Du Cran !/Une « ligne droite » d’importance

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Traduction par Louis Fabulet.
Mercure de France (p. 117-145).


UNE « LIGNE DROITE »[1]
D’IMPORTANCE


La majeure partie de ce conte se passa au cours de la Guerre, vers 1916 ou 1917 ; mais il était beaucoup plus drôle tel que je l’ai entendu raconter par un officier de Marine qu’il ne l’est tel que je l’ai écrit de mémoire. Il montre, vérité d’ailleurs de tous temps reconnue — qu’il n’est rien qui ne puisse arriver dans la Marine.

H. M. S.[2] Gardénia (nous emprunterons son nom à la Corbeille de Fleurs, apanage des corvettes, quoique de profession ce fût un torpilleur) revint tranquillement à son mouillage un peu après minuit, et dérangea une demi-douzaine de ses frères en s’amarrant. Tout le monde en parla le lendemain matin, particulièrement Phlox et Stéphanotis, ses voisins de gauche et de droite dans le grand bassin sur la côte est d’Angleterre, qui était encombré de torpilleurs.

Mais l’âme de Gardénia — le Lieutenant de Vaisseau Commandant H. R. Duckett — planait fort au-dessus des injures. Ce qu’il avait fait durant sa dernière tournée avait été bien fait. Chose à tous égards plus importante — Gardénia était là pour un nettoyage de chaudière, ce qui voulait dire une permission de quatre jours pour son commandant.

« Où avez-vous pris cette défense, espèce de pirate d’arsenal ? » vociféra Stéphanotis par-dessus sa lisse, car Gardénia, portait de l’autre côté de la sienne une grosse défense de paillet en bastin évidemment fraîche sortie du dépôt. Elle craquait de neuf. « Espèce de pilleur d’épaves, où donc c’est-il que tu as trouvé cette défense neuve ? »

Le seul bâtiment auquel un torpilleur, parfois, ne volera pas de matériel est un torpilleur ; ce qui explique la pureté de ses mœurs et la hauteur de sa conversation, et sa curiosité au regard des approvisionnement volés.

Duckett, impassible, descendit pour revenir avec une valise qu’il porta sur le gaillard d’arrière de Sa Majesté, et, par-dessus un complet de balayeur-des-rues, la bourra encore d’une paire d’antiques guêtres en peau de porc.

Ici Phlox, assisté de sa dandy dinmont, Dinah, laquelle avait été dressée à hurler à certains accents de la voix de son maître, fit un récit plein de feu et imaginaire du retour de Gardénia la nuit précédente, retour qui fut comparé à celui d’une voiture d’ambulance avec une dame pour chauffeur.

Duckett se vengea en se glissant vivement sur la tête pour rien qu’un coquet instant une souple casquette de drap couleur bouillon. C’était la dernière goutte ! Phlox et Stéphanotis, qui ne nourrissaient nul espoir de permission pour le présent, déclarèrent cela une offense qui ne se pouvait effacer que le verre en main.

« Tout bien considéré, dit Duckett, je ne demande pas mieux. Venez ! » et, l’heure pressant, il donna les ordres nécessaires par la minuscule clairevoie du carré des officiers. Les capitaines arrivèrent. Phlox — Capitaine de Corvette Jerry Marlett, forte personne battue des autans, s’introduisit dans le fauteuil près du poêle du carré avec sa Dinah chérie dans les bras. Pas mal d’argent et beaucoup de terre, hérités d’un oncle, lui avaient fait quitter la Marine à la veille de la guerre. Trois jours après sa déclaration il était de retour, et depuis lors avait été fort affairé. Stéphanotis — Lieutenant de Vaisseau Commandant Augustus Holwell Rayne, dit « L’Eteignoir » à cause de son pessimisme, s’étendit sur le canapé. Il était petit et agile, mais d’un extérieur sombre, qu’un D. S. O.[3] gagné, disait-il, tout à fait par erreur, n’arrivait pas à éclaircir. « Cheval » Duckett, patron de Gardénia, était une survivance du type Marryat[4] — pirate rapace, astucieux, plein de ressources, trop bien connu de tous les arsenaux de Sa Majesté, homme à l’innocence facilement blessée, toujours capable de prouver un alibi, et dans le bateau duquel, si son maître-torpilleur avait jamais permis à quiconque d’y jeter un coup d’œil, on aurait pu trouver plusieurs échantillons de propriété du Gouvernement manquante. Son ambition était d’élever des cochons (animaux qu’il ne connaissait que sous la forme de jambon) dans le Shropshire (comté qu’il n’avait jamais vu) après la guerre, aussi la faisait-il avec zèle afin de rendre cet heureux jour plus proche. Il s’assit dans le fauteuil près de la porte, d’où il contrôla les opérations de « Crippen »[5], le maître d’hôtel du carré, naguère des Cirque et Balançoires Ambulants Bolitho, qui avait pris la haute mer afin d’éviter les attentions de la Police à terre.

Comme il va de soi, Duckett avait vu sa réputation noircie par les Lords de l’Amirauté, et il était au fort d’une chaude campagne contre eux. La mère veuve d’un breveté avait envoyé un jambon à son fils qui avait nom R. E. Davids. Par malheur le Maître Armurier E. Davies, qui jurait avoir à la fois une mère et de la part de cette mère des espérances de jambon, fut le premier à rencontrer ce dernier, et, lisant mal l’adresse, le fit faire bouillir pour, et sur-le-champ manger par, la table des Mécaniciens. E. R. Davids, âme vindicative, écrivit à sa mère, qui, semble-t-il, écrivit à l’Amirauté, qui, selon Duckett, lui écrivit tous les jours que Dieu fait, durant un mois, pour savoir ce qu’était devenu le jambon de E. R. Davids. Pendant ce temps-là le Maître Armurier coupable E. Davies avait été transbordé sur une corvette au large de la côte d’Irlande.

« Et que diable voulez-vous que je fasse ? demanda Duckett d’une voix plaintive à ses hôtes.

— Faites des démarches en vue d’un congé pour aller en Irlande armé d’une pompe à estomac faire rendre à Davies le jambon, suggéra promptement Jerry.

— C’est plutôt une idée, dit Duckett. J’avais songé à épouser la mère de Davids pour régler la question. En tout cas, c’est bien la faute de Crippen, qui n’a pas piloté le jambon dans le carré des officiers quand il est arrivé à bord. Que cela n’arrive plus, Crippen. Les jambons vont se faire très rares.

— Allons, maintenant que vous avez tiré tout cela de votre coffre, (Jerry Marlett baissa la voix) supposez que vous nous parliez de ce qui s’est passé — l’avant-dernière nuit.

La conversation prit un tour professionnel. Duckett produisit certain témoin — encore humide — à l’appui des revendications qu’il avait envoyées concernant le sort d’un sous-marin allemand, et fournit une série de faits et de chiffres et de relèvements dont les autres prirent note exacte.

« Et comment se comporte votre Enseigne Auxiliaire ? finit par demander Jerry.

— Oh, très bien, mais je ne le lui ai pas dit, naturellement. Ils sont assez durs à tenir dans le meilleur des temps, ces officiers d’occasion. Avez-vous remarqué qu’ils sont toujours au-dessus de leur tâche — toujours à prendre les choses par la difficulté, quand ils veulent bien se mettre à penser ? Pendant le retour, mon jeune marchand — alors que j’avais presque décidé de lui dire qu’il n’avait pas la panse aussi grosse qu’il en avait l’air — me raconta que son seul rêve dans la vie était de voler. Voler ! Il l’a, oui, volé avant que j’en aie eu fini avec lui, mais — imaginez votre Auxiliaire vous disant une chose comme celle-là ! « Ce doit être si intéressant de voler », répétait-il. Toute la Mer du Nord rien qu’un épatant râla de qu’est-ce-qui-va-venir, et ce chiot se plaignant du manque d’intérêt qu’il y trouvait. Voler ! Voler ! Quand moi je n’étais qu’Enseigne — »

Il se tourna avec émotion vers l’Éteignoir, qui l’avait connu dans ce grade en Méditerranée.

« On ne parlait guère de « voler » de notre temps, dit L’Éteignoir d’un ton dolent. Mais je ne vois à mon souvenir rien à part cela que nous n’ayons fait.

— Parfaitement ; mais on nous avait inculqué certaine décence. La nouvelle génération serait incapable de reconnaître la décence même s’ils la rencontraient sur une fourche à fumier. Voilà ce que je veux dire.

— Du temps où moi j’étais Enseigne, commença Jerry pensivement, sur le Polycarp — le pieux Polycarp — Dix-Neuf-Cent-Sept, j’attrapai neuf coups de garcette, et de première, de la main de l’Ancien pour avoir occupé la salle de bain dix secondes de trop. Vingt minutes plus tard, juste au moment où les bourrelets commençaient à se montrer, vous savez, voilà qu’on m’envoie dans le youyou avec un Caporal de Marine et un simple soldat chercher le Chef de Toutes les Pelungas pour le ramener à bord. On le réclamait pour histoire d’esclavage, ou de baraterie, ou de bigamie, ou quelque chose d’approchant.

— Toutes les Pelungas ? répéta Duckett avec intérêt. Curieux que vous mentionniez cette partie-là du monde. À quoi cela peut-il bien ressembler, les Pelungas ?

— Délicieux. Des centaines d’îles et des millions de récifs de corail avec atolls et lagons et palmiers, et toute la population pagayant entre tout cela dans des pirogues à balancier comme des régates permanentes. Sale navigation, tout de même. Il fallut au Polycarp mouiller à cinq milles de là à cause des récifs (et même alors notre officier de manœuvre s’arrachait les cheveux), et j’eus une heure de gouvernail sur des bancs brûlants et durs. Vous parlez d’un supplice ! Vous savez. Nous accostâmes dans une eau de savon blanche au débarcadère de l’île du Chef. Le Chef ne voulait tout d’abord entendre parler de personne. Il avait mis en ligne toute son armée — forte de trois cents hommes pourvus de vieilles carabines Martini et d’une paire de pièces de sept dignes des ancêtres — au front de son fort. Nous ne savions, nous autres, quoi que ce soit de ses arrangements domestiques. Nous tombâmes littéralement au milieu d’eux, pour ainsi dire. Alors voilà que mon Caporal de Marine — l’homme le plus gras du Service sauf un — dégringole à bas des marches du débarcadère. Le Chef avait un Premier Ministre — à peu près aussi gras que mon Caporal — lequel aida celui-ci à se relever. Ma foi, cela brisa un tantinet la glace. Le Premier Ministre était un homme d’État. Il y mit de la vaseline, tandis que le chef m’envoyait au diable, moi et la Marine et le Gouvernement Britannique, et je ne cessais de me tortiller dans mon pantalon blanc pour l’empêcher de coller. Vous savez ce qu’on éprouve ! Je me rappelle avoir dit au Chef que le Polycarp le ferait sauter hors de l’eau, lui et son île, s’il ne s’en venait dare-dare. Il aurait pu le faire — en une semaine ou deux ; mais nous étions alors en train de laver les hamacs. J’avais oublié ce détail sur le moment. J’avais un tantinet chaud — tout partout. Le Premier Ministre nous apaisa de nouveau, et bientôt le Chef déclara qu’il allait nous faire une visite officielle — à titre de faveur. La faveur, je m’en foutais, pourvu qu’il s’amène. Aussi mouillai-je à un quart de mille du rivage avec le youyou, pour le cas où les pièces de sept partiraient — je savais que les Martinis ne nous atteindraient pas à cette portée-là — et je l’attendis jusqu’à ce qu’il poussât dans sa barque officielle — quarante rameurs de chaque bord. Vous me croirez si vous voulez, mais il prétendait prendre la préséance sur le Pavillon de la Marine Royale pour se rendre au bateau ! Il me fallut le semer derrière le youyou et l’amener accoster dans les règles. J’avais si mal que c’est à peine si je pus monter à bord pour finir.

— Qu’est-ce qui arriva au Chef ? demanda L’Éteignoir.

— Rien. Il fut acquitté ou condamné — j’ai oublié quoi — mais c’était un parfait gentleman. Nous allions faire des promenades en mer avec lui et son peuple — danser avec eux sur le rivage et toutes choses comme ça. Pour ma part je ne brigue pas de société plus aimable que celle des Pelungaliens. Ils ne sont pas habitués aux Blancs — mais ce sont des élèves de premier ordre.

— Oui, ils me font l’effet d’un joyeux clan, dit Duckett en manière de commentaire.

— Où avez-vous bien pu les rencontrer ? demanda Jerry.

— Nulle part ; mais mon phénomène d’Enseigne a un cousin qui est allé voler par là.

— Voler dans Toutes les Pelungas ? s’écria Jerry. C’est impossible.

— De nos jours ? Où est votre brillant vocabulaire de jeunesse ? Rien n’est nulle part impossible aujourd’hui, répliqua Duckett. Les gens les plus chics volent.

— Faites exception pour moi, grogna Jerry. Nous sommes montés une fois, Dinah, ma jolie, et cela nous a rendus tous deux bien malades, n’est-ce pas ? Quand donc tout cela est-il arrivé, Cheval ?

— Je ne sais quand l’an dernier. Ce type, le cousin de mon Enseigne — un garçon appelé Baxter — s’en alla en dérive parmi Toutes les Pelungas dans son appareil et manqua la liaison avec son bateau. Il fut porté manquant pendant des mois. Puis il rappliqua. C’est tout.

— Il s’appelait Baxter ? demanda L’Éteignoir, Attendez voir ! Je me demande si ce ne serait pas « Beloo »[6] Baxter, par hasard. Il y avait un type de ce nom il y a quelque chose comme cinq ans à la Station de Chine. Il s’était fait tatouer partout, sans s’inquiéter des conséquences, à Rangoon. Puis il fut comme fiancé à une femme à Hongkong — une femme riche encore. Mais le Commissaire de son bateau le vendit. Il avait un véritable cinéma de grenouilles et de libellules jusqu’en haut des jambes. Et ce n’était que le lever de rideau. Si bien qu’elle rompit, et il assomma à moitié le Commissaire, sur quoi il se fit bouddhiste ou quelque chose comme cela.

— Ce ne peut être ce Baxter-là, ou mon Enseigne me l’aurait dit, repartit Duckett. Mon Enseigne est un jeune animal à l’esprit morbide.

Maskee[7] l’esprit de votre Enseigne ! dit Jerry.

— Qu’est-ce que ce brave Baxter — avec ou sans enluminures — faisait dans Toutes mes Pelungas ?

— Pour tout ce que j’en sais, répondit Duckett, le Lieutenant Baxter volait dans ces parages — avec un observateur — en partant d’un bateau.

— Oui, mais pourquoi ? insista Jerry. Et quel bateau ?

— Il volait pour s’exercer, j’imagine, et son bateau était le Cormorang. Vous sentez-vous plus éclairé ? Et il vola, vola, vola, jusqu’à ce que, à eux deux, lui et son observateur, et la basse visibilité et la Providence et toutes ces machines-là aidant, ils perdissent leur bateau, tout comme d’autres gens que je connais. Sur quoi il battit de l’aile à sa recherche jusqu’à la tombée de la nuit parmi les Pelungas, et puis effectua un atterrissage sur l’eau[8].

— Quelque chose comme trempette — d’atterrir de cette façon-là, Dinah. Nous connaissons cela, nous autres, dit Jerry dans la fine petite oreille dressée en son giron.

— Puis il bourlingua de côté et d’autre dans l’obscurité jusqu’à ce qu’il bourlinguât sur un récif de corail, sans plus pouvoir tirer d’affaire l’appareil. Le corail, c’est pas de la vase, dites-moi ? »

La question était pour Jerry, mais l’insulte s’adressait à L’Éteignoir, qui dernièrement avait passé dix-huit heures sur un banc mou et tenace au large de la Côte Est. L’Éteignoir détacha un coup de pied à son hôte, de là où il était étendu au long du canapé.

« Alors, continua Duckett, ce brave Baxter s’activa autour de son sans fil et S O S’a[9] comme un diable jusqu’à ce que la marée se fît sentir et mît le « zinc » à flot hors du récif, et ils bourlinguèrent vers une autre île dans l’obscurité.

— Des milliers d’îles dans Toutes les Pelungas, murmura Jerry. Pareillement des récifs — des chevelus. Quid à propos des récifs ?

— Oh, ils continuèrent à faire tête sur des récifs dans l’obscurité, jusqu’à ce qu’il leur vînt à l’esprit d’allumer leurs fanaux pour les voir tout en allant. Et ils allèrent ainsi éblouissants, puants et bourlinguant de long en large dans les récifs jusqu’à ce qu’ayant trouvé une brèche dans l’un d’eux, ils bourlinguassent droit sur une île inhabitée.

— Ce doit avoir arrangé l’appareil, dit Jerry, en manière de commentaire.

— Je ne dis pas non. Je vous raconte seulement ce que mon Enseigne m’a raconté. Baxter l’a écrit au pays chez lui tout au long, et les lettres ont fait le tour de la famille. Or, alors, comme de juste, il pleuvait. Il plut tout le reste de la nuit jusqu’à l’après-midi du lendemain. (Il pleut toujours quand vous êtes dans le pétrin.) Ils essayaient de mettre en marche leur appareil lorsqu’ils ne grimpaient pas aux palmiers à la recherche de noix de coco. Ils n’avaient avec eux que quelques biscuits et un peu d’eau.

— Guère bon, cela, de grimper aux palmiers. Cela vous racle à vif, gémit L’Éteignoir.

— Et quand ils n’étaient pas en train de grimper ou de tourner le moulin, ils essayaient d’entrer en contact avec les indigènes de la plus prochaine île d’après. Mais les indigènes ne voulaient rien savoir. Ils prenaient la brousse.

— Ah ! dit Jerry d’un ton sympathique. Cet hydro était de trop pour eux. Autrement, ce sont les gens les plus gentils, les plus confiants, que moi j’aie jamais rencontrés. Eh bien, et quid de la suite ?

— Baxter sua sang et eau autour de sa machine jusqu’à ce qu’elle repartît. Puis il vola à la ronde cherchant encore son bateau jusqu’à ce qu’il fût au bout de son essence. Puis il atterrit près d’une autre île inhabitée et essaya de bourlinguer jusqu’à elle.

— Pourquoi en tenait-il tant pour les îles inhabitées ? J’aurais bien voulu être là. Je lui aurais, moi, fait faire le tour de la ville, dit Jerry.

— J’ignore ses motifs, mais c’est ce qu’il écrivit au pays chez lui, poursuivit Duckett. Sans plus de moyens, cette fois, son appareil dériva sur un autre récif, et les y voilà ! Rien à bouffer, pas d’essence, et tout plein de requins ! Aussi ils le désarmèrent. Je me demande comment ça se désarme, un hydro, consentit Duckett, mais Baxter fit le nécessaire pour diminuer la toile, et coupa le gui de brigantine des… ou tout ce que c’est qu’ils font sur un hydro quand ils veulent le faire se tenir tranquille. N’importe comment, ils amarrèrent plus ou moins en sûreté le « zinc » à ce récif, de façon, croyaient-ils, à ce qu’il ne s’en aille pas en dérive ; et ils tâchèrent de s’attirer les bonnes grâces d’une pirogue qui se trouvait passer. Rien à faire de ce côté ! La pirogue se défila.

— Il les chatouilla par où il ne fallait pas, soupira Jerry. Il y a une chanson qu’ils chantent quand ils sont en train de pêcher. »

Il se mit à chantonner dolemment.

« Je gage que Baxter ne connaissait pas cet air-là, interrompit Duckett. Lui et son observateur jurèrent tant qu’ils purent après la pirogue, puis ils se livrèrent à des exploits de natation tout parmi les requins, jusqu’à ce qu’ils grimpent à l’île voisine lorsqu’ils l’eurent atteinte — cela leur prit une heure pour nager jusque-là — mais à peine atterrirent-ils que voilà tous les indigènes qui foutent le camp. Cela m’a l’air, dit Duckett rêveur, que Baxter et son observateur doivent avoir répandu une jolie et salutaire panique en pagayant en chemise à travers Toutes les Pelungas.

— Mais pourquoi des chemises ? dit Jerry. Ces eaux-là sont parfaitement chaudes.

— Si vous en venez là, pourquoi pas des chemises ? riposta Duckett. Une chemise est une marque de civilisation —

Maskee vos chemises. Quid après cela ? demanda l’Éteignoir.

Ils allèrent se coucher. Ils étaient fatigués pour l’instant — et d’assez sale façon. Les indigènes de cette île-là avaient tout laissé en l’air quand ils s’étaient défilés — feux allumés, poulets courant de-ci de-là, et le reste. Baxter coucha dans une des huttes. Aux environs de minuit, quelques audacieux parmi leurs jeunes types s’en revinrent furtivement. Baxter les entendit causer tout près dehors, et comme il ne tenait pas à se voir marcher sur le blair, il dit « Salaam ». Cela vida l’île pour la seconde fois. Les indigènes sautèrent à trois pieds en l’air et « poussèrent ».

— Bon Dieu ! dit Jerry impatiemment. Je les aurais eus, moi, me mangeant dans la main en dix secondes. « Salaam » n’est pas du tout le mot à employer. Ce qu’il aurait dû dire —

— Soit, en tout cas, il ne le dit pas, répliqua Duckett. Lui et son observateur dormirent à poings fermés pour se réveiller au matin avec un appétit d’enragés et un sentiment assez accusé de pudeur. La première chose qu’ils annexèrent fut une sorte de slip indigène qu’ils cueillirent à même un buisson. Baxter écrivit tout cela au pays à sa famille, vous savez. J’espère qu’il était bien élevé.

— Si c’était « Beloo » Baxter, personne ne s’en serait aperçu — commença l’Éteignoir.

— Ce n’était pas lui. Ce n’était rien qu’un simple, vertueux, Officier de Marine — comme moi. Lui et son observateur naviguèrent dans l’île, en grande tenue, à la recherche des indigènes ; mais ceux-ci étaient partis emmenant la pirogue avec eux. Baxter était si déprimé par leur manque de confiance qu’il tua un poulet, le pluma, le vida (je parie qu’aucun de vous deux ne sait vider la volaille), le fit bouillir et le mangea, tout cela séance tenante.

— Est-ce qu’il ne donna pas à manger à son observateur ? demanda L’Éteignoir. J’ai un petit frère observateur là-haut dans les airs. Cela me dégoûterait de penser qu’il —

— L’observateur était tout à l’occupation d’agiter sa chemise sur la plage pour attirer l’attention de la flottille de pêche locale. C’était ce que lui trouvait de mieux. Après avoir pris son petit déjeuner Baxter le rejoignit, et ce furent tous deux qui agitèrent leurs chemises deux heures durant sur la plage. Et voilà le genre de choses que mon Enseigne aime mieux que de servir avec moi ! — Moi ! Après un bout de temps, les Pelungaliens décidèrent que ce devaient être des fous pas dangereux, et comme une pirogue se trouvait assez près de là, ils la gagnèrent à la nage. Mais voici le curieux ! Baxter écrivit chez lui que quand la pirogue arriva, son observateur n’avait pas ombre de chemise. Faut croire qu’il l’avait usée à force de l’agiter pour demander du secours. Alors que la chemise de Baxter était en tous points correcte. Il se fit un devoir de le raconter à sa famille. Et mon Enseigne n’en voyait pas un brin l’humour. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— On ne peut plus simple, dit Jerry. Le Lieutenant Baxter, en qualité d’officier commandant, prit la chemise de son subordonné eu égard aux agences du Service. J’aurais fait de même. Poursuivez.

— Ce qui suit est pire. Dès qu’ils furent à bord de la pirogue et que les indigènes s’aperçurent qu’ils ne mordaient pas, ils s’attachèrent à eux sans plus de fin. Leur donnèrent à bouffer ainsi que des slips secs et de la noix de bétel à chiquer. De quoi cela retourne, la noix de bétel, Jerry ?

— Agréable et réconfortant. Vous chauffe tout l’intérieur et vous fait cracher rose. Cela n’enivre pas.

— Oh ! Je n’en ai jamais essayé. Bien, alors, il y avait Baxter crachant rose, en slip et dans une pleine pirogue de pécheurs pelungaliens, avec sa chemise en train de sécher à la brise. Vous pigez ! Bien, alors son aéroplane, qu’il croyait avoir assuré au récif de l’île voisine, se mit à « chasser » en mer. Il lui fallait, à ce garçon, avoir l’œil ouvert, je vous le promets. Il voulait que les indigènes tâchent de crocher l’appareil, d’où grande palabre à ce sujet. Eux ne se souciaient pas, cela va sans dire, de se compromettre avec des idoles inconnues. Mais au bout d’un moment, ils armèrent une douzaine de pirogues — non, onze, pour être précis — Baxter était terriblement précis dans ses lettres à sa famille — culèrent sur l’aéroplane et le remorquèrent jusqu’à une île.

— Parfait, dit Jerry Marlett, le Lieutenant Commandant consommé. Je commençais à nourrir des craintes au sujet du bien de Sa Majesté. Baxter doit avoir eu une façon à lui. Un slip n’est pas un uniforme, mais c’est bougrement confortable. Et comment Tous mes Pelungaliens les traitèrent-ils ?

— Bi-ien ! dit Duckett, écrivait Baxter au pays à sa famille, tellement que j’espère qu’il gaza un brin les choses ; mais, en lisant entre les lignes, cela a tout l’air comme si… et c’est pourquoi mon Enseigne demande à entrer dans l’Aviation, cela va sans dire ! — Cela a tout l’air comme si, à partir de ce moment-là, ils n’avaient vécu que de ce qu’on peut appeler des pique-niques du Jardin d’Éden durant des semaines et des semaines. Les indigènes les mirent sous soi-disant une garde rien que pour l’apparence, pendant que l’on envoyait la nouvelle au Chef ; mais, autant que j’ai pu en juger d’après les souvenirs qu’a gardés mon Enseigne des lettres de Baxter, leur garde consistait en toute la population mâle et femelle entrant dans l’eau se baigner avec eux deux fois par jour. Le soir il y avait concert — chansons indigènes contre chansons de music-hall — en comment appelez-vous ça ? Anti-quelque chose, ’Phone, n’est-ce pas ? alterné.

— C’est une race musicienne ! Je suis content qu’il ait saisi ce côté-là de leur nature, murmura Jerry.

— Je suis jaloux, protesta Duckett. Pourquoi le Corps d’Aviation aurait-il tous les raisins ? Mais Baxter n’oublia pas l’aéroplane de Sa Majesté. Il se le fit remorquer par eux jusqu’à son île de délices, et le soir, lui et son observateur, dans les entr’actes musicaux, donnaient aux femmes des secousses électriques avec le sans fil. Et, une fois, il dit à son observateur de leur montrer ses fausses dents, et à peine les avait-il retirées que voilà toute la population qui s’éclipse.

— Mais c’est du Rider Haggard. C’est dans King Solomon’s Mines, remarqua L’Éteignoir.

— Il se peut que ce soit cela qui lui ait donné l’idée de la chose, alors, dit Duckett. Ou encore, insinua-t-il prudemment, Baxter voulait-il louper les chances de son observateur avec quelque dame.

— Alors c’était un imbécile, grogna l’Éteignoir. Cela aurait pu produire l’effet contraire. Cela le fait généralement.

— Ma foi, on ne saurait tout prévoir, dit Buckett. N’importe comment, Baxter ne se plaignit pas. Ils vécurent là des semaines et des semaines, à chanter de compagnie et se baigner et — oh, oui ! — à jouer. Baxter fabriqua aussi un jeu de dés. Il semble n’avoir rien négligé. Il disait que ce n’était que pour passer le temps, mais je me demande quelle était la nature de l’enjeu. Je voudrais bien le connaître, ce Baxter. Ses lettres à sa famille sont trop incolores. Quelle vie il a dû mener ! Les femmes, les dés et la musique, et votre solde faisant la pelote derrière vous sans avoir à en fiche un clou.

— Il y a une danse qui se danse par les nuits de clair de lune, dit Jerry, avec juste quelques feuilles de bananier — Faites pas attention. Allez toujours !

— Les plus belles Choses — ont — une — fin, dit Duckett d’un ton plaintif. Voilà tout à coup le Chef de Toutes les Pelungas qui s’amène.

— Mon ami ? J’espère que c’était lui. Un gentleman de première, dit Jerry

— Baxter ne l’a pas dit. N’importe comment, il se présenta et on les fit passer dans l’île capitale jusqu’à ce qu’on pût les renvoyer à leur bateau. Le Chef les traita très chiquement sous tous les rapports le temps qu’ils restèrent avec lui — Baxter est tout à fait enthousiaste là-dessus, même en écrivant à sa famille —, mais, cela va sans dire, il n’est rien comme le premier amour, n’est-ce pas ? Il dut leur en coûter de se séparer de leurs premières amours. C’est l’effet qu’à moi cela me fait toujours. Et on les affubla du grand uniforme de l’Armée Toutes les Pelungalienne. Comment est-ce, Jerry ? Vous l’avez ?

— C’est une croix entre un ara et un mandrill arc-en-ciel. D’un goût exquis.

— À peine commençaient-ils à s’y habituer, et venaient-ils d’apprendre au Chef et à sa cour à chanter Tiens, Tiens, qui donc est votre amie ? qu’on les embarqua sur un malpropre et vulgaire petit bâtiment à voiles pour les emmener sur l’océan et les rendre au Cormorang, qui, cela va sans dire, les avait portés manquants et morts il y avait des mois. Ils eurent une « nouba » finale avant de reprendre le service. Vous comprenez, ils avaient l’un et l’autre cultivé des barbes en forme de torpille dans les Pelungas, et ils étaient l’un et l’autre en uniforme pelungalien. Conséquemment, lorsqu’ils furent à bord du Cormorang, ce n’est qu’une fois descendus à moitié route de leurs cabines qu’on les reconnut.

— Et alors ? demandèrent les deux Capitaines d’une seule voix.

— C’est là que Baxter s’interrompt, même s’il écrit à sa famille. Il leur doit tant d’excuses pour avoir été porté manquant et les avoir embêtés, et il tire un si coupable orgueil d’avoir appris au Chef des chansons de music-hall, qu’il s’est contenté de dire qu’on les avait gratifiés « de quelque chose comme réception à bord du Cormorang ». Elle dura jusqu’à minuit.

— C’est possible. Quid de leur appareil ? demanda Jerry.

— Le Cormorang accourut du bout de l’horizon aux Pelungas et en reprit bonne et due possession. Mais j’aurais bien voulu, moi, voir cette réception. Rien que j’aurais aimé comme voir cette réception. Et ce n’est pas faute d’avoir vu une réception ou deux, moi non plus.

— On donne la communication avec la terre, sir, dit le Quartier-maître à la porte.

— Le train de douze heures vingt-quatre, murmura Duckett. Cela va. (Il se leva, en ajoutant :) Je m’en vais gratter des dos de cochons ces trois jours-là. Foutez-moi le camp ! »

Le serviteur stylé filait déjà le long de la lisière du quai avec sa valise. Stéphanotis et Phlox retournèrent à leurs bateaux, en manifestant tout haut l’envie et la haine. Duckett s’arrêta un moment à la coupée pour faire signe à son maître-torpilleur, certain Mr. Wilkins, un marin de temps-de-paix, doux et moisi d’aspect, qui depuis quelques années suivait Duckett dans ses énigmatiques fortunes.

« Wilkins, dit-il tout bas, d’où sort notre fameuse défense neuve de tribord ?

— De la drague, sir, qui dormait quand nous sommes rentrés, répondit Wilkins du bout de lèvres qu’on eût dit remuer à peine. Mais celle de bâbord vient de la citerne. Nous avions à atteindre nos amarres dans la barque la nuit dernière, sir, et nous — heu — l’avons trouvée dessus.

— Bien, bien, Wilkins. Laissez les feux de mouillage brûler. »

Et le Lieutenant de Vaisseau Commandant H. R. Duckett fit diligence à la suite de son serviteur dans la direction de la gare. Mais pas assez vite pour dépasser les accents d’une mélodie jouée à bord du Phlox sur un accordéon que des voix mâles soutenaient du refrain :

Quand l’voleur a fini d’voler — ’ni d’voler,
Et l’surineur d’suriner — d’suriner,
Il aime entend’ l’eau murmurer —

Sous l’empire soit du remords soit d’une bonté naturelle, Dieu seul le sait, le Lieutenant Duckett sourit au policeman des portes de l’Arsenal.



  1. « Ligne Droite » était l’expression employée au cours de la Grande Guerre par nos aviateurs pour désigner une absence faite sans permission.
  2. His Majesty Ship = Navire de Sa Majesté. Les initiales en précèdent tout nom de navire de guerre, en Angleterre.
  3. Distinguished Service Order, décoration britannique.
  4. Capitaine dans la marine royale anglaise, et romancier (1792-1848).
  5. Nom d’un assassin célèbre. Ici, surnom.
  6. Beloo, en anglais, désigne une bête ou un dragon mythologiques des plus laids dans l’art oriental. Sans doute, ce Baxter était-il tatoué de l’un d’eux.
  7. « Ne vous occupez pas de… » (en hindoustani).
  8. Ce sont des officiers de marine qui parlent, et non des aviateurs.
  9. Appel international par T. S. F. du navire en perdition, et qui se compose des premières lettres de trois mots de la Bible en anglais : Save Our Souls = « Sauvez Nos Âmes » répétées sans arrêt.