En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/21

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 71-73).
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Yvetot, 13 juillet.

Il faut, chère amie, que je renonce à continuer mon immense journal. Les incidents se pressent tellement dans mon voyage que cela ferait des volumes, et plus j’ai de choses à voir, et moins j’ai le temps de les conter.

J’ai vu toutes les belles villes du littoral de la Manche ; Bayeux, qui a une admirable cathédrale, Caen, où j’ai compté en arrivant quinze clochers. À tout moment, dans le moindre village du bord de la mer, on rencontre des flèches de pierre admirables qui sortent, chose étrange, d’une toute petite église, comme ces belles fleurs des champs haut juchées sur une vilaine plante. Le soir, nous nous promenons, Nanteuil et moi, dans les villes, nous nous enfonçons dans les rues tortues, et nous n’avons qu’à lever les yeux pour retrouver à chaque pas les hauts clochers des cathédrales qui font des cheminées magnifiques à des toits misérables.

Quant à notre manière de voyager, elle ne serait commode que pour nous qui voulons tout voir, et qui achetons volontiers un beau paysage au prix d’un mauvais gîte. Nous allons de patache en coucou, nous nous juchons comme nous pouvons sur les impériales, dans les rotondes, n’importe où. Souvent nous avons des voisins bavards avec lesquels il faut causer. Moi je travaille et je fais des vers, ce qui ne m’empêche pas de me mêler par moments à la conversation. Je parle d’un côté et je pense de l’autre.

Nous voici en ce moment à Yvetot. Nous n’avons pu résister au désir de revoir la mer encore une fois et nous allons à Fécamp.

Yvetot est une sotte ville où les maisons sont rouges et les filles aussi.

En revanche nous avons vu Isigny, où nous avons passé la nuit en mer dans une barque de pêcheurs ; Honfleur qui est un port ravissant plein de mâts et de voiles, couronné de collines vertes, entouré de maisons étroites plus hautes que Nanteuil ; la Bouille où la Seine fait un superbe croissant ; et puis Pont-l’Évêque où il y a toutes sortes de jolies maisons ; et puis Pont-Audemer, qui a une charmante église inachevée avec de très beaux vitraux du plus grand caractère. Mais tout cela, mon Adèle, ne vaut pas Fourqueux, où il y a une vilaine église neuve, mais où tu es, toi, où vous êtes tous.

Je compte être à Paris le 19. Je t’écrirai d’ici là.

Du reste je t’apprendrai que je suis tout à fait à l’épreuve du mal de mer. J’ai fait sans accident plusieurs excursions en mer, une entre autres à Barfleur, par une belle mer houleuse qui emplissait le chasse-marée d’écume. Je m’étais cramponné aux cordages, j’étais monté debout sur le bord du petit navire, c’est une des impressions les plus charmantes que j’aie eues de ma vie.

Voilà, j’espère, mon Adèle, un gros paquet de griffonnages. Je me dépêche de le finir en embrassant Didine, Toto, Charlot, Dédé, et toi d’abord, et toi après. Je vous aime tous plus tendrement que jamais. Encore cinq jours, et je vous reverrai !

V.
Yvetot, 16 juillet.

Chère amie, nous étions revenus jusqu’à Yvetot, mais voici qu’une tempête se déclare, il fait un vent affreux, nous allons aller observer la mer à Saint-Valery-en-Caux, ce qui retardera notre retour d’un jour ou deux. Ne m’attends donc que le 21. Je tâcherai pourtant d’être à Paris le 20. Je t’écrirai à temps le jour précis. Écris-moi toujours à Gisors. Voici ma lettre d’hier que je n’avais pas encore eu le temps de mettre à la poste.

Il ne faut rien moins qu’une tempête, chose que je n’ai pas encore vue, pour retarder mon retour, tant j’ai besoin de te revoir. Je t’embrasse bien tendrement.

V.