En voyage, tome II (Hugo, éd. 1910)/France et Belgique/A/8

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Texte établi par G. SimonLibrairie Ollendorff (p. 29-31).
La Fère, 1er août, midi.

Je pense avec bien de la joie, mon Adèle, que dans deux jours j’aurai de tes nouvelles à Abbeville. J’espère que tu te seras bien amusée, et que tu auras trouvé nos excellents amis plus excellents que jamais. Quant à moi, j’ai trouvé les auberges plus exécrables qu’en aucun temps et qu’en aucun pays jusqu’à ce jour.

Je voyage fort au hasard, faisant quelquefois de bons bouts de route à pied et trouvant des voitures à grand’peine. Je vois chemin faisant d’admirables choses, ce qui me console. J’ai vu Château-Thierry et la maison de La Fontaine, qui est à vendre. Un vieux président nommé M. Tribert qui l’habite m’en a fait les honneurs.

À Soissons, j’ai visité les belles ruines de Saint-Jean avec la famille du commandant d’artillerie, M. de Bonneau. Famille aimable et très hospitalière.

À deux lieues de Soissons, dans une charmante vallée repliée loin de toute route, il y a un admirable châtelet du quinzième siècle encore parfaitement habitable. Cela s’appelle Septmonts. J’ai prié M. de Bonneau de me donner avis si jamais on voulait vendre ce château une dizaine de mille francs. Je te l’achèterais, mon Adèle. C’est la plus ravissante habitation que tu puisses te figurer. Une ancienne maison de plaisance des évêques de Soissons.

Tu ne peux t’imaginer la beauté de la vallée de Soissons quand on monte la côte vers Coucy, je l’ai montée à reculons tant c’était beau. Les deux flèches à jour de Saint-Jean, la cathédrale, la ville pleine de vieilles tours et de pignons taillés, de superbes horizons verts et bleus, une charmante rivière qui se noue et se dénoue à tous les angles du paysage, juge ! Je t’aurais bien voulue là, mon pauvre ange, mais j’aurais plaint tes pauvres pieds obligés de faire quatre lieues de montagnes dans les cailloux jusqu’à Coucy.

Je renonce à te peindre Coucy. Je t’en parlerai. C’est une ville du moyen-âge sur une colline, presque intacte, avec un admirable donjon au bout, comme l’ongle au bout du doigt. Tout cela dans une plaine magnifique, coupée de rizières, de routes jaunes, de cours d’eau et de chemins bordés de pommiers bas qui peignent les charrettes de foin au passage.

De Coucy à Laon, il y a un M. de Coutoul qui mystifie les voyageurs avec une espèce de tour factice en gothique d’horloger, cachée dans les arbres, laquelle m’a coûté trente sous donnés au laquais qui me l’a montrée, Que le diable l’emporte !

J’ai quitté Laon ce matin, vieille ville avec une cathédrale qui est une autre ville, dedans ; une immense cathédrale qui devait porter six tours et qui en a quatre, quatre tours presque byzantines à jour comme des flèches du seizième siècle. Tout est beau à Laon, les églises, les maisons, les environs, tout, excepté l’horrible auberge de la Hure où j’ai couché et sur le mur de laquelle j’ai écrit ce petit adieu :

à l’aubergiste de la « hure ».

Vendeur de fricot frelaté.
Hôtelier chez qui se fricasse
L’ordure avec la saleté,
Gargotier chez qui l’on ramasse
Soupe maigre et vaisselle grasse
Et tous les poux de la cité.
Ton auberge comme ta face
Est hure pour la bonne grâce
Et grouin pour la propreté !

Il faut te dire que l’aubergiste est insolent par-dessus le marché. Il vous fait manger du poulet crevé et vous rit au nez, le drôle.

Me voici maintenant à La Fère et je t’écris en attendant un déjeuner tel quel que je vais partager avec trois faces stupides et campagnardes. Il y a des chasses peintes sur le mur de l’auberge. J’ai remarqué que cela est de mauvais augure. Cela veut dire qu’on n’aura pas d’autre gibier qu’en peinture.

Voici, j’espère, mon Adèle bien-aimée, une longue lettre. Je compte sur de bien longues lettres de toi aussi, sur des descriptions de tout ce qui t’arrive, de tout ce que tu vois, de tout ce que tu fais. La prochaine fois j’écrirai à notre chère petite Poupée. Il faut qu’elle m’écrive en attendant. Serre bien pour moi la main de ton excellent père, qui se sera retrempé dans sa Bretagne, et que j’aime comme tu sais.

Adieu, mon pauvre ange, on m’appelle pour déjeuner, j’ai à peine le temps de terminer cette lettre. Mille amitiés à nos amis. Dis-leur combien je suis à eux du fond du cœur.

Et à toi avant tout, mon Adèle.

V.

Je pars pour Saint-Quentin où j’arriverai ce soir. J’aurai bien de la joie

à te revoir, et nos chers petits.
Amiens, 3 août.

J’adresse cette lettre à Angers avec quelque inquiétude qu’elle ne t’y trouve plus, mon Adèle ; cependant je calcule qu’elle sera à Angers le 6 et que tu n’en partiras guère que vers le 7. Je suis à Amiens, demain je serai à Abbeville, et j’aurai de tes lettres dont j’ai bien soif.

Depuis que je t’ai écrit, j’ai vu Saint-Quentin où il n’y a qu’une charmante maison de ville et une jolie façade en bois sculpté de 1598 ; et Péronne dont j’ai dessiné le beffroi. Me voici maintenant à Amiens dont la cathédrale va m’occuper toute la journée. C’est une merveille.

Et toi, où es-tu ? que fais-tu ? comment vas-tu ? Comme je vais te retrouver gaie et fraîche, n’est-ce pas ? J’ai bien besoin de ton sourire. Tu reverras nos chers petits avant moi, baise-les mille fois pour moi, tu sais comme je les aime, et qu’après toi, c’est eux.

J’espère que ton père s’est toujours bien porté dans ce petit voyage. Embrasse-le bien pour moi, et notre Didinette à qui j’écris.

À bientôt, mon Adèle. Du 15 au 20 je compte être à Paris. D’ici là, pense à moi.

Demain, Abbeville et tes lettres !

V.

J’ai écrit de Coulommiers à Mlle  Louise.

Mes plus tendres amitiés à nos amis d’Angers.