En canot de papier, de Québec au golfe du Mexique/CHAPITRE TREIZIÈME

La bibliothèque libre.

CHAPITRE TREIZIÈME

DE SAVANNAH À LA FLORIDE


Aux Sea-Islands de la Géorgie. — Jeté sur l’île Green. — L’île Ossabaw. — Le Sound Sainte-Catherine — L’île Sapelo. — La vase de la rivière de la vase. — Une nuit dans une cabane de noirs, — Shoutings sur l’île Doboy. — L’île Broughton. — Les îles Saint-Simon et Jekkyl. — Entrevue avec un alligator. — L’île Cumberland et la rivière Sainte-Marie. — Adieu à la mer.


Je repartis le 24 février. La roule que j’allais suivre me faisait traverser les îles de la côte de la Géorgie jusqu’à sa frontière sud, le Cumberland-Sound et la rivière Sainte-Marie. Cette partie de la côte est très-intéressante et très-bien dessinée sur les cartes nos 56 et 57, publiées par les ingénieurs hydrographes environ un an après mon voyage.

Les paquebots vont de Savannah au port de la rivière Saint-John (Floride), en prenant la route pittoresque des eaux intérieures. En suivant cet itinéraire, le voyageur peut éviter par le chemin de fer, de Savannah à Jacksonville, un trajet complètement dépourvu d’intérêt, sur lequel des terrains sablonneux et des forêts de pins présentent à l’œil un aspect peu séduisant. Il suffirait d’un dragage de peu de profondeur, aux frais du trésor public, exécuté sur certains points de la route suivie par les paquebots à vapeur, pour la rendre plus courte.

Laissant Greenwich, Bonaventure et Thunderbolt derrière moi, sur les coteaux, le canot s’avança sur la grande étendue de côtes marécageuses des rivières Wilmington et Skiddaway, jusqu’aux Skiddaway-Narrows, cours d’eau tortueux et resserré qui unit le Skiddaway avec le Burnside. Les basses terres étaient pittoresques, et quelques-unes d’entre elles étaient très-bien cultivées.

En quittant Burnside pour entrer dans la grande rivière Vernon, et en approchant de la mer, le canot fut surpris par un de ces coups de vent violents qui bouleversent fréquemment les eaux des côtes, et il fut poussé sur un petit tertre dans les marais de l’ile Green, sur la rive gauche de la rivière Ogeechee. Autrefois, l’île Green était bien cultivée, mais elle n’est plus aujourd’hui que la résidence d’été de M. Styles, son propriétaire. Deux ou trois familles de noirs habitaient les cabanes et prenaient soin de la maison pendant l’absence de M. Styles.

Je dus me mettre dans la boue jusqu’aux genoux pour amarrer le canot, et comme la tempête se prolongea toute la nuit, force me fut de dormir sur le plancher de l’humble cabane d’un noir, nommé Ecbard Holmes, après avoir d’abord distribué à sa famille des biscuits et du café. Tous les noirs du voisinage étaient réunis pour voir le canot, et en apprenant que j’étais du Nord, un vieux noir à cheveux gris me demanda de porter « ses doléances » à Washington.

« Le gouvernement, dit-il, a été très-bon pour nous autres noirs. Il nous a donné notre liberté — c’est très-bien — mais une autre chose nous manque, c’est que le général Grant rende tout cela définitif. Le magasinior[1] ne donne au pauvre noir qu’un dollar par boisseau de grain, et quelquefois moins. Il faut faire quelque chose de plus pour le pauvre noir. Dites au gouvernement de faire pour lui ce que l’ancien maître m’a dit : « Vous avez été un bon esclave dans les temps passés, un très-bon esclave ; maintenant, je vous donne un, deux, trois, cinq acres de terre pour vous. » Alors, le pauvre noir sera heureux, le maître aussi, et nous serons heureux tous les deux ! Avez-vous un peu de tabac pour ce pauvre vieux ? »

Le manoir de M. Styles n’était qu’à trois milles d’Ossabaw-Sound. La petite île Don et Caye-Raccoon sont à l’embouchure du Vernon. Entre les deux îles, il y a un passage profond, par lequel les marées se précipitent avec force ; il s’appelle Hell-Gate[2]. Au sud du Raccoon, la rivière Ogeechee verse un très-grand volume d’eau dans le Ossabaw-Sound.

J’entrai dans la grande rivière Ogeechee par le passage de l’île Don, et je vis des pêcheurs d’esturgeons occupés à tendre des filets le long des côtes des Sea-Islands, situées entre les Sounds Ossabaw et Sainte-Catherine ; il a huit milles de long sur six de large. Du côté de la mer, le rivage est bordé de hauteurs et de collines entremêlées de clairières, tandis que la partie occidentale est composée surtout de marécages, et coupée de nombreux ruisseaux. Toutes les Sea-Islands produisent des cotons à longue soie, connus dans le commerce sous le nom de sea-island, et avant la guerre, c’était une variété d’une très-grande valeur. Maintenant, quelques noirs occupent seuls les fonds abandonnés par les propriétaires, et ils ne savent s’en faire qu’un revenu médiocre.

Il y a beaucoup de daims dans les forêts de l’île Ossabaw. Un de ses anciens propriétaires m’apprit qu’il devait bien y avoir une dizaine de milliers de porcs sauvages, car, en quelques années, ils se multiplient considérablement, et les noirs en détruisent peu. Les porcs domestiques deviennent en peu d’années très-timides, et sauvages si on les abandonne dans les forêts. Il est impossible de chasser ces animaux sans chien, quoiqu’ils soient en grand nombre dans les bois.

Le temps était devenu délicieux, et si j’avais possédé une tente portative, je n’aurais pas cherché ailleurs un gîte dans une maison habitée, sur la route. La malaria, qui s’élève des eaux douces, s’étend dans beaucoup des Sea-Islands pendant la saison d’été ; mais elle ne rendait pas dangereux, pour le moment, un campement en plein air. Traversant le Grand-Ogeechee au-dessus de l’île Middle-Marsh, je suivis cette rivière jusqu’au ruisseau qui s’appelle le passage de la Floride, par lequel j’atteignis la rivière Bear, que je descendis ensuite jusqu’au Sound Sainte-Catherine. J’eus une grande vue de la mer lorsque mon canot traversa la brèche, large de deux milles, pour gagner la rivière Newport. Ensuite, après l’avoir remontée pendant quatre milles, j’entrai dans le ruisseau Johnson, produit des rivières Newport, nord et sud.

Prenant le Newport du sud, ma petite embarcation descendit jusqu’à l’extrémité sud de l’île Sainte-Catherine et arriva au Sound du même nom ; là, franchissant une autre passe au coucher du soleil, j’atteignis enfin High-Point et l’île Sapelo.

Au milieu de grands arbres verts, une belle maison, qui faisait honneur au goût de celui qui l’avait construite, s’élevait noblement sur une haute colline. Ce n’était pourtant plus qu’un de ces nombreux monuments où sont ensevelies les espérances des temps passés. Le propriétaire, un homme du Nord, acheta après la guerre un tiers de l’île Sapelo, au prix de cinquante-cinq mille dollars en or. Il essaya, comme tant d’autres gens du Nord l’ont aussi tenté, de fournir à l’esclave de la veille l’occasion de montrer sa valeur et ce que, devenu affranchi, il pouvait produire. « Payez régulièrement au noir son salaire, traitez-le comme vous traiteriez un blanc, et il vous récompensera par son travail. » Ainsi pensait ce généreux colonel du Nord ; en conséquence, il fit construire une grande maison, conclut des traités avec ses affranchis, les payant pour leur travail, et les traitant comme des hommes. Le résultat de cette conduite produisit sa ruine, et cela tout simplement parce qu’il n’avait pas réfléchi que le noir n’était pas né libre, et que la démoralisation, conséquence de l’esclavage, pesait encore sur lui. Outre ces faits, nous devons aussi ne pas oublier certains principes moraux et ethnologiques qui existent dans le type nègre pur, et qu’ignorent entièrement ces philanthropes malgré leur prétention de croire qu’ils comprennent le noir par son frère demi-blanc, le mulâtre.

La rivière Mud[3] ouvrait sa large embouchure devant moi ; lorsque j’eus franchi la passe, la marée était très-basse. Le Mud est un point d’arrêt sur la route des steamers à la Floride. L’obscurité devenait si profonde, que je dus me rapprocher de la côte pour chercher un lieu de débarquement. J’essayai d’abord d’aller près, d’un tertre où se trouvait la maison d’un noir ; mais la marée s’étant retirée dans le chenal très-étroit du Mud, le canot échoua dans la vase sans pouvoir en sortir. Je sautai par-dessus le bord et m’enfonçai dans la vase jusqu’aux genoux. J’appelai au secours, et comme réponse à mon appel, un noir de haute taille, armé d’un fusil à deux coups, commença par me coucher en joue du rivage. Je répétai mon appel, en disant que je voulais aller à terre : « Eh bien ! tirez-vous d’affaire comme vous pourrez, me répondit-il d’un ton bourru. Qu’est-ce que vous venez faire ici sur la plantation Choc’late ? Absolument rien. »

J’expliquai à ce vilain noir que j’étais un homme du Nord. « Je voyage, lui dis-je, pour connaître le pays ; mon intention est de camper près de votre maison, dans l’intérêt de ma sécurité ; si vous voulez bien m’aider à prendre terre, je vous convaincrai, je vous le promets, de mes bonnes intentions, en vous montrant ce que contient mon canot, et alors vous verrez bien que je ne suis pas un ennemi des hommes de couleur. » Je lui parlai des cartes, des lettres et des couvertures qui étaient dans le petit canot si fermement échoué dans la vase, lui expliquant quel dommage ce serait pour moi si quelque maraudeur, passant à la prochaine marée haute, s’emparait de mon bateau. L’homme, qui jusque-là était resté dans une attitude menaçante, abaissa lentement son fusil, et me dit : « Dans le temps où nous vivons, il n’y a pas d’amis. J’ai eu un bateau volé par quelque blanc, et j’ai pu supposer que vous veniez aussi pour me dévaliser. On ne peut pas se lier aux gens de la rivière. Ils volent tout. Il y a des tas de « mauvais blancs », depuis la guerre, qui enlèvent au noir ses poulets, ses bateaux et tout ce qu’ils peuvent attraper. À la grande maison sur High-Point, des blancs ont volé des lits, des meubles et tout ce qui se trouvait à leur portée. Depuis la guerre, tous sont des coquins ! »

C’était à la fois fatigant et dangereux de faire avancer le canot par-dessus la vase molle et glissante, jusqu’à la terre ferme, et je courus le risque de m’engloutir dans les bas-fonds. Je me tirai cependant de la difficulté, et je me trouvai face à face avec ce noir, qui avait fini par se rassurer. Avant de me débarrasser de la boue qui couvrait mes vêtements jusqu’à la ceinture, je lui montrai mon étui à cartes, et je lui expliquai le but de mon voyage ; il avait l’air très-intelligent, et après m’avoir fait quelques questions, il dit à son fils : Reporte ce fusil à la maison » ; puis se tournant de mon côté, il ajouta : « Voilà comme je suis : je sais comment faire pour vous traiter en ami, comme un blanc, et je me battrais avec quiconque voudrait m’en imposer. Mais je vois que vous êtes un gentleman ; je ne vous traiterai pas comme un nègre ; je vous donnerai ce que j’ai de meilleur. Venez à la maison. »

Alors je reçus toutes sortes d’attentions dans la demeure de ce noir si résolu. La cargaison du canot de papier fut déposée dans un coin de la chambre. La femme et les enfants, assis devant un feu brillant, écoutèrent le récit de mon voyage, et je fis un pot de fort café pour toute la famille. Ce noir savait lire, mais non écrire ; aussi me pria-t-il de lui faire une adresse à mettre sur une balle de coton sea-island d’environ cent soixante livres, qu’il avait récolté et qu’il devait expédier par le bateau à vapeur Lizzie, à Savannah. Pendant que je me reposais la nuit dans mes couvertures étendues par terre dans la seule chambre confortable de la maison, je voyais apparaître et disparaître la silhouette massive du noir, qui se glissait doucement près de moi, se penchant tout doucement pour voir si j’étais bien couvert, et empilant sans bruit des branches de chêne vert sur le brasier, pour combattre l’humidité qui s’élevait de la rivière.

Le lendemain matin, il m’apporta un seau d’eau froide, et ne possédant pas de serviette assez propre pour un blanc, il exigea que je prisse pour me laver les mains et la figure, le tablier de calicot tout frais empesé de sa femme. Au moment de partir, lorsque je proposai à mon hôte de payer son hospitalité et l’excellent déjeuner d’huîtres que sa femme avait préparé pour moi, il me dit : « Vous pouvez donner à ma femme ce que vous voudrez pour sa cuisine, mais rien pour la nourriture ni le logement : pour être un homme de couleur, je ne suis pas un nègre. »

Nous étions au samedi, et pendant que je suivais, la rame à la main, la passe du New-Tea-Kettle, qui unit la rivière Mud avec le Sound Doboy, près de l’extrémité sud de l’île Sapelo, je me demandais comment et où je passerais la journée du dimanche. Si je remontais les rivières North et Darien jusqu’à la ville de Darien, l’expérience que j’avais acquise me faisait prévoir qu’au lieu de me reposer, je serais forcé d’exhiber le canot de papier à la foule rassemblée. Pour éviter cette représentation, j’étais décidé à passer la journée du dimanche sous le premier bouquet d’arbres qui m’offrirait un abri et du bois à brûler. Mais lorsque le canot pénétra dans le Sound Doboy, qui avec sa passe sépare Sapelo de l’île Wolf, le vent s’éleva avec une telle violence, que je fus forcé de chercher un refuge dans l’île Doboy, petit territoire marécageux de quelques acres d’étendue, occupé par l’établissement et la scierie à vapeur de MM. Hiltons, Foster et Gibson, marchands de bois dans le Nord.

Des navires étrangers et américains, mouillés sous le vent des marais, attendaient leur chargement de planches et de madriers, tandis que des radeaux de bois naviguaient sur la rivière l’Altamaha et sur d’autres courants, venant des forêts de pins de l’intérieur pour se faire débiter sur place. Un des propriétaires de l’usine, un homme du Nord, occupait avec sa famille un très-joli cottage dans le voisinage de la scierie. Les habitants de Doboy, ayant appris par les journaux du Sud la prochaine arrivée du canot de papier, le reconnurent aussitôt qu’il toucha leur île. Je ne pouvais trouver ni hôtel ni logement dans cette colonie d’hommes du Nord, de canotiers et de nègres, et j’allais repartir à la recherche de quelque bouquet d’arbres, lorsqu’un artisan m’offrit le plancher d’une chambre inachevée, dans une maison en construction, où je passai mon dimanche, en tâchant de me reposer et en faisant venir mes repas d’un restaurant tenu par un noir.

Un membre de la famille Spaulding, propriétaire d’une partie de l’île Sapelo, vint me faire une visite, et en me voyant dans une demeure si dépourvue de confort et entouré de milliers de mouches qui envahissaient mes couvertures, il me pressa de retourner chez lui, où il pourrait, disait-il, me recevoir dans une installation plus agréable. Le gracieux M. Spaulding ne savait pas combien j’étais devenu peu sensible à des ennuis tels que la dureté du plancher et les persécutions des moustiques. J’oubliais les ennuis de ce genre devant les souhaits de bienvenue qui m’étaient adressés par tous les habitants du Sud (à bien peu d’exceptions près), dont le territoire avait été envahi par le canot de papier.

Il n’y avait sur l’île qu’un seul lieu consacré à l’exercice du culte, et il était desservi par des noirs. Un neveu du propriétaire de l’île Doboy, originaire de la Nouvelle-Angleterre, m’avait invité à assister aux shoultings. Nous partîmes le dimanche soir, pour nous rendre au lieu de l’assemblée religieuse des noirs. Une jeune négresse, toute couverte de rubans, interpella ainsi dans la rue un jeune homme de couleur, esprit fort : « Vous n’allez pas aux shoutings, Sam ? Pourquoi ? Vous ne m’avez jamais entendue chanter, mon cher ; on dit que je chante si bien ! » Quelques noirs réunis dans un petit hangar, et le prédicateur, un ancien affranchi, allait lire un hymne, lorsque nous entrâmes. Au début, les chants étaient piano et monotones, mais ils s’élevaient par degré à un haut diapason, à mesure que les noirs s’animaient. Les prières succédèrent aux cantiques. Alors, le prédicateur noir fit cesser le shouting, pour s’occuper de ce qu’il considérait comme d’un intérêt plus important, et il discourut sur les choses spirituelles et temporelles, à peu près ainsi :

« Maintenant, j’ai à vous dire quelque chose d’un haut intérêt. » En ce moment, deux jeunes noirs se levèrent pour quitter l’assemblée, mais ils furent tout de suite arrêtés par un nègre qui avait le dos appuyé contre la porte.

« Non, nom, reprit le prédicateur, on ne sort pas ainsi. Je connais ça. Personne ne doit quitter sa place avant que j’aie fini. Maintenant, asseyez-vous. Sachez que je suis ici pour prêcher l’Évangile sur toute l’île Doboy. Assez parler, le temps est venu de construire une église. Qu’est-ce que votre fierté ? Qu’en faites-vous ? Vous n’en avez pas ! Cette grange sera-t-elle donc toujours votre église ? Tenez, regardez cette chaire — un baril de farine et une chandelle plantée dans le goulot d’une bouteille. — C’est là la chaire de votre temple !

Non, vous n’avez pas de fierté. Voyez, voilà les blancs qui viennent de New-York pour entendre prêcher l’Évangile dans cette grange, avec un baril pour chaire et une bouteille vide pour candélabre ! Assez de discours comme cela ! Tout le monde à l’œuvre ! Les gens de l’usine nous apporteront des planches pour une nouvelle église, les autres donneront de l’argent. Que tous les hommes de couleur viennent mardi prochain, et que chacun apporte des planches ou quelque autre chose ; l’un un dollar, l’autre dix cents, s’il ne peut donner plus. Nous savons où trouver les blancs quand nous avons besoin de leur argent, mais les gens de couleur, eux, nous glissent dans la main lorsque nous passons le chapeau de la quête. »

Après cette exhortation du prédicateur, je dis à mon compagnon que j’avais l’intention d’offrir un dollar au ministre pour sa nouvelle église ; mais il me répondit sur un ton qui n’était pas approbatif : « Oh ! si vous voulez m’en croire, donnez-le à une autre personne, placée près de lui ; nous ne remettons jamais l’argent au prédicateur, car il gaspille toujours les fonds qu’il reçoit pour les besoins du culte : nous ne nous fions à lui que pour prêcher. »

Le lundi 1er  mars, le temps fut beau d’abord, puis le vent s’éleva lorsque le canot atteignit la coupure des Three-Miles, qui réunit la rivière Darien avec l’Altamaha. Je pris l’étroit passage que suivent les bateaux à vapeur, mais le vent m’empêcha d’entrer dans le large Altamaha, et je dus retourner à la rivière Darien, la remonter jusqu’au Cut-du-Général, qui, avec le Butler, fournit un passage jusqu’à l’Altamaha. En entrant dans le Cut-du-Général, je pris un grand alligator qui dormait à fleur d’eau sur la berge, pour un tronc d’arbre échoué sur un banc de vase. Le canot toucha presque le saurien avant qu’il fût réveillé de sa sieste pour se replonger dans l’eau.

Le Cut-du-Général pénètre dans une rizière, située vis-à-vis la ville de Darien, jusqu’à l’île Butler, propriété de feu Pierre Butler. Cette plantation, depuis la guerre, n’avait pas été une affaire très-productive pour les propriétaires d’aujourd’hui ; leur zèle à répandre l’instruction parmi leurs anciens esclaves est digne d’éloge. Depuis quelques années, la récolte d’oranges faite sur l’ile Butler représente une certaine valeur.

De l’embouchure du Cut-du-Général, en descendant la rivière Butler jusqu’à l’Altamaha, il n’y avait qu’une petite distance à franchir. Ce dernier cours d’eau aurait pu me conduire au Sound Altamaha, lequel j’évitai en passant par le Cut-Wood pour aller dans la rivière South-Altamaha, et je pris ensuite ma route à travers les rizières dans la direction de l’île Saint-Simon, qui est voisine de la mer. Dans l’après-midi, quand je me fus rapproché de l’île Brougbton, où le South-Altamaha offrait à la grande brise un large champ pour se déployer, et m’envoyait de petites vagues par-dessus mon canot, j’aperçus une maison blanche, sous la véranda de laquelle était assis un homme âgé. Ce relais me semblait devoir être le dernier que je dusse faire jusqu’à l’île Saint-Simon. Dans le cas où le vent aurait continué à souffler du même point, il m’aurait été impossible de traverser le Buttermilk dans la soirée ; aussi j’allai à terre pour demander s’il n’y avait pas quelque bouquet d’arbres sur les rives des marais, entre la plantation et le Sound.

Le capitaine Richard Alkin, propriétaire non marié de l’île Broughton, commença par me donner tous les renseignements dont j’avais besoin pour me rendre à l’île Saint-Simon, puis il pria le canotier de vouloir bien partager sa confortable résidence jusqu’au lendemain, et ledit lendemain, quand la chaleur du soleil et les eaux tranquilles de l’Altamaha m’invitaient à continuer mon voyage, l’hospitalier planteur de riz prétendit que le temps n’était pas assez sûr pour que je pusse m’aventurer sur le Sound. De fait, il me garda pendant quelques jours dans une captivité contre laquelle je ne protestai que bien faiblement. Il ne me laissa partir qu’à la condition expresse de revenir une autre fois passer un mois avec lui pour explorer les Sea-Islands et les chasses du voisinage. Le capitaine Alkin était un planteur qui avait réussi en employant avec les affranchis le système du salaire à la tâche ; mais, tout en les protégeant dans l’exercice de leurs droits, il était très-rigoureux sur la discipline. Les nègres semblaient l’aimer et lui être plus attachés qu’à ceux des planteurs qui leur laissaient faire tout ce qui leur convenait. Le relâchement de l’autorité, avec ces gens-là, a toujours pour résultat une diminution des récoltes. Les rivières et les marais qui sont dans le voisinage de l’île Broughton abondent en beaux poissons et en tortues de mer ; les marais et les bas-fonds de ces îles offrent également d’excellentes occasions aux chasseurs d’exercer leur adresse sur la gent emplumée.

Le lundi 9 mars, la Maria-Theresa quitta l’île Broughton avec toutes sortes de bonnes choses que le généreux capitaine m’avait forcé d’accepter.

L’atmosphère était adoucie par les brises embaumées et par la chaleur du soleil, qui jouait avec les ombres des nuages sur les grands marais reverdis par le retour du printemps. Les poissons sautaient hors de l’eau lorsque je leur faisais sentir le contact de mes légers avirons.

Avant dix heures, j’étais à l’île Saint-Simon, — où M. Pierce Butler cultivait autrefois le coton, et où il avait amené sa fiancée anglaise, miss Kemble ; — l’île n’est plus qu’une plantation abandonnée. La rivière Frédérica me fit côtoyer l’île Saint-Simon, dans toute sa longueur, jusqu’au Sound Saint-Simon. L’histoire nous apprend que Frédérica fut la première ville construite par les Anglais en Géorgie ; elle fut fondée par le général Oglethorp, qui présida à la fondation et à l’établissement de la colonie. Cette forteresse était peut-être la plus belle et la plus coûteuse de toutes celles qui ont été construites dans l’Amérique du Nord par les Anglais.

En continuant ma route vers le Sud, le canot entra dans le dangereux estuaire du Sound Saint-Simon qui, avec sa passe ouverte à l’Océan, se laisse facilement traverser jusqu’à l’île pittoresque de Jekyl. Les frères Dubignon y jouissent de la vie libre des rois des forêts, en chassant le cerf sur cette ancienne résidence de leur famille. Elle était jadis le refuge hospitalier où le touriste du Nord et le marin naufragé partageaient fraternellement les plaisirs de cette vie avec les excellents hôtes de ce grand manoir, qui pendant la guerre servit de cible à une canonnière, et est maintenant en ruine !

C’est là qu’au milieu de la nuit, il y a vingt ans, le négrier le Wanderer débarqua ses noirs d’Afrique. Le capital de l’opération avait été fourni par trois propriétaires du Sud, et l’exécution avait été confiée, par un contrat soigneusement rédigé, à des gens de Boston !

Le temps calme favorisait beaucoup mon voyage, et si je n’eusse pas manqué le ruisseau Jekyl, qui est la route que suivent, par les marais, les bateaux à vapeur pour se rendre au Sound Saint-André, toute la navigation de ce jour eut été des plus heureuses.

L’embouchure du Jekil étant très-étroite, je dus longer les basses terres, jusqu’à ce que j’eusse trouvé un passage dans les marais, à une petite distance de celui que je cherchais. Après avoir suivi pendant quelque temps son cours sinueux, et un peu tard dans l’après-midi, le canot se trouvait sur un large cours d’eau d’où mes regards, en passant au-dessus du Sound Jekyl, découvrirent le large.

Je remontai cette rivière, appelée le Jointer, dans le dessein de trouver une éminence où je pusse camper. La marée était basse, et j’avais le niveau du marais a trois ou quatre pieds au-dessus de ma tête. Après beaucoup d’anxieuses recherches, et bien des coups d’aviron sur les doux soupirs du jusant, à l’île Colonel, je découvris une forêt de pins et de petits palmiers sur une pointe, à environ quatre milles, — par les marais et la rivière Brunswick, — de l’intéressante et ancienne ville de Brunswick (Géorgie).

Les rives vaseuses de ces bois étaient, par places, bordées d’un épais fouillis de roseaux, et je restai immobile sur mes rames, pour découvrir un lieu de débarquement. Un bruit, qui paraissait sortir des joncs, attira soudain mon attention : quelque animal s’agitait au milieu des herbes, et dans la direction du canot. Ma vue se porta d’abord sur les têtes des joncs, courbés, couchés, brisés, et mes oreilles tendues cherchaient à découvrir la cause du craquement qui se faisait dans les roseaux, à travers lesquels se mouvait cet animal inconnu. Ma curiosité fut bientôt satisfaite, car je vis sortir lentement du couvert un alligator presque aussi grand que mon canot. Sa tête n’était pas moins longue qu’un canon de fusil ; son épaisse carapace était toute gluante de vase, et ses yeux ternes étaient braqués droit sur moi. J’étais si surpris et si fasciné par l’apparition de ce monstrueux reptile, que je restai sans mouvement dans mon bateau, lorsque le monstre, après avoir réfléchi sans doute, plongea à quelques pas de moi.

EN CANOT DE PAPIER


La résidence de l’alligator.

Le bouquet de bois perdit tout aussitôt ses charmes, et je m’éloignai plus vite que je n’étais venu. Dans l’obscurité, je vis deux autres petits tertres, entre l’île Colonel et la rivière Brunswick, qui me paraissaient être à une courte distance du Jointer, et je suivis pendant un quart de mille le sinueux passage de l’un d’eux.

En forçant de rame, et en remontant un ruisseau étroit dans la direction du plus grand de ces tertres, mes yeux se réjouirent à la vue d’une petite maison entourée de chênes verts ; mais pour l’atteindre il me fallait abandonner mon canot, et essayer de passer à gué le marais. La marée montait rapidement, et il n’était pas impossible que je fusse dans la nécessité de traverser à la nage quelque ruisseau intérieur avant d’atteindre un terrain sec.

Je commençai par enfoncer une rame dans la vase du marais, puis j’amarrai mon canot, car je savais que tout le pays, à l’exception du petit tertre, serait bientôt sous l’eau à marée haute. Marchant dans la vase, je me frayai un chemin à travers les grandes herbes de la rive, où mes pieds s’embarrassaient souvent ; je sautai des fossés naturels, et lorsque je me trouvai enfin sur la terre ferme du plus grand de ces bouquets de bois, le Jointer, la voix de M. Williams résonna agréablement à mon oreille : « Mais d’où venez-vous ? me criait-il ; comment avez-vous fait pour traverser le marais ? »

Après avoir expliqué à toute la famille réunie autour de moi la situation critique du canot, nous nous assîmes à la table du souper. M. Williams paraissait particulièrement inquiet de savoir ce qu’était devenue la cargaison de mon bateau. « Les blaireaux éventeront vos provisions et mettront tout en pièces ; il faut aller tout de suite au canot. »

Pour retrouver la Maria-Theresa, nous fumes obligés de suivre un ruisseau qui côtoyait le petit tertre, vis-à-vis de l’endroit où j’avais débarqué, et de ramer encore deux ou trois milles sur le Jointer. À neuf heures nous arrivâmes à l’emplacement où j’avais laissé le canot de papier, mais tout avait changé d’aspect : le sol était sous l’eau, plus aucun point de repère n’était visible, à l’exception de la poignée de l’aviron, qui émergeait de ce grand lac, tandis que tout près de ce lieu flottait gracieusement ma petite compagne. Nous la remorquâmes, et après avoir vaqué aux soins peu agréables d’enlever la boue qui couvrait mes vêtements, l’excellent lit de mon hôte me permit de reposer mes membres et mes nerfs si fortement éprouvés depuis le coucher du soleil.

Le lendemain fut un jour à grains, avec un ciel couvert. La passe Jekyl et le Sound Saint-André sont larges de trois milles. De l’embouchure du Jointer, ouverte à tous les vents, jusqu’à High-Point de l’île Cumberland, la distance est de huit milles. Cette route offrait de grands dangers pour un petit bateau comme le mien, lorsque le temps continuait à être si peu propice. Après être entré dans les Sounds, il n’y avait qu’une seule éminence, près de l’embouchure de la rivière Satilla, qui pût servir de refuge au voyageur.

Sur cette côte, le temps au mois de mars est toujours pluvieux et venteux. Je ne pouvais pas me laisser bloquer sur l’éminence du Jointer par les giboulées, car il fallait pénétrer dans la partie basse du marais Okefenokee avant que la saison chaude en eût rendu le séjour dangereux.

Après avoir tenu conseil, M. Williams s’engagea à faire arriver le canot et son capitaine ce même jour à l’île Cumberland. Son petit sloop eut bientôt appareillé, et quoique les lames courtes et agitées du Sound et de violentes rafales rendissent la navigation des bancs difficile, nous arrivâmes sans peine nouvelle à l’hôtel Oriental, tenu par M. Chubb, quelques instants après midi. M. Martin, l’ingénieur hydrographe de l’île, vint nous recevoir à Cumberland, et il me donna beaucoup d’informations locales. Le lendemain, je perdis de vue les collines de cette belle Sea-Island, si remplie de souvenirs historiques, et traversant les parages marécageux du Cumberland, j’atteignis le Sound Cumberland. En me rapprochant de l’embouchure de Sainte-Marie, je pus apercevoir les ruines pittoresques du Dungeness, dominant les chênes verts de la forêt, à l’extrémité sud de l’île de Cumberland. Ce ne fut pas sans regret que je laissais la mer derrière moi, la mer dont la grande voix avait si souvent frappé mes oreilles de sa captivante mélodie. Il me semblait entendre quelque chose comme un gémissement, lorsque ses flots enchanteurs venaient mourir sur les flancs de la gracieuse Maria-Theresa, comme pour me dire un dernier adieu d’amour.

  1. Employé du gouvernement chargé de l’administration des biens confisqués.
  2. La porte de l’enfer.
  3. La rivière de la vase.