’est-ce que vous en dites ?

— C’était la seule chose à faire. N’importe qui aurait pu le voir.

— Est-ce qu’on ne ferait pas bien de se défiler, nous aussi, maintenant ? dit Mc Turk d’un air inquiet.

— Pourquoi ? Nous sommes, nous autres, à l’abri. Nous n’avons, nous autres, rien fait. Je veux entendre ce que le père Vidley va dire. Arrête-toi de bombarder, Turkey. Laisse-les fraîchir. Golly ![6] ce que cette génisse dansait ! J’ignorais, je le jure, que les vaches pouvaient être si délurées. Il était juste temps.

— Zut ! Voici Vidley — et Toowey, dit Beetle, comme les deux fermiers s’avançaient à grandes enjambées dans la cour.

— Gloats ! oh, gloats ! Fids ! oh, fids ! Chouettement fids et gloats pour nous ! dit Corkran. »

Ces mots, dans leur vocabulaire, exprimaient le summum du délice. « Gloats » impliquait plus ou moins de triomphe personnel, « fids » était le résumé de la félicité, et les gamins étaient en train de goûter les deux ce jour-là. Dernière joie de toutes, ils avaient eu le plaisir de faire la connaissance de Mr. Vidley, quoiqu’il ne les aimât pas. Toowey était plus qu’un étranger ; ses vergers étant situés trop près de la grand’route, Tom et Abraham ensemble racontèrent une histoire de bétail volé que la poursuite avait rendu fou ; de vaches sûres de crever en vêlant, et de lait qui ne reviendrait jamais ; laquelle histoire fit jurer Mr. Vidley pendant trois minutes consécutives en langage du Devon du nord.

« C’est trop fô’. C’est trop fô’, dit Toowey en manière de consolation ; espérons qu’é n’auront pas pris trop de mal. E’sont furieuses qu’ c’en est étonnant to’ d’ même.

— Ça va ben por vô, Toowey, qui vendez à ces sacrés collégiens soixante-dix pots la semaine.

— Quatre-vingts, répliqua Toowey, avec le triomphe débonnaire de quelqu’un qui a offert à plus bas prix que son voisin en adjudication publique ; mais c’est tot un pour mé. Vos êtes lib’e d’les étriller to’d’même que si c’étaient vos prop’es éfants. C’est su’ l’plancher d’ma grang’é qu’vos les étrillerez. »

« Généreux vieux cochon ! dit Beetle. De Vitré aurait dû rester pour cela ! »

« I’sont tous en seureté, et comme i’faut, dit l’officieux Abraham, en produisant la clef. J’compte ben qu’nos allons rentrer vos les tenir. Hé ! Les vaques, é’sont encore tout enragées. I’va fallé s’garer. »

La grange étant près du hangar, les jeunes garçons ne purent voir cette entrée officielle. Mais ils entendirent.

« Partis se mucher dans le foin. Pardi ! Ils ont la sainte frousse, cria Abraham.

— Fais-en débucher un ! Fais-en débucher un ! rugit Vidley en jouant de son bâton impatiemment du tambour sur le coupe-racines.

— Oh, ma mère ! fit Corkran, en se tenant sur un pied.

— Ferme c’té porte. Ferme c’té porte, que j’te dis. J’compte ben qu’on peut les trouver dans l’nouerre. I’n’faut pas qu’i nô filent comme des lapins ent’les jambes. »

La grand’porte de grange se referma avec fracas.

« My Gum ! » dit Corkran, ce qui était toujours son juron de guerre en temps d’action.

Il se laissa glisser en bas et resta parti peut-être vingt secondes.

« Et voilà qui va bien, dit-il en revenant d’un pas de promenade.

— Quoi ? cria presque M Turk, car Corkran, dans le hangar au-dessous, brandissait une grande clef.

« Un stalk ! Stalk épatant ! Sous clef ! tous les quatre ! fut la réponse, et Beetle tomba sur le ventre. Ouée ! I’sont à c’t’heu’comme qui dirait, oui-da, sous clef. Si tu te prends à rire, Beetle, tu me forceras à te rallonger un coup de pied.

— Mais, il le faut ! »

Beetle noircissait d’accès de rire réprimé. « Tu ne riras pas ici, alors. »

Il jeta le malheureux Beetle déjà boiteux par la fenêtre du hangar. Cela le calma ; on ne saurait rire sur un lit d’orties. Puis Corkran foula sa carcasse étendue et Mc Turk suivit, juste comme Beetle allait se relever ; de sorte qu’il fut renversé, et que les orties lui peignirent sur la joue l’image d’une affreuse éruption.

« Cru que cela te guérirait », dit Corkran en reniflant.

Beetle se frotta le visage désespérément avec des feuilles de « patience », et ne dit mot. Toute envie de rire l’avait abandonné. Ils entrèrent dans le sentier.

Alors une clameur s’éleva de la grange — un bruit composé comme de coups de pied de cheval, de panneaux de porte secoués, et de hurlements variés.

« Ils ont éventé la mèche, dit Corkran. C’est épatant ! »

Il renifla de nouveau.

« Laisse-les, dit Beetle. Personne ne peut les entendre. Rappliquons à la Boîte.

— Quelle brute tu fais, Beetle ! Tu ne penses qu’à ta sale personne. Ces vaches demandent à être traites. Les pauvres ! Écoute-les mugir, dit Mc Turk.

— Retourne les traire toi-même, alors. (La souffrance faisait danser Beetle.) Nous allons manquer l’appel à nous arrêter comme cela ; et j’ai déjà deux zéros cette semaine.

— Alors, dit Corkran, tu seras de pelote lundi. Mais, j’y pense, j’ai deux zéros aussi[7]. Hem ! C’est sérieux. C’est affreusement sérieux.

— Je te l’ai dit, repartit Beetle, sur le ton d’un triomphe vindicatif. Et il faut, lundi, que nous sortions pour ce nid d’éperviers. Au lieu de cela, on sera à suer des haltères. C’est tout de ta faute. Si on s’était défilé avec de Vitré tout de suite… »

Corkran s’arrêta entre les deux haies.

« Pause un rien et ne bafouille pas. Tiens l’œil sur l’Oncle. Savez-vous, je crois, moi, qu’il y a quelqu’un d’enfermé dans la grange que voilà. Je pense qu’il faudrait aller voir.

— Ne fais pas l’abruti. Viens-t’en à la Boîte. »

Mais Corkran ne prit nulle garde à Beetle. Il revint sur ses pas à l’entrée du sentier, et, élevant la voix, cria sur le ton de la perplexité :

« Hullo ? Qui est là ? Qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? Qui êtes-vous ?

— Oh, Ernest ! dit Beetle, en bondissant, oublieux de son tourment dans ce développement nouveau.

— Hé ! Hé ! Ici ! Ovrez-nous ! »

Les réponses arrivèrent assourdies et caverneuses de la masse noire de la grange, avec un renouveau de tonnerre sur la porte.

« Maintenant, à votre tour de bien jouer, dit Corkran. Toi, Turkey, tiens les vaches occupées. Rappelle-toi que nous venons de les découvrir. Nous autres, nous ne savons rien. Sois poli, Beetle. »

Ils se choisirent un chemin sur le fumier, et tinrent conversation par une fente près du gond de la porte. Les trois garçons les plus ingénument surpris qu’eût arrosés la pluie sans rémission. Et on eut tant de mal à leur faire comprendre. Il fallut de là dedans aux captifs leur répéter la chose et encore et encore.

« Y a des heures et des heures que nos sommes ici. (C’était Toowey.) Et les vaques à traire, et tout. (C’était Vidley.) Le vent a claqué la porte su’ nô et a’s’a forcée. (C’était Abraham.)

— Oui, nous le voyons. Elle est forcée de ce côté-ci, dit Corkran. Quels types sans soin vous êtes !

— Ovrez. Ovrez. Enfoncez-la avec une grosse pierre, mes jeunes messieurs. Les vaques, é’sont échauffées avec le lait et déchaînées. Espèces de gamins, est-ce que vô ne comprenez pas ? »

Vu que Mc Turk de temps à autre bombardait le bétail, qui se livrait à un renouveau de cabrioles, il était fort possible que les jeunes garçons eussent quelque connaissance de l’affaire. Mais Mr. Vidley étail grossier, ils le lui dirent à travers la porte, en prétendant ne reconnaître sa voix que maintenant.

« Allez-y doucement si c’est possible. J’ai payé le cadenas sept shillings six pence, dit Toowey. N’faites brin attention à lui. Ce n’est que le père Vidley.

— C’est-y que tu vas rester prisonnier et captif pour un cadenas, Toowey ? J’ai hont’é d’té. Cassez tout, mes jeunes messieurs ! C’é eun grac’é d’Dieu que vos nos ayez entendus. Toowey, t’es un avar’é d’naissance.

— Ce sera un long travail, dit Corkran. Dites-moi. C’est bientôt pour nous l’heure de l’appel. Si nous restons à vous aider, nous allons le manquer. Nous nous sommes déjà écartés à des milles de notre chemin — pour vous.

— Dit’à vot’ maît’, alors, ce qui vos a retenus — eun affair’ é’ d’ charité, comme qui dirait. J’lui raconterai itou quand j’apporterai l’lait demain, dit Toowey.

— Cela ne suffit pas, dit Corkran ; nous pouvons être rossés deux fois de trop d’ici là. Il va falloir nous donner une lettre. »

Mc Turk, le dos appuyé contre le mur de la grange, déchargeait son arme sans relâche et avec adresse dans le gros du troupeau.

« Ouai, ouai. Venez-vos-en à ma maison. Ma bourgeoise, é’vos écrira queuqu’chose é d’bien, mes jeunes messieurs. C’est elle qui fait les notes. J’vos baillerai eun’lett’é d’recommandation comme j’ferais por mon prop’garçon, si seulement vô’ povez faire que l’cadenas s’prête !

— N’faites pas de cas du cadenas, gémit Vidley. Que j’puisse seulement aller à mes pov’ vaques, avant qu’é soient crévées. »

Ils se mirent à l’œuvre avec étalage de cliquetis et d’arrachements, et quelque peu de cet aparté qui toujours fit les délices de Gorkran. Enfin — le bruit de clef dans la serrure fut couvert par celui de quelque martellement imaginaire à l’aide d’un gros galet — la porte s’ouvrit toute grande et les captifs parurent.

« Venez vite, Mister Toowey, dit Corkran ; nous devrions être en train de rentrer. Voulez-vous nous donner ce billet, s’il vous plaît ?

— Y en a qué’qu’s-uns de vos aut’, mes jeunes messieurs, qu’ont chassé mon bétail des Terriers, dit Vidley. J’vos avertis bellement que j’vas l’dire à vos maît’. J’vô connais ben, vô ! »

Il regarda fixement Corkran d’un air de déjà vu peu bienveillant.

Mc Turk le toisa de la tête aux pieds.

« Oh ! ce n’est que le père Vidley. Encore soûl, je suppose. Ma foi, on ne peut pas empêcher cela. Venez, Misler Toowey. Nous allons aller chez vous.

— Soûl, mé ! J’t’en donnerai, de la soûlerie ! Comment savé qu’vô n’êtes pas de la même bande ? Abram, as-tu pris leueu noms et leueu numéros ?

— Après qui en a-t-il ? dit Beetle. Ne pouvez-vous pas comprendre que si nous avions pris votre sale bétail nous ne serions pas ici pendus autour de votre sale grange ? Sur ma parole, vous autres, électeurs des Terriers, n’avez pas ombre de sens commun.

— Laisse la reconnaissance tranquille, dit Corkran. J’imagine qu’il était soûl, Mister Toowey ; et vous l’aurez cadenassé dans la grange pour le dessoûler. Fi ! Oh, fi ! »

Vidley repoussa l’accusation en un langage que les mères des écoliers eussent pleuré d’entendre.

« Eh bien, allez veiller sur vos vaches, alors, dit Mc Turk. Ne restez pas là à jurer après nous parce que nous avons été assez bons pour vous tirer d’affaire. Pourquoi diable vos vaches n’étaient-elles pas déjà traites ? Vous n’êtes pas un fermier. Il y a longtemps que l’heure de la traite est passée. Rien d’étonnant à ce qu’elles soient à moitié folles. Vous n’êtes qu’un vieux vilain de cul-terreux. Allez vous laver, monsieur. Je vous demande pardon, Mister Toowey. J’espère que nous ne vous retenons pas. »

Ils laissèrent Vidley se démener sur le tas de fumier, parmi les vaches, et se vouèrent à la tâche de s’attirer la faveur de Mr. Toowey en se rendant chez lui. L’exercice leur avait donné faim ; la faim engendre les bonnes manières, et ils se gagnèrent le cœur de Mrs. Toowey.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Trois quarts d’heure de retard sur l’Appel et quinze minutes de retard sur la Fermeture, dit Foxy, le Sergent d’école, d’un ton cassant. (Il les attendait à l’entrée du corridor.) Faites votre rapport à votre maître-de-maison, s’il vous plaît — et vous voilà dans de jolis draps, mes jeunes messieurs.

— Parfait, Foxy. Stricte attention aux ordres, dit Corkran. Maintenant où, si nous vous le demandions, nous diriez-vous que son honneur Mr. Prout pourrait pour le présent se trouver en train de « prouter » — hein ?

— Dans son cabinet, comme d’habitude, Mister Corkran. C’est lui qui a fait l’Appel.

— Hourra ! La chance est pour nous jusqu’au bout. Ne pleurez pas, Foxy. Je crains que vous ne nous ayez pas pour cette fois. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Nous sommes montés nous changer, monsieur, avant de venir chez vous. Cela nous a mis un peu en retard, monsieur. Nous n’étions pas vraiment très en retard. Nous avons été retenus — par une…

— Une affaire de charité, dit Beetle (et ils lui mirent sous les yeux le billet laborieusement écrit par Mrs. Toowey). Nous pensions que vous préféreriez une lettre, monsieur. Toowey s’est trouvé enfermé à clef dans une grange, et nous l’avons entendu appeler — c’est Toowey qui apporte le lait du Collège, monsieur — et nous sommes allés l’en faire sortir.

— Et ce qu’il y avait de vaches à attendre d’être traites ! dit Mc Turk ; et naturellement il ne pouvait pas y aller, monsieur. Ils ont dit que la porte s’était forcée. Voici son billet, monsieur. »

Mr. Prout le lut d’un bout à l’autre trois fois. Il était on ne peut plus irréprochable ; mais ne disait mot d’un thé copieux servi par Mrs. Toowey.

« Ma foi, je n’aime guère vous voir vous mêler aux fermiers ni aux électeurs du bourg. Il va sans dire que vous ne ferez plus — heu — de visites aux Toowey, dit-il.

— Il va sans dire que non, monsieur. C’était vraiment à cause des vaches, monsieur, répliqua Mc Turk, tout embrasé de philanthropie.

— Et vous êtes revenus tout droit ?

— Nous avons couru presque tout le temps depuis la Barrière du Bétail, dit Corkran, en développant avec soin, l’inessentiel. Cela fait un mille, monsieur. Naturellement il nous a fallu d’abord avoir le billet de Toowey.

— Mais c’est parce que nous sommes allés nous changer — nous étions plutôt mouillés, monsieur — que nous avons été réellement en retard. Après que nous nous sommes fait reconnaître du Sergent, monsieur, et qu’il savait que nous étions dans le Collège, nous n’aurions pas voulu venir sales comme nous étions. »

Plus suave que miel était la voix de Beetle.

« Fort bien, que cela n’arrive plus. »

Leur maître-de-maison apprit à les mieux connaître dans les années qui suivirent.

Ils entrèrent — pour ne pas dire firent leur entrée — dans la classe Numéro Neuf, où de Vitré, Orrin, Parsons et Howlett, devant le feu, étaient encore en train de narrer leurs aventures à des complices admiratifs. Les quatre se levèrent comme un seul potache.

« Qu’est-ce qui vous est arrivé, à vous ? Nous sommes rentrés juste pour l’Appel. Êtes-vous restés ? Racontez ! Racontez ! »

Les trois sourirent d’un air songeur. Ils n’étaient pas gens à en raconter plus qu’il ne fallait.

« Oh, nous sommes restés un bout de temps et puis nous sommes rentrés, dit Mc Turk. C’est tout.

— Espèce de faux frère ! Tu pourrais bien raconter à un copain, en tout cas.

— Tu crois ? Ma foi, c’est chiquement bien de ta part, de Vitré. Sur ma sacrée parole, c’est chiquement bien de ta part, dit Corkran, en se poussant des épaules au centre de la chaleur et se grillant un pied empantouflé devant le brasier. Ainsi, vous croyez vraiment que nous pourrions vous raconter ? »

Ils fixèrent les charbons et furent secoués de profonds, délicieux petits rires.

« Oh, ma mère ! Nous avons été stalky, dit Mc Turk. Je jure que nous avons été à peu près aussi stalky qu’on peut l’être. Est-ce vrai ?

— Ç’a été un stalk épatant, dit Beetle. Beaucoup trop bien pour vous le raconter, espèces de brutes, tout de même. »

La classe frémit sous l’insulte, mais ne fit pas un geste pour s’en venger. Après tout, de l’aveu de de Vitré, les trois avaient sauvé les déprédateurs de tout au moins une raclée publique.

« Cela n’a pas été trop mauvais, dit Corkran. Stalky est le mot.

— C’est toi qui as été le vrai stalky, dit Mc Turk, une épaule méprisante tournée vers le monde aux écoutes. By Gum ! Tu as été stalky. »

Corkran accepta le compliment et le nom tout ensemble.

« Oui, dit-il ; tiens l’œil sur ton Oncle Stalky, et il te tirera d’affaire.

— Ma foi, tu n’as pas besoin de te gonfler comme ça, dit de Vitré, d’un air mauvais. On dirait un chat empaillé. »

Corkran, désormais connu comme Stalky, ne broncha pas, mais sourit rêveusement.

« Pardi ! Oui. Naturellement, murmura-t-il. Votre Oncle Stalky — un sacré bon nom. Votre Oncle Stalky est un stalker comme il n’y en a pas, c’est un Grand Homme. Je jure que oui. De Vitré, tu n’es qu’un âne — un âne infect. »

De Vitré, sans les murmures d’approbation de Parsons et d’Orrin, eût démenti la chose.

« Tu n’as pas besoin de le rabâcher comme ça, alors.

— Eh bien, je le fais. Je le refais. Tu n’es qu’un monstrueux âne. Le sais-tu ? Penses-y un peu en prep. Rumine-le au plumard. Fais-moi le plaisir d’y penser toutes les demi-heures jusqu’à plus ample avis. Gummy ! Quel âne tu fais ! Mais ton Oncle Stalky (il ramassa le tisonnier de la classe et en frappa le manteau de la cheminée) — est un Grand Homme.

— Écoutez, écoutez, dirent Beetle et Mc Turk, qui avaient combattu sous les ordres de ce général.

— Ton Oncle Stalky n’est-il pas un Grand Homme, de Vitré ? Dis la vérité, espèce de vieil imposteur à cervelle de pachyderme.

— Oui ! dit de Vitré, déserté de toute sa bande. Je — je suppose que c’en est un.

— Tu ne dois pas le supposer. En est-ce un ?

— Eh bien, c’en est un.

— Un Grand Homme ?

— Un Grand Homme. Maintenant, vas-tu nous dire ? implora de Vitré.

— Non, pas pour un Empire », dit Stalky Corkran.

C’est pourquoi l’histoire est restée non contée jusqu’à ce jour.



  1. Surnommé Stalky.
  2. Les écoles anglaises sont divisées en maisons, dont on distingue les élèves par la couleur de leurs bonnets ou casquettes.
  3. En français, dans le texte.
  4. Ma parole ! dans le patois du Devonshire.
  5. Juron (sans équivalent en français) de haute antiquité chez les écoliers anglais.
  6. Juron de la même famille.
  7. En français dans l’original.