En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE ONZIÈME

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CHAPITRE ONZIÈME

DU CAP FEAR À CHARLESTON
(CAROLINE DU SUD)


Portage au lac Waccamaw. — Inondations des marais. — Une nuit dans une distillerie de térébenthine. — Orfraie et gui. — Crackers et noirs. — À travers la Caroline du Sud. — Idées d’un cracker en fait d’hospitalité. — La rivière Peedee. — Georgetown. — Baie Winyah. — Plantations de riz des rivières Santee. — Une nuit avec les noirs de Santee. — Arrivée à Charleston.


Pour atteindre le point le plus rapproché où je pusse m’embarquer, il fallait faire un portage. Je me rendis à la station du chemin de fer de Wilmington, située à une distance de douze milles, avec mon canot bien casé sur un lit de son, dans un baquet à un cheval et à temps pour prendre le train du soir à Flemington, sur le lac Waccamaw. L’aimable agent général de l’exploitation, M. Pope, m’autorisa à transporter mon bateau dans le wagon des bagages, où je fus obligé de le maintenir pendant trente-deux milles pour le protéger contre le frottement causé par le mouvement du train, car malheureusement le wagon n’était pas couvert.

M. Pope avait eu l’obligeance de télégraphier aux quelques familles qui habitaient sur les bords du lac : « Prenez soin du canot de papier. » Aussi, dès que j’arrivai à destination, j’entendis d’aimables voix qui, à travers l’obscurité, m’offraient l’hospitalité de l’excellent hôtel de MM. Brother, à la station de Flemington. Après que M. Carroll eut mis le canot de papier à l’abri dans son magasin, nous nous réunîmes tous autour d’une table à thé, avec autant de cordialité que si nous eussions été de vieux amis.

Le lendemain, nous portâmes la Maria-Theresa sur nos épaules jusqu’au petit lac, dont le long et sinueux déversoir envoie ses eaux et ses noirs cyprès à la mer. Un des fils de M. Short, propriétaire de quelque soixante mille acres des marécages du Waccamaw, me prit sur son yacht en compagnie de quelques-uns de ses amis, et me fit ainsi traverser le lac jusqu’à mon point de départ. Il était alors midi ; notre petite bande fît un goûter sous les grands arbres qui croissent sur les rives basses du Waccamaw. Un peu plus tard vint le moment des adieux ; puis le canot se lança dans le courant tourbillonnant qui se précipitait hors du lac, par une étroite ouverture, dans un grand et sombre marais. Avant de nous séparer, M. Carroll m’avait remis une lettre pour M. Hall, qui dirigeait une distillerie de térébenthine située sur ma route. « Il y a vingt milles à faire pour arriver chez mon ami, me dit-il ; mais en droite ligne, il n’y en a réellement que quatre. » Tel est le caractère du Waccamaw, la plus tortueuse des rivières.

Je ne m’étais jamais trouvé dans un courant rapide et inégal ; aussi fus-je obligé de laisser mes rames et de prendre la pagaie pour avoir la faculté de regarder devant moi, car les tournants de la rivière étaient si brusques que j’aurais pu me croire enfermé de tous côtés. Le canot descendit ainsi les eaux noires, sinueuses et impétueuses du Waccamaw, sous une forêt d’arbres gigantesques qui couvraient le grand marais et me cachaient la lumière du jour. Les marais étaient inondés, et comme l’eau se déversait des fourrés dans la rivière, ils présentaient par place le spectacle incompréhensible d’eau qui remonte le courant sur un terrain parfaitement plan, bien que le sol n’ait aucune pente. Des festons de mousse d’Espagne, descendant de branches d’arbres gigantesques, donnaient un aspect funèbre à la sombre forêt, pendant que les chouettes criaient comme en pleine nuit. Le gui, avec ses grappes laiteuses et couleur de cire, en couvrant les branches de beaux arbres, prêtait aux bois l’air d’une forêt druidique. J’avais fait seize milles à la pagaie, depuis le lac, et je n’avais encore rencontré qu’une seule parcelle de terre solide, s’élevant au-dessus de l’eau, lorsque, après l’avoir franchie, je fus emporté pendant quatre milles par ces eaux turbulentes jusqu’à un point où des radeaux de bois bloquaient la rivière, et où les rives sablonneuses couvertes des pins du haut pays empiétaient sur les basses terres. C’était Old-Dock, avec sa distillerie de térébenthine, dont la cheminée envoyait au loin des vapeurs résineuses.

Le jeune M. Hall lut la lettre dont j’étais porteur, et il m’invita à partager sa demeure temporaire construite en planches non rabotées ; elle contenait deux bonnes chambres et une vaste cheminée, où le bois des pins, tout imprégné de térébenthine, brûlait comme un feu de joie.

J’avais fait vingt milles en trois heures ; mais l’honneur de cette vitesse revient tout entier à la rapidité du courant. Mon hôte ne me parut pas très-amoureux de la solitude à laquelle il était condamné. Ses chefs l’avaient envoyé de Wilmington pour diriger et protéger leur exploitation de térébenthine, située dans une forêt déserte d’une superficie de quatre mille acres qui étaient évalués, avec la distillerie, à cinq mille dollars. Un vieux noir qui conduisait l’alambic remplissait en même temps les fonctions de cuisinier ; il était le seul compagnon de M. Hall.

Nous venions de terminer notre frugal repus, quand un homme à cheval, criant dans l’obscurité, vint à la maison. Ce personnage, quoique très-ivre, représentait l’ordre et la loi dans ce district, et en effet j’appris que ce Jim Gore était un juge de paix. Il me salua d’une façon très-bruyante. S’étant assis près du feu, il demanda encore une fois la bouteille. Son estomac, disait-il, était aussi altéré qu’un four à chaux, et bien que l’eau soit capable d’éteindre la chaux, il demandait quelque chose de plus actif que l’eau pour éteindre le feu qui le dévorait intérieurement. Il eut toute sorte de défiances lorsque M. Hall lui parla de mon voyage en canot. Après m’avoir toisé de la tête aux pieds d’une manière aussi assurée que son état le lui permettait, le squire me dit vivement : « Je vois bien, étranger, que cela ne peut pas être. Quel peut être le but de ce voyage dans un dug-out en papier ? » J’alléguai un vif désir d’étudier la géographie ; dans sa sagesse il reprit : « Géographie ! géographie ! Mais les hommes qui écrivent sur la géographie ne voyagent jamais, ils restent chez eux, et ils en défilent plus long que le bras sur toutes les choses qu’ils n’ont jamais vues. »

Puis, après avoir regardé son pauvre costume, veste et culotte couleur beurre frais, il passa la main sur mon vêtement de laine bleue et reprit lentement, d’une voix éraillée : « Étranger, ces habits doivent coûter de l’argent. Le bateau de papier coûte de l’argent, j’en suis sûr, et il en doit coûter quelque chose pour aller du Nord au Sud ; si ce n’est pas un pari, alors quelqu’un vous paye bien pour cela ? »

Pendant une heure, j’entretins ce très-peu cultivé représentant de la loi de mon long voyage, de mes épreuves et de mes plaisirs ; mon récit l’intéressa vivement, et finalement il me fit part de ses propres ambitions et des difficultés qu’il rencontrait à faire respecter la loi et le gouvernement par les habitants des forêts de pins. Ensuite, voulant m’enseigner la route de la rivière à travers les marais jusqu’à la mer, il me prit par la taille de l’air le plus affectueux et me dit : « O étranger, Mon cœur est avec vous : comment ferez-vous demain, lorsque vous passerez devant ces affreuses coquines ? Elles ont presque démoli mon radeau la dernière fois que je suis allé à Georgetown. Prenez-y garde, je vous avertis à temps. » M. Jim me dépeignit le danger avec tant d’emphase, que je finis par prendre un peu peur, car je craignais plus que tout au monde d’avoir une querelle avec les coquines du pays. Ensuite il nous apprit, à M. Hall et à moi, que quatre ou cinq de ces mégères, et de la pire espèce, habitaient à quelques milles en descendant la rivière. Au moment où j’allais lui demander quelles étaient leurs habitudes, M. Hall, voulant donner un avis au squire Jim, déclara que M. B… pourrait, lorsqu’il lui conviendrait, se retirer dans la chambre voisine où la moitié d’un lit était à sa disposition. « La moitié d’un lit ! s’écria le juge de paix ; nous sommes trois ici, et où est ma moitié à moi ? — Quoi ! squire, répondit mon hôte en hésitant, M. B… est chez moi, et comme je n’ai qu’un seul lit, il a droit à en avoir la moitié, pas moins. — Mais alors qu’est-ce que je vais devenir ? » s’écria d’une voix de tonnerre S. M. la loi.

En apprenant que s’il avait annoncé d’avance sa visite il eût trouvé un lit préparé, et qu’à l’avenir, lorsqu’il n’y aurait pas tant d’encombrement, il serait logé comme un gentleman, il se leva et, s’enveloppant dans le manteau de sa dignité, il ajouta : « Toutes ces belles paroles ne veulent rien dire, mon ami ; cet homme est un voyageur. Eh bien, qu’il ait la chance des voyageurs — et qu’il s’arrange d’être trois dans un lit. Il faut que je dorme avec lui cette nuit. Hall, où est la bouteille ? »

Je me retirai dans la chambre du fond, et sans me déshabiller, je me jetai sur le lit du côté du mur. Mais dormir était une douceur sur laquelle il ne fallait pas compter ; car, malheureusement, le juge, resté dans la pièce voisine, racontait comment le pays allait au diable :

« Ni nègres ni blancs ne veulent respecter les lois ; il m’en a coûté la moitié de ma vie pour le leur enseigner, et il n’est pas de remercîments qu’on me doive pour remettre tous ces gens-là dans la voie droite. » Il termina en faisant un sermon à M. Hall sur son extrême tempérance, car ses recherches dans toutes les directions ne lui avaient fait trouver que des bouteilles pleines du vide le plus désolant.

Alors il se laissa choir dans le milieu du lit, en me serrant près du mur ; le pauvre Hall, qui avait le devant du lit, passa la nuit à s’ingénier de corps et d’esprit à garder sa place ; car lorsque S. M. la loi manœuvrait des bras et des jambes, elle jetait d’un côté le voyageur contre le mur, et de l’autre elle précipitait par terre M. Hall. C’est ainsi que je passai ma première nuit dans le grand marais du Waccamaw.

Le cuisinier noir nous donna un premier déjeuner, composé de lard, de pommes de terre et de pain de maïs. Le squire regardait toujours autour de lui pour trouver la bouteille, mais cette fois encore sans succès. Il m’aida à emporter mon canot, le long des sentiers détrempés du sombre marais, jusqu’auprès d’un train de bois, puis, après m’avoir serré affectueusement la main, il me dit : « Mon cher B…, j’aurai bien peur pour vous tant que vous n’aurez pas passé ces affreuses sorcières. Prenez garde à votre petit bateau, ou il vous arrivera malheur ! »

Poussé par la pagaie, le canot semblait voler à travers la forêt dont les arbres élevaient hors de l’eau leurs branches drapées de mousse. Les orfraies ne cessaient pas de crier ; la voix plaintive de cet oiseau des ténèbres résonnait dans l’épaisseur des bois, et elle continua à se faire entendre à diverses reprises pendant toute la journée. Il me semblait que j’avais laissé le monde réel derrière moi, et que j’étais entré dans une région sans terre, composée de ciel, d’arbres et d’eau. « Prenez garde aux raccourcis, il y a des gens qui sont morts dans de tels parages, m’avait dit Hall avant mon départ ; les crackers et les bûcherons sont les seuls qui les connaissent. Les raccourcis tournent et retournent sur eux-mêmes, courant nord et sud, est et ouest, comme s’ils voulaient entrer en lutte avec tous les points du compas. »

Après avoir dépassé un coude, je pouvais lancer un bâton à travers les arbres dans le chenal que le canot, en suivant sa route, venait de laisser à un quart de mille derrière lui. La perspective du sort qui m’attendait dans cette région inondée, si mon fragile bateau dans sa course rapide jusqu’à la mer venait à être crevé par un chicot, était des moins agréables pour ne rien dire de plus. Où aller pour le réparer ? Grimper sur un arbre paraissait être en pareil cas ma seule ressource ; mais avec quelle anxiété n’aurais-je pas attendu dans cette dangereuse position que quelque bûcheron passât dans son dug-out et vînt à mon secours ! Peut-être serais-je resté là jusqu’à ma dernière heure.

Certains sons frappèrent alors mon oreille et me firent savoir que je n’étais pas tout à fait seul dans ce marais désolé. Les écureuils gris faisaient du tapage au sommet des arbres ; les rouges-gorges, les grives brunes et un gros pivert noir à fête rouge et éclatante, me rappelaient Celui sans la volonté de qui il n’est pas un moineau qui puisse mourir.

J’avais franchi dix milles de ce sombre paysage, quand je vis paraître des indices de civilisation sous la forme d’une maison d’aspect sombre, à deux étages, bâtie sur une pointe de la grande terre, qui s’avançait dans le marais et située sur la rive gauche de la rivière. À cet endroit, elle s’élargissait de trois cents à quatre cent trente pieds environ, et par intervalle, la terre se montrait à quelques pouces au-dessus de l’eau. Partout où les pins poussaient jusqu’au bord de la rivière, des toits à porcs servaient d’abri et de refuge aux animaux que les crackers blancs envoyaient chercher leur nourriture parmi les racines et les glands de la solitude.

Le bac Reeve, avec son magasin et sa distillerie de térébenthine, à vingt milles de Old-Dock, fut le premier signe que j’aperçus de la présence de l’homme au milieu de ce marais. La rivière s’élargissait sensiblement quand je m’approchai du bac Piraway, qui est à deux milles en aval de la ferme du même nom. Me rappelant les conseils du squire relativement « aux affreuses sorcières des grands bois de pins », je fis bonne garde contre les mégères qui devaient me causer tant d’ennuis, mais les mariniers m’expliquèrent que, quoique Jim-Gore eût dit la vérité, je n’avais pas compris sa façon de prononcer le mot reaches, ou coudes de la rivière, parce que dans ces parages on les nomme wretches[1]. Les coudes auxquels M. Gore faisait allusion étaient si longs et si droits, qu’ils formaient des passages où le vent s’engouffrait en causant bien des peines aux bateliers qui conduisent leurs radeaux à la gaffe, lorsque la brise souffle contre eux.

Maintenant, toutes mes craintes sur ce qui pourrait m’advenir dans ces parages étaient dissipées, car ma petite barque, avec son avant effilé, semblait être faite exprès pour y circuler. Je débarquai près du bac, où un petit scow[2] était échoué sur la terre ferme, et là M. Daniel Dunkin, passeur du bac, ne voulut pas me laisser aller camper en plein air, lorsque son chalet n’était qu’à un mille de distance, sur les hauteurs couvertes de pins. Il me dit que la ligne de démarcation entre les deux Carolines traversait ce marais, à trois milles au-dessus du bac Piraway, et que la première ville qu’on trouve sur le Waccamaw (Caroline du Sud) est Conwayborough, à quatre-vingt-dix milles par eau, et à trente milles seulement par terre. Il n’y a qu’un pont sur la rivière, depuis sa source jusqu’à Conwayborough ; il a été construit par M. James Wortham, il y a vingt ans, pour le service de son habitation. Ce pont est à vingt milles au-dessous de Piraway, et de ce point, par terre, jusqu’à un village sur le Little-River, qui se jette dans l’Atlantique, il y a seulement une distance de cinq milles. Un bout de canal pourrait réunir cette rivière et les scieries avec Little-River et la mer.

Pour la première fois dans le cours de mes voyages, j’étais entré dans un pays où les milles sont courts. À l’âge de quinze ans, j’avais entrepris mon premier voyage seul et à pied, en partant des environs de Boston pour aller jusqu’aux montagnes blanches du New-Hampshire. Cette excursion de ma jeunesse dura vingt et un jours, et représentait quelque trois cents milles de bonne marche. La Nouvelle-Angleterre donne des mesures précises sur les poteaux des routes. Le voyageur apprend, par une expérience sérieusement achetée, la longueur de ses milles ; mais, dans les déserts du Sud, il n’y a pas de calcul régulier des cinq mille deux cent quatre-vingts pieds qui composent le statute-mile, et les bateliers de la côte ne se doutent pas que le mille marin, le soixantième d’un degré de latitude (6 080 et quelques pieds), représente le mille géographique et marin du cartographe aussi bien que le nœud du marin.

Au lac de Piraway, il n’y a ni un batelier ni un bûcheron, instruit ou ignorant, qui soit d’accord avec les autres sur la longueur des routes ou des cours d’eau. « Il y a cent soixante-cinq milles, par la rivière, du bac Piraway à Conwayborough », me dit un individu qui avait servi sur la route pendant quelques années. L’estimation la plus basse qui eût jamais été faite était de quatre-vingt-dix milles par la rivière. Aussi le lecteur doit m’excuser d’exagérer les distances lorsque je suis loin des côtes, car mes amis du bureau hydrographique n’ont pas encore pénétré dans les régions de l’intérieur avec leurs niveaux, leurs chaînes, leurs théodolites, etc., etc. Au canotier plus ambitieux de faire un grand nombre de milles plutôt que de produire des renseignements géographiques exacts, ces cours d’eau, si peu connus, fourniront une excellente occasion de satisfaire sa passion. On peut faire de soixante à quatre-vingts milles à la rame, en dix heures, aussi facilement que quarante milles, dans les États du Nord, sur un grand fleuve qui n’a que peu de courant. Il y a une classe de voyageurs américains, je regrette d’avoir à le dire, qui font toutes, toutes les capitales de l’Europe avec la même précipitation qu’ils mettent à leurs affaires, et s’ils ont appris quelque chose sur les mœurs des différents pays qu’ils traversent, ils oublient de remercier le compilateur du Guide qui leur a fourni les renseignements sur tout ce qu’ils savent.

Une seule chambre composait le chalet de mon ami, un représentant de cette classe de gens qui vivent dans les bois de pins et qu’on appelle dans le Sud corn-crackers ou crackers, parce qu’ils se nourrissent de pain de maïs. Ce sont les petits blancs du planteur, les blancs de rebut de l’ancien esclave, qui maintenant, dans sa nouvelle qualité d’affranchi, commence à comprendre toute l’importance de sa position sociale.

Ces crackers sont des gens de très-bon cœur, mais peu savent lire ou écrire. Les enfants des noirs, pris de curiosité et d’ambition, fréquentent les écoles en grand nombre quand ils ont moyen de le faire ; mais le blanc, vraiment indolent, semble dépourvu de tout désir d’apprendre, et ses enfants, dans beaucoup de pays du Sud, marchent sur les traces de leur père, sont élevés dans une ignorance presque inimaginable. La nouvelle de l’arrivée de la petite Maria-Theresa au lac Piraway se répandit avec une étonnante rapidité dans les bois, et le dimanche, après le Shouting comme les nègres appellent leur service religieux, les affranchis vinrent en grand nombre pour voir le canot de papier du Yankee. Ces gens simples me regardaient de la tête aux pieds avec une vive curiosité, et leurs grandes bouches ouvertes me montraient des dents de perles, dont un blanc pourrait être fier. « Vous êtes un bon homme, capitaine, nous le savons », disaient-ils, et quand je leur demandais pourquoi, leur réponse témoignait de la naïveté de leur foi : « Parce que vous n’auriez pas pu venir ainsi, dans un canot de papier, si le Seigneur ne vous avait pas aidé. Il n’aide que les bonnes gens. »

Le cracker vint à son tour avec ses enfants pour voir la merveille, pendant que de leur côté les bateliers étaient tellement frappés des avantages de ma pagaie (invention des habitants des régions arctiques), qu’ils en prirent le dessin avec de la craie en la mettant sur une planche, et se promettant d’en introduire l’usage sur la rivière.

Ces crackers prétendaient qu’il fallait plus que des shoutings, ou tout autre service religieux, pour améliorer la condition morale des noirs ; ils accusaient hautement les prédicateurs de couleur de troubler le sommeil de leurs poules et de leurs dindons. Quant à ce qui est de voler les porcs et de tuer les vaches : « Nous sommes perdus si le gouvernement des carpet-baggers[3] dure plus longtemps ! » s’écriaient-ils avec conviction. « Nous laissons les nègres parfaitement tranquilles, mais ils nous voleront toujours ; ils ne peuvent pas s’en empêcher, c’est dans leur nature. Si les carpet-baggers ne veulent nous laisser ni maison ni foyer, qu’est-ce qu’un pauvre homme peut devenir ? Des noirs, ils font des juges de paix ; ils les envoient à la législature, quoique les noirs ne sachent pas plus que nous lire et écrire. Ils prétendent que c’est parce que nous avons servi dans l’armée confédérée qu’ils nous mettent ainsi sous les pieds des noirs. Comment font les gens du Nord pour supporter que les blancs soient ainsi tyrannisés par les noirs ? Étranger, quand vous retournerez dans votre pays, dites à vos compatriotes que nous avons des âmes aussi bien que vous autres gens du Nord, et des sentiments, par Dieu, tout comme les autres blancs ! Le pays autrefois appartenait aux blancs, maintenant il est la propriété des nègres et des chiens. Eh bien, ces nègres de la législature, ils ont des crachoirs à filets d’or ! Où va le pays ? Nous ne voulons aucun mal aux nègres, à la condition qu’ils laissent nos porcs et nos volailles tranquilles. »

Après cette tirade, il était amusant de constater combien faciles étaient les rapports des blancs et des noirs. Les crackers causaient de la façon la plus amicale avec les fils de Cham, qui peut-être leur avaient volé leurs jambons quelques années auparavant, prouvant ainsi qu’il est dans leur nature de savoir supporter leurs voisins quels qu’ils soient. Un voyageur pourrait citer des faits au lecteur en lui laissant le soin d’en tirer la moralité. Les hommes et les femmes du Nord, qui résident pendant un ou deux ans dans les États du Sud, changent toujours de manière de voir en ce qui concerne le noir considéré en tant que créature sociale et morale. Lorsque ces voyageurs retournent chez eux, dans le Maine ou le Massachusetts, une nouvelle lumière produite par le contact des faits les a éclairés, tandis que leurs voisins étonnés, qui n’auront pas voyagé, diront : « Vous voilà devenu homme du Sud dans vos opinions. Jamais je ne l’aurais cru de vous. »

Le chemin de fer est le grand moyen de propager la lumière parmi les humains, et il rapproche, dans une fraternité sociale, les cléments désunis de tout un pays. Dieu veuille bien permettre que les ressources des vastes États du Sud puissent être bientôt développées par le capital et par le travail libre du Nord. Nos frères des États du Sud, épuisés par les luttes d’une guerre dont le résultat a été de consolider plus énergiquement que jamais la grande Union, sont maintenant prêts à accueillir tous les efforts honnêtes qui auront pour but de développer la richesse et la culture de leur territoire. Que les vrais patriotes sacrifient l’étroitesse de leurs préjugés, leur égoïsme de parti, et qu’ils fassent connaissance, non pas avec les politiciens, mais avec la population du Sud régénéré, et l’accord de tous les sentiments régnera dans le cœur de ceux qui aiment sincèrement un gouvernement du peuple par le peuple.

Les affluents du marais gonflaient la rivière et l’avaient transformée en un torrent rapide à mesure que je m’éloignais du bac, le lundi 18 janvier. Ayant atteint une latitude plus chaude, je pus faire le sacrifice d’une couverture, et je l’offris à mon bon hôte, qui avait refusé tout payement pour son hospitalité. Il était très-fier de ce cadeau, et il me dit avec une sorte d’émotion : « Personne n’y touchera que moi. » Son excellente femme avait fait cuire une variété de belles et savoureuses pommes de terre, très-différentes de celles du New-Jersey et des autres États du Centre, lesquelles pommes de terre elle eut l’obligeance d’ajouter à mes provisions. Quand elles sont cuites, elles ne sont ni sèches ni farineuses, mais semblent être saturées de miel. Le cadeau de cette pauvre femme était maintenant à la place qu’occupait d’abord la couverture que j’avais donnée à son mari.

À partir de ce jour, et à mesure que j’avançais vers le Sud, je distribuai entre ces pauvres et bonnes gens tous les objets dont je pouvais me passer. M. Mac Gregor est allé dans son canot, le Rob-Roy, sur les fleuves de l’Europe, « répandant la bonne nouvelle et distribuant des écrits évangéliques ». Je n’avais pas de place pour loger des brochures, et si j’avais suivi l’exemple de mon bien intentionné prédécesseur en canotage, cela aurait peu servi la cause de la vérité et de la foi. Les crackers ne savent pas lire, et très-peu de noirs adultes connaissent leurs lettres. Ils ne demandaient pas de livres, mais du tabac. Les hommes et les femmes me hélaient des rives en me voyant filer dans mon canot : « Dites, capitaine, n’avez-vous pas de tabac à fumer ou à priser pour l’enfant ? » Pauvre humanité ! Le cracker et l’affranchi remplissent leur place ici-bas, en raison des lumières qu’ils possèdent. Nous qui avons été élevés dans des sentiments religieux depuis notre enfance, faisons-nous plus que cela ? Aimons-nous notre prochain comme nous-mêmes ? Je voyageai pendant vingt milles (renseignement local), en descendant la rivière, sans avoir vu un être humain ou une habitation, jusqu’au pont et à la maison de Stanley. À partir de ce point, je pressai ma marche pendant trente-cinq milles, et après avoir passé devant un champ autrefois cultivé sur une colline, les ténèbres s’étendirent sur les marais, et un brouillard épais, s’élevant au-dessus des eaux, enveloppa la forêt dans ses replis. Ne trouvant pas le moindre indice de terre au-dessus du niveau de l’eau, je cherchai mon chemin au hasard, au milieu des brèches dans la terre inondée, pour finir par y perdre mon canot au milieu des broussailles. Il m’était impossible d’aller plus loin, et je me préparais à monter sur les branches d’un arbre gigantesque, m’étant pourvu dune corde mince pour m’assurer dans une position immobile et sûre, lorsqu’un cri long et sourd éveilla mon attention.

« Ouaho ! ho ! ho ! petits, petits », retentissaient dans l’air épais et calme ; ce n’était ni le cri de la chouette ni celui du renard. C’était la voix d’un cracker rappelant ses porcs dans la forêt. Ces cris étaient en vérité fort agréables à entendre, car ils m’indiquaient que les hautes terres étaient tout près, et qu’un bon feu attendait mon corps engourdi dans la cabane de cet inconnu. Poussant le canot dans la direction du Sound, et sondant avec ma pagaie le bord inondé du marais, je descendis à terre et cherchai ma route en suivant un sentier qui paraissait frayé jusqu’à une petite clairière. Là, une troupe de porcs entouraient leur propriétaire, qui leur distribuait des glands en criant : « Ho ! ho ! petits, petits ! » Nous étions face à face, sans pouvoir nous voir au milieu de la nuit profonde. Je racontai mon histoire et demandai où je pourrais trouver un abri pour y établir mon campement : « Étranger, répondit lentement le cracker, ma cabane est tout près d’ici. Venez chez moi ; il ne fait pas bon à coucher en plein air ce soir, et les nègres vous voleraient certainement tout ce que vous avez, s’ils savaient que vous possédez quelque chose de bon à prendre. »

Dans les grands pins du voisinage, on apercevait une cabane construite avec de grosses branches d’arbres dépourvues d’écorce et dont les interstices étaient calfeutrés avec de la mousse. Un toit de planches de cyprès la préservait de la pluie. La cheminée de bois, bien garnie de terre desséchée, était construite à une des extrémités de ce rustique édifice. La vaste ouverture de ce foyer envoyait d’éclatants rayons lorsque nous entrâmes dans la demeure du pauvre homme. Au soin avec lequel le plancher était balayé, à la propreté de la literie et a la bonne tenue de toute la pièce, je devinai les mérites de la femme de Wilson Edge.

« Dans les forêts de pins, nous vivons de porc et de homety[4], me dit mon hôte, lorsque sa femme nous invita à prendre place à la petite table ; de temps à autre nous avons quelques œufs à manger avec des patates, mais il nous est très-difficile d’empêcher les noirs de tuer nos volailles et nos animaux. Les politiciens, les carpet-baggers ont promis à chacun des amis qu’ils peuvent avoir quarante acres de terre et une mule pour leur vote. Ils disaient que le gouvernement du Nord allait les leur donner ; mais les pauvres diables n’ont jamais rien reçu, pas même un remercîment. Ils ont été bourrés de toutes sortes d’idées par les carpet-baggers, et je ne peux pas les blâmer beaucoup de vouloir nous faire la loi. C’est la nature humaine, et c’est tout dire. Mais nous avons eu des temps durs à passer, nous autres pauvres gens des bois. On a pris nos enfants pour cette maudite guerre, pour les faire battre au lieu des nègres et à la place des hommes riches, propriétaires d’esclaves. Nous n’avons jamais compris pourquoi tout ce tapage ; mais lorsque Jeff Davis fit une loi pour exempter du service tout maître de quinze nègres, alors notre sang s’est échauffé, et nous avons dit à nos voisins : « Tout cela vise à faire en sorte que ce sera le pauvre qui se battra pour la querelle du riche. » Enfin ils ont même mené mon fils à Chambers-Burg (Pennsylvanie), et ils l’ont fait tuer, pour qui ? pour les riches propriétaires d’esclaves. Nos garçons se cachaient dans les marais, mais ils étaient bientôt pourchassés et envoyés de force à l’armée. Les nègres ont été la cause de notre ruine. Si un blanc a un procès devant un juge nègre, il doit lui donner tout ce qu’il peut, et encore il n’a qu’à se bien tenir. Maintenant, vous, gens du Nord, aimeriez-vous à avoir un juge nègre qui ne sut ni lire, ni écrire, ni compter ses dix doigts ? »

J’essayai de consoler le pauvre homme en l’assurant qu’en dehors des ennemis politiques de notre repos, les masses, dans le Nord, étaient honnêtement disposées pour le Sud, depuis que l’esclavage était aboli ; je lui prédis encore que le mal ne durerait pas longtemps avec la consolante perspective d’une administration nouvelle et le retrait des forces inconstitutionnelles qui dévoraient le Sud.

Les deux lits de la seule pièce de la cabane étaient occupés par la famille ; tandis que près du feu, sur le plancher, je dormais sur mes couvertures, avec un heading[5] (rouleau de chanvre filé dans la maison) pour oreiller, les femmes me répétaient : « Laissez-moi vous donner encore un heading pour votre lit. »

Nous dûmes attendre jusqu’au lendemain huit heures, que le brouillard eût disparu de la surface des marais.

Ce fut à recommencer avec mon embarras de chaque jour. Comment faire pour indemniser un homme du Sud de la dépense que je lui occasionnais, lorsque je n’avais pas été, dans le vrai sens du mot, un hôte invité ?

Wilson Edge était assis près du feu, tandis que sa femme et ses enfants se préparaient à m’accompagner pour voir le canot de papier. « Monsieur Edge, dis-je en balbutiant, vous m’avez reçu avec une grande bonté, et j’ai coûté bien des peines à votre femme en arrivant d’une façon si inattendue ; vous m’obligeriez beaucoup si vous vouliez bien accepter quelque argent pour les ennuis dont j’ai été la cause, bien que l’argent ne puisse pas vous payer de votre si bonne hospitalité ; répondez à mon désir, et vous me verrez partir content. » Le pauvre cracker baissa la tête, et passant lentement les doigts à travers ses cheveux noirs connue du charbon, il sembla un instant méditer une réponse, et alors, comme s’il eût représenté à lui seul le cœur généreux du Sud, il reprit d’un ton posé : « Étranger, j’ai connu des blancs assez nègres pour vendre l’hospitalité, mais je ne suis pas de ces gens-là. »

Je retrouvai le canot à la place où je l’avais laissé la veille, et bientôt je descendis la rivière, traversant une grande solitude d’une trentaine de milles jusqu’à la ville de Conwayborough. Les noirs se tordaient de rire en me voyant manier la pagaie à double pelle, lorsque je passai devant le débarcadère où le coton et les matériaux qu’emploie l’industrie de la marine étaient empilés, en attendant qu’ils fussent transbordés à neuf milles plus loin, à Pot-Bluff, où peuvent pénétrer les navires d’un tirant d’eau de douze pieds. Bien qu’à une distance encore assez grande de l’Océan, je commençai à ressentir les influences de la marée. À Pot-Bluff, le débarcadère et la confortable maison de son propriétaire, M. Dusenberry, offrait un agréable contraste avec la monotonie des forêts de pins. Cet homme d’affaires intelligent rendit charmant le court séjour que je fis chez lui.

Il faisait froid le mercredi 20 janvier, pour cette latitude, car la glace se formait en couche légère dans les seaux remplis d’eau. À vingt-deux milles en aval de Pot-Bluff, le ruisseau du Bull entre dans le Waccamaw, en venant de la rivière Peedee. C’est au confluent de ces deux cours d’eau que l’on trouve Tip-Top, qui est la première plantation de riz sur le Waccamaw. Ces deux rivières coulent presque parallèlement depuis Bull-Creek jusqu’à la baie Winyah, et débouchent tout près de Georgetown. Des scieries mécaniques et des plantations de riz remplacent les forêts à partir de quelques milles au-dessous du Tip-Top, jusque dans le voisinage de Georgetown

M. M. L. Blakely, de New-York, qui est à la tête d’une des scieries les plus importantes du Sud, a établi ses quartiers à Bates-Hill sur le Peedee. Il m’avait invité, par l’intermédiaire de la poste aux lettres, a aller lui faire une visite dans les régions de la Caroline du Sud, qui produisent le riz. Pour m’y rendre, je pris le chemin le plus court, c’est-à-dire celui du ruisseau du Bull, et je me trouvai en présence du plus fort des courants contraires. Le jaune et vaseux torrent Peedee se précipitait à travers le Bull avec un tel volume d’eau, que je me demandai, en suivant son propre chenal jusqu’à la baie Winyah, s’il était possible qu’il envoyât autant d’eau dans son autre bras.

Grâce à d’énergiques efforts, j’arrivai au bout d’un mille et demi à un cours d’eau beaucoup plus étroit que le principal, et que l’on appelle en conséquence le petit ruisseau du Bull. Il vient aussi de la rivière Peedee, mais sa source est plus près de la plantation de Bates-Hill que le grand ruisseau du Bull. Faire remonter au canot cet étroit cours d’eau pendant trois milles et demi jusqu’au Peedee, d’où il sort, était une sérieuse épreuve. Par moment, le canot ne pouvait pas faire plus d’une centaine de pieds en cinq minutes, et souvent mes forces semblaient m’abandonner ; alors je saisissais des branches d’arbres secourables, que je tenais ferme pour empêcher le canot d’être entraîné par le courant, qui l’aurait jeté dans le Waccamaw.

À bout de force, je me disposais à chercher un refuge dans le marais, quand j’aperçus le large Waccamaw ; alors, avec de vigoureux coups de rames, le canot approcha lentement du puissant courant. Un instant de plus, et il était emporté par cette rivière turbulente, fuyant à raison de dix milles à l’heure. Un appel bruyant m’accueillit au sortir du marais, où une bande de noirs, scieurs de planches, étaient à l’ouvrage. Ils armèrent leur bateau, un long dug-out de cyprès, et me suivirent. Leur patron, le maître du port de refuge dont j’approchais rapidement, avait pris place à l’arrière. Nous mîmes ensemble pied à terre devant l’ancienne maison qu’occupaient plusieurs années auparavant les membres de la riche et puissante aristocratie des planteurs de riz du Peedee ; mais elle n’était plus actuellement que la demeure temporaire d’un homme du Nord, qui dirigeait le travail de ses quatre cents affranchis dans les marais des Carolines du Nord et du Sud.

Le canot venait d’entrer dans les domaines des planteurs de riz. Le long des rives plates du Peedee, on avait drainé des marais, où avant la guerre civile chaque propriété produisait de quatre à cinq mille boisseaux[6] de riz par an, et les princes du riz étaient devenus plus puissants que ceux du coton, qui, auparavant, avait été proclamé roi. Les bonnes terres, là, rendaient cinquante-cinq boisseaux à l’acre, par le travail forcé de l’esclave ; aujourd’hui, les noirs affranchis ne peuvent obtenir du sol plus de vingt-cinq à trente boisseaux.

De belles et anciennes maisons bordaient la rivière, mais les familles avaient été si appauvries par les malheurs de la guerre, que je vis des dames distinguées, qui avaient été élevées dans des pensionnats d’Édimbourg, occupées à surveiller le travail des noirs dans les rizières. L’indomptable énergie que ces femmes déployaient dans leurs maisons, actuellement désolées, excita mon admiration.

Une légère et gracieuse apparition, enveloppée dans un vieux châle et montée sur un vieux cheval, courait autour de la plantation comme un feu follet.

« Le père de cette dame, me dit-on, était propriétaire de trois plantations d’une valeur de trois millions de dollars avant la guerre ; sur l’une d’elles se trouve un moulin à riz qui a coûté trente mille dollars. La jeune dame que vous venez d’entrevoir lutte aujourd’hui contre la mauvaise fortune, et elle n’abandonne pas la partie. Si ce n’eut été la passion de nos femmes, la guerre civile n’eût pas duré six mois ; elles ont poussé des milliers de jeunes gens à la bataille ; mais maintenant qu’elles ont tout perdu, elles vont bravement au travail, et prennent au besoin la place de leurs anciens esclaves dans leurs antiques et grandes demeures : c’est bien dur pour elles, malgré tout, je vous l’assure. »

Le mardi 25 janvier, je descendis le Peedee, et je m’arrêtai aux plantations du docteur Weston et du colonel Benjamin Allston ; celui-ci est fils d’un des gouverneurs de la Caroline du Sud. Il eut la bonté de me remettre une lettre d’introduction pour le commodore Richard Lowndes, qui habite près de la côte. Du Peedee, je passai par une brèche dans les marais, et je me retrouvai sur le grand Waccamaw, que je descendis jusqu’à la baie Winyah.

Georgetown est bâti entre les bouches des rivières Peedee et Sampit. En approchant de cette ville avec précaution, je débarquai à la scierie à vapeur de M. David Risley, qui eut l’obligeance de remiser mon canot dans une pièce du fond de ses bureaux, tandis que je montai jusqu’à la ville pour aller à la poste. Par quelle voie mystérieuse les habitants avaient-ils appris l’arrivée du canot de papier ? comment trois négresses vinrent-elles m’accoster en grand costume, et en me disant : « Voulez-vous laisser voir votre petit canot de papier à trois dames ? »

Avant que j’eusse atteint ma destination, c’est-à-dire le bureau de poste, j’avais rencontré une troupe d’hommes qui se dirigeaient du côté du moulin à vapeur ; ils m’obligèrent à rebrousser chemin et à retourner au canot ; ils me faisaient tant de questions que j’avais bien de la peine à répondre. Il y avait là trois rédacteurs de journaux, deux blancs et un noir. Le plus jeune avait la prétention de représenter l’esprit du lieu et du siècle ; il publiait la Comète, tandis que le noir, comme s’il eût été influencé par un esprit de sarcasme, dirigeait la Planète. Le troisième journal représenté était le Temps, de Georgetown. Il avait parlé avec la plus grande courtoisie du petit canot qui était venu de si loin. La Planète se tint prudemment dans l’obscurité et ne dit rien ; mais la Comète, qui représentait la jeunesse lettrée de la ville, publia sur mon arrivée les lignes suivantes : « Tom Collins est enfin arrivé dans son meilleur bateau de papier ; il l’a amarré à la nouvelle scierie de M. Risley, où tout le monde peut le voir. Il se propose de tirer une salve avec son canon de 6, demain matin, avant de lever l’ancre. Hourra ! hourra pour Collins ! »

Je quittai l’excellente maison de M. Risley le lendemain avant midi, et je suivis les côtes de la baie Winyah en allant vers la mer. Près de Battery-White, sur la rive droite, dans les forêts de pins, est le lieu de naissance de Marion, ce brave patriote dont le clairon, du temps de la révolution américaine, appelait la jeunesse aux armes.

Arrivé près de la passe, des rizières occupaient les marais sur une assez grande distance de la côte. De ces terres humides coulait un petit ruisseau appelé Mosquito, qui autrefois unissait la rivière Santee (Nord) avec la baie Winyah, et servait comme de frontière jusqu’à l’île South. Le ruisseau était très-sinueux et le jusant très-fort. À moitié chemin de la rivière Santee, je fus forcé de quitter le courant, car il se trouvait fermé par des dépôts de marée et encombré de végétation très-puissante.

Les rigoles des rizières déversaient leur drainage dans le Mosquito. Le canot suivit un large fossé à droite, à travers des champs d’un riche sol d’alluvion, qui avait été conquis sur l’état naturel par un rude travail, et j’atteignis bientôt le moulin à riz du commodore Richard Lowndes. Un peu plus loin, dans un beau bois de chênes verts, couvert de festons de mousse d’Espagne, s’élevait sur une hauteur l’imposante maison du planteur. Il entretenait toujours ses terres en exploitation, bien que sur une échelle moindre qu’autrefois. Quelle charmante soirée je passai dans la compagnie des membres de la famille du vieux commodore ! Aussi ce fut avec un sentiment de vif regret que je repris mes avirons le lendemain, et qu’en suivant le grand canal des terrains plats, j’adressai des regards d’adieu à la maison de mon hôte et à ses grands vieux arbres. Le canal finissait à la baie Nord-Santee.

Tandis que je me préparais à remonter la rivière, une tempête s’éleva subitement, et me retint prisonnier au milieu des joncs des rizières du marais. Les roseaux creux fournissaient un pauvre combustible pour ma cuisine, lorsque cette sombre nuit d’orage m’entoura de tous les côtés, et que le sol, devenu encore plus humide à mesure que la marée montait, menaçait de tout inonder. Pendant plusieurs heures je restai couché dans mon étroit canot, en attendant que le flot eût atteint son point extrême ; dès qu’il se retira, il ne me laissa aucun moyen de faire du feu, tant les roseaux avaient été mouillés par l’orage. Le lendemain, fatigué de cette espèce de prison, et pris de crampes faute de mouvement, je lançai le canot dans des eaux agitées, et traversai la rivière pour aller chercher un abri sous le vent de l’île Crow, ce qui me permit d’arriver jusqu’à l’embouchure du ruisseau Atchison, que je traversai à deux milles de la rivière South-Santee.

Tous ces cours d’eau sont bordés par des plantations de riz, dont la plupart ont été abandonnées aux soins des noirs libres. Je n’y ai pas vu un seul blanc. Les maisons et les digues tombent en ruine, et les crues des rivières inondent fréquemment le pays. La plupart des anciens propriétaires, jadis riches, sont aujourd’hui trop gênés pour essayer de cultiver eux-mêmes. Il devient très-difficile de faire travailler les noirs pendant toute une saison, même en les payant bien, et ils préfèrent émigrer dans les villes quand l’occasion s’en présente.

Les rivières Santee, Nord et Sud, se jettent dans l’Atlantique ; mais on trouve si peu d’eau sur leurs barres, que pour aller à la mer beaucoup de produits du pays, tels que : le goudron, le riz, la térébenthine, etc., etc., sont obligés de passer par Georgetown-Entrance. Lorsque je quittai le canal, qui avec le ruisseau offre un passage complet pour les allèges et les caboteurs allant de l’une à l’autre des rivières Santee, un redoublement de la tempête me décida à chercher un refuge dans une ancienne cabane faisant partie d’un village de nègres dont chaque maison était bâtie sur pilotis dans le marais. Mais le vieux noir Surveillant de la plantation me fît remarquer que ses gens étaient très-défiants à l’égard des étrangers, et il me conseilla de pousser jusqu’à une autre localité. Je lui dis que j’étais du Nord, et que je ne toucherais pas même à un des moustiques qui infestaient les demeures des nègres ; le vieux bonhomme secoua néanmoins la tête, en ajoutant qu’il ne répondait pas de moi si je restais à passer la nuit en pareil lieu. Un nègre de grande taille, qui avait écouté la conversation, s’écria : & Maintenant, oncle, vous savez que si ce gentleman est du Nord, il est des nôtres, et vous devez faire quelque chose pour lui aujourd’hui. » Mais l’oncle Surveillant reprit : « Bien des nègres, ici, sont extrêmement soupçonneux, et je ne sais pas du tout qui est ce blanc. — Eh bien, oncle, si cet homme est un Yankee, je saurai bien lui en faire donner la preuve. »

Pendant qu’il me questionnait, les moustiques s’étaient télégraphié les uns aux autres qu’un étranger venait d’arriver, et ils mettaient ma patience à une dure épreuve.

« Mon nom est Jacob Gilleu, et vous, quel est le vôtre ? » Je le lui appris. Vint ensuite la question : « D’où êtes-vous ? — Je suis un citoyen des États-Unis, répondis-je. — Les États-Unis, qu’est-ce que c’est que Ça ? je n’en ai jamais entendu parler, » dit Jacob Gilleu. Lui ayant appris que c’était le pays gouverné par le général Grant, il s’écria : « Oh ! vous êtes un homme de Grant ! Tout alors est bien, vous êtes des nôtres, tout comme nous. Eh bien, écoutez. Je vais vous envoyer à un bon endroit sur le ruisseau l’Alligator, où demeure Seba-Gillings. C’est un noir, mais il vous traitera comme un blanc. »

Jacob m’aida à Lancer mon bateau à travers la boue molle où nous allions presque nous engloutir, et en suivant ses instructions, je descendis à la rame de South-Santee à l’Alligator, où d’immenses marais couverts de grands joncs me dérobaient la vue du paysage. À environ un demi-mille de l’embouchure du ruisseau qui était ma route directe jusqu’à la baie du Bull, je trouvai une grande ouverture à l’entrée du canal. J’y entrai, et le remontai. Arrivé à une pointe de terre qui s’élevait, comme une île couverte de joncs, au-dessus du marais, je vis un hameau composé d’une douzaine de maisons ou hangars, et les ruines d’un magasin de riz. Le plus grand nombre des nègres étaient absents, occupés à travailler dans l’intérieur endigué de cette grande propriété, qui avant la guerre produisait quarante mille boisseaux de riz par an, et qui présentement était louée à un ancien esclave. Ce nouveau directeur n’obtenait en somme que peu de travail. Seba-Gillings, un nègre d’apparence vigoureuse, vint jusqu’à la digue sur laquelle j’avais débarqué le canot. Je m’empressai de lui raconter mon histoire, et pourquoi j’avais dû ne pas rester à l’autre village de noirs. Je me servis de Jacob Gilleu comme d’une autorité, pour demander un refuge contre les émanations de ces terres à moitié submergées. Ce personnage important me répondit : « Ne craignez rien, restez ici toute la nuit et aussi longtemps qu’il vous plaira ; je vous traiterai comme un blanc. Je suis bien pauvre, mais je vous donnerai le meilleur de ce que j’ai. » Il enferma mon canot dans un vieux magasin délabré et me fit comprendre « que les nègres seraient capables de voler le pain dans la bouche d’un homme » !

Il me conduisit à sa maison, et m’apprit comment il gouverne les noirs. Sa femme était assise silencieusement près du feu. Il lui ordonna « d’aller piler le riz », et elle en jeta une certaine quantité, pour le décortiquer, dans un mortier de bois de trois pieds de haut, planté dans la terre devant son habitation. La négresse, armée d’un énorme pilon, écrasa le riz, assise sur le sol près de la cabane, et soufflant de toute la force de ses poumons, elle procéda au vannage, tandis qu’avec ses doigts minces et effilés, elle écartait tous les déchets. On fit cuire le riz à la manière des Chinois — sans le laisser réduire à l’état de masse pâteuse, comme on le prépare dans le Nord, mais au contraire en conservant chaque grain sec et entier. Le fils, garçon de quatorze ans, et non pas la femme, apprêta des œufs et du lard.

Toutes ces manœuvres étaient surveillées par le vieux Seba, avec l’air solennel, sombre et savant d’un juge suppléant trônant sur le siège d’un tribunal du New-Jersey. Sur la plus noire des tables, et sans nappe, un repas bien accommodé avait été servi à l’étranger. Aussitôt qu’il fut terminé, les membres de la famille se précipitèrent sur les restes, et la table se trouva desservie avec une rapidité incroyable. Puis nous nous rassemblâmes tous autour d’une grande cheminée dont le fond était du plus beau noir, et où de brillants charbons de chênes verts jetaient çà et là leurs lueurs incandescentes. Dans cette pénombre, des hommes noirs et des femmes noires circulaient dans la chambre, si bien que tout, depuis le plancher jusqu’au plafond, et depuis la porte jusqu’à la cheminée, me paraissait devenir de plus en plus noir, et que je finis par me trouver moi-même aussi noir que mon entourage.

Le pauvre vêtement des hommes ne couvrait qu’à moitié leur peau brillante, couleur d’ébène. La compagnie tout entière conservait un silence plein de dignité, interrompu de temps à autre par les soupirs profonds des femmes, qui disaient : « Avoir fait toute cette route, depuis le Nord, dans un canot de papier ! Dieu soit béni, Dieu soit béni ! » Cette monotonie, dénuée de toute gaieté, fut interrompue par l’arrivée d’un noir qui avait navigué en sloop, depuis Charleston, par la baie du Bull, et on le regardait en conséquence comme un grand voyageur ; on le prenait pour juge dans les questions maritimes. Il n’avait pas encore vu le canot de papier ; néanmoins, il enseigna à l’auditoire tout ce qu’il en était. Il me salua premièrement, en disant : « Bonjour, bonjour, capitaine, comment allez-vous ? » Ensuite, il prit une pose à effet dans le milieu de la pièce. Sur cet orateur de nature, la dignité de Seba-Gillings n’avait aucun empire, car n’était-il pas un navigateur expérimenté ? Voici son exorde :

« Combien avez-vous fait de milles, capitaine ?

— Quatorze cents milles, lui dis-je.

— Comment ! quatorze cents milles ! s’écria-t-il ; mais savez-vous bien, vous autres bonnes femmes, combien cela fait ? c’est juste un millier de milles plus quatre cents milles. »

Toutes les femmes commencèrent à murmurer de nouveau : « Que le Seigneur soit loué ! que le Seigneur soit loué ! » en serrant leurs mains ridées dans un mouvement d’extase. Le petit noir, en essayant de passer ses doigts à travers ses cheveux crépus et laineux, continua ainsi :

« Qu’est-ce que le monde va devenir ? Vous n’avez jamais, braves gens, entendu parler de rien de pareil à cela — un bateau de papier ! »

À quoi les nègres répondirent enjoignant les mains : « Que le Seigneur soit loué ! que le Seigneur soit loué ! Les Yankees du Nord seuls peuvent faire les bateaux de papier ; que Dieu soit loué !

— Et que ne peuvent pas faire encore les Yankees du Nord ? ajouta-t-il. Ils sont capables de tout. Peuvent-ils ressusciter un homme ?

— Non, non, Dieu seul peut rappeler un homme à la vie ; les hommes ne le peuvent pas. Bénissons le Seigneur ! bénissons le Seigneur !

— Et qui a envoyé ce Yankeeman à mille et quatre cents milles dans son canot de papier ?

— Le Seigneur, le Seigneur ! Que le Seigneur soit béni ! criaient les femmes avec passion, en frappant dans leurs mains.

— Et pourquoi le Seigneur l’a-t-il envoyé vers le Sud dans un canot de papier ? demanda le nègre sentencieux.

— À coup sûr il n’aurait pas pu venir dans un canot de papier si Dieu ne l’avait pas envoyé. Que le Seigneur soit béni !

— Et comment appelle-t-il son canot de papier ?

— La Maria-Theresa, répondis-je.

— Maria Truss her[7] ! Très-bon, très-bon nom, dit l’orateur. Il lui a confié sa vie tous les jours ; c’est pour cela que la Vierge Marie le protège. Oui, les Yankees construisent des canots et des bateaux de papier. Le gentleman du Nord a-t-il du tabac à donner à l’enfant ? »

Toutes les femmes en étaient arrivées à l’état d’excitation nerveuse des shoutings, lorsque l’oncle Seba leur annonça sur un ton d’autorité « que le Yankee avait besoin de dormir », et il fit évacuer la pièce à ma grande satisfaction, car l’état de l’atmosphère était devenu indescriptible. Seba avait un petit cabinet où il renfermait des oignons, des peaux de rats musqués et tout ce qui composait sa fortune personnelle. Il le fit balayer par sa femme, et j’étendis avec un soupir mes couvertures propres sur des planches noires, devinant que le lendemain matin j’exporterais plus que je n’avais importé dans la cabane du vieux nègre.

Je ne veux pas m’étendre ici sur les petits ennuis des voyages ; mais au canotier qui voudra suivre les rivières du Sud qu’a descendues le canot de papier, je dirai tout simplement : « Gardez-vous des cabanes de toutes sortes ; c’est ainsi que vous pourrez voyager avec un cœur léger et l’égalité de l’humeur. »

Quand, le lendemain matin, je réglai mes comptes avec le vieux Seba, il me raconta que par la culture du riz il obtenait « à peu près tout ce dont il avait besoin, excepté du rhum ». Le rhum était du poison pour lui, et aussi longtemps qu’il en avait entretenu une petite provision, il reconnut qu’il avait été souvent malade ; ayant manqué d’argent pendant quelque temps, et de rhum par suite, il avoua que son état de santé était devenu excellent. Il était en effet un modèle de force et de développement musculaire. Tous les autres noirs avaient auprès de lui l’apparence de nains ; leurs cheveux étaient si courts, qu’on eût dit qu’ils étaient chauves.

Dès que le canot fut enlevé du magasin pour être mis à flot sur le canal, des créatures à moitié nues, à la peau d’ébène, arrivèrent de mon côté, comme un essaim. Aucune trace de sang blanc ne pouvait se découvrir en elles. Chacun essayait de mettre un doigt sur le bateau ; on le regardait comme un fétiche, et je crois que s’il avait été dressé sur l’une de ses extrémités, ces pauvres gens lui auraient rendu leurs dévotions à la manière de l’Afrique. Les plus âgés seuls parlaient assez bien l’anglais pour se faire comprendre. Les jeunes bavardaient un idiome africain et portaient des amulettes au cou ; ils étaient sur les limites de la barbarie, pour ne rien dire de plus. L’expérience que j’avais acquise parmi les noirs des autres contrées m’avait inspiré la croyance, malheureusement trop bien fondée, que dans plus d’un lieu du Sud le fétichisme africain pourrait bien se réveiller et être pratiqué, si avant longtemps l’Église ne se donne pas la peine de veiller sérieusement sur ses missions intérieures.

Dans tous mes voyages dans le Sud, en dehors des villes, il ne m’a pas été donné de trouver un blanc éclairé se vouant à l’enseignement des nègres ; partout cependant les pauvres noirs se rassemblent dans des baraques ou chapelles en bois grossièrement construites, pour écouter des prédicateurs de leur propre couleur. L’aveugle conduit l’aveugle. Quelques hommes de race nègre, ayant du sang blanc dans les veines, et qui ne sont pas plus nègres que blancs dans le vrai sens du mot, sont envoyés des collèges nègres du Sud pour faire des conférences aux congrégations du Nord sur les besoins de leur race. Ces hommes, qui sont depuis un quart jusqu’à trois quarts blancs, sont considérés, à cause de leur talent oratoire, comme le vrai type de la race noire par les gens du Nord, tandis qu’en réalité, entre le noir pur sang et le faux représentant de ses besoins, il y a autant de différence qu’il est possible d’en imaginer.

Un Irlandais, nouveau débarqué du vieux pays, écoutait un soir l’éloquence fascinante d’un mulâtre affranchi. Le brave Irlandais n’avait jamais vu de véritable noir. L’orateur disait : « Je ne suis qu’à moitié nègre ; ma mère était une esclave, et mon père un planteur blanc. — Ah ! dit l’Irlandais étonné et charmé par la parole du prédicateur, si vous n’êtes qu’à moitié nègre, qu’est-ce que ce serait si vous étiez complètement noir ? »

Les noirs se montrèrent pour moi bons et civils, comme ils le sont toujours lorsqu’on les traite bien ; ils m’adressèrent du quai, des cris d’adieu inintelligibles, lorsque je descendis le canal jusqu’au ruisseau l’Alligator. Cette route m’emporta bientôt sur ses eaux salées jusqu’à la mer ; car, ayant manqué une ouverture étroite jusqu’au marais appelé le Eye of the Needle[8] (passage que prennent les bateaux à vapeur), je me trouvai sur la mer calme, dont les pulsations se manifestaient en longues houles. Au sud, je voyais l’île basse du cap Roman, qui, semblable à un bouclier, protégeait le calme de la baie située en arrière de l’île. Les marais s’étendaient jusqu’à la grande terre, presque jusqu’au cap, tandis que sur les bords des prairies couvertes de roseaux, s’élevait, sur une île en dedans du cap, la tour du phare Roman. C’était la première fois que ma frêle embarcation flottait sur l’Océan. Je côtoyai la plage de ces terres basses, me dirigeant vers le phare, jusqu’à un ruisseau qui débouchait du marais, et j’y entrai. En passant d’un cours d’eau a un autre, je finis par me trouver à la brune dans la baie du Bull. Alors la mer déferlait et brisait sur la côte ; il me fallut la serrer de près, car les anciens ennemis de mon repos, les marsouins, étaient visibles et péchaient en troupes nombreuses. Pour dérober le canot au contact dangereux des bancs d’huîtres, je le dirigeai vers un chenal plus profond ; mais les aimables marsouins donnèrent la chasse à mon bateau et le poussèrent encore sur les bancs d’huîtres aux coquilles coupantes. La nuit venait vite, et je n’avais pas de refuge plus rapproché que les hautes terres, route encore longue à travers des marais détrempés, qui étaient même encore recouverts par la marée.

Les eaux tourmentées du Sound, les bancs d’huîtres qui menaçaient d’ouvrir mon bateau, une côte que la prochaine marée pouvait submerger, tout semblait conspirer contre moi. Mais mon anxiété fut bientôt soulagée, et mon cœur se dilata lorsque la mâture d’une goélette s’élevant des marais, non loin des hautes terres, m’indiqua qu’un cours d’eau hospitalier n’était pas loin. Sa large embouchure s’ouvrit bientôt à ma vue d’une façon engageante, et je me dirigeai en hâte sur le beau navire qui était mouillé dans ces courants ; sa parfaite élégance disait le plus clairement du monde : « Navire des États-Unis. » Un officier, debout sur le pont, observait ma manœuvre avec sa longue-vue ; lorsque je passai près du navire, un matelot dit à ses camarades : « C’est le bateau de papier ! J’étais à Norfolk en décembre dernier, quand il arriva dans la rivière Élisabeth. »

L’officier me héla gracieusement et m’offrit l’hospitalité du Caswell, goélette au service des ingénieurs hydrographes. Dans la plus jolie des cabines, l’intéressante conversation de M. Dennis, et de ses collaborateurs MM. Olgen et Bond, m’eut bientôt fait oublier les ennuis des trois derniers jours passés dans la vase ou dans les huttes des noirs. Quel contraste entre le dur plancher du bon noir Seba Gillings et la cabine si élégante où j’étais logé ! Là, on avait mis à ma disposition : serviettes fines, draps blanc de neige et eau filtrée.

L’état-major espérait avoir complété ses travaux jusqu’au port de Charleston, avant la fin de l’année.

Le dimanche passé à bord du Caswell me fit grand bien. Le samedi soir, M. Dennis me traça sur une feuille de papier la route que j’avais à suivre, à travers les eaux intérieures, jusqu’au port de Charleston ; je quittai donc la jolie goélette le lundi matin avec des instructions complètes pour mon voyage. La marée commença à monter à onze heures du matin ; bientôt elle m’apporta assez d’eau pour me permettre de naviguer en suivant la côte détrempée. D’épaisses forêts couvraient les falaises où paraissaient quelques maisons. L’île du Bull, avec ses pins et ses palmiers, était à ma gauche lorsque j’atteignis l’entrée du passage sud de la baie. Là, dans les sinuosités des ruisseaux et dans les chenaux à travers les îles, je m’égarai plusieurs fois ; je n’arrivai que tard dans l’après-midi à la passe Price. J’avais perdu huit milles, sur la distance parcourue à la rame, à monter et à descendre inutilement plusieurs ruisseaux. Après une journée de travail fatigant, je trouvai un abri dans une maison près de la mer, sur les bords de la passe Price. J’y dormis sur le sol, enveloppé dans mes couvertures, en compagnie d’un jeune pêcheur, employé de M. Magwood, de Charleston. Charles Hucks, le pêcheur, me raconta que l’on avait pris trois daims albinos, dont deux avaient été tués par un nègre et le troisième par lui-même. MM. Magwood, Terry et Noland avaient parqué pendant un été un millier de tortues de terre dans un bassin, avec l’espoir de les garder tout l’hiver. Elles absorbaient en une heure cinq boisseaux de crevettes qu’on leur distribuait pour leur repas. Une marée d’une hauteur extraordinaire chassa les tortues de leur bordigue, et ainsi finit l’expérience.

Le lendemain, je traversai successivement, avec une forte marée, l’île et la passe Gaper, les passes Dewee, Long-Island et Breach. L’île Sullivan est séparée de Long-Island par la passe Breach. Pendant que je suivais les ruisseaux des marais situés en arrière de l’île Sullivan, s’élevait à mes regards, dans une perspective imposante, à son extrémité ouest, la masse compacte des maisons de Moultrieville, à l’entrée du port de Charleston. Le sombre manteau de la nuit tombait sur le port au moment où le canot de papier entrait doucement dans ses eaux historiques. Devant moi, j’avais la baie calme avec l’ancien fort Sumter ; celui-ci s’élevait de la plaine liquide, comme un spectre géant qui aurait voulu me rappeler les grands combats dont il avait été le théâtre. La surface unie de l’eau se ridait au plus léger contact de mes avirons. Tout était maintenant paix et silence, là où, si peu d’années auparavant, le bruit du canon éveillait des milliers d’échos, alors que les vagues étaient teintes du sang le plus généreux de l’Amérique, que des bouches de fer vomissaient la destruction, que les créatures de Dieu, les hommes faits à son image, se détruisaient impitoyablement entre eux, n’ayant trouvé dans tout ce que la civilisation leur avait donné, d’autre moyen de régler leurs différends que par d’épouvantables massacres !

Les acteurs qui avaient joué les rôles dans ce drame étaient maintenant tous dispersés ; ils étaient retournés soit à la ferme, soit à la boutique, soit aux pupitres, soit à la chaire. Le vieux drapeau flottait de nouveau sur les remparts du Sumter ; un gouvernement essayait de se reconstituer afin que la grande République pût devenir plus sincèrement le gouvernement du peuple, fondé sur l’égalité des droits de tous les hommes.

Le bruit que fit la quille du canot en frottant sur les rochers m’arracha à ma rêverie ; j’avais stoppé sur mes avirons, et la marée m’avait porté lentement, mais droit, sur des bancs d’huîtres. Je m’en tirai avec quelques égratignures sans importance.

Je supposais, d’après la lecture des journaux, que les citoyens de la ville qui avait joué un rôle si important pendant la guerre civile, ne recevraient probablement pas avec faveur un citoyen du Massachusetts. Je me décidai en conséquence à prendre le bac pour aller à la ville demander le gros paquet de lettres qui m’attendait à la poste.

Je me proposais, après l’avoir reçu, de retourner à Mount-Please, de traverser ensuite la baie jusqu’à l’entrée des eaux du Sud, et de quitter la ville aussi discrètement que j’y étais entré.

J’étais cependant curieux de voir comment, sous le nouveau régime, les choses se passaient dans la ville jadis si fière de Charleston. Quand je me présentai au guichet où se faisait la distribution des lettres, en demandant les miennes, une ombre épaisse sembla tomber sur moi, et au même instant parut la tête d’un noir. La physionomie de ce fonctionnaire s’éclaira d’une expression de chaude sympathie, lorsqu’il avança tout son bras par la fenêtre et me donna une poignée de main des plus amicales, comme s’il eût été responsable de la bonne réputation des habitants de la ville.

« Que M. B… soit le bienvenu dans notre belle ville », dit-il. C’était Charleston sous le nouveau régime.

Après m’avoir remis mes lettres, il ajouta gracieusement :

« Nous avons l’habitude de fermer la poste à cinq heures ; mais s’il vous arrive jamais d’être en retard, frappez, je serai à votre disposition. »

Ce fut la première gracieuseté que je reçus à Charleston ; mais avant que je pusse retourner à mon logement de Mount-Pleasant, des membres de la chambre de commerce, le club de la Caroline, et bien d’autres, me comblèrent d’attentions et d’aimables invitations ; de son côté, M. Fraser, membre de l’association des régates de la Caroline du Sud, envoya chercher la Maria-Theresa, et la confia à la garde du maître de quai Southern-Wharf, où beaucoup de monde, dames et messieurs, vinrent la voir.

En quittant la ville au bout de quelques jours, j’étais confus d’avoir pu douter un instant de ses habitants, célèbres dans l’univers entier, depuis plus d’un demi-siècle, pour leur hospitalité envers les étrangers.

Pendant mon séjour à Charleston, je fus l’hôte du révérend M. Brackett, pasteur bien-aimé d’une des églises de la ville. J’éprouvai des sentiments de profond regret lorsqu’après avoir tourné la proue de ma petite embarcation pour me lancer encore un fois sur des eaux inconnues, je m’éloignai de la belle cité de Charleston, et des amis qui avaient été si bons pour le canotier solitaire.


Le bureau de poste à Charleston
  1. Coquines.
  2. Bateau plat.
  3. Nom donné aux républicains du Nord qui sont allés dans le Sud pour avoir des places et surtout pour y faire fortune ; ne comptant pas rester longtemps en place, ils n’emportaient qu’un sac de nuit (bag), espérant gagner beaucoup d’argent en peu de temps.
  4. Mets fait avec des grains de maïs concassés
  5. Pour la tête
  6. Trente-six litres au boisseau.
  7. La prononciation du nègre produit un jeu de mot impossible à rendre, et dont peuvent seuls se rendre compte les lecteurs sachant l’anglais.
  8. Le chas de l’aiguille.