Du principe de l'art et de sa destination sociale/Chapitre XIX

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CHAPITRE XIX


Les écoles : conservation et progrès.


Aujourd’hui l’école dite réaliste existe. Cette école, que j’appelle critique, c’est-à-dire humaine, philosophique, analytique, synthétique, démocratique, progressiste, est dominante ; mais elle n’a pas encore tout à fait conscience d’elle-même. Elle ne se sait pas ; elle manque de théorie ; elle n’a pas su se définir, poser ses principes et ses lois. Déjà le faux et l’abus s’y glissent ; les plus insignifiantes productions s’étalent : elles se disent réalistes, et cela suffit.

Prendre dans la rue ou à travers champs un groupe, une baraque quelconque, des ustensiles de ménage, et en faire un tableau, ce peut être du réalisme, je ne dis pas non, mais ce n’est rien. Et si cela a pu servir d’exercice à l’artiste, c’est, comme œuvre d’art, néant : j’aime mieux une photographie : elle me coûte cinquante centimes et n’a pas de prétention. Il ne faut pas s’imaginer qu’il suffit de peindre ou de modeler le premier venu, ouvrier, paysan, bourgeois ou autre, pour être un artiste de la nouvelle école.

Ici est la GRANDE ERREUR, l’erreur des erreurs, qui ferait promptement tomber l’art, et, par la banalité, par le dégoût, nous refoulerait vers la mythologie. Il faut penser et faire penser ; il faut, que le tableau ait une portée, un but ; sans cela je le dédaigne. Comme fantaisie, comme expression idéale ou poétique, je n’en veux pas : j’aime mieux du Raphaël, du David, de l’Ingres.

Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’art purement réaliste, par conséquent pas de genre ou d’école réaliste ; le réalisme, n’étant que la base matérielle sur laquelle l’art travaille, est par lui-même au-dessous et en dehors de l’art.

L’art est essentiellement idéaliste ; par conséquent l’idéalisme, dans son acception la plus générale, ne peut pas davantage servir.à distinguer une école, un genre ni une époque. Mais l’idéalisme se produit sous diverses formes : c’est ici qu’il devient possible de distinguer des genres divers.

L’étude que nous avons faite de l’évolution de l’art nous en a donné les moments, correspondant à autant de genres, et pouvant servir à qualifier autant d’écoles.

Nous avons donc, comme premier degré de l’art, l’école typique, dont le genre consiste à reproduire les types humains, types de race, de caste ou autres, comme faisaient les anciens Égyptiens et Assyriens. Dédaignée aujourd’hui, — nous ne faisons plus que des po traits d’individus, — l’école typique aurait à faire le portrait de race : travail immense et très-utile pour l’ethnographie. J’ai peu voyagé, et j’ai pu constater qu’en France, le Franc-Comtois, le Lyonnais,le Bourguignon, l’Auvergnat ne se ressemblent point. Que serait-ce si, hors de France, on étudiait les types de l’Europe et du monde entier ? L’Anglais, l’Allemand, le Juif, présentent bien des différences. Le Moscovite et le Polonais, que je persiste à considérer l’un et l’autre comme Slaves, n’en ont pas moins. Je ne dis rien des Chinois. — D’où vient donc que les artistes ne font aucune distinction dans leurs tableaux de tous ces types ? L’art pour eux n’a qu’une figure : ce qui est -absurde. - Toutes les races doivent être conservées, représentées dans leur type, dans leur physique, dans l’expression de leurs tempéraments et aptitudes. La seule école qui, depuis les Égyptiens, ait respecté cette règle, est l’école hollando-flamande ; elle nous a si bien familiarisés avec le type de sa race, qu’un Parisien qui ne connaît des Pays-Bas que les tableaux du Louvre, une fois arrivé à Bruxelles, à Bruges, Gand, Anvers, Amsterdam, se croit en pays de connaissance.

La seconde école, indicative du deuxième degré d’art ou d’idéalisme, est l’école allégorique, symbolique, mythographique, hiéroglyphique. Née avec la religion, avec les symboles, elle a accompli son œuvre ; elle n’a lien à faire. Ses monuments imités servent à l’ornementation des palais, des jardins, des livres...

La troisième école est à la recherche de la beauté pure, de la beauté caractérisée par la proportion et l’harmonie. J’appelle cette école idolâtrique, parce que son idéalisme aboutit au culte de la forme pour la forme. C’est par le travail des statuaires que s’est constituée la religion polythéiste ; c’est le culte de la beauté visible qui a fait adorer les dieux. Depuis le christianisme, ce culte et l’école d’art qui le représentait avaient disparu. Mais l’école est ressuscitée au quinzième et au seizième siècle ; et, les dieux à part, elle s’est emparée de l’attention et de la faveur.

La quatrième école, c’est l’école chrétienne, spiritualiste ou religieuse. Ici l’artiste cherche à faire apparaître, non plus l’idéal de la forme, mais celui du sentiment religieux : Il donne de l’expression à ses figures, mais une expression mystique, surnaturelle. La beauté extérieure est négligée, effacée, pour laisser paraître la beauté intérieure, qui est celle de l’âme. Or, aussi longtemps qu’il y aura des religions ou des sentiments religieux sur la terre, il y aura une peinture spirituelle, témoignant du sentiment de vénération, d’adoration, d’élévation de l’âme vers la Divinité, de pureté intérieure, de mortification, de soumission. L’idolâtrie et la spiritualité sont corrélatives et se font pendants.

Cinquième école. — Comptons, si l’on veut, pour une école le mouvement depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, et qui, sans parler des imitations idolâtriques, mythologiques, symboliques, se distingue par deux choses : 1° l’union de la beauté à la spiritualité (Vierges, Christs, etc.) ; 2° l’application arbitraire des règles, du beau et de l’expression à des personnages humains, historiques ou hypothétiques. Quant à la division des classiques et des romantiques en deux écoles, je ne l’admets pas ; ce qui seulement les distingue, c’est le plus ou moins d’importance donné, par les premiers à la beauté de la forme, par les seconds à l’expression du sentiment. Les uns et les autres sont des fantaisistes qui, unissant tout, mêlant tout, créent en dehors de l’observation, de la croyance et de la morale. C’est toujours au fond la même adoration de l’idéal, la même prétention de la peinture d’exister par elle-même et pou :1 elle-même, la même absurdité de l’art pour l’art.

La sixième et dernière école, celle qui indique le degré le plus élevé de l’idéalisme, est l’école critique. Art raisonneur, art penseur, art réfléchi : il a compris qu’il doit exister une harmonie entre la nature et la pensée ; — art d’observation : il étudie, dans l’expression des traits, les pensées et les caractères ; — art essentiellement moralisateur et révolutionnaire : il fait, par les moyens qui lui sont propres, la critique des mœurs.

Parvenu à ce degré d’élévation, l’art n’est plus ni vénal ni prostitué ; il ne peut pas le devenir : la prostitution est son contraire.

Puisque toutes ces écoles et les genres qu’elles représentent sont autant de moments ou époques diverses dans la grande évolution de l’art ; que chacune vient se résoudre dans la dernière, il s’ensuit qu’aucune ne peut entièrement s’évanouir et disparaître. L’art, en se développant, doit tout retenir ; il ne lui est pas défendu de revenir quelquefois sur lui-même, d’obéir à l’inspiration de son enfance et de sa jeunesse, et de prouver que, comme il est progressif, il est universel et éternel. Notre civilisation, d’ailleurs, est si compréhensive, si vaste, qu’elle admet toutes les œuvres ;qu’elle ouvre à tout ce qui est bon, beau, utile, un débouché.

Ainsi, que nous placions dans nos jardins, nos parcs. nos parterres, nos sur nos monuments, des statues mythologiques ou allégoriques, la Jeunesse. l’Abondance, Cères, Bacchus, des faunes, des nymphes, des Vénus, des Apollon, c’est notre droit ; et pourquoi pas ? Pourquoi renoncer à ces souvenirs ? Pourquoi proscrire nos premières années, rougir de notre jeunesse ? Pallas, Mnémosyne et les Muses sont-elles donc si mal placées à l’Académie ? la statue de la Nature, alma parens rerum Natura, au musée d’histoire naturelle ? Melpomène, Erato, Terpsychore au théâtre ? Thémis au palais de justice ? des sphinx sur nos poêles et nos cheminées ? des griffons sur nos fauteuils ?...

Pourquoi interdirais-je l’illustration des fables de La Fontaine, des contes de Perrault, et, à plus forte raison, de l’histoire d’Hérodote, de Tite Live ? Un écrivain a essayé de restituer le caractère historique de Jésus ; sans doute il n’a pu faire qu’une œuvre conjecturale : pourquoi la peinture n’essayerait-elle pas de restituer, d’après les historiens, les figures des grands hommes ? Par la même raison, je ne défends ni Christs, ni Vierges, ni martyrs.

Le tort, l’erreur, c’est de confondre tout cela dans la même estime ; d’accorder à des choses si diverses d’idées la même importance artistique ; de juger tout d’après la même critique, et d’oublier que ce qui peut être tolérable, digne d’éloge même, comme art conventionnel, souvenir d’une époque qui n’est plus, il est absurde de le citer comme témoignage de l’art contemporain, et de l’opposer aux œuvres anciennes.

Ainsi, tandis que pour la gent académique. la peinture dite d’histoire, servant à représenter des événements et des personnages d’une époque éloignée, est le premier de tous les genres, elle n’est pour moi qu’un genre secondaire. Elle n’est pas vraie, d’une vérité positive ; elle est toute d’hypothèse, et ne peut servir qu’indirectement,’par voie de fiction, au grand but de l’art : c’est de l’illustration, du décor, de l’archéologie. Cela peut avoir son agrément, son utilité pédagogique, mais qui reste fort au-dessous de la destinée vraie de l’art.

Bien au-dessous encore sont les illustrations romantiques de Dante, de Gœthe, de Shakespeare et de tout un moyen âge fantastique : Velléda, Françoise de Rimini, Faust, Marguerite, Méphistophélès : représentations de personnages fabuleux, créés à l’image des artistes, dans des poses, des attitudes plus ou moins forcées ou intéressantes.

Sur les romans prétendus historiques, sur celui de Notre-Dame de Paris, par exemple, pareille observation. Ce qui prouve combien on doit se méfier de ces sortes de livres, c’est que, même en se renfermant dans l’actualité, le romancier est sujet à faillir, et ne saisit pas toujours exactement les caractères ; il fausse et dénature la vérité qu’il a sous les yeux et fait des personnages à son image.

Un roman dont la fable est placée au moyen âge, — plus loin encore, au temps des Romains et des Carthaginois, — perd de plus en plus de sa vraisemblance et de son sérieux, pour devenir une œuvre de curiosité. Les œuvres conjecturales doivent être présentées comme conjectures. Les histoires de Martin, de Monteil, de Michelet, peuvent nous rapporter les monuments des mœurs de nos pères et parfois essayer de nous les représenter au vif [1] ; il est impossible d’en faire un roman vrai, pas plus que de parler latin ou grec comme les contemporains de Cicéron ou de Démosthènes.

La traduction du premier chant de l’Iliade par M. Littré est un tour de force pour lequel il a fallu beaucoup de talent et de science, un prodige de philologie ; je n’oserais y voir une œuvre littéraire.

L’humanité, en gagnant des siècles, ne peut s’oublier elle-même. Mais ses mœurs changent et ses goûts ; et nos arts, en tant qu’ils nous regardent directement, ne peuvent plus être ce qu’ont été les arts de nos pères. Là est la grande conciliation des époques et le vrai génie des artistes. Aux élèves, par conséquent, toute la partie décorative ; aux maîtres les peintures du temps présent. — Ne plus confondre les rangs !

Toujours l’art produira des choses d’un idéalisme plus ou moins profond, selon le besoin qu’on en aura. Ainsi on devra refaire de la peinture typique ; on ne renoncera jamais à l’allégorie ni à la beauté ; on fera de la religion et de la fantaisie ; mais tout, en dernière analyse, devra s’expliquer, se compléter par la peinture critique ; tout devra pivoter sur ce genre suprême, l’art critique.

L’idéal doit être subordonné à la vérité et à la justice, parce que celles-ci nous poussent sans cesse à l’action, à la recherche ; tandis que l’idéal nous retient dans l’inertie et nous amollit. L’idéaliste est satisfait ; il s’admire, il dédaigne, il est étranger à tout. Le justicier est plus modeste : rien de ce que pensent ses frères et de ce qui leur arrive ne le trouve indifférent.

L’idéalisme doit toujours être ramené à la science et à la conscience, à la vérité et au droit, qui sont ses uns, subordonné au jugement dont il n’est que le préparateur et l’auxiliaire. Dieu, idéal de justice, est-il séparé de la justice : il devient pour nous un principe d’iniquité.

Au temps des Grecs et à la Renaissance, le beau étant pris pour le resplendissement du vrai, selon le mot de Platon, on avait le droit d’en conclure que l’on ne pouvait s’égarer dans la voie de l’idéal : l’idéal et l’idée, comme le beau, le vrai et le juste, étant identiques. Mais nous avons remarqué et nous persistons à dire que la beauté recherchée seule, et abstraction faite de la vérité et du droit, sans une conscience suffisante. de la justice et sans une philosophie parallèle, n’est qu’une donnée incomplète, un mirage corrupteur.

L’identité de plus en plus approchée de ces trois éléments, beauté, science et justice, est aussi le but où nous allons, en vertu du progrès.

  1. Nous ne manquons ni d’études ni de matériaux historiques. Avons-nous vraiment une histoire ? Nous avons l’histoire providentialiste (BOSSUET, ANCILLON, CANTO ) ; L’histoire soi-disant philosophique (GIBBON, KAY.NAL) ; L’histoire classique (VERTOT) ; L’histoire chauvinique (Victoires et Conquêtes, VAULABKLLE) ; L’histoire apologétique et bavarde (TIHERS : Histoire du Consulat et de L'Empire) ; L’histoire doctrinaire (THIERS : Histoire de la Révolution) ; L’histoire épique (MICHELET) ; L’histoire-roman (LAMARTINE) ; L’histoire jacobinique et déclamatoire (Louis BLANC) ; L’histoire-journal (DuCHEZ) ; Enfin des manuels d’histoire, cours d’histoire, résumés d’histoire : simples cahiers de professeurs destinés à la jeunesse qui se prépare au baccalauréat. Nous n’avons pas d’histoire, parce que nous ne sommes pas devenus nous-mêmes.