En prenant le thé/La frileuse

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Achille Faure (p. 61-71).

LA FRILEUSE.


Ce soir-là, la baronne Claire de D… était de méchante humeur…

Du fauteuil bas où elle se tenait blottie à l’angle de la cheminée, la jolie veuve écoutait dans la nuit la nature se dépouiller et mourir.

C’était l’automne : les arbres, fouettés par les premières bises, perdaient leur feuillage rutilant, le vent promenait dans le jardin ses tourbillons de poussière et de feuilles, le ciel était sombre et plombé, les hirondelles étaient parties : il faisait froid.

La jeune baronne était une mignonne et ravissante veuve.

Elle comptait ses années par les neiges et n’en avait pas encore compté beaucoup.

Nonchalante et frileuse, dans sa longue houppelande de cachemire qui moulait son corps, c’était bien la plus adorable fille d’Ève qui se pût voir, nerveuse, inquiète et passionnée.

Son veuvage d’un an lui pesait : elle s’ennuyait.

Elle avait, vers le commencement de l’hiver, rencontré, dans plusieurs salons, Maximilien de T…, et le jeune vicomte lui avait plu : elle l’avait reçu dans son intimité. Il lui était devenu un besoin. Elle l’aimait, et s’inquiétait peu de savoir si ce qu’elle cherchait en son adorateur, c’était l’homme ou l’individu.

Dans les commencements de cette liaison, son besoin d’affection lui avait donné le change sur son propre sentiment ; mais cet amour fraternel, pur, tout platonique, commençait à peser au jeune homme.

La veille déjà, elle avait eu à subir un rude choc, et cependant elle l’attendait encore.

La pauvre femme s’ennuyait.

Les méchancetés du monde lui donnaient depuis trois mois déjà Maximilien pour amant ; elle avait méprisé longtemps ces injures, et en était, par degrés, arrivée à considérer ce fait comme un fait possible, sinon probable.

Elle avait pris, le matin même, son parti.

Les désirs dans son esprit s’étaient laissé prendre pour de l’amour.

Elle le voulait : le temps, du reste, n’est plus, en 1867, où une femme du monde en est à se refuser un amant…

… Cependant la baronne Claire était de méchante humeur…

Les bougies parfumées brûlaient étincelantes dans les candélabres, l’atmosphère tiède et embaumée du boudoir achevait de troubler la jeune femme. Ses mains nerveuses et impatientées froissaient les feuillets du livre ouvert sur ses genoux ; il était huit heures : elle attendait.

Après un long regard jeté sur la pendule, la baronne se leva, agita la sonnette, et se rassit.

Une femme de chambre parut.

— Personne ? demanda —t-elle sans détourner la tête.

— Personne, madame.

— L’enfant est couchée ?

— Pas encore, madame.

— C’est bien !

La femme de chambre sortit.

Après son départ, la jeune femme se leva et s’approcha d’un meuble de Boule placé entre deux fenêtres.

Elle y prit un paquet de lettres, et, s’approchant de la lampe, se mit à les relire fiévreusement.

C’étaient des lettres d’amour, car en les lisant la baronne devint plus sérieuse, sa figure s’illumina. — Comme il m’aime ! répéta-t-elle tout bas.

Pendant qu’elle lisait, un bruit de pas retentit dans la cour, et elle courut à la fenêtre : ce n’était rien, elle revint vers le petit meuble et, sans savoir ce qu’elle faisait, enferma les lettres dans le tiroir.

Elle se mit au piano un instant ; après quelques mesures, elle le referma brusquement. Elle se campa alors devant la glace de sa psyché, et se mit à ébouriffer ses cheveux. En s’occupant ainsi, ses yeux tombèrent de nouveau sur la pendule : — Mais je suis folle, dit-elle à demi-voix. Il ne vient qu’à neuf heures et il est à peine huit heures et demie.

Le temps lui avait semblé bien long.

— Mais il fait froid ici, dit-elle en frissonnant un peu, et, une domestique traversant, elle lui ordonna d’allumer le feu.

La femme de chambre sortit, et quand elle revint :

— Non, dit-elle, Julie, j’ai changé d’idée, je ne veux pas de feu.

Dans le fait, elle étouffait.

Elle se laissa tomber dans son fauteuil bas, et, mettant la lampe en veilleuse, elle voulut sommeiller.

Au bout de quelques instants, elle se redressa d’un soubresaut nerveux et sonna.

— Mademoiselle Jeanne est-elle couchée déjà ? demanda-t-elle à la femme de chambre.

— Je ne crois pas, madame.

— Amenez-la-moi.

Et elle se rejeta dans son fauteuil.

Quelques secondes après, un flic-flac de petits pieds se fit entendre et la porte s’ouvrit.

Une voix fraiche, argentine, une de ces voix d’enfant, de fillette mignonne, câline et gâtée, s’écria : Bonsoir, petite mère.

C’était mademoiselle Jeanne, un ravissant bébé de six ans, aux longs cheveux blonds bouclés, aux grands yeux bleus, vifs et éveillés.

L’enfant était dans sa longue chemise de nuit, garnie de dentelles, qui lui pendait jusqu’aux talons. Elle était toute gênée dans sa marche.

Ses mignons pieds nus étaient blottis dans de petites pantoufles rouges fourrées de cygne. En passant le seuil, elle releva, d’un mouvement adorable, ses deux petits bras en l’air, en haussant légèrement les épaules pour rentrer à son aise dans son long vêtement qui l’embarrassait.

C’était un petit bijou plein de charmes et de grâces. L’enfant se jeta sur la baronne, et lui prenant la tête de ses deux petites mains potelées : Bonsoir, répéta-t-elle. — Ah ! voyez-vous ça, — mademoiselle n’a pas sommeil.

— Non, maman — mais pas du tout.

— Veux-tu rester ici un instant ? — Viens sur mes genoux.

— Oh ! quel bonheur ! s’écria l’enfant.

Et, mutine, elle s’installa à grand effort sur les genoux de sa mère.

Alors commença une de ces causcries naïves, adorables dans leur innocence et leur simplicité. La logique des raisonnements d’enfants est effrayante, et vraiment en causant avec un bébé, le plus enfant, souvent, n’est pas le moins âgé. Au bout de quelques minutes, l’enfant frissonna.

— Qu’as-tu, chérie ? demanda la mère.

— Ce n’est rien… je suis contente d’être près de toi… mais…

— Mais ?…

Et la mignonne Jeanne, la tête légèrement inclinée et regardant sa mère un peu en dessous, avec son frais sourire qui montrait ses petites dents blanches :

— … J’ai un peu froid, et puis… je voudrais bien entrer un peu là… tu sais.

De ses menottes blanches, elle écartait la houppelande de la baronne, lui montrant des yeux où elle voulait aller.

— Frileuse, va ! dit la mère en souriant.

Elle se mit en devoir d’enfermer l’enfant dans sa robe de chambre, et prit ses petites mains, déjà froides, dans les siennes.

– Il fait bien un peu beaucoup froid dans ma chambre, petite mère, fit la petite fille en accompagnant sa phrase d’un signe de tête mutin, — et elle se blottit et se cacha la tête dans la grande robe de chambre.

Sous ce vêtement, la baronne était peu vêtue.

L’enfant, sentant le chaud du corps de sa mère et sa poitrine qui battait si fort, écarta lentement de ses petites mains la chemise de batiste de la baronne, et doucement, comme pour une farce, la petite rieuse lui appliqua un baiser sur la poitrine.

La jeune femme surprise tressaillit.

— C’est la bonne place, ah ! je me rappelais bien, petite mère. Je t’ai fait peur, hein ! — Et la mignonne riait plus fort.

— C’est ma place, à moi toute seule, pas vrai, maman ?

La baronne, pour réponse, la baisa au front.

— Papa t’embrassait sur l’épaule, lui ! Oh ! je me rappelle bien, va. C’était longtemps avant son grand voyage, tu sais ? quand on est venu le chercher en voiture et qu’il a oublié de m’embrasser ce jour-là !

Tu sais bien, n’est-ce pas ?

— Oui, mon enfant.

— Dis donc, il reviendra bientôt petit père ?… Pour quoi pleures-tu, mèrette : je suis sûre que c’est ce vilain homme, avec cette lettre de ce matin. C’était une lettre de papa, dis ? Est-ce qu’il est malade ?

— Non, chérie, lon père est heureux, et…

— Il ne nous aime donc plus, qu’il est heureux sans sa petite Jeanne ?

Moi, je ne suis pas tout à fait heureuse, petite maman.

Le matin, j’avais deux gros baisers, et je n’en ai plus qu’un, maintenant.

Et puis, s’il revenait, je sais maintenant ma fable tout entière.

Tu sais, il me grondait toujours quand je ne la savais pas ; je la sais bien maintenant. Veux-tu que je te la dise, dis ?

— Non, mignonne, un autre jour.

L’enfant arrêta un instant son bavardage, puis après un silence :

— On n’a jamais qu’un papa, n’est —ce pas, petite maman ?

— Oui, ma chérie.

— Tu vois bien, Julie, fit l’enfant se tournant vers sa bonne qui était restée dans un coin de la chambre ; tu vois bien que je ne suis pas une sotte et que tu voulais te moquer de moi ?

Sur un regard irrité de la baronne, Julie sortit.

— Est-ce que tu écris quelquefois à petit papa, toi, maman ?

— Oui, chérie, sans doute, reprit la baronne sans trop songer à ce qu’elle disait.

— Il faut lui dire que je suis bien gentille, que je l’aime bien et qu’il doit revenir vite — sinon — je ne l’aimerai plus, ni toi non plus.

Je voudrais bien savoir déjà écrire en fin, pour lui écrire aussi, moi. Je lui dirais toute sorte de bien de ma petite maman, et que Julie voulait me faire accroire que j’allais avoir un autre papa. Il en rirait bien, va, j’en suis sûre, et puis il verrait bien que je ne suis pas une petite niaise, comme il disait…

Je t’ai fait de la peine, petite maman, mais… qu’est-ce que tu as ce soir ? tu ne fais que pleurer ! est-ce que tu n’aimes plus ta petite Jeanne ? Ce serait méchant avant que papa soit revenu.

— Tu es mon ange gardien, ma chérie… je t’aime.

La baronne, les yeux en larmes, pressait en disant cela la petite si fort contre sa poitrine, que l’enfant se mit à crier.

— C’est la première fois que tu me fais mal, maman ; papa ne m’a jamais fait mal, lui.

La jeune femme éclata en sanglots.

— Pardon, mon enfant, pardon, dit-elle égarée.

Elle pressait contre ses lèvres la tête mignonne de sa fille.

L’enfant ouvrait de grands yeux, et voyant les larmes de sa mère, elle se mit à pleurer aussi, mais en souriant pour la consoler.

– Maman, — maman, — dit-elle, c’est ta petite Jeanne, maman.

Julie rentra.

— Je viens chercher mademoiselle Jeanne pour la coucher. — Et plus bas : — La voiture de M. de T… vient de s’arrêter à la porte…

— Faites répondre que je n’y suis pas, Julie, interrompit la baronne, et sortez : vous avez votre soirée. Je coucherai l’enfant.

Et embrassant sa fille :

— Veux-tu coucher dans le grand lit, chérie frileuse, avec petite maman ?