Durée et simultanéité/CHAPITRE I

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Alcan (p. 1-31).


CHAPITRE PREMIER

La demi-relativité


L’expérience Michelson-Morley. — La demi-relativité ou relativité « unilatérale ». — Signification concrète des termes qui entrent dans les formules de Lorentz. — Dilatation du Temps. — Dislocation de la simultanéité. — Contraction longitudinale.

La théorie de la Relativité, même « restreinte », n’est pas précisément fondée sur l’expérience Michelson-Morley, puisqu’elle exprime d’une manière générale la nécessité de conserver aux lois de l’électro-magnétisme une forme invariable quand on passe d’un système de référence à un autre. Mais l’expérience Michelson-Morley a le grand avantage de poser en termes concrets le problème à résoudre, et de mettre aussi sous nos yeux les éléments de la solution. Elle matérialise, pour ainsi dire, la difficulté. C’est d’elle que le philosophe doit partir, c’est à elle qu’il devra constamment se reporter, s’il veut saisir le sens véritable des considérations de temps dans la théorie de la Relativité. Combien de fois ne l’a-t-on pas décrite et commentée ! Pourtant il faut que nous la commentions, que nous la décrivions même encore, parce que nous n’allons pas adopter d’emblée, comme on le fait d’ordinaire, l’interprétation qu’en donne aujourd’hui la théorie de la Relativité. Nous voulons ménager toutes les transitions entre le point de vue psychologique et le point de vue physique, entre le Temps du sens commun et celui d’Einstein. Pour cela nous devons nous replacer dans l’état d’âme où l’on pouvait se trouver à l’origine, alors qu’on croyait à l’éther immobile, au repos absolu, et qu’il fallait pourtant rendre compte de l’expérience Michelson-Morley. Nous obtiendrons ainsi une certaine conception du Temps qui est relativiste à moitié, par un côté seulement, qui n’est pas encore celle d’Einstein, mais que nous jugeons essentiel de connaître. La théorie de la Relativité a beau n’en tenir aucun compte dans ses déductions proprement scientifiques : elle en subit pourtant l’influence, croyons-nous, dès qu’elle cesse d’être une physique pour devenir une philosophie. Les paradoxes qui ont tant effrayé les uns, tant séduit les autres, nous paraissent venir de là. Ils tiennent à une équivoque. Ils naissent de ce que deux représentations de la Relativité, l’une radicale et conceptuelle, l’autre atténuée et imagée, s’accompagnent à notre insu dans notre esprit, et de ce que le concept subit la contamination de l’image.

Décrivons donc schématiquement l’expérience

Fig. 1.

instituée dès 1881 par le physicien américain Michelson, répétée par lui et Morley en 1887, recommencée avec plus de soin encore par Morley et Miller en 1905. Un rayon de lumière SO (fig. I) parti de la source S est divisé, au point O, par une lame de verre inclinée à 45° sur sa direction, en deux rayons dont l’un est réfléchi perpendiculairement à SO dans la direction OB tandis que l’autre continue sa route dans le prolongement OA de SO. Aux points A et B, que nous supposerons équidistants de O, se trouvent deux miroirs plans perpendiculaires à OA et à OB. Les deux rayons, réfléchis par les miroirs B et A respectivement, reviennent en O : le premier, traversant la lame de verre, suit la ligne OM, prolongement de BO ; le second est réfléchi par la lame selon la même ligne OM. Ils se superposent ainsi l’un à l’autre et produisent un système de franges d’interférence qu’on peut observer, du point M, dans une lunette dirigée selon MO.

Supposons un instant que l’appareil ne soit pas en translation dans l’éther. Il est évident d’abord que, si les distances OA et OB sont égales, le temps mis par le premier rayon à aller de en A et à revenir est égal au temps que met, pour aller de en B et revenir, le second rayon, puisque l’appareil est immobile dans un milieu où la lumière se propage avec la même vitesse dans tous les sens. L’aspect des franges d’interférence restera donc le même pour une rotation quelconque du dispositif. Il sera le même, en particulier, pour une rotation de 90 degrés qui fera permuter les bras OA et OB l’un avec l’autre.

Mais, en réalité, l’appareil est entraîné dans le mouvement de la Terre sur son orbite.[1] Il est aisé de voir que, dans ces conditions, le double voyage du premier rayon ne devrait pas avoir la même durée que le double voyage du second[2].

Calculons en effet, d’après la cinématique habituelle, la durée de chacun des doubles trajets. En vue de simplifier l’exposition, nous admettrons que la direction SA du rayon lumineux a été choisie de manière à être celle même du mouvement de la Terre à travers l’éther. Nous appellerons la vitesse de la Terre, la vitesse de la lumière, la longueur commune des deux lignes OA et OB. La vitesse de la lumière relativement à l’appareil, dans le trajet de O en A, sera de . Elle sera de au retour. Le temps mis par la lumière à aller de O en A et à en revenir sera donc égal à , c’est-à-dire à , et le chemin parcouru par ce rayon dans l’éther à ou . Considérons maintenant le trajet du rayon qui va de la plaque de verre O au miroir B et qui en revient. La lumière se mouvant de O vers B avec la vitesse , mais d’autre part l’appareil se déplaçant avec la vitesse dans la direction OA perpendiculaire à OB, la vitesse relative de la lumière est ici , et par conséquent la durée du parcours total est . C’est ce qu’on verrait encore, sans considérer directement la composition des vitesses, de la manière suivante. Quand le rayon revient à la plaque de verre, celle-ci est en O’, (figure 2), et il a touché le miroir au moment où celui-ci était en B’,

Fig. 2


le triangle étant d’ailleurs évidemment isocèle. Abaissons alors du point B’, sur la ligne OO’, la perpendiculaire B’P. Comme le parcours du trajet OB’O' a pris le même temps que le parcours OO’, on a , c’est-à-dire . Comme on a aussi , on obtient, en transportant dans cette dernière égalité la valeur de OP tirée de la première : . Le temps de parcours de la ligne est donc bien , et la distance effectivement parcourue dans l’éther , ou . Cela revient à dire que le mouvement de la Terre dans l’éther affecte différemment les deux trajets et que, si une rotation imprimée au dispositif amène les bras OA et OB de l’appareil à permuter entre eux, on devra observer un déplacement des franges d’interférence. Or, rien de tel ne se produit. L’expérience, répétée à des époques différentes de l’année, pour des vitesses différentes de la Terre par rapport à l’éther, a toujours donné le même résultat[3]. Les choses se passent comme si les deux doubles trajets étaient égaux, comme si la vitesse de la lumière par rapport à la Terre était constante, enfin comme si la Terre était immobile dans l’éther.

Voici alors l’explication proposée par Lorentz, explication dont un autre physicien, Fitzgerald, avait également eu l’idée. La ligne OA se contracterait par l’effet de son mouvement, de manière à rétablir l’égalité entre les deux doubles trajets. Si la longueur de OA, qui était au repos, devient quand cette ligne se meut avec la vitesse , le chemin parcouru par le rayon dans l’éther ne sera plus mesuré par , mais par , et les deux trajets se trouveront effectivement égaux. Il faudra donc admettre qu’un corps quelconque se mouvant avec une vitesse quelconque subit, dans le sens de son mouvement, une contraction telle que sa nouvelle dimension soit à l’ancienne dans le rapport de à l’unité.

Cette contraction, naturellement, atteint aussi bien la règle avec laquelle on mesure l’objet que l’objet lui-même. Elle échappe ainsi à l’observateur terrestre. Mais on s’en apercevrait si l’on adoptait un observatoire immobile, l’éther [4].

Plus généralement, appelons S un système immobile dans l’éther, et S' un autre exemplaire de ce système, un double, qui ne faisait d’abord qu’un avec lui et qui s’en détache ensuite en ligne droite avec la vitesse . Aussitôt parti, S' se contracte dans le sens de son mouvement. Tout ce qui n’est pas perpendiculaire à la direction du mouvement participe à la contraction. Si S était une sphère, S' sera un ellipsoïde. Par cette contraction s’explique que l’expérience Michelson-Morley donne les mêmes résultats que si la lumière avait une vitesse constante et égale à dans toutes les directions.

Mais il faudrait savoir aussi pourquoi nous-mêmes, à notre tour, mesurant la vitesse de la lumière par des expériences terrestres telles que celles de Fizeau ou de Foucault, nous trouvons toujours le même nombre , quelle que soit la vitesse de la Terre par rapport à l’éther[5]. L’observateur immobile dans l’éther va l’expliquer ainsi. Dans les expériences de ce genre, le rayon de lumière fait toujours le double trajet d’aller et de retour entre le point et un autre point, A ou B, de la Terre, comme dans l’expérience Michelson-Morley. Aux yeux de l’observateur qui participe au mouvement de la Terre, la longueur de ce double trajet est donc . Or, nous disons qu’il trouve invariablement à la lumière la même vitesse . C’est donc qu’invariablement l’horloge consultée par l’expérimentateur au point O indique qu’un même intervalle , égal à , s’est écoulé entre le départ et le retour du rayon. Mais le spectateur stationné dans l’éther, qui suit des yeux le trajet effectué dans ce milieu par le rayon, sait bien que la distance parcourue est en réalité . Il voit que l’horloge mobile, si elle mesurait le temps comme l’horloge immobile qu’il garde à côté de lui, marquerait un intervalle . Puisqu’elle ne marque néanmoins que , c’est donc que son Temps coule plus lentement. Si, dans un même intervalle entre deux événements, une horloge compte un moins grand nombre de secondes, chacune d’elles dure davantage. La seconde de l’horloge attachée à la Terre en mouvement est donc plus longue que celle de l’horloge stationnaire dans l’éther immobile. Sa durée est de . Mais l’habitant de la Terre n’en sait rien.

Plus généralement, appelons encore Sun système immobile dans l’éther, et un double de ce système, qui d’abord coïncidait avec lui et ensuite se détache en ligne droite avec la vitesse . Tandis que se contracte dans le sens de son mouvement, son Temps se dilate. Un personnage attaché au système , apercevant et fixant son attention sur une seconde d’horloge de au moment précis du dédoublement, verrait la seconde de s’allonger sur comme un fil élastique qu’on tire, comme un trait qu’on regarde à la loupe. Entendons-nous : aucun changement ne s’est produit dans le mécanisme de l’horloge, ni dans son fonctionnement. Le phénomène n’a rien de comparable à l’allongement d’un balancier. Ce n’est pas parce que des horloges vont plus lentement que le Temps s’est allongé ; c’est parce que le Temps s’est allongé que les horloges, restant telles quelles, se trouvent marcher plus lentement. Par l’effet du mouvement, un temps plus long, étiré, dilaté, vient remplir l’intervalle entre deux positions de l’aiguille. Même ralentissement, d’ailleurs, pour tous les mouvements et tous les changements du système, puisque chacun d’eux pourrait aussi bien devenir représentatif du Temps et s’ériger en horloge.

Nous venons de supposer, il est vrai, que l’observateur terrestre suivait l’aller et le retour du rayon lumineux de en et de en , et mesurait la vitesse de la lumière sans avoir à consulter d’autre horloge que celle du point . Qu’arriverait-il si l’on mesurait cette vitesse à l’aller seulement, en consultant alors deux horloges[6] placées respectivement aux points et  ? A vrai dire, dans toutes les mensurations terrestres de la vitesse de la lumière, c’est le double trajet du rayon que l’on mesure. L’expérience dont nous parlons n’a donc jamais été réalisée. Mais rien ne prouve qu’elle soit irréalisable. Nous allons montrer qu’elle donnerait encore pour la vitesse de la lumière le même nombre. Mais rappelons, pour cela, en quoi consiste la concordance de nos horloges.

Comment règle-t-on l’une sur l’autre deux horloges situées en des lieux différents ? Par une communication établie entre les deux personnes chargées du réglage. Or, il n’y a pas de communication instantanée ; et, du moment que toute transmission prend du temps, on a dû choisir celle qui s’effectue dans des conditions invariables. Seuls, des signaux lancés à travers l’éther répondent à cette exigence : toute transmission par la matière pondérable dépend de l’état de cette matière et des mille circonstances qui le modifient à chaque instant. C’est donc par des signaux optiques, ou plus généralement électro-magnétiques, que les deux opérateurs ont dû communiquer entre eux. Le personnage en a envoyé au personnage en un rayon de lumière destiné à lui revenir aussitôt. Et les choses se sont passées comme dans l’expérience Michelson-Morley, avec cette différence toutefois que les miroirs ont été remplacés par des personnes. Il avait été entendu entre les deux opérateurs en et en que le second marquerait zéro au point où se trouverait l’aiguille de son horloge à l’instant précis où le rayon lui arriverait. Dès lors, le premier n’a eu qu’à noter sur son horloge le commencement et la fin de l’intervalle occupé par le double voyage du rayon : c’est au milieu de l’intervalle qu’il a situé le zéro de son horloge, du moment qu’il voulait que les deux zéros marquassent des instants « simultanés » et que les deux horloges fussent désormais d’accord.

Ce serait d’ailleurs parfait, si le trajet du signal était le même à l’aller et au retour, ou, en d’autres termes, si le système auquel les horloges et . sont attachées était immobile dans l’éther. Même dans le système en mouvement, ce serait encore parfait pour le réglage de deux horloges et situées sur une ligne perpendiculaire à la direction du trajet : nous savons en effet que, si le mouvement du système amène en , le rayon de lumière fait le même chemin de en que de en , le triangle étant isoscèle. Mais il en est autrement pour la transmission du signal de en et vice versa. L’observateur qui est au repos absolu dans l’éther voit bien que les trajets sont inégaux, puisque, dans le premier voyage, le rayon lancé du point doit courir après le point qui fuit, tandis que dans le voyage de retour le rayon renvoyé du point trouve le point qui vient à sa rencontre. Ou, si vous le préférez, il se rend compte de ce que la distance , supposée identique dans les deux cas, est franchie par la lumière avec une vitesse relative dans le premier, dans le second, de sorte que les temps d« parcours sont entre eux dans le rapport de à . En marquant le zéro au milieu de l’intervalle que l’aiguille de l’horloge a parcouru entre le départ et le retour du rayon, on le place, aux yeux de notre observateur immobile, trop près du point de départ. Calculons le montant de l’erreur. Nous disions tout à l’heure que l’intervalle parcouru par l’aiguille sur le cadran pendant le double trajet d’aller et de retour du signal est . Si donc, au moment de l’émission du signal, on a marqué un zéro provisoire au point où était l’aiguille, c’est au point du cadran qu’on aura placé le zéro définitif qui correspond, se dit-on, au zéro définitif de l’horloge en . Mais l’observateur immobile sait que le zéro définitif de l’horloge en , pour correspondre réellement au zéro de l’horloge en , pour lui être simultané, aurait dû être placé en un pont qui divisât l’intervalle non pas en parties égales, mais en parties proportionnelles à et . Appelons la première de ces deux parties. Nous aurons

et par conséquent

.

Ce qui revient à dire que, pour l’observateur immobile, le point où l’on a marqué le zéro définitif est de trop près du zéro provisoire, et que, si l’on veut le laisser où il est, on devrait, pour avoir une simultanéité réelle entre les zéros définitifs des deux horloges, reculer de le zéro définitif de l’horloge en . Bref, l’horloge en est toujours en retard d’un intervalle de cadran sur l’heure quelle devrait marquer. Quand l’aiguille est au point que nous conviendrons d’appeler (nous réservons la désignation pour le temps des horloges immobiles dans l’éther), l’observateur immobile se dit que, si elle concordait réellement avec l’horloge en , elle marquerait .

Alors, que se passera-t-il quand des opérateurs respectivement placés en et en voudront mesurer la vitesse de la lumière en notant, sur les horloges accordées ensemble qui sont en ces deux points, le moment du départ, le moment de l’arrivée, le temps par conséquent que met la lumière à franchir l’intervalle ?

Nous venons de voir que les zéros des deux horloges ont été placés de telle manière qu’un rayon de lumière parût toujours, à qui tiendra les horloges pour concordantes, mettre le même temps à aller de en et à en revenir. Nos deux physiciens trouveront donc naturellement que le temps du trajet de en , compté au moyen des deux horloges placées respectivement en et en , est égal à la moitié du temps total, compté sur la seule horloge en , du trajet complet d’aller et de retour. Or, nous savons que la durée de ce double voyage, comptée sur l’horloge en , est toujours la même, quelle que soit la vitesse du système. Il en sera donc encore ainsi pour la durée du voyage unique, comptée par ce nouveau procédé sur deux horloges : on constatera par conséquent encore la constance de la vitesse de la lumière. L’observateur immobile dans l’éther suivra d’ailleurs de point en point ce qui s’est passé. Il s’apercevra que la distance parcourue par la lumière de en est à la distance parcourue de en dans le rapport de à , au lieu de lui être égale. Il constatera que, le zéro de la seconde horloge ne concordant pas avec celui de la première, les temps d’aller et de retour, qui paraissent égaux quand on compare les indications des deux horloges, sont en réalité dans le rapport de à . Il y a donc eu, se dira-t-il, erreur sur la longueur du parcours et erreur sur la durée du trajet, mais les deux erreurs se compensent, parce que c’est la même double erreur qui a préside jadis au réglage des deux horloges l’une sur l’autre.

Ainsi, soit que l’on compte le temps sur une horloge unique, en un lieu déterminé, soit qu’on utilise deux horloges distantes l’une de l’autre, dans les deux cas on obtiendra, à l’intérieur du système mobile , le même nombre pour la vitesse de la lumière. Les observateurs attachés au système mobile jugeront que la seconde expérience confirme la première. Mais le spectateur immobile, assis dans l’éther, en conclura simplement qu’il a deux corrections à faire, au lieu d’une, pour tout ce qui touche au temps indiqué par les horloges du système . Il avait déjà constaté que ces horloges marchaient trop lentement. Il se dira maintenant que les horloges échelonnées le long de la direction du mouvement retardent en outre les unes sur les autres. Supposons encore une fois que le système mobile se soit détaché, comme un double, du système immobile , et que la dissociation ait eu lieu au moment où une horloge du système mobile , coïncidant avec l’horloge du système , marquait zéro comme elle. Considérons alors dans le système une horloge , placée de telle manière que la droite indique la direction du mouvement du système, et appelons la longueur de cette droite. Quand l’horloge marque l’heure , l’observateur immobile se dit maintenant avec raison que, l’horloge retardant d’un intervalle de cadran sur l’horloge de ce système, il s’est écoulé en réalité un nombre de secondes du système . Mais il savait déjà que, vu le ralentissement du temps par l’effet du mouvement, chacune de ces secondes apparentes vaut, en secondes réelles, . Il calculera donc que si l’horloge donne l’indication , le temps réellement écoulé est . Consultant d’ailleurs à ce moment une des horloges de son système immobile, il trouvera que le temps marqué par elle est bien ce nombre.

Mais, avant même de s’être rendu compte de la correction à faire pour passer du temps au temps , il eût aperçu l’erreur que l’on commet, à l’intérieur du système mobile, dans l’appréciation de la simultanéité. Il l’eût prise sur le vif en assistant au réglage des horloges. Considérons en effet, sur la ligne indéfiniment prolongée de ce système, un grand nombre d’horloges , , ... etc., séparées les unes des autres par des intervalles égaux . Quand coïncidait avec et se trouvait par conséquent immobile dans l’éther, les signaux optiques qui allaient et venaient entre deux horloges consécutives faisaient des trajets égaux dans les deux sens. Si toutes les horloges ainsi accordées entre elles marquaient la même heure, c’était bien au même instant. Maintenant que s’est détaché de par l’effet du dédoublement, le personnage intérieur à , qui ne se sait pas en mouvement, laisse ses horloges , , ... etc. comme elles étaient ; il croit à des simultanéités réelles quand les aiguilles indiquent le même chiffre du cadran. D’ailleurs, s’il a un doute, il procède de nouveau au réglage : il trouve simplement la confirmation de ce qu’il avait observé dans l’immobilité. Mais le spectateur immobile, qui voit comment le signal optique fait maintenant plus de chemin pour aller de à , de à , etc. que pour revenir de à , de à , etc. s’aperçoit que, pour qu’il y eût simultanéité réelle quand les horloges marquent la même heure, il faudrait que le zéro de l’horloge fût reculé de , que le zéro de l’horloge fût reculé de etc. De réelle, la simultanéité est devenue nominale. Elle s’est incurvée en succession.

En résumé, nous venons de chercher comment la lumière pouvait avoir la même vitesse pour l’observateur fixe et pour l’observateur en mouvement : l’approfondissement de ce point nous a révélé qu’un système , issu du dédoublement d’un système S et se mouvant en ligne droite avec une vitesse v, subissait des modifications singulières. On les formulerait ainsi :

1° Toutes les longueurs de se sont contractées dans le sens de son mouvement. La nouvelle longueur est à l’ancienne dans le rapport de à l’unité.

2° Le Temps du système s’est dilaté. La nouvelle seconde est à l’ancienne dans le rapport de l’unité à .

3° Ce qui était simultanéité dans le système est généralement devenu succession dans le système . Seuls restent contemporains en les événements, contemporains en , qui sont situés dans un même plan perpendiculaire à la direction du mouvement. Deux autres événements quelconques, contemporains en , sont séparés en par secondes du système , si l’on désigne par leur distance comptée sur la direction du mouvement de leur système, c’est-à-dire la distance entre les deux plans, perpendiculaires à cette direction, qui passent respectivement par chacun d’eux.

Bref, le système , envisagé dans l’Espace et le Temps, est un double du système S qui s’est contracté, quant à l’espace, dans le sens de son mouvement ; qui a dilaté, quant au temps, chacune de ses secondes ; et qui enfin, dans le temps, a disloqué en succession toute simultanéité entre deux événements dont la distance s’est retrécie dans l’espace. Mais ces changements échappent à l’observateur qui fait partie du système mobile. Seul, l’observateur fixe s’en aperçoit.

Je suppose alors que ces deux observateurs, Pierre et Paul, puissent communiquer ensemble. Pierre, qui sait à quoi s’en tenir, dirait à Paul : « Au moment où tu t’es détaché de moi, ton système s’est aplati, ton Temps s’est enflé, tes horloges se sont désaccordées. Voici les formules de correction qui te permettront de rentrer dans la vérité. A toi de voir ce que tu dois en faire. » Il est évident que Paul répondrait : « Je ne ferai rien, parce que, pratiquement et scientifiquement, tout deviendrait incohérent à l’intérieur de mon système. Des longueurs se sont retrécies, dis-tu ? Mais il en est de même alors du mètre que je porte sur elles ; et comme la mesure de ces longueurs, à l’intérieur de mon système, est leur rapport au mètre ainsi déplacé, cette mesure doit rester ce qu’elle était. Le Temps, dis-tu encore, s’est dilaté, et tu comptes plus d’une seconde là où mes horloges en marquent tout juste une ? Mais si nous supposons que et soient deux exemplaires de la planète Terre, la seconde de , comme celle de S, est par définition une certaine fraction déterminée du temps de rotation de la planète ; et elles ont beau ne pas avoir la même durée, elles ne font qu’une seconde l’une et l’autre. Des simultanéités sont devenues successions ? des horloges situées aux points , , indiquent toutes trois la même heure alors qu’il y a trois moments différents ? Mais, aux moments différents où elles marquent dans mon système la même heure, il se passe aux points , , de mon système des événements qui, dans le système , étaient marqués légitimement comme contemporains : je conviendrai alors de les appeler contemporains encore, pour ne pas avoir à envisager d’une manière nouvelle les rapports de ces événements entre eux d’abord, et ensuite avec tous les autres. Par là je conserverai toutes tes consécutions, toutes tes relations, toutes tes explications. En dénommant succession ce que j’appelais simultanéité, j’aurais un monde incohérent, ou construit sur un plan absolument différent du tien. Ainsi toutes choses et tous rapports entre choses conserveront leur grandeur, resteront dans les mêmes cadres, rentreront dans les mômes lois. Je puis donc faire comme si aucune de mes longueurs ne s’était rétrécie, comme si mon Temps ne s’était pas dilaté, comme si mes horloges étaient d’accord. Voilà du moins pour ce qui concerne la matière pondérable, celle que j’entraîne avec moi dans le mouvement de mon système : des changements profonds se sont accomplis dans les relations temporelles et spatiales que ses parties entretiennent entre elles, mais je ne m’en aperçois pas et je n’ai pas à m’en apercevoir.

Maintenant, je dois ajouter que je tiens ces changements pour bienfaisants. Quittons en effet la matière pondérable. Quelle ne serait pas ma situation vis-à-vis de la lumière, et plus généralement des faits électro-magnétiques, si mes dimensions d’espace et de temps étaient restées ce qu’elles étaient ! Ces événements ne sont pas entraînés, eux, dans le mouvement de mon système. Des ondes lumineuses, des perturbations électro-magnétiques ont beau prendre naissance dans un système mobile : l’expérience prouve qu’elles n’en adoptent pas le mouvement. Mon système mobile les dépose en passant, pour ainsi dire, dans l’éther immobile, qui dès lors se charge d’elles. Même, si l’éther n’existait pas, on l’inventerait pour symboliser ce fait expérimentalement constaté, l’indépendance de la vitesse de la lumière par rapport au mouvement de la source qui l’a émise. Or, dans cet éther, devant ces faits optiques, au milieu de ces événements électro-magnétiques, tu sièges, toi, immobile. Mais je les traverse, et ce que tu aperçois de ton observatoire fixe dans l’éther risquait de m’apparaître, à moi, tout différemment. La science de l’électromagnétisme, que tu as si laborieusement construite, aurait été pour moi à refaire ; j’aurais eu à modifier mes équations, une fois établies, pour chaque nouvelle vitesse de mon système. Qu’eussé-je fait dans un univers ainsi construit ? Au prix de quelle liquéfaction de toute science eût été achetée la solidité des relations temporelles et spatiales ! Mais grâce à la contraction de mes longueurs, à la dilatation de mon Temps, à la dislocation de mes simultanéités, mon système devient, vis-à-vis des phénomènes électro-magnétiques, l’exacte contrefaçon d’un système fixe. Il aura beau courir aussi vite qu’il lui plaira à côté d’une onde lumineuse : celle-ci conservera toujours pour lui la même vitesse, il sera comme immobile vis-à-vis d’elle. Tout est donc pour le mieux, et c’est un bon génie qui a disposé ainsi les choses.

Il y a pourtant un cas où je devrai tenir compte de tes indications et modifier mes mesures. C’est lorsqu’il s’agira de construire une représentation mathématique intégrale de l’univers, je veux dire de tout ce qui se passe dans tous les mondes qui se meuvent par rapport à toi avec toutes les vitesses. Pour établir cette représentation qui nous donnerait, une fois complète et parfaite, la relation de tout à tout, il faudra définir chaque point de l’univers par ses distances à trois plans rectangulaires déterminés, qu’on déclarera immobiles, et qui se couperont selon des axes . D’autre part, les axes qu’on choisira de préférence à tous les autres, les seuls axes réellement et non pas conventionnellement immobiles, sont ceux qu’on se donnera dans ton système fixe. Or, dans le système en mouvement où je me trouve, je rapporte mes observations à des axes que ce système entraîne avec lui, et c’est par ses distances aux trois plans se coupant selon ces lignes qu’est défini à mes yeux tout point de mon système. Puisque c’est de ton point de vue, immobile, que doit se construire la représentation globale du Tout, il faut que je trouve moyen de rapporter mes observations à tes axes , ou, en d’autres termes, que j’établisse une fois pour toutes des formules au moyen desquelles je pourrai, connaissant et , calculer et . Mais ce me sera facile, grâce aux indications que tu viens de me fournir. D’abord, pour simplifier les choses, je supposerai que mes axes coïncidaient avec les tiens avant la dissociation des deux mondes et (qu’il vaudra mieux, pour la clarté de la présente démonstration, faire cette fois tout différents l’un de l’autre), et je supposerai aussi que , et par conséquent , marquent la direction même du mouvement de . Dans ces conciliions, il est clair que les plans , , ne font que glisser respectivement sur les plans , , qu’ils coïncident sans cesse avec eux, et que par conséquent et sont égaux, et aussi. Reste alors à calculer . Si, depuis le moment où a quitté , j’ai compté sur l’horloge qui est au point un temps , je me représente naturellement la distance du point au plan comme égale à . Mais, vu la contraction que tu me signales, cette longueur ne coïnciderait pas avec ton  ; elle coïnciderait avec . Et par conséquent ce que tu appelles est . Voilà le problème résolu. Je n’oublierai pas d’ailleurs que le temps t’, qui s’est écoulé pour moi et que m’indique mon horloge placée au point , est différent du tien. Quand cette horloge m’a donné l’indication , le temps compté par les tiennes est, ainsi que tu le disais, . Tel est le temps que je te marquerai. Pour le temps comme pour l’espace, j’aurai passé de mon point de vue au tien. »

Ainsi parlerait Paul. Et du même coup il aurait établi les fameuses « équations de transformation » de Lorentz, équations qui d’ailleurs, si l’on se place au point de vue plus général d’Einstein, n’impliquent pas que le système soit définitivement fixe. Nous montrerons en effet tout à l’heure comment, d’après Einstein, on peut faire de un système quelconque, provisoirement immobilisé par la pensée, et comment il faudra alors attribuer à , considéré du point de vue de , les mômes déformations temporelles et spatiales que Pierre attribuait au système de Paul. Dans l’hypothèse, toujours admise jusqu’à présent, d’un Temps unique et d’un Espace indépendant du Temps, il est évident que si se meut par rapport à avec la vitesse constante , si sont les distances d’un point du système aux trois plans déterminés par les trois axes rectangulaires, pris deux à deux, , , , et si enfin sont les distances de ce même point aux trois plans rectangulaires fixes avec lesquels les trois plans mobiles se confondaient d’abord, on a :

Comme d’ailleurs le même temps se déroule invariablement pour tous les systèmes, on a :

.

Mais si le mouvement détermine des contractions de longueur, un ralentissement du temps, et fait que, dans le système à temps dilaté, les horloges ne marquent plus qu’une heure locale, il résulte des explications échangées entre Pierre et Paul qu’on aura :

(1)

De là une nouvelle formule pour la composition des vitesses. Supposons en effet que le point se meuve d’un mouvement uniforme, à l’intérieur de , parallèlement à , avec une vitesse , mesurée naturellement par . Quelle sera sa vitesse pour le spectateur assis en et qui rapporte les positions successives du mobile à ses axes  ? Pour obtenir cette vitesse , mesurée par , nous devons diviser membre à membre la première et la quatrième des équations ci-dessus, et nous aurons :

alors que jusqu’ici la mécanique posait :

Donc, si est la rive d’un fleuve et un bateau qui marche avec la vitesse par rapport à la rive, un voyageur qui se déplace sur le pont du bateau dans la direction du mouvement avec la vitesse n’a pas, aux yeux du spectateur immobile sur la rive, la vitesse , ainsi qu’on le disait jusqu’à présent, mais une vitesse inférieure à la somme des deux vitesses composantes. Du moins est-ce ainsi que les choses apparaissent d’abord. En réalité, la vitesse résultante est bien la somme des deux vitesses composantes, si la vitesse du voyageur sur le bateau est mesurée de la rive, comme la vitesse du bateau lui-même. Mesurée du bateau, la vitesse du voyageur est , si l’on appelle par exemple la longueur que le voyageur trouve au bateau (longueur pour lui invariable, puisque le bateau est toujours pour lui au repos) et le temps qu’il met à la parcourir, c’est-à-dire la différence entre les heures que marquent à son départ et à son arrivée deux horloges placées respectivement à la poupe et à la proue (nous supposons un bateau immensément long dont les horloges n’auraient pu être accordées entre elles que par des signaux transmis à distance). Mais, pour le spectateur immobile sur la rive, le bateau s’est contracté quand il a passé du repos au mouvement, le Temps s’y est dilaté, les horloges n’y sont plus d’accord. L’espace parcouru à ses yeux par le voyageur sur le bateau n’est donc plus (si était la longueur de quai avec laquelle coïncidait le bateau immobile), mais  ; et le temps mis à parcourir cet espace n’est pas , mais . Il en conclura que la vitesse à ajouter à pour obtenir n’est pas , mais

c’est-à-dire

Il aura alors :

Par où l’on voit qu’aucune vitesse ne saurait dépasser celle de la lumière, toute composition d’une vitesse quelconque avec une vitesse supposée égale à donnant toujours pour résultante cette même vitesse .

Telles sont donc, pour revenir à notre première hypothèse, les formules que Paul aura présentes à l’esprit s’il veut passer de son point de vue à celui de Pierre et obtenir ainsi, — tous les observateurs attachés à tous les systèmes mobiles , , etc. en ayant fait autant, — une représentation mathématique intégrale de l’univers. S’il avait pu établir ses équations directement, sans intervention de Pierre, il les aurait aussi bien fournies à Pierre pour lui permettre, connaissant , de calculer . Résolvons en effet les équations (1) par rapport à  ; nous en tirons tout de suite :

(2)

équations qu’on donne plus habituellement pour la transformation de Lorentz[7]. Mais peu importe pour le moment. Nous voulions seulement, en retrouvant ces formules terme par terme, en définissant les perceptions d’observateurs placés dans l’un ou l’autre système, préparer l’analyse et la démonstration qui font l’objet du présent travail.

  1. On peut considérer le mouvement de la Terre comme une translation rectiligne et uniforme pendant la durée de l’expérience.
  2. Il ne faudra pas oublier, dans tout ce qui va suivre, que les radiations émises par la source S sont déposées aussitôt dans l’éther immobile et dès lors indépendantes, quant à leur propagation, du mouvement de la source.
  3. Elle comporte d’ailleurs des conditions de précision telles que l’écart entre les doux trajets de lumière, s’il existait, ne pourrait pas ne pas se manifester.
  4. Il semble d’abord qu’au lieu d’une contraction longitudinale on aurait aussi bien pu supposer une dilatation transversale, ou encore l’une et l’autre à la fois, dans la proportion convenable. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, nous sommes obligé de laisser de côté les explications données par la théorie de la Relativité. Nous nous bornons à ce qui intéresse notre recherche présente.
  5. Il importe en effet de remarquer (on a souvent omis de le faire) que ce n’est pas assez de la contraction de Lorentz pour établir, du point de vue de l’éther, la théorie complète de l’expérience Michelson-Morley faite sur la Terre. Il faut y joindre l’allongement du Temps et le déplacement des simultanéités, tout ce que nous allons retrouver, après transposition, dans la théorie d’Einstein. Le point a été bien mis en lumière dans un intéressant article de C. D. Broad, Euclid, Newton and Einstein (Hibbert Journal, avril 1920).
  6. 1. Il va sans dire que nous appelons horloge, dans ce paragraphe, tout dispositif permettant de mesurer un intervalle de temps ou de situer exactement deux instants par rapport l’un à l’autre. Dans les expériences relatives à la vitesse de la lumière, la roue dentée de Fizeau, le miroir tournant de Foucault sont des horloges. Plus général encore sera le sens du mot dans l’ensemble de la présente étude. Il s’appliquera aussi bien à un processus naturel. Horloge sera la Terre qui tourne.
    D’autre part, quand nous parlons du zéro d’une horloge, et de l’opération par laquelle on déterminera la place du zéro sur une autre horloge pour obtenir la concordance entre les deux, c’est uniquement pour fixer les idées que nous faisons intervenir des cadrans et des aiguilles. Etant donné deux dispositifs quelconques, naturels ou artificiels, servant à la mesure du temps, étant donné par conséquent deux mouvements, on pourra appeler zéro n’importe quel point, arbitrairement choisi comme origine, de la trajectoire du premier mobile. La fixation du zéro dans le second dispositif consistera simplement à marquer, sur le trajet du second mobile, le point qui sera censé correspondre au même instant. Bref, la « fixation du zéro » devra être entendue dans et qui va suivre comme l’opération réelle ou idéale, effectuée ou simplement pensée, par laquelle auront été marqués respectivement, sur les deux dispositifs, deux points dénotant une première simultanéité.
  7. Il importe de remarquer que, si nous venons de reconstituer les formules de Lorentz en commentant l’expérience Michelson-Morley, c’est en vue de montrer la signification concrète de chacun des termes qui les composent. La vérité est que le groupe de transformation découvert par Lorentz assure, d’une manière générale, l’invariance des équations de l’électro-magnétisme.